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Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Pierre Lachièze-Rey

LETTRES

PHILOSOPHIQUES

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AVERTISSEMENT

Le noyau de ce recueil est constitué par des lettres dont Pierre Lachièze-Rey avait lui-même

conservé et rassemblé les doubles, en vue probablement d’une publication éventuelle. La

plupart de ces lettres concernent les ouvrages de correspondants ou répondent à des

demandes d’éclaircissement concernant la philosophie de l’auteur. Nous avons ajouté

quelques lettres nouvelles, publiées soit d’après l’original communiqué par les

correspondants ou leurs héritiers, soit d’après des doubles conservés isolément, soit d’après

un brouillon.

La majeure partie de cette correspondance date d’avant 1940, et la presque totalité d’avant

1950 : ceci provient de ce que des occupations familiales de plus en plus nombreuses et

ensuite la maladie ne laissèrent plus à Pierre Lachièze-Rey le loisir de conserver un double

des lettres qu’il écrivait.

Aux lettres de Lachièze-Rey nous avons joint, avec l’autorisation des héritiers auxquels

nous exprimons notre profonde reconnaissance, les réponses des principaux correspondants

décédés (Berger, Blondel, Bréhier, Brunschvicg, Lavelle, Le Senne, le père Marc, Paliard,

et le père Valensin), lorsqu’il s’agissait d’un échange continu et lorsque le dialogue pouvait

y gagner en vie et en relief.

Philopsis éditions numériques http://www.philopsis.fr

Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou

partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est

illicite.

© Lachièze-Rey et Millet - Philopsis 2007

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

SOMMAIRE

INTRODUCTION

La vie et l’œuvre de Pierre LACHIÈZE-REY 5 La philosophie de Pierre LACHIÈZE-REY 9 Documents 21

LETTRES ET CORRESPONDANCES

Gaston BACHELARD 25 Georges BÉNÉZÉ 27 Gaston BERGER 30 R.P. BESSIÈRE 34 Docteur BIOT 36 Monsieur BLANC 38 Maurice BLONDEL 39 Léon BLUM 68 Célestin BOUGLÉ 69 R.P. BOUILLARD 71 Monsieur BOUNOURE 72 Jean BOURJADE 74 Émile BRÉHIER 77 Léon BRUNSCHVICG 83 Jean CAVAILLÈS 88 Jacques CHEVALIER 92 Rémy COLLIN 94 Armand CUVILLIER 96 Paul DECOSTER 98 Jean DELVOLVÉ 102 Monsieur Joseph DOPP 105 Monsieur l'Abbé ÉMÉRIAU 110 Monsieur FALCUCCI 112 Philippe FAURÉ-FRÉMIET 115 R.P. FESSARD 117 Aimé FOREST 119 Docteur FROMENT 120 R.P. GARDEIL 122 Edmond GOBLOT 125 Henri GOUHIER 126 R.P. GRÉGOIRE 128 Monsieur HAVET 130 Jean LAPORTE 132

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

Louis LAVELLE 135 René LE SENNE 155 R.P. de LUBAC 162 Henri MALDINEY 163 A. MAMELET 166 R.P. DU MANOIR 170 Alexandre MARC 171 R.P. André MARC 174 Monsieur Henri MARÇAIS 175 Mademoiselle J. MONESTIER 179 Monsieur l'Abbé NÉDONCELLE 181 Jacques PALIARD 185 R.P. PICARD 189 Arnold REYMOND 191 Gaston RICHARD 192 Professeur Walter RIESE 194 R.P. SAGE 203 Monsieur SINDING 205 Etienne SOURIAU 211 Monsieur SPAÏER 216 Émile THOUVEREZ 218 R.P. Auguste VALENSIN 221 Mademoiselle G. VAN MOLLE 237 Monsieur G. VARET 242 Monsieur VIALLE 244 Monsieur A. de WAELHENS 247 X...... 248

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Pierre LACHIÈZE-REY

Indications biographiques

Pierre Lachièze-Rey est né en 1885 à Martel dans le Lot où sa famille, de

tradition parlementaire et libérale, se trouvait enracinée depuis plusieurs siècles, où

il aimait à revenir chaque année, et où il est mort le 5 août 1957. Son père étant

alors député du Lot, c’est à Paris qu’il fit ses études secondaires aux lycées

Montaigne et Louis-le-Grand. Il fut reçu en 1905 au concours de l’Ecole Normale

Supérieure, et à l’agrégation de philosophie en 1909.

C’est durant cette période qu’il commença à connaître le Sillon, dont il fut

un membre militant dès son entrée à l’Ecole Normale, aux côtés d’Anziani, de

Collomp et de Coutan. Cette appartenance à la fois politique et spirituelle l’a

marqué profondément, et toute une correspondance de jeunesse témoigne de son

intense activité dans tous les domaines, dès cette époque. Évoquant cette période

de sa vie lors d’une réunion d’anciens élèves de l’Ecole, il déclarait lui-même que

« les discussions politiques, sociales et religieuses y tinrent une place toute

spéciale ». Pierre Lachièze-Rey ne porta pas à ces questions un intérêt seulement

théorique, mais il chercha des solutions pratiques, comme le montrent son action

ultérieure au Parti Démocrate Populaire et la rédaction de plusieurs projets de loi

concernant les problèmes agricoles et le système électoral. Quant aux questions

religieuses, nombre de lettres témoignent de la place qu’elles tenaient à la fois dans

sa vie et dans sa pensée philosophique.

C’est, semble-t-il, à la fin de son année de philosophie que son orientation

se dessina : c’est à ce moment qu’il lut les ouvrages d’Ollé-Laprune qui le

frappèrent profondément, et qu’il commença à s’intéresser à la philosophie de

Kant.

Entré à l’Ecole Normale, il suivit à la Sorbonne les cours d’Hamelin,

Rodier, Séailles. Il eut aussi pour professeurs Durkheim, Bouglé, Lalande, Rauh,

Bergson qu’il allait entendre au collège de France, et Lévy-Bruhl qui devait

patronner sa grande thèse après la mort de Victor Delbos. Mais c’est

incontestablement ce dernier, qui était son compatriote et un ami de sa famille, qui

devait avoir sur sa vocation philosophique et sur ses recherches l’influence la plus

décisive. C’est avec l’appui de celui qui fut pour lui « à la fois un directeur

d’études et un ami » qu’il prépara ses deux thèses.

Après l’agrégation, Pierre Lachièze-Rey fut successivement professeur au

lycée de Rodez (1909-1912) et au lycée de Chateauroux (1912-1914), puis, après

l’interruption de la guerre, il fut nommé à Lyon professeur au lycée du Parc, où il

devait assurer pendant treize ans la préparation à l’Ecole Normale en classe de

première supérieure.

C’est pendant ces années d’enseignement au lycée du Parc que furent

longuement préparées les deux thèses sur L’Idéalisme Kantien et sur Les Origines

cartésiennes du Dieu de Spinoza. En effet, le projet de ces deux thèses remonte à la

période d’avant la guerre et il fut décidé et partiellement réalisé sur les conseils de

Victor Delbos. Mais, après la guerre et la mort de Delbos, les deux études furent

reprises et profondément remaniées. C’est ainsi que la thèse sur L’Idéalisme

kantien, à laquelle il travailla près de vingt ans, devait primitivement s’intituler

Valeur et Vérité (essai de critique du kantisme) et devait surtout consister, comme

l’indiquait son titre, en une critique extérieure du système de Kant. Mais une

longue méditation de l’œuvre, notamment à la lueur de l’Opus posthumum, et

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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surtout l’enseignement donné en première supérieure, et qui lui révéla la fécondité

du point de vue de Kant, amenèrent Lachièze-Rey à modifier profondément son

opinion sur la philosophie de Kant et projetèrent un éclairage nouveau sur la

signification de son œuvre. Le kantisme lui apparut moins comme une doctrine que

comme une méthode mettant en lumière l’activité de l’esprit et susceptible d’être

appliquée dans de nombreux domaines, même si Kant lui-même ne lui est pas

toujours resté fidèle.

De même, la thèse complémentaire sur Les Origines cartésiennes du Dieu

de Spinoza avait d’abord fait l’objet d’un diplôme d’études supérieures sous la

direction de Delbos, mais, sur les conseils de Rivaud, elle fut entièrement modifiée

et refondue.

Après la soutenance de ses thèses en 1932, Pierre Lachièze-Rey fut nommé

à la faculté de Toulouse, d’abord comme maître de conférences, puis comme

professeur titulaire, et, en 1937, il était nommé professeur d’histoire de la

philosophie à la faculté des lettres de Lyon, chaire qu’il occupa jusqu’à la fin de sa

carrière universitaire1.

À partir de la publication des thèses, la pensée philosophique de Pierre

Lachièze-Rey n’a cessé de s’approfondir et de se préciser au contact des problèmes

et en face des courants philosophiques, mais on ne saurait parler d’une évolution

proprement dite. C’est à la faculté de Toulouse que furent prononcés deux cours

publics qui allaient devenir deux ouvrages nouveaux : en 1938, furent publiées les

leçons radiodiffusées sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon ».

Quant au livre Le Moi, le Monde et Dieu, l’ouvrage dans lequel Lachièze-Rey

expose le plus complètement sa philosophie personnelle, ce fut, à l’origine, une

série de cours publics imprimés dans la Revue des Cours et Conférences de 1935,

puis édités en tirage à part de la même revue. Une première édition fut faite chez

Boivin en 1938 ; la seconde (Aubier 1950, collection Philosophie de l’esprit)

« revue et considérablement augmentée » est celle à laquelle nous nous référerons

dans les notes.

En dehors de ces deux ouvrages et après eux, l’activité philosophique de

Pierre Lachièze-Rey s’est manifestée dans des cours non publiés, notamment sur la

perception, la mémoire, l’activité spirituelle, l’analytique transcendantale de Kant,

la méthode en métaphysique, dans une correspondance philosophique dont une

partie fait l’objet de la présente publication, enfin dans des articles s’échelonnant

de 1934 à 1956, qui traitent de points plus particuliers, apportent de nouveaux

développements ou concernent les auteurs avec lesquels il se sentait une profonde

affinité : Platon, Descartes, Kant, Maurice Blondel. Ces articles, dont un certain

nombre ont été intégrés à la seconde édition du Moi, le Monde et Dieu, devaient

constituer l’ébauche d’œuvres plus développées que les circonstances et l’altération

de sa santé ne permirent pas à leur auteur de mener à leur terme.

En effet, à partir de 1954, la maladie qui devait l’emporter obligea Pierre

Lachièze-Rey à demander sa mise à la retraite un an avant la date prévue et à

cesser progressivement toute activité philosophique.

1 Plusieurs fois, l’occasion se présenta pour lui d’enseigner à la Sorbonne, mais, pour

diverses raisons, notamment d’ordre familial, il écarta ces propositions.

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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BIBLIOGRAPHIE de Pierre Lachièze-Rey

ŒUVRES

L’idéalisme Kantien

(1ère

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 510 pages ; 3ème

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1972).

Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza

(1ère

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 288 pages).

Le Moi, le Monde et Dieu

(1ère

édition, Paris, Boivin, 1938 ; 2ème

édition, Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier,

1950, enrichie des articles « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante » in

Revue des Recherches Philosophiques de 1933-34, « Réflexions sur la portée

ontologique de la méthode de régression analytique » du 9ème

Congrès international de

philosophie, Hermann, t .VIII, « Utilisation possible du schématisme kantien pour une

théorie de la perception » in Journal de Psychologie de janvier-mars 1939, « Esquisse

d’une métaphysique de la destinée » in Revue de Métaphysique et de Morale de juillet-

octobre 1947, « Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle

concrète » in Revue Philosophique de juillet-septembre 1948, « Réflexions sur l’unicité

de l’univers » in Mélanges Maréchal t.II).

Les idées morales sociales et politiques de Platon

(1ère

édition, Paris, Boivin ; 2ème

édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie,

Paris, Vrin, 1951, 223 pages).

ARTICLES

Réflexions sur l’activité spirituelle constituante

(Recherches philosophiques, 1933-34).

Contribution à une philosophie de l’Esprit

(Études philosophiques, décembre 1934).

Observations sur la théorie de M.Paliard relative à l’intelligibilité et à la structure du

percept

(Études philosophiques, décembre 1935).

Réflexions sur la théorie platonicienne de l’Idée

(Revue philosophique, juillet-août 1936).

Réflexions sur le cercle cartésien

(Revue philosophique, mai-août 1937).

Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique

(9ème

Congrès international de philosophie, Hermann, t.8).

Utilisation possible du schématisme kantien pour une théorie de la perception,

(Journal de Psychologie, janvier-mars 1939).

Témoignage sur Léon Brunschvicg

(Études philosophiques, 1945).

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 8

Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne

(Cahiers de la Nouvelle Journée, n°12, 1946).

Esquisse d’une métaphysique de la destinée

(Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-octobre 1947).

Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle concrète (Revue

philosophique, juillet-septembre 1948).

Réflexions sur l’unicité de l’univers

(1950, Mélanges Maréchal, t.2).

Les trois étapes fondamentales de la philosophie critique de Kant

(Revue de Métaphysique et de Morale, octobre-décembre1952).

Blondel et Bergson

(Études philosophiques, octobre-décembre 1952).

Réponse à un référendum sur Sovversivismo soziale e rivoluzione cristiana

(dans Humanitas, 8, 1953, en italien).

Liberté et autonomie

(dans Enquête sur la liberté, Hermann, 1953).

Réflexions sur la méthode kantienne et son utilisation possible

(Kant-Studien, 1953-54, cahiers 1-4).

Saint Augustin précurseur de Kant dans la théorie de la perception

(Augustinus Magister, 1954).

Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a priori

(Revue Internationale de philosophie, n°30, 1954, fascicule 4).

La psychologie réflexive du Père André Marc

(Revue Philosophique, octobre-décembre 1954).

Le kantisme et la science

(Dialectica 1955, n°1-2).

Réflexions sur un procédé de Platon

(Revue Philosophique, janvier-mars 1956).

ARTICLES POSTHUMES

Réflexions sur la nature de l’Esprit et réflexions sur l’idéalisme,

(Filosofia n°18, 1965).

Sensation et activité spirituelle

(in Présent à Henri Maldiney. L’Age d’Homme. 1973)

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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LA PHILOSOPHIE DE PIERRE LACHIÈZE-REY

La philosophie de Pierre Lachièze-Rey est à la fois une philosophie de la

construction et une philosophie de l’aspiration :

- Philosophie de la construction, parce que le sujet humain y apparaît comme la

source de la structure du monde et de son objectivité aussi bien au niveau de la

perception qu’au niveau de la science, et que l’esprit manifeste sa puissance et son

activité dans des réalisations toujours nouvelles : théories scientifiques, institutions

sociales, créations esthétiques.

- Mais philosophie de l’aspiration, parce que cette activité constructive n’épuise

pas la réalité de l’esprit et ne saurait trouver en elle-même son sens. L’esprit se

saisit comme « puissance orientée » ; il est aspiration et judication, et il doit scruter

et découvrir en lui cette orientation et ce qu’elle implique.

C’est en prenant conscience de ses aspirations et en s’interrogeant sur ce

qu’elles exigent que l’esprit peut dégager les facteurs nécessaires de sa destinée et

réaliser ainsi l’option fondamentale qui donne un sens à son existence. Ce qui

conduit à chercher ce qui seul peut justifier cette existence et à poser les problèmes

fondamentaux de l’autonomie de l’esprit, de la transcendance et du panthéisme.

***

Qu’est-ce que l’esprit ? L’esprit est une activité constructive, et c’est le

mérite de Kant de l’avoir mis en lumière1. Ce que Lachièze-Rey retient de Kant,

c’est moins le système que l’inspiration et la méthode. L’inspiration, c’est que le

principe du monde objectif, non dans ses caractères qualitatifs, mais dans sa

structure et notamment dans sa structure spatio-temporelle, est l’esprit humain lui-

même qui joue par rapport à ce monde le rôle d’un naturant par rapport à un naturé.

Cette thèse que l’esprit est à l’origine du monde est fondamentale et elle

s’exprimera tout au long de l’œuvre, tandis que ses conséquences seront de mieux

en mieux dégagées : négation de toute réalité ontologique du monde en dehors de

l’esprit, négation du caractère ontologique de l’espace et du temps, affirmation

qu’il n’y a pas un monde unique, mais que chaque esprit construit son univers,

structure du monde rattachée directement non à Dieu, mais à l’activité spirituelle

de l’homme.

La méthode, c’est la méthode de régression analytique qui remonte du

naturé au naturant, du construit au constructeur. Mais, il ne s’agit pas d’une

démarche logique qui dégagerait seulement des conditions idéales, il s’agit de

retrouver des opérations réelles et effectives de l’esprit humain, et c’est pourquoi la

régression doit être contrôlée par la réalisation et par la conscience possible2. Il

faut, en particulier, distinguer radicalement l’analyse idéale de la science qui

aboutit à des éléments hypothétiques et cherche seulement à atteindre la vérité du

« comme si » de l’analyse régressive qui doit retrouver les opérations effectives de

1 Le Moi, le Monde et Dieu, page 51, 2

ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,

Aubier, 1950. 2 Cf dans la correspondance les remarques sur la différence entre Kant et Fichte sur ce

point.

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 10

l’esprit et se prolonger dans une « intuition directe progressive »3. Il y a ainsi dans

l’œuvre de Lachièze-Rey tout un examen critique de cette méthode de régression

analytique et de ses conditions d’emploi et de validité4 : cette méthode ne saurait

être employée dans n’importe quel domaine et sans précaution ; c’est ainsi qu’on

ne saurait l’étendre au domaine de la vie pour lequel aucun contrôle conscient n’est

possible, et il sera reproché aux doctrines panthéistes d’étendre indûment cette

méthode au-delà des opérations effectuées par l’esprit humain.

Ainsi la thèse sur l’Idéalisme kantien dégageait l’esprit du kantisme : le

monde objectif renvoie à un espace spatialisant et à un temps temporalisant qui

sont des structures du sujet, des instruments actifs de coordination des sensations ;

et, à leur tour, ces structures renvoient à une conscience qui déploie le temps et

l’espace et qui est en possession immédiate et originaire de sa propre identité,

puisqu’elle s’exprime par une loi de construction et de position indéfiniment

reproductible : « Comment poursuivre un problème ou un raisonnement sans en

rappeler les moments antérieurs avec la conscience a priori qu’il s’agit du même

problème et du même raisonnement ? »5 De même que la conscience, en

possession de la loi de construction du cercle, peut désormais reproduire

indéfiniment ce cercle avec une conscience immédiate de l’identité de son

opération, de même la conscience renouvelle indéfiniment l’acte de position du

monde et l’acte de déployer l’espace et le temps : l’identité du monde comme celle

de l’espace et du temps est ainsi le corrélat de l’activité posante de l’esprit humain

et renvoie à cette « connaissance intérieure » qui est la caractéristique de la

conscience.

Or cette analyse entraîne un certain nombre de conséquences que Kant n’a

pas toujours formulées avec une netteté suffisante, bien qu’elles soient en général

indiquées :

- La première, c’est que le monde, aussi bien le monde perçu que le monde de la

science, n’a pas d’existence en soi, il n’a pas de réalité ontologique, puisqu’il

renvoie à l’esprit humain qui le construit : « l’objet ainsi construit, c’est-à-dire le

monde de la perception et de la science, édifié comme substitut de la chose en soi

et pour servir de source à nos sensations, n’est qu’un monde mathématique, un

monde de phénomènes, un monde de « comme si », nullement arbitraire, mais

n’ayant aucun caractère ontologique, un monde dont Kant a montré qu’il ouvrait

nécessairement la voie à l’admission d’un monde supra-sensible dont l’introduction

est l’exigence la plus impérieuse de la morale »6. Ainsi, la réalité est du côté de

l’esprit et du sujet, non du côté de l’objet ; tel est le fondement de l’idéalisme de

Pierre Lachièze-Rey dont on a pu dire qu’il était enraciné « dans un réalisme de

l’esprit »7. L’objet constitué par l’esprit n’a donc qu’un caractère idéal, ce qui

entraîne une conception précise du rôle et des limites de la connaissance

scientifique : « Nous sommes donc certains a priori que, si elle nous permet de

réaliser un enrichissement sans limites dans le domaine de l’espace et du temps,

elle ne nous fournira pas le moyen d’en sortir ni, par conséquent, de trouver

3 Le Moi, le Monde et Dieu, page 58, 2

ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,

Aubier, 1950. 4 Cf « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique » in Le

moi, le monde et Dieu, page 183; cf. aussi infra. 5 Le Moi, le Monde et Dieu, page 218, 2

ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,

Aubier, 1950 6 « Le Kantisme et la science » in Dialectica 15/6/1955 p.118.

7 Maldiney, « Pierre Lachièze-Rey in mémoriam » in Kantstudien, 1958-59.

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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l’explication d’aucun phénomène, quel qui soit. L’heure n’est plus où, avec une

naïveté qu’explique son éclatant succès sur le terrain pratique, mais qui nous fait

aujourd’hui sourire, on pouvait affirmer gravement qu’elle résoudrait l’énigme de

l’univers. Ce n’est pas seulement l’énigme de l’univers qui est définitivement hors

de ses prises, mais celle du fait le plus humble, de la sensation la plus élémentaire,

de la qualité la plus pauvre et la plus limitée »8.

- Bien plus, ce monde construit par l’esprit est un monde contingent et non

nécessaire. Comprenons bien : il ne s’agit nullement d’une construction arbitraire

ou fantaisiste : l’esprit humain, tel qu’il est, ne peut que le construire selon ses

propres lois et en utilisant les instruments dont il dispose (espace et temps

notamment), mais ces structures de l’esprit ne s’imposent pas absolument, et on

pourrait parfaitement concevoir un esprit qui construirait le monde suivant d’autres

lois : « rien n’autorise à admettre que d’autres mondes soient impossibles, lesquels

impliqueraient des principes constructeurs entièrement différents. Comme Kant l’a

fait judicieusement observer, nous ne saurions prétendre atteindre ici le concept

universel de l’être pensant »9. Ainsi, la structure du monde est nécessaire

humainement parlant, elle forme d’ailleurs un ensemble dont tous les éléments se

tiennent et sont subordonnés à la constitution d’une expérience objective, mais elle

n’est pas nécessaire absolument. Or cette contingence du monde est un fait

essentiel dont il faudra tenir compte dans l’examen du problème de la destinée, car

elle rend possible la conception d’un autre monde et d’une réalisation de l’esprit en

dehors de la construction de notre monde.

