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George Sand LETTRES D’UN VOYAGEUR (tome 1) 1837 édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande www.ebooks-bnr.com

LETTRES D'UN VOYAGEUR (TOME 1)

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Page 1: LETTRES D'UN VOYAGEUR (TOME 1)

George Sand

LETTRES D’UN VOYAGEUR(tome 1)

1837

édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande

www.ebooks-bnr.com

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Table des matières

PRÉFACE .................................................................................. 4

I ............................................................................................... 10

II .............................................................................................. 42

III ............................................................................................ 81

IV À JULES NÉRAUD ......................................................... 105

À ROLLINAT. ........................................................................... 115AU MALGACHE. ..................................................................... 123À ROLLINAT. .......................................................................... 126

V À FRANÇOIS ROLLINAT .................................................. 131

VI À ÉVERARD .................................................................... 155

Ce livre numérique ................................................................ 197

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PRÉFACE

Jamais ouvrage, si ouvrage il y a, n’a été moins raisonné et moins travaillé que ces deux volumes de lettres écrites à des époques assez éloignées les unes des autres, presque toujours à la suite d’émotions graves dont elles ne sont pas le récit, mais le reflet. Elles n’ont été pour moi qu’un soulagement instinctif et irréfléchi à des préoccupations, à des fatigues ou à des accable-ments qui ne me permettaient pas d’entreprendre ou de conti-nuer un roman. Quelques-unes furent même écrites à la course, finies en hâte à l’heure du courrier et jetées à la poste, sans ar-rière-pensée de publicité. L’idée d’en faire collection et de rem-plir quelques lacunes m’engagea, par la suite, à les redemander à ceux de mes amis que je supposais les avoir conservées ; et celles-là sont probablement les moins mauvaises, comme on le comprendra facilement, l’expression des émotions personnelles étant toujours plus libre et plus sincère dans le tête-à-tête qu’elle ne peut l’être avec un inconnu en tiers. Cet inconnu, c’est le lecteur, c’est le public ; et s’il n’y avait pas, dans l’exercice d’écrire, un certain charme souvent douloureux ; parfois eni-vrant, presque toujours irrésistible, qui fait qu’on oublie le té-moin inconnu et qu’on s’abandonne à son sujet, je pense qu’on n’aurait jamais le courage d’écrire sur soi-même, à moins qu’on n’eût beaucoup de bien à en dire. Or, l’on conviendra, en lisant ces lettres, que je ne me suis jamais trouvé dans ce cas, et qu’il m’a fallu beaucoup de hardiesse ou beaucoup d’irréflexion pour entretenir le public de ma personnalité pendant deux volumes.

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Je mentionne tout ceci pour excuser auprès de mes lec-teurs, amateurs de romans, habitués à ne me voir faire rien de pis, la malheureuse idée que j’ai eue de me mettre en scène à la place de personnages un peu mieux posés et un peu mieux dra-pés pour paraître en public. Je viens de le dire : c’est aux époques où mon cerveau fatigué se trouvait vide de héros et d’aventures, que, semblable à un imprésario dont la troupe se-rait en retard à l’heure du spectacle, je suis venu, tout distrait et tout troublé, en robe de chambre sur la scène, raconter vague-ment le prologue de la pièce attendue. Je crois qu’en effet, pour qui s’intéresserait aux secrètes opérations du cœur humain, cer-taines lettres familières, certains actes, insignifiants en appa-rence, de la vie d’un artiste, seraient la plus explicite préface, la plus claire exposition de son œuvre.

Que les amateurs de fictions me pardonnent un peu cepen-dant. Dans plusieurs de ces lettres, j’ai travaillé pour eux en ha-billant mon triste personnage, mon pauvre moi, d’un costume qui n’était pas habituellement le sien, et en faisant disparaître le plus possible son existence matérielle derrière une existence morale plus vraie et plus intéressante. Ainsi on ne voit guère, en lisant ces lettres, si c’est un homme, un vieillard ou un enfant qui raconte ses impressions. Qu’importait au lecteur mon âge et ma démarche ? C’est à l’Opéra que la jeunesse, la beauté ou la grâce intéressent les yeux et l’imagination. Dans un livre de la nature de celui-ci, c’est l’émotion, c’est la rêverie, ou la tristesse, ou l’enthousiasme, ou l’inquiétude, qui doivent se rendre sym-pathiques au lecteur. Ce qu’il peut demander à celui qui aban-donne son âme à la pitié ou à la colère de l’examen, c’est de lui laisser voir les mouvements de ce cœur personnifié, si je puis ainsi dire. Ainsi, en parlant tantôt comme un écolier vagabond, tantôt comme un vieux oncle podagre, tantôt comme un jeune soldat impatient, je n’ai fait autre chose que de peindre mon âme sous la forme qu’elle prenait à ces moments-là : tantôt in-souciante et folâtre, tantôt morose et fatiguée, tantôt bouillante et rajeunie. Et qui de nous ne résume en lui, à chaque heure de sa vie, ces trois âges de l’existence morale, intellectuelle et phy-

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sique ? Quel vieillard ne s’est senti enfant bien des fois ? quel enfant n’a eu des accablements de vieillesse à certaines heures ? Quel homme n’est à la fois vieillard et enfant dans la plupart de ses agitations ? Ai-je fait autre chose que l’histoire d’un chacun de nous ? Non, je n’ai pas fait autre chose, et je n’ai pas voulu faire autre chose. Je n’ai pas voulu qu’on cherchât, sous le dé-guisement de ce problématique voyageur, le secret d’une indivi-dualité bizarre ou remarquable. On ne peut pas me supposer un soin si puéril quand on voit combien je me suis peu ménagé en ouvrant mon cœur sanglant à l’expérimentation psychologique. Si je l’ai fait, si je me suis dévoué à ce supplice, sans honte et sans effroi, c’est que je connaissais bien aussi les plaies qui ron-gent les hommes de mon temps, et le besoin qu’ils ont tous de se connaître, de s’étudier, de sonder leurs consciences, de s’éclai-rer sur eux-mêmes par la révélation de leurs instincts et de leurs besoins, de leurs maux et de leurs aspirations. Mon âme, j’en suis certain, a servi de miroir à la plupart de ceux qui y ont jeté les yeux. Aussi plusieurs s’y sont fait peur à eux-mêmes, et, à la vue de tant de faiblesse, de terreur, d’irrésolution, de mobilité, d’orgueil humilié et de forces impuissantes, ils se sont écriés que j’étais un malade, un fou, une âme d’exception, un prodige d’orgueil et de scepticisme. Non, non ! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi ! Je ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes traits flétris par l’épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez souffert les mêmes tour-ments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous avez nié et blasphémé, comme moi vous avez erré dans les ténèbres, maudissant la Divinité et l’humanité, faute de comprendre ! Au siècle dernier, Voltaire écrivait au-dessous de la statue de Cupi-don ces vers fameux :

Qui que tu sois, voici ton maître ; Il l’est, le fut ou le doit être.

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Aujourd’hui Voltaire inscrirait cet arrêt solennel sur le socle d’une autre allégorie : ce serait le Doute, et non plus l’Amour, que sa vieille main tremblante illustrerait de ce dis-tique. Oui, le doute, le scepticisme modeste ou pédant, auda-cieux ou timide, triomphant ou désolé, criminel ou repentant, oppresseur ou opprimé, tyran ou victime ; homme de nos jours,

Qui que tu sois, c’est là ton maître ; Il l’est, le fut ou le doit être.

Ne rougissons donc pas tant les uns des autres, et ne por-tons pas hypocritement le fardeau de notre misère. Tous, tant que nous sommes, nous traversons une grande maladie, ou nous allons devenir sa proie si nous ne l’avons déjà été. Il n’y a que les athées qui font du doute un crime et une honte, comme il n’y a que les faux braves qui prétendent n’avoir jamais man-qué de force et de cœur. Le doute est le mal de notre âge, comme le choléra. Mais salutaire comme toutes les crises où Dieu pousse l’intelligence humaine, il est le précurseur de la santé morale, de la foi. Le doute est né de l’examen. Il est le fils malade et fiévreux d’une puissante mère, la liberté. Mais ce ne sont pas les oppresseurs qui le guériront. Les oppresseurs sont athées ; l’oppression et l’athéisme ne savent que tuer. La liberté prendra elle-même son enfant rachitique dans ses bras ; elle l’élèvera vers le ciel, vers la lumière, et il deviendra robuste et croyant comme elle. Il se transformera, il deviendra l’espérance, et, à son tour, il engendrera une fille d’origine et de nature di-vine, la connaissance, qui engendrera aussi, et ce dernier-né se-ra la foi.

Quant à moi, pauvre convalescent, qui frappais hier aux portes de la mort, et qui sais bien la cause et les effets de mon mal, je vous les ai dits, je vous les dirai encore. Mon mal est le vôtre, c’est l’examen accompagné d’ignorance. Un peu plus de connaissance nous sauvera. Examinons donc encore, apprenons toujours, arrivons à la connaissance. Quand nous avons nié la

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vérité (moi tout le premier), nous n’avons fait que proclamer notre aveuglement, et les générations qui nous survivront tire-ront de notre âge de cécité d’utiles enseignements. Elles diront que nous avons bien fait de nous plaindre, de nous agiter, de remplir l’air de nos cris, d’importuner le ciel de nos questions, et de nous dérober par l’impatience et la colère à ce mal qui tue ceux qui dorment. Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les neiges des spectres effarés qui s’efforçaient, en gémissant et en blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D’autres, qui semblaient calmes et résignés, se cou-chaient sur la glace et restaient là engourdis par la mort. Mal-heur aux résignés d’aujourd’hui ! Malheur à ceux qui acceptent l’injustice, l’erreur, l’ignorance, le sophisme et le doute avec un visage serein ! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, ense-velis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le chemin de la terre promise, et ils verront luire le soleil.

L’ignorance, le doute, le sophisme, l’injustice, ai-je dit : oui, voilà les écueils au milieu desquels nous tâchons de nous diri-ger ; voilà les malheurs et les dangers dont notre vie est semée. En relisant les Lettres d’un Voyageur, que je n’avais pas eu le courage de revoir et de juger depuis plusieurs années, je ne me suis guère étonné de m’y trouver ignorant, sceptique, sophiste, inconséquent, injuste à chaque ligne. Je n’ai pourtant rien changé à cette œuvre informe, si ce n’est quelques mots im-propres et une ou deux pages de lieux communs sans intérêt. Le second volume, en général, a fort peu de valeur, sous quelque point de vue qu’on l’envisage. Le premier, quoique rempli d’erreurs de tout genre encore plus naïves, a une valeur cer-taine : celle d’avoir été écrit avec une étourderie spontanée pleine de jeunesse et de franchise. S’il tombait entre les mains de gens graves, il les ferait sourire ; mais si ces gens graves avaient quelque bonté et quelque sincérité, ils y trouveraient matière à plaindre, à consoler, à encourager et à instruire la jeunesse rêveuse, ardente et aveugle de notre époque. Connais-

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sant davantage, par ma confession, les causes et la nature de nos souffrances, ils y deviendraient plus compatissants, et sau-raient que ce n’est ni avec des railleries amères ni avec des ana-thèmes pédants qu’on peut la guérir, mais avec des enseigne-ments vrais et le sentiment profond de la charité humaine.

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I

Venise, 1er mai 1834.

J’étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps

froid et humide. Je m’étais couché, triste et fatigué, après avoir donné silencieusement une poignée de main à mon compagnon de voyage. Je m’éveillai au lever du soleil, et je vis de ma fenêtre s’élever, dans le bleu vif de l’air, les créneaux enveloppés de lierre de l’antique forteresse qui domine la vallée. Je sortis aus-sitôt pour en faire le tour et pour m’assurer de la beauté du temps.

Je n’eus pas fait cent pas que je trouvai le docteur assis sur une pierre, et fumant une pipe de caroubier de sept pieds de long qu’il venait de payer huit sous à un paysan. Il était si joyeux de son emplette, et tellement perdu dans les nuées de son tabac, qu’il eut bien de la peine à m’apercevoir. Quand il eut chassé de sa bouche le dernier tourbillon de fumée qu’il put arracher à ce qu’il appelait sa pipetta, il me proposa d’aller déjeuner à une boutique de café sur les fossés de la citadelle, en attendant que le voiturin qui devait nous ramener à Venise eût fini de se pré-parer au voyage. J’y consentis.

Je te1 recommande, si tu dois revenir par ici, le café des Fossés, à Bassano, comme une des meilleures fortunes qui puis-

1 À Musset, alors que leur séparation est accomplie.

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sent tomber à un voyageur ennuyé des chefs-d’œuvre classiques de l’Italie. Tu te souviens que, quand nous partîmes de France, tu n’étais avide, disais-tu, que de marbres taillés. Tu m’appelais sauvage quand je te répondais que je laisserais tous les palais du monde pour aller voir une belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes. Tu te souviens aussi qu’au bout de peu de jours tu fus rassasié de statues, de fresques, d’églises et de galeries. Le plus doux souvenir qui te resta dans la mé-moire fut celui d’une eau limpide et froide où tu lavas ton front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. C’est que les créations de l’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration, l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes ; les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. Ce sentiment de plaisir et de bien-être est appré-ciable à toutes les organisations, même aux plus grossières : les animaux l’éprouvent jusqu’à un certain point. Mais il ne procure aux organisations élevées qu’un plaisir de transition, un repos agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits vastes il faut le monde entier, l’œuvre de Dieu et les œuvres de l’homme. La fontaine d’eau pure t’invite et te charme ; mais tu n’y peux dormir qu’un instant. Il faudra que tu épuises Michel-Ange et Raphaël avant de t’arrêter de nouveau sur le bord du chemin ; et quand tu auras lavé la poussière du voyage dans l’eau de la source, tu repartiras en disant : « Voyons ce qu’il y a encore sous le soleil. »

Aux esprits médiocres et paresseux comme le mien, le re-vers d’un fossé suffirait pour dormir toute une vie, s’il était permis de faire en donnant ou en rêvant ce dur et aride voyage. Mais encore faudrait-il que ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c’est-à-dire qu’il fût élevé de cent pieds au-dessus d’une vallée délicieuse, et qu’on pût y déjeuner tous les matins

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sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excel-lent, du beurre des montagnes et du pain anisé.

C’est à un pareil déjeuner que je t’invite quand tu auras le temps d’aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout ; la vie n’aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir ; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle, la neige des Alpes aussi pure ; et notre amitié ?… – J’espère en ton cœur, et je réponds du mien.

La campagne n’était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d’un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes rases et blanches aux sombres masses des cy-près. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cail-loux et de débris de roches qu’elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle de collines fertiles, couvertes de ces longs rameaux de vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres, de la Vénétie, faisait un premier cadre au tableau ; et les monts neigeux, étin-celants aux premiers rayons du soleil, formaient, au delà, une seconde bordure immense, qui se détachait comme une décou-pure d’argent sur le bleu solide de l’air.

— Je vous ferai observer, me dit le docteur, que votre café refroidit et que le voiturin nous attend.

— Ah çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux retourner maintenant à Venise ?

— Diable ! reprit-il d’un air soucieux.

— Qu’avez-vous à dire ? ajoutai-je. Vous m’avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment ; et quand j’en touche le pied,

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vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville maréca-geuse ?

— Bah ! j’ai gravi les Alpes plus de vingt fois ! dit le docteur.

— Ce n’est pas absolument le même plaisir pour moi de sa-voir que vous l’avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

— Oui-da ! continua-t-il sans m’écouter ; savez-vous que dans mon temps j’ai été un célèbre chasseur de chamois ? Te-nez, voyez-vous cette brèche là-haut, et ce pic là-bas ? Figurez-vous qu’un jour…

— Basta, basta ! docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir d’été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu’il débite, et il n’y a pas de danger qu’ils donnent le moindre signe d’impatience ou d’incré-dulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd’hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas…

— Vous ? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu.

Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d’un air magnifique.

— Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cui-rassiers, lui dis-je avec un peu de dépit ; et pour gravir les ro-chers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

— Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j’ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.

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— Je sais qu’en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi ; mais voyez mon caprice, docteur ! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

— Vous n’avez pas le sens commun, répondit-il. J’ai donné d’un côté ma parole d’honneur de ne pas vous quitter ; de l’autre, j’ai fait le serment d’être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagements ?

— Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie ; — J’ai observé, dit-il ; que les petits hommes sont généralement doués d’une grande force morale, ou, au moins, pourvus d’un immense entêtement.

— Et c’est en raison de cette observation savante, m’écriai-je en sautant du balcon sur l’esplanade, que vous allez me lais-ser ma liberté, docteur aimable !

— Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J’ai juré de vous ramener à Venise ; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l’autre…

— Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l’année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca…

— Vous moquez-vous de moi ? s’écria-t-il.

— Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes en-semble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m’engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

— Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur ; j’irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

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— J’y serai, docteur, je vous le jure.

— Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était en-core là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.

— Je jure par lui, répandis-je, et vous pouvez croire que c’est une parole sacrée. Adieu, docteur.

Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la bri-ser comme un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il leva les épaules et rejeta ma main en di-sant : — Allez au diable ! Quand il eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier : — Faites couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne vous endormez pas trop près des rochers ; songez qu’il y a par ici beaucoup de vi-pères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources, sans vous assurer de la limpidité de l’eau ; sachez, que la montagne a des veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parle-ra le vrai dialecte ; mais si quelque traînard vous demande l’aumône en langue étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre poche, n’échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin ; mais ayez l’œil sur son bâton.

— Est-ce tout, docteur ?

— Soyez sûr que je n’omets jamais rien d’utile, répondit-il d’un air fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu’il convient de faire et ce qu’il convient d’éviter en voyage.

— Ciaò, egregio dottore, lui dis-je en souriant.

— Schiavo suo, répondit-il d’une voix brève en enfonçant son chapeau sur sa tête…

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Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par bravade, et qu’il n’est pas d’écolier plus vain que moi de son courage et de son agilité. Cela tient à l’exiguïté de ma sta-

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ture et à l’envie qu’éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts. – Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n’avais moins songé à faire ce que nous appelons une expédition. Dans mes jours de gaieté, dans ces jours deve-nus bien rares où je sortirais volontiers, comme Kreissler, avec deux chapeaux l’un sur l’autre, je pourrais hasarder comme lui les pas les plus gracieux sur les bords de l’Achéron ; mais dans mes jours de spleen je marche tranquillement au beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun d’un in-secte à mon oreille ou le chatouillement insolent d’un cheveu sur ma joue suffirait pour me transporter de colère et de déses-poir, et pour me faire sauter au fond des lacs. – Je marchai donc toute cette matinée sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge est semée de hameaux assis sur l’une et l’autre rive du torrent, et de maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie inférieure du vallon est soigneusement cultivée. Plus haut s’étendent d’immenses pâtu-rages dont la nature prend soin elle-même. Puis une rampe de rochers arides s’élève jusqu’aux nuages, et la neige s’étale au faîte comme un manteau.

La fonte de ces neiges ne s’étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, trou-blée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d’une roche, a recouvré toute sa limpidité. Des troupeaux d’enfants et d’agneaux jouaient pêle-mêle sur ses bords, à l’ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel ; et si la végétation n’a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux, en revanche la neige les couronne d’une auréole écla-tante, et l’on peut marcher tout un jour entre deux haies d’aubépine et de pruniers sauvages sans rencontrer un seul An-glais.

J’aurais voulu aller jusqu’aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi je me les imagine si belles ; mais il est certain

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qu’elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s’opérer en nous quelque crise morale ? – Je ne saurais attribuer tant de part dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les hommes d’un grand génie ou d’une grande vertu ; mais qu’est-ce que Dieu peut avoir à faire à moi ? Quand nous étions ensemble, je croyais au destin comme un vrai musulman. J’attribuais à des vues particulières, à des tendresses maternelles ou à des prévi-sions mystérieuses de cette Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument destiné à te faire agir. J’étais un des rouages de ta vie, et parfois je sentais sur moi la main de Dieu qui m’imprimait ma direction. À présent que cette main s’est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre embarrassait les voies du destin, son souffle l’a ba-layée ; que lui importe où elle ira tomber ? ……

…… Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux légers souvenirs : celui d’une romance qui me semblait très-belle quand j’étais enfant, et qui commençait ain-si :

Vers les monts du Tyrol poursuivant le chamois, Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

et celui d’une demoiselle avec qui j’ai voyagé, une nuit, il y a bien dix ans, sur la route de – à –. La diligence s’était brisée à une descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune ma-gnifique. J’étais dans certaine disposition d’esprit extatique et ridicule. J’aurais voulu être seul ; mais la politesse et l’humanité me forcèrent d’offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m’était impossible de m’occuper d’autre chose que de ce clair de

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lune, de la rivière qui roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d’une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l’accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n’avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seule-ment, quelques remarques assez savantes qu’elle avait faites, à table d’hôte, sur la qualité d’une crème aux amandes m’avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai long-temps ce que je pourrais lui dire d’agréable ; enfin, après un quart d’heure d’efforts incroyables, j’accouchai de ceci : — N’est-il pas vrai, Mademoiselle, que voici un site enchanteur ? – Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu’à la platitude de mon expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j’étais assez mortifié, lorsqu’elle dit, d’un ton mélancolique et après un instant de silence : — Ah ! Mon-sieur, vous n’avez jamais vu les montagnes du Tyrol !

— Vous êtes du Tyrol ? m’écriai-je. Ah ! mon Dieu ! j’ai su autrefois une romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C’est donc un bien beau pays ? Je ne sais pas pourquoi il s’est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

— Je suis du Tyrol, répondit-elle d’un ton doux et triste ; mais excusez-moi, je ne saurais en parler.

Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respec-tai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d’en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite es-suyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu’un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de cette si-lencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol, si délicatement et si ten-drement regretté, m’apparut comme une terre enchantée. En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus

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voir le paysage que je venais d’admirer, et qui désormais m’inspirait tout le dédain qu’on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama im-mense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J’entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j’ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh ! que j’y ai dormi sur des herbes embaumées ! quelles belles fleurs j’y ai cueillies ! quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j’y ai vues passer en dansant ! quelles solitudes austères j’y ai trou-vées pour prier Dieu ! Que de chemin j’ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois modulations de l’orchestre !……

…… J’étais assis sur une roche un peu au-dessus du che-min. La nuit descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c’était le Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes rêves. — De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes dorés. Ils ont vo-lé jusqu’à moi, comme une troupe d’oiseaux voyageurs ; ils sont venus me trouver quand j’étais un enfant tout rustique, et que je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d’Engelwald le long des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une pâle nuit d’hiver, quand je venais d’accomplir un pèlerinage mystérieux vers d’autres illusions que j’ai perdues, vers d’autres contrées où je ne retournerai pas. Ils se sont trans-formés en violes et en hautbois sous les mains de Brod et de Ur-han, et je les ai reconnus à leurs voix délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu’il fallût mettre des gants et supporter des quin-quets en plein midi pour les entendre. Ils chantaient si bien, qu’il suffisait de fermer les yeux pour que la salle du Conserva-toire devînt une vallée des Alpes, et pour que Habeneck, placé, l’archet en main, à la tête de toute cette harmonie, se transfor-

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mât en chasseur de chamois, Engelwald au front chauve, ou quelque autre. Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errantes qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes, vous êtes retournés à votre aire enchantée, et vous m’attendez. Me voici prêt à vous atteindre, à vous saisir ; m’échapperez-vous comme tous mes autres rêves ? Quand j’avancerai la main pour vous caresser, ne vous envolerez-vous pas, ô mes sauvages amis ? N’irez-vous pas vous poser sur quelque autre cime inac-cessible où mon désir vous suivra en vain ?

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J’avais pris dans la journée, sous un beau rayon de soleil, quelques heures de repos sur la bruyère. Afin d’éviter la saleté des gîtes, je m’étais arrangé pour marcher pendant les heures froides de la nuit et pour dormir en plein air durant le jour. La nuit fut moins sereine que je ne l’avais espéré. Le ciel se couvrit de nuages et le vent s’éleva. Mais la route était si belle, que je pus marcher sans difficulté au milieu des ténèbres. Les mon-tagnes se dressaient à ma droite et à ma gauche comme de noirs géants ; le vent s’y engouffrait et courait sur leurs croupes avec de longues plaintes. Les arbres fruitiers, agités violemment, se-maient sur moi leurs fleurs embaumées. La nature était triste et voilée, mais toute pleine de parfums et d’harmonies sauvages. Quelques gouttes de pluie m’avertirent de chercher un abri dans un bosquet d’oliviers situé à peu de distance de la route ; j’y at-tendis la fin de l’orage. Au bout d’une heure, le vent était tombé, et le ciel dessinait au-dessus de moi une longue bande bleue, bi-zarrement découpée par les anfractuosités des deux murailles de granit qui le resserraient. C’était le même coup d’œil que nous avions en miniature à Venise, quand nous marchions le soir dans ces rues obscures, étroites et profondes, d’où l’on aperçoit la nuit étendue au-dessus des toits, comme une mince écharpe d’azur semée de paillettes d’argent.

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Le murmure de la Brenta, un dernier gémissement du vent dans le feuillage lourd des oliviers, des gouttes de pluie qui se détachaient des branches et tombaient sur les rochers avec un petit bruit qui ressemblait à celui d’un baiser, je ne sais quoi de triste et de tendre, était répandu dans l’air et soupirait dans les plantes. Je pensais à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et je me rappelai que nous avons parlé tout un soir de ce chant du poëme divin. C’était un triste soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d’amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable ; toi aussi, tu as été cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l’autel de la douleur ? qu’avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi ? est-on coupable à ton âge ? sait-on ce que c’est que le bien et le mal ? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu’un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l’user et l’éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. Tu t’arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias que tu es de ceux qui ne s’appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l’abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu t’avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu’à l’innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe !

Quel amour de la destruction brûlait donc en toi ? quelle haine avais-tu contre le ciel, pour dédaigner ainsi ses dons les plus magnifiques ? Est-ce que ta haute destinée te faisait peur ? est-ce que l’esprit de Dieu était passé devant toi sous des traits trop sévères ? L’ange de la poésie, qui rayonne à sa droite, s’était penché sur ton berceau pour te baiser au front ; mais tu fus ef-frayé sans doute de voir si près de toi le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l’éclat de sa face, et tu t’enfuis pour lui échapper. À peine assez fort pour marcher, tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur toutes ses

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réalités, et leur demandant asile et protection contre les terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l’esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poëte, tu l’as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu ; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites ; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d’or les plus divins can-tiques, et le blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d’une grâce plus suave que le masque et les grelots de la fo-lie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de la corrup-tion, et ta voix, qui s’élevait pour blasphémer, entonna, malgré toi, des chants d’amour et d’enthousiasme. Alors ceux qui t’écoutaient se regardaient avec étonnement. — Quel est donc celui-ci, dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux ? Nous l’avons pris pour un des nôtres, mais c’est le transfuge de quelque autre religion, c’est un exilé de quelque autre monde plus triste et plus heureux. Il nous cherche et vient s’asseoir à nos tables ; mais il ne trouve pas, dans l’ivresse, les mêmes illusions que nous. D’où vient que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son visage ? À quoi songe-t-il ? de quoi parle-t-il ? Pourquoi ces mots étranges qui lui re-viennent à chaque instant sur les lèvres, comme les souvenirs d’une autre vie ? Pourquoi les vierges, les amours, et les anges repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers ? Se moque-t-il de nous ou de lui-même ? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre, qu’il méprise et trahit ?

Et toi, tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l’heure cynique et fougueux comme une ode antique, mainte-nant chaste et doux comme la prière d’un enfant. Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l’Éden qui ne se flétrissent pas ; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l’éternel encens que les anges entretien-

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nent sur les marches du trône de Dieu. Tu l’avais donc respiré, cet encens ? Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles ? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poëtes, de vagues et dé-licieux souvenirs qui t’empêchaient d’être satisfait de tes folles jouissances d’ici-bas ?

Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l’un, curieux de l’autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes ; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop im-menses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton gé-nie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l’oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t’arrêter en soupirant devant les vierges de Ra-phaël. — Quel est donc, disait, à propos de toi, un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blan-cheur des marbres ?

Comme ce fleuve des montagnes que j’entends mugir dans les ténèbres, tu es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes premiers flots n’ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées. Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t’es élancé sur une pente rapide, tu t’es précipité parmi des écueils terribles, et, du fond des abîmes, ta voix s’est élevée, comme le rugissement d’une joie âpre et sauvage.

De temps en temps, tu te calmais en te perdant dans un beau lac, heureux de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l’horizon.

Dans l’herbe des marais ; un seul instant arrête, Estoile de l’amour, ne descends pas des cieux.

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Mais bientôt, las d’être immobile, tu poursuivais ta course haletante parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu lut-tais avec eux, et quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans songer qu’ils t’encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein des blessures profondes.

L’amitié s’était enfin révélée à ton cœur solitaire et su-perbe. Tu daignas croire à un autre qu’à toi-même, orgueilleux infortuné ! tu cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s’apaisa et s’endormit sous un ciel tranquille. Mais il avait amassé, dans son onde, tant de débris arrachés à ses rives sauvages, qu’elle eut bien de la peine à s’éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages, de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée et déchirée la vie nouvelle que tu venais essayer. Ainsi le souvenir des turpitudes que tu avais contemplées vint empoisonner de doutes cruels et d’amères pensées les pures jouissances de ton âme encore crain-tive et méfiante.

Ainsi ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton âme, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et, comme un beau lis se pencha pour mourir. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère, et en un instant tes idées se confondirent, ta raison t’abandonna. L’ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut boulever-sé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l’intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s’effacèrent comme les nuages qu’un coup de vent balaie. Tu te levas sur ton lit en criant : — Où suis-je, ô mes amis ? pourquoi m’avez-vous descendu vivant dans le tombeau ?

Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la vo-lonté, mais une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l’espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons ; tu repoussais l’étreinte

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de ton ami, tu voulais t’élancer, courir. Une force effrayante te débordait. — Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir ; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune ? — Où voulais-tu donc aller ? Quelles visions ont passé dans le vague de ton dé-lire ? Quels célestes fantômes t’ont convié à une vie meilleure ? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l’exaltation de ta folie ? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi ? Tu as souffert ce qu’on souffre pour mourir ; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir ; tu as senti le froid du cercueil, et tu as crié — Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide !

N’as-tu rien vu de plus ? Quand tu courais comme Hamlet sur les traces d’un être invisible, où croyais-tu te réfugier ? à quelle puissance mystérieuse demandais-tu du secours contre les horreurs de la mort ? Dis-le-moi, dis-le-moi, pour que je l’invoque dans tes jours de souffrance, et pour que je l’appelle auprès de toi dans tes détresses déchirantes. Elle t’a sauvé, cette puissance inconnue, elle a arraché le linceul qui s’étendait déjà sur toi. Dis-moi comment on l’adore, et par quels sacrifices on se la rend favorable. Est-ce une douce providence que l’on bénit avec des chants et des offrandes de fleurs ? Est-ce une sombre divinité qui demande en holocauste le sang de ceux qui t’aiment ? Enseigne-moi dans quel temple ou dans quelle ca-verne s’élève son autel. J’irai lui offrir mon cœur quand ton cœur souffrira ; j’irai lui donner ma vie quand ta vie sera mena-cée……

La seule puissance à laquelle je croie est celle d’un Dieu juste, mais paternel. C’est celle qui infligea tous les maux à l’âme humaine, et qui, en revanche, lui révéla l’espérance du ciel. C’est la Providence que tu méconnais souvent, mais à la-quelle te ramènent les vives émotions de ta joie et de ta douleur. Elle s’est apaisée, elle a exaucé mes prières, elle t’a rendu à mon amitié ; c’est à moi de la bénir et de la remercier. Si sa bonté t’a fait contracter une dette de reconnaissance, c’est moi qui me charge de l’acquitter, ici, dans le silence de la nuit, dans la soli-tude de ces monts, dans le plus beau temple qu’elle puisse ou-

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vrir à des pas humains. Écoute, écoute, Dieu terrible et bon ! Il est faux que tu n’aies pas le temps d’entendre la prière des hommes ; tu as bien celui d’envoyer à chaque brin d’herbe la goutte de rosée du matin ! Tu prends soin de toutes tes œuvres avec une minutieuse sollicitude ; comment oublierais-tu le cœur de l’homme, ton plus savant, ton plus incompréhensible ou-vrage ? Écoute donc celui qui te bénit dans ce désert, et qui au-jourd’hui, comme toujours, t’offre sa vie, et soupire après le jour où tu daigneras la reprendre. Ce n’est pas un demandeur avide qui te fatigue de ses désirs en ce monde ; c’est un solitaire rési-gné qui te remercie du bien et du mal que tu lui as fait……

…… C’est ce qui me força de revenir vers la Lombardie et de remettre le Tyrol à la semaine prochaine. J’arrivai à Oliero vers les quatre heures de l’après-midi, après avoir fait seize milles à pied en dix heures, ce qui, pour un garçon de ma taille, était une journée un peu forte. J’avais encore un peu de fièvre, et je sen-tais une chaleur accablante au cerveau. Je m’étendis sur le ga-zon à l’entrée de la grotte, et je m’y endormis. Mais les aboie-ments d’un grand chien noir, à qui j’eus bien de la peine à faire entendre raison, me réveillèrent bientôt. Le soleil était descendu derrière les cimes de la montagne, l’air devenait tiède et suave. Le ciel, embrasé des plus riches couleurs, teignait la neige d’un reflet couleur de rose. Cette heure de sommeil avait suffi pour me faire un bien extrême. Mes pieds étaient désenflés, ma tête libre. Je me mis à examiner l’endroit où j’étais ; c’était le paradis terrestre, c’était l’assemblage des beautés naturelles les plus gracieuses et les plus imposantes. Nous y viendrons ensemble, laisse-moi l’espérer.

Quand j’eus parcouru ce lieu enchanté avec la joie d’un conquérant, je revins m’asseoir à l’endroit où j’avais dormi, afin de savourer le plaisir de ma découverte. Il y avait deux jours que j’errais dans ces montagnes, sans avoir pu trouver un de ces sites parfaitement à mon gré, qui abondent dans les Pyrénées, et qui sont rares dans cette partie des Alpes. Je m’étais écorché les mains et les genoux pour arriver à des solitudes qui toutes

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avaient leur beauté, mais dont pas une n’avait le caractère que je lui désirais dans ce moment-là. L’une me semblait trop sauvage, l’autre trop champêtre. J’étais trop triste dans celle-ci ; dans celle-là je souffrais du froid ; une troisième m’ennuyait. Il est difficile de trouver la nature extérieure en harmonie avec la dis-position de l’esprit. Généralement l’aspect des lieux triomphe de cette disposition et apporte à l’âme des impressions nouvelles. Mais si l’âme est malade, elle résiste à la puissance du temps et des lieux ; elle se révolte contre l’action des choses étrangères à sa souffrance, et s’irrite de les trouver en désaccord avec elle.

J’étais épuisé de fatigue en arrivant à Oliero, et peut-être à cause de cela étais-je disposé à me laisser gouverner par mes sensations. Il est certain que là je pus enfin m’abandonner à cette contemplation paresseuse que la moindre perturbation dans le bien-être physique dérange impérieusement. Figure-toi un angle de la montagne couvert de bosquets en fleur, à travers lesquels fuient des sentiers en pente rapide, des gazons douce-ment inclinés, semés de rhododendrons, de pervenches et de pâquerettes. Trois grottes d’une merveilleuse beauté pour la forme et les couleurs du roc occupent les enfoncements de la gorge. L’une a servi longtemps de caverne à une bande d’assassins ; l’autre recèle un petit lac ténébreux que l’on peut parcourir en bateau, et sur lequel pendent de très-belles stalac-tites. Mais c’est une des curiosités qui ont le tort d’entretenir l’inutile et insupportable profession de touriste. Il me semble déjà voir arriver, malgré la neige qui couvre les Alpes, ces insi-pides et monotones figures que chaque été ramène et fait péné-trer jusque dans les solitudes les plus saintes ; véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa présence la physionomie de toutes les contrées du globe, et d’empoisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs, par leur oisive inquiétude et leurs sottes questions.

Je retournai à la troisième grotte ; c’est celle qui arrête le moins l’attention des curieux, et c’est la plus belle. Elle n’offre ni souvenirs dramatiques, ni raretés minéralogiques. C’est une

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source de soixante pieds de profondeur, qu’abrite une voûte de rochers ouverte sur le plus beau jardin naturel de la terre. De chaque côté se resserrent des monticules d’un mouvement gra-cieux et d’une riche végétation.

En face de la grotte, au bout d’une perspective de fleurs et de pâle verdure, jetées comme un immense bouquet que la main des fées aurait délié et secoué sur le flanc des montagnes, s’élève un géant sublime, un rocher perpendiculaire, taillé par les siècles sur la forme d’une citadelle flanquée de ses tours et de ses bastions. Ce château magique, qui se perd dans les nuages, couronne le tableau frais et gracieux du premier plan d’une sau-vage majesté. Contempler ce pic terrible du fond de la grotte, au bord de la source, les pieds sur un tapis de violettes, entre la fraîcheur souterraine du rocher et l’air chaud du vallon, c’est un bien-être, c’est une joie que j’aurais voulu me retirer pour te l’envoyer.

Des roches éparses dans l’eau s’avancent jusqu’au milieu de la grotte. Je parvins à la dernière et me penchai sur ce miroir de la source, transparent et immobile comme un bloc d’émeraude. Je vis au fond une figure pâle dont le calme me fit peur. J’essayai de lui sourire, et elle me rendit mon sourire avec tant de froideur et d’amertume, que les larmes me vinrent aux yeux, et que je me relevai pour ne plus la voir. Je restai debout sur la roche. Le froid me gagna peu à peu. Il me sembla que, moi aussi, je me pétrifiais. Il me revint à la mémoire je ne sais quel fragment d’un livre inédit. « Toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu, fier et sans tache, comme une statue neuve sort toute blanche de l’atelier, et monte sur son piédestal, d’un air orgueilleux. Mais te voilà rongé par le temps, comme une de ces allégories usées qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnés. Tu dé-cores très-bien le désert ; pourquoi sembles-tu t’ennuyer de la solitude ? Tu trouves l’hiver rude et le temps long ! Il te tarde de tomber en poussière et de ne plus dresser vers le ciel ce front ja-dis superbe que le vent insulte aujourd’hui, et sur lequel l’air

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humide amasse une mousse noire semblable à un voile de deuil. Tant d’orages ont terni ton éclat que ceux qui passent, par ha-sard, à tes pieds ne savent plus si tu es d’albâtre ou d’argile sous ce crêpe mortuaire. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours. Tu dureras peut-être longtemps encore, misé-rable pierre ! Tu te glorifiais jadis d’être une matière dure et inattaquable ; à présent tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d’orage. Mais la gelée fend les marbres. Le froid te détruira, espère en lui. »

Je sortis de la grotte, accablé d’une épouvantable tristesse, et je me jetai plus fatigué qu’auparavant à la place où j’avais dormi. Mais le ciel était si pur, l’atmosphère si bienfaisante, le vallon si beau, la vie circulait si jeune et si vigoureuse dans cette riche nature printanière, que je me sentis peu à peu renaître. Les couleurs s’éteignaient et les contours escarpés des monts s’adoucissaient dans la vapeur comme derrière une gaze bleuâtre. Un dernier rayon du couchant venait frapper la voûte de la grotte et jeter une frange d’or aux mousses et aux scolo-pendres dont elle est tapissée. Le vent balançait au-dessus de ma tête des cordons de lierre de vingt pieds de long. Une nichée de rouges-gorges se suspendait en babillant à ses festons déli-cats et se faisait bercer par les brises. Le torrent qui s’échappait de la caverne baisait en passant les primevères semées sur ses rives. Une hirondelle sortit du fond de la grotte et traversa le ciel. C’est la première que j’aie vue cette année. Elle prit son vol magnifique vers le grand rocher de l’horizon ; mais, en voyant la neige, elle revint comme la colombe de l’arche, et s’enfonça dans sa retraite pour y attendre le printemps encore un jour.

Je me préparai aussi à chercher un gîte pour la nuit ; mais, avant de quitter la grotte d’Oliero et la route du Tyrol, avant de tourner la face vers Venise, j’essayai de résumer mes émotions.

Mais cela ne m’avança à rien. Je sentis en moi une fatigue déplorable et une force plus déplorable encore ; aucune espé-rance, aucun désir, un profond ennui ; la faculté d’accepter tous

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les biens et tous les maux ; trop de découragement ou de pa-resse pour chercher ou pour éviter quoi que ce soit ; un corps plus dur à la fatigue que celui d’un buffle ; une âme irritée, sombre et avide, avec un caractère indolent, silencieux, calme comme l’eau de cette source qui n’a pas un pli à sa surface, mais qu’un grain de sable bouleverse.

Je ne sais pourquoi toute réflexion sur l’avenir me cause une humeur insupportable. J’eus besoin de reporter mes re-gards sur certaines faces du passé, et je m’adoucis aussitôt. Je pensai à notre amitié, j’eus des remords d’avoir laissé tant d’amertume entrer dans ce pauvre cœur. Je me rappelai les joies et les souffrances que nous avons partagées. Les unes et les autres me sont si chères, qu’en y pensant je me mis à pleurer comme une femme.

En portant mes mains à mon visage, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures au-paravant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur sa mon-tagne, à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? – Le parfum de l’âme, c’est le souvenir. C’est la partie la plus délicate, la plus suave du cœur, qui se détache pour embrasser un autre cœur et le suivre partout. L’affection d’un absent n’est plus qu’un par-fum ; mais qu’il est doux et suave ! qu’il apporte à l’esprit abattu et malade de bienfaisantes images et de chères espérances ! – Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon chemin cette trace em-baumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux comme une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse pour y puiser la consolation et la force, les rêves du passé, l’oubli du présent.

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…… Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, les chas-seurs apportaient à la maison, vers l’automne, de belles et douces palombes ensanglantées. On me donnait celles qui étaient encore vivantes, et j’en prenais soin. J’y mettais la même ardeur et les mêmes tendresses qu’une mère pour ses enfants, et je réussissais à en guérir quelques-unes. À mesure qu’elles re-prenaient la force, elles devenaient tristes et refusaient les fèves vertes, que pendant leur maladie elles mangeaient avidement dans ma main. Dès qu’elles pouvaient étendre les ailes, elles s’agitaient dans la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles se-raient mortes de fatigue et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m’étais habitué, quoique égoïste enfant s’il en fut, à sacrifier le plaisir de la possession au plaisir de la généro-sité. C’était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se sou-venir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jar-din. Puis j’ouvrais une main que je refermais aussitôt pour res-saisir mon amie. Je l’embrassais encore, le cœur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m’allait au cœur. Je la suivais longtemps des yeux ; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardin je me mettais à pleurer amèrement, et j’en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souf-frant.

Quand nous nous sommes quittés, j’étais fier et heureux de te voir rendu à la vie ; j’attribuais un peu à mes soins la gloire d’y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t’eus déposé à terre, quand je me re-trouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sen-

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tis que mon âme s’en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu’un corps malade et stupide. Un homme m’attendait sur les marches de la Piazzetta. — Du cou-rage ! me dit-il. — Oui, lui répondis-je, vous m’avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre. À présent il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C’est bien ; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n’y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haus-sant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l’avons voulu ; mais il n’est plus ici, nous sommes au désespoir.