- enfin la troisième conséquence, c’est que l’esprit constructeur du monde ne

saurait y être lui-même compris, pas plus qu’il ne saurait être inséré dans l’espace

et le temps qui sont ses instruments de coordination et de construction. Le sujet ne

saurait être réduit ni à un événement dans le temps ni à une résultante de facteurs

appartenant au monde. Il faut compléter Descartes en disant que l’esprit n’est pas

seulement inétendu, mais qu’il est intemporel. Le temps lui-même étant déployé

par l’esprit et étant le résultat de son initiative spirituelle : « en réalité l’unité du

temps ainsi que celle de la série des phénomènes qui s’y manifestent seraient

impossibles, si précisément le sujet ne transcendait pas le temps et ne le sous-

tendait pas, grâce à l’unité de sa conscience »10

. Il faudra, avec Kant, distinguer

notre moi empirique inséré dans l’espace et dans le temps et qui est lui-même un

aspect du monde construit du « je » transcendantal. Cette affirmation de

l’intemporalité de l’esprit est fondamentale dans la philosophie de Pierre Lachièze-

Rey ; elle a été vue par Kant qui a notamment écrit plusieurs textes explicites à ce

sujet dans l’Opus posthumum ; mais elle a été souvent mal comprise. Elle ne

signifie pas que le « je » est une conscience désincarnée, puisqu’il ne peut se

réaliser qu’en déployant le temps et l’espace, et puisque le temps est pour l’esprit

humain la loi nécessaire de la constitution du monde, et même, comme nous le

verrons, de la constitution de soi ; elle signifie seulement que ce déploiement du

temps et de l’espace n’est possible précisément que parce que la conscience les

pose par un acte renouvelé qui ne saurait lui-même être spatial ou temporel, bien

que nous soyons obligés de nous le représenter à son tour comme un événement

temporel : « l’acte de déployer le temps ne fait pas exception à la règle ; le sujet

s’aperçoit immédiatement comme pouvant toujours le répéter identique à lui-

8 Le Moi, le Monde et Dieu, page 89. cf aussi, dans « le Kantisme et la science », la

formule: « la science n’est pas relative, elle est transcendantale ». 9 « Contribution à une philosophie de l’esprit » in Etudes philosophiques, Décembre 1934,

page 82. 10

Le Moi, le Monde et Dieu, page 67.

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 12

même, et il conçoit sous la forme temporelle cette répétition possible comme celle

de tout acte, quel qu’il soit »11

. Cette intemporalité de l’esprit signifie aussi que la

nécessité humaine de constituer l’espace et le temps ne saurait être posée comme

une nécessité absolue pour le développement de l’esprit, qu’elle ne saurait être

érigée en situation définitive, ni considérée comme épuisant notre destinée

spirituelle.

Le kantisme fournit ainsi les éléments essentiels d’une philosophie du

sujet, ce qui ne signifie pas qu’il n’appelle pas des précisions ou des rectifications

et qu’il ne soulève pas de problèmes :

- il appelle des précisions surtout en ce qui concerne le mode de construction du

monde. Kant a certes apporté dans ce domaine une indication extrêmement

importante avec sa doctrine du schématisme qui montre comment l’activité

spirituelle se prolonge dans les structures spatiales et temporelles et qui éclaire le

problème de l’imagination et celui de la perception, comme Pierre Lachièze-Rey

l’a montré dans un article sur « l’utilisation possible du schématisme kantien pour

une théorie de la perception »12

. Mais ce qu’il faut surtout préciser, c’est le rôle du

corps et de la motricité qui prolongent l’activité spirituelle ; les indications

contenues dans l’Opus posthumum doivent être reprises pour montrer comment

l’intention spirituelle s’incarne concrètement dans des intentions corporelles et

comment il y a des a priori corporels. Lachièze-Rey a étudié ce rôle du corps dans

plusieurs articles sur la perception, sur « l’activité spirituelle constituante »13

, sur

« l’initiative spirituelle concrète »14

. On comprend également l’intérêt qu’il a

toujours porté à des problèmes comme la localisation de l’objet dans la perception

ou à l’étude de certains troubles mentaux et notamment de l’aphasie, au sujet de

laquelle il a eu de nombreux échanges de vue avec le docteur Jules Froment. C’est

ainsi qu’il écrivait dans son article sur l’initiative spirituelle concrète : « Il y a donc

un savoir-faire, c’est-à-dire en l’espèce un a priori intentionnel que nous paraissons

perdre précisément dans ces maladies de l’esprit qu’on appelle aphasies, apraxies,

maladie de la mémoire, du langage, de l’attention et, finalement, de l’initiative.

Tandis que les mécanismes purement automatiques ou sensori-moteurs continuent

à fonctionner, tous ceux qui exigent une autonomie spirituelle sont paralysés. Et ce

savoir naturel s’étend au corps lui-même dans la mesure où ce corps est dans le

prolongement de l’esprit et constitue un facteur indispensable de son action.

Normalement, nous savons nous servir du corps et l’attitude mentale se prolonge

en attitude corporelle. Nous savons comment il faut orienter le corps et agir sur lui

pour nous souvenir, pour réfléchir, pour percevoir ; nous savons de quel organe il

faut nous servir pour parler, pour exécuter un mouvement déterminé ; et déjà cette

science émerveillait Platon qui en parlait spécialement dans le Théétète »15

. On

comprend aussi par là avec quel intérêt Pierre Lachièze-Rey prendra connaissance

des travaux de philosophes contemporains, et notamment de Merleau-Ponty, sur le

corps propre16

, leur reprochant seulement de trop en rester à une analyse

descriptive et de ne pas les rattacher à leurs implications métaphysiques.

Il y a lieu aussi de procéder à un élargissement des conceptions kantiennes,

car Kant a conçu l’initiative de l’esprit d’une manière trop étroite et trop rigide.

11

Ibidem, page 169. 12

Le Moi, le Monde et Dieu, page 171. 13

Ibidem, page 153. 14

Ibidem, page 219. 15

Ibidem, pages 219 et 220. 16

Le kantisme et la science, page 120.

Page 14: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Sans doute on peut penser que les structures de la perception ne sont guère

susceptibles de se renouveler, mais il n’en est pas de même de celles de la science.

L’esprit est capable de renouveler ses constructions, comme le montre la

succession des théories, et Kant a sans doute conçu d’une manière trop définitive

sa table des catégories.

D’autre part, la puissance constructive de l’esprit ne se manifeste pas

seulement dans l’édification du monde de la perception et de la science, mais aussi

dans le domaine moral, social, artistique ; enfin elle ne se traduit pas seulement au

niveau des structures, mais même au niveau des qualités sensibles, non pas parce

que ces qualités sensibles seraient créées par l’esprit, mais parce qu’elles sont

chargées par l’esprit d’un dynamisme qui leur donne un sens : « Ainsi se constitue,

parallèlement à ce que réalise la science, et, dans une large mesure, en

collaboration avec elle, ce que l’on pourrait, en empruntant une expression de

Brunschvicg, appeler une création ascendante, véritable reconstitution du monde

sous une forme dynamique et vie intuitive de ce dynamisme ainsi constitué »17

.

- mais le problème fondamental est celui du mode de présence de l’esprit à lui-

même. Sans doute, Kant a bien lié la régression analytique à une conscience

possible et admis que les opérations spirituelles dégagées devaient être

effectivement réalisées par la conscience, mais sa pensée reste incertaine sur ce

point, et il semble avoir maintenu que le « je » est inconnaissable. Il n’admet de

connaissance que constructive, et ne semble pas admettre une véritable conscience

originaire de soi par laquelle l’esprit serait en possession immédiate de son être ;

« Kant nous refusera de nous installer dans notre propre intimité où nous

sommes »18

. Et sans doute Kant a-t-il raison de souligner que nous ne saurions

connaître le « je » comme un objet, que nous ne saurions lui appliquer les

catégories à la source desquelles il se trouve, et qu’il faut le distinguer

soigneusement du moi empirique inséré dans le cadre spatio-temporel ; mais faut-il

en conclure que nous n’avons aucune lumière sur nous-mêmes ? Comme le faisait

déjà remarquer Pierre Lachièze-Rey dans l’Idéalisme Kantien, « une pareille

conception est grosse de conséquences ; elle entraîne en effet la négation de toute

métaphysique ; s’il n’y a de connaissance que du construit, l’agnosticisme

s’imposera partout où la construction sera impossible »19

. Sur ce point l’originalité

de Pierre Lachièze-Rey est justement d’avoir cherché à préciser ce mode de

présence de l’esprit à lui-même, et d’avoir insisté sur la conscience originaire de

soi qui n’est ni une construction ni une expérience, qui n’est pas non plus une

pleine et entière possession de soi, car l’esprit a besoin de se scruter lui-même ; il

doit passer, pour découvrir sa propre initiative, par le détour de la réflexion, et il

doit progressivement traduire ce qu’il découvre en lui sur le plan du verbe : « nous

ne construisons plus ici, mais nous traduisons et nous exprimons sur le plan du

verbe ce qui nous est donné par ailleurs, ou plutôt ce que nous sommes dans

l’intimité de notre conscience »20

. C’est précisément cette présence de l’esprit à lui-

même qui rend de nouveau possible une métaphysique, dont le rôle ne sera pas de

construire des concepts, mais « qui consistera à traduire la conscience en

connaissance et à approfondir à son tour la conscience par la connaissance »21

.

17

« L’initiative spirituelle concrète » in Le Moi, le Monde et Dieu, page 225. 18

« Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a

priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 19

L’Idéalisme Kantien, page 56. 20

« Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a

priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 21

L’Idéalisme Kantien, page 57.

Page 15: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Ainsi la philosophie kantienne a permis de dégager l’initiative spirituelle, elle a

conduit à faire du « je » un principe, mais en posant le problème de la présence de

l’esprit à lui-même et de la conscience, elle conduit à s’interroger sur l’esprit et à

se demander si son activité constructive épuise son être.

***

En effet, l’activité inventive de l’esprit ne saurait épuiser son être et trouver

en elle-même son sens. L’esprit se saisit comme une puissance d’aspiration et de

judication : « Le cogito n’est pas seulement une puissance constituante ou

éclairante ; il est aussi pouvoir de judication, pouvoir d’acceptation ou de refus, et

par conséquent, véhicule ou introducteur de la valeur »22

. La conscience que nous

prenons de notre activité constructive n’épuise pas la conscience de soi, et nous

nous rendons compte que la construction du monde ne prend son sens qu’en liaison

avec une orientation plus profonde de notre être ; « la volonté de création et

d’organisation apparaît ainsi comme n’étant qu’un moment dans une dialectique

qui la dépasse et qui aboutit finalement à la prise de possession, dans l’intériorité la

plus profonde de l’esprit, d’une volonté d’aspiration qui prouve sa véracité par son

caractère d’ultime réalité »23

.

Car le temps et l’édification du monde ne sont pas une émanation gratuite

de l’esprit ; ils jouent un rôle fondamental dans la réalisation de notre être, ils sont

l’instrument de la constitution de soi. Nous déployons le temps pour nous y insérer

et pour en faire l’instrument progressif de la constitution de nous-mêmes. L’esprit

est intemporel, mais il se réalise à l’aide du temps dans lequel il s’insère, et le moi

psychologique qui dure apparaît, bien que constitué par le moi transcendantal,

comme une médiation nécessaire. C’est ainsi qu’il faut approfondir la conception

de Kant, car, si celui-ci a bien montré, dans sa critique de l’idéalisme

problématique, que le moi empirique constitué comme un objet dans 1’espace et

dans le temps est inséparable des objets du monde extérieur et situé sur le même

plan, il n’en reste pas moins que les phénomènes psychologiques qui se succèdent

dans le temps et qui constituent notre moi subjectif et intérieur sont empruntés en

quelque sorte à notre être même, qu’ils l’expriment sous une forme successive et

qu’ils possèdent une véritable intériorité : « on doit donc admettre que le moi est

présent à lui-même autrement que dans 1’acte de détermination et rendre à la

passivité l’intériorité qui, précisément, lui manque dans la conscience empirique

telle qu’elle est conçue dans le kantisme, cette intériorité étant comme une

dimension en profondeur, une relation intrinsèque, analogue à l’intériorité que

notre étude du cogito kantien et du cogito cartésien nous a conduits à introduire

dans la conscience transcendantale… »24

Ainsi, les phénomènes psychologiques étant en quelque sorte les

phénomènes de moi-même retrouvent à la fois une intériorité et une réalité qui, en

vertu de la corrélation qui existe entre l’intérieur et l’extérieur et en vertu de l’unité

de tous les éléments du monde, confère cette réalité même au monde extérieur :

« Quand j’édifie cet univers, je m’emprunte à moi-même pour m’y insérer, et c’est

cette insertion de moi-même dans le cadre spatio-temporel qui donne au monde sa

réalité phénoménale, car si, du fait de cette insertion, je ne suis plus que le

phénomène de moi-même, si je ne suis plus que le moi constitué d’une certaine

manière, il n’en reste pas moins que je garde ma réalité fondamentale. Et, de ce

22

« Esquisse d’une métaphysique de la destinée » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 193 23

« Contribution à une philosophie de l’esprit », p. 83 24

L’Idéalisme kantien, p.178

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fait, tous les objets que je construis dans le même milieu pour les mettre en relation

avec moi prennent, illusoirement il est vrai, mais cependant d’une manière

nécessaire dans le système de l’expérience, la même réalité »25

.

Ainsi, les phénomènes du moi sont « phaenonenon bene fundatum » selon

l’expression de Leibniz ; ils ont un sens et une réalité ; ils ne sont pas seulement ce

que je fais, mais aussi ce que je suis. Au-delà de la construction et de l’édification

du monde et du moi, il y a donc la réalité de l’esprit, l’exigence et l’aspiration qui

leur donnent un sens et donnent un sens à notre existence temporelle. Derrière ce

que nous faisons il y a ce que nous sommes, et « nous nous rendons parfaitement

compte que notre destinée ne se trouve pas dans ce que nous pouvons faire, mais

dans ce que nous pouvons devenir »26

.

Or, comme nous l’avons vu, dans ce domaine, la fonction du verbe est

toute différente : il ne s’agit plus de construire, mais de traduire et d’exprimer ;

nous n’avons pas à construire notre être, mais à le traduire progressivement sur le

plan du verbe pour dégager ses exigences fondamentales et pour pouvoir en

quelque sorte le scruter. Lachièze-Rey revient ici sur la distinction kantienne des

jugements analytiques et des jugements synthétiques pour montrer qu’à côté de la

synthèse par construction que nous trouvons dans la pensée mathématique il y a

place pour une synthèse progressive qui consiste à « se laisser mouvoir sur le plan

des idées par une intimité plus profonde », car, « possédant en nous-mêmes, si l’on

peut dire, modèle et copie, nous pouvons au contraire espérer l’amélioration

constante de la copie, et une synthèse de plus en plus complète reste toujours

possible, parce qu’elle trouvera toujours en nous le mobile de sa progression »27

.

C’est ici que Pierre Lachièze-Rey rejoint Platon ; car l’idée du Bien chez

Platon n’est pas une réalité statique située dans un ciel transcendant, elle est une

puissance dynamique qui oriente l’âme du dedans28

. L’âme se saisit comme

« autokinoun » et comme puissance orientée et c’est sous l’inspiration de cette idée

du Bien qu’elle procède aux inventions et aux constructions dans les différents

domaines.

Ici se situe aussi la rencontre avec Maurice Blondel, dont Lachièze-Rey

connaît bien la pensée29

; pour Blondel, l’existence précède l’essence, en ce sens

que le rôle du verbe est d’exprimer et de dégager la volonté voulante qui nous

constitue au plus profond de nous-mêmes.

Il y a lieu en particulier de distinguer soigneusement les tendances

empiriques qui n’ont pas de valeur révélatrice ni de lien étroit avec notre destinée

des tendances idéales qui expriment les exigences fondamentales de l’esprit.Ce

sont ces exigences qui se manifestent par la conscience que nous prenons de

l’insuffisance de nos réalisations et de l’insuffisance du monde lui-même ; ce sont

elles qui nous apprennent que l’esprit ne saurait limiter son être à la puissance de

réaliser cette opération, puisqu’il la juge décevante et insuffisante à répondre aux

25

« Réflexions sur l’Unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 241 26

Le Moi, le Monde et Dieu, p. 123 27

« Réflexions historiques et critiques… ». p. 13 28

Cf. « Réflexions sur la théorie platonicienne de l’idée » in Revue philosophique de

juillet-août 1936; cf. aussi Les idées morales, sociales et politiques de Platon. 29

Cf. l’article intitulé « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne »

in Cahiers de la Nouvelle Journée n° 12 « Hommage à Maurice Blondel ».

Page 17: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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aspirations qui se révèlent précisément à lui au sein de cette déception30

; ce sont

elles enfin qui rappellent l’esprit à son exigence fondamentale qui est celle d’une

destinée.

Il s’agit donc d’aborder maintenant « le problème suprême et dernier, de la

solution duquel dépend toute signification de l’existence et de l’action »31

, et ce

problème ne peut être posé et résolu qu’à la lumière des exigences fondamentales

de l’esprit.

L’esprit, en effet, se saisit, par rapport au monde, comme un sujet et

comme un principe, mais il ne se saisit pas comme un principe absolu et ne

contient pas en lui « 1’X de sa propre équation ». Principe et source de

l’organisation du monde, il n’est pas le principe des sensations qu’il organise pour

en faire une expérience, et il rencontre ainsi une première limitation. Que ces

sensations qu’il ne produit pas soient susceptibles d’une coordination rationnelle,

qu’elles soient susceptibles de se charger d’un dynamisme spirituel comme dans

l’art reste une sorte de miracle et évoque l’idée d’une correspondance ou d’une

harmonie préétablie. L’esprit n’est pas non plus la source des instruments de

coordination qu’il utilise : l’espace et le temps, et il les découvre à la fois comme

s’imposant nécessairement à lui dans la construction du monde, et comme

contingents dans l’absolu. Enfin, dans le domaine moral ou esthétique, l’esprit,

principe d’invention toujours renouvelée, n’est pas la source ultime des aspirations

qui dirigent et orientent son effort de construction, pas plus que l’âme, chez Platon,

n’est la source de l’idée du Bien qui l’inspire.

Ainsi, l’esprit se saisit bien comme principe par rapport à l’organisation du

monde et par rapport aux réalisations qu’il opère, mais il ne se saisit pas comme

principe absolu et comme principe de lui-même. Il sent qu’il ne saurait trouver en

lui ni sa propre justification ni celle de ses œuvres, et il ne saurait s’identifier à

Dieu.

Pour éclairer le problème de la destinée et chercher la justification

suprême, il doit s‘adresser aux exigences qu’il découvre en lui, et se référer aux

principes judicatoires qui le caractérisent ; en effet le problème est « défini dans sa

forme avec une rigoureuse précision. Il s’agit de chercher l’être dont l’essence

fournira la justification »32

, et Pierre Lachièze-Rey oppose sur ce point la

philosophie de Bergson, qui est une « philosophie de la qualité », qui ne nous

propose aucune véritable justification à la philosophie de Blondel qui est « une

philosophie de la qualification », qui « opère toujours sous l’idée de la valeur » et

dont la dialectique est une « dialectique judicatoire »33

. Il s’agit donc de scruter nos

aspirations pour voir ce qu’elles exigent, et de dégager ainsi les facteurs

nécessaires d’une destinée.

Pour qu’il y ait une destinée et que mon existence soit justifiée, il faut

poser ce qui est nécessaire pour la réalisation de mes exigences spirituelles et ce

qui ne peut qu’emporter l’assentiment de ma volonté profonde : c’est ce que

Lachièze-Rey appelle une métaphysique du devoir-être : « on détermine a priori ce

30

Le Moi, le Monde et Dieu, p. 134 31

« Esquisse d’une métaphysique… » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 209 32

Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p.209 33

« Blondel et Bergson » in Etudes philosophiques, octobre-décembre 1952

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qui doit être, et on affirme ensuite que l’être est effectivement conforme à

l’exigence qui a été définie »34

.

Or, la première chose que nous révèle une telle démarche métaphysique,

c‘est 1’inadéquation du monde et de la nature à nos exigences spirituelles. Le

monde ne me satisfait pas, et il ne contient pas dans sa structure de quoi me satis-

faire : l’exigence morale, en particulier, se heurte à chaque instant au scandale du

mal et de l’injustice. En face de ce scandale, on peut considérer que ce monde est

le seul monde, qu’il est nécessaire absolument, qu’il ne laisse place à aucune autre

possibilité, à aucun au-delà, et alors il n’y a plus qu’à donner comme les Stoïciens

son assentiment au monde ; mais cela ne peut être qu’aux dépens de nos exigences

spirituelles, et au prix du renoncement à une destinée véritable ; c’est pourquoi

Pierre Lachièze-Rey a souvent dénoncé, rejoignant sur ce point Léon Brunschvicg,

l’optimisme cosmique qui tente de justifier ou de nier le mal. Ou bien l’on peut

maintenir les exigences de l’esprit, tout en déclarant qu’on ne saurait les imposer à

la nature, et affirmer, comme Brunschvicg : « l’esprit répond pour l’esprit ; il ne

répond pas pour la matière et pour la vie dont les origines lui échappent, non parce

qu’elles sont au-dessus, mais parce qu’elles sont au-dessous de lui... » Mais c’est

encore renoncer à l’affirmation d’une destinée, c’est renoncer à faire des plus

hautes exigences spirituelles la condition de l’Être. Pour qu’il y ait une destinée, il

faut donc à la fois maintenir la valeur des exigences de l’esprit et affirmer que ces

exigences doivent être réalisées dans l’Être ; mais cela n’est possible que si le

monde spatio-temporel n’est pas l’être véritable, s’il n’est pas un monde réel et

définitif, car « il est impossible, en réalité, de se désintéresser de la Nature, et

impossible aussi de ne pas constater entre elle et l’Esprit une irréductible

opposition, car l’Être que semble révéler la Nature paraît incompatible avec l’Être

qui répondrait aux exigences de la justification et qui, se justifiant lui-même,

fournirait la condition nécessaire à l’exigence d’une destinée »35

. Or précisément

l’analyse kantienne avait conduit à cette idée que le monde n’a pas de réalité

ontologique et qu’il n’est pas un monde nécessaire. Kant ouvre ainsi la porte à un

au-delà, il montre qu’on ne saurait confondre le monde des phénomènes avec

l’être, et rend possible la réconciliation de l’esprit et de l’être. On s’explique alors

l’insistance avec laquelle Pierre Lachièze-Rey a rappelé que le sens profond de la

philosophie de Kant était de rendre possible l’affirmation d’une destinée : « on

aurait tort, à notre avis, de considérer le kantisme comme une philosophie

essentiellement et surtout exclusivement scientifique. Le but de Kant est avant tout

d’ordre moral et métaphysique »36

.

La mise en lumière du rôle constructeur de l’esprit permet en effet deux

affirmations dont doit tenir compte toute solution du problème :

- l’esprit humain est un sujet véritable, il a une autonomie qui se manifeste dans la

construction du monde ; il ne saurait être réduit à un mode, à une manifestation

d’une pensée plus vaste. La reconnaissance de cette autonomie est un stade

indispensable, car, sans elle, il n’y a plus de sujet véritable et plus de destinée. On

comprend combien Pierre Lachièze-Rey s’oppose à tout panthéisme qui fait de

l’esprit un simple mode ; il maintient que l’esprit humain se trouve lui-même en

possession des principes qui lui servent à construire le monde, affirmant que la

raison est ma raison, que c‘est moi qui pense et non pas Dieu qui pense en moi,

s’opposant aux doctrines comme celles de Malebranche ou de Louis Lavelle qui

34

« Esquisse d’une métaphysique…. » in Le Moi, le Monde et Dieu, p.195 35

Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 206 36

Le kantisme et la science, p. 114

Page 19: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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admettent une participation de mon esprit à l’esprit absolu et qui rejettent au delà

du sujet humain les principes qu’il utilise, ou comme celle de Merleau-Ponty pour

qui « chaque conscience individuelle sera comme un progrès organique particulier

prenant naissance dans l’ensemble de l’univers et le sculptant pour ainsi dire de

l’intérieur »37

. C’est pourquoi « il est de la plus haute importance de lui rendre son

autonomie totale et de faire refluer en lui les facteurs complémentaires qui le

constituent, de lui rendre à la fois sa raison, ses principes organisateurs, informants

ou judicatoires, ainsi que la matière sensible sur laquelle ces principes doivent

s’exercer, et d’intégrer à son être tous les éléments nécessaires pour lui permettre

de sculpter en lui-même son Univers et celui des autres consciences »38

.

Ainsi se trouve souligné le caractère autonome de l’esprit qui fait de

chaque homme une personne. Pierre Lachièze-Rey a pu lui-même caractériser sa

philosophie comme un « idéalisme personnaliste »39

, et il a employé à plusieurs

reprises le terme de monadologie pour exprimer que chaque esprit est le

constructeur de son propre monde. Cette autonomie n’empêche d’ailleurs

nullement les consciences de collaborer, de se comprendre et d’être solidaires les

unes des autres, comme l’indiquent les « Réflexions sur l’unicité de

l’Univers » : « chaque sujet peut donc, par la manière dont il agit, solliciter tous les

autres à entrer dans son propre mouvement ou plutôt à le reproduire en eux ; tous

ont ainsi une responsabilité réciproque dans la réalisation d’une destinée qui leur

reste commune malgré la pluralité de leurs mondes individuels et qui, même, ne

peut leur être commune que sous la condition de cette pluralité, fondement unique

possible de leur intersubjectivité »40

. C’est que, pour justifier le sujet et concevoir

une destinée, il faut d’abord qu’il y ait réellement un sujet.

- le monde n’a pas de réalité ontologique ; ce n’est qu’un monde de phénomènes et,

si nous nous y insérons nous-mêmes, nous ne lui appartenons pas. C’est ce qui

permet à Kant de maintenir la liberté malgré le déterminisme, et c’est ce qui permet

d’affirmer ici que les exigences qui ne se trouvent pas réalisées dans le monde et

qui ne peuvent pas s’y réaliser peuvent l’être d’une autre façon.

Or, affirmer qu’il y a une destinée, c’est affirmer non seulement que ces

exigences peuvent être réalisées, mais qu’elles doivent l’être. Il reste donc à

dégager les conditions qui seules permettent de justifier l’existence du sujet et de

ses aspirations. À ce problème il n’y a pas d’autre solution, selon la formule que

Pierre Lachièze-Rey emploiera pour caractériser la philosophie de Maurice

Blondel, que de « fonder le transcendantal sur le transcendant »41

.

Mais il ne s’agit pas, sous prétexte de justifier le sujet, de le faire évanouir

ou de perdre de vue nos principes judicatoires suprêmes ; en particulier on ne

saurait invoquer une expérience de l’Absolu, une communion avec l’Absolu ou un

mysticisme quelconque sans se demander s’il correspond à nos exigences

spirituelles. C’est ainsi qu’il sera reproché à Bergson de procéder à une

interrogation qui ne commence pas par dégager les exigences auxquelles l’Absolu

doit répondre, et de n’apporter aucune justification du choix qu’il fait d’une

volonté d’amour plutôt que d’une volonté de puissance : « on se demande, après

cela, par quel singulier détour, Les deux Sources de la Morale et de la Religion

37

« Réflexions sur l’unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 249 38

Ibidem, p. 251 39

Le Moi, le Monde et Dieu, p. 133 40

Ibidem, p. 252 41

Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne, p. 163

Page 20: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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prétendent qu’il faut interroger de préférence les mystiques chrétiens. Tout mysti-

cisme, tout romantisme, ou tout panthéisme sont aussi légitimes. On peut

s’adresser à Nietzsche aussi bien qu’à sainte Thérèse ou à saint Jean de la Croix,

voir dans l’élan vital la volonté de puissance aussi bien que l’amour, retrouver en

soi-même, comme un grand nombre de philosophes allemands, un Dieu Pan dont la

nature est de réaliser dans la durée tous les possibles et, par conséquent, dont

l’action est faite d’une série de créations et de destructions, ainsi que le montre la

philosophie de l’histoire de Schelling ; on peut même y trouver également la

concurrence vitale de Darwin et la lutte des classes de Georges Sorel »42

.

On ne saurait donc séparer dans l’Absolu ce qu’il est de ce qu’il doit être,

et, avant de poser l’Être, il faut poser les conditions transcendantales de l’Être ;

« Rien ne serait plus dangereux que de renoncer à cette judication ou de ne pas

l’entourer de toutes les garanties nécessaires, en ne précisant pas d’une manière

suffisante ce qu’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’être »43

.

Or, la première de ces conditions, c’est la conscience ; non seulement il faut dire

avec Leibniz que tout être est un être, mais il faut poser qu’il n’y a d’être que l’être

conscient, ce qui conduit à l’affirmation d’un Dieu personnel et exclut toute

conception d’un Absolu ou d’un sujet impersonnel ou inconscient à la manière du

dieu panthéiste44

. « C’est précisément ce qu’oublient tous les panthéismes, qu’ils

soient naturalistes ou intellectualistes, réalistes ou idéalistes, qui n’hésitent pas à

hypostasier des principes comme la Vie ou la Pensée, sans se préoccuper de savoir

si on peut les poser en dehors d’un sujet et sans se demander si la notion de sujet

peut avoir un sens en dehors d’une intériorité définie par la conscience »45

.

Et comme la plus haute relation qui puisse s’instituer entre des consciences

est l’amour, ce Dieu sera Amour. L’amour est en effet, et ici Pierre Lachièze-Rey

rejoint les travaux de Gabriel Madinier, son collègue et ami de la faculté de Lyon,

la seule réalité qui puisse justifier pleinement l’existence d’un sujet et qui permette

l’institution entre l’homme et Dieu d’une relation vraiment personnelle : « il est

manifeste que, si la conscience et la personnalité divines sont les conditions de

toute destinée, ce n’est que dans la mesure où les rapports entre Dieu et les

personnalités humaines revêtent la forme la plus parfaite que nous puissions

concevoir et à l’élaboration de laquelle, sous l’impulsion même de notre esprit

comme puissance orientée, nous ayons pu parvenir. Et cette forme parfaite n’est ni

celle de l’autorité et de la crainte, ni celle de la collaboration dans la domination et

la puissance ; elle ne peut être conçue que comme étant celle de la réciprocité de

l’amour, amour ascendant chez l’homme, amour fait de confiance, où il

s’abandonne pour recevoir Dieu dans son intelligence, dans sa sensibilité et dans sa

volonté, amour descendant chez Dieu qui se donne et promeut ainsi l’homme à la

possession croissante de son être, dans la mesure où l’homme consent à l’accueillir

avec liberté »46

.

***

42

Blondel et Bergson, p. 384 43

« Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu,

p. 189 44

Il faut noter d’ailleurs que ces « conditions transcendantales de l’être » ne s’appliquent

pas seulement à la conception de l’Absolu et à ce qui est au-dessus de l’homme, mais aussi

à ce qui est au-dessous, et qu’elles nous interdisent d’assimiler à un sujet véritable l’animal

ou la vie en général. 45

« Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu,

p. 190 46

Le Moi, le Monde et Dieu, p. 151

Page 21: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Ainsi Dieu n’est pas seulement la source infinie à laquelle nous puisons, il

n’est pas seulement le principe dynamique de nos inventions et de nos réalisations

comme l’idée du Bien chez Platon, il n’est pas seulement une puissance avec

laquelle nous communions, il est amour, c’est-à-dire relation, et cet amour appelle

de notre part une réciprocité et une réponse : « Dieu n’est ni une nature matérielle

ni une nature intellectuelle ; il n’est ni une force cosmique ni un faisceau de

principes ; il est une personne que toutes les consciences peuvent viser et avec

laquelle peut, comme le voulait Berkeley, s’instituer un dialogue par le moyen des

signes sensibles, internes ou externes, qu’elle veut bien nous proposer »47

.

Certes on pourrait objecter qu’on n’est pas obligé de poser qu’il y a là une

destinée, qu’il y a là une option initiale ; Pierre Lachièze-Rey n’en disconvient pas,

mais cette option n’est pas une option irrationnelle, puisqu’elle est 1a condition de

toute intelligibilité et qu’elle peut seule donner sens et justification à l’existence

humaine et puisqu’en fin de compte elle seule « sauvegarde l’autonomie,

l’initiative et le mérite de l’homme, puisqu’il est appelé rationnellement à vouloir

son créateur et à parier pour lui, alors que, si l’existence de Dieu pouvait être

démontrée rigoureusement comme un fait à partir d’un autre fait, par exemple à

partir de la Nature, la religion serait contrainte et non plus liberté »48

.

47

« Réflexions sur l’Unicité de l’Univers », in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 252 48

« Esquisse d’une métaphysique…. » ibidem, p.210

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Pierre Lachièze-Rey

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1934,

Pierre Lachièze-Rey

Brouillon d’une lettre à Maurice Blondel

sur La Pensée I (verso)

Page 24: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Aix, 4 décembre 1945

Lettre de Maurice Blondel à Pierre Lachièze-Rey

écrite de la main de sa secrétaire, signée de lui au recto

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À M. Gaston Bachelard

6 Décembre 1938

Mon cher Collègue,

Je vous avais promis de vous écrire ultérieurement au sujet du livre sur La

formation de l’esprit scientifique 1 que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer.

Maintenant que je l’ai lu attentivement, je puis m’acquitter de cette

promesse. Je vous donne d’abord une impression d’ensemble : j’ai été toujours

intéressé par vos subtiles et ingénieuses analyses. La seule observation que je ferai,

c’est que l’attitude de l’esprit humain est toujours fort complexe, quelle que soit la

question dont il s’agit ; il en résulte, à mon avis, qu’il est difficile de voir

nécessairement dans cette attitude un obstacle ou une aide pour le progrès de la

science ; elle peut être et elle est souvent à la fois l’un et l’autre. Pour en décider, et

même serait-on dans ce cas en droit d’en décider ?, il faudrait coïncider absolument

avec la psychologie de chaque auteur.

J’entre maintenant dans le détail et j’indique tout d’abord les points sur

lesquels nous aurions peut-être quelques divergences.

À plusieurs reprises, vous avez l’air de déclarer la guerre à la conception

d’un Univers unique et d’une interdépendance complète des phénomènes. Il me

semble qu’il faudrait distinguer ici le point de vue scientifique et le point de vue

métaphysique. Il est certain que la thèse de la conspiration totale n’est pas

scientifiquement utilisable ; quand on a prétendu la mettre en œuvre dans la

pratique, on n’a pu aboutir qu’à la magie, à la divination et autres attitudes du

même ordre. Mais cela n’empêche point d’en affirmer l’exigence dans l’absolu.

Une contingence ou une solution de continuité radicales me paraissent répugner

absolument aux impératifs de l’esprit.

Je crois, d’autre part, qu’il importe de ne pas confondre l’idée d’une

interaction des phénomènes et celle de l’unité de l’univers. La première suppose

que toute modification sur un point entraîne une modification sur un autre, et vous

insistez avec juste raison sur le fait que tout semble prouver que certaines

modifications sont inopérantes, parce qu’inférieures à un seuil déterminé. Mais la

thèse de l’unité de l’univers est différente. Elle relève de la finalité plus que de la

causalité. Elle signifie que rien n’est sans raison. Elle se rattache à une idée

analogue à l’idée leibnizienne du meilleur des mondes possibles ou du plein

métaphysique. Bref, elle donne, comme je viens de le dire, le primat à la finalité

sur la causalité. Elle répond à la nécessité affirmée par l’esprit d’un ordre plus

élevé que ce dernier, ordre qui, au fond, est le seul possible et concevable.

Les remarques précédentes s’appliquent particulièrement aux pages 90,

219, 221.

Et en voici maintenant une autre concernant l’explication mathématique. Il

me semble, et j’y reviendrai un peu plus loin, que dans Les intuitions atomistiques2

vous vous êtes nettement rallié à une théorie idéaliste. Comment, dans ces

1 Paris, Vrin, 1938

2 Boivin, 1933

Page 27: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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conditions, pouvez-vous considérer qu'un objet purement idéal peut avoir une

valeur explicative ainsi que vous le déclarez p. 231 ?

Ou bien donnez-vous au terme explication un sens différent de celui de

production ? car il me paraît que, la sensation étant une réalité, elle doit avoir

nécessairement une cause productrice. Cette cause productrice, nous ne la

connaissons pas, et nous ne pouvons pas la connaître dans le domaine de la

science. Pour ma part, je la mets en Dieu. Mais c‘est pour des raisons diverses, car

c’est une autre question. En tout cas, elle ne saurait être située dans un objet

mathématique. Tout ce que l’on peut dire, c’est que cet objet n’est pas simplement

un abstrait, une notation appauvrie du sensible, comme le prétendrait le

bergsonisme, mais réellement un produit spirituel que nous plaçons au-delà des

sensations pour en rendre compte et qui joue donc dans l’édification de

l’expérience le rôle de cause, bien qu’il ne le soit pas. C’est en somme un « comme

si » de la cause, - mais ce n’est et ce ne peut être qu’un « comme si ». Je viens de

prononcer le mot d’abstraction, et ceci me conduit à une dernière divergence qui, je

crois, est plus verbale que réelle. Abstraction semble impliquer une attitude

empiriste dans laquelle le concret serait d’abord donné et se suffirait à lui-même,

l’idée n’étant qu’un résidu et un dérivé. Or, telle n’est évidemment pas votre thèse,

car vous paraissez, au contraire, toujours admettre une autonomie de l’intention

constructive. C’est donc « construction » que je substituerais à abstraction. Et ceci

est très important, car tous les systèmes philosophiques se divisent en deux

catégories, selon précisément qu’ils accordent le primat à l’abstraction ou à la

construction ; les premiers relèvent d’Aristote et les seconds de Platon.

Ces légères divergences étant indiquées, je ne puis que faire un bref relevé

d’une multitude de formules qui m’ont paru particulièrement heureuses, p. 5, 6, 14,

23, 30, 61, 242, 246.

Enfin je profite de l’occasion pour vous dire tout le plaisir que j’ai eu à lire

dans Les intuitions atomistiques ce qui est relatif à la philosophie critique. Il m’est

agréable d’en voir reconnaître la fécondité par un philosophe qui est en même

temps un savant. À un moment donné, le criticisme ne valait plus rien. Les

géométries non-euclidiennes et le système d’Einstein l’avaient définitivement

éliminé. On y revient fort heureusement dans tous les domaines, et vous en avez

reconnu vous-même nettement l’esprit, en insistant sur son caractère dynamique et

constructif (notamment p. 130). Ce dynamisme qui se manifeste même jusqu’au

niveau de la sensibilité, j’en ai donné une esquisse dans ma communication au

congrès de Marseille et aussi dans un article sur « L’activité spirituelle

constituante »3, paru jadis dans les Recherches Philosophiques. J’ai tâché

également d’en indiquer rapidement les conséquences sur le terrain de la vérité

scientifique dans Le Moi, le Monde et Dieu (Moi constructeur et monde construit.

Limites de ces deux termes).

J’ai relevé encore dans ce livre, au milieu d’une multitude d’autres

développements auxquels j’applaudis, ce que vous écrivez sur l’électron, dont

l’existence suppose tout un ensemble de suppositions préalables, et aussi sur les

raisons de substituer au terme d’axiome celui de postulat.

3 Recherches philosophiques, 1933-34

Page 28: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Monsieur G. Bénézé

(à propos d’un article de la Revue de Synthèse)

Mon cher Collègue,

J’ai lu avec le plus grand plaisir l’article très intéressant que vous avez eu

l’amabilité de m’envoyer. Autant que j’ai pu en juger, votre thèse consiste à

soutenir que l’expérience de Michelson-Morley prouve le caractère à la fois idéal

et précaire des instruments de liaison dont nous nous servons pour construire

l’univers des objets. Ces instruments de liaison se ramènent en somme, je crois,

d’après vous, à un mouvement dont le modèle devrait être cherché dans la série des

sensations musculaires, ce mouvement ayant d’ailleurs été transféré par la science

(même par la perception) aux données visuelles, plus exactement encore ayant été

sous-tendu à ces données. Mais un tel mouvement, comme la trajectoire selon

laquelle il est considéré comme s’effectuant, a un caractère purement fictif ; ce

qui nous est donné uniquement, ce sont des sensations et leur numérotage ;

l’intermédiaire imaginatif qui nous permet de passer de l’une à l’autre appartient au

domaine de l’idéalité. L’usage de cet intermédiaire réussit souvent à réaliser la

coordination, mais rien ne garantit sa réussite, et, précisément, nous assistons à un

échec de ce genre dans le cas considéré.

Peut-être ai-je accentué le caractère critique de votre thèse et restreint son

aspect psychologique. En le faisant, j’ai obéi à mes tendances personnelles. Je ne

crois pas en effet que les sensations musculaires soient par elles-mêmes révélatri-

ces de mouvement, et je considère que celui-ci ne peut recevoir son dessin et par

conséquent mériter son nom que grâce à l’immanence en lui d’un schème spatial

réalisateur. Sans entrer dans le détail de la question, que j’ai traitée cette année

longuement dans un cours sur la perception, j’ai donné quelques indications à ce

sujet dans un article paru dans le dernier volume des Recherches Philosophiques.

Je serais ici, me semble-t-il, beaucoup plus aprioriste que vous, et, si

j’avais à faire quelques réserves sur vos thèses dont j’approuve d’ailleurs, comme

vous venez de le voir, l’essentiel, c’est précisément sur cette question d’une sorte

d’origine empirique du parcours représenté comme tel et, par suite, de la structure,

soit de la perception, soit de la science.

Page 29: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Monsieur G. Bénézé

(à propos d’Allure du transcendantal)

Mars 1937

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de m’avoir envoyé vos deux belles thèses. Pour vous en

parler en connaissance de cause, il faudrait pouvoir les lire avec la plus grande

attention et les méditer longuement. Je compte bien le faire un jour, parce que j’ai

toujours pris le plus grand intérêt à ce que vous écrivez ; mais, à l’heure actuelle, je

n’en ai malheureusement pas la possibilité. J’ai eu de grandes difficultés au

moment de mon installation à Lyon ; je ne trouvais pas d’appartement répondant

aux conditions qui me paraissaient indispensables ; puis, quand j’en ai eu trouvé

un, j’ai dû y faire effectuer de longues réparations ; il m’a fallu ensuite procéder à

deux déménagements, l’un à Toulouse, l’autre à Lyon, parce que nous avons pris

ma belle-mère avec nous ; sur ces entrefaites, maladies et deuils sont venus nous

interrompre. Tout cela m’a mis considérablement en retard, alors que j’avais de

nombreux engagements à remplir. En dehors des cours et des examens, j’avais

promis un article sur Descartes à la Revue philosophique, une communication au

congrès international de philosophie et une longue étude sur « les Idées morales,

sociales et politiques de Platon » à la Revue des Cours et Conférences. J’ai cru que

je n’arriverais pas. Maintenant la situation commence à s’éclaircir, mais elle est

loin d’être au point, et je suis d’autant plus obligé de précipiter le mouvement que,

dans deux mois, j’aurai à me mettre à la correction des copies de l’Ecole. Vous

m’excuserez donc si je n’ai pu prendre de vos travaux qu’une vue partielle et

hâtive; il en résultera peut-être quelques contresens dans mon interprétation.

Que nous soyons d’accord sur un grand nombre de points, vous devez vous

en rendre compte comme moi. Nous sommes tous les deux des adversaires de

l’empirisme, et nous pratiquons tous les deux la méthode transcendantale. Cet

accord va même plus loin que vous ne pouvez le supposer. Dans deux cours que

j’ai professés sur la perception et sur la mémoire à la faculté de Toulouse, j’ai

signalé que W. James reconnaissait que sa psychologie ne vaudrait rien si on

pouvait mettre en doute la réalité effective du phénomène psychologique, et j’ai

cité un texte de Delacroix dans lequel le Doyen de la Sorbonne reconnaît que la

question du temps est une question préalable pour la psychologie. Naturellement,

j’ai conclu en soutenant contre W. James l’irréalité du phénomène psychologique,

et en examinant préalablement à toute recherche psychologique le problème du

temps. Vous voyez que notre rencontre va jusqu’à l’utilisation des mêmes textes ou

de textes analogues. Nous sommes d’accord également dans la critique du cours de

la conscience ; je vous renvoie sur ce point à une note de mon Idéalisme kantien, p.

140, où j’ai signalé la quadruple mutilation que l’on faisait généralement subir à

l’esprit dans la signification qu’on donnait à cette expression. Cette note avait été

remarquée à la soutenance par M. Brunschvicg qui y avait particulièrement insisté.

Je ne suis pas, d’autre part, plus favorable que vous au bergsonisme dans ce qu’il a

d’empiriste, et c’est bien souvent que je l’ai combattu dans sa conception de la

durée.

Sur la genèse des facteurs transcendantaux que met en lumière la méthode

transcendantale, je crois que nous différons également assez peu. Ce que vous

appelez présence de la conscience ressemble avec quelques nuances à ce que

j’appelle éternité. Vous distinguez la conscience transcendantale, la conscience

empirique et le sujet. J’ai également isolé ces trois termes et cherché à dégager le

Page 30: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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processus de leur genèse en fonction du kantisme dans ma thèse principale (Chap.