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…… Avant de me coucher, j’allai fumer mon cigare sur la route de Bassano. Je ne m’éloignai guère d’Oliero que d’un quart de lieue, et il ne faisait pas encore nuit ; mais la route était déjà déserte et silencieuse comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face d’un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des bottes à la hus-sarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie tombant sur l’épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m’adressa la parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu’il demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui mon-trant le clocher, qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à lui répondre : « Oliero. » Mais il reprit sa harangue d’un ton lamentable ; je crus comprendre qu’il me demandait l’aumône. Il était impossible d’offrir à un mendiant si élégant moins d’un svansic, et cette générosité m’était égale-ment impossible pour des raisons majeures. Je me rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon chemin. Mais, soit qu’il me prît pour un financier déguisé, soit

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que ma blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s’obstina à me suivre pendant une cinquantaine de pas en con-tinuant son inintelligible discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce monsù avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n’avais pas seulement une branche de chèvre-feuille. Je me souvenais très-bien des propres paroles du docteur : Ayez l’œil sur son bâton. Mais je ne voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase profondément philosophique que tu m’as apprise, et dont tu m’as conseillé l’emploi dans les grandes émotions de la vie : – La musique à la campagne est une chose fort agréable ; les cordes harmonieuses de la harpe, etc. – Je jetai un regard de cô-té et vis mon Allemand tourner les talons. Comme je n’avais au-cune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

J’avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturelle-ment poltron et imprévoyant à la fois. C’est ce qui faisait dire à mon précepteur que j’avais le caractère d’un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l’oublie dès qu’il est pas-sé. Il n’est pas d’oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piège où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l’on prendrait volontiers pour du courage ; mais quand j’y suis, je n’y fais pas meilleure figure que les autres. Je l’avoue sans honte, parce qu’il me semble qu’un homme de quatre pieds dix pouces n’est pas obligé d’avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j’ai vu bien des bu-tors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de ge-névrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j’aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui atten-dait, en suivant chaque tour de broche d’un œil amoureux, que

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le quartier d’agneau commandé pour son souper eût fini de rô-tir. Il se leva en me voyant et m’offrit une chaise auprès de lui. J’étais un peu confus de la méprise que j’avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table : à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre ; à lui le vin généreux d’Asolo, à moi l’eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu’il se sentît peu d’appétit, soit qu’il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m’invita à partager son repas, et j’acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d’agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d’un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me con-fondis en excuses, et j’essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur ; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l’Auberge des Adrets d’une lieue. L’hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma sou-pente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge clas-sique de l’Italie, j’entendis le bonhomme qui disait à son gar-çon : – Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere (il s’agissait de moi). Serre bien la vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit, appelle-moi. – Cristo ! soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l’entende. J’aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo ! qu’il prenne garde à lui s’il s’amuse à sortir avant le jour.

Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.

Quand je m’éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps, et, malgré la surveillance de l’hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dé-

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pense. Je transigeai, et, comme j’avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper ; après quoi je partis à travers la montagne.

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…… Je traversai, ce jour-là, des solitudes d’une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d’observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m’inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu’il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d’un genévrier. Je choisis les sentiers les plus diffi-ciles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me con-duisirent jusqu’à la hauteur des premières neiges ; en d’autres ils s’enfonçaient dans des défilés arides où le pied de l’homme semblait n’avoir jamais passé. J’aime ces lieux incultes, inhabi-tables, qui n’appartiennent à personne, que l’on aborde diffici-lement, et d’où il semble impossible de sortir. Je m’arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construc-tion, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie géologique. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n’appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu’à l’Italie. Je fermai les yeux au pied d’une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d’heure je fis le tour du monde ; et quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m’imaginais que j’étais en Amérique, dans une de ces éternelles solitudes que l’homme n’a pu conquérir encore sur la nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s’empara de moi : je m’attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les ro-chers. Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve ; mais, au détour de la montagne je trouvai une petite niche creusée dans le roc avec sa madone, et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait au pied de l’autel rustique un bouquet de fleurs cultivées et nouvelle-ment cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la val-

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lée, toutes fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et inhabitée, étaient les offrandes d’un culte plus naïf et plus touchant qu’aucune chose que j’aie vue en ce genre. En gé-néral, ces croix et ces madones s’élèvent dans le désert au lieu où s’est commis quelque meurtre, ou bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente. À deux pas de la madone était un précipice qu’il fallait côtoyer pour sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait être fort utile aux voya-geurs de nuit.

…… Une idée folle, l’illusion d’un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souf-france de tout un jour. Ce voyage d’Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi ; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que de mon pied j’allais repousser la terre et m’élancer dans l’immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume à l’horizon, tout cela m’apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m’imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de ma vie passée s’effacèrent et se confondi-rent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue ; aujourd’hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d’Oliero, m’avait représenté l’effrayante immobilité de la tombe, s’effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne ré-sistance à la douleur, qui m’avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L’idée d’une éternelle solitude me fit tres-saillir de joie et d’impatience, comme autrefois une pensée d’amour, et je sentis ma volonté s’élancer vers une nouvelle pé-riode de ma destinée. — C’est donc là où tu en es ? me disait une voix intérieure ; eh bien ! marche, avance, apprends.

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…… Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d’une crête de rochers ; c’était la dernière des Alpes. À mes pieds s’étendait la Vénétie, immense, éblouissante de lumière et d’étendue. J’étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direc-tion ? Entre la plaine et le pic d’où je la contemplais s’étendait un beau vallon ovale, appuyé d’un côté au flanc des Alpes, de l’autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directe-ment au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d’un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d’une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s’attachait pour moi à ce monument. Il avait l’air de contempler l’Italie, déroulée de-vant lui comme une carte géographique, et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m’apprit que cette église, de forme païenne, était l’œuvre de Ca-nova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes. — Canova était le fils d’un tailleur de pierres, ajouta le montagnard ; c’était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir Ca-nova s’est-il assis sur cette roche, où s’élève maintenant un temple à sa mémoire ! Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de couronnes ! sur ce monde, où il a exercé la paisible royauté de son génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon ! Désirait-il, espérait-il sa gloire ? y son-geait-il seulement ? Quand il avait coupé proprement un quar-tier de roche, savait-il que de cette main, formée aux rudes tra-vaux, sortiraient tous les dieux de l’Olympe et tous les rois de la terre ? Pouvait-il deviner cette nouvelle race de souverains qui allait éclore et demander l’immortalité à son ciseau ? Quand il avait des regards de jeune homme et peut-être d’amant pour les belles montagnardes de sa patrie, imaginait-il la princesse Borghèse nue devant lui ?

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Le vallon de Possagno a la forme d’un berceau : il est fait à la taille de l’homme qui en est sorti. Il serait digne d’avoir servi à plus d’un génie, et l’on conçoit que la sublimité de l’intelligence se déploie à l’aise dans un si beau pays et sous un ciel si pur. La limpidité des eaux, la richesse du sol, la force de la végétation, la beauté de la race dans cette partie des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine de toutes parts, semblent faits exprès pour nourrir les plus hautes facultés de l’âme et pour exciter aux plus nobles ambitions. Cette espèce de paradis terrestre, où la jeunesse intellectuelle peut s’épanouir avec toute sa sève printanière, cet horizon im-mense qui semble appeler les pas et les pensées de l’avenir, ne sont-ce pas là deux conditions principales pour le déploiement d’une belle destinée ?

La vie de Canova fut féconde et généreuse comme le sol de sa patrie. Sincère et simple comme un vrai montagnard, il aima toujours avec une tendre prédilection le village et la pauvre mai-sonnette où il était né. Il la fit très-modestement embellir, et il venait s’y reposer à l’automne des travaux de son année. Il se plaisait alors à dessiner les formes herculéennes des paysans et les têtes vraiment grecques des jeunes filles. Les habitants de Possagno disent avec orgueil que les principaux modèles de la riche collection des œuvres de Canova sont sortis de leur vallée. Il suffit en effet de la traverser pour y retrouver à chaque pas le type de froide beauté qui caractérise la statuaire de l’empire. Le principal avantage de ces montagnardes, et celui précisément que le marbre n’a pu reproduire, est la fraîcheur du coloris et la transparence de la peau. C’est à elles que peut s’appliquer sans exagération l’éternelle métaphore des lis et des roses. Leurs yeux ont une limpidité excessive et une nuance incertaine ; à la fois verte et bleue, qui est particulière à la pierre appelée aigue-marine. Canova aimait la morbidezza de leurs cheveux blonds abondants et lourds. Il les coiffait lui-même avant de les copier, et disposait leurs tresses selon les diverses manières de la sta-tuaire grecque.

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Ces filles ont généralement une expression de douceur et de naïveté qui, reproduite sur des linéaments plus fins et sur des formes plus délicates, a dû inspirer à Canova la délicieuse tête de Psyché. Les hommes ont la tête colossale, le front proémi-nent, la chevelure épaisse et blonde aussi, les yeux grands, vifs et hardis, la face courte et carrée. Rien de profond ni de délicat dans la physionomie, mais une franchise et un courage qui rap-pellent l’expression des chasseurs antiques. Le temple de Cano-va est une copie exacte du Panthéon de Rome. Il est d’un beau marbre fond blanc, traversé de nuances rousses et rosâtres, mais tendre et déjà égrené par la gelée. Canova, dans une vue philanthropique, avait fait élever cette église pour attirer un grand concours d’étrangers et de voyageurs à Possagno, et pro-curer ainsi un peu de commerce et d’argent aux pauvres habi-tants de la montagne. Il comptait en faire une espèce de musée de ses ouvrages. L’église aurait renfermé les sujets sacrés sortis de son ciseau, et des galeries supérieures auraient contenu à part les sujets profanes. Il mourut sans pouvoir accomplir son projet, et laissa des sommes considérables destinées à cet em-ploi. Mais, quoique son propre frère, l’évêque Canova, fût char-gé de surveiller les travaux, une sordide économie ou une in-signe mauvaise foi a présidé à l’exécution des dernières volontés du sculpteur. Hormis le vaisseau de marbre, sur lequel il n’était plus temps de spéculer, on a obéi mesquinement à la nécessité du remplissage… Au lieu de douze statues colossales en marbre qui devaient occuper les douze niches de la coupole, s’élèvent douze géants grotesques qu’un peintre habile, dit-on d’ailleurs, s’est plu à exécuter ironiquement pour se venger des tracasse-ries sordides des entrepreneurs. Très-peu de sculpture de Cano-va décore l’intérieur du monument. Quelques bas-reliefs de pe-tite dimension, mais d’un dessin très-pur et très-élégant, sont incrustés autour des chapelles ; tu les as vus à l’Académie des Beaux-Arts de Venise, et tu en as remarqué un avec prédilec-tion. Tu as vu là aussi le groupe du Christ au tombeau, qui est certainement la plus froide pensée de Canova. Le bronze de ce groupe est dans le temple de Possagno, ainsi que le tombeau qui

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renferme les restes du sculpteur ; c’est un sarcophage grec très-simple et très-beau, exécuté sur ses dessins.

Un autre groupe du Christ au linceul, peint à l’huile, décore le maître-autel. Canova, le plus modeste des sculpteurs, avait la prétention d’être peintre. Il a passé plusieurs années à retoucher ce tableau, fils heureusement unique de sa vieillesse, que, par affection pour ses vertus et par respect pour sa gloire, ses héri-tiers devraient conserver précieusement chez eux, et cacher à tous les regards……

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…… Je suivis la route d’Asolo le long d’une rampe de col-lines couvertes de figuiers ; j’embrassai ce riche aspect de la Vé-nétie pendant plusieurs lieues, sans être fatigué de son immen-sité, grâce à la variété des premiers plans, qui descendent par gradins de monticules et de ravines jusqu’à la surface unie de la plaine. Des ruisseaux de cristal circulent et bondissent parmi ces gorges, dont les contours sont hardis sans âpreté, et dont le mouvement change à chaque détour du chemin. C’est le sol le plus riche en fruits délicieux et le climat le plus sain de l’Italie. À Asolo, village assis comme Possagno sur le flanc des Alpes, à l’entrée d’un vallon non moins beau, je trouvai un montagnard qui partait pour Trévise, assis majestueusement sur un char traîné par quatre ânesses. Je le priai, moyennant une modeste rétribution, de me faire un peu de place parmi les chevreaux qu’il transportait au marché, et j’arrivai à Trévise le lendemain matin, après avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du bou-cher. Cette pensée m’inspira pour leur maître une horreur in-vincible, et je n’échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin.

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Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre ; à midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en lapin2. Je trouvai la gondole de Catullo à l’entrée du canal. Le docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un rayonnement inusité. — Qu’est-ce donc ? lui dis-je, avez-vous fait un héritage ? êtes-vous nommé médecin de votre oncle ?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m’asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Ge-nève. Je me détournai après l’avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour. — Ne vous gênez pas, lui dis-je, – Il n’y fit nulle attention et continua ; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse : Je l’ai lue.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui de-mandai s’il avait reçu de l’argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif. — Et quand part votre ami Zuzuf ? — Le quinze du mois prochain. — Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur. — Oui ? — Oui. — Et vous reviendrez ? dit-il. — Oui, je reviendrai. Et lui aussi ? — Et lui aussi, j’espère. — Dieu est grand ! dit le docteur en levant les yeux au ciel d’un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il ; en attendant, où vou-lez-vous loger ? — Peu m’importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol…

2 Sur le siège du cocher et, souvent, gratuitement.

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II

Je t’ai3 raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m’a toujours laissé, après le réveil, une impression de bon-heur et de mélancolie. Au commencement de ce rêve, je me vois assis sur une rive déserte, et une barque, pleine d’amis qui chantent des airs délicieux, vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m’appellent, ils me tendent les bras, et je m’élance avec eux dans la barque. Ils me disent : « Nous allons à… (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d’arriver. » On laisse les instru-ments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons… à quelle rive enchantée ? Il me serait impossible de la décrire ; mais je l’ai vue vingt fois, je la connais : elle doit exis-ter quelque part sur la terre, ou dans quelqu’une de ces planètes dont tu aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la lune. – Nous sautons à terre ; nous nous élançons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparait et je m’éveille. J’ai recommencé sou-vent ce beau rêve, et je n’ai jamais pu le mener plus loin.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces amis qui me convien-nent et qui m’entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie ré-elle. Quand je m’éveille, mon imagination ne se les représente plus. J’oublie leurs traits, leurs noms, leur nombre et leur âge.

3 À Musset, à nouveau.

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Je sais confusément qu’ils sont tous beaux et jeunes ; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque est grande et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s’aimer tous également, mais d’un amour tout divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois que je fais ce rêve je retrouve aussitôt la mémoire des rêves pré-cédents où je les ai vus. Mais elle n’est distincte que dans ce moment-là ; le réveil la trouble et l’efface.

Lorsque la barque paraît sur l’eau, je ne songe à rien. Je ne l’attends pas ; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus souvent c’est de laver mes pieds dans la pre-mière onde du rivage. Mais cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur la grève, je m’enfonce dans une fange nouvelle, et j’éprouve un sentiment de détresse puérile. Alors la barque paraît au loin ; j’entends vaguement les chants. Puis ils se rapprochent, et je reconnais ces voix que me sont si chères. Quelquefois, après le réveil, je conserve le souvenir de quelques lambeaux des vers qu’ils chantent ; mais ce sont des phrases bizarres et qui ne présentent plus aucun sens à l’esprit éveillé. Il y aurait peut-être moyen, en les commentant, d’écrire le poëme le plus fantastique que le siècle ait encore produit. Mais je m’en garderai bien ; car je serais désespéré de composer sur mon rêve, et de changer ou d’ajouter quelque chose au vague souvenir qu’il me laisse. Je brûle de savoir s’il y a dans les songes quelque sens prophétique, quelque révélation de l’avenir, soit pour cette vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu’on m’apprît ce qui en est, et qu’on m’ôtât le plaisir de chercher.

Quels sont ces amis inconnus qui viennent m’appeler dans mon sommeil et qui m’emmènent joyeusement vers le pays des chimères ? D’où vient que je ne peux jamais m’enfoncer dans ces perspectives enchantées que j’aperçois du rivage ? D’où vient aussi que ma mémoire conserve si bien l’aspect des lieux d’où je suis parti et de ceux où j’arrive, et qu’elle est impuissante

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à se retracer la figure et les noms des amis qui m’y conduisent ? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile ma-gique qui me les cache ? Sont-ce les âmes des morts qui m’apparaissent ? Sont-ce les spectres de ceux que je n’aime plus ? Sont-ce les formes confuses où mon cœur doit puiser de nouvelles adorations ? Sont-ce seulement des couleurs mêlées sur une palette, par mon imagination qui travaille encore dans le repos des nuits ?

Je te l’ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île inconnue, tout pâle encore d’émotion et de regret, rien dans la vie réelle ne peut se comparer à l’affection que m’inspirent ces êtres mystérieux, et à la joie que j’éprouve à les retrouver. Elle est telle que j’en ressens l’impression physique après le réveil, et que, pour tout un jour, je n’y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux, si purs, à ce qu’il me semble ! Je me retrace, non pas leurs traits, mais leur physio-nomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux, et ils m’invitent à leur bonheur avec tant de tendresse ! Mais quel est-il, leur bonheur ?

Je me souviens de leurs paroles : — Viens donc, me disent-ils ; que fais-tu sur cette triste rive ? viens chanter avec nous ; viens boire dans nos coupes. Voici des fleurs ; voici des instru-ments. – Et ils me présentent une harpe d’une forme étrange, et que je n’ai vue que là. Mes doigts semblent y être habitués de-puis longtemps ; j’en tire des sons divins, et ils m’écoutent avec attendrissement. — Ô mes amis ! ô mes bien-aimés ! leur dis-je, d’où venez-vous donc, et pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps ? — C’est toi, me disent-ils, qui nous abandonnes sans cesse. Qu’as-tu fait, où as-tu été depuis que nous ne t’avons vu ? Comme te voilà vieux et fatigué ! comme tes pieds sont couverts de boue ! Viens te reposer et rajeunir avec nous. Viens à… où la mousse est comme un tapis de velours où l’on marche sans chaussure… Non, ce n’est pas comme cela qu’ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je ne peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m’étonne d’avoir pu vivre loin

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d’eux, et c’est ma vie réelle qui alors me semble un rêve à demi effacé. Je vais leur demandant aussi où ils étaient pendant ce temps-là. — Comment se fait-il, leur dis-je, que j’aie vécu avec d’autres êtres, que j’aie connu d’autres amis ? Dans quel monde inaccessible vous étiez-vous retirés ? et comment la mémoire de notre amour s’était-elle perdue ? Pourquoi ne m’avez-vous pas suivi dans ce monde où j’ai souffert ? d’où vient que je n’ai pas songé à vous y chercher ? — C’est que nous n’y sommes pas ; c’est que nous n’y allons jamais, me répondent-ils en souriant. Viens par ici, par ici avec nous. — Oui, oui ! et pour toujours, leur dis-je ; ne m’abandonnez pas, ô mes frères chéris ! ne me laissez pas emporter par ce flot qui m’entraîne toujours loin de vous ; ne me laissez plus remettre le pied sur ce sol mouvant où je m’enfonce jusqu’à ce que vous ayez disparu à mes yeux, jusqu’à ce que je me trouve dans une autre vie, avec d’autres amis qui ne vous valent pas. — Fou et ingrat que tu es ! me di-sent-ils en me raillant tendrement, tu veux toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais plus. — Oh ! si, je vous reconnais ! À présent il me semble que je ne vous ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux. – Alors, je les nomme tous, et ils m’embrassent en me donnant un nom que je ne me rappelle pas, et qui n’est pas celui que je porte dans le monde des vivants.

Cette apparition d’une troupe d’amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l’âge de cinq ou six ans, je voyais en m’endor-mant une troupe de beaux enfants couronnés de fleurs, qui m’appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande co-quille de nacre flottante sur les eaux, et qui m’emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imagi-naire de mon île. Il y a entre l’un et l’autre la même dispropor-tion qu’entre les amis enfants et les amis de mes rêves d’aujour-d’hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrents et des plantes sauvages que je vois maintenant, je voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons

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de fleurs à la portée de mon bras, des jets d’eau parfumée dans des bassins d’argent ; et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne sais pourquoi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus surprenantes et les plus désirables. Du reste, mon rêve ressemblait aux contes de fées dont j’avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs desquels je mêlais toujours un peu du mien. Maintenant il ressemble à la terre libre et vierge que je vais cherchant, et que je peuple d’affections saintes et de bon-heur impossible.

Eh bien ! il m’est arrivé, l’autre soir, de me trouver en réali-té dans une situation qui ressemblait un peu à mon rêve, mais qui n’a pas fini de même.

J’étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme à l’ordinaire, très-peu de promeneurs. Les Vénitiennes élégantes craignent le chaud et n’oseraient sortir en plein jour ; mais en revanche elles craignent le froid et ne se hasardent guère dehors la nuit. Il y a trois ou quatre jours faits exprès pour elles dans chaque saison, où elles font lever la couverture de la gondole ; mais elles mettent rarement les pieds à terre. C’est une espèce à part, si molle et si délicate qu’un rayon de soleil ternit leur beauté, et qu’un souffle de la brise expose leur vie. Les hommes civilisés cherchent de préférence les lieux où ils peuvent rencontrer le beau sexe, le théâtre, les conversazioni, les cafés et l’enceinte abritée de la Piazzetta à sept heures du soir. Il ne reste donc aux jardins que quelques vieillards gro-gnons, quelques fumeurs stupides et quelques bilieux mélanco-liques. Tu me classeras dans laquelle des trois espèces il te plai-ra.

Peu à peu je me trouvai seul, et l’élégant café qui s’avance sur les lagunes éteignait ses bougies plantées dans des iris et dans des algues de cristal de Murano. Tu as vu ce jardin bien humide et bien triste la dernière fois ! Moi, je n’y allais pas cher-cher de douces pensées, et je n’espérais pas m’y débarrasser de mon spleen. Mais le printemps ! comme tu dis, qui pourrait ré-

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sister à la vertu du mois d’avril ? À Venise, mon ami, c’est bien plus vrai. Les pierres même reverdissent ; les grands marécages infects, que fuyaient nos gondoles, il y a deux mois, sont des prairies aquatiques couvertes de cressons, d’algues, de joncs, de glaïeuls, et de mille sortes de mousses marines d’où s’exhale un parfum tout particulier, cher à ceux qui aiment la mer, et où ni-chent des milliers de goélands, de plongeons et de cannes pe-tières. De grands pétrels rasent incessamment ces prés flottants, où chaque jour le flux et le reflux font passer les flots de l’Adriatique, et apportent des milliers d’insectes, de madrépores et de coquillages.

Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies ensemble la veille de ton départ, et où je n’avais pas encore eu le courage de retourner, un sable tiède et des tapis de pâque-rettes, des bosquets de sumacs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la Grèce. Le petit promontoir planté à l’anglaise est si beau, si touffu, si riche de fleurs, de parfums et d’aspects, que je me demandai si ce n’était pas là le rivage magique que mes rêves m’avaient fait pressentir. Mais non, la terre promise est vierge de douleurs, et celle-ci est déjà trempée de mes larmes.

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s’élèvent de tous les points de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l’horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dé-gradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt ; et l’eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville elle avait l’air d’un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n’avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l’eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d’architecture que le poëte de l’Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jéru-

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salem nouvelle, et qu’il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s’obscurcirent, les contours devin-rent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l’aspect d’une flotte immense, puis d’un bois de hauts cyprès où les canaux s’enfonçaient comme de grands chemins de sable ar-genté. Ce sont là les instants où j’aime à regarder au loin. Quand les formes s’effacent, quand les objets semblent trembler dans la brume, quand mon imagination peut s’élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices, quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une ci-té, en faire une forêt, un camp ou un cimetière ; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des col-lines ; alors je jouis vraiment de la nature, j’en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d’un regard, je la peuple de mes fantaisies.

Quand j’étais adolescent et que je gardais encore les trou-peaux dans le plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m’étais fait une grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces palais dont ma grand’mère me parlait sans cesse comme de ce qu’il y avait de plus beau à voir dans l’univers. J’allais par les chemins au commencement de la nuit ou à la première blancheur du jour, et je me créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur qui flot-tait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la co-gnée au bord d’un fossé devenait un peuple de tritons et de naïades de marbre enlaçant leurs bras armés de conques ma-rines. Les taillis et les vignes de nos coteaux étaient les parterres d’ifs et de buis ; les noyers de nos guérets, les majestueux om-brages des grands parcs royaux, et le filet de fumée qui s’élevait du toit d’une chaumière cachée dans les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d’eau que le plus simple bourgeois de Paris avait le

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privilège de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.

C’est ainsi qu’à grands frais d’imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j’ai vues depuis. C’est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j’ai trouvé d’abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m’a fallu du temps pour l’accepter sans dédain et pour y découvrir enfin des beautés particulières et des sujets d’admiration autres que ceux que j’y avais cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu’il soit, j’aime à bâtir encore. Cette mé-thode n’est ni d’un artiste ni d’un poëte, je le sais ; c’est le fait d’un fou. Tu m’en as souvent raillé, toi qui aimes les grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton admiration et de ton amour. J’expliquais cela à notre ami un de ces soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu’on voit au fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisants de la maison de Bianca Capello ? Il n’y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique, qui brille sur tous les objets et qui n’en éclaire aucun, qui danse sur l’eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l’eau des zigzags de feu. Je racontai à Pietro comme quoi j’avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi, après m’avoir ri au nez, tu m’embarrassas beaucoup avec cette question : — En quoi cela est-il beau ? — Et qu’y trouviez-vous de beau en effet ? me dit notre ami. – Je m’imaginais, ré-pondis-je, voir dans le reflet de ces lumières des colonnes de feu et des cascades d’étincelles qui s’enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal. La rive me paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j’avais envie de sauter dans la rivière pour voir quelles étranges sarabandes les esprits de l’eau dan-

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saient avec les esprits du feu dans ce palais enchanté. – Le doc-teur haussa les épaules, et je vis qu’il avait un profond mépris pour ce galimatias. — Je n’aime pas les idées fantastiques, dit-il ; cela nous vient des Allemands, et cela est tout à fait contraire au vrai beau que cherchaient les arts dans notre vieille Italie. Nous avions des couleurs, nous avions des formes dans ce temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge trempée dans les brouillards du Nord. Pour moi, je suis comme notre ami, continua-t-il, j’aime à contempler. Amusez-vous à rêver si cela vous plaît.

Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme pour le chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.

J’étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsque je vis sur le canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était parsemé, un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous les autres en arrière. C’était la nouvelle et pimpante gondole du jeune Catullo. Quand elle fut à la portée de la vue, je reconnus la fleur des gondoliers en veste de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet d’une longue discussion a casa dans la matinée. Le docteur, voulant la mettre à la réforme, sous prétexte d’une augmentation d’embonpoint dans sa per-sonne, l’avait destinée à son frère Giulio ; mais Catullo, étant survenu, sollicita le pourpoint avec une grâce irrésistible. Ma gouvernante Cattina, qui ne voit pas d’un mauvais œil le scapu-laire suspendu au cou blanc et ramassé du gondolier, observa que le seigneur Jules avait beaucoup grandi cette année, et que la veste lui serait trop courte. En conséquence Catullo, qui est quatre fois grand et gros comme les deux frères ensemble, se fit fort d’endosser un vêtement trop court pour l’un, trop étroit pour l’autre. Je ne sais par quel procédé miraculeux le Mino-taure en vint à bout sans le faire craquer ; mais il est certain que je le vis apparaître sur la lagune dans le propre vêtement d’été du docteur. À la vérité, ce riche équipage nuisait un peu à la souplesse de ses mouvements, et il ne se balançait pas sur la

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poupe avec toute l’élégance accoutumée. Mais, avant d’enfoncer la rame dans le tranquille miroir de l’onde, il jetait de temps en temps un regard de satisfaction sur son image resplendissante ; et, charmé de sa bonne tenue, pénétré de reconnaissance pour l’âme généreuse de son patron, il enlevait la gondole d’un bras vigoureux et la faisait bondir sur l’eau comme une sarcelle.

Giulio était à l’autre bout de la gondole et le secondait avec toute l’aisance d’un enfant de l’Adriatique. Notre ami Pietro était couché indolemment sur le tapis, et la belle Beppa, assise sur les coussins de maroquin noir, livrait au vent ses longs che-veux d’ébène, qui se séparent sur son noble front et tombent en rouleaux souples et nonchalants jusque sur son sein. Nos mères appelaient, je crois, ces deux longues boucles repentirs. Je m’en suis rappelé le nom précieux en les voyant autour du visage triste et passionné de Beppa. La barque se ralentit tandis que l’un des rameurs prenait haleine ; et quand elle fut près de la rive ombragée, elle se laissa couler mollement avec l’eau qui ca-ressait les blancs escaliers de marbre du jardin… Alors Pierre pria Beppa de chanter. Giulio prit sa guitare, et la voix de Beppa s’éleva dans la nuit comme l’appel d’une sirène amoureuse. Elle chanta une strophe de romance que Pierre a composée pour je ne sais quelle femme, pour Beppa peut-être :

Con lei sull’ onda placida Errai dalla laguna, Ella gli sgnardi immobili In te fissava, o luna ! E a che pensava allor ? Era un morrente palpito ? Era un nascente amor ?

— Te voilà, Zorzi ? me cria-t-elle en m’apercevant au-dessus de la rampe. Que fais-tu là tout seul, vilain boudeur ? Viens avec nous prendre le café au Lido. — Et fumer une belle pipe de caroubier, dit le docteur. — Et prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio. — Ah ! pour cela, Giulio, je te remercie, ré-

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pondis-je ; quant au docteur, toutes ses pipes ne valent pas une de mes cigarettes ; mais pour toi, aimable Beppa, quelle excuse pourrais-je trouver ? — Viens donc, dit-elle. — Non, repris-je, j’aime mieux confesser que je suis un butor et rester où je suis. — Fi ! le vilain caractère, dit-elle en me jetant son bouquet à demi effeuillé à la figure. Est-ce que tu ne deviendras jamais plus aimable que cela ? Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous ? — Que sais-je ? répondis-je. Je n’en ai nulle envie, et pourtant j’ai le plus grand plaisir du monde à vous rencontrer.

Catullo, qui est sujet, comme tous les animaux domes-tiques de son espèce, à se mêler de la conversation et à donner son avis, haussa les épaules et dit à Giulio, d’un air fin et enten-du : Foresto4 ! — Oui, précisément, répondit Giulio. Entends-tu, Zorzi ? voilà Catullo qui te traite de malade extravagant. — Peu m’importe, repris-je, je ne suis pas des vôtres. Tu es trop belle ce soir, ô Beppa ; le docteur est trop ennuyeux, le justaucorps de Catullo m’est insupportable à voir, et Giulio est trop fatigué. Au bout d’un quart d’heure de bien-être, les yeux de Beppa me fe-raient extravaguer, et il m’arriverait peut-être de faire pour elle des vers aussi mauvais que ceux du docteur ; le docteur en serait jaloux. Catullo doit nécessairement crever d’apoplexie avant d’arriver au Lido, et Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes amis ; vous êtes beaux comme la lune et rapides comme le vent ; votre barque est venue à moi comme une douce vision : allez-vous-en bien vite avant que je m’aperçoive que vous n’êtes pas des spectres.

— Qu’a-t-il mangé aujourd’hui ? dit Beppa à ses compa-gnons. — Erba, répondit gravement le docteur. — Tu as deviné juste, ô mon grand Esculape, lui dis-je : pois, salade et fenouil. J’ai fait ce que tu appelles un dîner pythagorique. — Régime très-sain, répondit-il, mais trop peu substantiel. Viens avec moi

4 Étranger.

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manger un riz aux huîtres, et boire une bouteille de vin de Sa-mos à la Quintavalle. — Va au diable ! empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m’abrutir par des digestions laborieuses et m’affa-dir le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir éten-du ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de la chasse, et pour n’avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es. — Et que prétends-tu faire à Ve-nise, si ce n’est le far niente ? dit Beppa. — Tu as raison, bene-detta, lui répondis-je ; mais tu ne sais pas que mon far niente est délicieux là où je suis à te regarder. Tu ne sais pas quel plai-sir j’ai à voir courir cette gondole sans me donner la moindre peine pour la faire aller. Il me semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m’est bien cher, ô ma Beppa ! et dans lequel de mystérieuses créatures m’apparaissent dans une barque et pas-sent comme toi en chantant. — Quelles sont ces mystérieuses créatures ? demanda-t-elle. — Je l’ignore, répondis-je ; ce ne sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour ce-la ; et pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n’es pas avec eux. — Viens me raconter cela, dit-elle, j’aime les rêves à la folie. — Demain, lui dis-je ; aujourd’hui rends-moi un peu l’illu-sion du mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttu-ral qui s’éclaircit et s’épure jusqu’au son de la cloche de cristal ; chante avec cette voix indolente qui sait si bien se passionner, et qui ressemble à une odalisque paresseuse qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter pour s’élancer blanche et nue dans son bain parfumé ; ou plutôt à un sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d’agiter les rames comme les ailes d’un oiseau des mers, et de t’emporter dans ta gondole comme une blanche Léda sur le dos brun d’un cygne sauvage… Va, romanesque fille, passe et chante ; mais sache que la brise soulève les plis de ta mantille de dentelle noire, et que cette rose, mystérieusement cachée dans tes cheveux par la main de ton amant, va s’effeuiller si tu n’y prends garde. Ainsi s’envole l’amour, Beppa, quand on le croit bien gardé dans le cœur de ce-

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lui qu’on aime. — Adieu, maussade, me cria-t-elle ; je te fais le plaisir de te quitter ; mais, pour te punir, je chanterai en dia-lecte, et tu n’y comprendras rien. – Je souris de cette prétention de Beppa d’ériger son patois en langue inintelligible à des oreilles françaises. J’écoutai la barcarolle, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu’il me semble, pour la bouche des enfants.

Coi pensieri malinconici Na te star a tormentar. Vien con mi, montemo in gondola, Andremo in mezo al mar. Pasaremo i porti e l’isole Che contorna la cita : El sol more senza nuvole E la luna nascarà. … Co, spandendo el lume palido Sora l’ aqua inarzentada, La se specia e la se cocola Como dona inamorada. Sta baveta che te zogola Sui caveli inbovolai, No xe torbia de la polvere Dele rode e dei cavai. Sto remeto che ne dondola Insordirne no se sente Come i sciochi de la scuria, Come i urli de la zente. … Ti xe bella, ti xe zovene, Ti xe fresca come un fior ; Vien per tuti le so lagreme,

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Ridi adeso e fa l’amor. In conchiglia i greci, Venere, Se sognava un altro di ; Forse, visto i aveva in gondola Una bela come ti.

La nuit était si calme et l’eau si sonore, que j’entendis la dernière strophe distinctement, quoique les sons n’arrivassent plus à mon oreille que comme l’adieu mystérieux d’une âme perdue dans l’espace. Quand je n’entendis plus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m’en consolai en me disant que, si j’y étais allé, je serais déjà en train de m’en repentir.

Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son sem-blable ; tout porte au spleen, tout tourne au suicide ; et il n’y a rien de plus triste au monde, et surtout de plus ridicule, qu’un pauvre diable qui tourne autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des semaines et des années, comme l’homme de Shakspeare avec la vengeance. Les gens s’en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier comme les spectateurs d’un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le ballon. — Il sautera ! Il ne sautera pas ! Les hommes ont rai-son de rire au nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les suppor-ter, qui ne veut pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l’accep-ter comme elle est. Ils le punissent ainsi de l’ennui impertinent qu’il éprouve et qu’il avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne sa-vent pas ce qu’il a fallu de souffrances et de déboires pour ame-ner à ce point de préoccupation inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.

Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habi-tude, soit par accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour éviter l’irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls au bord de l’eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche, pendant un certain nombre

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d’heures, proportionné à la force et à la ténacité de leur mau-vaise humeur.

Je rentrai à minuit, et je trouvai Pierre et Beppa qui chan-taient dans la galerie ; c’est Giulio qui a décoré l’antichambre de ce titre pompeux, en attachant aux murailles quatre paysages peints à l’huile, où le ciel est vert, l’eau rousse, les arbres bleus, et la terre couleur de rose. Le docteur prétend faire sa fortune en les vendant à quelque Anglais imbécile, et Giulio prétend faire inscrire le nom de notre palais dans la nouvelle édition du Guide du voyageur à Venise. Pour s’inspirer, sans doute, de la vue des bois et des montagnes, le docteur a fait placer le petit piano qui lui sert à improviser, sous le plus enfumé de ces pay-sages. Les heures où le docteur improvise sont les plus béates de notre journée à tous. Beppa s’assied au piano et exécute lente-ment avec une main un petit thème musical qui sert à l’improvi-sateur pour suivre son rhythme lyrique, et ainsi éclosent dans une matinée des myriades de strophes pendant lesquelles je m’endors profondément dans le hamac ; Giulio roule à cheval sur la rampe du balcon, au grand risque de tomber dans quelque barque et de se réveiller à Chioggia ou à Palestrine. Beppa elle-même laisse ses grands cils noirs s’abaisser sur ses joues pâles, et sa main continue l’action mécanique du doigter, tandis que son imagination fait quelque rêve d’amour à travers les nuages du sommeil, et que le chat roulé en pelote sur les ca-hiers de musique exhale de temps en temps un miaulement plein d’ennui et de mélancolie.

Ce soir-là, Beppa était seule avec Pierre et Vespasiano (c’est le nom du chat). — Miracle, docteur ! dis-je en entrant ; com-ment as-tu fait pour veiller si tard ? — Nous étions inquiets, me dit-il d’un ton grondeur, tandis que sa dernière rime expirait encore amorosa sur ses lèvres, et vous savez que nous ne dor-mons pas quand vous n’êtes pas rentré. — Ah çà, mes amis, ré-pondis-je, votre tendresse est une persécution. Me voir obligé d’avoir des remords de votre insomnie, quand j’ai cru faire la promenade la plus innocente du monde. — Mon cher enfant, me

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dit Beppa en me prenant les mains, nous avons une prière à te faire. — Qui est-ce qui pourrait te refuser quelque chose, Beppa ? Parle. — Donne-moi ta parole d’honneur de ne plus sor-tir seul après la nuit tombée. — Voilà encore tes folles sollici-tudes, ma Beppa ; tu me traites comme un enfant de quatre ans, quand je suis plus vieux que ton grand-père. — Tu es environné de dangers, me dit Beppa avec ce petit ton de déclamation sen-timentale qui lui sied si bien ; celle qui te poursuit est capable de tout. Si tu aimes un peu la vie à cause de nous, Zorzi, en-ferme-toi à la maison ou quitte le pays pour quelque temps.

— Docteur, répondis-je, je te prie de tâter le pouls de notre Beppa. Certainement elle a la fièvre et un peu de délire.

— Beppa s’exagère le danger, dit-il ; d’ailleurs ce danger, quel qu’il fût, ne saurait commander à un homme une chose aussi ridicule que de fuir devant la colère d’une femme. Pour-tant il ne faut pas trop rire, dans ce pays-ci, de certaines me-naces de vengeance, et il serait prudent de ne pas courir seul à des heures indues et par les quartiers les plus déserts et les plus dangereux de Venise.

— Dangereux ! lui dis-je en haussant les épaules ; allons, voilà de la prétention. Mes pauvres amis ! vous vous battez les flancs pour soutenir l’antique réputation de votre patrie ; mais vous avez beau faire, vous n’êtes plus rien, pas même assassins ! Vous n’avez pas une femme capable de toucher à un poignard sans tomber évanouie ni plus ni moins qu’une petite-maîtresse parisienne, et vous chercheriez longtemps avant de trouver un bravo pour seconder un projet de meurtre, eussiez-vous à lui of-frir tout le trésor de Saint-Marc en récompense.

Le docteur fit un petit mouvement du doigt par lequel les Vénitiens expriment beaucoup de choses, et qui piqua ma curio-sité. — Voyons, lui dis-je, qu’avez-vous à répondre ? — Je ré-ponds, dit-il, de vous trouver, avant douze heures, pour la mo-dique somme de cinquante francs tout au plus, un bon spadas-

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sin capable de donner, à qui bon vous semblera, une coltellata d’aussi solide qualité que si nous étions en plein moyen âge.

— Grand merci, mon maître, répondis-je. Cependant une coltellata me paraît une chose si romantique et tellement adap-tée à la mode nouvelle, que je voudrais en recevoir une, dût-elle me retenir trois jours au lit.

— Les Français se moquent de tout, reprit-il, et ils ne sont pas plus terribles que les autres en présence du danger. Pour nous, nous sommes heureusement très-dégénérés dans l’art du couteau ; cependant il y a encore des amateurs qui le cultivent, et il n’y a pas de danger qu’il se perde comme les autres arts.

— Vous ne me ferez pas croire que cela entre dans l’éduca-tion de vos dandies ?

— Cela n’entre dans celle de personne, répondit-il d’un air un peu suffisant. Cependant, il y a dans la main d’un Vénitien une certaine adresse naturelle qui le rend capable de devenir habile en peu de temps. Tenez, essayons cela ensemble. – Il alla prendre sur son bureau un vieux petit couteau de mauvaise mine, et, ouvrant la porte de ma chambre, il se ménagea une distance de dix pas, et plaça les bougies de manière à éclairer un pain à cacheter collé au but pour point de mire. Il tenait le cou-teau d’un air négligé et sans paraître songer à mal. — Voyez-vous, dit-il, on fait comme cela ; on a une main dans sa poche, on regarde le temps qu’il fait, on siffle un air d’opéra, on passe à distance de son homme ; et, sans que personne s’en aperçoive, sans presque mouvoir le bras, on lance le harpon. Regardez ! Avez-vous vu ?

— Je vois, docteur, lui dis-je ; que ta perruque est tombée sur les genoux de Beppa, et que le chat s’enfuit épouvanté. Quand tu voudras jouer au couteau tout de bon, il faudra tâcher de ne pas te trahir par des incidents aussi burlesques. — Mais le couteau, dit-il sans se déconcerter et sans songer à relever sa

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perruque, où est le couteau, je vous prie ? – Je regardai le but : le couteau était certainement planté dans le pain à cacheter.

— Tudieu ! lui dis-je, est-ce ainsi que tu saignes tes ma-lades, cher docteur ?

— Il est vrai que j’ai perdu ma perruque, dit-il d’un air triomphant ; mais remarquez que j’avais affaire à une porte de plein chêne, incontestablement plus difficile à pénétrer que le sternum, l’épigastre ou le cœur d’un homme. Quant aux femmes, ajouta-t-il, méfiez-vous de celles qui sont blanches, courtes et blondes. Il y a un certain type qui n’a pas dégénéré. Quand le bleu de l’œil est foncé et le coloris du visage chan-geant, tâchez qu’elles n’aient pas de ressentiment contre vous, ou bien n’allez pas faire le gentil sous leurs balcons...