II. La jonction des deux moi, - et tout le chap. V sur l’idéalité nécessaire des

relations d’Univers et les obstacles à l’admission de cette idéalité). J’ai repris cette

question de la relation des trois termes dans un article des Recherches

Philosophiques sur « l’Activité spirituelle constituante » (I935-1936) et dans Le

Moi, le Monde et Dieu (passim et surtout 2e article: l’événement et la structure). Je

ne puis entrer dans le détail d’une confrontation avec votre exposé, mais les

divergences sont faibles, et nous concevons sensiblement de la même manière la

série des opérations.

D’où vient donc finalement le désaccord que vous soulignez vous-même et

qui porte évidemment sur la réalité du moi et sur l’immortalité? Il ne m’a pas été

possible de m’en rendre compte aussi nettement que je l’aurais désiré, faute

précisément, comme je vous le disais, d’avoir pu vous lire comme je l’aurais voulu.

Je crois cependant avoir aperçu la raison fondamentale de notre désaccord. C’est la

séparation que vous avez cru pouvoir établir dès le début entre la pensée et la

conscience. Pour ma part, je ne parviens pas à saisir ce que peut être une pensée

sans conscience, c’est-à-dire une pensée sans intériorité. Et ce mot « intériorité »

me permet de préciser encore le principe de notre opposition. Vous écrivez en bas

de la page 2 : « Ou bien, nous le considérons comme antérieur à ce que nous

essayons d’imaginer « en dehors » de lui, et cette antériorité se nomme « unicité ».

Moi, j’aurais dit intériorité et non pas unicité. Bien plus, je rejette absolument

l’unicité si on entend par là une unicité absolue. Sans doute, sur le plan

métaphysique, il existera une unité finale, celle de Dieu, mais, sur le plan du

cogito, le « je pense » est seulement unique relativement à son monde, et rien de

plus. Pourquoi n’y aurait-il pas une infinité de mondes de ce genre ? Il peut y en

avoir un seul, mais il peut y en avoir autant que l’on veut, autant pratiquement que

l’induction analogique en révèlera. C’est ce que j’ai tâché de montrer dans Le Moi,

le Monde et Dieu. Et chacun de ces mondes constitue une unité assurée par une loi

posante éternelle consciente d’elle-même, que l’on pourrait comparer à celle d’une

monade leibnizienne, bien que je ne sois pas du tout leibnizien et que je n’admette

pas ses degrés de conscience.

J’ai également pris rapidement connaissance de votre seconde thèse2 ; en

attendant de l’examiner plus à loisir, il me semble que vous y accentuez beaucoup

plus que je ne saurais l’admettre personnellement le caractère arbitraire de la

valeur. Le monde sensible est, à mon avis, assez rigidement déterminé dans sa

structure pour que je ne croie pas, autant que certains philosophes modernes, à

l’évolution des catégories et des formes, mais, du point de vue métaphysique, il est

absolument contingent. Il réalise un système organique à côté duquel une infinité

d’autres systèmes sont théoriquement possibles. Dans le domaine de la valeur,

j’estime qu’il en est tout autrement. Les systèmes forment ici une hiérarchie et il

doit exister un critère interne de la vérité. Je l’ai indiqué dans le dernier chapitre de

la brochure : Le Moi le Monde et Dieu, quand j’ai parlé de la réciprocité de l’amour

comme achèvement de la dialectique. Sans doute, toute dialectique peut-elle être

contestée, et Cournot disait qu’il n’y a pas dans ce domaine d’erreur réfutable, mais

je crois qu’il existe ici des moyens de judication satisfaisants pour celui qui a

franchi chaque échelon et qui peut, par conséquent, donner les raisons de

l’insuffisance de cet échelon. N’est-ce pas, au fond, le sens de la formule

spinoziste: « Veritas se ipsam et errorem manifestat » ? Si on le niait, il faudrait en

arriver jusqu’à nous refuser de reconnaître même notre progrès en maturité

d’esprit.

2 Valeur, Vrin, 1936

Page 31: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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De Gaston Berger

Marseille, le 7 Janvier 1936

Cher Monsieur,

Je voulais vous écrire depuis longtemps déjà pour vous remercier de

l’envoi de votre livre1, mieux que par une simple carte, mais j’ai été, ces mois

derniers, absolument débordé.

Je tiens à vous dire l’admiration que j’éprouve pour ce petit ouvrage, qui,

malgré son volume restreint, présente à mon avis une importance tout à fait

particulière.

C’est d’abord un modèle parfait de littérature philosophique. La langue est

précise, sans abus de mots techniques, le style vif et nerveux, la pensée solidement

charpentée. C’est vraiment un « discours cohérent », où le lecteur est conduit

jusqu’aux conclusions dernières sans perdre jamais le sentiment d’une contrainte

intellectuelle qui ne lui laisse pas la possibilité de s’échapper, mais qu’il accepte

joyeusement, parce qu’il y retrouve sa propre loi.

Notre époque manque de ces livres condensés où un philosophe expose en

cent pages l’ensemble de sa philosophie. Je vous suis très reconnaissant d’avoir

renoué cette tradition qui nous a valu de si « grandes » œuvres aux XVIIe et

XVIIIe siècles. Votre titre déjà, d’une belle audace métaphysique, annonce le

caractère synthétique de votre travail qui n’est pas son moindre mérite. Les trois

problèmes du Moi, du Monde et de Dieu sont strictement solidaires. Je crois que

c’est un des mérites de l’idéalisme que d’avoir montré cette connexion plus

nettement que personne.

J’ai été très particulièrement satisfait par la manière dont vous obligez le

lecteur à s’arracher au réalisme du sens commun. Je fais lire vos pages et suis

heureux d’avoir un livre tel que le vôtre à recommander à tant d’étudiants ou

d’esprits cultivés qui sont en quête d’un ouvrage à la fois complet et

compréhensible.

Je suis aussi très touché par vos pages sur « événement et structure » qui

correspondent fort bien à mes positions personnelles.

Je suis enfin très frappé par vos si remarquables analyses touchant le

panthéisme. Je pense comme vous que l’idéalisme, loin de conduire au panthéisme,

est le plus sûr moyen d’y échapper. Je suis un peu plus hésitant sur ce qui touche à

l’activité constructrice. Je crois que c’est la terminologie qui me gêne. Construction

(comme action) évoque trop, semble-t-il, ce qui se passe dans le temps. Sans doute

précisez-vous admirablement p. 42 que l’action transcendantale est si différente de

l’action dans le temps que cette dernière n’est plus au fond une action du tout. Il

demeure que c’est celle-ci à laquelle nous pensons toujours. Le mot conserve ses

harmoniques, et je ne suis pas sûr que ce soit sans danger.

Je serais heureux aussi de savoir comment peuvent collaborer les

consciences, si nous sommes dans une monadologie et si la liberté demeure

1 Le Moi, le Monde et Dieu

Page 32: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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entière. Leibniz devait admettre une harmonie « préétablie ». Remplacer préétablie

par éternelle est plus juste, mais ne résout pas le problème. Une communauté de

principes et de dessin ne saurait, me semble-t-il, suffire (p. 69 note)2 [104-105]

J’aurais été heureux de faire pour les Etudes philosophiques une analyse de

ce livre, si notre ami commun M. Fondère ne m’avait exprimé le désir de s’en

charger lui-même.

Encore tous mes remerciements, cher Monsieur, et permettez-moi de vous

présenter, pour l’année qui vient de commencer, mes vœux les plus sincères, que je

vous demande de faire agréer aussi à Madame Lachièze-Rey.

J’espère que toute votre famille est en bonne santé et vous prie de croire à

mon amitié bien dévouée.

G. Berger

2 Tiré à part édité chez Boivin. Entre crochets, nous indiquons la pagination dans l’édition

Aubier

Page 33: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À M. Gaston Berger

Janvier 1936

Je vous remercie de l’aimable lettre que vous m’avez adressée et dans

laquelle vous parlez d’une manière beaucoup trop élogieuse de mon cours sur « le

Moi, le Monde et Dieu ». Je sais combien vous vous intéressez au problème de

l’idéalisme ; j’ai toujours beaucoup apprécié vos travaux sur ce sujet, et j’attache le

plus grand prix à l’approbation générale que vous voulez bien donner à la solution

que je propose. Je serais heureux d’arriver à rapprocher des personnes qui

pourraient paraître appartenir à des doctrines opposées et qui, au fond, ne sont pas

loin de s’entendre. Si j’en juge par la correspondance que j’ai reçue et par les

articles parus, j’y ai partiellement réussi. Les idéalistes français n’ont pas trop

protesté contre le personnalisme, et les scolastiques de Louvain ont, dans leur

revue, marqué sur bien des points leur assentiment.

Vous m’excuserez si je n’aborde pas ici directement la question de la

liberté. Jusqu’à présent, malgré mes efforts, il m’a paru impossible de mettre cette

question en formules intelligibles. J’entends par là que je n’ai pu élaborer un

système de concepts rigoureusement compatibles et coordonnés qui permette de la

traduire sur le plan du Verbe. Cela ne signifie point d’ailleurs que la liberté ne soit

pas objet de conscience directe ou d’exigence morale, voire même métaphysique.

La note de la page 69 à laquelle vous faites allusion est elliptique. Dans ce

qu’elle a d’essentiel, elle vise la forme générale de la structure de l’univers, et je ne

pense pas que l’on puisse prétendre que nous pouvons, sauf dans des limites très

étroites, construire ad libitum le monde de la perception. Initiative ne signifie

point arbitraire et absence de loi. Cette loi est celle de chaque monade ; elle est

cette monade elle-même. Mais Dieu a fait, semble-t-il, sur ce point, des monades

identiques. La situation est ici pour elles ce qu’elle est pour l’âme dans le Timée et

surtout dans les Lois de Platon. L’âme n’est pas première absolument, mais elle est

première à l’égard du monde sensible, première même par rapport au temps.

Chacun de nous est premier par rapport à son monde, mais nous construisons des

mondes similaires, organisés les uns par rapport aux autres.

Quand il s’agit du monde scientifique, et non plus de celui de la perception,

le problème devient beaucoup plus délicat, parce que ce monde est en perpétuelle

transformation, par suite du jeu de réflexions et d’incorporations successives à

différentes consciences. Chacune de ces consciences est une initiative en tant

qu’elle repense l’univers d’une autre, mais cependant elle est nécessairement

spécifiée par ce dernier Univers ; elle est donc tributaire des pensées antérieures.

Mais on peut concevoir que le jeu des hypothèses successives aurait pu être

différent, absolument comme notre pensée personnelle dans la rédaction d‘un livre

aurait pu être autre si nous n’avions pas été nécessairement orientés dans nos

pensées ultérieures par la première que nous avons émise ou rédigée. Reste à savoir

quel est ici le degré de liberté que nous possédons, et dans quelle mesure nous ne

sommes pas astreints à utiliser certains instruments qui tiennent à notre structure

mentale, comme l’espace à trois dimensions. Je me méfie beaucoup - je dois

l’avouer - des prétendus bouleversements de notre conception de l’espace et autres

conceptions fondamentales.

Enfin, il est évident que notre initiative propre, j’entends ce qui caractérise

notre personnalité, s’affirme beaucoup plus nettement quand il s’agit d’opérer une

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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réorganisation morale ou sociale des facteurs qui nous sont proposés sous forme de

sensations et qui ont été une première fois ordonnés par nous sous forme de monde

sensible. Je ne crois pas que, à ce point de vue, la « communauté de principes et de

dessin » puisse être un obstacle, parce qu’elle ne concerne pas cet ordre, - ou

plutôt, si vous préférez, elle ne concerne cet ordre que par l’intermédiaire d’une

volonté préalable de recherche et d’adhésion suivie d’une volonté de réalisation. À

ce point de vue, le monde scientifique lui-même pourrait entrer dans le domaine de

la spontanéité morale, puisqu’il ne se révèle qu’à celui qui « croit à la science »,

qui la recherche et qui fait l’effort pour 1a conquérir. J’ajoute que l’esprit de

charité qui est essentiellement esprit de finesse reste beaucoup plus souple dans ses

réalisations que l’esprit scientifique.

Les termes d’action et de construction ne me paraissent guère susceptibles

d’être évités. Tout d’abord, ils me semblent exprimer la réalité d’une expérience à

la fois concrète et métaphysique que chacun peut vérifier. Et, de plus, si on ne les

emploie pas, on s’expose à introduire en philosophie un statisme des essences où

celles-ci sont dépourvues de ce dynamisme que Platon, dans le Sophiste, a voulu

formellement affirmer contre ceux qui refusaient à l’Etre la Vie et la divine

Intelligence.

Page 35: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Au R.P. Bessières

24 Juillet 1936

Mon Révérend Père,

Je vous remercie de m’avoir envoyé votre travail si intéressant sur « Le

bon Larron ». Il est bien possible, en effet, et même probable que, malgré leurs

conceptions si différentes de la vie, Platon et lui s’entretiennent là-haut ensemble.

Les méthodes définitives introduites par l’auteur de la République dans le domaine

de la philosophie, méthodes qui n’ont pas été effectivement dépassées ni même

généralement égalées, viennent compléter heureusement sur le plan intellectuel la

spontanéité de la charité, tandis que celle-ci, à son tour, achève sur le plan de la

réalité intégrale ce qui, sans elle, resterait un simple jeu d’esprit ou une jouissance

esthétique de l’ordre le plus élevé.

J’ai beaucoup appris en vous lisant, car j’ignorais totalement la littérature

relative à la question. J’en étais resté au texte de l’Evangile, d’ailleurs tout à fait

décisif en lui-même, et dont je m’étonne que certains aient contesté l’authenticité.

Car celle-ci ne se juge pas seulement à la lumière de considérations extérieures, si

savantes soient-elles, mais aussi et surtout par référence à un idéal de spiritualité

que les hommes auraient bien été incapables de découvrir par eux-mêmes sans le

secours de la grâce.

Dans tous les textes que vous citez, ce que je regrette un peu, c’est ce qui

me semble une insuffisante charité. A-t-on besoin, pour exalter le bon larron, de

prononcer des condamnations sans appel contre d’autres ? Que Judas symbolise la

désespérance et le mauvais larron l’impénitence finale, on peut l’admettre, et, à ce

titre, présenter ces deux personnages comme les types d’une attitude spirituelle

qu’il ne faut pas imiter, mais de quel droit prétendrions-nous que la désespérance

ou l’impénitence ont entraîné la damnation pour Judas et pour le mauvais larron en

tant qu’individus réels ? Après tout, le crime de Judas, par son énormité même,

n’est-il pas une explication et, par suite, dans une certaine mesure, une justification

de sa désespérance ; et combien d’êtres humains, placés dans les conditions où était

le mauvais larron, ne se seraient-ils pas comportés d’une manière très sensiblement

identique ? La douleur, poussée à ce point, n’est-elle pas, dans une certaine mesure,

sinon un principe d’excuse totale, du moins une circonstance atténuante ? Saint

François de Sales (p. 197 et sq.) me semble être celui qui a trouvé plus que les

autres le ton qui convenait.

Parmi les citations que vous avez données, j’ai remarqué spécialement

celle de Péguy, car je l’ai moi-même introduite dans un des articles que j’ai

consacrés dans la Revue des Cours et Conférences sur « Le Moi, le Monde et

Dieu ». Ces articles vont paraître en volume chez Boivin et, si je ne vous ai pas

envoyé déjà un tiré à part, je me ferai un plaisir de vous faire parvenir le volume.

Lee thèses que j’y ai soutenues ont reçu un accueil assez favorable du côté de la

philosophie universitaire et du côté de la philosophie scolastique. On les a

considérées comme pouvant permettre d’établir une liaison entre les deux

tendances, par l’intermédiaire de ce que j’ai appelé un idéalisme personnaliste.

Là où mes idées différeraient peut-être des vôtres dans une certaine

mesure, c’est sur la question russe et la question espagnole. J’estime que ce qui se

Page 36: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 35

passe ou s’est passé en Russie et en Espagne est bien moins condamnable que ce

que l’on a vu en Allemagne et en Italie. Il faut en effet, à mon avis, tenir compte de

la situation antérieure et des circonstances qui ont déterminé les événements. La

Russie est un pays asiatique, habitué à vivre sous un pouvoir absolu, et qui, au

moment de la Révolution, n’était pas encore sorti de la Barbarie. Il n’est pas

étonnant qu’on assiste chez elle à une révolution sanglante et prolongée, et on ne

saurait comparer la condition actuelle de ses habitants à celle de ceux de l’Europe

occidentale. C’est leur condition antérieure qui doit servir de point de

comparaison. Or, il ne semble nullement que, à ce point de vue, leur état ait réelle-

ment empiré. Il est vraisemblable, et c’est l’avis de témoins autorisés, que

l’inventaire impartial serait à la fois positif et négatif.

En Espagne, il y avait un gouvernement républicain élu qui a laissé

évidemment commettre certains excès. Mais ces excès n’étaient pas de nature à

justifier une révolte à main armée, avec l’appui des Maures et des étrangers. Une

pareille révolte devait nécessairement amener le gouvernement légal à chercher

tous les appuis possibles pour se défendre, ce qui l’a conduit à tolérer les abus et

les atrocités que l’on a dû malheureusement enregistrer. En France aussi, le Front

Populaire a laissé, au début, commettre quelques désordres, notamment les

occupations d’usines. Il suffit d’avoir entendu certaines conversations pour se

rendre compte que, si l’armée avait en France la même place qu’en Espagne, nous

aurions eu une guerre civile du même genre avec les mêmes excès. Quant à faire de

Franco et autres les paladins du Christianisme, je m’y refuse absolument, et j’ai

peur que certaines expressions et certaines compromissions ne forcent les catholi-

ques de l’avenir à ajouter une rallonge à l’article de mon ancien élève Guillemin :

« Par notre faute », article qui a fait tant de bruit quand il a paru dans la Vie

intellectuelle. Pour moi, le fascisme est bien plus dangereux et entreprenant que le

communisme, et ce que je trouve particulièrement honteux, c’est que des pays

comme l’Allemagne et l’Italie que nous considérons comme civilisés aient pu

consentir à vivre sous un régime aussi abject, affectant le plus complet mépris de la

personne humaine et, en ce qui concerne l’Espagne, je suis tout à fait de l’avis de

Maritain et de François Mauriac.

Page 37: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au Docteur Biot

(à propos de son livre Le Corps et l’Ame 1)

6 Avril 1938

Mon cher Docteur,

J’ai lu avec le plus grand plaisir votre ouvrage sur « le Corps et l’Ame ».

J’y ai retrouvé, développés en eux-mêmes et appliqués à une série de cas

particuliers, les principes qui vous sont familiers et dont on ne saurait contester la

justesse ni la fécondité, sur l’unité du corps humain.

Je me hâte d’ailleurs de dire, - pour marquer les différences avant les

convergences -, que nous ne concevons pas de la même manière ce composé. Vous

vous rattachez, comme Rémy Collin, à l’école aristotélicienne, et vous exprimez

dans le langage de cette dernière tout ce qui concerne l’âme et le corps, ainsi que

leur union. J’ai déjà écrit au professeur de la Faculté de Nancy 2 ce que je pensais

de cette conception. Il est exact que l’aristotélisme occupe à l’heure actuelle dans

l’esprit de certaines personnes une place privilégiée, mais c’est là, à mon avis, le

produit d’un mouvement tout à fait artificiel qui bénéficie uniquement de l’autorité

de la tradition thomiste et ne vit que de cette autorité. L’aristotélisme est, au fond,

un immanentisme de la forme plastique que l’on retrouvera exactement dans le

stoïcisme ; l’âme ne peut que s’y confondre avec le processus organisateur qu’elle

détermine; elle s’achève et s’épuise dans ce processus ; elle naît et meurt comme

une fusée avec sa propre trajectoire qui n’est autre, au fond, que le cycle vital du

corps se développant de la naissance à la mort. Rien n’est plus contraire à l’esprit

du Christianisme. Et, d’autre part, une telle conception, s’insérant dans une

conception générale du monde, oblige à admettre une âme de l’animal, une âme

des plantes, et, au-dessous, toute une gamme de formes substantielles qui

constituent comme autant de principes organisateurs périssables, sans qu’aucune

coupure puisse être réellement établie entre toutes ces « qualités occultes » et l’âme

humaine. Ces forces inconscientes, ces en soi qui ne sont pas des pour soi, ces

actions qui ne savent pas qu’elles agissent, ces pensées qui n’en sont point, me font

l’effet du roman métaphysique le plus inadmissible pour celui qui se préoccupe des

conditions intelligibles de la position même de l’être, - le plus dangereux, comme

le Père Sertillanges le reconnaît lui-même (p. 110 de votre livre), pour l’admission

d’une destinée humaine.

Quant à la question des rapports de l’âme et du corps examinée en elle-

même indépendamment de la conception aristotélicienne, elle ne peut présenter de

difficultés que dans une doctrine réaliste qui fait du corps une chose en soi, au lieu

d’y voir essentiellement un ensemble de sensations, d’impulsions psychologiques

irrationnelles, d’images et de conditions motrices3.

Sur des points plus particuliers, je vous dirai que je ne suis pas entièrement

convaincu de l’erreur que l’on commettrait en donnant aux filles, dans

l’enseignement secondaire, la même instruction qu’aux garçons. La vérité est que,

pour les deux sexes, l’instruction donnée par des professeurs hommes est, de l’avis

à peu près universel des mères comme des pères de famille, bien supérieure à celle

1 Coll. Présences. Paris, Plon, 1938

2 Cf. lettre à Rémy Collin (sans date)

3 Cf. lettres au Dr Froment et surtout au Professeur Walter Riese

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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qui est donnée par les professeurs femmes. Et l’on peut se demander si cette

différence n’est pas dûe précisément à ce que les professeurs femmes n’ont pas

reçu jusqu’à présent la formation masculine.

Sans, d’autre part, méconnaître l’intérêt de ce que vous dites des

possibilités d’amélioration de la mémoire, quand les déficiences de cette dernière

sont dues à des défauts susceptibles d’être corrigés, je suis persuadé qu’il y en a

une absence congénitale à l’esprit, sur laquelle on ne peut rien. Et, sur ce point, je

parle avec une expérience personnelle qui, malheureusement, ne peut guère être

mise en doute.

Enfin, si le livre du docteur Carrel 4 présente quelque intérêt quand il s’agit

de la partie technique où il parle en connaissance de cause, je doute que, sur les

autres terrains et, en particulier sur celui des idées générales, il enrichisse

beaucoup le patrimoine de l’humanité.

Ces divergences sont d’ailleurs secondaires, puisque, si elles affectent

certaines modalités de notre représentation de l’unité humaine, elles ne nous

empêchent pas de reconnaître tous deux cette unité et d’en tirer des conséquences

pratiques qui, dans l’ensemble, doivent nécessairement coïncider.