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…… Tu ne te doutes pas, mon ami, de ce que c’est que Ve-nise. Elle n’avait pas quitté le deuil qu’elle endosse avec l’hiver, quand tu as vu ses vieux piliers de marbre grec, dont tu compa-rais la couleur et la forme à celles des ossements desséchés. À présent le printemps a soufflé sur tout cela comme une pous-sière d’émeraude. Le pied de ces palais, où les huîtres se col-laient dans la mousse croupie, se couvre d’une mousse vert-tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle verdure veloutée, où le bruit de l’eau vient s’amortir languis-samment avec l’écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une ri-chesse de tissu et une langueur d’attitudes qui les font ressem-bler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les piliers, et suspendent leurs guirlandes de petites ro-saces blanches aux noires arabesques des balcons. L’iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement rayée de rouge et de blanc qu’elle semble faite de l’étoffe qui servait de costume aux

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anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides de cam-panules gigantesques s’entassent dans les vases dont la rampe est couverte ; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat couronne tout le balcon d’un bout à l’autre, et deux ou trois cages vertes cachées dans le feuillage renferment les rossi-gnols qui chantent jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l’ennui de leur captivité. La nuit, ils s’appellent et se ré-pondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils re-commencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu’ils viennent d’entendre.

À tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse sous un dais de jasmin, et les traghetti, ombragés de grandes treilles, répandent, le long du Grand-Canal, le par-fum de la vigne en fleur, le plus suave peut-être parmi les plantes.

Ces traghetti sont des places de station pour les gondoles publiques. Ceux qui sont établis sur les rives du Canalazzo sont le rendez-vous des facchini qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces messieurs sont groupés là d’une manière souvent théâtrale. Tandis que l’un, couché sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre debout sur la rive, débraillé, l’air railleur, le chapeau retroussé sur une forêt de longs cheveux crépus, dessine sa grande silhouette sur la muraille. Celui-là est le matamore du traghetto. Il fait souvent des courses de nuit du côté de Canaregio, dans une barque où les passagers ne se ha-sardent guère, et il rentre quelquefois le matin avec la tête fen-due d’un coup de rame qu’il prétend avoir reçu au cabaret. Il est l’espoir de sa famille, et sa poitrine est chargée d’images, de re-liques et de chapelets que sa femme, sa mère et ses sœurs ont fait bénir pour le préserver des dangers de sa profession noc-

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turne. Malgré ses exploits, il n’est ni vantard ni insolent. La prudence n’abandonne jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi contrebandier ne laisse échapper un mot de trop, même devant son meilleur ami ; et quand il rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la veille, il parle avec lui des événements de la nuit avec autant de sang-froid et de présence d’esprit que s’il les avait appris par la voix publique. – Auprès de lui on peut voir un vieux sournois qui en sait plus long que les autres, mais dont la voix s’est enrouée à crier sur les canaux ces paroles d’une langue inconnue, dérivée peut-être du turc ou de l’arménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise pour s’avertir et s’éviter dans l’obscurité, ou au détour d’un angle du canal. Ce-lui-ci, couché sur le pavé, dans l’attitude d’un chien rancuneux, a vu les fastes de la république ; il a conduit la gondole du der-nier doge ; il a ramé sur le Bucentaure. Il raconte longuement, quand il trouve des auditeurs, des histoires de fêtes qui ressem-blent à des contes de fées ; mais quand il craint de ne pas être entendu avec recueillement, il s’enferme dans son mépris du temps présent, et contemple avec philosophie les trous nom-breux de sa casaque, en se rappelant qu’il a porté la veste de soie bariolée, l’écharpe flottante et la barrette emplumée. Trois ou quatre autres se pressent face à face devant la madone. Ils sem-blent avoir un secret d’importance à se confier ; on dirait presque d’un groupe de bandits méditant un assassinat sur la route de Terracine. Mais ils vont se livrer à la plus innocente de leurs passions, celle de chanter en chœur. Le tenore, qui est en général un gros réjoui, à voix grasse et grêle, commence en faus-set du haut de sa tête et du fond de son nez. C’est lui qui, selon leur expression énergique, gante la note, et chante seul le pre-mier vers. Peu à peu les autres le suivent, et la basse-taille, plus rauque qu’un bœuf enrhumé, s’empare des trois ou quatre notes dont se compose sa partie, mais qu’elle place toujours bien, et qui certainement sont d’un grand effet. La basse-taille est d’ordinaire un grand jeune homme sec, bronzé, à physionomie grave et dédaigneuse, un des quatre ou cinq types physiques dont à Venise, comme partout, la population se compose. Celui-

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là est peut-être le plus rare, le plus beau et le moins national. Le pur sang insulaire des lagunes produit le type que décrit ainsi Gozzi : Bianco, biondo e grassotto. – Robert va sans doute ras-sembler, dans le cadre qu’il remplit à présent à Venise, les plus beaux modèles de ces diverses variétés, et nous donner de cette race caractérisée une idée à la fois poétique et vraie5. Sa cou-leur, broyée aux ardents rayons du soleil de l’Italie méridionale, se modifiera sans doute à Venise, et se teindra d’une chaleur moins âpre et moins éblouissante. Heureux l’homme qui peut faire de ses impressions et de ses souvenirs des monuments éternels !

Les chants qui retentissent le soir dans tous les carrefours de cette ville sont tirés de tous les opéras anciens et modernes de l’Italie, mais tellement corrompus, arrangés, adaptés aux fa-cultés vocales de ceux qui s’en emparent, qu’ils sont devenus tout indigènes, et que plus d’un compositeur serait embarrassé de les réclamer. Rien n’embarrasse ces improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini s’adapte à deux voix au milieu d’un duo de Mercadante, et le refrain d’une vieille barca-rolle d’un maestro inconnu, ralentie jusqu’à la mesure grave du chant d’église, termine tranquillement le thème tronqué d’un cantique de Marcello. Mais l’instinct musical de ce peuple sait tirer parti de tant de monstruosités le plus heureusement pos-sible, et lier les fragments de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent la transition difficile à apercevoir. Toute mu-

5 Robert n’a pas représenté, dans son beau tableau des Pêcheurs vénitiens, un seul individu de la race pure indigène. Il a été à Chioggia, il a fait poser des Chioggiotes, et il nous a montré des échantillons d’une très-belle race, forte, maigre, brune, grave, et nullement vénitienne. Cette presqu’île de Chioggia, voisine de Venise, est habitée par une colonie d’origine grecque, asiatique peut-être. Ils se marient entre eux, et mêlent fort rarement leur sang à celui de la population vénitienne. [note de l’éd. d’origine]

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sique est simplifiée et dépouillée d’ornements par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorants de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont recueillant dans leur mé-moire les bribes d’harmonie qu’ils peuvent saisir à la porte des théâtres ou sous le balcon des palais. Ils les cousent à d’autres portions éparses qu’ils possèdent d’ailleurs, et les plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l’ensemble. Cette mesure est un impi-toyable adagio, auquel doivent se soumettre les plus brillantes fantaisies de Rossini : et vraiment cela me rangerait presque à l’avis de ceux qui pensent que la musique n’a pas de caractère par elle-même, et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentiments possibles, selon le mouvement qu’il plaît aux exécutants de lui donner. C’est le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à l’imagination, et, bien plus que le peintre, le musicien crée pour les autres des effets opposés à ceux qu’il a créés pour lui. La première fois que j’ai entendu la symphonie pastorale de Beethoven, je n’étais pas averti du sujet, et j’ai composé dans ma tête un poème dans le goût de Milton sur cette adorable harmonie. J’avais placé la chute de l’ange rebelle et son dernier cri vers le ciel, précisément à l’endroit où le com-positeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand j’ai su que je m’étais trompé, j’ai recommencé mon poëme à la seconde audi-tion, et il s’est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon es-prit fît la moindre résistance à l’impression que Beethoven avait eu dessein de lui donner.

L’absence de chevaux et de voitures et la sonorité des ca-naux font de Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d’aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs de gondoliers et de facchini sont meilleurs que ceux de l’Opéra de Paris, comme je l’ai en-tendu dire à quelques personnes d’un heureux caractère ; mais il est bien certain qu’un de ces chœurs, entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la lune, fait plus de plaisir qu’une meilleure musique exécutée sous les châssis d’une colonnade en toile peinte. Les grossiers dilettanti beuglent dans

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le ton et dans la mesure ; les froids échos de marbre prolongent sur les eaux ces harmonies graves et rudes comme les vents de la mer. Cette magie des effets acoustiques et le besoin d’enten-dre une harmonie quelconque dans le silence de ces nuits en-chantées font écouter avec indulgence, je dirais presque avec re-connaissance, la plus modeste chansonnette qui arrive, passe et se perd dans l’éloignement.

Quand on arrive à Venise, et qu’un gondolier bien tenu vient vous attendre à la porte de l’auberge, avec sa veste de drap et son chapeau rond il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de cette élégance qu’ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la chercherait aussi vainement sous les guenilles de ceux qui abandonnent leurs vêtements à un désordre plus pittoresque. Mais l’esprit incisif, pénétrant et subtil de cette classe célèbre n’est pas encore tout à fait perdu. Leurs physio-nomies ont généralement ce caractère de finesse mielleuse qu’on pourrait prendre au premier coup d’œil pour de la gaieté bienveillante, mais qui cache une mordante causticité et une as-tuce profonde. Le caractère de cette race et celui de la nation vénitienne est encore ce qu’il a été de tout temps, la prudence. Nulle part il n’y a plus de paroles et moins de faits, plus de que-relles et moins de rixes. Les barcaroles ont un merveilleux ta-lent pour se dire des injures ; mais il est bien rare qu’ils en vien-nent aux mains. Deux barques se rencontrent et se heurtent à l’angle d’un mur, par la maladresse de l’un et l’inattention de l’autre. Les deux barcaroles attendent en silence le choc qu’il n’est plus temps d’éviter ; leur premier regard est pour la barque ; quand ils se sont assurés l’un et l’autre de ne s’être point endommagés, ils commencent à se toiser pendant que les barques se détachent et se séparent. Alors commence la discus-sion. — Pourquoi n’as-tu pas crié siastali6 ? — J’ai crié. — Non.

6 Le stali des gondoliers, qui est, je crois, un reste de la langue franque que parlaient les gondoliers turcs, à la mode autrefois à Venise, signifie à droite ; siastali signifie à gauche. [note de l’édition d’origine]

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— Si fait. — Je gage que non, corpo di Bacco ! — Je jure que si, sangue di Diana ! — Mais avec quelle diable de voix ? — Mais quelle espèce d’oreilles as-tu pour entendre ? — Dis-moi dans quel cabaret tu t’éclaircis la voix de la sorte. — Dis-moi de quel âne ta mère a rêvé quand elle était grosse de toi. — La vache qui t’a conçu aurait dû t’apprendre à beugler. — L’ânesse qui t’a en-fanté aurait dû te donner les oreilles de ta famille. — Qu’est-ce que tu dis, race de chien ? — Qu’est-ce que tu dis, fils de gue-non ? – Alors la discussion s’anime, et va toujours s’élevant à mesure que les champions s’éloignent. Quand ils ont mis un ou deux ponts entre eux, les menaces commencent. — Viens donc un peu ici, que je te fasse savoir de quel bois sont faites mes rames. — Attends, attends, figure de marsouin, que je fasse sombrer ta coque de noix en crachant dessus. — Si j’éternuais auprès de ta coquille d’œuf, je la ferais voler en l’air. — Ta gon-dole aurait bon besoin d’enfoncer un peu pour laver les vers dont elle est rongée. — La tienne doit avoir des araignées, car tu as volé le jupon de ta maîtresse pour lui faire une doublure. — Maudite soit la madone de ton traguet pour n’avoir pas envoyé la peste à de pareils gondoliers ! — Si la madone de ton traguet n’était pas la concubine du diable, il y a longtemps que tu serais noyé. – Et ainsi, de métaphore en métaphore, on en vient aux plus horribles imprécations ; mais heureusement, au moment où il est question de s’égorger, les voix se perdent dans l’éloigne-ment, et les injures continuent encore longtemps après que les deux adversaires ne s’entendent plus.

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Les gondoliers des particuliers portent, dans ce temps-ci, des vestes rondes de toile anglaise imprimée à grands ramages de diverses couleurs. Une veste fond blanc à dessins perse, un pantalon blanc, un ceinturon rouge ou bleu, et un bonnet de ve-lours noir dont le gland de soie tombe sur l’oreille à la manière des Chioggiotes, composent un costume de gondolier très-élégant et très-frais. Il y a encore quelques jeunes gens de bon

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ton qui l’endossent et qui se donnent le divertissement de con-duire une petite barque sur les canaux. Autrefois c’était pour les dandies de Venise ce que l’exercice du cheval est pour ceux de Paris. Ils s’exerçaient particulièrement dans les petits canaux, où le rapprochement des croisées permettait aux belles d’admirer leur grâce et leur bonne mine. Cela se voit encore quelquefois. Tous les soirs, deux de ces élégants viennent sil-lonner notre canaletto avec une rapidité et une force remar-quables. Je crois bien qu’ils sont un peu attirés sous notre bal-con par les beaux yeux de Beppa, et que l’un des deux a quelque prétention de lui plaire. Il est perché sur la poupe, le poste le plus périlleux et le plus honorable ; et la barque ne s’éloigne guère de l’espace que peut embrasser le regard de la belle. Il y a vraiment peu de gondoliers de profession capables d’en remon-trer à ces deux dilettanti. Ils lancent leur esquif comme une flèche, et je doute qu’un cavalier bien monté pût les suivre sur un rivage parallèle. Le grand tour de force, et celui que nos ama-teurs exécutent très-bravement, est de lancer la barque à pleines rames, de l’amener jusqu’à l’angle d’un pont, et de s’arrêter là tout à coup au moment où la proue va toucher le but. C’est un jeu adroit et courageux, et je m’afflige plus de le voir tomber en désuétude que de la perte du luxe et des richesses de Venise. Si l’énergie du corps et de l’esprit ne s’était pas perdue, il ne fau-drait désespérer de rien. Et en outre, ce n’est pas un trop mau-vais moyen pour attirer l’attention des femmes. Je ne m’étonne-rais pas que Beppa vît avec un certain intérêt ce grand blond aux vives couleurs, qui, en équilibre sur la pointe de sa mince barchetta, semble à chaque instant près de se briser avec elle, et vingt fois en un quart d’heure triomphe d’un danger auquel il s’expose pour avoir un regard de Beppa. Beppa prétend qu’elle ne sait pas seulement de quelle couleur sont les yeux de ce jeune homme : Hum ! Beppa !

Tous les amateurs ne sont pas aussi heureux que ceux-ci. Malheur à ceux qui échouent en présence des dames placées aux fenêtres et des gondoliers groupés sur les ponts pour juger ! L’autre jour, deux braves bourgeois, âgés chacun d’un demi-

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siècle, et retranchés depuis dix ans au moins dans la douce oc-cupation de cultiver leur obésité, se sont, on ne sait comment, défiés à la regata. Chacun apparemment s’était avisé de vanter les prouesses de son jeune temps, et l’amour-propre s’était mêlé de la partie. Quoi qu’il en soit, ces deux honnêtes célibataires avaient ouvert un pari à leurs amis. À l’heure dite, les gondoles se groupent sur le lieu du combat. Les parieurs et une foule de dilettanti et d’oisifs s’attroupent sur les rives et sur les ponts voisins. Les deux barques rivales s’avancent, et les deux cham-pions s’élèvent chacun sur sa poupe avec une lente majesté. Ser Ortensio s’élance avec gloire et saisit la rame d’un bras vigou-reux. Mais avant que Ser Demetrio eût le temps d’en faire au-tant, soit par hasard, soit par malice, une des barques specta-trices heurta légèrement la sienne ; le digne homme perdit l’équilibre, et tomba lourdement dans les flots comme un saule déraciné par la tempête. Heureusement le fossé n’était pas pro-fond. Ser Demetrio se trouva jusqu’au cou dans l’eau tiède et jusqu’aux genoux dans la vase. Juge des rires et des huées des assistants, parmi lesquels était bon nombre de caustiques gon-doliers. Les amis du malheureux Demetrio s’empressèrent de le retirer ; on le nettoya, on le mit dans un lit bien chaud, et sa gouvernante passa la journée à lui faire avaler des cordiaux ; tandis que son adversaire, déclaré vainqueur à l’unanimité, al-lait au restaurant de Sainte-Marguerite faire un dîner splendide avec l’argent de la collecte et les convives des deux partis.

Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de la gondole avec l’agilité infatigable d’un poisson. Le gondolier porte la madone de son traguet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patronne sur l’autre. Il n’est point jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux ordres du pre-mier venu. Il n’obéit qu’au chef de son traguet, qui est un simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la po-lice, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de service au traguet. Le reste du temps, le gondolier gagne li-

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brement sa journée, et, quand une ou deux courses dans la ma-tinée ont assuré l’entretien de son estomac et de sa pipe jusqu’au lendemain, il s’endort le ventre au soleil, sans se sou-cier que l’empereur passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d’un siège de voiture. Mais son caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant. Souple, flatteur, et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son sa-laire comme de celui qui l’outrepasse. Il est ivrogne, facétieux, bavard, familier et fripon, à certains égards ; c’est-à-dire qu’il respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute bouteille cachetée ; mais si vous le laissez en compagnie de quelque bouteille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac avec la tranquillité d’un homme qui se livre aux plus légitimes opérations.

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On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n’y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l’œil ne saisit plus la ligne de l’horizon, et que l’eau et le ciel ne font plus qu’un voile d’azur, où la rêverie se perd et s’endort. L’air est si transparent et si pur que l’on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d’étoiles qu’on n’en peut apercevoir dans notre France septen-trionale. J’ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc ar-genté des astres occupait plus de place que le bleu de l’éther dans la voûte du firmament. C’était un semis de diamants qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n’est pas que je veuille dire du mal de notre lune ; c’est une beauté pâle dont la mélancolie parle peut-être plus à l’intelligence que celle-ci. Les nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n’a goûtés mieux que moi et que personne n’a

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moins envie de renier. Ici la nature, plus vigoureuse dans son influence, impose peut-être un peu trop de silence à l’esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sens. Il ne faut guère songer, à moins d’être un homme de génie, à écrire des poëmes durant ces nuits voluptueuses : il faut aimer ou dormir.

Pour dormir, y a un endroit délicieux : c’est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n’être dérangé par aucun importun pié-ton, à moins qu’il n’ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J’ai passé là bien des heures tout seul, sans penser à rien, tandis que Catulle et sa gondole dormaient au milieu de l’eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux ; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés ; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d’albâtre et leurs minarets couronnés d’un turban ; quand tout est blanc, l’eau, le ciel et le marbre, les trois élé-ments de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d’airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme ! je végète, je me repose, j’oublie. Qui n’en ferait au-tant à ma place ? Comment voudrais-tu que je pusse me tour-menter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral ?… Tout ce que je puis dire, c’est que ces messieurs sont bien bons de s’occuper de moi, et que, si je n’avais pas de dettes, je ne quitterais pas le perron du vice-roi pour leur procurer du scandale à mon bureau. Ma la fama, dit l’orgueilleux Alfieri. Ma la fame, répond Gozzi joyeusement.

Je défie qui que ce soit de m’empêcher de dormir agréa-blement quand je vois Venise, si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps et les hommes de l’empêcher d’être

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belle et sereine. Elle est là, autour de moi, qui se mire dans ses lagunes d’un air de sultane ; et ce peuple de pêcheurs qui dort sur le pavé à l’autre bout de la rive, hiver comme été, sans autre oreiller qu’une marche de granit, sans autre matelas que sa ca-saque tailladée, lui aussi n’est-il pas un grand exemple de philo-sophie ? Quand il n’a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un chœur pour se distraire de la faim ; c’est ainsi qu’il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu’il est à braver le froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d’esclavage pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui, pendant tant d’années, s’est nourri de fêtes et de di-vertissements. La vie est encore si facile à Venise ! la nature si riche et si exploitable ! La mer et les lagunes regorgent de pois-son et de gibier ; on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d’un excellent reve-nu : il n’est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu’un champ en terme ferme. De ces milliers d’isolettes dont la lagune est se-mée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d’herbages si odorants qu’on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères ; les vins les plus exquis de l’Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Pa-ris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que, le jour de l’entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l’indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau jusqu’à la porte des maisons ; sur les ponts et dans les rues pavées passent les marchands en détail. L’échange de l’argent avec les objets de consommation journalière se fait à l’aide d’un panier et d’une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre large-ment sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la mai-son. Quelle différence entre cette commode existence et le labo-rieux travail qu’une famille, seulement à demi pauvre, est forcée

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d’accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise ! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais ! Tous ces indus-triels, qui chaque jour apportent à Venise leur fonds de com-merce dans un panier, sont les esprits les plus plaisants du monde, et débitent leurs bons mots avec leur marchandise. Le marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué d’avoir crié tout le matin, vient s’asseoir dans un carrefour ou sur un parapet ; et là, pour se débarrasser de son reste, il dé-coche aux passants et aux fumeurs des balcons les invitations les plus ingénieuses. — Voyez, dit-il, c’est le plus beau poisson de ma provision ! je l’ai gardé jusqu’à cette heure, parce que je sais qu’à présent les gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles jolies sardines, quatre pour deux centimes ! Un regard de la belle camérière sur ce beau poisson, et un autre par-dessus le marché pour le pauvre pescaor. – Le porteur d’eau fait des calembours en criant sa denrée : Aqua fresca e tenera. – Le gondolier, stationné au traguet, invite le passager par des offres merveilleuses : — Allons-nous ce soir à Trieste, monseigneur ? voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en pleine mer, et un gondolier capable de ramer sans s’arrêter jusqu’à Constantinople.

Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l’Adriatique ; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu’ils prétendent tous quand ils n’ont pas envie d’obéir, qu’il avait l’eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m’avoir envoyé cet asthma-tique qui rend l’âme à chaque coup de rame, et qui est plus ba-billard qu’une grive quand il est ivre. J’étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Sa-lute, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal

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en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d’une sé-rénade délicieuse. — Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo ; tu auras au moins, j’espère, la force de suivre cette barque.

Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant : Musica ! musica ! d’un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s’était formée autour des dilettanti ; toutes les rames faisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l’eau. L’harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d’interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d’une voix si triste et avec un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j’enfonçai ma casquette jusqu’à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient des-cendre du ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s’approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d’une joie convulsive ; la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d’un cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s’étreignirent comme des âmes bienheu-reuses qui s’embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit en-core après qu’ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l’atmosphère une chaleur magique, comme si l’amour l’avait agitée, de ses ailes.

Il y eut quelques instants de silence que personne n’osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût

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voulu nous échapper ; mais nous nous élançâmes sur son sil-lage. On eût dit d’une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos proues à grandes scies d’acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l’Arioste. La fugitive se délivra à la manière d’Orphée : quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l’ordre et le silence. Au son des légers arpèges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la sym-phonie, et suivirent l’adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n’était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d’œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles si-lencieuses qui glissait doucement sur le large et magnifique ca-nal de Venise. Au son des plus suaves motifs d’Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l’eau, chaque léger bon-dissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l’air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d’amis et d’amants qu’ils conduisaient. La lune s’élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits ; elle aussi avait l’air d’écouter et d’aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l’obscuri-té, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l’enfer. L’autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d’argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n’éclairait pas d’autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d’immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dres-sent par centaines dans le ciel semblaient des volées d’esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et con-damnée comme elle à dormir cent ans et plus.

Nous voguâmes ainsi près d’une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondis-

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sait à l’allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amorosa à l’andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d’une espèce de grognement de béatitude. L’orchestre s’arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me pen-chai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C’était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d’une longue pipe turque, qu’il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l’air de s’ennuyer beaucoup ; mais il avait payé une sérénade dont j’avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meil-leur gré du monde.

Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta, où j’avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crièrent : — Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier. – C’était une épigramme adressée au vieux Catullo, qui a une ma-ladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle. — Il paraît qu’on te connaît ici, vechio, lui dis-je. — Ah ! lustrissimo ! répondit-il, E gnente, semo Nicoloti. — Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là ? lui demandai-je. —Nicoloto, reprit-il, et des bons. — Noble, peut-être ? — Comme dit Votre Seigneurie. — As-tu par hasard un doge dans ta fa-mille ? — Lustrissimo, j’ai mieux que cela ; j’ai trois porcs, c’est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d’honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître ? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident ; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l’empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré. — Diable ! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catulle, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant une heure que vous aurez à m’attendre ? — Il n’y a pas de dan-ger, mon maître, répondit-il ; le tabac me fait mal à la gorge.

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— Est-ce qu’il y a encore des Nicoloti et des Castellani ? demandai-je à mes amis qui m’attendaient au pied de la colonne du Lion. — Que trop, répondit Pierre ; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu’il est question parmi les gondoliers de renouve-ler les vieilles querelles. — Je pense bien, dit Beppa, qu’on peut les laisser faire ; de l’humeur pacifique dont ils sont, leurs divi-sions ne feront de mal à personne et tout se passera en paroles burlesques. — Il ne faut pas encore trop s’y fier, reprit le doc-teur ; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu’ils ont faite de réveiller l’esprit de parti, et leurs coups d’essai s’annonçaient bien. C’était, je crois, en 1817, dit Beppa, et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de Ve-nise, qu’il y eut, en quatre ou cinq jours, de si bonnes coltellate échangées entre les deux factions, qu’il y eut plus de cent per-sonnes blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas. — À la bonne heure, répondis-je. Pourrais-tu me dire, doc-teur érudit, l’origine de ces dissensions, toi qui sais dans quel goût était taillée la barbe du doge Orseolo ? — Cette origine se perd dans la nuit des temps, répondit-il ; elle est aussi ancienne que Venise. Ce que je puis te dire, c’est que cette division parta-geait en deux les nobles aussi bien que la plèbe. Les Castellani habitaient l’île de Castello, c’est-à-dire l’extrémité orientale de Venise, jusqu’au pont de Rialto. Les Nicoloti occupaient l’île de San-Nicolo, l’extrémité orientale, où sont situées la place Saint-Marc, la rive des Esclavons, etc. Le Grand-Canal servait de con-fins aux deux camps. Les Castellani, plus riches et plus élégants que les autres, représentaient la faction aristocratique. Les nobles avaient les premiers emplois de la république, et le peuple castellan était employé aux travaux de l’arsenal. Il four-nissait les pilotes pour les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans le Bucentaure. Les Nicoloti formaient le parti démo-cratique. Leurs gentilshommes étaient envoyés dans les petites villes de la terre ferme comme gouverneurs, ou occupaient dans les armées des emplois secondaires. Le peuple était pauvre, mais brave et indépendant. Il était spécialement occupé de la

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pêche, et avait son doge particulier, plébéien et soumis à l’autre doge, mais investi de droits magnifiques, entre autres celui de s’asseoir à la droite du grand doge dans les assemblées et fêtes solennelles. Ce doge était d’ordinaire un vieux marinier expéri-menté et portait le titre de Gastaldo dei Nicoloti ; son office était de présider à l’ordre des pêches et de veiller à la tranquilli-té de ses administrés, dont il était à la fois le supérieur et l’égal. C’est ce qui faisait dire aux Nicoloti, s’adressant à leurs rivaux : — Tu rames pour le doge, et nous ramons avec le doge : Ti, ti voghi el dose, et mi vogo col dose. – La république maintenait cette rivalité et protégeait scrupuleusement les privilèges des Nicoloti, sous le prétexte de tenir vivante l’énergie physique et morale de la population, mais plus certainement pour contreba-lancer, par un habile équilibre, la puissance patricienne.

Le gouvernement, continua le docteur, ne perdait aucune occasion de flatter l’amour-propre de ces braves plébéiens, et leur donnait des fêtes où ils étaient appelés à montrer la vigueur de leurs muscles et leur habileté à conduire la barque. Les tours de force des Nicoloti sont encore d’interminables sujets de van-terie et d’orgueil chez les enfants de cette race herculéenne, et tu as pu voir, dans les bouges où nous allons quelquefois panser des blessés ensemble, ces grossiers tableaux à l’huile qui repré-sentent le grand jeu de la pyramide humaine, et les portraits des vainqueurs de la régate avec leur bannière brodée et frangée d’or fin, au milieu de laquelle était brodée l’image d’un porc ; le don d’un porc véritable accompagnait ce prix, qui n’était que le troisième, mais qui n’était pas le moins envié. Les Nicoloti s’exerçaient à la lutte, et leurs femmes avaient leurs régates, où elles ramaient à l’envi avec une force et une dextérité incontes-tables. Jugez, de ce qu’eût été cette population en colère, si par ces adroites flatteries à sa vanité, et par une administration, scrupuleusement équitable, le gouvernement ne l’eût tenue en joie et en belle humeur ! — Le gouvernement étranger, dis-je, se sert d’autres moyens ; il jette en prison et punit sévèrement le moindre témoignage ostensible de courage et de force. — Il faut avouer, reprit-il, qu’il n’eut pas absolument tort de réprimer les

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excès de 1817 ; mais il aurait dû trouver en outre le moyen de prévenir le retour de ces fureurs. — Les croyez-vous bien éteintes ? À la manière dont Catullo parlait de sa noblesse plé-béienne tout à l’heure, je croirais assez que les Castellani ne sont pas encore très-liés avec les Nicoloti. — Si peu, me répondit le docteur, qu’une conspiration des Nicoloti vient d’être décou-verte, et qu’il est question de s’assurer de la personne de qua-rante ou cinquante d’entre-eux.

Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catul-lo tellement endormi, que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d’eau le creux de sa main et de l’épancher doucement sur la barbe grise (le oneste piume, comme aurait dit Dante) du gondolier octogénaire. Il ne se fâcha nullement de cette plaisan-terie et se mit courageusement à l’ouvrage. — N’étais-tu pas, lui dit, chemin faisant, le docteur, de ce fameux repas à Saint-Samuel, la semaine dernière ? — Qui, moi, paron ? répondit le vieillard hypocrite. Pourquoi cela ? — Je te demande, reprit le docteur, si tu en étais ou si tu n’en étais pas. — Mi son Nicolo, paron. — Je ne parle pas de cela, dit le docteur en colère. Voyez s’il répondra droit à une question ! Me prends-tu pour un mou-chard, vieux sournois ? — Non certainement, illustrissime, mais qu’est-ce que vous voulez demander à un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile ? — Dis donc, moitié ivrogne, moitié fourbe, lui dis-je. — Il n’y a pas de danger, reprit le docteur, que ces drôles-là répondent sans savoir pourquoi on les interroge. Eh bien ! puisque tu ne veux pas parler, je parlerai, moi ; je t’avertis, mon vieux renard, que tu vas aller en prison. — In pre-son ! mi ! parchè, lustrissimo ? — Parce que tu as dîné à Saint-Samuel, dit le docteur. — Et quel mal y a-t-il à dîner à Saint-Samuel, paron ? — Parce que tu as conspiré contre la sûreté de l’État, lui dis-je. — Mi Cristo ! quel mal peut faire un pauvre homme comme moi à l’État ? — N’es-tu pas Nicoloto ? dit le docteur. — Mi, si ! je suis né Nicoloto. — Eh bien ! tous les Nico-loti sont accusés de conspiration, repris-je, et toi comme les autres. — Santo Dio ! je n’ai jamais fait de conspiration. — Ne connais-tu pas un certain Gambierazi ? dit le docteur. — Gam-

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bierazi ! dit le prudent vieillard d’un air émerveillé, quel Gam-bierazi ? – Parbleu ! Gambierazi ton compère. On dirait que tu ne l’as jamais vu. – Lustrissimo, je n’ai pas entendu le nom que vous disiez, Gamba… Gambierazi ? Il y a beaucoup de Gambie-razi ! — Eh bien ! tu répondras demain plus catégoriquement à la police, dit le docteur. Voyez-vous cet animal que j’ai sauvé vingt fois de la corde, et qui devrait croire en moi comme en Dieu ; le voilà qui joue au plus fin avec moi et qui se méfie de moi comme d’un suppôt de police ! Qu’il aille au diable ! Si je m’intéresse à lui dans cette affaire, je consens à être pendu moi-même.

Ce matin, comme nous prenions le café sur le balcon, nous vîmes passer dans une gondole Catulus pater et Catulus filius, accompagnés de deux sbires. — Fort bien, dit le docteur, je ne croyais pas deviner si juste. Mais qu’est-ce que veut ce vieux ba-vard avec sa voix de grenouille enrhumée et ses signes d’intelligence ? – Catulus pater faisait en effet des efforts in-croyables pour se faire entendre de nous ; mais son enrouement chronique ne le lui permettant pas, il eut un colloque concilia-toire avec un sbire, qui consentit à faire arrêter la gondole et à accompagner son prisonnier jusqu’à nous. — Ah ! ah ! dit le doc-teur, que viens-tu faire ici ? Ne sais-tu pas que c’est moi qui t’ai dénoncé !

— Oh ! je sais bien que non, lustrissime ! Je viens me re-commander à su protezion. — Mais qu’as-tu fait, malheureux scélérat ? dit le docteur d’un air terrible. Quand je te disais que tu avais trempé dans quelque infâme conspiration ! – L’infortuné prisonnier baissa la tête d’un air si piteux, et le sbire, posé sur le seuil de la porte dans une attitude tragique, prit une expression de visage si imposante, que Beppa et moi partîmes d’un éclat de rire sympathique. — Mais enfin quel crime as-tu commis, damné vieillard ? dit Giulio. — Gnente, pa-ron ! — Toujours la même chose ! dit Pierre. De quoi diable veux-tu que je te justifie si je ne sais pas de quoi tu es accusé ? — Gnente, lustrissimo, altro che gavemo fato un Nicoloto. —

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Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je. — Ma foi ! je n’en sais rien, répondit Giulio. Qu’est-ce que tu entends par là, vechio birbo ? — Nous avons fait un Nicoloto, répéta Catullo. — Et comment s’y prend-on, demanda le docteur en fronçant le sourcil, pour faire un Nicoloto ? — Avec le Christ, avec quatre torches et avec le bouillon de seppia. — Ma foi ! c’est trop mys-térieux pour moi, dit le docteur. Explique tes sorcelleries, ré-prouvé ! car je suis chrétien, et n’entends rien au culte du diable. — E nù ancà ! semo cristiani ! s’écria le vieillard désolé. Mais il n’y a pas de mal à cela, paron ; c’est une coutume de tous les temps ; nos pères l’observaient, et nous l’avons prati-quée sans y rien ajouter de mal. Nous avons élu notre chef et nous l’avons baptisé. — Ah ! je comprends. Vous avez voulu faire un doge ? — Sior, si ! — Et vous l’avez baptisé avec l’encre de seppia, parce que le noir est la couleur des Nicoloti ? — Sior, si ! — Et vous lui avez fait jurer sur le Christ de défendre les droits et privilèges des Nicoloti ? — Sior, si ! — Et d’égorger une vingtaine de Castellani tous les matins ? — Sior, no ! — Et ce doge, c’est l’illustrissime gondolier Gambierazi ? – Sior, si, mi compare Gambierazi. — Que tu ne connaissais pas hier soir ? —Sior, si. — Et ton fils a pris part aussi à cette farce sacrilège ? —Ancà mio fio. — Et que veux-tu que je fasse pour toi, quand tu te mets sur le dos de semblables accusations ? Songes-tu que tu me compromets moi-même, et que je serai peut-être soupçonné de t’avoir soudoyé pour exciter tes pareils à la révolte ? – Ce mot de soudoyer, dans la bouche de Pietro, fit tellement rire Beppa, que le docteur perdit sa gravité, et que le sbire, qui avait bien la meilleure figure de sbire que l’on puisse imaginer, se laissa ga-gner par le rire sans savoir pourquoi. Mais, craignant d’avoir dérogé à la dignité de son rôle, il fit aussitôt une grimace épou-vantable ; et, montrant la porte à Catullo : Allons, dit-il, en voilà assez. Catullo partit après avoir baisé les mains du docteur en le conjurant d’aller chez le commissaire. — Va-t’en bien vite, chien maudit ! lui dit le docteur, qui, commençant à se sentir attendri, redoublait de manières bourrues, selon sa coutume. Je veux être damné si je m’occupe de toi. – Et aussitôt que le criminel fut

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hors de la chambre, il prit son chapeau et courut chez le com-missaire. Là il apprit que l’affaire était plutôt comique que sé-rieuse, qu’on avait arrêté une quarantaine de Nicoloti, et parmi eux tous les gondoliers du traguet de la Madonetta, dont fai-saient partie Catulus pater et filius ; mais que, après les avoir tenus quatre ou cinq jours sous les verrous pour les effrayer, on les laisserait aller en paix à leurs affaires.

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III

Venise, juillet 1834.

Depuis quelques jours, nous étions sur l’archipel vénitien, cherchant un peu d’air vital hors de cette ville de marbre qui est devenue un miroir ardent ; ce mois-ci surtout, les nuits sont étouffantes. Ceux qui habitent l’intérieur de la cité dorment tout le jour, les uns sur leurs grands sofas, si bien adaptés à la mol-lesse du climat, les autres sur le plancher des barques. Le soir, ils cherchent le frais sur les balcons, ou prolongent la veillée sous les tentes des cafés, lesquels heureusement ne se ferment jamais. Mais on n’entend plus les rires et les chansons accoutu-més. Les rossignols et les gondoliers ont perdu la voix. Des mil-liers de petits coquillages phosphorescents brillent au pied des murs, et des algues chargées d’étincelles passent dans l’eau noire autour des gondoles endormies. Rien n’interrompt plus le silence des nuits que le cri aigu des mulots qui folâtrent sur les marches des perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise en la couvrant de grands éclairs silen-cieux ; mais ils vont se briser au delà de l’Adriatique, et l’air s’embrase de l’électricité qu’ils ont apportée.

Les enfants du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons, les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent de l’eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d’avoir des chemises, et qui ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons l’air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui court généreusement en plein

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midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs que nous rencontrons là sont de pauvres petits papillons affamés qui se hasardent à passer d’un îlot à l’autre pour y trouver quelque fleur que le so-leil n’ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue et tombent dans une vague avant d’avoir pu achever leur longue et périlleuse traversée.

Hier nous passâmes devant l’île de San-Servilio, qui est oc-cupée par les fous et les infirmes. À travers une des grilles qui donnent sur les flots, nous vîmes un vieillard pâle et maigre as-sis à sa fenêtre, les coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains ; ses yeux caves étaient fixés sur l’horizon. Un instant il ôta sa main, essuya son front étroit et chauve, et retomba aussitôt dans son immobilité. Il y avait dans cette immobilité même quelque chose de si terrible que mes yeux s’y attachèrent involontairement. Quand nous eûmes tour-né l’angle de la façade, je vis que les regards de Beppa avaient suivi cette direction et se reportaient sur moi. — Était-ce un fou ? me dit-elle. — Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d’une figure agréable, qu’ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur, sortit des buissons qui bordent le jardin et s’avança sur la grève. Il tenait un râteau, et son air n’avait rien d’extravagant ; mais il nous adressa d’un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le dérangement de son cerveau. L’abbé était assis à la proue, et, avec cette vive et saisissante physiono-mie que personne ne contemple indifféremment, il regardait ce fou d’un air bienveillant. Addio, caro ! lui cria l’amateur de jar-dinage en voyant que nous n’abordions pas à l’hospice. Il dit cette parole d’un ton de regret affectueux et doux ; et, nous en-voyant encore un adieu de la main, il reprit son travail avec un empressement enfantin. — Il doit y avoir un bon sentiment dans cette pauvre tête, dit l’abbé ; car il y a de la sérénité sur ce visage et de l’harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l’on peut de-venir fou ? Il ne faut qu’être né meilleur ou pire que le commun des hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur. — Bon

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fou, dit-il en envoyant gaiement une bénédiction vers l’horticul-teur, Dieu te préserve de guérir ! – Nous arrivâmes à l’île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à faire aux moines ar-méniens. Le frère Hiéronyme, avec sa longue barbe blanche surmontée d’une moustache noire et sa figure si belle et si douce au premier coup d’œil, vint nous recevoir. Avec une infatigable complaisance de vanité monacale, il nous promena de l’impri-merie à la bibliothèque et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses momies, ses manuscrits arabes, le livre impri-mé en vingt-quatre langues sous sa direction, ses papyrus égyp-tiens et ses peintures chinoises. Il parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais avec l’abbé, français avec moi ; et chaque fois que nous lui faisions compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange d’hypocri-sie et d’ingénuité qui est particulier aux physionomies orien-tales, semblait nous dire : S’il ne m’était pas commandé d’être humble, je vous ferais voir que j’en sais bien davantage.

— Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l’abbé de La Mennais ? Je voudrais bien rencontrer quelqu’un qui le con-nût. — Certainement, je le connais beaucoup, répondis-je ef-frontément, curieux de savoir ce que l’on pensait de l’abbé de La Mennais en Arménie. — Eh bien ! quand vous le verrez, dit le moine, dites-lui que son livre… Il s’arrêta en jetant un regard méfiant sur l’abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée peut-être dans un autre but : Dites-lui que son dernier livre nous a fait beaucoup de peine. — Ah ! dit l’abbé, qui, pour n’être que Vénitien, n’en a pas moins la pénétration d’un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de La Mennais est un homme d’un immense orgueil, et qui s’imagine devoir compte de ses opinions à l’Europe entière ? Savez-vous qu’il est bien capable de considé-rer votre couvent comme une imperceptible fraction de son au-ditoire ?

— Carliste ! c’est un carliste ! dit le père Hiéronyme en se-couant la tête. – Parbleu ! il me paraît étrange d’entendre parler de ces choses-là dans le lieu et dans le pays où nous sommes,

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dis-je à voix basse à l’abbé, tandis que l’Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa grande Bible manuscrite, et qui pas-sait insolemment ses petits doigts sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les marges. — Vous allez voir qu’il dira du mal de La Mennais, s’il se méfie de nous, dit l’abbé ; excitez-le un peu. — Est-ce que vous ne trouvez pas, mon père, dis-je au moine, que M. de La Mennais est un grand poëte sacré ? – Poëte ! poëte ! répéta-t-il d’un air effrayé ; vous ne savez donc pas le jugement de Sa Sainteté ? — Non, répon-dis-je. — Eh bien ! mon fils, sachez-le ; ce nouvel écrit est abo-minable, et il est défendu à tout chrétien de le lire. — Malheu-reusement je ne savais point cela, répondis-je, et je l’ai lu sans penser à mal. — Ce malheur-là a pu arriver à bien d’autres, dit l’abbé en souriant. C’est un génie si dangereux que celui de M. de La Mennais ! On peut bien le lire jusqu’au bout sans s’apercevoir du danger. — Sans doute, reprit le moine, ce n’est qu’après l’avoir lu, quand on y réfléchit, qu’on aperçoit le ser-pent caché sous les fleurs de la séduction. — C’est ce qui vous est arrivé après l’avoir lu, n’est-ce pas, mon frère ? dit l’abbé. — Je ne dis point que je l’aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m’arriver sans que je fusse fort coupable ; jugez-en : l’abbé de La Mennais vint ici après son entrevue avec le pape ; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n’oublierais ni sa figure, ni sa voix, ni ses pa-roles. Il me fit une grande impression, j’en conviens, et je vis tout de suite que c’était un de ces hommes qui peuvent, lors-qu’ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je m’imagi-nai qu’il était rentré de bonne foi dans le sein de l’Église, et que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous, il parlait si bien ! il parlait comme il écrit… À ce qu’on dit, il écrit bien, ajouta l’Arménien, qui se méfiait toujours du sou-rire ironique de l’abbé. Ce fut au point, continua-t-il, que je le priai sincèrement de m’envoyer le premier ouvrage qu’il publie-rait. — Et il vous l’a envoyé ? demanda l’abbé. — Je ne dis point qu’il me l’ait envoyé, reprit aussitôt le moine. S’il me l’eût en-voyé, ce ne serait pas ma faute. Qui pouvait prévoir que cet

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homme si pieux et si bon ferait un livre abominable ? —Mais êtes-vous bien sûr, lui dis-je, qu’il soit abominable ? —Comment, si j’en suis sûr ! — Si vous ne l’avez pas lu ? — Mais la circulaire du pape ? — Ah ! j’oubliais, repris-je. — Lorsque cette circulaire nous est arrivée, dit le moine, j’étais, comme vous, dans l’erreur sur le compte de M. de La Mennais. Je disais à mes frères : Voyez un peu quelles grâces ineffables Dieu a répandues sur ce saint homme ! voyez comme un instant de doute et de souffrance a fait place en lui à une foi vive et ardente ! c’est l’effet de son entrevue avec le pape. — Vous disiez cela encore, après avoir lu le livre ? dit l’abbé persévérant dans sa taquinerie. — Je ne dis point que je l’aie dit alors, répondit le moine. D’ailleurs, quand je l’aurais dit ? je n’avais pas reçu la circulaire. — Cette circulaire me chagrine beaucoup, lui dis-je. Voyez donc ! j’étais enthousiasmé du livre et de l’auteur ; je sentais, en le lisant, éclore en moi une foi plus vive ; l’amour de Dieu, l’espoir de voir son règne s’accomplir sur la terre, m’avaient transporté au pied du trône éternel. Jamais je n’avais prié avec autant de ferveur ; j’éprouvais presque, chose inouïe en ces jours-ci, la soif du martyre. Cela ne vous a-t-il point produit le même effet, mon père ? — Si je n’avais pas reçu la circulaire du pape… dit le moine d’un air ému et contrarié ; mais que voulez-vous ? Quand le pape déclare que le livre est contraire à la reli-gion, à l’Église, aux mœurs, et au gouvernement de… de… Il se frappa le front sans pouvoir trouver le nom de Louis-Philippe Ier ; ce fut le seul moment où il fut un peu Arménien et moine. Les Français, continua-t-il, ont beaucoup d’obstination dans leurs opinions politiques. M. de La Mennais est un carliste. — Savez-vous bien au juste, mon père, ce que c’est que d’être car-liste ? lui demandai-je. — Il paraît, répondit-il, que cela est très-contraire aux opinions du pape. — Ma foi ! je n’y comprends plus rien, dis-je à voix basse à l’abbé ; ou cet Arménien fait un étrange amphigouri dans sa tête, ou le pape craint le juste-milieu autant que les moines arméniens craignent le pape. — Je vous demande pardon, dit le frère Hiéronyme en se rapprochant de nous d’un air curieux, j’ai peut-être blessé vos opinions parti-

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culières en parlant ainsi. – Comme je ne songeais point à ré-pondre, l’abbé me poussa le coude et me dit : — Vous n’enten-dez donc pas que le père Hiéronyme vous demande quelle est votre opinion particulière ? — En vérité, repris-je, je n’en ai point d’autre que celle-ci : le Monde se meurt, et les religions s’en vont. — Hélas ! oui, la religion s’en va si l’on n’y prend garde, dit l’Arménien ; les doctrines nouvelles s’infiltrent peu à peu dans l’antique vérité, comme l’eau dans le marbre, et ceux qui pourraient être les flambeaux de la foi se servent de la lu-mière pour égarer le troupeau. Quant à moi, continua-t-il en prenant un air de confidence, j’ai un grand désir et presque un projet arrêté : c’est de demander la permission d’aller trouver l’abbé de La Mennais, en quelque lieu qu’il soit, et de le supplier au nom de la religion, au nom de sa gloire, au nom de l’amitié que j’ai ressentie pour lui en le voyant, de rentrer dans le giron de la sainte Église romaine et de redresser ses voies. J’ai tant de choses à lui dire ! ajouta-t-il naïvement, je suis sûr que je vien-drais à bout de le convertir. – L’abbé se détourna pour cacher un rire moqueur ; puis il fit le tour du cabinet, tandis que le moine le suivait du regard, avec cet œil oriental, si beau et si brillant, qui semble tenir de l’aigle et du chat. Quand l’abbé eut fait semblant de regarder tous les objets d’histoire naturelle, il sortit, et Beppa pria l’Arménien de lui lire quelques lignes des diverses langues orientales dont les manuscrits étaient épars sur la table, afin d’écouter et de comparer les diverses musiques de ces langues inconnues à son oreille. Je laissai le docteur avec elle, au moment où ils se montraient fort satisfaits du syriaque et commençaient à goûter quelque peu le chaldéen ; j’allai re-joindre l’abbé, qui se promenait, d’un air rêveur, dans le cloître, le long des arcades ouvertes sur un préau rempli de soleil et de fleurs éclatantes. — Voilà ce que c’est que de jouer au plus fin avec son pareil, lui dis-je en riant. Tu as voulu faire de l’esprit, et tu as été pris pour un espion, l’abbé ; c’est bien fait.

Il ne me répondit pas, et parut suivre une conversation très-animée avec un interlocuteur imaginaire. — Vous n’iriez point, disait-il en ajoutant un mot patois qui équivaut à notre

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inimitable plus souvent ! Vous le dites, mais vous ne le feriez point ; vous ne quitteriez pas tout cela. – Il regardait et montrait en gesticulant les jardins et les galeries du couvent. En se re-tournant, il m’aperçut et partit d’un éclat de rire. — L’idée de ce moine, me dit-il, qui veut aller convertir M. de La Mennais, me trotte par la cervelle ; que t’en semble ? — Mais combien veux-tu parier, repris-je, que si le pape te chargeait de cette mission, tu ne répugnerais nullement à la remplir ? — Je le crois bien, répondit-il ; voir cet homme et causer avec lui, crois-tu que ce soit un événement à dédaigner dans la vie d’un pauvre prêtre ? — Et que lui dirais-tu ? — Que je l’admire, que je l’ai lu, et que je suis malheureux. — Ce n’est pas une raison pour briser ces ar-bustes qui ne t’ont rien fait, ni pour tourmenter ce brave moine qui a eu peur de ton rabat, et qui s’est cru obligé de déplorer l’erreur de celui qu’il admire peut-être autant que toi. — Ce moine ? il a fait semblant de s’intéresser à des choses qui ne l’intéressent nullement. Ils sont savants et polis, mais ils sont moines avant tout, et tout ce qui se passe au delà de leurs mu-railles leur est parfaitement indifférent. Pourvu qu’on les laisse tranquillement jouir de leurs richesses, ils répéteront toujours servilement le mot d’ordre du pouvoir qui les protège. Laïque ou religieux, peu leur importe, et croyez bien qu’ils ont un souve-rain plus sacré que le pape : c’est l’empereur François, qui leur a donné ce couvent et cet îlot fertile, où lord Byron est venu étu-dier les langues orientales, et que M. de Marcellus a visité der-nièrement, comme l’attestent les quatre beaux vers qu’il a écrits sur l’album des voyageurs.

— Je sais de lui un quatrain non moins beau, repris-je ; c’est celui qu’il a improvisé et écrit de sa propre main aux pieds de la statue de la Victoire, à Brescia. Le voici :

Elle marche, elle vole, et dispense la gloire ;

On est tenté de l’adorer. Et même en contemplant cette noble Victoire, Après avoir vu Rome, il nous faut l’admirer.

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— Je parie que M. de Marcellus ne peut pas souffrir l’abbé de La Mennais, dit l’abbé, et qu’il le réfute victorieusement ! — Que t’importe, méchant tonsuré ? lui dis-je. Laisse M. de Mar-cellus improviser des quatrains tout le long de l’Italie ; laisse ces pauvres moines goûter le repos acheté au prix des violences et des persécutions féroces qu’ils ont essuyées dans leur patrie de la part des Turcs. Le soin qu’ils prennent d’élever de jeunes Ar-méniens, et de conserver par l’imprimerie les monuments de leur langue, qui possède des historiens et des poëtes admi-rables, n’est-il pas d’ailleurs un travail noble et utile ? — Mais ils vendent très-cher leurs livres et leurs leçons, et pourtant ils sont riches. Un de leurs élèves alla faire fortune en Amérique et y mourut, il y a peu d’années, en leur léguant quatre millions. — Eh bien ! tant mieux, répondis-je, il leur fallait du luxe, et ils en ont. Dis-moi, l’abbé, t’imagines-tu un couvent sans fleurs rares, sans colonnes de porphyre, sans pavé de mosaïque, sans biblio-thèque et sans tableaux ? Des moines qui n’ont pas tout cela sont des êtres immondes auxquels nous ne viendrions certai-nement pas rendre visite. Pour moi, je suis bien fâché que ces merveilleux couvents d’autrefois, ces véritables musées des re-liques de l’art et de la science, aient été pillés pour enrichir les généraux et les fournisseurs de l’armée française, des tueurs d’hommes et des larrons. Je déplore la perte de cette race de vieux moines qui blanchissaient sur les livres et qui épuisaient les sciences humaines au point de n’avoir plus à exercer la puis-sance de leurs cerveaux que dans les rêves de l’alchimie et de l’astrologie. Ces instruments de physique et ce laboratoire m’avaient transporté aux temps poétiques de la vie monacale ; maudits soient ce moine bavard avec sa politique étrange, et M. de Marcellus avec ses sublimes quatrains, qui m’ont si brus-quement rappelé au temps présent !

— Tu ris de tout cela, homme léger, dit l’abbé en fronçant le sourcil, et tu as raison ; car notre siècle ne mérite plus qu’ironie et pitié. Malheur à celui qui croit encore à quelque chose ! Con-sume-toi dans ton cercle de fer, ô flambeau inutile de l’intelli-gence ! Ardeur de la foi, rêves de grandeurs divines, vous ronge-

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rez en vain la poitrine et le cerveau du croyant ; les hommes sourient et passent indifférents. Ah ! je ris comme un fou ! – Il me tourna brusquement le dos, et s’enfonça d’un air chagrin sous un berceau de vigne. J’eus envie de le suivre ; sa tristesse me faisait peine. Mais je vis passer dans l’eau une dorade qui s’élançait sur une seppia, et, curieux de voir la singulière dé-fense de ce pauvre animal informe contre l’agile nageur, je me penchai sur la grève. Je vis alors le calamajo, l’encrier, c’est ain-si qu’on appelle ici cette espèce de seppia, lancer son encre à la figure de l’ennemi, qui fit une grimace de dégoût et s’éloigna fort désappointé. Le calamajo fit à sa manière quelques gam-bades agréables sur le sable ; mais ce divertissement ne fut pas de longue durée. La dorade revint traîtreusement, et, par der-rière, le saisit et l’emporta au fond de l’eau avant qu’il eût songé à se servir de son ingénieux stratagème. Cette guerre me fit ou-blier celle du pape avec M. de La Mennais, et je restai un quart d’heure à me bronzer au soleil, dans la contemplation imbécile de quelques brins d’herbes où vivaient en bonne intelligence deux ou trois mille coquillages. Cette société paraissait floris-sante, lorsqu’un goëland effronté vint, sous mes yeux, la boule-verser d’un coup d’aile et presque l’anéantir. Rien ne peut donc subsister, pensai-je ; et je me rappelai les tristes réflexions de l’abbé. J’allai le rejoindre ; mais, à ma grande surprise, je le trouvai riant tout de bon et relisant d’un air de satisfaction, en se caressant la barbe, des lignes qu’il venait d’écrire avec le bout d’une ardoise sur le méridien du jardin. Je me penchai sur son épaule, et je lus des vers vénitiens qu’il venait de composer, et dont j’ai essayé de faire tant bien que mal la traduction.

L’ENNEMI DU PAPE.

« Restez en paix, mes frères, et laissez le pape vider ses querelles lui-même. Les foudres de Rome sont éteintes, et le feu de la colère brûle en vain les entrailles des hommes de Dieu. Leur anathème n’est plus qu’un son dont le vent se joue comme

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de l’écume des flots grondeurs. L’hérésiarque n’est plus forcé d’aller se réfugier dans les montagnes, et d’user la plante de ses pieds à fuir les vengeances de l’Église. La foi est devenue ce que Jésus a voulu qu’elle fût : un espoir offert aux âmes libres, et non un joug imposé par les puissants et les riches de la terre. Restez en paix, mes frères, Dieu n’épouse pas les querelles du pape.

« Imprudents qui voulez les réconcilier, vous ne savez pas le mal que vous feriez à l’Église si vous étouffiez cette voix re-belle ! Vous ne savez pas que le pape est bien content et bien fier d’avoir un ennemi : que ne donnerait-il pas pour en avoir deux, pour qu’un autre Luther entraînât la foule vers ses pas ! Mais le monde est indifférent désormais aux débats théologiques ; il lit les plaidoyers de l’hérétique, parce qu’ils sont beaux ; il ne lit pas les jugements du pape, parce qu’ils sont catholiques et rien de plus. Lisez-les, mes frères, puisque le pape vous les impose ; mais priez tout bas pour l’ennemi du pape.

« Vous avez bien assez travaillé, vous avez bien assez souf-fert en ce monde, vieux débris du plus ancien peuple de la terre ! vos barbes blanches sont encore tachées du sang de vos frères, et la neige du mont Ararat en a été rougie jusqu’à la cime, où s’arrêta l’arche sainte. Le cimeterre turc a rasé vos têtes jusqu’aux os, et l’infidèle s’est baigné la cheville dans les pleurs des derniers enfants de Japhet. La méfiance, qui plisse parfois vos fronts sereins, est le cachet qu’y a laissé la persécution. Mais rassurez-vous, mes frères, et sachez bien qu’il y a loin du pou-voir d’un pape romain à celui du moindre cadi turc d’un village de l’Arménie. Restez en paix, et soyez sûrs que le pape prie pour son ennemi, de peur que Dieu ne le lui retire.

« Le déluge de sang a cessé, votre arche a touché ces grèves fertiles ; ne quittez pas votre île heureuse. Cultivez vos fleurs et cueillez vos fruits. Voyez ! vos raisins rougissent déjà, et les pampres chargés de grappes se penchent sur les flots, comme pour boire, dans un jour de fatigue. Tout est couleur de rose ici,

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les lauriers, les marbres, le ciel et l’onde. Chaque matin vous sa-luez le soleil qui sort des montagnes de votre patrie, et vous as-pirez dans ses rayons la rosée de vos cimes natales. De quoi vou-lez-vous inquiéter vos âmes paisibles ? Enseignez aux orphelins de vos frères la langue que parlèrent les premiers hommes, et surtout racontez-leur l’histoire de votre esclavage, afin qu’ils gardent la liberté que vous avez si chèrement payée. Mais ne leur parlez pas de l’ennemi du pape ; c’est bien inutile, hélas ! Quand ils seront grands, l’Église sera pacifiée, et le successeur de Capellari n’aura pas un ennemi au soleil.

« Restez donc en paix, mes frères, car Dieu a remis son arc dans les nuées. Du monde inconnu qui est au delà de votre île, un messager vous est venu. Vous l’avez pris pour la colombe, tant sa voix était belle et son aspect candide. Mais le pape vous dit que la colombe est un corbeau. Dites comme lui, ô fils de Noé le prudent ! Mais si l’ennemi du pape, battu par quelque tempête, revient quelque jour s’asseoir à l’abri de vos figuiers, passez bien doucement derrière le feuillage, ô bons pères ! et courbez vers lui le beau fruit au manteau déchiré7. Les hiron-delles de l’Adriatique ne l’iront pas dire à Rome. S’il entre dans votre chapelle, laissez-le courber son vaste front devant votre madone. C’est un Turc qui l’a peinte, et pourtant elle est bien belle et bien chrétienne. Peut-être entendra-t-elle la prière de l’hérésiarque… Mais si elle le convertit à l’Église romaine, gar-dez-vous bien de vous vanter du miracle opéré chez vous, frère Hiéronyme ; c’est vous qui, sous peine d’excommunication, se-riez forcé de vous déclarer l’ennemi du pape. »

— Et toi, l’abbé, lui dis-je, ne serais-tu pas tenté, par ha-sard, de devenir l’ennemi du pape ? Ce rôle étrange ne leurre-t-

7 El figo col tabaro strapazza ; c’est une expression dont se sert le peuple de Venise. [note de l’édition d’origine]

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il pas ton orgueil de quelque dangereuse promesse ? Mais c’est plus difficile en ce temps-ci que d’improviser une satire, prends-y garde. Le rôle est grave, et il ne suffit pas d’être un prêtre élo-quent ; il faut être un grand caractère pour lever l’étendard de la révolte dans le concile. Respecte silencieusement l’habit que tu portes, à moins que tu ne te sentes aussi marqué du sceau fatal d’une grande destinée.

L’abbé, sans s’apercevoir de la fatuité de sa réponse, et s’abandonnant naïvement à une douloureuse préoccupation, dit en secouant la tête : — Il eût mieux valu cent fois être un grat-teur de guitare à la toilette des Cydalises, passer sa vie à rire et à faire des bouts rimés, que de souffrir le poids des réflexions qui s’obstinent à creuser cette pauvre tête. Ô La Mennais ! où êtes-vous ? Ô Capellari ! que faites-vous ? De cette soutane noire, linceul de nos gloires passées, ne sortira-t-il qu’un seul homme ? tous ceux qui s’y ensevelissent descendront-ils sans honneur dans l’oubli du tombeau ?

— Ô mon cher abbé, lui dis-je en pressant sa main, prends garde à ce qui se passe en toi ! prends garde au démon de l’orgueil ! Efface tes vers, voici venir Hiéronyme ; laisse à ce moine sa tranquille prudence et son obscur bonheur. N’éveille pas en lui le serpent caché ; qui sait s’il n’a pas songé bien des fois, lui aussi, à être un homme ? Laisse faire la reine du monde nouveau, l’intelligence, qui approche à pas de géant, et qui fera de nous ce que je sais bien, sans ton secours ni le mien.

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Quand nous repassâmes devant l’île des Fous, Beppa se plaignit qu’on lui fît faire deux fois cette route. — Je déteste leurs cris, dit-elle ; cela me rend malade, et ma souffrance n’adoucit point la leur.

— Ils ne crient pas toujours, lui dis-je en lui montrant le vieillard que nous avions vu deux heures auparavant. Il était

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toujours à la même place et dans la même attitude. Sa figure était pâle et morne comme nous l’avions laissée, et il contem-plait encore les flots. — C’est bien pis que s’il criait, dit Beppa. Mon Dieu ! quelle effrayante figure ! quel calme désespoir ! À quoi songe-t-il et que regarde-t-il ? Que se passe-t-il dans cette tête chauve qui ne sent pas les rayons du soleil ? Ils sont lourds comme du plomb, et il les supporte depuis deux heures ! — Et peut-être les supporte-t-il ainsi tous les jours, dit le docteur. J’en ai connu un qui se croyait un aigle, et qui s’est tellement obstiné à regarder le soleil, qu’il en est devenu aveugle. Quand il eut perdu la vue, sa fantaisie n’en fut que plus opiniâtre. Il croyait en contempler encore le disque lumineux, et prétendait, au milieu des ténèbres de la nuit, voir sa chambre inondée d’une clarté éblouissante. — Plaise à Dieu, dit Beppa, que celui-ci ait quelque manie stupide de ce genre ! il ne souffrirait pas. Mais je crains bien qu’à cette heure il ne soit pas fou, et qu’il sache seu-lement qu’il est captif. Comme il regarde l’horizon ! Pauvre homme ! tu n’iras jamais jusqu’à cette première lame de l’Adriatique, et il y a peut-être dans ton cerveau un volcan qui voudrait te lancer au bout du monde. — Il ne s’en est peut-être pas fallu l’épaisseur d’un cheveu sous son crâne, dit le docteur, qu’il ne fût un homme de génie et qu’il ne remplît l’univers de son nom. Peut-être y a-t-il des instants où il le sent, et où il s’aperçoit qu’il faut mourir à l’hôpital des fous ! — Voguons, vo-guons, dit Beppa ; voici le front de l’abbé qui se plisse……

La lune montait dans le ciel, quand, après avoir dîné lon-guement, et longuement causé dans un café, nous arrivâmes à la Piazzetta. — Ce fils de chien dont la mère était une vache ne se dérangera pas, grommela Catullo, qui avait le vin misanthrope, ce soir-là. — À qui s’adresse cette apostrophe généalogique ? dit le docteur. En se retournant il vit un Turc qui avait ôté ses ba-bouches et une partie de son vêtement, et qui s’était agenouillé sur la dernière marche du traguet, si près de l’eau qu’il mouillait sa barbe et son turban à chacune des nombreuses invocations qu’il adressait à la lune. — Ah ! ah ! dit le docteur, ce monsieur a choisi un étrange prie-Dieu ; l’heure l’aura surpris au moment

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où il appelait une gondole ; il aura été forcé de se jeter le visage contre terre en entendant sonner le coup de sa prière. — Ce n’est pas cela, dit l’abbé ; il s’est mis là pour que personne ne pût passer devant lui et ne vînt à traverser son oraison ; son culte lui commande de recommencer autant de fois qu’il passe de gens entre lui et la lune.

En parlant ainsi, il mit sa canne en travers des jambes de Catullo, qui voulait poser brutalement le pied sur la rive et re-pousser le Turc pour nous faire aborder. — Laisse-le, dit l’abbé ; celui-là aussi est un croyant. — Et comment voulez-vous faire, dit le gondolier, si cet animal sans baptême ne se dérange pas ?

En effet, le traquet étant bordé de deux petites rampes de bois, nous ne pouvions aborder sans traverser quelque peu l’oraison du musulman. — Eh bien ! dit l’abbé, nous attendrons qu’il ait fini : assieds-toi, et ne dis mot. – Catullo alla s’asseoir sur sa poupe en secouant la tête ; il était facile de voir qu’il n’approuvait en rien les principes de l’abbé. — Qu’importe, dit celui-ci en se tournant vers nous, que la madone s’appelle Marie ou Phingari ? La vierge mère de la Divinité, c’est toujours la même pensée allégorique ; c’est la foi qui donne naissance à tous les cultes et à toutes les vertus. — Vous êtes bien hérétique ce soir, monsieur l’abbé, dit Beppa ; pour moi je n’aime pas les Turcs, non parce qu’ils adorent la lune, mais parce qu’ils tien-nent les femmes dans l’esclavage. — Sans compter qu’ils cou-pent la tête à leurs esclaves, dit Catullo d’un air indigné. — Mon oncle, dit le docteur, a été témoin d’un fait que cette prière turque me rappelle. Un jour, il y a environ cinquante ans, un musulman fut surpris ainsi par l’heure de la prière comme il se trouvait sur la rive des Esclavons. Il s’arrêta au beau milieu des quais, et commença, après avoir ôté ses babouches, les dévo-tions d’usage. Une troupe de polissons qui voyait apparemment ce spectacle pour la première fois, se prit à rire, l’entourant avec curiosité, et répétant ironiquement ses génuflexions et le mou-vement de ses lèvres. Le Turc continua sa prière sans paraître s’apercevoir de cette raillerie. Les polissons, encouragés, redou-

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blèrent de singeries, et peu à peu s’enhardirent jusqu’à ramasser des cailloux et à les lui jeter au visage. Le croyant resta impas-sible ; sa figure ne trahit pas la moindre altération, et il n’omit pas une parole de son oraison. Mais, quand elle fut finie, il se re-leva, prit par le cou le premier petit malheureux qui lui tomba sous la main, et lui plongea son kandjar dans la gorge avec la même tranquillité que si c’eût été un poulet ; puis il se retira, sans dire une seule parole, laissant le cadavre ensanglanté à la place où sa prière avait été profanée. Le sénat délibéra sur ce meurtre, et il fut décidé que le Turc avait exercé une vengeance légitime. Il ne fut fait aucune poursuite contre lui.

Ce récit, que Catullo écouta, la tête penchée et l’oreille basse, parut lui inspirer un profond respect pour l’idolâtre ; car, quand celui-ci eut fini de prier, non-seulement il attendit pa-tiemment qu’il eût remis son dolman, mais encore il lui présen-ta ses babouches. Le Turc ne fit pas un geste de remerciement, ne parut pas s’apercevoir de notre politesse, et alla rejoindre ses compagnons, qui fumaient autour de la colonne de Saint-Théodore. — Ceux-là sont des muscadins, dit l’abbé lorsque nous passâmes auprès d’eux. Ils n’ont pas fait leur prière. Ce sont des négociants établis à Venise, et que l’air de notre civili-sation a corrompus. Ils boivent du vin, renient le prophète, ne vont point à la mosquée, et ne se déchaussent point pour saluer Phingari ; mais ils n’en valent pas mieux, car ils ne croient à rien, et ils ont perdu toute la poétique naïveté de leur idolâtrie, sans ouvrir leur âme à la vérité austère de l’Évangile. Cependant ils sont encore honnêtes parce qu’ils sont Turcs, et qu’un Turc ne peut pas être fripon.

Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos : nous nous retrouvâmes à la fête ou sagra du Rédemp-teur. Chaque paroisse de Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l’envi l’une de l’autre ; toute la ville se porte aux dé-votions et aux réjouissances qui ont lieu à cette occasion. L’île de la Giudecca, dans laquelle est située l’église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses, offre une des plus belles

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fêtes. On décore le portail d’une immense guirlande de fleurs et de fruits ; un pont de bateaux est construit sur le canal de la Giudecca, qui est presque un bras de mer en cet endroit ; tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le café, et de ces cuisines de bivouac appelées frittole, où les marmitons s’agitent comme de grotesques démons, au milieu de la flamme et des tourbillons de fumée d’une graisse bouillante, dont l’âcreté doit prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait beaucoup à la gaieté de la fête chez tout autre peuple ; par bonheur, les Vénitiens ont dans le carac-tère un immense fonds de joie ; leur péché capital est la gour-mandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui n’a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des Alle-mands ; les vins muscats de l’Istrie à six sous la bouteille procu-rent une ivresse expansive et facétieuse.

Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuil-lage, de banderoles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes ; toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les formes : ici ce sont des glands qui tombent en festons lumineux autour d’un baldaquin d’étoffes bariolées ; là ce sont des vases d’albâtre de forme antique, ran-gés autour d’un dais de mousseline blanche dont les rideaux transparents enveloppent les convives ; car on soupe dans ces barques, et l’on voit, à travers la gaze, briller l’argenterie et les bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés en femmes entr’ouvrent les courtines et débitent des impertinences aux passants. À la proue s’élève une grande lan-terne qui a la figure d’un trépied, d’un dragon ou d’un vase étrusque, dans laquelle un gondolier, bizarrement vêtu, jette à chaque instant une poudre qui jaillit en flammes rouges et en étincelles bleues.

Toutes ces barques, toutes ces lumières qui se réfléchissent dans l’eau, qui se pressent, et qui courent dans tous les sens le

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long des illuminations de la rive, sont d’un effet magique. La plus simple gondole où soupe bruyamment une famille de pê-cheurs est belle avec ses quatre fanaux qui se balancent sur les têtes avinées, avec sa lanterne de la proue, qui, suspendue à une lance plus élevée que les autres, flotte, agitée par le vent, comme un fruit d’or porté par les ondes. Les jeunes garçons rament et mangent alternativement ; le père de famille parle latin au des-sert, – le latin des gondoliers, qui est un recueil de jeux de mots et de prétendues traductions patoises, quelquefois plaisantes et toujours grotesques ; – les enfants dorment, les chiens aboient et se provoquent en passant.

Ce qu’il y a encore de beau et de vraiment républicain dans les mœurs de Venise, c’est l’absence d’étiquette et la bonhomie des grands seigneurs. Nulle part peut-être il n’y a des distinc-tions aussi marquées entre les classes de la société, et nulle part elles ne s’effacent de meilleure foi. On reconnaît un noble au fond de sa gondole, rien qu’à sa manière de hausser et de bais-ser la glace. Un agioteur juif aura beau imiter scrupuleusement l’élégance d’un dandy, on ne le confondra jamais avec le plus simplement vêtu des descendants d’une antique famille ; et un gondolier de place, quoi qu’il fasse, n’aura jamais, dans sa ma-nière de ramer, l’allure à la fois élégante et majestueuse de ceux qu’on appelle gondoliers de palais. Mais il n’est pas une fête pu-blique qui ne réunisse tous les rangs sans distinction, sans privi-lèges et sans antipathie. Le peuple, qui se moque de tout, se moque des disgrâces de la noblesse, et, au carnaval, l’un de ses déguisements favoris consiste à s’affubler d’une perruque im-mense, d’un habit ridicule, et à s’en aller par les rues, l’épée au côté, avec des bas crottés et des souliers percés, offrant sa pro-tection, ses richesses et son palais à tous les passants. Cette mascarade s’appelle l’illustrissimo. Elle est devenue classique comme Polichinelle, Brighella, Giacometto et Pantalon. Mais, en dépit de cette cruelle dérision, le peuple aime encore ses vieux nobles, ces hommes des derniers temps de la république, qui fu-rent si riches, si prodigues et si dupes, si magnifiques et si vains, si bornés et si bons ; ces hommes qui choisirent pour leur der-

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nier doge Manin, lequel se mit à pleurer, comme un enfant quand on lui dit que Napoléon s’approchait, et qui lui envoya les clefs de Venise, au moment où le conquérant s’en retournait, la jugeant imprenable.

Ils ont toujours été affables et paternels avec le peuple, et ne fuient jamais sa grosse joie, parce qu’à Venise elle n’est vrai-ment pas repoussante comme ailleurs, et que ce peuple a de l’esprit jusque dans la grossièreté ; le peuple répond à cette con-fiance, et il n’y a pas d’exemple qu’un noble ait été insulté dans une taverne ou dans la confusion d’une régate. Tout va pêle-mêle. Les uns rient de la gravité des autres, ceux-ci s’amusent de l’extravagance de ceux-là. La gondole fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le ba-teau brut du marchand de légumes, soupent et voguent en-semble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l’orchestre du riche se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s’égayer des refrains grave-leux du bateau ; quelquefois le bateau fait silence et suit la gon-dole pour écouter la musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout ; l’absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d’aller sur l’eau, contribuent beaucoup à l’égalité des manières. Personne ne crotte et n’écrase son semblable. Il n’y a point là l’humiliation de passer à pied auprès d’un carrosse ; nul n’est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis dehors. Le climat l’ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les frileux, qui res-tent au dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes dé-guenillés à la même table qu’un grand seigneur. Il y a bien des cafés de prédilection pour les élégants, pour les artistes, pour les nobles : chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs ; mais dans l’occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première taverne venue, et personne ne songe à criti-quer ou même à remarquer une femme de bon ton, assise dans

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un cabaret pour boire une semata ou pour manger du poisson frais.

Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de leurs toilettes fait un singulier contraste avec le sans-façon de leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneu-riale qu’il faut attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent ? Un cocher de fiacre à Paris n’est pas un homme pour la femme qui monte dans sa voiture. Ici un gondo-lier regarde la jambe de toute femme qui sort de sa gondole. La sentence de La Bruyère : Un jardinier n’est un homme qu’aux yeux d’une religieuse, serait un non-sens à Venise. Beppa n’a certes pas une figure agaçante ni des manières éventées. L’autre jour, comme nous passions auprès d’une barque pleine de ma-nants, l’un d’eux, qui récitait, c’est-à-dire qui écorchait une strophe de Tasse, s’interrompit pour la montrer à ses compa-gnons en s’écriant : Voici la belle Herminie !

L’ostentation des anciens nobles est encore dans le carac-tère de la population ; l’usage de la sagra en offre une preuve : chaque année, le paroissial et son chapitre délibèrent et choisis-sent un ordonnateur pour la fête patronale, à peu près comme on choisit une quêteuse dans une paroisse de Paris. Les fonc-tions de cet ordonnateur sont d’appliquer le produit annuel des aumônes et des offrandes à la décoration de l’église, à l’illumi-nation, et à la musique du chœur ; on prend ordinairement le plus généreux et le plus riche. Dévot ou non, il met toujours son ambition à surpasser son prédécesseur en magnificence ; et si le revenu de la paroisse ne lui suffit pas, il contribue de sa bourse aux frais de la fête. Aussi le peuple s’amuse beaucoup ; les prêtres sont satisfaits, et distribuent à pleines mains les absolu-tions et les indulgences à l’ordonnateur, à sa famille et à ses ser-viteurs. Il y a quelques jours, un simple particulier n’a pas dé-pensé moins de quinze mille francs pour une messe.

À deux heures du matin, comme nous n’avions pas pris de vivres dans la gondole, parce qu’après tout, c’est la plus incom-

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mode manière de manger qu’il y ait au monde, nous rentrâmes dans la ville, et nous allâmes souper au restaurant de Sainte-Marguerite, qui avait aussi ses ballons de papier suspendus à la treille. Nous allâmes nous asseoir au fond du jardin, et l’abbé nous fit servir des soles accommodées avec du raisin de Co-rinthe, des graines de pin et du citron confit. Jules et Beppa s’animèrent si bien la tête et les entrailles avec le vin de Bra-gance et les macarons au girofle, qu’ils ne voulurent jamais nous permettre de retourner chez nous. Il fallut aller voir le lever du soleil à l’île de Torcello. Catullo, étant à demi ivre et incapable de ramer seul un quart du chemin, nous proposa d’aller cher-cher ses compères César et Gambierazi : l’un qui fut fait nicoloto le mois dernier, en jurant sur le crucifix haine éternelle aux Cas-tellans ; l’autre qui remplit avec Catullo le rôle de grand prêtre, en versant l’encre de seppia sur la tête du néophyte et en dictant la formule du serment. En expiation de ces cérémonies païennes et républicaines, ils furent mis tous trois en prison avec une vingtaine d’assistants ; je crois t’avoir raconté cela dans une de mes lettres. J’étais impatient de voir ces gondoliers illustres. Mais, hélas ! que les hommes célèbres démentent souvent d’une manière fâcheuse l’idée que nous nous en formons ! César, le néophyte, est bossu, et Gambierazi, le pontife, a les jambes en vis de pressoir. Le plus agréable des trois est encore Catullo, qui ne boite que d’une jambe, et qui ne manque jamais de dire, en parlant de lord Byron : — Je l’ai vu, il était boiteux. – Hélas ! hé-las ? le divin poëte Catulle était Vénète ; qui sait si l’ivrogne éclopé qui conduit notre gondole ne descend pas de lui en droite ligne ?

Ces trois monstres, à l’aide de la voile et du vent, nous con-duisirent très-vite à Torcello, et le soleil se levait quand nous nous enfonçâmes gaiement dans les sentiers verts de cette belle île.

Torcello est, de tous les îlots des lagunes où vinrent se ré-fugier les habitants de la Vénétie lors de l’irruption des barbares en Italie, celui qui conserve le plus de traces de cette époque

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d’émigration et de terreur. L’église et une fabrique en ruine sont les vestiges de la ville que ces réfugiés y construisirent. L’église, par sa construction irrégulière et le mélange de richesses an-tiques et de matériaux grossiers qui la composent, atteste la précipitation avec laquelle elle fut bâtie. On y employa les débris d’un temple d’Aquilée, soustraits à la ruine de cette capitale des provinces vénètes. La nef a encore la forme circulaire d’un temple païen, et de précieuses colonnes d’un marbre africain sculpté en Grèce soutiennent le toit de briques chargé de ronces qui s’échappent en festons et s’ouvrent un chemin dans les cre-vasses des corniches. La coupole et la partie intérieure du por-tique sont couvertes de mosaïques exécutées par des artistes grecs. Ces mosaïques, qui datent du onzième siècle, sont hi-deuses de dessin comme toutes celles de cette époque de déca-dence, mais remarquables de solidité. C’est de Venise que l’art de la mosaïque s’est répandu dans toute l’Italie, et ces fonds d’or qui donnent un si grand relief aux figures, et se conservent si in-tacts et si brillants sous la poussière des siècles, sont formés de petites plaques de verre doré que l’on fabriquait à Murano, île voisine de celle-ci. Peu à peu l’art du dessin, perdu en Grèce et retrouvé en Italie, s’appliqua à rectifier la mosaïque, et les der-nières qui furent exécutées dans l’église de Saint-Marc, par les frères Zuccati, avaient été dessinées par Titien.

L’abbé voulut nous persuader que les madones en mo-saïque du onzième siècle avaient un caractère austère et gran-diose, où le sentiment de la foi parlait plus haut que la grâce poétique des beaux temps de la peinture. Il fallut bien avouer que dans ces grandes figures du type grec, dans ces yeux fendus, dans ces profils aquilins, il y a quelque chose de ferme et d’imposant comme les préceptes de la foi nouvelle. L’abbé en revint à sa fantaisie, tant soit peu païenne, de faire de la Vierge une allégorie religieuse. Il voulut en trouver la preuve dans les diverses expressions que ces figures révérées reçurent des grands artistes, et nous montrer, dans chacun de leurs types fa-voris, un reflet de leur âme. Titien avait, selon lui, révélé sa foi robuste et tranquille dans cette grande figure de Marie qui

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monte au ciel avec une attitude si forte et un regard si radieux, tandis que la nuée d’or s’entr’ouvre, et que Jéhovah s’avance pour la recevoir.

Raphaël et Corrège, amants et poëtes, avaient répandu sur le front de leurs vierges une douceur plus mélancolique et une plus humaine tendresse pour la Divinité ; ce n’est pas le ciel seul qu’elles contemplent, c’est Jésus, Dieu d’amour et de pardon, qu’elles caressent saintement.

Enfin, Giambellino et Vivarini, les peintres aimés de Beppa, avaient confié au sourire de leurs madonnettes la naïve jeunesse de leurs cœurs. — Ô Giambellino ! s’écria Beppa, que je t’aurais aimé ! que je me serais plu à tes puérilités charmantes ! comme j’aurais soigné ton chardonneret bien-aimé ! comme j’aurais écouté dans mes rêves la viole et la mandoline de tes pe-tits anges voilés de leurs longues ailes, souples, mélodieux et mignons comme des mésanges ! Que j’aurais respiré avec dé-lices ces fleurs que ta main a ravies à l’Éden, et que firent éclore les pleurs d’Ève et de Marie ! Comme j’aurais frémi en baisant le léger feuillage qui flotte sur les cheveux d’or de tes pâles chéru-bins ! Comme j’aurais timidement contemplé tes vierges adoles-centes, si pures et si saintes que le regard humain craint de les profaner ! J’aurais conservé mon âme sereine afin de leur res-sembler. — Tu leur ressembles, Beppa ! s’écria l’abbé avec un regard qu’il lança sur elle comme un éclair. Mais il reporta aus-sitôt sa vue sur la grande et sombre madone grecque, emblème de souffrance et d’énergie, qui se dressait au-dessus de nos têtes. — Ô foi triste et sublime ! dit-il en étouffant un soupir. Le visage de cet honnête jeune homme exprima la satisfaction d’un douloureux triomphe, et le sourire d’amertume que l’indigna-tion généreuse ramène si souvent sur ses lèvres s’effaça pour tout le jour. — Qu’on m’impose des sacrifices, me dit-il souvent, qu’on m’ordonne de vaincre et de macérer l’imagination rebelle, d’enfoncer dans mon cœur les sept dards qui percent le sein de Marie ; qu’on me donne à souffrir, c’est bien. Ce qui tue, c’est l’inaction, c’est de sentir tout son être inutile, toute sa force per-

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due ; c’est de n’avoir rien à combattre, rien à immoler. Je ne se-rais pas surpris que l’abbé se laissât aller parfois à caresser des pensées dangereuses, des sentiments funestes, afin d’avoir la joie d’en triompher.

Le docteur alla s’endormir au milieu des orties, sur la chaise curule en pierre qui servit, dit-on, jadis aux préteurs ro-mains chargés de percevoir l’impôt sur les pêcheurs des lagunes. La tradition populaire gratifie cette chaise du nom de trône d’Attila, bien que le conquérant barbare, ayant fait une vaine tentative d’invasion sur ces îles, et ayant vu ses vaisseaux échouer, à l’heure de la marée descendante, sur les paludes dont il ne connaissait point les canaux navigables, se fût retiré, aban-donnant même la chétive conquête de la péninsule de Chioggia. Jules resta à examiner les étranges contrevents de l’église, for-més, comme dans les temples orientaux, d’une grande pierre plate tournant sur un pivot et sur des gonds. L’abbé alla faire vi-site à son confrère de Torcello, dont le blanc prieuré, perdu dans les rameaux des jardins, faisait envie à la romanesque Beppa. J’allai seul, rêvant et ramassant des fleurs pour elle, à travers les traînes de Torcello, plus belles, hélas ! que celles de ma Vallée Noire. Une profusion de liserons éclatants grimpait le long des haies, et formait souvent au-dessus du sentier des berceaux plus riches et plus élégants que si la main de l’homme s’en fût mêlée. Huit ou dix maisons, vingt peut-être, disséminées au milieu des vergers, renferment toute la population de l’île. Tous les habi-tants étaient déjà partis pour la pêche. Un silence inconcevable régnait sur cette nature si prodigue, que l’homme s’en occupe à peine, et y reçoit en pur don ce que chez nous il achète au prix de ses sueurs. Les papillons rasaient le tapis de fleurs étendu sous mes pieds, et, peu habitués sans doute aux tracasseries des enfants ou des entomologistes, venaient se reposer jusque sur le bouquet que j’avais à la main. Torcello est un désert cultivé. Au travers des taillis d’osier et des buissons d’althæa courent des ruisseaux d’eau marine, où le pétrel et la sarcelle se promènent voluptueusement. Çà et là un chapiteau de marbre, un fragment de sculpture du Bas-Empire, une belle croix grecque brisée, per-

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cent dans les hautes herbes. L’éternelle jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L’air était embaumé, et le chant des cigales interrompait seul le silence religieux du matin. J’avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleurs amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue générale du paysage que je venais de parcou-rir. Je ne sais comment, au lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis apparaître des champs aplanis, des arbres souffrants, des buissons poudreux, un ciel gris, une végé-tation maigre, obstinément tourmentée par le soc et la pioche, des masures hideuses, des palais ridicules, la France en un mot. — Ah ! tu m’appelles donc ! lui dis-je. Je sentis un étrange mou-vement de désir et de répugnance. Ô patrie ! nom mystérieux à qui je n’ai jamais pensé, et qui ne m’offres encore qu’un sens impénétrable ! le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il donc plus doux que le sentiment présent de la joie ? Pour-rais-je t’oublier si je voulais ? et d’où vient que je ne le veux pas ?

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IV

À JULES NÉRAUD

Nohant, septembre 1834.