La citation de Claude Bernard (p. l20) est bien intéressante, et elle est,

d’autre part, d’une justesse remarquable. Celle du Charmide de Platon ne l’est pas

moins. Voilà, certes, une autre autorité que celle du précepteur d’Alexandre,

comme dirait mon collègue M. Souriau. Et au texte remarquable que vous

rapportez on pourrait ajouter ces deux autres qui ne le sont pas moins. L’un est

dans le Lachès (195c) ; il y est dit que le médecin, en tant que simple technicien du

corps, et s’il n’est pas en même temps technicien de l’âme, est incapable de

reconnaître la véritable utilité pour son patient. L’autre, qui est encore plus

frappant, se trouve dans les Lois (livre IV, 719a et sq.). Voici comment je l’ai

résumé dans un article de la Revue des Cours et Conférences du 30 Juillet 37 :

« C’est le propre d’un médecin routinier et sans culture que de se comporter en vrai

tyran et d’imposer dans ses ordonnances, sans aucune justification, ce qui n’est

qu’une opinion tout empirique comme si c’était le résultat d’une science exacte ;

mais le vrai médecin s’efforce de recueillir auprès du patient et de ses amis tous les

éclaircissements nécessaires ; il s’instruit auprès de lui et l’instruit à son tour autant

qu’il est en son pouvoir, ne lui prescrivant pas de remèdes sans l’avoir auparavant

convaincu de leur nécessité ; et, une fois cette conviction établie, c’est toujours par

la douceur qu’il donne au malade les dispositions nécessaires et qu’il l’achemine

vers la santé en s’efforçant ainsi de conduire son œuvre à bonne fin... Malgré tout

ce que peut en penser le routinier, malgré toutes les critiques et toutes les

moqueries dont il peut être l’objet, il raisonne avec son client presque en

philosophe, il s’attache à déterminer la source du mal et remonte jusqu’aux

principes de la constitution générale du corps ».

4 L’Homme cet inconnu. Paris, Plon 1935

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À Monsieur Blanc1

Le 14 juin 1949

Monsieur,

Il m’est bien difficile2 de vous donner dans une lettre un avis suffisamment

précis et nuancé sur une méthode que les philosophes interprètent ou manient de la

manière la plus diverse. Nous avons eu dernièrement, sur cette méthode, à la

société de philosophie de Lyon, une conférence de M. Thévenaz, professeur à la

Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne et directeur de la collection : Être

et penser. Un de mes étudiants a soutenu un mémoire sur l’idée de Dieu chez

Lagneau. J’ai moi-même expliqué toute l’année pour l’agrégation Psychologie et

Métaphysique. Ces différentes expériences m’ont confirmé dans mon opinion sur la

complexité du problème. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’aime pas le

terme de méthode réflexive, qui semble impliquer une attitude de dédoublement

dans laquelle le sujet s’opposerait à lui-même comme un objet. Je préfère les ter-

mes d’analyse régressive ou de régression analytique. En second lieu, je remarque

que, précisément à cause de cette confusion, les uns y voient une méthode

d’isolement et de purification, les autres une méthode d’implication. Je considère

qu’on en fait un usage tout à fait illégitime et fantaisiste, quand on ne peut pas la

vérifier par une réalisation psychologique : c’est le cas, par exemple, de ceux qui,

considérant le corps comme un construit, cherchent à remonter au montage du

corps qu’ils trouvent dans le monde conçu sous la forme finaliste la plus

fantaisiste : élan vital, feu artiste, temporalité transcendantale, être ou acte, attribut

pensée ou étendue, etc... , ce qui conduit à toutes les formes de panthéisme. C’est

là une gymnastique ou même une vision de l’univers très intéressante, à la

condition de bien se rendre compte qu’il s’agit uniquement d’une manière

d’envisager le monde sous l’aspect d’un sujet, sans pouvoir donner à cette

conception une valeur métaphysique. Je pourrais continuer ainsi. C’est ce qui vous

expliquera d’ailleurs que je n’aie pas une particulière sympathie pour la manière de

Lachelier ou de Lagneau. En gros, je n’ai rien à rectifier (quoique j’eusse beaucoup

à ajouter) à mes « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression

analytique » que vous trouverez facilement dans les travaux du IXe Congrès

International de Philosophie, tome VIII, Hermann.

1 Brouillon

2 Réponse à une lettre demandant son avis sur la méthode réflexive

Page 40: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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De Maurice Blondel

Aix

23 avril 19321

Mon cher Collègue,2

Je reçois votre somptueux envoi3 avec d’aimables dédicaces : j’en ressens

une émotion très reconnaissante, en même temps qu’une confusion vite dominée

par la joie et l’admiration.

Voici donc terminée une grande œuvre longtemps mûrie, attendue avec

confiance, glorieusement accueillie, un monument original, où les plus graves

problèmes historiques et doctrinaux sont repris à fond, renouvelés et approfondis

d’une façon qui impose définitivement votre travail si documenté et si pénétrant

d’une manière définitive à l’attention de tous les esprits. De cet honneur pour vous

et pour ce que vous représentez, soyez félicité & remercié !

Je suis touché de ce que, dans votre belle conclusion, vous ayez

ingénieusement & amicalement cité mon nom.

Je n’ai eu garde, moi non plus, d’oublier votre visite à Aix où j’avais

égoïstement souhaité votre venue ; merci de me rappeler cet entretien.

Permettez-moi de vous adresser - oh bien peu de chose - un petit livre que

je viens de publier sur « Le problème de la Philosophie catholique », & veuillez

agréer, mon cher Collègue, avec mes vœux les meilleurs, l’assurance de ma très

cordiale fidélité.

M. Blondel

1 Lettre de la main de Blondel. Toutes les autres sont dictées à sa secrétaire, Mlle Panis, ou,

à son défaut, à une personne proche. 2 Lachièze-Rey et Blondel se connaissaient alors un peu ; en 1926, le maître d’Aix, atteint

par la cécité, avait décidé de renoncer à l’enseignement. On lui avait proposé de faire appel

à Lachièze-Rey pour assumer sa succession, vues les affinités de leur pensée. Il avait

rencontré Maurice Blondel, et il y avait eu un échange de correspondance. Le projet n’avait

pas pu avoir de suite, Lachièze-Rey n’ayant pas encore achevé sa thèse. 3 Il s’agit de L’Idéalisme Kantien

Page 41: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Maurice Blondel1

Lyon

29 avril 1932

Monsieur et cher Maître,

Je vous remercie de votre aimable lettre, trop élogieuse pour mon travail2.

Je vous remercie également de votre ouvrage si intéressant sur la philosophie

catholique3. Je suis un abonné des Cahiers de la Nouvelle Journée, mais il m'est

très précieux de posséder votre volume avec une flatteuse dédicace. En dehors des

belles pages dans lesquelles vous avez protesté contre une conception de la

philosophie qui ramènerait celle-ci aux limites de l’esprit grec, ou même, plus

exactement, à une forme spéciale de cet esprit qui ne fut pas celle de Platon, j'ai

remarqué particulièrement deux de vos thèses : l’une consiste à rejeter cette idée

trop répandue et qui fut déjà celle de Kant, que la sensibilité est aveugle par elle-

même et incapable de nous rien révéler, - conception qui marque une régression

manifeste sur la thèse platonicienne de l’amour ; vous soutenez en somme que la

sensibilité, ou, en tout cas, une certaine espèce de sensibilité, est un jugement, et

qu’à l’intérieur de ce jugement on doit retrouver les principes internes qui le

fondent, ce jugement n’ayant pas, d’autre part, un caractère purement formel et

logique, mais étant au contraire un acte, une réalité. - La seconde de vos thèses, qui

m’est, d'ailleurs, depuis longtemps familière, car vous l’avez développée

antérieurement d’une manière remarquable à propos du jansénisme de Pascal4,

c’est que la relation de deux sujets n’est pas celle de deux natures inertes et

statiques, extérieures l’une à 1’autre, et dont les rapports relèveraient, en quelque

sorte, de l’esprit de géométrie. J’ai songé à vous précisément en rédigeant la fin de

mon premier chapitre sur Spinoza où je reproche à l’auteur de l'Ethique d’avoir fait

un usage très exagéré du principe du tiers exclu.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à attendre l’ouvrage annoncé sur La

Pensée ; une lettre de Gabriel Marcel me laisse espérer que cette attente ne sera pas

de trop longue durée ; je m’unis à tous les amis de votre philosophie pour vous

exprimer notre désir commun de vous lire le plus tôt possible.

Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’expression

de ma respectueuse sympathie.

1 Lettre originale

2 Il s’agit d’une lettre de remerciement pour l’envoi de L’Idéalisme Kantien

3 « Le problème de la Philosophie Catholique ». Cahiers de la Nouvelle Journée n°20.

Bloud & Gay. 1932 4 « Le jansénisme et l’antijansénisme de Pascal ». Revue de Métaphysique et de Morale.

Juin 1923

Page 42: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Maurice Blondel

(À propos de La Pensée -tome I)1

1934

Monsieur et cher Maître,

Je viens d’achever, en prenant soigneusement des notes et en essayant d’en

discuter les différentes idées, le premier tome de votre bel ouvrage sur La Pensée.

J’espère vous avoir compris, si j’exprime votre dessein en disant que vous vous

proposez de déterminer l’ensemble des conditions organiques qui rendent la Pensée

possible dans son plein achèvement ou, ce qui revient sans doute pour vous au

même, dans son existence, l’existence d’une pensée intégrale étant la condition

indispensable de toute pensée subordonnée, à peu près comme dans l’argument

cosmologique l’être nécessaire, la causa sui, est la condition de l’existence et de la

nature de tout être contingent. Quant à votre méthode, elle me paraît procéder à la

fois de l’a posteriori et de l’a priori. De l’a posteriori, parce que ces facteurs ne

peuvent pas être déduits absolument - tout au moins par les moyens dont nous

disposons comme esprits finis - et qu’ils doivent par conséquent être l’objet d’une

sorte d’inventaire expérimental ; de l’a priori, en ce sens que les facteurs ainsi

inventoriés s’appellent les uns les autres comme des termes nécessairement

complémentaires et ne sauraient en aucun cas êtres considérés comme simplement

juxtaposés. Si je voulais définir votre position en la comparant par exemple à celle

du criticisme, je dirais que, tout en présentant avec elle d’indéniables

ressemblances, elle en diffère sur deux points : dans le sens descendant, vous

prolongez votre investigation au delà du psychologique pur, c’est-à-dire au delà de

ce que Kant appelait le divers de la sensibilité ; et, d’autre part, vous la poursuivez

dans le sens ascendant au delà du « je pense » et de la conscience transcendantale,

ce double prolongement ne résultant pas de postulats posés in abstracto, mais de

l’examen des faits.

Sur ces deux extensions je me permettrai de vous soumettre quelques

observations : dans le sens inférieur, Kant avait bien reconnu - et je l’ai rappelé

cette année dans un cours public - que l’exercice de la pensée constructive, la

réalisation du programme unificateur de la conscience transcendantale, serait

impossible si les sensations se présentaient à nous dans un complet désordre, s’il

n’y avait pas accord entre la sensibilité et l’entendement ; le principe des lois

nécessaire à la constitution de l’expérience requiert, par exemple, l’existence de

consécutions constantes et irréversibles, mais il ne les détermine pas ; que les

sensations répondent à cette exigence, cela ne dépend pas de nous, mais de la chose

en soi. Logiquement, Kant aurait dû, dès ce moment-là, parler d’une harmonie

préétablie, ainsi que je l’ai dit dans une longue note de mon travail sur l’Idéalisme

kantien. En fait, pour des raisons que j’ai signalées dans cette note, il n’a voulu

faire intervenir cette harmonie qu’à partir de la constitution de ces constructions

supérieures qui réalisent pour ainsi dire une harmonie au second degré et qui sont

les êtres vivants. Là, du moins, il a été formel, et il a déclaré que l’existence de ces

derniers était une indication que le principe des choses s’intéressait à notre besoin

de connaître. Vous dites avec juste raison ce qu’il a omis, et vous le développez

d’une manière particulièrement riche et précise ; rien de plus légitime. Je voudrais

seulement vous poser ici une question qui me paraît importante.

1 Paris, Alcan, 1934

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PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Parlant, en somme, de cet ordre formel qui existe à l’état au moins implicite dans les données sensibles, vous employez les termes de « pensée réelle, hors de la pensée pensante ou pensée ». Ces formules, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte par la lecture de vos notes, n’ont pas été sans soulever certaines difficultés. Quand on a poursuivi assez longtemps la lecture de votre ouvrage, on commence à être rassuré ; on voit que vous entendez par cette pensée réelle quelque chose comme la régularité dont j’ai parlé et aussi d’autres développements rationnels auxquels paraissent soumises les données sensibles, développements rationnels qui ne leur seraient pas transcendants, mais immanents. En élargissant et en variant le type de rapport exprimé par elle, on pourrait reprendre ici la formule de Leibniz : omne praedicatum inest subjecto. Je sais combien il est difficile de trouver un terme adéquat pour exprimer cette sorte de présence de la « forme » à l’intérieur des données sensibles, μ platonicienne, entéléchie leibnizienne, sujet de Whitehead ; j’ai moi-même employé celui de naturant qui n’est pas ici excellent. Je crains que l’expression de « pensée réelle » n’évoque l’idée d’un véritable sujet inconscient qui aurait une réalité ontologique et qui aspirerait positivement à quelque chose de supérieur à lui-même ou celle d’une première forme sous laquelle se réaliserait une puissance opérante destinée ensuite, par voie de réflexion ou de complémentarité, à donner d’elle-même des expressions ou des manifestations supérieures, telles que la pensée consciente. La seconde interprétation risquerait de nous orienter vers le panthéisme ; la première nous conduirait à un réalisme dans lequel il semblerait que Dieu ou le principe premier aurait posé en dehors de lui des choses en soi et non pour soi qui ne seraient ni des esprits ni des phénomènes affectant les esprits, ce qui, à mes yeux, serait inintelligible. Je préciserai ce que je veux dire en l’appliquant à votre théorie de la psychologie animale : vous vous opposez, et à mon avis très justement, à ceux qui admettent chez l’animal une conscience sans pensée, mais vous me semblez disposé à lui prêter une pensée sans conscience. Faut-il entendre par là que les actes de l’animal relèvent d’une idée directrice, d’une régulation que vous ne songez nullement à hypostasier sous la forme d’un sujet inconscient - ou bien cette pensée est-elle pour vous une sorte de chose, de force ou de puissance, et, en somme, un véritable sujet ?

Dans la direction où vous transcendez le « je », j’aurais aussi à solliciter

quelques éclaircissements et quelques objections. Vous paraissez considérer la présence d’un idéal d’unification et de principes éternels comme étant une manifestation directe, quoique d’ailleurs imparfaite, de Dieu en nous. Je sais qu’il y a là une thèse qui, sous une forme ou sous une autre sans doute moins précise que chez vous, est celle de beaucoup de théistes ; je n’en ferai pas moins des réserves. Pourquoi rejeter ici en quelque sorte au-delà du sujet le principe d’unification et l’intemporalité ? À mon avis, l’un et l’autre lui appartiennent. Le moindre acte de perception étant un acte de construction recèle une loi intérieure et indéfiniment renouvelable, et, par cela même qu’il a eu lieu une fois, possède une vérité définitive qui consiste dans sa possibilité ; d’autre part, il est dans la nature du sujet constructeur de répondre à la sensation par la construction d’objets qu’il édifie au moyen de ses ressources personnelles (étoffe spatiale et étoffe temporelle) pour coordonner ces sensations, pour les prévoir et les modifier ; il est également dans sa nature de substituer constamment aux synthèses opérées de nouvelles synthèses plus compréhensives, soit par simple souci esthétique ou rationnel, soit par suite du déséquilibre introduit dans les synthèses anciennes par l’apparition de sensations nouvelles (télescope, spectroscope, microscope). Je ne vois rien dans tout cela qui nous force à dépasser le sujet opérant, à moins d’entendre par « moi » uniquement ce que le moi a manifesté de sa puissance jusqu’au hic et nunc, sans tenir compte de sa puissance de poursuivre son mouvement. Mais ce serait alors nier le sujet comme sujet et en faire je ne sais quelle réalité statique, ou je ne sais quelle

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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puissance pendulaire astreinte à répéter sans jamais innover. Si je fais ici des

réserves, ce n’est pas seulement parce que le sujet comme puissance opérante me

paraît avoir en lui tout ce qui est nécessaire pour progresser sans cesse dans l’ordre

des réalisations et pour prendre une possession croissante de ses propres virtualités

grâce au jeu même de leurs manifestations, mais c‘est aussi parce que la solution

contraire me semble conduire directement au panthéisme. Que nous soyons ce que

nous sommes parce que Dieu nous a faits ainsi, on pourra le démontrer par d’autres

raisons, mais je considère que, tels que nous sommes, nous devons être regardés,

dans la mesure où nous sommes puissances constructives et unificatrices, comme

des êtres complets. Je ne serai disposé à admettre une déficience, une imperfection

recélant intrinsèquement la preuve de l’immanence d’un terme supérieur que dans

le sens de l’aspiration, dans le sens du devenir et non du faire (ainsi que je l’ai indi-

qué dans la conclusion de mon Idéalisme kantien). La contingence interne - et non

externe -, la contingence éprouvée du dedans et congénitale à l’esprit humain me

paraît résulter uniquement du fait que, précisément, la suffisance constructive

apparaît, à la lumière de ce que vous avez appelé vous-même la Volonté voulante,

c’est-à-dire à la lumière du pouvoir judicatoire suprême que nous portons en nous,

définitivement déficiente et incapable de fournir l’X de notre destinée. C’est là ce

qui l’empêche de s’arrêter dans ce que M. Brunschvicg appelle la participation à

l’Un et M. Lavelle la participation à l’Etre.2

Ces deux séries de remarques concernent, comme vous le voyez, des

problèmes tout à fait généraux ; j’aurais à vous poser bien des questions dans des

domaines plus particuliers ; mais il faudrait alors vous écrire un volume. Je me

permettrai cependant de retenir une de ces questions. Vous critiquez ceux qui

prétendent ne pas aller au-delà de la sensation ; vous déclarez que celle-ci est une

intégration de phénomènes infiniment complexes et qu’elle suppose pour naître une

multitude de conditions dont il faut tenir compte. Vous ajoutez qu’elle implique

également, du côté psychologique, l’intervention de fonctions supérieures dont on

ne saurait faire abstraction. Je suis tout à fait de votre avis sur le second point, et je

me rallie à la thèse des Stoïciens qui disaient que la sensation est toute différente

selon qu’elle se produit dans un être raisonnable ou dans un être dépourvu de

raison, Non seulement je n’admets pas qu’on assimile la sensation chez l’homme et

chez l’animal, mais j’irais plus loin que vous (peut-être d’ailleurs allez-vous jusque

là) en refusant catégoriquement la sensation à l’animal. C’est dans le sens du sous-

jacent à la sensation que je différerai de votre manière de voir ; sans doute la

science nous apprend-elle qu’il y a entre les quatre cent trente trillions de

vibrations et la couleur rouge une concomitance, mais qu’est-ce que cette

concomitance possède d’intrinsèquement rationnel ? Et que sont d’ailleurs ces

vibrations sinon le produit d’une construction interprétative opérée à partir d’autres

sensations ? Pourquoi avoir l’air de leur conférer une sorte de valeur en soi, de

valeur éminente ? N’y a-t-il pas là une sorte de réalisme implicite ? Que peut

signifier une « intégration » de ces vibrations au sein de la couleur rouge ? J’ai fait

au bergsonisme exactement la même objection, et je lui ai reproché d’avoir

assimilé la condensation psychologique, relevant du dynamisme spirituel, opérée

par l’homme d’action qui concentre son expérience passée en vue de la réalisation

de l’avenir, -et la condensation des pulsations quantitatives de la matière dans une

seule pulsation qualitative de l’esprit.

2 Cf. lettres à L. Lavelle

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De Maurice Blondel

Aix

16 mai 1934

Mon cher Collègue

J’ai de multiples remerciements et regrets à vous faire agréer. Vous

m’aviez adressé sur La Pensée une longue et importante lettre, et, si je ne vous ai

pas répondu plus tôt, c’est que, désireux de le faire plus à fond, j’en ai été de jour

en jour empêché par une longue indisposition et par des obligations familiales très

accaparantes. Puis j’aurais été heureux d’aller samedi vous saluer à Marseille et

profiter de vos entretiens dans la mesure où ma demi-surdité l’eût permis ; mais,

cette fois encore, ma santé s’y est opposée, et je n’ai même pas pu vous écrire ;

d’autant plus qu’il eût fallu pour le faire utilement soulever tout le bloc de votre

pensée si fortement organisée dans votre perspective exclusivement intellectuelle.

Vous aviez bien voulu me nommer en rappelant une formule et une doctrine que je

prends peut-être en un sens un peu différent de celui que vous y mettez. Ce qui

rend la discussion malaisée entre nous, c’est le fait que, pour votre philosophie, ce

qui compte seul, c’est ce qui est intellectualisé et logiquement organisé dans le

domaine de la réflexion explicite. Il me semble, au contraire, qu’avant et après

cette zone d’idées, abstraitement considérées dans leur formalité définie, il y a une

pensée qui, pour paraître prélogique, n’en est pas moins à intégrer dans une logique

plus compréhensive que celle de l’entendement attaché à la distinction du sujet et

de l’objet, aux formes de la sensibilité et aux catégories du discours. Mais vous me

pardonnerez de ne pas entrer dans le débat et d’implorer votre patience avec

l’espoir que le tome second, en cours d’impression, répondra à quelques unes de

vos questions et objections. Un seul exemple. Vous m’attribuez l’illusion

d’accorder une valeur ontologique aux symboles que les sciences physiques

substituent aux apparences de l’intuition sensible. Je n’ai jamais pris à mon compte

cette réduction, et si, en un moment de ma dialectique, j’ai paru conniver avec le

faux réalisme scientiste, c’est pour montrer plus fortement ensuite que notre

critique fait reculer à l’infini la saisie de l’être réel, sans cependant rendre compte

d’aucune des phases successives de cette sorte d’idéalisation. Car je ne tiens pas

moins à sauvegarder la part de vérité contenue dans la donnée subjective que celle

qu’apporte la spéculation critiquement intellectuelle. En d’autres termes, je

n’accepte pas plus le privilège absolu de la pensée critique que le discrédit total de

la donnée concrète. Et vous voyez ainsi pourquoi je résiste à votre puissant effort

pour ramener, comme vous le faites à mon sujet, toutes vos perspectives à celle

d’un kantisme intégral, dont vous vous servez comme d’une grille placée sur un

texte dont elle ne laisse apparaître que certains mots, certaines idées dissociées et

interprétées d’une façon tendancieuse.

En vous remerciant encore de l’attention si bienveillante que vous avez

accordée à mon tome premier et des remarques si stimulantes dont profitera le

tome II, je vous prie, mon cher collègue, d’agréer mes vœux les meilleurs et

l’assurance de mon très cordial dévouement.