Combien j’ai à te remercier, mon vieil ami, d’être venu me voir tout de suite ! Je n’espérais pas ce bonheur, et je vois que, ta position n’ayant pas changé, c’est une grande preuve d’amitié que m’as donnée. J’ai passé une journée heureuse, mon brave Malgache, auprès de toi, au milieu de mes enfants et de mes amis. J’ai ri de bien bon cœur de nos anciennes folies ; j’ai re-nouvelé nos combats espiègles ; je me suis diverti de tes calem-bours. J’ai retrouvé, après deux ans d’absence (qui renferment pour moi deux siècles), toute cette ancienne vie avec un plaisir d’enfant, avec une joie de vieillard. Eh bien ! mon pauvre ami, tout cela est entré une journée entière dans ce cœur usé et déso-lé ; tout cela l’a fait bondir de joie, mais ne l’a ni guéri ni rajeu-ni ; c’est un mort que le galvanisme a fait tressaillir, et qui re-tombe plus mort qu’auparavant. J’ai le spleen, j’ai le désespoir dans l’âme, Malgache. Je me suis dit tout ce que je pouvais et devais me dire, j’ai essayé de me rattacher à tout ; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j’ai souffert, ce que j’ai ten-té avant d’en venir là. J’essaierais en vain de te faire com-prendre mon âme et ma vie : ne me parle pas de cela ; reçois mon adieu, et ne me dis rien ; ce serait inutile. Viens me voir quelquefois pendant mon séjour ici et parler du passé avec moi. J’aurai quelques services à te demander : tu en accepteras

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l’ennui comme une preuve de confiance. Pense à moi, et si j’ai un tombeau quelque part où tu passes un jour, arrête-toi pour y laisser tomber quelques larmes. Oh ! prie pour celui qui, seul peut-être, a bien connu et bien jugé ton cœur.

Lundi soir.

Merci, mon bon vieux Malgache, merci de ta lettre ; aucun

remède ne peut être plus efficace que ces paroles d’amitié et cette douce compassion dont mon orgueil ne saurait souffrir. Tu ne sais des malheurs de ma vie qu’une bien faible partie. Si le sort nous réunit quelques heures, je te les dirai ; mais l’impor-tant, ce n’est pas que tu les saches, c’est que ton affection les adoucisse. Va, le raisonnement, les représentations, les répri-mandes, ne font qu’aigrir le cœur de ceux qui souffrent, et une poignée de main bien cordiale est la plus éloquente des consola-tions. Il se peut que j’aie le cœur fatigué, l’esprit abusé par une vie aventureuse et des idées fausses ; mais j’en meurs, vois-tu, et il ne s’agit plus pour ceux qui m’aiment que de me conduire doucement à ma tombe. Ôtez-moi les dernières épines du che-min, ou du moins semez quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille les douces paroles du regret et de la pitié. Non, je ne rougis pas de la vôtre, ô mes amis ! et de la tienne surtout, vieux débris qui as surnagé sur les orages de la vie, et qui en connais les soucis rongeurs et les fatigues acca-blantes. Je suis un malade qu’il faut plaindre et non contrarier. Si vous ne me guérissez pas, du moins vous me rendrez la souf-france moins rude et la mort moins laide. Me préserve le ciel de mépriser votre amitié et de la compter pour peu de chose ! Mais sais-tu quels maux contrebalancent ces biens-là ? Sais-tu ce que certains bonheurs ont inspiré d’exigences à mon âme, ce que certains malheurs lui ont imposé de méfiance et de décourage-ment ? Et puis vous êtes forts, vous autres. Moi, j’ai de l’énergie, et non de la force. Tu me dis que l’instinct me retiendra auprès de mes enfants : tu as raison peut-être ; c’est le mot le plus vrai

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que j’aie entendu. Cet instinct, je le sens si profondément que je l’ai maudit comme une chaîne indestructible ; souvent aussi je l’ai béni en pressant sur mon cœur ces deux petites créatures innocentes de tous mes maux. Écris-moi souvent, mon ami ; sois délicat et ingénieux à me dire ce qui peut me faire du bien, à m’éviter les leçons trop dures. Hélas ! mon propre esprit est plus sévère que tu ne le serais, et c’est la rude clairvoyance qui me pousse au désespoir. Que ton cœur, qui est bon et grand, quoi qu’on en dise et quoi qu’on en pense, t’inspire l’art de me guérir. Je suis venu chercher ici ce qui me fuyait ailleurs. Les pédagogues abondent partout, l’amitié est rare et prudente : elle se tire bien mieux d’affaire avec un reproche ou une raillerie qu’avec une larme et un baiser. Oh ! que la tienne soit généreuse et douce ! Répète-moi que ton affection m’a suivi partout, et qu’aux heures de découragement, où je me croyais seul dans l’univers, il y avait un cœur qui priait pour moi et qui m’envoyait son ange gardien pour me ranimer.

Mercredi soir.

Écrivons-nous tous les jours, je t’en prie ; je sens que

l’amitié seule peut me sauver.

Je n’en suis pas à espérer de pouvoir vivre. Je borne pour le moment mon ambition à mourir calme et à ne pas être forcé de blasphémer à ma dernière heure, comme cet homme innocent que l’on guillotina dans notre ville il y a quatre ou cinq ans, et qui s’écria sur l’échafaud : Ah ! il n’y a pas de Dieu ! – Tu es re-ligieux, toi, Malgache ; moi aussi, je crois. Mais j’ignore si je dois espérer quelque chose de mieux que les fatigues et les souf-frances de cette vie. Que penses-tu de l’autre ? – Voilà ce qui m’arrête. Il m’est bien prouvé que je n’arriverai à rien dans celle-ci, et il n’y a pas d’espoir pour moi sur la terre. Mais trou-verai-je le repos après ces trente ans de travail ? La nouvelle destinée où j’entrerai sera-t-elle une destinée calme et suppor-

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table ? Ah ! si Dieu est bon, il donnera au moins à mon âme un an de repos ; qui sait ce que c’est que le repos et quel renouvel-lement cela doit opérer dans une intelligence ! Hélas ! si je pou-vais me reposer ici auprès de toi, au milieu de mes amis, dans mon pays, sous le toit où j’ai été élevé, où j’ai passé tant de jours sereins ! Mais la vie de l’homme commence par où elle devrait finir. Dans ses premiers ans il lui est accordé un bonheur et un calme dont il ne jouit que plus tard par le souvenir ; car, avant d’avoir souffert et travaillé, avant d’avoir subi les ans de la virili-té, il ne sait pas le prix de ses jours d’enfance. – À ton dire, mon ami, il arriverait pour l’homme sage et fort un temps où ce repos peut s’acquérir par la réflexion et la volonté. Oh ! sois sincère, je t’en prie, et oublie le rôle de consolateur que ton amitié t’impose avec moi. Ne me trompe pas dans l’espoir de me guérir ; car plus tu ferais refleurir sous mes pas d’espérances décevantes, plus je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la vérité, es-tu heureux ? – Non, ceci est une sotte question, et le bonheur est un mot ridicule, qui ne représente qu’une idée vague comme un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur ? La regretterais-tu si demain Dieu t’en délivrait ? Pleurerais-tu autre chose que tes enfants ? Car cette affection d’instinct, comme tu dis fort bien, est la seule que la réflexion désespé-rante ne puisse ébranler. – Dis-moi, oh dis-moi ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus : ce dégoût de tout, cet ennui dé-vorant, qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus en plus me gagne et m’écrase, est-ce une maladie de mon cer-veau, ou est-ce un résultat de ma destinée ? Ai-je horriblement raison de détester la vie ? ai-je criminellement tort de ne pas l’accepter ? Mettons de côté les questions sociales, supposons même que nous n’ayons pas d’enfants, et que nous avons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue. Crois-tu que, par suite de la diversité de nos organisations, nous nous retrou-verions l’un et l’autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus las et plus désespéré que jamais ? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque ? Suis-je plus mal parta-gé que vous, et Dieu m’a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie

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qu’il a donné à toutes les créatures pour la conservation des es-pèces ? Je vois ma mère : elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j’aie entendu raconter ; sa force naturelle l’a sauvée de tout ; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé dans tous ses naufrages. À soixante ans elle est encore belle et jeune, et chaque soir en s’endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est donc bien bon de vivre ? pourquoi ne suis-je pas ainsi ? Ma position sociale pourrait être belle ; je suis indépendant, les embarras matériels de mon existence ont ces-sé ; je puis voyager, satisfaire toutes mes fantaisies ; pourquoi n’ai-je plus de fantaisies ?

Ne réponds pas à ces questions-là, c’est trop tôt. Tu ne sais pas les événements qui m’ont amené à cet état moral, et tu pourrais concevoir quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits. Mais réponds en ce qui te concerne. – Tu as souffert, tu as aimé, tu es un être très-élevé sous le rap-port de l’intelligence, tu as beaucoup vu, beaucoup lu ; tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des faces di-verses. – Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être brillante, sur un petit coin de terre où tu t’es consolé de tout en plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert dans les commencements, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que tu t’es contraint à un travail physique, Ra-conte-moi avec détail l’histoire de ces premiers temps, et puis dis-moi le résultat de tous ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme ? supportes-tu sans aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique ? t’endors-tu aussitôt que tu te couches ? n’y a-t-il pas autour de ton chevet un démon sous la forme d’un ange qui te crie : L’amour, l’amour ! le bonheur, la vie, la jeunesse ! – tandis que ton cœur désolé répond : Il est trop tard ! cela eût pu être, et cela n’a pas été ? – Ô mon ami ! passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire : Je n’ai pas été heureux ?

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— Oh ! je le devine, je le sens, cela t’arrive quelquefois, et j’ai tort peut-être de réveiller l’idée d’une souffrance que le temps et ton courage ont endormie ; mais ce sera une occasion d’exercer la force que tu as amassée que de me raconter com-ment tu as fait, et de m’apprendre à quoi tu es arrivé. Hélas ! si je pouvais comme toi me passionner pour un jardin, pour un arbuste, pour un insecte ! J’aime tout cela pourtant, et nul n’est mieux organisé que moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes les grâces de la nature. Comme toi, j’examine longtemps avec délices, l’aile d’un papillon. Comme toi, je m’enivre du parfum d’une fleur. J’aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres ; mais je n’y pourrais rester, mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me consoler d’une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du Mont-Blanc, l’aspect de cette neige éternelle, immaculée, su-blime de blancheur et de calme, avait suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon âme une séré-nité inconnue depuis longtemps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s’écroula comme une avalanche devant le souvenir et l’aspect de mes maux et des en-nuis matériels. La poussière des chemins, la puanteur de la dili-gence et la nudité hideuse du pays suffirent pour me faire dire : La vie est insupportable et l’homme est infortuné. – Et des dou-leurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent.

Je me berce de l’idée que je mourrai réconcilié du moins avec le passé. Il y a dans l’air du pays, dans le silence de l’automne, dans la magie des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose d’étrangement puissant. Je marche beaucoup, et, soit fatigue de corps, soit repos d’esprit, je dors plus que je n’ai fait depuis un an. Mes enfants me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur qu’ils me don-nent ; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m’attachent à la vie, à une vie odieuse ! Je voudrais les briser, ces liens terribles ! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien des choses à ma décharge si je pouvais raconter l’histoire de mon cœur. Mais ce serait si long, si pénible ! – Bonsoir, rappelle-toi

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nos adieux d’autrefois sous le grand arbre, the parting’s tree. Nous avions lu les Natchez, et nous nous disions chaque soir : — Je te souhaite un ciel bleu et l’espérance. – L’espérance de quoi ?…

Jeudi.

Mes jours s’écoulent tristes comme la mort, et ma force s’épuise rapidement. Avant-hier j’étais assez bien, je me sentais tomber dans une sorte d’apathie qui ne manquait pas de charme. La fatigue du cœur et celle du corps étaient si grandes en moi, qu’il ne me restait plus guère de sensibilité. J’avais ac-cepté les ennuis et les plaisirs de la journée, et je ne m’étais pas dit comme les autres jours : Pourrai-je vivre demain ? Je m’étais rejeté dans le passé, et je savourais cette illusion imbécile au point de me croire transporté aux jours qui sont derrière nous. Je revins de la rivière avec Rollinat et les enfants. Il faisait chaud, et le chemin était difficile. J’eus une sorte de bonheur à traverser une terre labourée en portant Solange sur mes épaules. Maurice marchait devant moi avec son petit ami, et le chien de la maison, quoique laid et mélancolique, nous suivait, d’un air si habitué à nous, si sûr de son gîte, si nécessairement attaché à chacun de nos pas, qu’il me semblait faire partie de la famille. Rollinat riait à sa manière, et débitait des facéties à ma mère, et je venais le dernier avec mon fardeau, partageant ma pensée entre les embarras de la marche et le souvenir de tes conseils. Voici, me disais-je, les plaisirs simples et purs que mon ami me vante et me souhaite. Et je ne sais pourquoi la fatigue, les cris joyeux des enfants, la gaieté de ma mère, quoique tout cela fût en désaccord avec la tristesse qui me ronge et l’accable-ment qui m’écrase, avaient pour moi un charme indéfinissable. Cela me rappelait nos courses au grand arbre, nos récoltes de champignons dans les prés, et la première enfance de mon fils, qu’alors je rapportais aussi à la maison sur mes épaules. J’oubliais presque ces terribles années d’expérience, d’activité et de passion qui me séparent de celles-là.

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Mais ce bien-être, dont je ne saurais attribuer le bienfait qu’à des circonstances extérieures, à l’influence de l’air, au si-lence délicieux de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m’entouraient, cessa bientôt, et je retombai dans mon abatte-ment ordinaire en rentrant à la maison.

Rollinat est une des plus parfaites et des plus affectueuses créatures qu’il y ait sur la terre, doux, simple, égal, silencieux, triste, compatissant. Je ne sais personne dont la société intime et journalière soit plus bienfaisante ; je ne sais pas si je l’aime plus ou moins que toi ; mon cœur n’a plus assez de vigueur pour s’interroger et se connaître ; je sais que l’amitié que j’ai pour Al-phonse, pour Laure, pour chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de mon mal avec ces jeunes enfants dont il troublerait le bonheur, et je n’en parle qu’à Rol-linat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni encouragements, ni consolations ; nous échangeons peu de paroles dans le jour ; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concen-trés dans une muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous marchons encore dans le jardin jusqu’à minuit ; c’est une fatigue physique qui m’est absolument néces-saire pour trouver le sommeil, et à lui aussi qui souffre conti-nuellement des nerfs. Alors nous nous racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous retombons dans un profond silence ; il regarde les étoiles, où il me rêve un asile, et je promène d’inutiles regards sous les ténébreux ombrages que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir quelquefois d’épouvante, et il me semble que c’est mon spectre qui se promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe mon bras sous le sien, comme pour m’assurer que j’appartiens encore au monde des vivants, et il me répond avec sa voix caverneuse et monotone : — Tu es ma-lade, bien malade. – Malgré le peu d’encouragements qu’il me donne (car ses inclinations ne sont que trop conformes aux miennes), son amitié m’est très-précieuse, et sa société m’est en quelque sorte nécessaire. Il me semble, que tant que j’aurai à

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mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir déses-péré ; je lui ai fait jurer, ce soir, qu’il assisterait à ma dernière heure, et qu’il aurait le courage de ne point me retenir. Il y a dans la voix, dans le regard, dans tout l’être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique, une sorte d’auréole, non visible, mais sensible au toucher de l’âme, si je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes. La présence de Rollinat m’infuse silencieusement la résignation mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence opère peut-être plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis, à une heure du ma-tin, au fond du grand salon, et qu’à la faible clarté d’une seule bougie, oubliée plutôt qu’allumée sur la table, je jette de temps en temps les yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncées, sur sa bouche close et serrée, sur son front que plisse une méditation perpétuelle, il me semble contempler l’humble courage et la triste patience revêtus d’une forme humaine. Ô amitié sobre de démonstrations et riche de dévouements ! qui te payera de ce que tu supportes d’heures sombres et de funestes pensées auprès d’une âme moribonde ? Assis comme un méde-cin sans espoir au chevet d’un ami expirant, il semble tâter le pouls à mon désespoir et compter ce qu’il me reste de jours mauvais à subir. Désireux dans sa conscience d’entendre sonner l’heure de ma délivrance, navré dans son affection d’être forcé d’abandonner bientôt ce cadavre qu’il entoure encore de soins inutiles et généreux, il voit mon infortune ; il ne prie ni ne pleure ; il me fait un dernier oreiller de son bras, et ne me dit point ce qui se passera en lui quand mes yeux seront pour ja-mais fermés. Ô Dieu juste ! donnez-lui un ami qui vive pour lui et qui ne l’abandonne point pour mourir !

J’ai souvent honte de cette lâcheté qui m’empêche d’en fi-nir tout de suite ; ne sais-je donc me décider à rien ? ne puis-je ni vivre ni mourir ? Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail, l’amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre ; mais, à la moindre occasion, je m’aperçois bien que cela n’est pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de

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mon âme. Oh ! non, ce n’est pas la force qui me manque pour vivre et pour espérer ; c’est la foi et la volonté. Quand un évé-nement extérieur me réveille de mon accablement, quand le ha-sard me presse et me commande d’agir selon ma nature, j’agis avec plus de présence d’esprit et de calme que je n’ai jamais fait. – Tel je suis encore, malgré tant d’affronts et de blessures dont on m’a couvert, malgré tant de fange et de pierres qu’on m’a je-tées, dans le vain espoir de tarir la source vive et abondante des vertus que Dieu m’avait données. On l’a bien troublée, hélas ! et la beauté du ciel ne s’y réfléchit plus comme autrefois. Mais quand un être souffrant s’en approche, elle coule encore pour lui, et il peut y puiser sans qu’elle lui refuse son flot bienfaisant. Il y a plus : ce bien que je fais sans enthousiasme et même sans plaisir, ces devoirs que j’accomplis sans satisfaction puérile et sans espoir d’en retirer aucun soulagement, c’est un sacrifice plus austère et peut-être plus grand devant Dieu que les ar-dentes offrandes d’un cœur plus heureux et plus jeune. C’est maintenant que je sens intimement combien mon âme est droite, puisqu’à mon insu l’amour du bien refleurit en moi sur les plus sombres ruines. Ô mon Dieu ! s’il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction, une volonté, un désir seule-ment ! mais en vain j’interroge cette âme vide. La vertu n’y est plus qu’une habitude forte comme la nécessité, mais stérile pour mon bonheur ; la foi n’est plus qu’une lueur lointaine, belle en-core dans sa pâleur douloureuse, mais silencieuse, indifférente à ma vie et à ma mort, une voix qui se perd dans les espaces du ciel et qui ne me crie point de croire, mais d’espérer seulement. La volonté n’est plus qu’une humble et muette servante de ce reste de vertu et de religion. Elle proportionne son activité au besoin qu’on a d’elle ; et peut-être a-t-elle un troisième conseil-ler plus fort que la foi et que la vertu, l’orgueil.

Oui, l’orgueil saignant, altier et debout sous les plaies et les souillures dont on s’est efforcé de le couvrir. Nul n’a été plus ou-tragé et plus calomnié que moi, et nul ne s’est cramponné avec plus de douleur et de force à l’espoir d’une justice céleste et au sentiment de sa propre innocence. Oh ! comment n’avoir pas

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d’orgueil, quand on a une guerre inique à soutenir ? Pourquoi Dieu m’a-t-il laissé faire si malheureux ? et pourquoi permet-il que l’impudence des hommes lâches flétrisse et tue l’existence des hommes candides ? Faut-il donc que l’innocent se lève dans sa douleur, et qu’essuyant les larmes de la colère et de la honte, il se lave des impuretés dont on l’accable ? Seigneur ! Seigneur ! à quoi songez-vous, quand vous envoyez un ange gardien à l’enfant suspendu encore au sein de sa mère, et quand votre providence s’occupe du dernier brin d’herbe de la prairie, tandis qu’elle laisse meurtrir et outrager le faible, et que l’honneur, la plus belle fleur qui croisse sur nos chemins, est brisé et foulé aux pieds par le premier écolier qui passe ? L’homme dont le front s’est plissé dans la réflexion et dans la souffrance est-il donc moins précieux pour vous que l’âme inerte et encore in-forme du nourrisson de la femme ? Notre triste gloire humaine est-elle plus méprisable que l’ortie qui croît le long des cime-tières ? Ô Dieu du ciel ! voyez, entendez, et faites justice.

À ROLLINAT.

Vendredi soir.

Comment vas-tu, mon ami ? tu es parti bien triste et bien malade. Rassure-moi du moins sur ta santé. Ton âme est natu-rellement souffrante, et tu n’étais point heureux avant de me connaître. Mais j’ai bien des remords, néanmoins ; car j’ai dû cruellement augmenter cette disposition au chagrin, et cet ennui perpétuel qui te ronge. Ma douleur sombre et inguérissable a dû rejaillir sur toi, et les résolutions lugubres dont je t’ai entretenu tous ces jours derniers ont dû contrister et déchirer ton amitié pour moi, si loyale et si sainte. Pardonne-moi, mon pauvre ami ; j’ai cherché à m’appuyer sur toi, à me reposer un instant sur ton

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bras ; j’ai voulu te dire mon angoisse afin de m’affermir dans le calme du désespoir, afin de l’emporter dans le tombeau, adoucie et trempée des larmes de l’amitié. Tu as eu le courage de m’écouter en silence et de ne point me donner de vaines conso-lations ; tu m’as dit seulement ton affection, la seule chose à la-quelle je pusse penser sans aigreur et sans méfiance. Oh ! je te remercie ! J’ai obtenu de toi cette rude et sainte promesse, de venir, pour ainsi dire, communier avec moi à mon heure de dé-livrance. Le Malgache n’en aurait pas la force ; il faut un cœur plus vieux et plus résigné qui me dise : Va-t’en ! et non pas : Re-viens à nous. – Je ne peux revenir à rien ni à personne.

Ne te laisse point toucher ni ébranler par cet état désespéré où tu me vois ; ne laisse point la compassion aller jusqu’à la souffrance ; ne laisse point la mélancolie dévorer ces belles fleurs, ces rameaux de chêne dont ta route est couverte. Eh quoi ! tu es utile, tu es nécessaire, tu es vertueux, et tu supporte-rais la vie à regret ! Oh ! non, ne laisse pas tomber ce fardeau que tu portes si noblement, et qui de prime abord, t’ouvrira tou-jours l’accès des âmes nobles. Tu trouveras d’autres amitiés, plus grandes, moins stériles, moins funestes que la mienne ; tu auras une vieillesse glorieuse au sein d’une destinée humble et pénible. Oh ! mon ami, qu’on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu’on mette entre mes mains le soc de cette charrue avec laquelle tu ouvres un si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon désespoir, et j’emploierai la force qui est en moi, et que la société repousse comme une source d’erreurs et de crimes.

Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s’il y a dans ce cœur déchiré des passions viles, des lâchetés, le moindre détour per-fide, le moindre attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m’élève au-dessus de tant d’êtres méprisable-ment médiocres dont le monde est encombré, ce n’est pas le vain éclat d’un nom, ni le frivole talent d’écrire quelques pages. Tu sais que c’est la forte passion du vrai, le sauvage amour de la justice. Tu sais qu’un orgueil immense me dévore, mais que cet

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orgueil n’a rien de petit ni de coupable, qu’il ne m’a jamais porté à aucune faute honteuse, et qu’il eût pu me pousser à une desti-née héroïque si je ne fusse point né dans les fers ! Eh bien ! mon ami, que ferai-je de ce caractère ? Que produira cette force d’âme qui m’a toujours fait repousser le joug de l’opinion et des lois humaines, non en ce qu’elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu’elles ont d’odieux et d’abrutissant ? À qui les fe-rai-je servir ? Qui m’écoutera, qui me croira ? Qui vivra de ma pensée ? Qui, à ma parole, se lèvera pour marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le monde ? Personne. – Eh ! si du moins je pouvais élever mes enfants dans ces idées, me flatter de l’espoir que ces êtres, formés de mon sang, ne se-ront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur fierté, dévouées dans leurs affections jusqu’au martyre ; si je pouvais faire d’eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu ! Mais cela ne se pourra point. Mes enfants, condamnés à marcher dans la fange des chemins battus, environnés des in-fluences contraires, avertis à chaque pas, par ceux qui me com-battent, de se méfier de moi et de ce qu’on appelle des rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur les obstacles de la vie réelle ; mes pauvres en-fants, ma chair et mon âme, se retourneront peut-être pour me dire : — Vous nous égarez ; vous voulez nous perdre avec vous ! N’êtes-vous pas infortuné, rebuté, calomnié ? Qu’avez-vous rapporté de ces luttes inégales, de ces duels fanfarons avec la coutume et la croyance ? Laissez-nous faire comme les autres ; laissez-nous recueillir les avantages de ce monde facile et tolé-rant ; laissez-nous commettre ces mille petites lâchetés qui achètent le repos et le bien-être parmi les hommes. Ne nous parlez plus de vertus austères et inconnues, qu’on appelle folie, et qui ne mènent qu’à l’isolement ou au suicide.

Voilà ce qu’ils me diront. Ou bien si, par tendresse ou dis-position naturelle, ils m’écoutent et me croient, où les condui-

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rai-je ? Dans quels abîmes irons-nous donc nous précipiter tous les trois ? car nous serons trois sur la terre, et pas un avec ! Que leur répondrai-je, s’ils viennent me dire : — Oui, la vie est in-supportable dans un monde ainsi fait ; mourons ensemble ! Montrez-nous le chemin de Bernica, ou le lac de Sténio, ou les glaciers de Jacques !

Ce n’est pas que, dans mon orgueil, je veuille dire que je suis seul de mon avis en ce monde par excès de grandeur ou de raison. Non, je suis un être plein d’erreurs et de faiblesses, et les plus sombres voiles d’ignorance couvrent les plus brillants éclairs de mon âme. Je suis seul à force de désenchantements et d’illusions perdues. Ces illusions ont été grossières ; mais qui ne les a eues ? Elles ont été brisées ; qui n’a vu de même tomber les siennes en poussière ? Mais je m’en étais fait une, particulière, vaste, belle, comme était mon âme aux premières années de la vie, au sortir de l’adolescence. Celle-là, pour moi, fut un sceau de fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus longs développements et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le ferai quelque jour.

Quand tu commences à t’endormir, pense à moi ; pense à cette heure de minuit où les étoiles étaient si blanches, l’air si doucement humide, les allées si sombres ; pense à cette route sablée, bordée de thym et d’arbrisseaux, que nous avons par-courue ensemble cent fois dans une demi-heure, et dans la-quelle nous avons échangé de si tristes confidences, de si saintes promesses ! À cette heure-là, dors tranquille, après m’avoir en-voyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t’écrirai pendant ce temps, et je n’aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours !

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Samedi.

Oui, j’avais alors une étrange illusion, verte comme ma

jeunesse, virile comme ma tournure d’esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l’avenir qu’elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots : — Pour obtenir justice en ce monde comme en l’autre, il ne s’agit que d’être un vrai juste soi-même.

Ce n’était pas tant là un système qu’une conviction. Je sa-vais bien qu’il y avait des âmes honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait aban-donner. Même dans le petit horizon où je vivais, j’en comptais plusieurs ; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d’histoire, de poésie et de philosophie, j’en avais fait un portrait selon mes rêves. J’ai retrouvé dans les griffonnages que j’entassais sous mon oreiller à l’âge de seize ans, ce portrait du juste. Le voici, c’est un caillou brut.

« Le juste n’a pas de sexe moral : il est homme ou femme selon la volonté de Dieu ; mais son code est toujours le même, qu’il soit général d’armée ou mère de famille.

« Le juste n’a pas d’état. Il est mendiant, voyageur, ou prince de la terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profes-sion, c’est d’être juste.

« Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvements jusqu’à ce qu’il se soit fait tel que tous ses premiers mouvements soient bons. Il méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s’offre à Dieu en disant : Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce marais, je sortirai du danger ou j’y res-

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terai, selon votre bon plaisir, ô mon Dieu ! – Le juste est tou-jours prêt à paraître devant Dieu.

« Le juste n’a pas de fortune, pas de maison, pas d’esclaves. Ses serviteurs sont ses amis s’ils en sont dignes. Son toit appar-tient au vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses lumières à tous ceux qui les réclament.

« Le juste hait les méchants et méprise les lâches. Il leur donne du pain s’ils en manquent, et des conseils s’ils en veulent. S’ils se convertissent, il les encourage et leur pardonne ; s’ils s’endurcissent dans le mal, il les oublie, mais il ne les craint pas ; et si un assassin l’attaque, il le tue bravement et se regarde comme l’instrument de la justice de Dieu.

« Le juste ne s’ennuie jamais. Il travaille tant qu’il peut, soit avec le corps, soit avec l’esprit, selon ses besoins et ceux d’autrui. Quand il est las, il se repose et pense à Dieu ; quand il est malade, il se résigne et rêve au ciel.

« Le juste ouvre son cœur à l’amitié. Ce qu’il aime le mieux après Dieu, c’est son ami ; et il ne craint jamais de l’aimer trop, parce qu’il ne peut aimer qu’un être digne de lui.

« Le juste est orgueilleux, mais non pas vain. Il ne sait point s’il est jeune, beau, riche, admiré, il sait qu’il est juste ; et quoiqu’il pardonne à ceux qui le méconnaissent, il s’éloigne d’eux. Il sait que ceux qui ne le comprennent point ne lui res-semblent point, et que s’il pouvait les aimer il cesserait d’être juste.

« Le juste est sincère avant tout, et c’est ce qui exige de lui une force sublime, parce que le monde n’est que mensonge, fourberie ou vanité, trahison ou préjugé.

« Le juste méprise l’opinion de la foule ; il est le défenseur du faible et de l’opprimé, et n’élève la voix parmi les hommes que pour défendre ceux que les hommes accusent injustement. Il ne s’en remet à personne du soin de prononcer sur un accusé.

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Il ne croit au mal que quand il le sait, et, sans s’inquiéter de l’anathème ou de la risée des gens, il va écouter les plaintes de Job jusque sur son fumier.

« Le juste pèche sept fois par jour, mais ce sont des péchés de juste. Il y en a qu’il ne commet jamais, et qu’il ne soupçonne même pas.

« Le juste est souvent injurié et calomnié ; mais il obtient toujours justice, parce qu’il l’aime, parce qu’il la veut, parce qu’il est fort et sait l’imposer. Il a des ennemis, des indifférents ; quelquefois la foule entière est contre lui ; mais il a pour amis quelques justes comme lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu donne son royaume dans l’autre. »

Cette singulière déclaration de mes droits de l’homme, comme je l’appelais alors, écolier que j’étais ; cet innocent mé-lange d’hérésies et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n’est-ce pas, un ordre d’idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé ? Elle t’explique à peu près ce qu’étaient les illusions de mon adolescence, et, au milieu des sentiments fraî-chement dictés par l’Évangile, une sorte de restriction rebelle dictée par l’orgueil naissant, par l’obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus sérieuse ambition de chrétien.

Présomptueuse ou folle, cette espérance d’arriver à l’état de juste, c’est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l’austérité avec calme et avec joie ; de supporter la contradiction et le blâme avec indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l’élite des hommes rencontrés en cette vie ; cette ambition d’une gloire humble, mais désirable, d’un travail diffi-cile et long, d’une lutte contre la société, couronnée à la fin de succès, du moins par l’estime de ce petit nombre de bons que j’espérais rejoindre sur les mers inconnues de l’avenir, c’était là

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le rêve, l’illusion de mes plus belles années, la foi en la justice divine et humaine. – Qu’est-il devenu ? un regret affreux, la source d’un ennui et d’un dégoût qui n’ont d’autre remède que la mort.

Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent mes qualités et mes défauts qui m’inspirèrent ces idées fausses. Je leur ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l’objet et le résultat ont été igno-blement ridicules. J’ai voulu faire l’homme fort, et j’ai été brisé comme un enfant. M’en repentirai-je aujourd’hui que je vais pa-raître devant toi, ô mon Dieu ? Non ; car si la justice divine est un rêve comme la justice humaine, du moins il y a le repos du néant qui doit être désirable après les fatigues d’une vie comme la mienne.

Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main ; et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami ! a bien répandu sur mes plaies le baume consolateur. J’ai bien exercé cette justice, non pas toujours aussi ferme que je me l’étais dictée en ces jours de puritanisme juvénile ; mais si les passions, ou la fatigue, ou la douleur ou l’amour ont souvent en-gourdi ou détourné ce bras qui se flattait d’être toujours tendu aux faibles et aux infortunés ; si cette sévérité farouche et pru-dente envers les méchants s’est souvent laissé tromper par un jugement facile à égarer, par un cœur facile à séduire : pourtant, je n’ai commis aucune action, caressé aucun vice, admis aucun principe qui m’ait fait sortir du chemin de la justice ; j’y ai mar-ché lentement, je m’y suis arrêté plus d’une fois, j’y ai perdu bien des peines et bien du temps à poursuivre des fantômes. Mais l’instinct, la nécessité d’obéir à ma nature, ont toujours re-tenu mes pieds sur la route d’ivoire, et si je ne suis pas encore le juste que je voulais être, rien dans le passé ne s’oppose à ce que je le devienne ; c’est dans le présent que gît un obstacle sem-blable à une montagne écroulée : cet obstacle, c’est le désespoir.

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Et pourquoi ce spectre livide est-il venu étendre sur moi ses membres lourds et glacés ? Pourquoi l’amertume est-elle en-trée si avant dans mon cœur, que tous les biens, toutes les con-solations que ma raison admet, mon instinct les repousse ? D’où vient que je te disais, l’autre soir, dans le jardin, l’âme pénétrée d’une sombre superstition : Il y a dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie de partout, du sein de l’herbe et de celui du feuillage, de l’écho et de l’horizon, du ciel et de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et de la lune et de l’aurore, et du regard même de mes amis : Va-t’en, tu n’as plus rien à faire ici ?

C’est peut-être parce que j’ai eu l’ambition de l’intelligence et la sensibilité du cœur ; c’est parce que je me suis imposé le caractère du juste dans des proportions trop antiques, et que je n’ai pu défendre mon cerveau des puériles misères de ces temps-ci. J’avais dit : Je ferai ceci, et je serai calme ; je l’ai fait, et je suis resté agité. – J’avais dit encore : Je braverai ces écueils et ne frémirai pas ; je les ai bravés, et j’en suis sorti pâle d’épouvante. – J’avais dit enfin : J’obtiendrai ces biens, et je m’en contenterai ; je les ai obtenus, et ils ne me suffisent pas. J’ai fait assez passablement mon devoir ; mais j’ai trouvé la peine plus amère, et le bonheur moins doux que je ne les avais rêvés… Pourquoi la vérité, au lieu de se montrer comme elle est, grande, maigre, nue et terrible, se fait-elle riante, belle et fleurie pour apparaître aux enfants dans leurs songes ?

AU MALGACHE.

Je lis immensément depuis quelques jours. Je dis immen-sément, parce qu’il y a bien trois ans que je n’ai lu la valeur d’un volume in-octavo, et que voici depuis quinze jours trois ou-vrages que j’avale et digère : l’Eucharistie, de l’abbé Gerbet ; Ré-flexions sur le suicide, par madame de Staël ; Vie de Victor Al-

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fieri, par Victor Alfieri. J’ai lu le premier par hasard ; le second par curiosité, voulant voir comment cet homme-femme enten-dait la vie ; le troisième par sympathie, quelqu’un me l’ayant re-commandé comme devant parler très-énergiquement à mon es-prit.

Un sermon, une dissertation, une histoire. – L’histoire d’Alfieri ressemble à un roman ; elle intéresse, échauffe, agite. – Le catholicisme de l’abbé a la solennité étroite, l’inutilité inévi-table d’un livre ascétique. – Il n’y a que la dissertation de ma-dame de Staël qui soit vraiment ce qu’elle veut être, un écrit cor-rect, logique, commun quant aux pensées, beau quant au style, et savant quant à l’arrangement. Je n’ai trouvé d’autre soulage-ment dans cet écrit que le plaisir d’apprendre que madame de Staël aimait la vie, qu’elle avait mille raisons d’y tenir, qu’elle avait un sort infiniment plus heureux que le mien, une tête infi-niment plus forte et plus intelligente que la mienne. Je crois, du reste, que son livre a redoublé pour moi l’attrait du suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il m’ennuie ; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si je rencontre un illustre docteur, et qu’espérant trouver en lui quelque secours, j’aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes anxiétés, je serai bien plus choqué et bien plus contristé qu’auparavant, s’il me dit en phrases excellentes et en mots parfaitement choisis les mêmes lieux communs que le pédagogue de village vient de me débiter en latin de cuisine ; celui-là avait le mérite de me faire sourire parfois de ses barba-rismes, son emphase pouvait être bouffonne ; la froideur docto-rale de l’autre n’est que triste. C’est un chêne que l’on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l’abîme.

L’Eucharistie est certainement un livre distingué malgré ses défauts. Je suis bien aise de l’avoir lu : non qu’il m’ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu’à un petit nombre ; mais parce qu’il m’a ra-

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mené aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et cré-dule.

Alfieri est un homme qui me plaît. Ce que j’aime, c’est son orgueil ; ce qui m’intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse ; ce que j’admire, c’est son énergie, sa pa-tience, les efforts inouïs qu’il a faits pour devenir poëte. – Hé-las ! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sangloté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide ; et celui-là, comme les autres, s’est consolé avec un hochet ! Il a connu l’amour, des désenchantements hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l’ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses… excepté de la dernière marotte qui l’a sauvé, la gloire !

La Vie d’Alfieri, considérée comme livre, est un des plus excellents que je connaisse. Il est vrai que je n’en connais guère, surtout depuis l’époque à laquelle j’ai absolument perdu la mé-moire ; celui-là est écrit avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d’où ressort pour le lecteur une très-chaude émotion ; avec une concision et une rapidité pleines d’ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se mêleront d’écrire leur vie devraient se proposer pour modèle la forme, la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis en le lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûr de ne pas tenir.

Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de mal que de bien. Je veux m’en sevrer au plus vite. Elle empire mon incertitude sur toute vérité, mon découra-gement de tout avenir. Tous ceux qui écrivent l’histoire des maux humains ou de leurs propres maux, prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le paisible dada qui les a tirés du danger, ils m’entretiennent du système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est dévot, celle-là est savante, le grand Alfieri fait des tragédies. Au travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus

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comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans songer que les miens sont des montagnes, comme l’ont été les leurs. Ils les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n’ayant de libre que la poitrine pour nourrir un vautour. Ils sourient tranquillement, les cruels ! L’un prononce sur mon agonie ce mot de mépris religieux, vanitas ! l’autre ap-pelle mon angoisse faiblesse, et le troisième ignorance. Quand je n’étais pas dévot dit l’un, j’étais sous ce rocher ; soyez dévot et levez-vous ! — Vous expirez ? dit madame de Staël ; songez aux grands hommes de l’antiquité, et faites quelque belle phrase là-dessus. Rien ne soulage comme la rhétorique. — Vous vous en-nuyez ? s’écrie Alfieri ; ah ! que je me suis ennuyé aussi ! Mais Cléopâtre m’a tiré d’affaire. — Eh bien ! oui, je le sais, vous êtes tous heureux, vertueux ou glorieux. Chacun me crie ; Levez-vous, levez-vous, faites comme moi, écrivez, chantez, aimez, priez ! Jusqu’à toi, mon bon Malgache, qui me conseilles de faire bâtir un ajoupa et d’y lire les classifications de Linnée. Mes maîtres et mes amis, n’avez-vous rien de mieux à me dire ? Au-cun de vous ne peut-il porter la main à ce rocher et l’ôter de des-sus mes flancs qui saignent et s’épuisent ? Eh bien ! si je dois mourir sans secours, chantez-moi du moins les pleurs de Jéré-mie ou les lamentations de Job. Ceux-là n’étaient point des pé-dants ; ils disaient tout bonnement : La pourriture est dans mes os, et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair.

À ROLLINAT.

Je suis bien fâché d’avoir écrit ce mauvais livre qu’on ap-pelle Lélia ; non pas que je m’en repente : ce livre est l’action la plus hardie et la plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me dégoûter de ce monde à cause des résultats. Mais il y a bien des choses dont on enrage et dont on se moque en même temps, bien des guêpes qui piquent et qui impatien-tent sans mettre en colère, bien des contrariétés qui font que la

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vie est maussade, et qui ne sont pas tout à fait le désespoir qui tue. Le plaisir d’avoir fait ces choses en efface bientôt l’atteinte.

Si je suis fâché d’avoir écrit Lélia, c’est parce que je ne peux plus l’écrire. Je suis dans une situation d’esprit qui ressemble tellement à celle que j’ai dépeinte, et que j’éprouvais en faisant ce livre, que ce me serait aujourd’hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer. Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée sans y apporter beau-coup de modifications. L’état de mon esprit, lorsque je fis Jacques (qui n’a point encore paru), me permit de corriger beaucoup ce personnage de Lélia, de l’habiller autrement et d’en faciliter la digestion au bon public. À présent je n’en suis plus à Jacques, et au lieu d’arriver à un troisième état de l’âme, je re-tombe au premier. Eh quoi ! ma période de parti pris n’arrive-ra-t-elle pas ? Oh ! si j’y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans ! quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons découleront de ma plume ! comme je vous demanderai pardon d’avoir été jeune et malheureux, comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l’égoïsme ! Que personne ne s’avise plus d’être malheureux dans ce temps-là ; car aussitôt je me mettrai à l’ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu’il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux. Je serai aussi faux, aussi bouffi, aus-si froid, aussi inutile que Trenmor, type dont je me suis moqué plus que tout le monde, et avant tout le monde ; mais ils n’ont pas compris cela. Ils n’ont pas vu que, mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains, et étant forcé par la logique de faire paraître aussi la raison humaine, je l’avais été chercher au bagne, et qu’après l’avoir plantée comme une po-tence au milieu des autres bavards, j’en avais tiré à la fin un grand bâton blanc, qui s’en va vers les champs de l’avenir, che-vauché par les follets.

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Tu me demandes (je t’entends) si c’est une comédie que ce livre que tu as lu si sérieusement, toi véritable Trenmor de force et de vertu, qui sais penser tout ce que le mien sait dire, et faire tout ce que le mien sait indiquer. – Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquai de la veille et où je pen-sai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où, échappant comme au-jourd’hui au pédantisme des donneurs de consolation, je me plus à faire Trenmor le philosophe, plus creux qu’une gourde et plus impossible que le bonheur. Ce livre, si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti que cervelle en démence ait jamais produit. C’est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman ont eu bien raison de le déclarer détes-table. Ceux qui ont pris au réel ce que l’allégorie cachait de plus tristement chaste ont eu bien raison de se scandaliser. Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir de ces caprices ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l’ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de jurements, l’ont fort bien com-pris, et ceux-là l’aiment sans l’approuver. Ils en pensent abso-lument ce que j’en pense ; c’est un affreux crocodile très-bien disséqué, c’est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié.

Où est l’époque où l’on n’eût pas osé imprimer un livre sans l’avoir muni, en même temps que du privilège du roi, d’une bonne moralité, bien grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile ? Les gens de cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le contraire de ce qu’ils voulaient prou-ver. L’abbé Prévost tout en démontrant par la bouche de Ti-berge que c’est un grand malheur et un grand avilissement de

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s’attacher à une fille de joie, prouva par l’exemple de Desgrieux que l’amour ennoblit tout, et que rien n’est rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour compléter la bévue, Tiberge est inutile, Manon est adorable, et le livre est un sublime monument d’amour et de vérité.

Jean-Jacques a beau faire, Julie ne redevient chère au lec-teur qu’à l’heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu’elle n’a pas cessé de l’aimer. C’est madame de Staël, la logique, la rai-sonneuse, l’utile, qui fait cette remarque. Madame de Staël re-marque encore que la lettre qui défend le suicide est bien supé-rieure à la lettre qui le condamne. Hélas ! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques ? s’il est vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort, pourquoi nous l’avoir caché ? pourquoi tant de déraisonnements sublimes pour celer un désespoir qui vous déborde ? Martyr infortuné qui avez voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n’avoir pas crié tout haut ? cela vous aurait soulagé, et nous boi-rions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur ; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.

Est-ce beau, est-ce puéril, cette affectation d’utilité philan-thropique ? Est-ce la liberté de la presse, ou l’exemple de Goethe suivi par Byron, ou la raison du siècle qui nous en a dé-livrés ? Est-ce un crime de dire tout son chagrin, tout son en-nui ? Est-ce vertu de le cacher ? Peut-être, se taire, oui : mais mentir ! mais avoir le courage d’écrire des volumes pour dégui-ser aux autres et à soi-même le fond de son âme !

Eh bien ! oui, c’était beau ! Ces hommes-là travaillaient à se guérir et à faire servir leur guérison aux autres malades. En tâ-chant de persuader, ils se persuadaient. Leur orgueil, blessé par les hommes, se relevait en déclarant aux hommes qu’ils avaient su se guérir tout seuls de leurs atteintes. Sauveurs ingénus de vos ingénus contemporains, vous n’avez pas aperçu le mal que vous semiez sous les fleurs saintes de votre parole ! vous n’avez pas songé à cette génération que rien n’abuse, qui examine et

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dissèque toutes les émotions, et qui, sous les rayons de votre gloire chrétienne, aperçoit vos fronts pâles sillonnés par l’ora-ge ! Vous n’avez pas prévu que vos préceptes passeraient de mode, et que vos douleurs seules nous resteraient, à nous et à nos descendants !

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V

À FRANÇOIS ROLLINAT

Janvier 1835.

Pourquoi diable n’es-tu pas venu hier ? nous t’avons atten-du pour dîner jusqu’à sept heures, ce qui est exorbitant pour des appétits excités par l’air vif de la campagne. Il te sera survenu un client bavard ? tu n’es pas malade au moins ? À présent, nous ne t’attendons plus que samedi. Dans l’intervalle, donne-moi de tes nouvelles, entends-tu, Pylade ? nous serions inquiets. La mine que tu as depuis trois mois surtout n’est pas faite pour nous rassurer. Pauvre vieux petit homme jaune, qu’as-tu donc ? Je sais que tu réponds ordinairement à cette question-là : « Qu’as-tu toi-même ? es-tu donc un homme riche, jeune, ro-buste et frais pour t’inquiéter de la mine que j’ai ? » Hélas ! nous avons tous deux une pauvre apparence, et, dans tous ces étuis de parchemin, il y a des âmes bien lasses et bien flétries, mon camarade !

Bah ! de quoi vais-je parler ? nous avons été hier plus gais que jamais ; cependant tu nous manquais bien, mais nous avons bu à ta santé, et, à force de faire des vœux pour toi, nous nous sommes tous un peu exaltés. Ma foi ! Pylade, il ne faut pas nier les biens que la Providence nous tient en réserve. Au moment où nous croyons tout perdu, la bonne déesse, qui sourit de notre désespoir, est là, derrière nous, qui entoure de clinquant un pe-tit hochet bien joli qu’elle nous met ensuite dans les mains si

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doucement qu’on ne soupçonne pas son dessein ; car si nous pouvions imaginer qu’elle nous raille et qu’elle ne prend pas notre fureur au sérieux, nous serions capables de nous tuer pour la forcer d’y croire. Mais nous espérons qu’elle est un peu inti-midée de nos menaces, et qu’à l’avenir elle se conduira mieux à notre égard ; nous nous laissons aller peu à peu à regarder cette amusette qu’elle nous a donnée, et enfin nous en secouons les grelots tout en leur disant : Grelots de la folie, vous pouvez bien sonner tant que vous voudrez, nous n’y prendrons aucun plaisir. Mais nous les faisons sonner encore, et nous les écoutons avec tant de complaisance que bientôt nous nous faisons grelots nous-mêmes, et des rires et des chants de joie sortent de nos poitrines vides et désolées. Nous avons alors de bien beaux rai-sonnements pour nous réconcilier avec la vie, tout aussi beaux que ceux qui nous faisaient renoncer à la vie la semaine précé-dente. Quelle mauvaise plaisanterie que le cœur humain ! Qu’est-ce donc que ce cœur-là, dont nous parlons tous tant et si bien ? D’où vient que cela est si bizarre, si mobile, si lâche à la souffrance, si léger au plaisir ? Y a-t-il un bon et un mauvais ange qui soufflent tour à tour sur ce pauvre organe de la vie ? Est-ce une âme, un rayon de la Divinité, que ce diaphragme qu’une tasse de café et un bon mot dilatent ? Mais si ce n’est qu’une éponge imbibée de sang, d’où lui viennent donc ces aspi-rations soudaines, ces tressaillements, ces angoisses, espèce de cris déchirants qui s’en échappent quand de certaines syllabes frappent l’oreille, ou quand les jeux de la lumière dessinent sur le mur, avec la frange d’un rideau ou l’angle d’une boiserie, cer-taines lignes fantastiques, profils ébauchés par le hasard, em-preints de magiques ressemblances ? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le bruit et la gaieté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi nous qui se mettent à pleu-rer sans savoir pourquoi ? Il est ivre, disent les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sangloter celui-là ? Ô gaieté de l’homme, que tu touches de près à la souffrance ! Et quel est donc ce pouvoir d’un son, d’un objet, d’une pensée vague sur nous tous ? Quand nous sommes vingt fous criant

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dans tous les tons faux, et chantant sur toutes les gammes inco-hérentes de l’ivresse, s’il en est un qui fasse un signe solennel en disant : Écoutez ! tous se taisent et écoutent. Alors, dans le si-lence de ces grands appartements, une voix lointaine et plain-tive s’élève. Elle vient du fond de la vallée, elle monte comme une spirale harmonieuse autour des sapins du jardin, puis elle gagne l’angle de maison ; elle se glisse par une fenêtre, elle vole le long des corridors et vient se briser contre la porte de notre salle avec des sanglots lamentables. Alors toutes nos figures s’allongent, toutes nos lèvres pâlissent ; nous restons tous cloués à notre place, dans l’attitude où ce bruit nous a pris. En-fin quelqu’un s’écrie : — Bah ! c’est le vent, je m’en moque. – En effet, c’est le vent, rien que le vent et la nuit ; et personne ne s’en moque, personne ne surmonte sans effort la tristesse qu’inspi-rent ces choses-là. Mais pourquoi est-ce triste ? Le renard et la perdrix tombent-ils dans la mélancolie quand le vent pleure dans les bruyères ? La biche s’attendrit-elle au lever de la lune ? Qu’est-ce donc que cet être qui s’institue le roi de la création, et qui ne rêve que larmes et frayeurs ?

Mais pourquoi serions-nous tristes, à moins d’être fous ? Nos femmes sont charmantes, et nos amis, en est-il de meil-leurs ? Est-il beaucoup de mortels qui aient eu dans leur vie le bonheur de réunir sous le même toit, presque tous les jours, pendant un mois, douze ou quinze créatures nobles et vraies, et toutes unies entre elles d’une sainte amitié ? Ô mes amis, mes chers amis ! savez-vous ce que vous êtes dans la vie d’un infor-tuné ? vous ne le savez pas assez, vous n’êtes pas assez fiers du bien que vous faites ; c’est quelque chose que de sauver une âme du désespoir.

Hélas ! hélas ! qu’est-ce que ce mélange d’amertume et de joie ? qu’est-ce que ce sentiment de détachement et d’amour, qui me ramène ici chaque année, dans cette saison qui n’est plus l’automne et qui n’est pas encore l’hiver, mois de recueillement mélancolique et de tendre misanthropie ; car il y a de tout cela dans cette pauvre tête fatiguée que presse de toute sa solennité

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le toit paternel. Ô mes dieux Lares ! vous voilà tels que je vous ai laissés. Je m’incline devant vous avec ce respect que chaque an-née de vieillesse rend plus profond dans le cœur de l’homme. Poudreuses idoles qui vîtes passer à vos pieds le berceau de mes pères et le mien, et ceux de mes enfants ; vous qui vîtes sortir le cercueil des uns et qui verrez sortir celui des autres, salut, ô pro-tecteurs devant lesquels mon enfance se prosternait en trem-blant, dieux amis que j’ai appelés avec des larmes du fond des lointaines contrées, du sein des orageuses passions ! Ce que j’éprouve en vous revoyant est bien doux et bien affreux. Pour-quoi vous ai-je quittés, vous toujours propices aux cœurs simples, vous qui veillez sur les petits enfants quand les mères s’endorment, vous qui faites planer les rêves d’amour chaste sur la couche des jeunes filles, vous qui donnez aux vieillards le sommeil et la santé ! Me reconnaissez-vous, paisibles Pénates ? ce pèlerin qui arrive à pied dans la poussière du chemin et dans la brume du soir, ne le prenez-vous point pour un étranger ? Ses joues flétries, son front dévasté, ses orbites que les larmes ont creusées, comme les torrents creusent les ravins, ses infirmités, sa tristesse et ses cicatrices, tout cela ne vous empêchera-t-il pas de reconnaître cette âme vaillante qui sortit d’ici un matin revê-tue d’un corps robuste, lequel chevauchait une brave jument nourrie dans les genêts, sobre et infatigable monture, comme si l’homme et l’animal devaient faire le tour du monde ? Voici l’homme : les enfants l’appellent Tobie, et ils le soutiennent sous les bras pour qu’il marche. Le cheval est là-bas, il broute lente-ment l’ortie autour des murs du cimetière : c’est Colette, qui ja-dis fut digne de porter Bradamante, et qui, maintenant aveugle, regagne encore aujourd’hui, avec la vue de l’instinct et de la mémoire, la litière où elle mourra demain matin.

Eh bien ! Colette, tes beaux jours ne sont plus ; mais on a fait une bonne action en te conservant un coin et une botte de paille dans l’écurie. Qui t’a assuré cette bonne destinée de ne point être vendue au corroyeur comme tous les vieux chevaux ? le plus sacré des droits, l’ancienneté. Ce qui a été est quelque chose de respectable. Ce qui est, est toujours sujet à doute et à

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contestation. D’où vient donc l’amitié qu’on a pour ton vieux maître ici ? Personne ne le connaît plus, il a disparu longtemps, il a voyagé au loin ; ses traits ont changé ; de ses goûts, de ses habitudes, de son caractère, on ne sait plus rien, car il s’est pas-sé tant de choses dans sa vie depuis le temps où il était encore solide et fier ! Mais un mot simple et doux rattache à lui ceux qui pourraient s’en méfier. Ce mot, c’est autrefois. — Il était là, dit-on, il faisait ces choses avec nous, il était un de nous, nous l’avons connu ; il allait à la chasse par ici, il cueillait des cham-pignons dans le pré qui est là-bas ; vous souvenez-vous de la noce d’un tel, et de l’enterrement de… ? Quand on en est au chapitre des vous souvient-il, que de précieux liens d’or et de diamant rattachent les cœurs refroidis ! que de chaleureuses bouffées de jeunesse montent au visage et raniment les joies oubliées, les affections négligées ! On se figure souvent alors qu’on s’est aimé plus qu’on ne s’aima en effet, et à coup sûr les plaisirs passés, comme les plaisirs qu’on projette, semblent plus vifs que ceux qu’on a sous la main.

Ah ! c’en est un bien pur, cependant, que de s’embrasser après une longue absence, en s’écriant : — Te voilà donc, mon vieux ! C’est donc toi, ma fille ! C’est donc vous, ma nièce, ma sœur !

Ne me dis donc pas, mon ami, que je suis courageux, et que la gaieté que je montre est un effort de mon amitié pour toi et pour eux. Ne crois pas cela. Je suis heureux en effet, heureux par vous, malheureux par d’autres. Qu’importe ici ce qui n’est pas vous ? Crois-tu que je m’en occupe ? – J’y songe malgré moi, il est vrai ; mais pourquoi en parler, pourquoi le sauriez-vous ? Oh ! non, que personne ne le sache, excepté les deux ou trois vieux qui ne peuvent se tromper sur le pli de mon sourcil. Mais que les autres ne connaissent de moi que le bonheur qui me vient d’eux. Les pauvres enfants en douteraient s’ils voyaient le fond des abîmes qu’ils couvrent de fleurs. Ils s’éloigneraient effrayés en se disant : Rien ne peut croître sur ce sol désolé ; car les incurables n’ont pas d’amis, et quand l’homme ne peut plus

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être utile à l’homme, celui qui peut se sauver s’éloigne, et celui qui n’a plus de chances meurt seul. Ces jeunes esprits compren-draient-ils ce qui se passe chez ceux qui ont vécu ? savent-ils qu’on renferme dans son sein tous les éléments de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l’une ou de l’autre ? À leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée ; à leur âge, les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions, le sombre et silencieux désespoir. Mais, après ces périodes fatales, ils ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renou-velle et se retrempe, la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le temps perdu ; et il y a là dix ou vingt ans d’orages, de maux affreux et de joies indicibles. Mais, quand l’expérience a frappé ses grands coups, et que les passions, non amorties, mais comprimées, s’éveillent encore pour brûler, et retombent aussi-tôt frappées d’épouvante devant le spectre du passé, alors le cœur humain, qui pouvait auparavant se promettre et s’imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu’il a été, mais il ne sait plus ce qu’il sera ; car il a tant combattu qu’il ne peut plus compter sur ses forces. Et d’ailleurs, il a perdu le goût de souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont as-sez. Leur douleur n’a plus rien de poétique ; la douleur n’embellit que ce qui est beau.

La pâleur divinise la beauté des femmes et ennoblit la jeu-nesse des hommes. Mais, quand le chagrin se manifeste par d’irréparables ravages, quand il creuse des sillons à des fronts flétris, on le sent maussade et dangereux. On le cache comme un vice, on le dérobe à tous les regards, de peur que la crainte de la contagion n’éloigne les heureux d’auprès de vous. C’est alors vraiment qu’on est digne de plainte ; car on ne se plaint pas, et l’on craint d’être plaint. C’est à cet âge-là que les amis contem-porains se comprennent d’un regard, et qu’il suffit d’un mot pour se raconter l’un à l’autre toute sa vie passée.

D’où vient que, quand nous nous retrouvons après une sé-paration de quelques mois, tu lis si bien sur mon visage l’histoire des maux que j’ai soufferts ? D’où vient que tu me dis

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dès l’abord en me serrant la main : « Eh bien ! eh bien ! telle chose est arrivée, voilà ce que tu as fait ; je comprends ce que tu as dans le cœur ? » Oh ! comme tu me racontes exactement alors les moindres détails de mon infortune ! Pauvres humains que nous sommes ! ces douleurs dont nous parlons avec tant d’emphase, et dont nous portons le fardeau avec tant d’orgueil, tous les connaissent, tous les ont subies ; c’est comme le mal de dents ; chacun vous dit : — Je vous plains, cela fait grand mal ; – et tout est dit.

Triste ! ô triste ! Mais l’amitié a cela de beau et de bienfai-sant qu’elle s’inquiète et s’occupe de vos maux comme s’ils étaient uniques en leur espèce. Ô douce compassion, maternelle complaisance pour un enfant qui pleure et qui veut qu’on le plaigne ! qu’il est suave de te trouver dans l’âme sérieuse et mûre d’un ancien ami ! Il sait tout, il est habitué à toucher vos plaies ; et pourtant il ne se blase pas sur vos souffrances, et sa pitié se renouvelle sans cesse. Amitié ! amitié ! délices des cœurs que l’amour maltraite et abandonne ; sœur généreuse qu’on né-glige et qui pardonne toujours ! Oh ! je t’en prie, je t’en supplie, mon Pylade, ne fais pas de moi un personnage tragique. Ne me dis pas qu’il y a de ma part une épouvantable vigueur à soutenir cette gaieté. Non, non, ce n’est pas un rôle, ce n’est pas une tâche, ce n’est pas même un calcul ; c’est un instinct et un be-soin. La nature humaine ne veut pas ce qui lui nuit ; l’âme ne veut pas souffrir, le corps ne veut pas mourir, et c’est en face de la douleur la plus vraie et de la maladie la plus sérieuse que l’âme et le corps se mettent à nier et à fuir l’approche odieuse de la destruction. Il est des crises violentes où le suicide devient un besoin, une rage ; c’est une certaine portion du cerveau qui souffre et s’atrophie physiquement. Mais que cette crise passe ; la nature, la robuste nature que Dieu a faite pour durer son temps, étend ses bras désolés et se rattache aux moindres brins d’herbe pour ne pas rouler dans sa fosse. En faisant la vie de l’homme si misérable, la Providence a bien su qu’il fallait don-ner à l’homme l’horreur de la mort. Et cela est le plus grand, le plus inexplicable des miracles qui concourent à la durée du

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genre humain ; car quiconque verrait clairement ce qui est, se donnerait la mort. Ces moments de clarté funeste nous arrivent, mais nous n’y cédons pas toujours, et le miracle qui fait refleurir les plantes après la neige et la glace s’opère dans le cœur de l’homme. Et puis, tout ce qu’on appelle la raison, la sagesse hu-maine, tous ces livres, toutes ces philosophies, tous ces devoirs sociaux et religieux qui nous rattachent à la vie ne sont-ils pas là ? Ne les a-t-on pas inventés pour nous aider à flatter le pen-chant naturel, comme tous les principes fondamentaux, comme la propriété, le despotisme et le reste ? Ces lois-là sont bien sages et faites pour durer ; mais on en pourrait faire de plus belles, et Jésus, en souffrant le martyre, a donné un grand exemple de suicide. Quant à moi, je te déclare que, si je ne me tue pas, c’est absolument parce que je suis lâche.

Et qui me rend lâche ? Ce n’est pas la crainte de me faire un peu de mal avec un couteau ou un pistolet ; c’est l’effroi de ne plus exister, c’est la douleur de quitter ma famille, mes enfants et mes amis ; c’est l’horreur du sépulcre ; car, quoique l’âme es-père une autre vie, elle est si intimement liée à ce pauvre corps, elle a contracté, en l’habitant, une si douce complaisance pour lui, qu’elle frémit à l’idée de le laisser pourrir et manger aux vers. Elle sait bien que ni elle ni lui n’en sauront rien alors ; mais, tant qu’elle lui est unie, elle le soigne et l’estime, et ne peut se faire une idée nette de ce qu’elle sera, séparée de lui.

Je supporte donc la vie, parce que je l’aime ; et quoique la somme de mes douleurs soit infiniment plus forte que celle de mes joies, quoique j’aie perdu les biens sans lesquels je m’imaginais la vie impossible, j’aime encore cette triste destinée qui me reste, et je lui découvre, chaque fois que je me réconcilie avec elle, des douceurs dont je ne me souvenais pas, ou que je niais avec dédain quand j’étais riche de bonheur et glorieux. Oh ! l’homme est si insolent quand sa passion triomphe ! quand il aime ou quand il est aimé, comme il méprise tout ce qui n’est pas l’amour ! comme il fait bon marché de sa vie ! comme il est prêt à s’en débarrasser dès que son étoile pâlit un peu ! Et

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quand il perd ce qu’il aime, quelle agonie, quelles convulsions, quelle haine pour les secours de l’amitié, pour les miséricordes de Dieu ! Mais Dieu l’a fait aussi faible que fanfaron, et bientôt redevenu tout petit, tout honteux, pleurant comme un enfant, et cherchant avec des pas timides à retrouver sa route, il saisit avec empressement les mains qui s’offrent à lui pour le guider. Ridi-cule, puérile et infortunée créature, qui ne veut pas accepter la destinée et ne sait pas s’y soustraire.

Ah ! ne nous moquons pas de cette condition misérable ; c’est celle de tous, et tous nous savons que sa mesquinerie, que son manque de grandeur et de force ne la rend que plus mal-heureuse et plus digne de compassion. Tant qu’on croit à sa force, on a de l’orgueil, et l’orgueil console de tout. On marche à grands pas et on fronce le sourcil avec un calme majestueux et terrible ; on a décrété qu’on mourrait le soir ou le lendemain matin, et on est si fier de cette grande résolution (que du reste un perruquier ou une prostituée sont tout aussi capables d’exécuter que Caton d’Utique), on est si content de ne pas subir l’arrêt du sort et de le narguer, qu’on est déjà à demi consolé. On jouit d’une grande liberté d’esprit, et l’on s’en étonne ; on fait son testament, on songe à tout, on brûle certaines lettres, on en recommande d’autres à ses amis, on fait des adieux solen-nels, on s’estime, on s’admire, et on s’aime soi-même. Voilà le pire ; on se réconcilie avec soi, on se rend sa propre estime, et l’affection revient avec une admirable bonté se placer entre le soi héroïque et le soi expiatoire. Le sacrificateur, c’est-à-dire l’orgueil, fait alors peu à peu grâce à la victime, c’est-à-dire à la faiblesse ; l’un s’attendrit, l’autre se lamente ; l’orgueil demande à la faiblesse si elle était bien sincère tout à l’heure, si elle avait bien l’intention de tendre la gorge au couteau ; l’autre répond que oui : l’orgueil daigne y croire, et décide que l’intention est réputée pour le fait, que la honte est lavée, la fierté satisfaite, l’espoir réhabilité. Puis vient un ami qui sourit de votre dessein, mais qui feint, pour peu qu’il soit délicat et bon, d’en être épou-vanté et de vous arracher l’arme meurtrière ; ce qui, en vérité, n’est pas difficile… Hélas ! hélas ! ne rions pas de cela. Tout cela

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fait qu’on ne se tue pas, et qu’on vit, et qu’on cesse à la fin de se croire fort, et que l’orgueil tombe, et que la souffrance s’apaise ; mais qu’il reste, au fond de l’âme et pour jamais, une tristesse muette, un abattement profond, qui accepte toutes les distrac-tions, mais qu’aucune distraction ne change ; car ce qu’on croit, on le veut ; et ce qu’on sait, on le subit. Or, lequel vaut mieux de l’échafaud ou des galères à perpétuité ?

Mais, bonsoir, vieux ; il se fait tard, dans une heure il fera grand jour, il faudra que je m’éveille avec les coqs qui sonneront leur fanfare matinale, et les chiens qui se mettront à hurler pour qu’on ouvre les portes de la cour, et ton frère Charles qui chante comme l’alouette au lever du soleil. Tu viendras samedi, n’est-ce pas ? Il fera, j’espère, un temps comme nous l’aimons : pas de lune, le ciel est à la gelée, les étoiles luiront et l’air sera sonore ; ton frère chantera son Stabat, et nous irons l’entendre de loin sous le grand sapin. Il fait bon de s’attendrir et de s’attrister quand on est ensemble ; mais seul, il faut s’interdire cela quand on en est où nous en sommes. C’est pourquoi je t’écris, afin de n’aller me coucher qu’au moment où un sommeil accablant coupera court à toute réflexion un peu trop grave. Ô ciel ! voilà donc ces gais convives, ces aimables vieillards, les voilà en face de leur chevet et saisis de terreur à l’aspect des pensées qui les y attendent ! C’est pour cela qu’il faut s’endormir au lever du jour. C’est l’heure où le cauchemar quitte les rideaux du lit et n’a plus de pouvoir sur les hommes. Adieu, donne ma bénédiction à tes douze enfants.

Dimanche.

Puisque tu ne peux pas venir, aujourd’hui, je viens

m’enfermer avec toi et causer par la voie de la plume et de l’encre avec ton ennui ; car tu t’ennuies, ce n’est rien de plus. Ne va pas t’imaginer que tu aies du chagrin. L’ennui est un mal as-sez grand, mais c’est après tout un mal très-noble, et d’où peut

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sortir tout ce qu’il y a de plus beau dans l’âme humaine. Il ne s’agit que d’expliquer son ennui comme il faut, et d’en diriger les inspirations vers un but poétique. Voilà le diable ! tu n’es pas poëte du tout. Tu détermines toutes choses, tu ne sais rester dans le doute sur quoi que ce soit. Si tu savais bien ce que c’est que l’ennui, et le parti qu’on en peut tirer ! Je vais tâcher de te l’expliquer comme je l’entends.

L’ennui est une langueur de l’âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes émotions ou aux grands désirs. C’est une fatigue, un malaise, un dégoût équivalant à celui de l’estomac qui éprouve le besoin de manger et qui n’en sent pas le désir. De même que l’estomac, l’esprit cherche en vain ce qui pourrait le ranimer et ne peut trouver un aliment qui lui plaise. Ni le travail ni le plaisir ne sauraient le distraire ; il lui faudrait du bonheur ou de la souffrance, et précisément l’ennui est ce qui précède ou ce qui suit l’un ou l’autre. C’est un état non violent, mais triste ; facile à guérir, facile à envenimer. Mais du moment qu’on le poétise, il devient touchant, mélancolique, et sied fort bien, soit au visage, soit au discours. Pour cela, il faut tout bon-nement s’y abandonner. La recette est simple : – Se vêtir conve-nablement, selon la saison ; avoir de très-bonnes pantoufles, un excellent feu en hiver, un hamac léger en été, un bon cheval au printemps, à l’automne un carré de jardin sablé et planté de re-nonculiers. Avec cela, ayez un livre à la main, un cigare à la bouche ; lisez une ligne environ par heure, à laquelle vous pen-serez huit ou dix minutes au plus, afin de ne pas vous laisser en-vahir par une idée fixe. Le reste du temps, rêvez, mais en ayant soin de changer de place, ou de pipe, ou d’attitude de tête ou de direction de regards. – Alors, en ne vous obstinant pas à secouer votre malaise, vous le verrez peu à peu se tourner en une dispo-sition confortable. Vous acquerrez d’abord une grande netteté d’observation, un grand calme pour recueillir des formes, soit d’idées, soit d’objets, dans les cases du cerveau qui équivalent aux feuillets d’un album. Puis viendra une douce contemplation de vous-même et des autres, et ce qui tout à l’heure vous parais-sait incommode ou indifférent, vous paraîtra bientôt agréable,

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pittoresque et beau. Le moindre objet qui passera devant vos yeux aura son chic particulier, le moindre son vous semblera une mélodie, la moindre visite un événement heureux.

Il m’arrive bien souvent, je t’assure, de m’éveiller dans une terrible disposition au spleen. C’est un ennui sérieux, et même assez laid. Je ne sais pas bien ce que Pascal entendait par ces pensées de derrière qu’il se réservait pour répondre aux objec-tions polémiques ou pour nier en secret ce qu’il feignait d’accepter en face. C’était sans doute le jésuitisme de l’intelli-gence, forcée de plier au devoir, mais se révoltant malgré elle contre l’arrêt absurde. Pour moi, je trouve le mot terrible. On l’a trouvé non-seulement dans son recueil de pensées, mais encore écrit sur un petit morceau de papier et conçu ainsi : Et moi aus-si, j’aurai mes pensées de derrière la tête. Ô parole lugubre, sor-tie d’un cœur désolé ! Hélas ! il est des jours où le cerveau hu-main est comme un double miroir dont une glace renvoie à l’autre le revers des objets qu’elle a reçus de face. C’est alors que toutes les choses, et tous les hommes, et toutes les paroles ont leur envers inévitable, et qu’il n’est pas une jouissance, une ca-resse, une idée reçue au front qui n’ait son repoussoir agissant comme un ressort de fer au cervelet. C’est une puissance fatale et maladive, sois-en sûr. La raison humaine consiste bien en ef-fet à voir toutes les choses par tous leurs côtés, mais la bénigne nature humaine ne se porte pas volontiers à de tels examens d’elle-même ; elle est peu clairvoyante, et, Pascal l’a dit ailleurs, « la volonté qui se plaît à une chose plus qu’à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’il n’aime pas, et la volonté devient ainsi un des principaux organes de la croyance. – Et tout cela est mortellement triste, la vie n’est supportable qu’autant qu’on oublie ces vérités noires, et il n’est d’affections possibles que celles où les pensées de derrière ne viennent pas mettre le nez.

Aussi, quand je me sens dans cette fâcheuse humeur, je n’épargne rien pour m’en distraire et l’adoucir. Je brouille alors mes idées dans des nuages immodérés de fumée de pipe. En été

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je me berce dans le hamac jusqu’à être enivré ; en hiver je pré-sente mes vieux tibias au feu avec un tel stoïcisme qu’il en ré-sulte une cuisson assez vive, une espèce de moxa qui détourne l’irritation cérébrale. Puis un beau vers, lu, en passant, sur une muraille, car Dieu merci, notre maison en est farcie comme une mosquée l’est de sentences ; un rayon de soleil qui perce à tra-vers le givre, un certain éblouissement de ma vue et de ma pen-sée, font que le prisme habituel se replace autour de moi, la na-ture reprend sa beauté accoutumée, et dans le grand salon nos amis m’apparaissent en groupes que je n’avais pas remarqués, et qui me frappent tout à coup aussi vivement que si j’étais Rembrandt ou seulement Gérard Dow. Il me vient alors un tres-saillement intérieur, une sorte de bondissement de l’âme, un désir irréalisable de fixer ces tableaux, une joie de les avoir sai-sis, un élan du cœur vers ceux qui les forment. Cela ne t’a-t-il pas occupé souvent, alors que tourmentant avec obstination une mèche de tes cheveux, tu tombes dans ces contemplations silen-cieuses où nous te voyons plongé ? Combien de fois cette année je me suis senti saisi d’un invincible déplaisir au milieu de nos plus chers compagnons et de nos plus folles soirées ! Combien de fois, en rentrant au salon après avoir parcouru à grands pas les allées dépouillées au bout desquelles se lève la lune, je me suis trouvé ébloui et ravi de la beauté naïve de ces tableaux fla-mands ! Dutheil, affublé de sa houppelande grotesque, dont la couleur eût semblé à Hoffmann tirer sur le fa bémol, coiffé de son bonnet couleur de raisin, et soulevant d’une main le broc de grès qui contient le modeste nectar du coteau voisin, n’a-t-il pas une des plus rouges et des plus luisantes trognes que jamais ait croquées Téniers ? Silence ! son œil étincelle, sa barbe se hé-risse ; il avance le front comme un buffle qui se met en défense. Il va chanter : écoutez, quelle chanson profondément philoso-phique et religieuse :

Le bonheur et le malheur Nous viennent du même auteur,

Voilà la ressemblance ;

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Le bonheur nous rend heureux Et le malheur malheureux,

Voilà la différence.

Cette belle ode est de M. de Bièvre. Je n’ai jamais rien en-tendu de plus mélancoliquement bête ; et, tandis que nos com-pagnons rient aux éclats de cette bonne platitude de campagne, il me vient toujours un sentiment de tristesse en l’entendant. Sais-tu bien que tout est dit devant Dieu et devant les hommes quand l’homme infortuné demande compte de ses maux et qu’il obtient cette réponse ? Qu’y a-t-il de plus ? rien. L’ordre éternel et fatal qui nous mesure le bien et le mal est là tout entier ; c’est comme le mal de dents, auquel je comparais l’autre jour nos douleurs morales. Y a-t-il une plainte partant de la terre qui mé-rite une autre attention que cette ironie à la fois chagrine et douce d’un autre malheureux à moitié égayé par le vin, qui constate gravement votre douleur comme un fait remarquable ?

Quand la voix terrible de Dutheil a cessé d’ébranler les vitres, mon frère vient hasarder les pas les plus gracieux que jamais ours ait essayés sur le bord des abîmes. Alphonse, cou-ché à terre, joue du violon sur la pincette avec la pelle ; son grand profil dantesque se dessine sur la muraille, et le rire donne des cavités lugubres à ses lignes sévères. Charles erre au-tour d’eux comme un méchant gnôme, d’humeur facétieuse, toujours prêt à renverser un verre dans une manche et à faire rouler un danseur mal assuré. Oh ! ceux-là, ce sont mes vieux, mes anciens, ceux qui savent qu’on peut être très-gai et très-triste en même temps, mais qui sont facilement heureux du bonheur d’autrui et recommencent la vie après avoir souffert.

Et de quoi se plaindraient-ils, ces enfants gâtés de la desti-née ? Regarde ce groupe charmant jeté comme un bouquet au-tour du piano. Ce sont leurs femmes et leurs sœurs ; c’est Agasta et Félicie, ces deux sœurs si tendrement unies, si bonnes, si douces et si finement naïves ! c’est Laure et sa mère, toutes deux si belles, si nobles, si saintes ! c’est Brigitte avec ses yeux noirs

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et sa gaieté brillante ; c’est notre belle Rozane et notre jolie Flamande Eugénie. Connais-tu rien de plus frais et de plus suave que ces fleurs provinciales, écloses au vrai soleil, loin des serres chaudes où nos femmes des villes s’étiolent en naissant ? Que Laure est céleste avec sa pâleur et ses grands yeux noirs au regard religieux et lent ! Qu’Agasta est mignonne avec ses joues de rose du Bengale éclose sur la neige, sa mine espiègle et non-chalante, son petit parler indigène si doux et son petit bonnet de blanche nonnette ! L’indolence de Félicie a quelque chose de plus triste, son sourire a de la mélancolie. L’amour et la douleur ont passé par là, la résignation et le renoncement ont mis leur sceau sur ce front calme qui s’est baissé tant de fois dans les larmes de la prière chrétienne ! Sur quoi pleures-tu, grande Romaine ? N’as-tu pas, au milieu de tes douleurs, conservé le précieux trésor de la bonté, qu’il est si facile aux femmes infor-tunées de perdre ? Mon ami, qu’il fait bon vivre parmi des êtres si peu fardés, parmi des femmes aussi belles de cœur que de vi-sage, parmi des hommes fermes, laborieux, sincères, religieux en amitié ! Viens donc souvent ici : tu guériras.

Maintenant, si tu me demandes pourquoi, étant si heureux, je m’en vais toujours à l’entrée de l’hiver, je te le dirai ; mais garde ceci pour toi seul. – Il m’est absolument impossible d’être heureux en quelque situation que ce soit désormais. L’amitié est la plus pure bénédiction de Dieu ; mais il est un bien qui n’a pu rester avec moi, et je mourrai sans avoir réalisé le rêve de ma vie. Faire de son cœur dix ou douze portions, c’est bien facile, bien doux, bien gracieux. Il est charmant d’être le bon oncle d’une joyeuse couvée d’enfants ; il est touchant de vieillir au mi-lieu d’une famille d’adoption, aux lieux où l’on a grandi ; mais il y a, entre le bonheur de tout ce qui m’entoure et le mien, beau-coup de ressemblance avec la fortune du pauvre, composée de l’aumône de tous les riches. Ils sont unis par l’amour ou par l’exclusive amitié de l’hyménée, ces hommes et ces femmes que le sourire n’abandonne jamais. Et moi, vieux, je suis comme toi, je ne suis l’autre moitié de personne. Il m’importe peu de vieil-lir, il m’importerait beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n’ai

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pas rencontré l’être avec lequel j’aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le garder. Écoute une his-toire, et pleure.

Il y avait un bon artiste, qu’on appelait Watelet, qui gravait à l’eau-forte mieux qu’aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte et lui apprit à graver à l’eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour al-ler vivre avec Watelet. Le monde les maudit ; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appe-lée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l’eau-forte et une vieille femme, qu’il appelait sa meunière, et qui gravait à l’eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l’annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de qua-rante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé ; deux beaux talents jumeaux ; Philémon et Baucis du vivant de mes-dames Pompadour et Dubarry. Cela fit époque, et le couple mi-raculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poëtes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu’ils gravè-rent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise : Cur valle permutent Sabina divitias operosiores ?

Il est encadré dans ma chambre au-dessus d’un portrait dont personne ici n’a vu l’original. Pendant un an, l’être qui m’a légué ce portrait s’est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi… Au lever du jour, nous nous consultions sur notre œuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d’art, de sentiment et d’avenir. L’avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le Conte !

En vérité, ami, plus j’y songe, plus je vois qu’il est trop tard pour oser être malheureux. Nous ne pouvons plus prendre la vie au sérieux, du moins la vie qui est devant nous ; car celle qui est

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derrière, nous y avons cru, donc elle a été. As-tu fait le résumé de cette course agitée et pénible qui nous conduit, du maillot à la béquille ? Je sais que la route diffère selon les hommes, qu’il n’y a pas plus deux existences humaines absolument semblables qu’il n’y a deux feuilles semblables dans une forêt ; mais il y a une vue générale tirée du destin de tous, et à laquelle s’adaptent les mille détails qui font la diversité. En ne voyant de lui que le système organique, on peut dire que l’homme est toujours le même, comme il ne se compose jamais au physique que d’une tête, deux bras, un corps, etc., son système intellectuel se com-pose toujours des mêmes passions, l’orgueil, la colère, la luxure, le désir du mal et du bien à diverses doses, mais se partageant et se disputant toujours l’homme, entrant dans sa substance et fai-sant sa vie morale, comme le système veineux et le système ar-tériel font sa vie matérielle. Ainsi je crois pouvoir résumer l’histoire de tous en résumant la mienne propre :

Au commencement, force, ardeur, ignorance.

Au milieu, emploi de la force, réalisation des désirs, science de la vie.

Au déclin, désenchantement, dégoût de l’action, fatigue, – doute, apathie ; – et puis la tombe qui s’ouvre comme un livre pour recevoir le pèlerin fatigué de sa journée. Ô Providence !

La jeunesse est la portion de la vie humaine qui varie le moins chez les individus ; l’âge viril, celle qui varie le plus. La vieillesse est le résultat de celui-ci, et varie selon ce qu’il a été ; mais l’affaiblissement des facultés confond les nuances, comme lorsque l’éloignement atténue les couleurs et les enveloppe d’un voile pâle.

Il est presque impossible de savoir ce que sera un homme, difficile de savoir ce qu’il est, aisé de savoir ce qu’il a été. Il ne faut se méfier ni s’enthousiasmer des jeunes gens ; mais il faut bien se garder de croire aux hommes faits, de même qu’il faut s’abstenir de les condamner ; tout est en eux, c’est le métal en

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fusion qui tombe dans le moule. Dieu sait comment réussira la statue. Quant aux vieillards, quels qu’ils soient, il faut les plaindre.

Pour ma part, j’ai vu quelle chose misérable et terrible à la fois est cette force de jeunesse qui n’obéit pas à notre appel, qui nous emporte où nous ne voulons pas aller, et nous trahit lors-que nous avons besoin d’elle ; et je m’étonnerais d’avoir été si fier de la posséder, si je ne savais que l’homme est porté à tirer vanité de tout, depuis la beauté, qui est un don du hasard, jusqu’à la sagesse, qui est un résultat de l’expérience ; s’enor-gueillir de sa force est aussi raisonnable que de s’enorgueillir d’avoir bien dormi et d’avoir les jambes prêtes à entreprendre une longue course ; mais gare aux pierres des chemins.

Oh ! que l’on se croit bon marcheur quand on est prêt à partir et qu’on a aux pieds de bons souliers tout neufs sortant de chez l’ouvrier ! Je me souviens de cette impatience que j’éprou-vais de me lancer dans la carrière avec ma chaussure imper-méable. Qui pourra m’arrêter ? disais-je ; sur quelles épines, sur quelle fange ne marcherai-je pas sans crainte d’être blessé ou sali ! Où sont les obstacles, où sont les montagnes, où sont les mers que je ne franchirai pas ? J’avais compté sans les fausses-trappes.

Et quand j’eus commencé à faire usage de ma force, il n’en résulta d’abord que de belles et bonnes choses ; car mon bagage était bon, et j’avais dans mes poches les plus beaux livres du monde. Je daignais lire les grands hommes de Plutarque et leur donner la main dans une sainte vision dont mon orgueil était le magique soleil.

Et à force d’être content de moi et fier de mon allure, je pensai que je ne pouvais faillir, et je le déclarai bien haut à mes amis et connaissances. Il fut donc proclamé parmi ces gens-là que j’étais un stoïque des anciens jours, qui avait la bonté de porter un frac et des bottes.

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Cependant, comme je marchais vite et regardant peu à terre, il m’arriva de me heurter contre une pierre et de tomber ; j’en eus de la douleur aux pieds et de la mortification dans l’âme. Mais me relevant bien vite, et pensant que personne ne m’avait vu, je continuai en me disant : Ceci est un accident, la fatalité s’en est mêlée ; et je commençai à croire à la fatalité, que jusque-là j’avais niée effrontément.

Mais je me heurtai encore, et je tombai souvent. Un jour je m’aperçus que j’étais tout blessé, tout sanglant, et que mon équipage, crotté et déchiré, faisait rire les passants, d’autant plus que je le portais encore d’un air majestueux et que j’en étais plus grotesque. Alors je fus forcé de m’asseoir sur une pierre au bord du chemin, et je me mis à regarder tristement mes haillons et mes plaies.

Mais mon orgueil, d’abord souffrant et abattu, se releva, et décida que, pour être éreinté, je n’en étais pas moins un bon marcheur et un rude casseur de pierres. Je me pardonnai toutes mes chutes, pensant que je n’avais pu les éviter, que le destin avait été plus fort que moi, que Satan jouait un rôle dans tout cela, et mille autres choses toutes inventées pour entortiller, vis-à-vis de soi et des autres, l’aveu de sa propre faiblesse et du mé-pris que tout homme se doit à lui-même s’il veut être de bonne foi.

Et je repris ma route en boitant et en tombant, disant tou-jours que je marchais bien, que les chutes n’étaient pas des chutes, que les pierres n’étaient pas des pierres ; et quoique plu-sieurs se moquassent de moi avec raison, plusieurs autres me crurent sur parole, parce que j’avais ce que les artistes appellent de la poésie, ce que les soldats appellent de la blague.

Lord Byron donnait alors un grand exemple de ce que peut l’outrecuidance humaine en habillant de pourpre les plus petites vanités et en les enchâssant dans l’or comme des diamants ; ce boiteux monta sur des échasses et marcha par-dessus ceux qui

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avaient les jambes égales ; cela lui réussit, parce que ses échasses étaient solides, magnifiques, et qu’il savait s’en servir.

Pour nous autres, peuple de singes, nous apprîmes à mar-cher plus ou moins bien sur les échasses, et même à danser sur la corde, à la grande admiration de plusieurs oisifs qui ne s’y connaissaient pas. Et nous, et moi surtout, malheureux ! je né-gligeais les pures et modestes jouissances, je méconnaissais les sentiments vrais, je méprisais les vertus simples et obscures, je raillais les dévots, j’encensais la gloire insolente, et, crevant dans mon enflure, je ne pardonnais aux autres aucune faiblesse de caractère, moi qui avais des vices dans le cœur !… Et je ne voulais faire aucun sacrifice ; car rien au monde ne me semblait aussi précieux que mon repos, mon plaisir et la louange.