M. Blondel

Page 46: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Maurice Blondel

© Centre d'archives Maurice Blondel

Page 47: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 46

À Maurice Blondel

(à propos de La Pensée -tome II)1

Monsieur et cher Maître,

J’ai bien reçu le tome II de votre travail si important sur La Pensée. Je ne

vous avais pas encore écrit pour vous remercier, parce que je voulais auparavant le

lire avec toute l’attention nécessaire. Je venais précisément d’achever cette lecture

quand votre lettre m’est parvenue, et je m’apprêtais à vous faire connaître les idées

qu’elle m’avait suggérées.

La doctrine fondamentale que vous développez avec une très grande

richesse d’arguments et de modalités, c’est que le dualisme de la pensée intuitive et

de la pensée discursive révèle dans la direction de l’origine et de la fin de la Pensée

une réalité supérieure à ces deux termes, qui leur confère leur être et leur valeur.

Cette révélation est celle d’une immanence, car, sans la présence de cette réalité, ni

l’une ni l’autre pensée ne sauraient exister, - et c’est en même temps celle d’une

transcendance parce que ni la somme ni la collaboration des deux termes

considérés n’a une portée exhaustive. Ce dualisme doit être étendu jusqu’à

l’intérieur de l’idée de Dieu qui présente, en somme, la même déficience au point

de vue de cette complémentarité. Dieu est donc en nous, d’une autre manière,

comme ce que nous ne pouvons atteindre par la mise en œuvre des deux pensées,

comme un au-delà dont nous éprouvons à la fois la présence et l’absence, en tant

que nous dépassons nous-mêmes le domaine de l’intuition et de la discursion,

c’est-à-dire en tant que nous sommes esprits, si j’utilise exactement votre

terminologie. Vous introduisez avec juste raison, comme le facteur essentiel,

comme le ressort de tout le progrès spirituel ce que vous appelez l’implicite, et

l’implicite ultime, en dernière analyse, c’est Dieu. Sans entrer dans le détail d’une

discussion qui risquerait de transformer cette lettre en un volume, je vous dirai que

je suis tout disposé à accepter cette position, à la condition de distinguer plusieurs

sortes d’implicite. Il en est un qui me paraît ne pas dépasser les limites du « je », et

n’être autre chose que ce « je » lui-même comme pouvoir constructeur et opérant,

c’est l’implicite de toutes les visions successives d’Univers, c’est l’unité à la fois

dynamique, finale et idéale du monde sensible ; je ne crois pas que cet implicite

comprenne Dieu en lui d’aucune manière ; je vous l’ai déjà dit dans ma dernière

lettre. L’autre implicite est celui de l’amour, de l’aspiration, de l’appel à l’Autre, à

la réciprocité du don, et c’est, à mon avis, celui-là seulement qui peut conduire

directement à l’affirmation de Dieu. Entendons-nous bien d’ailleurs : je ne

prétends pas que le moi constructeur de l’univers se suffise ; s’il rend compte de la

structure du monde qui émane de lui, il ne rend pas compte de lui-même. D’autre

part, il n’est pas seul ; il n’est pas le principe des sensations qu’il éprouve, mais

seulement des objets qu’il leur fait correspondre ; son action réalisatrice met en jeu

des facteurs inconnus, comme vous le faites judicieusement observer, mais, dans

tout cela, il ne s’agit que de causes occasionnelles ou de collaboration externe ; on

ne saurait dire qu’on y trouve la preuve que Dieu pense en nous, qu’il se confond

avec les principes éternels que nous mettons en jeu ou qu’il est le siège de ces

principes.

Je sens toute l’imperfection de ces remarques insuffisantes et cursives.

Pour leur illustration, je me permets de vous renvoyer à celui de mes cours que

1 Paris, Alcan, 1934

Page 48: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 47

publie à l’heure actuelle la Revue des Cours et Conférences. J’en ai demandé un

tirage à part et, quand ce tirage aura été réalisé, je me ferai un plaisir de vous

l’envoyer.

J’ai été très heureux de vous voir affirmer à mainte reprise l’impossibilité

d’hypostasier une intelligibilité sans intelligence, une pensée sans être pensant (p.

248, 383, 387, 393, 507), insister sur ce qu’il y a d’éternel dans toute pensée (p.

245), vous rapprocher d’une conception constructive, et être bien près de substituer

la construction à l’abstraction, ce qui me paraît tout à fait capital (p. 428 et 520).

Toutefois, votre conception d’une pensée cosmique qui ne serait ni pensante ni

pensée me reste obscure. Je ne peux entièrement souscrire à l’affirmation qu’une

telle conception n’a rien de plus inadmissible que celle d’un « moi » substantiel,

contingent et limité. Ce « moi » en effet est un sujet, une conscience ; il a une

intériorité ; il peut désirer, aspirer, unifier ; mais comment étendre ces possibilités

à la matière, ou même à la vie ? Je vois bien que la manière dont les sensations

apparaissent en nous est une condition nécessaire de l’exercice de notre pensée, et

je reconnais avec vous qu’il y a là un ensemble de dispositifs qui révèle

l’intervention d’une Puissance supérieure, cette Puissance ayant dû réaliser les

instruments indispensables à la manifestation et au progrès d’une pensée comme la

nôtre, mais je ne saisis pas comment ces dispositifs seraient légitimement

transformés en des êtres qui sont orientés vers quelque chose qui leur est supérieur.

Dans la réponse que vous m’avez adressée à la suite de mes observations

précédentes, vous m’avez écrit : « Ce qui rend la discussion malaisée entre nous,

c’est le fait que, pour votre philosophie, ce qui compte seul, c’est ce qui est

intellectualisé et logiquement organisé dans le domaine de la réflexion explicite ».

Il faut que je me sois bien mal exprimé pour avoir donné lieu à cette observation,

car, s’il y a au contraire une thèse que j’ai toujours professée, c’est la nécessité de

ne jamais confondre le naturant et le naturé, et de ne jamais envisager le statique

comme un absolu ou comme un achevé, mais toujours comme un résultat limité qui

renvoie à une puissance qui le dépasse inévitablement.

J’ai développé cette théorie dans mon Kant, dans un article des Recherches

philosophiques, je l’expose encore dans mon cours sur « Le Moi, le Monde et

Dieu » et dans quelques pages que je vous ferai parvenir : « Réflexions sur un

thème platonicien ».

Mon impression est que je suis, sur l’essentiel, tout à fait en communion2

de pensée avec vous. Le principe de la déficience et de l’appel à un secours

supérieur, à cause de l’impossibilité pour l’homme de résoudre par ses propres

forces le problème de la destinée de son être spirituel est au centre de mes

préoccupations comme des vôtres. Le cours que je vous indique, cours d’ailleurs

bien succinct et bien imparfait comme l’est à peu près forcément un cours public,

vous fixera à ce sujet. Vous y trouverez en particulier les considérations sur la

collaboration de l’Action et du Verbe, et sur leur unité finale dans l’exigence de la

réciprocité de l’Amour entre Dieu et l’homme. Ces considérations sont très

indigentes si on les compare à l’ampleur et à la richesse des vôtres, mais elles

complèteront les indications de cette lettre dont je vous prie d’excuser la longueur

déjà exagérée.

2 Dans la lettre originale, Lachièze-Rey a écrit « communauté »

Page 49: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Maurice Blondel

(à propos de L’Action - tome I)1

Mars 1937

Monsieur et cher Maître,

Je ne sais réellement comment m’excuser de ne pas vous avoir remercié

plus tôt de l’envoi du premier tome de votre ouvrage sur L’Action. Mais mon

installation à Lyon a été laborieuse ; elle a été compliquée par toutes sortes de

difficultés, de maladies et de deuils qui m’ont mis en retard sur tous les points. Or

j‘avais précisément des engagements rigoureux qui me forçaient à terminer certains

travaux à des dates fixes. J’ai dû partout demander des délais, j’ai eu toutes les

peines à aboutir en temps utile pour le plus essentiel, et la situation n’est pas encore

entièrement éclaircie.

J’aurais voulu vous lire encore plus attentivement que je ne l’ai fait, et

surtout confronter ma pensée avec la vôtre par une discussion minutieuse instituée

avec votre texte et accompagnée d’abondantes notes. Je n’ai pu le faire entièrement

comme je l’aurais désiré. Mais, cependant, si imparfaite qu’ait été à mon avis ma

lecture, elle m’a permis de me rendre compte de tout l’intérêt que présentait votre

travail, de toute l’exactitude et de la profondeur de vos analyses, et j’ai éprouvé en

même temps la satisfaction de pouvoir vous donner une adhésion presque sans

réserves.

Vous avez voulu avec juste raison, dans ce premier tome, déterminer ce

que l’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’action. Victor Delbos,

parlant de la morale et de la science, disait qu’on devait nécessairement introduire

dans leur notion les caractères qui leur permettraient de porter leur nom ; c’est là,

d’ailleurs, une méthode essentiellement platonicienne. L’auteur de la République

aurait dit qu’il s’agissait d’abord de définir l’action en soi, l’action en tant

qu’action ; moi, je dirais qu’il y a une idée a priori de l’action et que, si nous ne

commençons pas par dégager les facteurs constitutifs de cette idée, nous ne savons

pas, en parlant d’action, de quoi nous parlons.

Une fois posé ce principe qu’il y a une idée de l’action, vous ne me

paraissez pas moins heureux dans la manière dont vous en développez le contenu.

Si je voulais citer toutes les formules décisives par lesquelles vous avez traduit

lumineusement ce contenu, ma lettre n’y suffirait pas. Ces formules tendent toutes,

en somme, à nous montrer que l’action ne saurait en aucune manière être assimilée

au devenir, et qu’elle en est 1’unité à la fois immanente et transcendante, qu’elle

suppose une intériorité, une initiative, qu’elle implique un sujet opérant et une

finalité, qu’elle est une réalité ontologique dont la série des événements que

donnerait une description externe n’est que le phénomène. Je note en particulier ce

qui est dit sur cette question p. 22, 37, 39, 74, 149, 150, 265, 271, 302, 317, 322.

Mais ces caractères de l’action ne sont visiblement pas limités par vous à

l’unification ou à l’intériorité d’une série déterminée, telle que serait par exemple

la série des phases du développement organique d’un être vivant, ou peut-être

d’une espèce. Ce qui caractérise en effet un tel développement, c’est que l’action

paraît s’épuiser dans sa réalisation ; elle la conditionne et la sous-tend, mais elle

disparaît avec elle ; l’individu naît, grandit et meurt ; l’espèce, de son côté, ne

semble pas éternelle. Ainsi ai-je toujours reproché à Bergson d’avoir assimilé la vie

1 Paris,Alcan, 1936

Page 50: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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de la pensée à une phrase qui se déroule ; une telle assimilation ne retient que ce

que Kant aurait appelé l’unité synthétique, par exemple l’unité synthétique du

cercle, et méconnaît l’unité analytique, c’est-à-dire la capacité que possède, pour

reprendre le même exemple, l’idée du cercle de donner d’elle une multitude

indéfinie de réalisations. Or vous insistez justement p. 169 sur cette capacité de

reproduction indéfinie qu’il faut introduire dans l’idée de la véritable action, - et, à

la p. 83, il apparaît que vous considérez l’action comme « supra temporelle autant

que supérieure à l’émiettement spatial ». S’il en est ainsi, ne sommes-nous pas

nécessairement amenés à poser qu’il n’y a d’action réelle que sous la forme d’une

loi posante éternelle ? Et, si nous sommes des êtres agissants, ne devons-nous pas,

tout en réservant par ailleurs notre dépendance vis-à-vis de la cause première, nous

envisager effectivement comme transcendant le temps ? Ne devons-nous pas

concevoir notre moi sur le type du caractère intelligible de Kant comme frappant

de son empreinte intemporelle tous les contenus psychologiques particuliers qui se

réalisent en lui, ainsi que toutes les manifestations extérieures qui émanent de son

initiative ? J’avais développé une thèse de ce genre dans un article des Recherches

philosophiques sur « l’Activité spirituelle constituante » et dans Le moi, le monde

et Dieu (chap. III, 2e partie, où la coïncidence essentielle de mes idées et des vôtres

apparaît manifeste). Je me suis, depuis, aperçu que Platon avait soutenu une théorie

analogue dans les Lois : l’âme n’y est pas indépendante, elle relève du principe

suprême, mais elle est première relativement au monde sensible ; elle est, par

rapport à ce monde et par rapport au temps, origine absolue. Je serais heureux de

connaître votre manière de voir au sujet du problème de l’éternité de l’esprit, ou, si

vous préférez, de son intemporalité. Estimez-vous que nous sommes ou que nous

ne sommes pas dans le temps ?

Avec la théorie de l’acte pur, vous abordez une question particulièrement

difficile, et pour la solution de laquelle nous ne disposons que de moyens fort

limités. Cependant, je crois que vous avez fourni l’essentiel de la réponse possible

par votre théorie de la charité. Il me semble d’ailleurs que, sur ce point, vous

retrouvez l’esprit de la philosophie platonicienne, si, du moins, je l’ai correctement

interprété dans un article que je me permets de vous envoyer (p. 9) et dans un autre

article qui paraîtra le 15 avril dans la Revue des Cours et Conférences. Il y aurait

cette différence que l’amour serait chez vous, contrairement à ce qu’il est chez

Platon, plutôt une fin qu’un moyen. Se posant ordinairement lui-même comme

l’absolu, il serait réalisateur de ses propres conditions, c’est-à-dire de la pluralité

des personnes ; il serait à la fois la cause et la fin de la procession. J’aurais

cependant ici une question à vous poser sur l’exactitude de mon interprétation.

Concevez-vous véritablement que l’amour est à la fois principe et fin ou

l’envisagez-vous plutôt comme une résultante du fait que Dieu (comme Père), se

connaissant par le Verbe (comme Fils), s’aime nécessairement (par le Saint Esprit)

et si, comme je l’ai supposé, l’Amour est principe, n’en résulte-t-il pas que nous

donnons au saint Esprit une priorité logique qui, dans la théologie, appartient au

Père ?

L’attitude que vous prenez à l’égard de l’action infrahumaine nous ramène

dans une large mesure aux thèses que vous aviez exposées à propos de la pensée

située sur le même plan. Je vous avais fait alors quelques objections sur cette

pensée qui n’était, d’après vous, ni pensante ni pensée. Je serais tenté de faire ici

les mêmes réserves, tout en ajoutant que le développement systématique de

l’ensemble de votre philosophie me laisse soupçonner que le désaccord entre nous

est plus dans les termes que dans le fond. Il est manifeste en effet que vous oscillez

entre deux conceptions, que vous ne voulez ni retenir ni rejeter entièrement l’une

ou l’autre, la première consistant à considérer qu’il existe une action inconsciente,

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 50

la seconde, au contraire, refusant à cette action le droit de s’appeler véritablement

une action. Et l’on voit bien effectivement les raisons de cette hésitation : c’est

que, non seulement les phénomènes ou groupes de phénomènes inférieurs au plan

humain se présentent en consécutions réglées où les antécédents paraissent

déterminer les conséquents, mais encore ces phénomènes ou groupes de

phénomènes semblent être ordonnés à une certaine utilisation et offrent certaines

possibilités définies pour une intégration ultérieure à une véritable action. En vue

d’illustrer votre pensée, je me permettrai d’introduire un exemple que vous n’avez

pas donné, mais qui m’a toujours paru très caractéristique, C’est celui des notes et

des synthèses de notes qui font l’effet d’avoir été prédéterminées à l’expression des

sentiments par une sorte d’harmonie préétablie. Et, d’ailleurs, n’en est-il pas de

même de la structure des corps à l’égard de l’utilisation que l’âme pourra en faire ?

Je me rappelle avoir fait un cours entier sur l’étude de ces naturants, de ces

processus réglés et ordonnés dans le dessin desquels l’esprit entre, pour ainsi dire,

quand il agit. Il y a donc 1à une situation unique pour laquelle il est difficile de

trouver une formule adéquate, s’il est vrai, comme vous l’affirmez ailleurs et

comme je le pense moi-même, qu’il ne saurait exister de véritable action sans

conscience. Comment concevoir en effet la possibilité d’une initiative en dehors de

cette dernière ? C‘est pourquoi, parmi les expressions que vous avez employées, je

choisirais celle d’ « unité métaphysique » (p. 226) de préférence à celle

d’« intériorité métaphysique » (p. 223), et j’aurais, d’autre part, une certaine peine

à admettre dans le domaine de cet inconscient une « spontanéité plastique » (p.

226). Il me semble qu’action et spontanéité n’existent ici, en somme, que du point

de vue de l’homme qui intègre en percevant ou en éprouvant, mais pas du tout du

point de vue de ce qui provoquerait la perception ou l’épreuve. Y a-t-il même

quelque chose en dehors de Dieu qui provoque cette perception ou cette épreuve ?

N’est-ce pas uniquement sur le plan de la vie psychologique de l’homme qu’il y a,

en dernière analyse, des causes et des effets ?

Et ces observations nous amènent à ce que vous avez écrit sur ce qu’on

pourrait appeler la structure hiérarchique de l’action, car il apparaît que vous

envisagez celle-ci comme un organisme se réalisant par une série de collaborations

hiérarchisées, où ces échelons inférieurs dont nous venons de parler ont leur

fonction propre. J’approuve entièrement ce que vous écrivez sur la déficience du

concept générique de l’action (p. 202), sur l’impossibilité de considérer les formes

inférieures de la pensée et de l’action comme des totalités, imparfaites sans doute,

mais susceptibles d’être traitées comme des réalités fermées sur elles-mêmes et

quasi indépendantes (p. 308), sur la continuité dynamique, sur la symbiose dont

l’idée doit servir à compléter la conception hiérarchique d’Aristote (p. 319-320),

sur le véritable universel qui est présent en l’action de tout être singulier au lieu

d’être le produit d’une simple abstraction de l’esprit (p. 334). Cette préoccupation

de substituer ainsi le premier universel au second, et de faire varier corrélativement

la compréhension et l’extension a été la grande préoccupation de Platon, de

Descartes, de Spinoza, de Malebranche, sans compter tous les métaphysiciens

modernes, naturalistes ou réalistes, qui professent le primat de l’Unité

déterminante, agissante et structurante.

Me sera-t-il permis de faire, en terminant, une remarque ? Toute votre

pensée vous rapprocherait, me semble-t-il, du Platonisme, et c’est cependant

Aristote qui paraît avoir vos faveurs. Je me rappelle avoir écrit successivement au

père Souilhé pour l’approuver et à M. Vialatoux pour le critiquer amicalement : « Il

suffit au disciple d’être comme le Maître ». Je répèterai ici volontiers la même

formule. Ne faites-vous pas souvent honneur au disciple des doctrines qui ont été

professées par le maître, et, en bien des cas, d’une manière beaucoup plus

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 51

profonde ? Il en est ainsi, je crois, pour le primat de la fonction et pour la théorie de

l’acte ; je le montre précisément dans les articles que je donne actuellement à la

Revue des Cours et Conférences sur « Les Idées morales, sociales et politiques de

Platon ». Les textes du Philèbe sont particulièrement décisifs.

Page 53: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Maurice Blondel

20 Mai 1938

Cher Collègue et Ami,

Vous m’avez procuré joie et profit en m’adressant la belle et vivante

conclusion de vos études platoniciennes. Dominant les différences contingentes des

époques et des doctrines, vous donnez à la fois le sentiment de la couleur historique

qui nous sépare du grand Athénien d’il y a 2400 ans et l’impression des problèmes

permanents que vous envisagez dans leur réalité humaine, à la lumière des leçons

et des besoins urgents de notre temps. Je suis très heureux de me trouver tout à fait

d’accord avec vous sur les réflexions historiques, morales, politiques et religieuses

que vous précisez d’une façon tout à fait favorable à la formation de vos étudiants

et de vos lecteurs. J’aimerais à voir de telles pages publiées et méditées dans la

revue « Politique » que vous connaissez sans doute. J’aimerais surtout à vous voir

mis à même de les appliquer et muni, comme le demandait Platon pour le

philosophe, du pouvoir de gouverner la Cité. Vous le feriez avec toute la maîtrise

dialectique et toute l’expérience qui s’inspireraient d’une science synoptique et

d’une charité adaptée à chacun, sous le contrôle d’une équité impartiale et

compréhensive.

Je regrette de n’avoir pu profiter davantage de votre visite à Marseille et à

Aix. Je traversais à ce moment une période de dépression que mon effort pour la

surmonter n’a fait que rendre plus nuisible à mon essai d’improvisation. Mais j’ai

été charmé de vous rencontrer à nouveau ainsi que Madame Lachièze-Rey, que je

remercie de sa bienveillance à mon égard ; et j’ai été très content d’apprendre avec

quelle force et quel succès vous avez défendu la métaphysique dans les discussions

qui ont suivi votre communication et plusieurs autres.

Veuillez agréer, cher Collègue et Ami, avec ma gratitude et mes vœux les

meilleurs, l’assurance de mon très cordial dévouement.

M. Blondel

Page 54: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 53

À Maurice Blondel1

Lyon

30 mai 1939

Monsieur et cher Maître,

On m’a demandé de faire un article2 sur votre philosophie pour la Nouvelle

Journée, et je me suis chargé de la question « méthode ». Comme je compte

m’occuper de ce travail pendant les vacances et qu’il me faut, par conséquent,

emporter les documents nécessaires, je vous serais reconnaissant de me dire s’il y

a, dans vos œuvres des textes où vous estimiez avoir particulièrement traité ce

problème et qu’il me serait utile de consulter.

Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l‘expression

de mes sentiments respectueusement dévoués.

PS. Je vise naturellement des textes appartenant plus spécialement à celles

de vos œuvres qui ne sont pas les plus répandues et les plus connues. Je vous serais

également reconnaissant de me signaler ce qui aurait été écrit par des

commentateurs ou par des adversaires à ce sujet.

1 Lettre originale

2 Cet article, celui de la Nouvelle Journée, ne devait, par suite de la guerre, paraître qu’en

1946. Cette lettre amorce toute la correspondance Lachièze-Rey - Blondel des années 1939-

45

Page 55: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 54

De Maurice Blondel

1er

juin 1939

Cher collègue et ami,

Je vous suis extrêmement reconnaissant d’avoir accepté avec un affectueux

dévouement et un méritoire souci d’exactitude la tâche qui vous est demandée. Nul

témoignage ne saurait m’être plus précieux que le vôtre, et nul thème ne me paraît

plus instructif que celui dont vous voulez bien vous charger. Vous connaissez déjà

les tomes de la trilogie où, dans l’introduction du 1er

volume, j’avais

sommairement indiqué les aspects de la méthodologie dont toute la suite cherche à

s’inspirer en justifiant les règles théoriques par les développements pratiques et la

cohésion unitive des solutions. C’est cette unité finale et cette vérification par cette

interdépendance de toutes les parties qui me semblent le critérium même de la

vérité solide ; au point que ce qui avait pu paraître objection et discordance devient

en définitive apaisante clarté et condition d’entière intelligibilité et de parfaite

réalisation. Quand on recherche dans le fait même de penser et d’agir ce qui le rend

explicable en soi et effectif en nous, il me semble qu’on est logiquement amené à

passer par toutes les exigences dont j’essaie de parcourir de bas en haut et de haut

en bas toutes les phases nécessaires ou contingentes, de manière à entrer dans le

secret divin et le plan même de la création, autant qu’il est possible d’en acquérir

un aperçu rationnel, tout inadéquat qu’il reste forcément.