Or, sais-tu, François, comment après tout cela je suis deve-nu un vieillard supportable, de mœurs douces, et assez modeste dans ses paroles et dans ses prétentions ? Sais-tu ce qui fait la différence d’un homme corrompu et d’un homme égaré ? Certes, l’un et l’autre ont fait d’aussi sottes et laides choses ; mais l’un cesse et l’autre continue ; l’un vieillit en sabots dans son ermitage, ou en robe de chambre dans sa mansarde avec quelques amis ; tandis que l’autre encravate et parfume chaque soir une momie qui se donne encore des airs de vie, et que l’on trouve un matin en poussière dans un alambic. L’homme qui s’est aperçu trop tard de la mauvaise route, et qui n’a plus la force de retourner sur ses pas, peut du moins s’arrêter, et d’un air triste crier à ceux qui s’avancent : Ne passez point ici, je m’y suis perdu. Le méchant s’y plaît, il avance jusqu’à son dernier jour, et meurt d’ennui lorsqu’il a épuisé tout le mal que l’homme peut faire. Celui-là s’amuse à entraîner sur ses traces le plus de malheureux qu’il peut ; il rit en les voyant tomber dans la boue à leur tour, et s’égaie à leur persuader que cette boue est une es-sence précieuse dont il n’appartient qu’aux grands esprits et aux gens du bon ton de s’oindre et de s’embaumer.

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Et dans tout cela, François, il y a pour nous bien peu de su-jets de consolation ; car nous n’avons pas grand mérite à n’être pas de ces gens-là. N’avons-nous pas traversé leurs fêtes, n’y avons-nous pas bu le poison de la vanité et du mensonge ? Si le grand air nous a dégrisés, c’est que le hasard ou la Providence nous a fait sortir de l’atmosphère funeste et nous a forcés d’être dans un champ plutôt que dans un palais. Mon ami, ce qu’on appelle la vertu existe certainement, mais elle existe chez les hommes d’exception seulement ; chez nous autres, ce que l’on veut bien appeler honnêteté, c’est le sentiment des bonnes choses, l’aversion pour les mauvaises. Or, à quoi tient, je te le demande, que ce pauvre germe, battu de tous les vents, n’aille pas se perdre au loin, quand nous l’exposons si légèrement à l’orage ? Quand on songe à la facilité avec laquelle il s’envole, doit-on s’élever beaucoup dans sa propre opinion pour avoir échappé au danger par miracle ? Quelle pâle fleur que cet hon-neur qui nous reste ! Quel est donc le séraphin qui l’a protégée de son aile ? quel est le rayon qui l’a ranimée ? Le bon grain a beau tomber dans la bonne terre, si les oiseaux du ciel viennent s’y abattre, ils le mangent. Quelle est donc la main qui les dé-tourne ? Ô Dieu, un tremblement de terreur s’empare d’une âme touchée de tes bienfaits quand elle regarde en arrière !

Mais toi, ami, tu as pu réparer. Il n’a pas été trop tard pour toi lorsque tu t’es arrêté ; tu es revenu au point de départ, et là tu as trouvé une rude besogne, un noble travail, et tu l’as pris avec joie. Ô François ! tu avais à combattre le passé et ses habi-tudes funestes, à supporter le présent et ses ennuis rongeurs ; tu es entré en lutte avec ces dragons : tu as les reins aussi forts que l’archange Michel, car tu les a vaincus. Moi qui suis vieux, et qui n’ai pas trouvé une mère à consoler et douze enfants à nourrir de mon travail, je pleure, je prie, et je m’écrie quelquefois :

Viens à moi, descends des cieux, pose-toi sur mon front abattu, colombe de l’esprit saint, poésie divine ! sentiment de l’éternelle beauté, amour de la nature toujours jeune et toujours féconde ! fusion du grand tout avec l’âme humaine qui se dé-

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tache et s’abandonne ; joie triste et mystérieuse que Dieu envoie à ses enfants désespérés, tressaillement qui semble les appeler à quelque chose d’inconnu et de sublime, désir de la mort, désir de la vie, éclair qui passe devant les yeux au milieu des ténèbres, rayon qui écarte les nuages et revêt les cieux d’une splendeur inattendue, convulsion de l’agonie où la vie future apparaît, vi-gueur fatale qui n’appartient qu’au désespoir, viens à moi ! j’ai tout perdu sur la terre !

L’hiver étend ses voiles gris sur la terre attristée, le froid siffle et pleure autour de nos toits. Mais quelquefois encore, à midi, des lueurs empourprées percent la brume et viennent ré-jouir les tentures assombries de ma chambre. Alors mon bengali s’agite et soupire dans sa cage, en apercevant, sur le lilas dé-pouillé du jardin, un groupe de moineaux silencieux, hérissés en boule et recueillis dans une béatitude mélancolique. Le bran-chage se dessine en noir dans l’air chargé de gelée blanche. Le genêt, couvert de ses gousses brunes, pousse encore tout en haut une dernière grappe de boutons qui essayent de fleurir. La terre, doucement humide, ne crie plus sous les pieds des en-fants. Tout est silence, regret et tendresse. Le soleil vient faire ses adieux à la terre, la gelée fond, et des larmes tombent de partout ; la végétation semble faire un dernier effort pour re-prendre à la vie ; mais le dernier baiser de son époux est si faible, que les roses du Bengale tombent effeuillées sans avoir pu se colorer et s’épanouir. Voici le froid, la nuit, la mort.

Ce dernier regard du soleil au travers de mes vitres, c’est mon dernier espoir qui brille. Aimer ces choses, pleurer l’automne qui s’en va, saluer le printemps à son retour, compter les dernières ou les premières fleurs des arbres, attirer les moi-neaux sur ma fenêtre, c’est tout ce qui me reste d’une vie qui fut pleine et brûlante. L’hiver de mon âme est venu, un éternel hi-ver ! Il fut un temps où je ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m’inquiétais pas de l’absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. À genoux devant l’autel où brûlait le feu sacré, j’y versais tous les parfums de mon cœur.

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Tout ce que Dieu a donné à l’homme de force et de jeunesse, d’aspiration et d’enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse à cette flamme qu’un autre amour attisait. Au-jourd’hui l’autel est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s’élève encore et cherche à rejoindre la flamme qui n’est plus ; c’est mon amour qui s’exhale et qui cherche à ressaisir l’âme qui l’embrasait. Mais cette âme s’est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.

À présent que mon âme est veuve, il ne lui reste plus qu’à voir et à écouter Dieu dans les objets extérieurs ; car Dieu n’est plus en moi, et si je puis me réjouir, c’est de ce qui se passe au dehors de moi. Je dirai donc ta bonté envers les autres hommes, ô Dieu qui m’as abandonné ! je ne vivrai plus, je verrai et j’expli-querai ; du fond de ma douleur, j’élèverai une voix forte qui fera entendre ces mots à l’oreille des passants : — Éloignez-vous d’ici, car il y a un abîme ; et moi, qui passais trop près, j’y suis tombé. – Je leur dirai encore : Vous êtes égarés parce que vous êtes sourds et aveugles ; c’est parce que je l’étais aussi que je me suis égaré comme vous ; j’ai recouvré l’ouïe et la vue ; mais alors je me suis aperçu que j’étais au fond du précipice et que je ne pouvais plus retourner avec vous. J’étais vieux.

Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du dé-sespoir. C’est un monde immense, c’est comme un monde des morts qui se meut et s’agite sous le monde des vivants. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les apparences de la vie. Mais nos âmes sont là-dessous plongées dans cet Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui s’y passe que l’enfant au berceau ne sait ce que c’est que la mort. Mais ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races d’hommes en remontent ou en descendent les degrés. Des pleurs et des rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus, les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom ; moins bas, les furieux qui hurlent et blas-

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phèment contre Dieu, qu’ils ont méconnu et qui les a fou-droyés ; ailleurs les cyniques, qui nient la vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi bas qu’eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de leur Tar-tare, et qui, s’asseyant sur les premières marches de l’escalier fa-tal, disent : Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je mourrai ici et ne descendrai pas. Ceux-là pleurent et se lamen-tent ; car ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce qu’ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu’ils ont gardé le sentiment du beau éternel et le moyen de le posséder. Ceux-là se repentent et travaillent, non pour rentrer dans cette vie mortelle, mais pour l’expier ; ils di-sent la vérité aux hommes sans crainte de les blesser, car ceux qui ne sont plus du monde n’ont rien à ménager, rien à redou-ter ; on ne peut plus leur faire ni bien ni mal ; on ne peut plus les faire tomber ; ils se sont précipités. Puissent-ils, comme Cur-tius, apaiser la colère céleste et fermer l’abîme derrière eux !

Mais il me semble, François, que je deviens emphatique ; heureusement j’aperçois venir mon vieux Malgache : il y a quinze mois que je ne l’ai vu ; il vient tout essoufflé, tout palpi-tant de joie. Le voilà sous ma fenêtre ; mais, diable ! il s’arrête ; il vient d’apercevoir une violette difforme, il la cueille, et cela lui donne à penser. Me voilà effacé de sa mémoire ; si je ne vais à sa rencontre, il retournera chez lui avec sa violette monstre et sans m’avoir vu. J’y cours. Adieu, Pylade.

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VI

À ÉVERARD

11 avril 1835.

Ton ami le voyageur est arrivé au gîte sans accident ; il est heureux et fier du souvenir que tu as gardé de lui. Il ne se flat-tait pas trop à cet égard ; il croyait qu’une âme aussi active, aus-si dévorante que la tienne, devait recevoir vivement les moindres impressions, mais les perdre aussi vite pour faire place à d’autres. C’est un devoir et une nécessité pour toi d’être ainsi ; tu n’appartiens pas à certains élus, tu appartiens à tous les hommes, ou plutôt tous t’appartiennent. Pauvre homme de génie ! cela doit bien te lasser. Quelle mission que la tienne ! c’est un métier de gardeur de pourceaux ; c’est Apollon chez Admète.

Ce qu’il y a de pis pour toi, c’est qu’au milieu de tes trou-peaux, au fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité ; et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t’emmener avec moi sur l’aile des vents inconstants, te faire respirer le grand air des solitudes, et t’apprendre le secret des poëtes et des Bohémiens ! Mais Dieu ne le veut pas. Il t’a précipité comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de l’infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t’a donné la force et la douleur en partage

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entoure longtemps pour toi d’une auréole de gloire cette cou-ronne d’épines que tu conquerras au prix de la liberté, du bon-heur et de la vie.

Car, pour la philanthropie dont vous avez l’humilité de vous vanter, vous autres réformateurs, je vous demande bien pardon, mais je n’y crois pas. La philanthropie fait des sœurs de charité. L’amour de la gloire est autre chose et produit d’autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi : tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir la pente ri-goureuse et fatale où t’entraîne l’instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n’es pas de ceux qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, car tu n’es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi.

Ah ! voici qui te fâche ; mais au fond, tu le sais bien, il y a une royauté qui est d’institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d’intelligence et de vertu s’il eût vou-lu fonder le principe d’égalité parmi eux comme tu l’entends ; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un cèdre pour protéger l’hysope. L’influence enthousiaste et quasi-despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense s’incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indisci-pliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis forcé, chaque année, d’aller te rendre hommage), dis-moi, est-ce autre chose qu’une royauté ? Votre majesté ne peut le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône ; Fleury le Gau-lois est votre capitaine des gardes ; Planet votre fou ; et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe ; mais, morbleu ! sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand vous aurez tou-ché le but, et vous savez qu’il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du roi Midas. Et ici je vous demande pardon de

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donner le titre de roi à feu Midas. Celui-là, on le sait, n’est pas de vos cousins ; c’est un roi d’institution humaine, un de ces beaux types de rois légitimes à qui les oreilles poussent tout na-turellement sous le diadème héréditaire.

Croyez-vous donc que je conteste vos droits ? Oh ! non pas vraiment : nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon ; toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie ; mais je ne veux pas le tenir moi-même, je m’y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d’un lac des Alpes. Une grande question serait celle de savoir si la Providence a plus d’amour et de respect pour notre charpente osseuse que pour les pétales embaumés de ses jasmins. Moi, je vois que la nature a pris autant de soins de la beauté de la violette que de celle de la femme, que les lis des champs sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire, et je garde pour eux mon amour et mon culte. Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais ; je me soucie bien de conclure quelque chose ! J’irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l’Helles-pont dans trois mois ; il en restera autant, le lendemain, qu’il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas ! de tes actions, ô Marius ! après le coup de vent qui ramènera la for-tune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

Ce n’est pas que je déserte ta cause, au moins ; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c’est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poëtes puissent en avoir une autre ; car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d’obéissance sont grossiers, malsonnants et faits pour des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves ; mais aduler une bûche couronnée, c’est renoncer à sa dignité d’homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais écouter la voix des torrents. Sois sûr que je prierai l’esprit des lacs et les fées des glaciers de

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prendre quelquefois leur vol vers toi, et de te porter dans une brise un parfum des déserts, un rêve de liberté, un souvenir af-fectueux et profond de ton frère le voyageur. Je ne suis qu’un oi-seau de passage dans la vie humaine ; je ne fais pas de nid et je ne couve pas d’amours sur la terre ; j’irai frapper du bec à ta fe-nêtre de temps en temps, et te donner des nouvelles de la créa-tion au travers des barreaux de ta prison ; et puis je reprendrai ma course inconstante dans les champs aériens, me nourrissant de moucherons, tandis que tu partageras des fers et des cou-ronnes avec tes pareils ! Votre ambition est noble et magnifique, ô hommes du destin ! De tous les hochets dont s’amuse l’humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire ! – Oui, c’est beau, la gloire ! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu’on lui présentait ; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l’argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-là. Vous m’écouterez quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; tu viendras t’asseoir sous mon arbre quand tu auras besoin de repos et d’amusement. Bonsoir, mon frère Éverard, frère et roi, non en vertu du droit d’aînesse, mais du droit de vertu. Je t’aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très-humble et très-fidèle sujet.

15 avril.

Tu m’adresses plusieurs questions auxquelles je voudrais

pouvoir répondre, pour te prouver au moins que je suis attentif à toutes les paroles que trace ta plume. Pour procéder à la ma-nière de mon cher Franklin, les voici dans l’ordre où tu les a po-sées : 1° Pourquoi suis-je si triste ? 2° Si tu n’étais pas si diffé-rent de moi, t’aimerais-je autant ? 3° Suis-je pour quelque chose dans vos discours ? 4° À quand donc la conclusion ? 5° Quand pourrai-je m’asseoir ? etc.

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J’ai répondu hier à la première question : c’est que travail-ler pour la gloire est à la fois un rôle d’empereur et un métier de forçat ; c’est que tu es enfermé dans ta volonté comme dans une forteresse, et que le moindre insecte qui effleure de l’aile les vi-traux de ton donjon te fait tressaillir et réveille en toi le doulou-reux sentiment de ta captivité. Prométhée, prends courage ! tu es plus grand, couché sur ton roc, avec les serres d’un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais être heureux à leur manière. C’est ici le lieu de répondre à ta cinquième question : Quand pourrai-je m’asseoir avec toi dans les longues herbes sur les rives d’un torrent ? — Jamais, Éverard, à moins qu’une armée ennemie ne fût sur l’autre rive et que tu n’attendisses là le signal du combat. Mais oublier la guerre et dormir dans les roseaux, toi ? Je voudrais savoir quels rêves fit Marius dans le marais de Minturnes ; à coup sûr, il ne s’entretint pas avec les paisibles naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et poudreux dans les ondes pures qui murmu-rent pour nous ; c’est à nous, rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent ; c’est à nous qu’elles parlent d’oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous fe-raient rire de pitié. Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe. – Si quelque jour, blessé dans la lutte ou prisonnier sur parole, tu viens t’asseoir près de ton frère le bohémien, nous regarde-rons les cieux ensemble, et je te parlerai des astres qui président à la destinée des mortels. Voilà, je le sais, tout ce qui pourra t’intéresser, tout ce que tu voudras voir dans les eaux limpides ; ce sera le reflet incertain et tremblant de ton étoile, et tu te hâte-ras de la chercher à la voûte céleste pour t’assurer qu’elle y brille encore de tout son éclat. Non, non, tu n’aimerais pas ces vallées silencieuses où l’aigle est roi et non pas l’homme, ces lacs où le cri de la plus petite sarcelle trouverait plus d’échos que ta pa-role. Les déserts que vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés, ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l’artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités

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retranchées là contre les assauts de l’industrie humaine, tout ce-la n’est pas la patrie de ton intelligence. Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le commerce, le travail, tout l’attirail de la puissance, tous les aliments que les besoins des hommes peuvent offrir à l’orgueil des dieux. Les dieux domi-nent et protègent ; quand tu dis que tu les portes avec amour dans ton sein, ces pauvres Pygmées humains, tu veux dire, Her-cule, que tu les portes dans ta peau de lion ; mais tu ne pourrais t’endormir à l’ombre des bois sans qu’ils s’acharnassent à te ré-veiller. Ils te tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton âme troubleraient la sérénité de l’air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère, j’aime mieux mon bâton de pè-lerin que ton sceptre. Mais puisque la royauté de l’intelligence t’a ceint de sa couronne de feu, puisque la passion d’être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne peux abdi-quer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans cesse te plaindre et t’admirer, ô sublime misérable ! Mais n’étant bon à rien qu’à causer avec l’écho, à regarder lever la lune et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poëtes et les écoliers amoureux, j’ai pris, comme je te le disais hier, l’habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s’effeuille dans ma main avant que je l’aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l’heure et des pédants. Ce que je puis faire de mieux, c’est de planter à ton intention un laurier dans mon jar-din. À chaque belle action que l’on me racontera de toi, je t’en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s’incline religieusement devant un grand cœur où réside la jus-tice.

Deuxième question. — Si tu n’étais pas si différent de moi à tous égards, t’aimerais-je autant ? Voici ma réponse : Non,

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certes, tu ne m’aimerais pas de même ; tu me sais gré d’avoir un peu de force dans un corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m’estimes d’autant plus que tu supposes qu’il m’a été plus difficile d’être un peu estimable dans des circonstances sociales où tout tend à dégrader les âmes qui se laissent aller. Tu me crois probablement très-supérieur aujourd’hui à ce que j’ai pu être auparavant, et tu ne te trompes pas. Mes souvenirs ne sont pas faits pour me donner de l’orgueil ; mais ce que j’ai con-servé de bon dans l’âme me console un peu du passé, et m’assure encore de belles amitiés pour le présent et l’avenir. C’est tout ce qu’il me faut désormais. Je n’ai nulle espèce d’ambition, et le tout petit bruit que je fais comme artiste ne m’inspire aucune jalousie contre ceux qui ont mérité d’en faire davantage. Les passions et les fantaisies m’ont rendu malheu-reux à l’excès dans des temps donnés : je suis guéri radicale-ment des fantaisies par l’effet de ma volonté, je le serai bientôt des passions par l’effet de l’âge et de la réflexion. À tous autres égards, j’ai toujours été et serai toujours parfaitement heureux, par conséquent toujours équitable et bon en tout, sauf les cas d’amour, où je ne vaux pas le diable, parce qu’alors je deviens malade, spleenetic and rash.

— Suis-je pour quelque chose dans vos discours ? — Il n’est guère question que de toi. Les membres ne peuvent guère ou-blier le cœur où reflue tout leur sang. Avant de te voir, cela m’impatientait au point que j’ai pris le parti d’aller te trouver encore cette année, afin d’avoir, au retour, le droit de dire comme les autres : Éverard pense… Éverard veut… Éverard m’a dit… etc. : pourvu que toutes ces idolâtries ne te gâtent pas !

— À quand donc la conclusion ? et si tu meurs sans avoir conclu ! — Ma foi ! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n’en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de pen-ser. Que veux-tu que je te dise ? il faut que je te parle encore de moi, et rien n’est plus insipide qu’une individualité qui n’a pas encore trouvé le mot de sa destinée. Je n’ai aucun intérêt à for-muler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent

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mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profes-sion de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois. Bien loin de là, je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâ-cheté si je me battais les flancs pour trouver une philosophie qui en autorisât l’exemple. D’autre part, n’étant pas susceptible d’envisager avec enthousiasme certains côtés réels de la vie, je ne saurais regarder ces fautes comme assez graves pour exiger réparation ou expiation. Ce serait leur faire trop d’honneur, et je ne vois pas que mes torts aient empêché ceux qui s’en plaignent le plus de se bien porter. Tous ceux qui me connaissent depuis longtemps m’aiment assez pour me juger avec indulgence et pour me pardonner le mal que j’ai pu me faire. Mes écrits, n’ayant jamais rien conclu, n’ont causé ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve ; mais ce n’est pas encore fait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J’ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde ; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconci-lier par un acte d’hypocrisie avec les sévérités que mon irrésolu-tion (courageuse et loyale, j’ose le dire) attire sur moi. J’en sup-porterai la rigueur, quelque pénible qu’elle me puisse être, tant que je n’aurai pas la conviction intime que j’attends. Me blâmes-tu ? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l’aide d’un microscope, à celui où tu existes. Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre d’avoir les opinions qu’on t’imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu’à l’état d’em-bryon dans ta conscience ? Je tenais trop à ton estime pour ne pas t’exposer ma situation ; c’est un peu long : pardonne-moi d’avoir parlé si sérieusement du côté sérieux de ma vie ; ce n’est pas ma coutume. Adieu ; je t’envoie un petit paquet de pages imprimées que j’ai choisies pour toi dans ma collection, hélas ! beaucoup trop volumineuse !

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18 avril

Ami, tu me reproches sérieusement mon athéisme social ;

tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l’utilité ne peut jamais être ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d’un funeste exemple, et qu’il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sé-vère ; mais je t’aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention est l’excuse de la lâcheté ou de l’égoïsme, parce qu’il n’y a aucune chose hu-maine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l’humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et cha-ritable avec discernement, avec réflexion, avec science, c’est-à-dire philanthrope. J’ai l’habitude de répondre par des so-phismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage ; mais ici c’est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j’ose à peine répéter moi-même après toi. J’y ai toujours été des plus rétifs, et la faute en est à ceux qui m’ont voulu baptiser avec des mains impures. Quand on veut laver la souillure du péché, il faut être Jean-Baptiste pour le plus obscur catéchumène, tout aussi bien que pour le Christ, et les cheveux de Madeleine ne doivent point essuyer les pieds qui marchent dans les voies de l’erreur.

Ô toi qui m’interroges, as-tu quitté les sentiers dangereux où la jeunesse se précipite ? Retiré dans le sanctuaire de ta vo-lonté, as-tu pratiqué, depuis ces années sévères de ta réflexion, les vertus antiques que tu prises au-dessus de tout : la tempé-rance, la charité, le travail, la constance, le désintéressement, la sainte simplicité de Jean Hus ? – Oui, tu l’as fait, je le sais ; eh bien ! parle : mon orgueil se révolte contre ceux qui ne sont pas plus grands que moi et qui veulent me mettre à leurs pieds. Toi qui n’as pas seulement la puissance de l’entendement, mais la force du cœur, parle ; je répondrai comme à un juge légitime et

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t’obéirai en te parlant de moi tant que tu voudras, car je con-fesse qu’il y avait plus de paresse coupable de ma part à l’éviter que de véritable modestie.

Ô mon frère ! ceci est un entretien grave, une époque grave dans ma pauvre vie ! je ne suis point venu ici avec un sentiment d’abnégation enthousiaste, mais avec une sérieuse volonté de ne voir en toi que ce qu’il y aurait de vraiment beau. J’étais cuirassé contre les effets magnétiques qui sont toujours à craindre dans un contact avec les hommes supérieurs. Aussi je puis dire que je n’ai point été ébloui par le prestige que tu exerces sur les autres ; les lignes romaines de ton front, la puissance de ta pa-role, l’éclat et l’abondance de tes pensées ne m’ont jamais occu-pé. Ce qui m’a touché et convaincu, c’est ce que je t’ai entendu dire, ce que je t’ai vu faire de plus simple, une parole douce et naïve au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expres-sions et dans tous les sentiments. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l’accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l’argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n’a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mol-lesse d’aucun genre ? C’est beaucoup, Éverard, c’est presque tout à mes yeux maintenant que l’absence de vices. C’est de cela qu’on ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se pa-rer de tant de noms qui ne leur appartiennent pas ! mais qui peut suspecter la sobriété tranquille avec laquelle une âme forte use des biens de la vie ? de quelle équivoque, de quelle hypocri-sie ont jamais besoin les obscures vertus domestiques ?

Tu me parlais de l’immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthou-siaste de la bigarrure pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus imposante que la statue d’or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant de Spinosa : « Sa vie privée fut exempte de blâme ; elle est demeurée pure et sans tache

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comme celle de son divin parent Jésus-Christ. » Ces simples pa-roles me font aimer Spinosa. C’est par là seulement sans doute que mon faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon esprit, paresseux ou impuissant, n’a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es, et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à idées ; mais la valeur et l’usage de ses produits me sont inconnus et indifférents. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable, et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu’en soit l’application : abnégation et sacrifice éternel de toutes les satis-factions vulgaires de l’esprit ou des sens à une satisfaction su-prême et divine ; consécration d’une existence humaine au culte d’une volonté vaste et intelligente qui en est le foyer. C’est la vertu, c’est la force, c’est la tendance de l’âme à s’élever au plus haut possible, pour embrasser d’un regard plus de choses que le vulgaire, et pour semer sur un champ plus vaste les bienfaits de sa puissance. C’est l’ambition généreuse, c’est la foi, c’est la science, c’est l’art, c’est toutes les formes que prend la Divinité pour se manifester dans l’homme. C’est pourquoi régner, même en vertu des droits les plus grossiers et les plus iniques, même au prix du repos et de la vie, a toujours été le plus ardent désir des hommes ; et il ne faut pas s’en étonner. Régner tant bien que mal, c’est exercer un semblant de vertu et de force morale. Si les paroles humaines ont un sens dans le grand livre de la na-ture, ces deux paroles sont absolument synonymes, et déjà dans notre langue elles le sont souvent. J’ai écrit tout à l’heure, « ré-gner en vertu d’un droit inique, » ce qui est très-français, je crois, et ne présente aucun contre-sens, que je sache.

Tout ce qui est difficile à faire excite l’étonnement des hommes et mérite leur admiration en raison directe de l’avan-tage qu’ils retirent de cet emploi de forces ; et comme rien dans les œuvres de Dieu ne peut être, aux yeux de l’homme, plus grand et plus précieux que sa propre existence, il est évident que ce qu’il appelle le sentiment de l’équité naturelle est la cons-cience raisonnée de ce qui lui est utile. Le plus simple effort de

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ce raisonnement lui prouvant qu’il ne peut vivre isolé, il a dû, au sortir de l’état le plus primitif qu’on puisse supposer, s’essayer aux associations et se grouper par peuplades autour d’un sys-tème de lois dictées par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui ont réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d’oppression ; à leur tour, les hommes de résistance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où est la justice ?

Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez in-venté la vertu ! Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Vous avez découvert qu’il y avait, dans l’amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu’ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes sem-blables les uns aux autres, vous avez flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, ja-loux, violents et insociables. Vous avez renoncé à votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni méfiance, vous vous êtes placés au milieu d’eux comme des divinités bienfai-santes pour les éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous avez commandé, la justice a régné ; quels sophismes pourraient combattre votre excellence, ô sublimes vaniteux ? Il n’y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire.

Allez et parlez de vertu ; un jour viendra où les sensualistes qui vous raillent, aux prises avec l’avidité et la vengeance de ceux qui jusqu’ici n’ont pu satisfaire les jouissances des sens, comprendront qu’il est un sort plus digne d’envie et plus à l’abri de l’orage que le leur ; ils comprendront que la raison populaire plane sur le monde, qu’elle a forcé la porte des boudoirs, qu’elle peut s’arroger le droit de jouir à son tour, et de renvoyer les

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vaincus à la charrue, au toit de chaume, et au crucifix, seule consolation du pauvre. Ils seront bien heureux alors de rencon-trer, entre eux et la haine du vainqueur, la main de l’homme vertueux pour partager les biens de la terre entre le riche et le pauvre, et pour expliquer à tous deux ce que c’est que la justice.

Je ne sais s’il arrivera jamais un jour où l’homme décidera infailliblement et définitivement ce qui est utile à l’homme. Je n’en suis pas à examiner dans ses détails le système que tu as embrassé : j’en plaisantais l’autre jour ; mais du moment que tu m’amènes à parler raison (ce qui, je te le déclare, n’est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d’égalité, tout inapplicable qu’elle paraisse mainte-nant à ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces choses du fond d’une cel-lule, est la première et la seule invariable loi de morale et d’équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers ; et quant aux moyens par lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement sou-mis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répu-gnances de ceux qui se chargent de l’exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j’essaie seulement d’y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n’est pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au be-soin, mais jamais parlementaire. On peut m’employer à tout en me persuadant d’abord, en me commandant ensuite ; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J’accepterai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain ! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. Que t’importe ? tu trouveras bien assez de têtes qui vou-dront délibérer plus qu’il ne sera besoin. Ne sera-t-il pas permis aux ménestrels de chanter des romances aux femmes, pendant que vous ferez des lois pour les hommes ?

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Voilà où j’en voulais venir, Éverard : c’est à te dire que la vertu n’est pas nécessaire à tous, mais à quelques-uns seule-ment ; ce qui est nécessaire à tous, c’est l’honnêteté. Sois ver-tueux, je tâche d’être honnête. L’honnêteté, c’est cette sagesse instinctive, cette modération naturelle dont je parlais tout à l’heure, cette absence de vices, c’est-à-dire de passions fou-gueuses, nuisibles à la société, en ce qu’elles tendent à accaparer les sources de jouissances réparties également entre les hommes dans les desseins de la nature providentielle. Il faut que les gouvernés soient honnêtes, tempérants, probes, moraux enfin, pour que les gouvernants puissent bâtir sur leurs épaules fermes et soumises un édifice durable. Je suis loin encore de ce qu’on appelle les vertus républicaines, de ce que j’appellerai, en style moins pompeux, les qualités de l’individu gouvernable ou du citoyen. J’ai mal vécu, j’ai mal usé des biens qui me sont échus, j’ai négligé les œuvres de charité ; j’ai passé mes jours dans la mollesse, dans l’ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de sang, et j’ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse ; j’ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusements puérils, où se sont longtemps éteints le souvenir et l’amour du bien ; car j’avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Éve-rard ? Ceux d’ici te le diront : c’est de notoriété bourgeoise dans notre pays ; mais il y avait peu de mérite ; j’étais jeune, et les fu-nestes amours n’étaient pas encore éclos dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités ; mais je sais qu’il en est auxquelles je n’ai pas fait la plus légère tache au milieu des plus grands re-vers de ma vie, et qu’aucune des autres n’est perdue pour moi sans retour. Ainsi je réponds à la question que tu m’adressais l’autre jour : Est-ce par impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon ? — Ni l’un ni l’autre ; c’est que j’ai été détour-né de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l’est sans doute ; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d’empire

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sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle ; une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie ; je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre d’exil et de servitude, d’où me voici échappé en-fin, tout meurtri, tout abruti par l’esclavage, et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j’ai rompue, et qui me coupe encore jusqu’au sang, chaque fois que je fais un mouve-ment en arrière pour regarder les rives lointaines et abandon-nées. Oui, j’ai été esclave ; plains-moi, homme libre, et ne t’étonne pas aujourd’hui de voir que je ne peux plus soupirer qu’après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude. Oui, j’ai été esclave, et l’esclavage, je puis te le dire par expé-rience, avilit l’homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité ; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l’opprime ; c’est ce qui m’est arrivé, et, dans la haine que j’avais conçue contre moi-même, j’ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.

Cependant je suis ici, et j’y suis avec une flèche brisée dans le cœur ; c’est ma main qui l’a brisée, c’est ma main qui l’arrachera ; car chaque jour je l’ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l’élargissant, je sens avec orgueil que j’en retire le fer et que mon âme ne le suit pas. Ce n’est donc pas un incurable et un infirme qui est là de-vant toi ; c’est un prisonnier échappé et blessé qui peut guérir et faire encore un bon soldat. Ne vois-tu pas que je n’ai rapporté aucun vice de la terre d’Égypte, et que je suis encore sobre et ro-buste pour traverser le grand désert ? Regarde seulement à qui tu parles maintenant : ce n’est plus à un efféminé et à un pro-digue ; ce n’est plus à un de ces jeunes Athéniens à chevelure parfumée, qu’Aristophane châtiait en les interpellant au milieu de ses drames, et qu’il livrait, en les désignant par leur nom et en les montrant du doigt, à la censure publique ; c’est à une es-pèce de garçon de charrue, coiffé d’un chapeau de jonc, vêtu d’une blouse de roulier, chaussé de bas bleus et de souliers fer-rés. Ce pénitent rustique est encore capable, comme toi, de

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tempérance, de charité, de travail, de constance, de désintéres-sement et de simplicité ; il sera en outre chaste et sincère, parce qu’il abdique sa grande folie, l’amour !

République, aurore de la justice et de l’égalité, divine uto-pie, soleil d’un avenir peut-être chimérique, salut ! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu des-cends sur nous avant l’accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, sa-lut ! mon sang et mon pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les réclame. Et toi, ô grande Suisse ! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sa-pins, sentiers perdus, roches terribles ! ce ne peut être un mal que d’aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu et la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué d’aller prendre dans son cerveau le calque de vos lignes sublimes et le prisme de vos riches cou-leurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines ; herbe fine et semée de fleurs, tu lui fourni-ras bien un lit et une table ; ruisseaux limpides, vous ne retour-nerez pas en arrière quand il s’approchera de vous ; et toi, bota-nique, ô sainte botanique ! ô mes campanules bleues qui fleuris-sez tranquillement sous la foudre des cataractes ! ô mes panpor-cini d’Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et re-pliés dans vos calices, mais qui, au bout d’une heure, vous éveil-lâtes autour de moi comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles ! ô ma petite sauge du Tyrol ! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me rappelle avec délices !

Mais toi, idole de ma jeunesse, amour dont je déserte le temple à jamais, adieu ! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un re-gard, encore l’offrande d’une couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu ! C’est assez d’offrandes, c’est

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assez de prosternations ! Dieu insatiable, prends des lévites plus jeunes et plus heureux que moi, ne me compte plus au nombre de ceux qui viennent t’invoquer. – Mais il m’est impossible, hé-las ! en te quittant, de te maudire, ô tourments et délices ! je ne peux pas même te jeter un reproche ; je déposerai à tes pieds une urne funéraire, emblème de mon éternel veuvage. Tes jeunes lévites la jetteront par terre en dansant autour de ta sta-tue ; ils la briseront et continueront d’aimer. Règne, amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes.

20 avril.

Qu’as-tu donc ? et pourquoi tant de tristesse parfois dans

ton âme ? Pourquoi dis-tu que le Seigneur s’est retiré de toi ? Pourquoi demandes-tu au plus faible et au plus insoumis de tes enfants de te venir en aide et de t’encourager ? Maître, qu’avez-vous rêvé cette nuit, et pourquoi vos disciples accoutumés à re-cevoir de vous la manne de l’espérance, vous trouvent-ils abattu et tremblant ?

Hélas ! tu trouves que c’est bien long à venir, l’accomplisse-ment d’une grande destinée ! Les heures se traînent, ton front se dégarnit, ton âme se consume et le genre humain ne marche pas. Tes grands désirs se heurtent contre les murs d’airain de l’insensibilité et de la corruption. Tu te vois seul, pauvre homme de bien, au milieu d’un monde d’usuriers et de brutes. Tes frères dispersés et persécutés te font entendre de loin la voix mourante de l’héroïsme que l’avarice et la luxure étouffent dans leurs bras hideux. Encore un peu de temps peut-être, et la triste innocence va périr sous le vice dont les hommes ne rougissent plus. Voilà ce qui me tue, moi ! Quand la voix de l’enthousiasme se réveille dans mon sein, le contact de l’humanité hostile ou insensible à mes rêves me glace et refoule en moi ces élans juvéniles. Alors, voyant mon indignation ridicule à force d’impuissance, voyant

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ces hommes gras et grossiers jeter un regard de bravade et de mépris sur mes faibles bras, et proclamer le droit du plus fort quand on leur parle d’équité, je me mets à rire et je dis à mes compagnons : Couvrons-nous d’or et de pourpre ; buvons le nectar et le madère, étouffons dans nos âmes le dernier germe de vertu ; puisque aussi bien il faut que la vertu succombe, fai-sons-nous tuer en chantant sur les ruines de son temple.

Mais, toi, mon frère, tu n’es pas longtemps en proie à ces accès de lâcheté. Bientôt tu sors de ta langueur ; bientôt ta force, engourdie par un instant de froid, se réveille, et le vieux lion se-coue sa crinière. Ce serait en vain que le monde tomberait en poussière autour de toi ; tu te ferais marbre alors, et, comme Atlas, tu porterais la terre sur tes épaules inébranlables. Aussi, les nuages qui passent sur ton grand front n’inquiètent pas les hommes que tu rallies autour de toi. Ils jouent le même jeu que toi. Que leur importe ta tristesse, pourvu qu’au jour de l’action tu ne restes pas plus couché qu’à l’ordinaire ? Moi seul, peut-être, te plains comme tu le mérites ; car j’ai sondé les abîmes de ta douleur et je sais combien le doute répand d’amertume sur nos plus belles conquêtes. Je connais ces heures de la nuit où l’on se promène seul dans le silence, sous le froid regard de la lune et des étoiles qui semblent vous dire : Vous n’êtes que vani-té, grains de sable ; demain vous ne serez plus et nous n’en sau-rons rien.

Quand cela t’arrive, maître, il faut te quitter toi-même et venir à nous. Tu lutteras en vain contre la grande voix de l’univers ; les astres éternels auront toujours raison, et l’homme, quelque grand qu’il soit parmi les hommes, sera toujours saisi d’épouvante quand il voudra interroger ce qui est au-dessus de lui. Ô silence effrayant, réponse éloquente et terrible de l’éterni-té !

Reviens à nous, assieds-toi sur l’herbe de notre cap Su-nium, au milieu de tes frères. Debout, tu les dépasses trop, et tu es seul. Descends, descends, et laisse-toi consoler. Il y a encore

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autre chose que la grandeur et la force ; c’est la bonté, c’est le lien le plus suave et le plus immaculé qui soit parmi les hommes. Une larme fait souvent plus de bien sur la terre que les victoires de Spartacus. Tu l’as en toi, ce trésor de la bonté, homme trop riche en grandeurs ! Partage-le avec nous ; aux heures où tu n’es pas obligé de ceindre la cuirasse et l’épée, ou-blie un peu le passé et l’avenir. Donne le présent à l’amitié. Il n’y a plus que cela dont je ne puisse pas douter. Si tu savais quels amis le ciel m’a donnés ! Tu le sais, tu les connais, ils sont tes frères ; mais tu ne peux savoir l’étendue de leurs bienfaits en-vers moi. Tu ne sais pas de quels gouffres de désespoir ils m’ont cent fois retiré, avec leur inépuisable patience, avec leur sublime miséricorde, quand je repoussais leurs bras avec colère, avec méfiance, et que je leur crachais à la figure mon ingratitude et mon scepticisme.

Bénis soient-ils ! ils m’ont fait croire à quelque chose ; ils ont planté dans mon naufrage une ancre de salut. Tu ne connaî-tras peut-être jamais, hélas ! toute la grandeur de l’amitié. Tu n’en auras pas besoin, toi. Ce que tu inspires, c’est de l’admira-tion et non de la pitié. La Providence envoie ce dédommage-ment aux êtres faibles, comme elle envoie les brises bienfai-santes du soir aux brins d’herbe abattus et couchés par la cha-leur du jour. Mais aime mes amis à cause de ce que je leur dois, et quand tu seras brisé par l’esprit de Jacob, viens chercher un peu d’oubli et de sérénité parmi eux. Ils sont plus gais que toi ; ils n’ont pas étendu sur leurs os le cilice de la vertu. Ils sont bons, honnêtes, prêts à tout faire pour leur cause ; mais l’heure du martyre ne sonnera peut-être pas pour eux. Si elle arrive, leur martyre ne sera pas long ni difficile à subir : le temps de s’embrasser et d’aller mourir. Qu’est-ce que cela ? Toi, tu es en-tré dans ton agonie le jour où tu es né, et le sceau de la douleur t’avait marqué au front dans le sein de ta mère. Viens, nous res-pecterons ta peine et nous tacherons d’en alléger le poids.

22 avril.

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Tu me demandes la biographie de mon ami Néraud, la voi-

ci. Le Malgache (je l’ai baptisé ainsi à cause des longs récits et des féeriques descriptions qu’il me faisait autrefois de l’île de Madagascar, au retour de ses grands voyages) s’enrôla de bonne heure sous le drapeau de la république. Tu l’as vu ; c’est un petit homme sec et cuivré, un peu plus mal vêtu qu’un paysan ; excel-lent piéton, facétieux, un peu caustique, brave de sang-froid, courant aux émeutes lorsqu’il était étudiant et recevant de grands coups de sabre sur la tête sans cesser de persifler la gen-darmerie dans le style de Rabelais, pour lequel il a une prédilec-tion particulière. Partagé entre ces deux passions, la science et la politique, au lieu de faire son droit à Paris, il allait du club carbonaro à l’école d’anatomie comparée, rêvant tantôt à la re-construction des sociétés modernes, tantôt à celle des membres du palœothérium dont Cuvier venait de découvrir une jambe fossile. Un matin qu’il passait auprès d’une plate-bande du Jar-din des Plantes, il vit une fougère exotique qui lui sembla si belle dans son feuillage et si gracieuse dans son port, qu’il lui ar-riva ce qui m’est arrivé souvent dans ma vie ; il devint amoureux d’une plante et n’eut plus de rêves et de désirs que pour elle. Les lois, le club et le palœothérium furent négligés, et la sainte bo-tanique devint sa passion dominante. Un matin il partit pour l’Afrique, et, après avoir exploré les îles montagneuses de la mer du Sud, il revint efflanqué, bronzé, en guenilles, ayant supporté les plus sévères privations et les plus rudes fatigues ; mais riche selon son cœur, c’est-à-dire muni d’un herbier complet de la flore madécasse, guirlande étrange et magnifique, ravie au sein d’une noire déesse. C’était peut-être une fortune, c’était du moins une ressource. Mais l’amant de la science mit sa conquête aux pieds de M. de Jussieu, et se trouva récompensé au delà de ses désirs lorsque le grand prêtre de Flore accorda le nom de Neraudia melastomefolia à une belle fougère de l’île Maurice, jusqu’alors inconnue à nos botanistes. Ce fut à cette époque que, voyant passer le convoi de Lallemant, il quitta la botanique pour la patrie, comme il avait quitté la patrie pour la botanique, et,

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après avoir eu le crâne ouvert par le sabre d’un dragon, il revint dans sa famille, volatile éclopée,

Traînant l’aile et tirant le pied, Demi-morte et demi-boiteuse.