C’est à partir de cette vue universelle, allant du premier fiat lux et à

travers toutes les ascensions de l’ordre physique, biologique, spirituel qu’on

aboutit, ce semble, à poser toutes les données indispensables pour résoudre le

problème de Dieu et de la destinée humaine, comme aussi à déterminer dans une

métaphysique de la charité la possibilité et les conditions de l’élévation surnaturelle

et de l’union transformante : non pas qu’il soit possible ou légitime pour le

philosophe de deviner ou de réaliser les moyens et les fins suprêmes de cette

intégration mystérieuse ; mais c’est beaucoup déjà d’en faire concevoir la

possibilité et le désir, en préparant ainsi l’accueil et l’emploi des moyens et des

enseignements qui peuvent être offerts ou qui même travaillent secrètement

l’intimité des consciences humaines, fût-ce sous des formes anonymes.

Parmi les ébauches anciennes et les articles divers qui se rapportent à cette

inspiration dominante, je pourrai, au risque de vous encombrer, vous communiquer

un recueil factice des premiers essais relatifs à mon dessein d’intégration logique,

vitale, pédagogique, morale et religieuse. On a cru à tort que je me bornais à une

sorte d’effort apologétique, mais, comme je le disais dans la première Action et à la

soutenance même, je n’ai jamais voulu entrer dans le rôle d’un avocat ; c’est par

l’exposé impassible de la vérité totale et de toutes ses implications que j’ai toujours

voulu remplir mon « office de philosophe ». Je vous communique

confidentiellement quelques notes ou articles inédits ; et dès que, la semaine

prochaine, je serai à Magny la Ville par Semur (Côte d’Or) où se trouve le recueil

factice dont je vous parlais, je vous adresserai divers documents que vous pourrez

garder pendant les vacances. Je laisse de côté divers contresens comme ceux de

notre collègue Serrus dans la Revue de Synthèse historique à propos de La Pensée,

et je m’excuse d’exposer votre repos si mérité à des fatigues nouvelles. Que

Madame Lachièze-Rey me pardonne, en raison de l’éminent service que vous

rendez ainsi à une cause qui, dépassant toute question personnelle, touche aux plus

hauts intérêts de 1a pensée philosophique et chrétienne.

Page 56: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 55

Veuillez agréer, cher Collègue et ami, avec ma profonde gratitude, mes

vœux les plus fervents et tout mon cordial dévouement.

M. B1ondel

P.S. Vous pourrez conserver la brochure de 200 p. sur « la Semaine sociale

de Bordeaux » dont j’ai plusieurs exemplaires ; et je vous serais

reconnaissant, après ma rentrée à Aix, à la mi-octobre, et quand vous n’aurez plus

besoin des documents que je vais vous communiquer, soit d’ici, soit de Magny, de

vouloir bien m’adresser à la Rue Roux-Alphéran ces textes qui pourront m’être

utiles pour l’achèvement des volumes consacrés à L’Esprit chrétien.

Je vous signale, dans la Revue Philosophique de Janv. 1938, l’article de

Paliard sur le sens et l’emploi du terme agnition, que j’avais proposé pour attirer

l’attention sur une démarche initiale et trop peu discernée de l’intelligence. Dans

les Annales de Philosophie Chrétienne, mes deux articles sur « le point de départ

de la recherche philosophique » peuvent faire comprendre l’itinéraire méthodique

que j’avais alors le projet de poursuivre jusqu’au terme normal d’une philosophie

dont le devoir est de rester ouverte en face d’un problème qui doit être posé, mais

non complètement résolu par la seule philosophie : déficience qui n’a rien de

sceptique, mais qui prépare au contraire l’affirmation besogneuse du surcroît. À cet

égard les articles de mon ami et collaborateur le chanoine Mallet sur l’oeuvre du

Cal Deschamps et la méthode de la philosophie religieuse peuvent être considérés

comme miens (cf. Ann. de Phil. Chrét. 1905 à 1907).

Dans la Revue thomiste de 193…, un article d’Aimé Forest auquel j’ai

répondu ; et, dans le n° de janvier 1939, E. Borne et le P. Bruckberger ont bataillé à

mon sujet. En remerciant Borne, j’ai indiqué que le fait d’éviter une « philosophie

des conflits » n’est qu’un aspect ou une conséquence directe et constamment

conforme à la motion primitive (actus primus de la volonté voulante et de la

connaissance fidèle à sa loi interne ou normative).

Mais j’ai peur qu’en souhaitant de faciliter votre tâche, je ne vous fatigue et

ne vous importune. N’en prenez qu’à votre aise.

Page 57: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 56

De Maurice Blondel

25 mai 1941

Cher Collègue et ami,

C’est toujours avec une nouvelle joie et une gratitude accrue que je reçois

vos trop rares visites, vos questions ou vos lettres si suggestives. Samedi dernier,

après que vous aviez vendredi questionné Berger avec tant de pénétration, j’aurais

voulu, avec plus de liberté d’esprit, soutenir ma thèse en présence d’un

argumentateur tel que vous, et profiter ainsi de vos stimulations si amicales. Ce que

vous m’avez dit des notes abondantes que vous avez prises en lisant mes articles et

livres divers m’a extrêmement touché, et je vous suis infiniment reconnaissant de

l’attention que vous avez accordée à mon long effort. J’aurais aimé, si j’avais été

moins fatigué et moins préoccupé de ménager votre bref séjour à Aix, vous parler

de bien des problèmes sur lesquels ma pensée travaille plus que jamais. Ce que

vous m’avez dit de l’implication à double orientation, et aussi des méthodes

géminées soit directes soit indirectes, aurait mérité un plus large entretien, mais

déjà vos remarques et vos requêtes m’ont paru très justes et même très décisives.

Sur l’agnition vous trouverez des indications pénétrantes dans l’article que

Paliard a publié dans la Revue Philosophique (janvier-février 1938). Quant au texte

de Descartes qui, à un certain point de vue, identifie l’idée de l’action et l’action

même, sans tenir compte des apports qu’implique la réalisation même, avec les

résistances ou les infléchissements des réalités multiples auxquelles elle s’adapte,

c’est dans le Bulletin de la société française de Philosophie de juin 1902 que la

référence d’une lettre destinée au P. Mersenne se trouve.

Le Vocabulaire, publié plus tard par Lalande, a modifié assez

profondément les premiers fascicules que j’avais fait relier à part sous le titre

« Vocabulaire », ce qui m’a fait commettre la méprise de l’indication que je vous ai

fournie. Le bulletin de 1902 relate la curieuse discussion qu’a soulevée mon

initiative, et vous y verriez les raisons qui m’ont fait mettre ma terminologie en

quarantaine, malgré la lettre que j’avais adressée à la Société de philosophie et qui

est reproduite. À titre privé, j’avais fait remarquer à Rauh qu’il ne suffit pas de ne

point donner son assentiment à une doctrine pour en éliminer légitimement le nom

caractéristique dans un vocabulaire destiné à faire connaître les diverses attitudes

de la spéculation rationnelle. Mais c’est que l’on me refusait alors tout accueil,

comme l’indiquait le supplément de la Revue de métaphysique, à la fin de 1893,

m’avertissant que je trouverais dans 1es défenseurs de la raison les adversaires les

plus résolus. Brunschvicg a été l’un des premiers, avec Xavier Léon, puis Lalande,

à me relever de cette excommunication laïque à laquelle faisait allusion Lalande,

lorsqu’il a bien voulu présenter en mon nom à l’Académie des sciences morales

mon ouvrage sur La Pensée.

Sachant combien, sur les dures réalités de notre épreuve présente et sur les

multiples incompréhensions de maints patriotes et catholiques, nos pensées, nos

sentiments, nos souffrances, nos espoirs sont à l’unisson, j’aurais été soulagé d’en

parler avec vous. Mais ce sont là des plaies qu’il vaut mieux ne pas toucher. Avez-

vous eu connaissance des deux derniers numéros 13 et 14 de la « Voix du

Vatican » dont la radio du Saint Siège a annoncé que désormais elle était forcée de

se taire ? Le n° 13 est particulièrement suggestif.

Page 58: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 57

Veuillez offrir à Madame Lachièze-Rey mes respectueux hommages et les

meilleurs souvenirs de Mlle Panis, et veuillez agréer vous-même, pour vous et vos

enfants, ma vive gratitude et mon profond dévouement.

M. Blondel

Page 59: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Maurice Blondel1

Lyon

8 juin 1941

Monsieur et cher Maître,

J’ai été très heureux de pouvoir m’entretenir un moment avec vous à Aix.

Je crains même de vous avoir retenu trop longtemps et d’avoir été pour vous un

sujet de fatigue, bien que j’aie par ailleurs le regret de n’avoir pu vous interroger

sur un plus grand nombre de questions.

J’ai été content également de constater que, dans l’ensemble, mes

interprétations semblaient coïncider avec vos intentions, notamment en ce qui

concerne l’agnition, la condition enveloppante, la régression et la prospection,

l’importance croissante donnée par vous à la recherche des conditions

transcendantales de l’action, et la présence implicite de ces conditions dans toute

action suffisamment réalisée. Je vous remercie des indications supplémentaires que

vous avez eu l’amabilité de me fournir, et je ne manquerai pas de m’y reporter.

J’espère que je pourrai trouver, sinon la totalité, du moins la plus grande partie des

textes que vous me signalez.

Ma femme, très sensible à votre bon souvenir et à celui de Mlle Panis, me

demande de ne pas l’oublier ni auprès de vous ni auprès d’elle. Je vous prie de

bien vouloir également présenter mes hommages à votre dévouée secrétaire et je

vous renouvelle, Monsieur et cher Maître, l’expression de ma respectueuse

sympathie.

1 Lettre originale

Page 60: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Maurice Blondel 1

Lyon, le 15 août 1944

Monsieur et cher Maître,

Vous devez penser que je vous oublie2, il n’en est rien.

J’ai reçu et lu la veille de mon départ à la campagne le premier tome de

L’Esprit chrétien, et j’ai immédiatement voulu vous écrire à ce sujet.

Malheureusement, je me suis laissé submerger par les préoccupations matérielles et

morales du départ. Je n’arrivais pas à organiser dans des conditions convenables le

voyage de ma femme et de mon enfant malades, celui de ma belle-mère âgée de

plus de quatre-vingts ans. Enfin, tout a fini par se terminer d’une manière

satisfaisante.

J’ai été ensuite absorbé par les inquiétudes que presque tous les Français

connaissent actuellement, les silences prolongés, les nouvelles qui n’arrivent pas,

les questions angoissantes sur les absents. Et puis, brusquement, j’ai dû revenir à

Lyon où mon appartement a paru menacé.

C’est de là que je vous écris, ne voulant plus tarder davantage. L’Esprit

chrétien m’a paru résumer et clôturer très heureusement vos études antérieures. Ce

que vous y avez écrit de la Bible est particulièrement intéressant. L’ensemble est

rédigé sous une forme très accessible à un public cultivé, et la lecture de votre

œuvre sera fort utile à ce public. Sans exclure la profondeur de vos travaux anté-

rieurs, cette conclusion est, je crois, plus à la portée d’un non-spécialiste de la

philosophie.

Au moment même où je recevais votre volume, un de mes anciens élèves,

père de famille nombreuse3, me demandait précisément comment on pouvait passer

de la religion naturelle à la religion révélée. L’Esprit chrétien répond à cette

question.

Je voudrais cependant vous demander quelle est désormais votre attitude

définitive au sujet de cette relation. Je crois me rappeler que, dans une publication

antérieure, vous aviez dit qu’il fallait aller du plus au moins et s’installer

directement dans la religion révélée plutôt que dans la religion naturelle, le moins

étant éclairé par le plus qui lui donne en réalité sa signification. Je serais en effet

assez porté à penser ainsi, et je serais heureux de savoir quelle est sur ce point votre

opinion actuelle.

J’aurais beaucoup à vous dire aussi sur le problème de la Trinité que l’on

rencontre fréquemment sur le plan même de la philosophie. Je vous avais déjà

demandé dans une lettre4 si vous ne considériez pas l’Amour comme l’ et l’ ,

comme l’auto-réalisateur par excellence dont les personnes sont les inventions et

1 Lettre originale

2 Il y a eu, en réalité, de juin 1941 à août 1944, d’autres lettres, mais sans caractère

philosophique 3 Cf. la lettre à X, qui est la réponse à cet ancien élève

4 Lettre de mars 1937

Page 61: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 60

les moyens. Je réfléchis actuellement sur ce point, et j’aurai sans doute l’occasion

de vous consulter de nouveau quand mes réflexions se seront précisées.

J’espère, Monsieur et cher Maître, que votre santé est aussi bonne que

possible, et je vous exprime mes sentiments de respectueux attachement.

Page 62: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 61

De Maurice Blondel

6 octobre 1944

Cher Collègue et ami,

Votre excellente et émouvante lettre du 15 août m’est parvenue tout à la fin

de septembre à un moment où les premiers frimas éprouvaient ma pauvre santé qui

avait souffert de la canicule, mais surtout aussi des anxiétés qui ont été aussi les

vôtres. J’espère qu’il n’est plus question de la santé de vos chers malades, bien

rétablis, et encore moins des craintes de réquisition qui ne m’ont pas été épargnées

à moi-même, à quatre reprises, mais que j’ai réussi à écarter en ne quittant point

Aix, malgré la tristesse des séparations familiales. Grâce à Dieu, tous mes enfants

et seize petits-enfants ont été protégés, alors que, dans ma parenté plus éloignée,

les épreuves de toute sorte se sont accumulées ou subsistent même encore. Mais

aucune épreuve n’égale celle de notre collègue Aimé Forest qui a perdu 11 de ses

proches, dont deux de ses fils, de 20 et de 6 ans, pleins de promesses, dans

l’effroyable destruction d’Oradour, en Hte Vienne.

Je vous remercie de vos bienveillantes et pénétrantes réflexions sur le tome

premier de ma nouvelle trilogie, J’aime à savoir que ce que j’ai dit de la Bible vous

a paru utile à maints esprits contemporains, sans contredire les exigences de

l’enseignement traditionnel. J’apprécie comme un encouragement le sentiment du

lecteur dont vous me parlez et qui a trouvé plus accessible que les volumes

précédents cet exposé complexe de mon itinéraire cycloïdal ; et je souhaite qu’il

en soit ainsi pour beaucoup d’autres lecteurs que la connaissance des mystères

chrétiens aidera à saisir mes thèses philosophiques.

Il me semble aussi qu’inversement les énigmes rationnelles doivent faire

un peu mieux pénétrer ce qu’il y a de surnaturel en même temps que d’indéclinable

dans les exigences de notre foi. Ce dernier point me paraît particulièrement

important, d’autant plus qu’il est souvent peu remarqué, peu compris. J’y ai fait

allusion dans l’excursus où je vise un peu Lavelle, de Montcheuil et quelques

autres, trop portés à considérer 1’esprit chrétien en fonction d’une évolution de

plus en plus complexe de la vie religieuse.

À votre question sur le rapport entre la religion naturelle et la religion

révélée, je réponds donc en me dégageant de toute équivoque, et en déclarant que

la seule religion véritable est celle qui reste implicitement fidèle aux motions

subconscientes d’une grâce qui ne fait défaut absolument à aucun homme. Ce n’est

donc point sur des thèses philosophiques et sur des satisfactions rationnelles que

peut se fonder un état d’âme proprement religieux, car une telle disposition, pour

être salutaire, doit produire moins une affirmation intellectuelle qu’une aspiration

humble et docile, telle que le comporte un baptême de désir très différent d’une

présomption déiste. C’est pour cela que, dès le début, j’ai cru utile et même

nécessaire de mettre en évidence l’énigme philosophique de Dieu. Il faut donc, en

même temps, de l’humilité, de la fidélité et de la charité afin d’entrer dans la voie

de la grâce et du salut.

Votre dernière question concerne le problème que déjà je viens de toucher,

sinon de résoudre. Vous me demandez si l’amour n’est pas l’ « autoréalisation par

excellence ». En effet, j’ai rappelé la réponse de St Jean : Deus caritas est,

contenant en elle toute vérité, toute fécondité, toute béatitude. C’est l’amour qui

Page 63: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 62

constitue et engendre les trois Personnes divines en leur circumincession. Et c’est

pour cela que lorsque aujourd’hui j’entends célébrer le personnalisme comme la

panacée universelle, je réponds, en moi-même, qu’il y a là une mutilation

inconsciente, car comment l’homme aurait-i1 en son égoïsme personnel une fin en

soi, un absolu, alors que, pour que Dieu soit Dieu, il faut trois personnes, ayant

pour ainsi dire le mérite et la joie de se donner toutes à chacune et chacune à

toutes.

Si vous rencontrez encore quelque obscurité ou difficulté en mon texte, je

vous serai toujours très reconnaissant de me les signaler.

En vous remerciant de tout cœur et en adressant à Dieu tous mes vœux

pour vous et les vôtres, j’aime à vous redire, cher Collègue et ami, ma très haute

estime et mon très cordial dévouement.

M. Blondel

P.S. J’espère que la libération un peu turbulente de Lyon vous aura laissés

tous indemnes et sans pertes matérielles, comme ce fut le cas ici pour nous en la

rue Roux-Alphéran, alors que mon bastidon et son bosquet ont été arrosés d’une

abondante mitraille et blessés d’éclats d’obus.

Page 64: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Maurice Blondel 1

Lyon

9 novembre 1945

Monsieur et cher Maître,

Vous avez dû savoir par Archambault que la première composition

concernant les articles de la Nouvelle Journée qui devaient vous être consacrés

avait été détruite. Depuis, une nouvelle composition a été faite, et je pensais que le

numéro paraîtrait bientôt, car j’avais corrigé les épreuves pour la seconde fois.

Mais il y a près d’un an que cette nouvelle correction a été faite et je ne vois

toujours rien paraître. D’autre part, Archambault, interrogé par moi, reste muet.

Dans ces conditions, je me demande quand les pages que j’avais écrites sur votre

méthode verront le jour.

Je voudrais cependant savoir si, à votre avis, je vous ai bien compris, et

j’attacherais le plus grand prix aux observations que vous pourriez me faire à ce

sujet. Je le désirerais d’autant plus que vous me paraissez trouver des disciples -

peut-être involontaires - dans certains existentialistes. J’ai signalé dernièrement

cette analogie de position à un de mes anciens élèves, actuellement professeur au

lycée de Lyon, qui avait organisé une conférence publique sur l’existentialisme.

Plus récemment encore, parmi les nombreuses doctrines que je lui signalais comme

ayant de la parenté avec sa propre position, M. Merleau-Ponty, notre nouveau

collègue de la Faculté, auteur d’un volume important sur la Phénoménologie de la

perception paraissait très disposé à reconnaître surtout la vôtre. Je lui disais en

particulier avoir trouvé chez lui quelque chose de très analogue à votre pensée qui

n’est « ni pensante ni pensée ». Quoi qu’il en soit, je me suis décidé à vous envoyer

le manuscrit de mon article, tel que je l’ai donné à la Nouvelle Journée.

J’espère que votre santé est satisfaisante et j’ai eu d’ailleurs de vos bonnes

nouvelles par M. le chanoine Bourgarel. Je dois aller faire une conférence à la

société de philosophie de Marseille en mai 46 ; je compte bien retrouver chez vous

à ce moment-là cette étonnante vivacité d’esprit qui fait l’admiration de tous. Je

sais, d’autre part, que M. et Mme Paliard ont été malades tous les deux. Pourriez-

vous me dire comment ils vont actuellement ?

Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’hommage de

ma respectueuse sympathie.

1 Lettre originale

Page 65: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 64

De Maurice Blondel

17 novembre 1945

Cher Collègue et ami,

et très généreux interprète,

Je ne veux point tarder davantage à vous remercier et à vous féliciter de

votre étude si profonde, si compréhensive, si bienveillante. J’admire vraiment votre

pénétrante réflexion et la précision de vos formules qui m’instruisent moi-même,

et, arrivé seulement à la p. 13, je ne veux point tarder à vous dire merci et bravo. Je

vous écrirai plus longuement, lorsque je serai débarrassé du manuscrit du tome II

de L’Esprit chrétien, dont j’ai promis la remise à l’éditeur pour le 20 novembre et

nous achevons, Mlle Panis et moi, la fastidieuse révision. Il me tarde d’achever la

lecture et la méditation de votre exposé de ma méthode, qui est lui-même une

création dépassant tout ce qui a été écrit sur mon effort de plus de cinquante

années. Dès que j’aurai terminé, je vous ferai part de mes réflexions renouvelées, et

j’aurais déjà à vous demander si le terme « agnition » que j’ai employé vous

semble rendre un des mouvements intimes de mon adhésion à la vivante réalité de

notre être pensant et agissant.

Après une longue séparation, j’ai revu Archambault le mois dernier, lors de

mon rapide passage à Paris. Il m’a enfin appris que le volume qui avait déjà été

imprimé a été détruit en sa composition de plomb par les Allemands, mais qu’un

exemplaire des épreuves corrigées lui avait permis de faire refaire la composition,

et qu’il pressait maintenant les lenteurs de Gay, afin que ne tarde plus à paraître ce

témoignage pour le cinquantenaire de L’Action. Je suis un peu honteux et confus de

cette tenace fidélité. J’ignore d’ailleurs la dimension et le contenu de ce volume,

mais je suis certain que votre étude sera la plus profonde, la plus utile et la plus

remarquée de toutes.

J’ignore tout des affinités que je pourrais avoir avec ces existentialistes

dont certains me paraissent un absurde chaos, et très hétérogènes sous cette

dénomination. Je vous serai bien reconnaissant de m’en instruire à l’occasion, et de

me faire connaître ce que vous y voyez de rapprochements ou d’oppositions.

Je serai très heureux de votre venue en Provence et de votre

communication à Marseille. Mon état de santé ne me permet plus d’aller vous y

entendre, et mon ouïe comme ma vue sont de plus en plus déficientes.