Pour le retenir dans ses pénates, son père imagina de lui donner un carré de terre, sur un coteau ravissant, où je veux te mener promener la première fois que tu viendras nous voir. Notre Malgache y planta des arbres exotiques, fit pousser des fleurs malgaches dans notre sol berrichon, et éleva au milieu de ses bosquets un joli ajoupa indien qu’il remplit de ses livres et de ses collections. Un matin, comme je passais dans le ravin au lever du soleil, j’arrêtai le galop de mon cheval pour contempler avec admiration des fleurs éclatantes qui s’élevaient majestueu-sement au-dessus de la haie. C’étaient les premiers dahlias qu’on eût vus dans notre pays et que j’eusse vus de ma vie. J’avais seize ans. Ô le bel âge pour aimer les fleurs ! Je descen-dis de cheval pour en voler une, et je repartis au galop. Soit que le Malgache, caché dans son ajoupa, eût été témoin du rapt, soit qu’un ami indiscret lui dévoilât mon crime, il m’envoya, bientôt après, des caïeux de dahlia que je plantai dans mon jardin, et c’est de là que date notre connaissance, mais non pas notre ami-tié ; nous n’eûmes occasion de nous voir que plusieurs années après. Dans cet intervalle, il avait pris femme, il était devenu père, et il avait augmenté son jardin d’une belle pépinière, au milieu de laquelle il a fait passer un ruisseau.

C’est alors qu’étant tous deux fixés dans le pays, et notre connaissance ayant commencé sous des auspices aussi sympa-thiques, nous nous liâmes d’une vive amitié. Un voyage de bo-hémiens que nous fîmes dans les montagnes de la Marche, jusqu’aux belles ruines de Crozant, nous révéla tout à fait l’un à l’autre. Quoique né dans le camp opposé, j’avais toujours eu l’âme républicaine, et je l’avais d’autant plus alors que j’étais plus jeune et plus illusionnable. Il me sut un gré extrême d’appartenir à ces types d’hommes obstinés sur lesquels les pré-

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jugés de l’éducation ne peuvent rien, et il me déclara qu’il ne me manquait, pour obtenir sa confiance et son estime entière, que d’être un peu versé dans la botanique. Je lui promis de l’étudier, et, lui aidant, je m’en occupai jusqu’au point de ne rien savoir, mais de tout comprendre dans les mystères du règne végétal, et de pouvoir l’écouter causer tant qu’il lui plairait. Je n’ai jamais connu d’homme aussi agréablement savant, aussi poétique, aus-si clair, aussi pittoresque, aussi attachant dans ses leçons. Mon précepteur m’avait fait de la nature une pédante insupportable ; le Malgache m’en fit une adorable maîtresse. Il lui arracha sans pitié la robe bigarrée de grec et de latin au travers de laquelle j’avais toujours frémi de la regarder. Il me la montra nue comme Rhéa, et belle comme elle-même. Il me parlait aussi des étoiles, des mers, du règne minéral, des produits animés de la matière, mais surtout des insectes pour lesquels, il avait conçu dès lors une passion presque aussi vive que pour les plantes. Nous passions notre vie à poursuivre les beaux papillons qui er-rent le matin dans les prairies, lorsque la rosée engourdit encore leurs ailes diaprées. À midi, nous allions surprendre les scara-bées d’émeraude et de saphir qui dorment dans le calice brûlant des roses. Le soir, quand le sphinx aux yeux de rubis bourdonne autour des œnothères et s’enivre de leur parfum de vanille, nous nous postions en embuscade pour saisir au passage l’agile mais étourdi buveur d’ambroisie. Rien ne donne l’idée d’un sylphe déguisé allant en conquête, comme un grand sphinx avec sa longue taille, ses ailes d’oiseau, sa figure spirituelle, ses an-tennes moelleuses et ses yeux fantastiques. Des couleurs sombres et mystérieuses, semées de caractères magiques et in-définissables, revêtent les ailes supérieures qui se replient sur son dos. Il y a un rapport extraordinaire entre la robe des sphinx et des noctuelles, et le plumage des oiseaux de nuit. Le fauve, le brun, le gris et le jaune pâle s’y mêlent toujours sous le chiffre cabalistique noir et blanc, semé en long, en biais, en tra-vers, en triangle, en croissant, en flèche, sur toutes les coutures. Mais de même que la chouette et l’orfraie cachent sous leur sein un duvet éclatant, de même, quand les sphinx ouvrent leur

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manteau de velours, on voit les ailes inférieures former une tu-nique tantôt d’un rouge vif, tantôt d’un vert tendre, et tantôt d’un rose pur orné d’anneaux azurés. Je parie, malheureux que tu es, ô ennemi des dieux ! que tu n’as jamais vu un sphinx ocel-lé ; et cependant nos vignes les voient éclore, ces merveilles de la création qui m’ont toujours semblé trop belles pour ne pas être animées par des esprits de la nuit. Ah ! c’est faute de con-naître tout cela, hommes infortunés, que vous tenez vos regards invariablement fixés sur la race humaine. Il n’en était pas ainsi de mon Malgache. Il laissait quelquefois son journal du soir dormir sous sa bande bleue jusqu’au lendemain matin, pressé qu’il était de préparer les fleurs dans l’herbier et les insectes sur leur piédestal de moelle de sureau. Quelles belles courses nous faisions à l’automne, le long des bords de l’Indre, dans les prés humides de la Vallée Noire ! Je me souviens d’un automne qui fut tout consacré à l’étude des champignons, et d’un autre au-tomne qui ne suffit pas à l’étude des mousses et des lichens. Nous avions pour bagage une loupe, un livre, une boîte de fer-blanc destinée à recevoir et à conserver les plantes fraîches, et par-dessus tout cela mon fils, un bel enfant de quatre ans qui ne voulait pas se séparer de nous, et qui a pris là et conservé la pas-sion de l’histoire naturelle. Comme il ne pouvait marcher long-temps, nous échangions alternativement le fardeau de la boîte de fer-blanc et celui de l’enfant. Nous faisions ainsi plusieurs lieues à travers les champs, dans le plus grotesque équipage, mais aussi consciencieusement occupés que tu peux l’être au fond de ton cabinet, à cette heure de la nuit où je te raconte les plus belles années de ma jeunesse…

Le rossignol a envoyé une si belle modulation jusqu’à mon oreille que j’ai quitté le Malgache et toi pour aller l’écouter dans le jardin. Il fait une nuit singulièrement mélancolique ; un ciel gris, des étoiles faibles et voilées, pas un souffle dans les plantes, une impénétrable obscurité sur la terre. Les grands sapins élè-vent leurs masses noires et vagues dans l’air grisâtre. La nature n’est pas belle ainsi, mais elle est solennelle et parle à un seul de nos sens, celui dont le rossignol parle si éloquemment à un être

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créé pour lui. Tout est silence, mystère, ténèbres ; pas une gre-nouille verte dans les fossés, pas un insecte dans l’herbe, pas un chien qui aboie à l’horizon, le murmure de la rivière ne nous ar-rive même pas ; le vent souffle du sud et l’emporte en traversant la vallée. Il semble que tout se taise pour écouter et recueillir avidement cette voix brûlante de désirs et palpitante de joies que le rossignol exhale. Ô chantre des nuits heureuses ! comme l’appelle Obermann… Nuits heureuses pour ceux qui s’aiment et se possèdent ; nuits dangereuses à ceux qui n’ont point encore aimé ; nuits profondément tristes pour ceux qui n’aiment plus ! Retournez à vos livres, vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l’odeur de la sève, fermentent partout trop violem-ment ; il semble qu’une atmosphère d’oubli et de fièvre plane lourdement sur la tête ; la vie de sentiment émane de tous les pores de la création. Fuyons ! l’esprit des passions funestes erre dans ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. Ô Dieu ! il n’y a pas longtemps que j’aimais encore et qu’une pareille nuit eût été délicieuse. Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d’une commotion électrique. Ô Dieu ! mon Dieu, je suis encore si jeune !

Pardon, pardon, mon ami, mon frère ! à cette heure-ci, tu regardes ces blanches étoiles, tu respires cette nuit tiède, et tu penses à moi dans le calme de la sainte amitié ; moi, je n’ai pas pensé à toi, Éverard ! J’ai senti des larmes sur mes joues, et ce n’était ni la puissance de ta forte parole, ni les émotions de tes tragiques et glorieux récits qui les faisaient couler ; mais c’est un éclair pâle qui a glissé sur l’horizon, c’est un fantôme incertain qui a passé là-bas sur les bruyères. Tout est dit : l’esprit du mé-téore n’a plus de pouvoir sur moi, son rayon fugitif peut me faire tressaillir encore comme un voyageur peu aguerri contre les ter-reurs de la nuit ; mais j’entends du haut de ces étoiles, qui nous servent de messagers, ta voix austère qui m’appelle et me gour-mande. Fanatique sublime, je vous suis ; ne craignez rien pour moi des enchantements et des embûches que l’ennemi nous tend dans l’ombre. J’ai pour patron le guerrier céleste qui écrase

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les dragons sous les pieds de son cheval. C’est Dieu qui conduit ton bras, c’est la bravoure et l’orgueil divin qui rendent tes pieds invulnérables, ô George le bienheureux ! Ami, mon patron est un grand lutteur, un hardi cavalier ; j’espère qu’il m’aidera à dompter mes passions, ces dragons funestes qui essayent encore parfois d’enfoncer leurs griffes, dans mon cœur et de l’arracher à son salut éternel.

Je reviens à toi, ami. Ne t’inquiète pas de ces accès d’une émotion que tu ne connais plus. Un jour viendra aussi pour moi, peut-être bientôt, où rien ne troublera plus ma sérénité, où la nature sera un temple toujours auguste, dans lequel je me pros-ternerai à toute heure pour louer et bénir. Voici d’ailleurs un pe-tit vent qui se lève et qui balaye les vapeurs. Voici une étoile qui montre sa face radieuse, comme un diamant au front du plus haut des arbres du jardin ; je suis sauvé. Cette étoile est plus belle que tous les souvenirs de ma vie, et la partie éthérée de mon âme s’élance vers elle et se détache de la terre et de moi-même. Éverard, est-ce là ton astre ou le mien ? Lui parles-tu maintenant ? Je reviens à l’histoire de mon Malgache, c’est-à-dire... j’y reviendrai demain ; je suis las, et je vais dormir de ce bon et calme sommeil d’enfant que j’ai retrouvé au bercail comme un ange attaché à la garde de mon chevet. Je t’envoie une fleur de mon jardin. Bonsoir, et la paix des anges soit avec toi, confesseur de Dieu et de la vérité !

23 avril.

Je reviens à l’histoire de mon Malgache… Mais je

m’aperçois qu’elle est finie ; car je ne fais pas entrer en ligne de compte, dans les faits de sa vie, une amourette qui faillit le rendre très-malheureux, et qui, Dieu merci, se borna à un épi-sode sentimental et platonique. Toutefois voici l’épisode.

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Une femme de nos environs, à laquelle il envoyait de temps en temps un bouquet, un papillon ou une coquille, lui inspira une franche amitié à laquelle elle répondit franchement. Mais la manie de jouer sur les mots fit qu’il donna le nom d’amour à ce qui n’était qu’affection fraternelle. La dame, qui était notre amie commune, ne se fâcha ni ne s’enorgueillit de l’hyperbole. C’était alors une personne calme et affectueuse, aimant un peu ailleurs, et ne le lui cachant pas. Elle continua de philosopher avec lui et de recevoir ses papillons, ses bouquets et ses poulets, dans les-quels il glissait toujours par-ci par-là un peu de madrigal. La dé-couverte de l’un de ces poulets amena entre le Malgache et une autre personne qui avait des droits plus légitimes sur lui des orages assez violents, au milieu desquels la fantaisie lui prit de quitter le pays et d’aller se faire frère morave. Le voilà donc en-core une fois en route, à pied, avec sa boîte de fer-blanc, sa pipe et sa loupe, un peu amoureux, assez malheureux à cause des chagrins qu’il avait causés, mais se sauvant de tout par le ca-lembour, qu’il semait comme une pluie de fleurs sur le sentier aride de sa vie, et qu’il adressait aux cantonniers, aux mulets et aux pierres du chemin, faute d’un auditoire plus intelligent. Il s’arrêta aux rochers de Vaucluse, décidé à vivre et à mourir sur le bord de cette fontaine où Pétrarque allait évoquer le spectre de Laure dans le miroir des eaux. Je ne m’inquiétais pas beau-coup de cette funeste résolution ; je connais trop mon Malgache pour croire jamais sa douleur irréparable. Tant qu’il y aura des fleurs et des insectes sur la terre, Cupidon ne lui adressera que des flèches perdues. Précisément le mois de mars tapissait des plus vertes fontinales et des plus frais cressons les rives du ruis-seau et les parois des rochers de Vaucluse. Le Malgache aban-donna le rôle de Cardénio, fit une collection de mousses aqua-tiques, et vers la fin d’avril il m’écrivit : — « Tout cela est bel et bon ; mais si mon inhumaine s’imagine que je vais rester ici jusqu’à ce qu’elle juge à propos de couronner ma constance, elle se trompe. Dis-lui qu’elle cesse de pleurer mon trépas, je suis encore sain et dispos. Mon herbier est complet, mes souliers ti-rent à leur fin, et pendant ce temps-là ma pépinière bourgeonne

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sans moi. Ce n’est pas mon avis de laisser faire mes greffes par des gringalets. Oppose-toi à ce que personne y mette la main ; je ne demande que le temps de faire rémouler ma serpette, et j’arrive.

L’infortuné revint et se résigna d’être adoré dans sa famille, aimé saintement de sa Dulcinée, chéri de moi, son frère et son élève. Il se bâtit un joli pavillon sur le coteau, au-dessus de son jardin, de sa prairie, de sa pépinière et de son ruisseau. Peu après il devint père d’un second enfant. Son fils s’appelait Oli-vier ; voulant aussi donner un nom de plante à sa fille et n’en connaissant pas de plus agréable et de plus estimable que la plante fébrifuge à pétales roses qui croit dans nos prés, il voulut l’appeler Petite-Centaurée. Ce fut avec bien de la peine que sa famille le décida à renoncer à ce nom étrange.

La première visite qu’il rendit à la dame de ses pensées après l’équipée de Vaucluse lui coûta bien un peu ; il craignait qu’elle ne fût piquée de le voir sitôt consolé et revenu. Mais elle courut à sa rencontre et lui donna en riant deux gros baisers sur les joues. Il entra dans sa chambre et vit qu’elle avait précieu-sement conservé les fleurs desséchées et les papillons qu’il lui avait donnés autrefois. Elle avait mis en outre sous verre un morceau de cristal de Madagascar, un fragment de basalte de la montagne du Pouce (celle où Paul allait tous les soirs épier à l’horizon maritime la voile qui devait lui ramener Virginie le lendemain matin) et un guêpier en forme de rose qui commen-çait à tomber en poussière. Une grosse larme coula sur la joue basanée de notre Malgache. L’amour s’y noya, l’amitié survécut calme et purifiée.

Maintenant le Malgache, réduit à l’état de momie, mais plus vert et plus actif que jamais, coule des jours purs au fond de sa pépinière. Il a été juge de paix pendant quelque temps ; mais, bientôt dégoûté, comme il dit, des grandeurs et des soucis qu’elles traînent à leur suite, il a donné sa démission et ne veut plus recevoir de lettres que celles qui sont adressées à M. ***,

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pépiniériste. Comme il a beaucoup travaillé dans sa retraite, il a beaucoup appris, et c’est aujourd’hui un des hommes les plus savants de France ; mais personne ne s’en doute, pas même lui. Un peu de mélancolie vient bien parfois obscurcir sa brillante gaieté, surtout lorsqu’il gèle en avril pendant que les abricotiers sont en fleur ; et puis le Malgache a une grande qualité et un grand malheur : il est ce que nos bourgeois appellent cerveau brûlé : cela veut dire qu’il a l’âme républicaine, qu’il ne trouve pas la société juste et généreuse, et qu’il souffre de ne pouvoir y donner de l’air, du soleil et du pain à tous ceux qui en man-quent. – Il se console au milieu d’un petit nombre d’âmes sym-pathiques qui souffrent et prient avec lui ; mais, quand il rentre dans sa solitude, il s’attriste profondément, et il m’écrit : « Ô mon Dieu ! serions-nous des utopistes, et faudra-t-il mourir en laissant le monde comme il est, sans espoir qu’après nous il s’améliore ? N’importe, allons toujours, parlons et agissons comme si nous avions l’espérance ; n’est-ce pas, vieux ? »

Il prend alors sa blouse et sa bêche pour chasser le décou-ragement, et quand il a travaillé tout le jour il est calme et hum-blement philosophe le soir. Il m’écrit alors avec l’encre de la joie et du contentement. Ce qu’il appelle ainsi, c’est le jus du raisin d’Amérique, qu’il exprime dans un coquillage et qui produit une belle teinture rouge, malheureusement sujette à pâlir comme toutes les joies possibles. Voici son dernier billet :

« J’ai remarqué sur moi-même que le meilleur traitement pour les maladies morales, c’est l’exercice du corps. Ah ! que j’ai brouetté d’ennuis ! mes terrasses en sont farcies. Je ne prétends pas faire de toi un terrassier, mais assortir seulement tes occu-pations à tes forces. – Je viens de terminer mon nouveau cabi-net de travail : c’est encore une sorte d’ajoupa que j’ai construit avec des troncs d’arbres recouverts de balais. Une feuille de zinc longue de six pieds me permet d’y braver les averses. Ce char-mant édifice s’élève dans une petite île où j’ai transporté mes plates-bandes de fleurs et mes carrés de légumes. Le tout est ceint par les fossés de ma pépinière, dont les arbres sont au-

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jourd’hui d’une vigueur et d’une beauté ravissantes. Sauf quelques accès de misanthropie, c’est là que je coule des heures assez paisibles. Je regrette peu le temps passé ; j’en ai mal usé ; mais je crois aussi que je ne pouvais mieux faire ; c’était la con-dition de ma nature. Je ne suis point affligé de vieillir ; chaque âge a ses jouissances : je n’en désire plus que de tranquilles. Ton amitié avant tout. Bonsoir. »

Outre les sympathies qui nous unissent lui et moi, et dont la principale est cet amour à la fois immense et minutieux de la nature, qui nous rend tous deux rabâcheurs et insupportables (excepté l’un pour l’autre), nous avons une commune infirmité de caractère qui fait que nous nous trouvons souvent tête à tête au milieu de nos amis. Je ne sais comment l’appeler ; c’est comme une timidité naturelle, spéciale à un certain genre d’expansion, c’est comme une mauvaise honte qui nous fait craindre de dire tout haut ce que nous ressentons le plus vive-ment ; c’est une impossibilité absolue de nous manifester par des paroles, là où nous voudrions et devrions savoir le faire.

C’est enfin tout le contraire de la qualité que tu possèdes éminemment, et qui constitue ta puissance sur les hommes, l’éloquence de la conviction. Lui qui étincelle d’esprit à tous autres égards, et moi qui ai la langue assez déliée, comme tu l’as vu, quand le dépit et l’indignation s’en mêlent, nous sommes tous deux bêtes à faire plaisir quand nous devrions nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nos camarades en concluent que nous sommes usés, lui par habitude de railler, moi, par celle de douter. Pour lui, je te réponds que son cœur est encore fervent, jeune et brave comme à vingt ans. C’est l’homme qui a le plus laborieusement travaillé à s’assurer un bien-être modeste, fait à sa guise ; et c’est pourtant celui qui fait le moins cas de la vie. Il me disait l’autre jour : J’irais et j’irai ! – Je ne suis pas sensuel ; que m’importe de dormir sur une natte, sur un pavé ou dans trois planches ?

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Quant à moi, peut-être !… je ne sais. Tu as cru surprendre un grand secret en moi, l’autre jour, pendant que tu lisais ce ré-cit de la mort de tes frères. J’ai été mal à l’aise tout le temps du dîner, parce que mon silence et ma pétrification, à côté de l’enthousiasme du Gaulois, me faisaient rougir devant toi. – Mais cette larme que tu as aperçue et dont tu tires un si grand indice de chaleur intérieure, sache bien que ce n’est pas autre chose qu’une amère et profonde jalousie que j’ai raison de bien cacher, et qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement détes-ter mon sort, mon inaction présente, mon impuissance, et ma vie passée à ne rien faire. Tu peux les aimer et pleurer de ten-dresse sur ces hommes-là, Éverard, tu es l’un d’eux ; moi, je suis un poëte, c’est-à-dire une femmelette. Dans une révolution, tu auras pour but la liberté du genre humain ; moi, je n’en aurai pas d’autre que de me faire tuer, afin d’en finir avec moi-même, et d’avoir, pour la première fois de ma vie, servi à quelque chose, ne fût-ce qu’à élever une barricade de la hauteur d’un ca-davre.

Bah ! qu’est-ce que je dis là ? Ne crois pas que je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que d’un de mes cheveux. Tu sais ce que je t’ai dit ; j’ai trop vécu ; je n’ai rien fait de bon. Quelqu’un veut-il de ma vie présente et future ? Pourvu qu’on la mette au service d’une idée et non d’une passion, au service de la vérité et non à celui d’un homme, je consens à recevoir des lois. Mais, hélas ! je vous en avertis, je ne suis propre qu’à exé-cuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non dé-libérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu’en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade ; je puis mar-cher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu’à ce qu’il meure de fatigue. La mer est grande, ô mes amis ! et je suis faible. Je ne suis bon qu’à faire un soldat, et je n’ai pas cinq pieds de haut.

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N’importe ! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et vous estime. La vérité n’est pas chez les hommes ; le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Mais, autant que l’homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui, d’en haut, éclaire le monde, vous l’avez dérobé, enfants de Promé-thée, amants de la sauvage Vérité et de l’inflexible Justice ! Al-lons ! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l’avenir républi-cain ; au nom de Jésus, qui n’a plus sur la terre qu’un véritable apôtre ; au nom de Washington et de Franklin, qui n’ont pu faire assez et qui nous ont laissé une tâche à accomplir ; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d’emblée au sublime et ter-rible problème (Dieu les protège !…) ; pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent… je ne suis qu’un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi.

26 avril.

Veux-tu me dire à qui tu en as, avec tes déclamations

contre les artistes ? Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l’art. Ô Vandale ! j’aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de bure et des sabots à Taglioni, et employer les mains de Liszt à tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche par terre en pleurant quand le moindre bengali gazouille, et qui fait une émeute au théâtre pour empê-cher Othello de tuer la Malibran ! Le citoyen austère veut sup-primer les artistes, comme des superfétations sociales qui con-centrent trop de sève ; mais monsieur aime la musique vocale et il fera grâce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j’espère, une de vos bonnes têtes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les fenêtres des ateliers. Et quant aux poëtes, ils sont vos cousins, et vous ne dédaignez pas les formes de leur langage et le mécanisme de leurs périodes quand vous voulez faire de l’effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s’en servir. D’ailleurs, le génie

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du poëte est une substance si élastique et si maniable ! c’est comme une feuille de papier blanc, avec laquelle le moindre sal-timbanque fait alternativement un bonnet, un coq, un bateau, une fraise, un éventail, un plat à barbe, et dix-huit autres objets différents, à la grande satisfaction des spectateurs. Aucun triomphateur n’a manqué de bardes. La louange est une profes-sion comme une autre, et quand les poëtes diront ce que vous voudrez, vous leur laisserez dire ce qu’ils voudront ; car ce qu’ils veulent, c’est de chanter et de se faire entendre.

Ô vieux Dante ! ce n’est pourtant pas ta muse au timbre d’airain que l’on eût pu décider à se parjurer !

Mais dis-moi pourquoi vous en voulez tant aux artistes. L’autre jour, tu leur imputais tout le mal social, tu les appelais dissolvants, tu les accusais d’attiédir les courages, de corrompre les mœurs, d’affaiblir tous les ressorts de la volonté. Ta décla-mation est restée incomplète et ton accusation très-vague, parce que je n’ai pu résister à la sotte envie de disputer avec toi. J’aurais mieux fait de t’écouter : tu m’aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, car c’est la seule chose avancée par toi qui ne m’ait pas fait réfléchir depuis, quelque antipathique qu’elle me pût être.

Est-ce à l’art lui-même que tu veux faire le procès ? Il se moque bien de toi, et de vous tous, et de tous les systèmes pos-sibles ! Tâchez d’éteindre un rayon du soleil. Mais ce n’est pas cela. Si je te répondais, je n’aurais à te dire que des choses aussi neuves que celles-ci : Les fleurs sentent bon ; il fait chaud en été ; les oiseaux ont des plumes ; les ânes ont les oreilles beau-coup plus longues que celles des chevaux, etc., etc.

Si ce n’est pas l’art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes. Tant qu’on croira à Jésus sur la terre, il y aura des prêtres, et nul pouvoir humain ne pourra empêcher un homme de faire, dans son cœur, vœu d’humilité, de chasteté et de misé-ricorde ; de même, tant qu’il y aura des mains ferventes, on en-tendra résonner la lyre divine de l’art. Il paraît qu’il y a ici un

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mécontentement accidentel et particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone. Que s’est-il pas-sé ? Moi, je ne sais rien. L’autre jour, un des vôtres, c’est-à-dire un des nôtres, un républicain, déclara presque sérieusement que je méritais la mort. Le diable m’emporte si je comprends ce que cela veut dire ! Néanmoins, j’en suis tout ravi et tout glo-rieux, comme je dois l’être ; et je ne manque pas depuis ce jour-là de dire à tous mes amis, en confidence, que je suis un per-sonnage littéraire et politique fort important, donnant ombrage, à ceux de mon propre parti, à cause de ma grande supériorité sociale et intellectuelle. Je vois bien que cela les étonne un peu, mais ils sont si bons qu’ils consentent à partager ma joie. Le Malgache m’a demandé ma protection, afin d’avoir l’honneur d’être pendu à ma droite, et Planet à ma gauche. Nous ne pou-vons manquer d’échanger, dans cette situation, les plus char-mants jeux de mots et les plus délicieuses facéties. Mais, en at-tendant, je ne veux pas qu’on en plaisante, et je prétends que mes amis disent de moi : — Ce garçon-là a trop d’esprit, il ne vi-vra pas.

Voyons pourtant, examinons l’affaire de mes confrères les artistes ; car pour moi je n’ai garde de me défendre : j’aurais trop peur d’être acquitté comme le plus innocent des hommes, et de ne pas avoir les honneurs du martyre pour mes idées. – Un instant ! tu me feras le plaisir de formuler un peu les dites idées après mon trépas, car jusqu’ici je t’avoue en secret qu’il n’y a pas l’ombre d’une idée dans ma tête et dans mes livres. Le devoir de ton amitié est d’apprendre aux gens qui, par hasard, auraient lu les livres susdits, ce qu’ils prouvent et ce qu’ils ne prouvent pas. Il ne serait peut-être pas inutile non plus de me l’apprendre à moi-même, afin que je pusse démontrer à mes juges, par mes réponses, combien mon intelligence a de profondeur, de perver-sité, et combien il est urgent d’éteindre une si terrible comète capable d’embraser la terre.

Ceci posé (et ne va pas me contredire ni t’aviser de plaider pour mon innocence ; le bon Dieu bénisse les obligeants ! je les

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remercie fort de leur bonne volonté, et les prie de vouloir bien me laisser être pendu en repos), parlons des autres. Qu’ont-ils fait, les pauvres diables ? Sont-ils capables de causer la mort d’une mouche ? Il n’y a que Byron et moi, sachez-le bien…

Mais je t’ennuie avec mon incorrigible et plate facétieuseté. Donne-moi un coup de poing, et me voilà redevenu sérieux.

Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi, il s’est glissé jusque dans les jambes de l’Opéra, et Berlioz l’a mis en symphonie fantas-tique. Malheureusement pour la cause de l’antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz, il y aura un certain ébranlement nerveux dans ton cœur de lion, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desdemona ; ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t’arrivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu’on nous don-nait à Sparte du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu’Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusi-vement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons à ce Babylonien, afin qu’il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magnétique et funeste.

Tu vas me demander si c’est là parler un langage sérieux… Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste ; et puisqu’il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c’est qu’un véritable artiste, car je vois bien que tu ne t’en doutes pas. Tu m’as nommé, l’autre jour, de prétendus artistes que tu accablais de ta colère, un corroyeur, un marchand de peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. Tu m’en as nommé d’autres, cé-lèbres, dis-tu, et dont je n’ai jamais entendu parler. Je vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies.

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Berlioz est un artiste ; il est très-pauvre, très-brave et très-fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l’univers ne valent pas une gamme chroma-tique placée à propos, comme moi j’ai l’insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l’on peut avoir ces folies dans le cerveau et ne pas être l’ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples-croches, je suis pour les liliacées ; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l’intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces : Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs plates-bandes, à cha-cun de s’amuser innocemment selon son goût et ses facultés. Que fais-tu, dis-moi, quand tu contemples la grande constella-tion du ciel, à minuit, en divaguant avec nous et en parlant de l’inconnu et de l’infini ? Si j’allais t’interrompre, au moment où tu nous dis des paroles sublimes, pour t’adresser ces questions brutales : À quoi cela sert-il ? pourquoi se creuser et s’user le cerveau à des conjectures ? cela donne-t-il du pain et des sou-liers aux hommes ? – tu me répondrais : Cela donne des émo-tions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent à la sueur de leur front pour les hommes ; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage et à s’élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d’un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime. Qui t’a fait ce que tu es, Éverard ? c’est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t’a donné le courage de vivre jusqu’ici dans le travail et dans la douleur ? c’est l’enthousiasme. Et c’est toi, le plus candide et le plus adorablement rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de ton Dieu ? Saül, tu veux tuer David, parce qu’il joue trop bien de la harpe et que tu deviens insensé en l’écoutant.

À genoux, Sicambre, à genoux ! nous t’y mettrons bien. Hé-las ! je dis nous ! je pense à mon procès, et je me persuade que

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je suis déjà jugé et condamné comme artiste ! – Ils t’y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c’est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu’ils respectent la sainteté de leur apostolat ! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas, je l’avoue à ma honte ! Lancé dans une destinée fatale, n’ayant ni cupidité ni besoins extravagants, mais en butte à des revers imprévus, chargé d’existences chères et précieuses dont j’étais l’unique soutien, je n’ai pas été artiste, quoique j’aie eu toutes les fatigues, toute l’ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte ; la vraie gloire n’a pas couronné mes peine, parce que rarement j’ai pu attendre l’inspiration. Pressé, forcé de gagner de l’or, j’ai pressé mon imagination de produire, sans m’inquiéter du concours de ma raison ; j’ai violé ma muse quand elle ne voulait pas céder ; elle s’en est vengée par de froides caresses et de sombres révéla-tions. Au lieu de venir à moi souriante et couronnée, elle y est venue pâle, amère, indignée. Elle ne m’a dicté que des pages tristes et bilieuses, et s’est plu à glacer de doute et de désespoir tous les mouvements généreux de mon âme. C’est le manque de pain qui m’a rendu malade ; c’est la douleur d’être forcé à me suicider intellectuellement qui m’a rendu âcre et sceptique. – Je t’ai raconté là-bas, dans la soirée, l’analyse d’un beau drame sur le poëte Chatterton, représenté dernièrement au Théâtre-Français. Les gens aisés, les hommes rangés, ont, pour la plu-part, trouvé fort mauvais qu’un poëte fit quelque cas de sa con-dition et qu’il se plaignit avec amertume d’être forcé par la mi-sère à y déroger. Pour moi, j’ai versé des larmes abondantes en assistant à cette lutte d’un esprit indépendant contre la nécessi-té fatale, qui me rappelait tant de tortures et de sacrifices. L’orgueil est aussi chatouilleux et irritable que le génie. En fai-sant de mon mieux, je n’aurais peut-être jamais rien fait de pas-sable ; mais à l’heure où l’artiste s’assied devant sa table pour travailler, il croit en lui-même, sans quoi il ne s’y mettrait pas ; et alors, qu’il soit grand, médiocre ou nul, il s’efforce et il espère. Mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s’est endormi sans souper le rappelle au

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sentiment de sa misère et à la nécessité d’avoir fini avant le jour, je t’assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis de lui-même. Il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour ; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille pierres pré-cieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et le conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands grands coups de bêche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais toujours incomplet, hâté et fiévreux : l’encre n’a pas séché sur le papier, qu’il faut livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger une faute !

…… Ces misères te font sourire et te semblent puériles. Ce-pendant si tu avoues que l’homme, même en face des plus grandes choses, n’est mû que par l’amour de soi, tu avoueras aussi qu’en face des plus petites l’homme souffre en faisant ab-négation de cet amour-là. Et puis, il y a quelque chose de vrai-ment noble et saint dans ce dévouement de l’artiste à son art, qui consiste à bien faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La conviction, c’est toujours une vertu, fortitudo ! (c’est ton mot favori, je crois). L’artisan expédie sa besogne pour augmenter ses produits : l’artiste pâlit dix ans, au fond d’un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu’il ne livrera pas, tant qu’elle ne sera pas terminée selon sa cons-cience. Qu’importe à M. Ingres d’être riche ou célèbre ? il n’y a pour lui qu’un suffrage dans le monde, celui de Raphaël, dont l’ombre est toujours debout derrière lui. Ô saint homme ! Et Urhan qui joue la musique de Beethoven avec des yeux baignés de larmes ; et Baillot qui consent à laisser tout l’éclat de la popu-larité à Paganini, plutôt que d’ajouter, de son fait un petit orne-ment d’invention nouvelle aux vieux thèmes sacrés de Sébastien Bach ; et Delacroix, le mélancolique et consciencieux disciple de Rubens ! – Et vous autres, hommes de bruit et de puissance, quand vous a-t-on vus vous éclipser derrière un plus habile ou plus ambitieux que vous, par amour pour la sainte vérité !

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Quelques-uns de vous, je le sais, ont aimé l’humanité et la jus-tice en artistes. C’est le plus bel éloge qu’on puisse leur donner.

Je pourrais te citer d’autres artistes vivants qui ont droit au respect de tout être intelligent ; mais ce serait désigner par le si-lence ceux qui procèdent autrement et qui poursuivent le bruit et l’argent à tout prix, aveugles Babyloniens ! Tu m’accuserais de camaraderie ou de rivalité ; et en vain je te répondrais que je ne connais particulièrement presque aucun de ceux que je viens de te nommer et aucun de ceux que je ne te nomme pas. J’ai vé-cu toujours seul au milieu du monde, amoureux, voyageur ou serf littéraire ; j’ai vu de loin rayonner ces gloires si pures, et je me suis prosterné. Je n’ai pas eu le temps d’en profiter ni d’en être jaloux, car je n’ai jamais eu le temps de regarder ma profes-sion comme quelque chose de mieux qu’un métier. Pourtant je n’étais pas né pauvre ; je ne suis pas naturellement sybarite, et j’aurais pu vivre et travailler en paix. Ceux à qui j’ai dévoué ma vie, consacré mes veilles, sacrifié ma jeunesse, et peut-être tout mon avenir, m’en sauront-ils jamais gré ? – Non, sans doute, et peu importe.

29 avril.

Tu dis que je suis un imbécile ; soit. Tes lettres, il est temps

de te l’avouer, font sur moi un effet magique. Elles me rendent sérieux. Quel miracle est cela ? J’ai beau lutter, je ne puis parler de toi légèrement, comme je fais de tous, et ils ont trouvé un moyen de me faire taire quand je les blesse par mes plaisante-ries. Ils me parlent de toi, ils me répètent les paroles qu’ils t’ont entendu me dire, ils me racontent (comme si je l’avais oublié) cette dernière nuit passée à nous reconduire alternativement à nos demeures respectives jusqu’à neuf fois, cette station au pied de l’église où nous avons parlé des morts, et ce silence où nous sommes tombés au haut de l’escalier du palais, sous ce réver-bère si pâle, au-dessus de cette place muette et déserte, où tu

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venais d’évoquer un si fantastique tableau. J’ai regretté dans ce moment-là, en te regardant, de n’être pas susceptible d’avoir peur d’un être vivant ; car tu m’aurais causé une de ces vives émotions de terreur qui ne sont pas sans plaisir et qu’on a dans les rêves. Je me souviendrai longtemps de tes paroles en des-cendant ce grand escalier gothique au clair de la lune. « Toi, me disais-tu, je t’aime comme Jésus aima Jean, son plus jeune et son plus romanesque disciple ; et pourtant, si jamais ce pouvait être un devoir pour moi de te tuer, je t’arracherais de mes en-trailles et je t’étranglerais de mes mains. » — Ma foi ! mon cher maître, je voudrais être quelque chose de mieux qu’un pauvre hanneton, afin de voir si vraiment tu aurais ce courage et cette vertu-là. Mais, bah ! tu ne l’aurais pas, charlatan que tu es ! —Qui sait, pourtant ? toi, qui ne ris jamais ! peut-être. — Ce serait beau, et je te donnerais ma tête de bon cœur pour le plaisir d’avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain.

Il y a, ma parole d’honneur ! des moments où je m’imagine que j’ai trouvé la vertu réfugiée et cachée en vous comme au temps où les hommes la forcèrent d’aller se fortifier dans des cavernes sauvages, dans des rochers inexpugnables. — Mais si vous n’étiez que des fanatiques ! — Bah ! c’est toujours cela : n’est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n’ai sujet de l’être, si j’étais seulement un peu fou à votre manière. — Nous autres, qui rions toujours, nous ressemblons parfois à ces idiots qui rient en voyant les gens sensés se conduire naturellement. L’autre jour, un paysan de mes amis (j’espère que je parle en style républi-cain) entra dans mon cabinet, et, me voyant très-occupé à écrire, il se mit à hausser les épaules d’un air de pitié. Il se pen-cha sur moi, en regardant ce que je faisais, à peu près comme s’il eût payé pour voir les tours du singe à la foire : Il prit ensuite un livre sur ma table : c’était, Dieu me pardonne ! un volume du divin Platon, et il l’ouvrit à l’envers, en tournant les feuillets d’un air attentif ; puis le replaça sur la table en me disant du ton d’un profond mépris : C’est donc à ces fadaises-là, mon petit monsieur, que vous passez le temps, fêtes et dimanches ? Il y a

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de drôles de gens dans la vie de ce monde ! – Et il hocha la tête en éclatant de rire, si bien que j’eus besoin de toute ma philan-thropie démocratique pour ne pas le pousser par les épaules à la porte.

Je me suis calmé pourtant en songeant que j’étais, cent fois le jour, dans le cas de ce paysan vis-à-vis de toi et des tiens, et je me suis émerveillé de la patience avec laquelle vous supportiez l’impudente et stupide raillerie de fainéants comme nous, qui ne sont bons à autre chose qu’à critiquer ce qu’ils ne comprennent pas et ce qu’ils ne sauraient faire. Mais je dirai comme Planet : — Envoyez-moi donc promener ! – Qu’est-ce que vous faites de moi au milieu de vous, vieux chrétiens ! Dieu me punisse si vous n’êtes pas des anges ; car rien ne vous rebute, rien ne vous ébranle. – Vous venez à nous avec tendresse, et te voilà m’appe-lant ton jeune frère et ton cher enfant, moi qu’il faudrait ren-voyer à ma pipe et à mes romans. Ô prosélytisme ! fasse des dis-tinctions qui voudra ; peu m’importe le nom qu’on te donne, pourvu que je voie émaner de toi des leçons de vertu et des actes de charité.

Il faut pourtant que je te conte mes peines, ô mon pauvre prophète méconnu ! On essaie de mettre tes enfants en mé-fiance contre toi. L’esprit de parti n’a pas de scrupule. On nous dit que vous êtes des glorieux, des ambitieux, des brouillons ; enfin qu’il faut te mettre aux Petites-Maisons et nous y enfer-mer avec toi, nous tous qui t’aimons.

Tout cela ne serait que risible, si des hommes d’esprit et de cœur ne s’en mêlaient pas aussi sur la foi d’autrui, ou ne mon-traient tout au moins, par leur silence devant nous, qu’ils se mé-fient de nous et de toi. Cela n’attriste pas ces bons champions qui sont habitués à l’orage ; mais moi qui reviens de Babylone, où j’ai dormi cinq ans dans l’ivresse, et qui tombe, en me frot-tant les yeux, au beau milieu de notre jeune Sion, je suis tout contristé et tout abattu de voir le rempart d’airain que l’indifférence ou l’antipathie des gentils a placé autour de nous.

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Sortirons-nous jamais de là, mon maître ? Je vois bien que nous essayons de temps en temps de braves et saillantes sorties ; mais les meilleurs d’entre nos frères y succombent, et quand nous rentrons sous nos tentes, les clameurs, les malédictions et les huées des vainqueurs viennent y troubler nos prières. – Ce qui me fâche le plus, moi, ce sont les huées. Je les connais, ces diables de gentils, pour avoir été en captivité chez eux. Je sais comme ils sont malins et quelles flèches acérées leur ironie dé-coche contre nous. – Songe bien que je ne suis pas un serviteur bien éprouvé, moi ; j’entends déjà leurs lardons m’assaillir pour la singulière figure que je fais en habit de soldat de la répu-blique ; je t’en prie, mon cher maître, laisse-moi m’en aller à Stamboul. J’ai affaire par là. Il faut que je passe par Genève, que j’achète un âne pour traverser les montagnes avec mon bagage, et que je remonte la Forêt-Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui rapporte. J’ai à Corfou un ami isla-mite qui m’a invité à prendre le sorbet dans son jardin. Duteil m’a donné commission de lui acheter une pipe à Alexandrie, et sa femme m’a prié de pousser jusqu’à Alep afin de lui rapporter un châle et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder, que j’ai des occupations et des devoirs indispensables. – Écoute : si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu’il y a chez moi, ne vous gênez pas ; j’ai des terres, donnez-les à ceux qui n’en ont pas ; j’ai un jardin, faites-y paître vos che-vaux ; j’ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés ; j’ai du vin, buvez-le ; j’ai du tabac, fumez-le ; j’ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n’y a dans tout mon patri-moine que deux choses dont la perte me serait cruelle : le por-trait de ma vieille grand’mère, et six pieds carrés de gazon plan-tés de cyprès et de rosiers. C’est là qu’elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la répu-blique et je demande qu’à mon retour on m’accorde une indem-nité des pertes que j’aurais faites, savoir : une pipe, une plume et de l’encre ; moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait.

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Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs ; le tom-beau et le tableau, héritage de mes enfants, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire ; mes livres, minéraux, herbiers, papillons, au Malgache ; toutes mes pipes, à Rollinat ; mes dettes, s’il s’en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux ; ma bénédiction et mon dernier calembour, à ceux qui m’ont rendu malheureux, pour qu’ils s’en consolent et m’oublient.

Je te nomme mon exécuteur testamentaire ; adieu donc, et je pars.

Adieu, ô mes enfants ! j’ai été jusqu’ici plus enfant que vous ; je m’en vais seul et loin en pèlerinage, pour tâcher de vieillir vite et de réparer le temps perdu. Adieu, mes amis, mes frères bien-aimés ; parlez quelquefois autour de l’âtre de celui qui vous doit les plus beaux jours et les plus chers souvenirs de sa vie ; et toi, maître, adieu ! sois béni de m’avoir forcé de regar-der sans rire la face d’un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m’en allant.

Ô verte Bohême ! patrie fantastique des âmes sans ambi-tion et sans entraves, je vais donc te revoir ! J’ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la cime de tes sapins ; je m’en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore né parmi les hommes, et mon malheur est venu de n’avoir pu t’oublier en vi-vant ici.

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en mars 2014.

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Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres de George Sand. Nouvelle édition revue par l’auteur et accompagnée de morceaux inédits. Lettres d’un voyageur, Pa-ris, Perrotin, Garnier, 1844. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte La photo de première page, Canal Grande, a été prise par Ancha, le 17.06.2013.

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