Hommages respectueux à Madame Lachièze-Rey, et vœux les meilleurs

pour vos enfants et vous-même. Votre très reconnaissant

M. Blondel

Page 66: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Maurice Blondel

Aix

4 décembre 1945

Cher Collègue et très généreux ami,

Je ne puis assez vous remercier et vous féliciter de votre étude si

approfondie, si divinatoire même que vous avez consacrée à « la portée

ontologique de ma méthode ».

C’est bien cela que, dès le début, je me suis proposé à travers les multiples

incompréhensions qui ont retardé et parfois dévié la marche d’un effort visant

continuellement [à] un réalisme intégral et à une méthode de vie concrète et seule

salutaire.

Vous m’aviez écrit jadis que vous aviez longuement étudié mes textes,

accumulant des notes qui vous avaient entraîné à 800 pages de réflexions. J’en

restais reconnaissant et confus, mais sans pouvoir deviner l’intensité de vos

méditations et la perspicacité de votre lumineuse introduction à mon œuvre,

véritable élucidation et justification de mon effort depuis 60 ans.

Je dois vous le dire sans exagération : personne n’a aussi bien saisi, me

semble-t-il, l’ambition foncière de mon témoignage, et il me tarde vraiment de voir

publier ce que vous appelez trop modestement vos « Réflexions » : ce sont, partout

et à chaque moment, des pas en avant dans une lumière croissante et en un style

d’une exactitude et d’une élégance parfaites. Combien je regrette le retard d’une

publication, diversement victime de la guerre ! Le tirage était sur le point d’être fait

quand les Allemands séquestrèrent et détruisirent tout, seul un exemplaire

d’épreuves corrigées permettait une recomposition qu’Archambault me disait être

terminée, mais j’ignore quand pourra sortir ce livre.

Je viens de recevoir l’accusé de réception du manuscrit de mon tome II

L’Esprit chrétien et la Philosophie ; mais on me laisse entendre que le livre ne

pourra paraître qu’au printemps prochain.

Nous allons nous mettre au tome troisième et dernier de cette nouvelle

série que j’aurais l’ambition de compléter encore par un autre travail sur les leçons

à tirer d’une histoire organique de la croissance philosophique. Vraiment, bien cher

Ami, ma reconnaissance à votre égard s’étend à l’immense service que vous rendez

à une cause qui dépasse infiniment nos personnes. Et c’est avec émotion que je

vous atteste une union d’esprit, de cœur et d’aspiration.

M. Blondel

Page 67: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 66

À Maurice Blondel1

Lyon,

31 décembre 1945

Monsieur et cher Maître,

Je vous remercie des vœux que vous avez l’amabilité de m’adresser, et je

vous exprime à mon tour mes souhaits pour la conservation d’une santé si

précieuse à la pensée philosophique. J’ai appris avec plaisir que le deuxième tome

de L’Esprit chrétien allait paraître et je n’ai pas besoin de vous dire que je le lirai

avec le plus grand intérêt.

Je suis confus des éloges que vous me faites à propos de mon article. Ils

sont certainement très exagérés. J’ai simplement essayé de reconstituer votre

pensée avec mes modestes moyens, et j’ai voulu marquer notamment les

transformations qui résultaient de la confrontation de votre nouvelle et de votre

ancienne philosophie. S’il y a des points sur lesquels vous considérez que je me

suis trompé, n’hésitez pas à me le faire savoir, car je suis très désireux d’être

éclairé.

Vous m’avez demandé ce que vous pouviez avoir de commun avec

l’existentialisme. Il serait trop long de vous l’expliquer par lettre d’une manière

détaillée ; mais de nombreuses similitudes dans la position des problèmes m’ont

encore frappé après une lecture attentive de l’ouvrage de Sartre : L’Être et le

Néant. C’est ainsi que l’être en soi de ce dernier correspond assez exactement à

votre « esprit », que la conscience de l’en soi et la réflexion du pour soi corres-

pondent également à peu près à votre connaissance réelle et à votre connaissance

notionnelle, que le pour soi cherche à coïncider avec l’en soi comme chez vous les

deux connaissances tendent à se rejoindre. Mais, chez Sartre, on ne voit nullement

comment l’en soi peut engendrer le pour soi, car il n’est point posé comme

aspiration à 1a lumière, comme élan spirituel, et, d’autre part, l’idée d’une

coïncidence possible entre le pour soi et l’en soi est considérée comme une

absurde utopie.

Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, avec mes souhaits renouvelés,

l’expression de ma respectueuse sympathie à laquelle ma femme joint son meilleur

souvenir.

1 Lettre originale

Page 68: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 67

De Maurice Blondel

Aix, 31 janvier 1948

Excellent Collègue et très généreux Ami,

J’ai de multiples raisons pour vous remercier de votre précieux

témoignage. C’est vous sans doute qui m’avez accordé le plus de réflexion et de

dévouement. Et surtout depuis notre rencontre au Congrès Descartes où j’avais

recueilli un double témoignage qui m’est resté précieux, je garde à votre égard une

affection et une confiance toute particulières, toujours grandissantes depuis votre

grande épreuve1 et votre témoignage réitéré, notamment dans le petit livre

d’Archambault - trop peu connu, hélas ! - et tout récemment encore en votre

magistrale étude de la Revue de Métaphysique.

Dans l’état précaire de ma santé, vos témoignages m’encouragent à

persévérer dans un effort qui demande encore deux tomes ébauchés. Aidez-moi de

vos prières et de vos suggestions en sachant que je m’appuie sur vous où je

rencontre votre foi chrétienne et votre si pénétrante pensée.

Merci, bien cher Ami, et soyez assuré de mon affectueuse fidélité comme

de ma profonde gratitude.

M. Blondel

1 Il s’agit du décès de l’épouse de Pierre Lachièze-Rey, le 23 octobre précédent.

Page 69: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 68

De Léon Blum

Paris

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de la plaquette que vous avez eu l’aimable pensée de

m’envoyer. Elle m’a vivement intéressé, beaucoup instruit.

J’y retrouve développée une idée que je partageais déjà quand vous me

l’indiquiez dans une lettre déjà ancienne. Nul, je crois, ne songe sérieusement à

nier le précieux apport du Christianisme à la civilisation. En particulier, il

comblerait, comme vous le montrez, une regrettable lacune de la Politique

platonicienne.

Votre « Conclusion sur les idées morales, sociales et politiques de Platon »

rapproche un peu nos points de vue sur l’utilité des études classiques. Elles vous

paraissaient alors offrir presque exclusivement une gymnastique incomparable

pour les facultés de l’esprit ; mais vous ne pensiez pas qu’il fallût chercher dans

l’Antiquité des modèles de morale, de politique ou de conduite. Pourtant vous

reconnaissez que Platon met en lumière la liaison nécessaire de la morale et de la

politique, et qu’il demande à l’homme d’Etat d’être un dialecticien. Pour s’y

préparer, il préconise une sélection méthodiquement organisée et un enseignement

libéral. Vous notez « la valeur éternelle de cette idée de formation désintéressée ».

La République de Platon n’est certes pas en tous points un modèle, mais il

me semble que si, sur quelques uns, nous suivions le philosophe, nous lui devrions

un bien inestimable. Au lieu de politiciens, nous aurions des politiques ; au lieu de

députés primaires, des législateurs cultivés à la hauteur des responsabilités qu’ils

assument ; et les bonnes études ne seraient pas mises en danger par l’utilitarisme

sordide contre lequel je bataille depuis une quinzaine d’années.

Sans parler d’autres leçons profitables que nous donnent les anciens, et

pour m’en tenir à la politique, nous avons hérité d’eux le culte de la patrie et de la

liberté, la notion de la loi, égale pour tous les citoyens, et le droit. Je ne crois pas

que nous puissions trouver ailleurs que chez eux, dans de très beaux ouvrages à la

portée de la jeunesse, la morale civique dont nous avons tant besoin.

Les modèles de conduite sont évidemment rarissimes dans la pauvre

humanité. Mais j’avoue que la vie et la mort de Socrate me paraissent

recommandables. Quelque chose manque à ceux qui n’ont pas expliqué l’Apologie,

le Criton, le Phédon. Et, si Démosthène ne fut pas impeccable, je ne conçois pas

qu’on se passe de la 1ère

Philippique et du Discours sur la Couronne pour instruire

la jeunesse.

Veuillez croire, mon cher collègue, à mes sentiments dévoués.

Léon Blum

Page 70: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 69

À C. Bouglé

Septembre 1937

Monsieur et cher Maître,

J’ai lu pendant les vacances le livre1 si intéressant que vous m’avez remis à

Paris avec une aimable dédicace. J’ai été charmé par cette série d’études si

lumineuses et si agréablement présentées sur quelques uns des philosophes qui ont

le plus profondément agi sur la pensée contemporaine. Comme vous l’indiquez

dans votre avant-propos, ils ont tous, malgré certaines divergences dans les

solutions et parfois même dans les méthodes, une indéniable parenté qui provient

de la primauté qu’ils accordent unanimement à l’esprit. Je trouve particulièrement

heureuse la manière dont vous avez su, dans cette suite d’esquisses, aller

directement à l’essentiel et dégager ce qui caractérise chaque doctrine sans

employer aucun langage technique. Votre travail est accessible à tous 1es gens

cultivés et non pas seulement aux spécialistes ; on ne saurait cependant le

considérer comme une œuvre de vulgarisation, car chacune de vos observations,

chacune de vos remarques éveille chez celui qui est averti de multiples échos, et ce

n’est pas sans une satisfaction intellectuelle du meilleur aloi qu’il vous voit, avec

une bonhomie souriante, et presque sans y toucher, indiquer les faiblesses qui, dans

chaque système, voisinent avec les qualités.

Pour Lachelier, les textes relatifs à l’essence de l’arbre (9), à l’analyse

réflexive qui doit être complétée par une synthèse productrice (11), à la morale

considérée comme la science de l’immortalité, mais aussi comme une sorte de

symbolisme dont la fin et la raison sont ailleurs (15) donnent une idée très exacte

de la doctrine. Il en est de même pour le mot de Jaurès disant à Rauh que dans la

grande église du socialisme, il tient un confessionnal (21) et pour la comparaison

de Rauh et de Lamennais (22). - J’en dirai autant pour la distinction du type vital et

du type spirituel chez M. Lalande (47), sur la prétention du bergsonisme à nous

permettre de constituer une philosophie de la Nature en sympathisant avec les

efforts et les élans créateurs partout où ils font sentir leurs effets (54), sur la thèse,

professée par cette même philosophie, que nous pourrions atteindre le réel absolu

plutôt deux fois qu’une, par deux voies différentes : la réalité matérielle par

l’intelligence discursive, la réalité de l’esprit par intuition (55). - La différence qui

existe entre Bergson et Blondel est singulièrement bien marquée (60) : « Rien de

moins immédiat que l’être natif que nous sommes et l’être final auquel nous

aspirons. D’où il suit qu’il ne faudrait pas dire « élan vital », mais « élan

spirituel ». Avec quelle aisance vous cheminez à travers la philosophie de M.

Brunschvicg que le « Enfin Descartes vint» (66) éclaire d’une manière spéciale, et

quelle heureuse idée de nous donner la substance des articles publiés en 1894 par

L’Année Philosophique sous la signature de l’auteur des Etapes et sous celle d’EIie

Halévy ! L’opposition à un réalisme qui prétendrait hypostasier les objets de la

science et à un panthéisme ou un panpsychisme qui admettent une conscience,

toute spontanée et quasi inconsciente (75-76) nous éclaire immédiatement sur ce

que voudrait et devrait être un idéalisme ennemi des forces occultes, idéalisme qui,

je l’avoue, a toute ma sympathie et s’oppose à tout vitalisme (92) ainsi qu’à tout

romantisme (99).

1 Les Maîtres de la Philosophie universitaire en France, Maloine, Paris, 1937

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Que beaucoup de philosophes, et M. Parodi lui-même, fassent, quand il

s’agit du panpsychisme et de la pensée sans conscience comme les navigateurs à

l’égard des sirènes, on ne peut mieux le marquer que vous ne l’avez fait (98-99).

Mais lorsqu’on s’est aperçu que le sujet constructeur de Kant ne pouvait édifier

qu’une « realitas phaenomenon » de caractère purement idéa1, n’est-on pas réduit

à revenir au réalisme de l’« en soi » imperméable qui n’est pas un « pour soi » ou

de conclure franchement au théisme par l’admission d’une pensée consciente (et

non pas inconsciente) au principe de l’univers ?

Je salue en passant ce que vous écrivez de Delbos, de Brochard, de Bréhier

ainsi que de la conception qu’ils se font ou se sont faite de l’utilité philosophique

de l’histoire de la philosophie, et vous avez avec juste raison signalé ce que nous

devons à M. Delacroix dans la lutte pour l’affirmation de la réalité de l’esprit. Je

songe à ce que vous écrivez sur son attitude à l’égard de la théorie de l’Einfühlung

(104), sur l’insistance avec laquelle il répète qu’« il y a un esprit humain », sur la

distinction qu’il affirme vigoureusement avec Kant entre l’acquisition et la

constitution (105), sur celle non moins importante qu’il fait entre société et idée de

la société (107), enfin sur son affirmation que l’intelligence est un fait premier, une

structure donnée supposée par l’existence du monde extérieur, bien loin d’être

créée par elle.

Je vous remercie en terminant de m’avoir cité très à propos, quand il s’est

agi de savoir si Lachelier avait été fidèle au kantisme en introduisant la finalité (8).

Page 72: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P Bouillard1

Lyon

8 janvier 1950

Mon Révérend Père,

Je m’excuse de ne pas vous avoir encore remercié de m’avoir envoyé votre

article sur « L’intention fondamentale de Maurice Blondel et la théologie »2. Je

suis d’autant plus coupable que j’avais lu cet article en grande partie dès sa

réception, mais j’ai été très occupé au point d’en être fatigué, et j’ai dû même

renoncer à écrire les quelques pages que j’avais promises sur l’auteur de L’Action

aux Etudes philosophiques de Marseille.

J’ai été très intéressé et très instruit par votre travail, d’autant plus qu’il

touche à un aspect de la pensée de Blondel qui m’est moins familier. Je n’ai en

effet aucune compétence en théologie. Vous m’avez donc beaucoup appris.

Cependant, je dois vous dire que j’avais particulièrement remarqué les passages où

Blondel a l’air d’admettre, et même admet explicitement que nous pourrions

aspirer à Dieu sans qu’il répondît nécessairement à cette aspiration. Je n’avais

nullement été satisfait de cette position, car il me paraissait contraire à la notion

même de Dieu qu’il eût mis en nous une volonté fondamentale destinée en dernière

analyse à être déçue. L’hypothèse me semblait inadmissible.

Je vous remercie encore une fois, mon Révérend Père, de votre précieux

envoi et je vous prie de vouloir bien agréer l’expression de ma respectueuse

sympathie.

1 Lettre originale

2 Recherches de Sciences Religieuses, XXXVI, juillet-août-septembre 1949

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À Monsieur Bounoure

26 Décembre 1948

Mon cher Collègue,

Vous savez combien j’ai apprécié vos idées aussitôt que je les ai connues.

J’étais donc sûr que, en lisant un livre de vous1, je ne serais pas déçu. Et, en effet,

je ne l’ai pas été. Pour vous le prouver, je vous dirai que, aussitôt ma lecture

commencée, à mon premier moment de liberté, je l’ai poursuivie sans interruption

jusqu’au bout avec le même intérêt passionné.

Vous nous avez fourni là un panorama général du fonctionnement de la

vie, qui n’est pas une vulgarisation, mais une synthèse des principes fondamentaux

où sont retenus tous les faits essentiels qui caractérisent le domaine dont vous vous

occupez. Le philosophe apprendra aussi beaucoup de vous, et il trouvera dans votre

œuvre une documentation très précieuse présentée sous une forme lucide et

accessible. Mais, en tant que professionnel de la philosophie, il ne sera pas moins

satisfait. J’ai admiré en effet l’étendue et la précision de vos connaissances dans

notre domaine propre, où vous exposez ou discutez si brillamment les thèses de

Ruyer et de Merleau-Ponty. Je crois l’ensemble de vos conclusions très solide. Je

me permets seulement de vous présenter quelques remarques sur des points

particuliers.

Vous avez raison de considérer que Maine de Biran nous a fourni du moi

une conception plus concrète que Kant. Mais, cependant, en un certain sens, Kant

est beaucoup plus utilisable. En effet, chez Maine de Biran, il manque une théorie

du temps2. Or, comment comprendre la reconnaissance du moi par lui-même et

l’intention d’identité qui préside à toutes les démarches de la pensée malgré leur

interruption apparente, si on fait du temps un absolu ?

Je vous approuve de rendre justice aux existentialistes tout en les

critiquant. En réalité Sartre et Merleau-Ponty se rattachent nettement au kantisme

par la filiation Husserl-Heidegger. Pour Merleau-Ponty, il y a d’ailleurs d’autres

raisons à cette filiation. Mais précisément, leur tort est de n’avoir fait qu’étoffer le

kantisme, et, en dernière analyse, de n’avoir fait du moi qu’un constructeur concret

dans l’ordre phénoménal, n’ayant d’ouverture que sur le monde. Le véritable

existentialiste, c’est Blondel, qui, retrouvant l’esprit de l’amour platonicien et

l’âme comme puissance orientée telle qu’elle apparaît dans le Banquet, donne au

Verbe la fonction de scruter cette orientation et d’y porter la lumière.

Je suis moins favorable que vous à l’ouvrage de Bergson sur les Deux

Sources. En effet, je lui reproche une interrogation aveugle, sans théorie de l’a

priori de la valeur3. Il questionne les saints sans vouloir savoir à l’avance la

réponse qu’ils lui apporteront. Mais alors, pourquoi ne pas interroger Nietzsche, et

de quel droit préférer l’amour à la volonté de puissance qui prétend être en

communion avec les forces de la nature dans ce qu’elles ont de plus fondamental4 ?

1 L’autonomie de l’être vivant, P.U.F., 1949

2 cf. lettre au R.P. Fessard

3 cf. lettres à Lavelle et à M. Varet

4 Cf. Le Moi, le Monde et Dieu

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Enfin, je souscris volontiers à la presque totalité de vos dernières

observations. Mais, cependant, il y a un point très important sur lequel je serais

heureux de connaître exactement votre pensée. Etes-vous réaliste ou idéaliste en ce

qui concerne le monde extérieur ? Estimez-vous qu’il existe autre chose que des

sujets conscients ? Un sujet sans conscience peut-il exister ou même peut-il être

conçu, quand on approfondit la question ? Dès lors, si vous refusez à l’animal

comme je le fais moi-même, une conscience intérieure ou, tout simplement, car

cela revient au même, une intériorité, pourrez-vous en maintenir la réalité en

dehors des sensations organisées qu’il représente pour chacun de nous ? Il me

semble qu’il y a là un problème capital, ou, si vous voulez, une question préalable.

L’Idée divine s’incarne-t-elle dans des choses indépendantes ou tout simplement

dans les sensations des sujets conscients que nous sommes et qui constituent autant

de monades ? Sommes-nous les seuls Univers au sein desquels il se passe quelque

chose ou se passe-t-il encore quelque chose en dehors de nous ?

Page 75: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Monsieur Bourjade1

Avril 1937

Mon cher Collègue,

J’ai pu enfin lire votre si intéressant travail sur L’intelligence et la pensée

de l’enfant2. Vous avez réalisé un véritable tour de force en introduisant dans ces

160 pages une documentation aussi riche et aussi étendue. Le temps me manque

malheureusement pour me reporter à tous ces textes que vous exposez, et que vos

commentaires me donneraient envie de lire; du moins vous suis-je reconnaissant de

me permettre d’en prendre, par votre intermédiaire, une connaissance indirecte.

La multitude et l’ingéniosité des travaux concernant la psychologie de

l’enfant est réellement impressionnante, et elle ouvre effectivement de multiples

aperçus par sa connexion nécessaire non seulement avec les autres formes de

psychologie, mais encore avec la philosophie générale ; car, même dans ce

domaine, on ne peut guère se passer, pour l’interprétation des résultats, d’une

philosophie générale de l’esprit, et l’on peut même se demander si une telle

philosophie n’est pas également indispensable à la recherche. Cela me fait songer à

tout ce qu’est susceptible de révéler le compas de Weber, ainsi que l’ont montré

Janet et surtout Pradines ; les faits les plus minimes en apparence prennent une

importance considérable à la lumière d’une théorie d’ensemble sur le

fonctionnement de l’esprit.

On s’explique, étant données la complexité des faits et la multiplicité des

traductions possibles, les désaccords multiples qui existent entre les différents

auteurs, désaccords que vous avez vous-même soulignés à diverses reprises.

Homme et animal, civilisé et primitif, enfant et adulte, enfant et anormal, autant de

couples où la détermination de chaque terme soulève une foule de questions.

Encore faut-il ajouter à cela les difficultés relatives à l’intelligence exacte du jeu de

chaque fonction intellectuelle ou affective.

Pour ma part, je reste convaincu de l’unité du jeu de l’esprit à travers tous

les âges, qu’il s’agisse du développement individuel ou collectif ; mais elle se

traduit évidemment par des modalités variées selon les conditions dans lesquelles

cet esprit est appelé à s’exercer et selon les matériaux qui lui sont fournis. Il est

incontestable également à mes yeux que ce fonctionnement comporte un progrès

dans lequel il y a lieu de tenir le plus grand compte d’une série ordonnée de

niveaux. En ce qui concerne particulièrement les enfants, je ne méconnais pas la

valeur des épreuves méthodiquement réglées quand il s’agit d’éducation collective,

mais je crois que l’éducation individuelle relève de l’intuition de l’éducateur qui ne

reconstitue pas une intelligence avec une combinaison de résultats, mais la saisit

immédiatement dans son individualité concrète.

Peut-être ce scepticisme est-il un scepticisme intéressé car, devant la

plupart des tests indiqués, j’aurais obtenu une très mauvaise note. J’en ai fait bien

des fois l’épreuve. Vous confierai-je que, encore cette fois, devant celui que vous

indiquez p. 113 : « Edith etc... », c’est ma fille3, dont l’esprit est cependant fort peu

1 Brouillon

2 Paris, Alcan, 1937

3 Alors âgée de 11 ans et demi

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PIERRE LACHIEZE-REY

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analytique, qui a trouvé la première la solution ! Elle a réalisé plus rapidement que

moi la signification des mots, alors qu’elle échoue le plus souvent ailleurs dans

cette réalisation. D’ailleurs, j’ai l’impression que, d’une manière générale, l’enfant

serait bien autorisé à ne pas répondre à de multiples questions qui embarrasseraient

la plupart des adultes, - et quand on oppose à sa mentalité celle de ce dernier, je me

demande quelle est la définition de l’adulte et ce qu’on fait entrer dans la con-

ception de ce dernier. Ne serait-ce pas une sorte d’ « adulte en soi », de type

platonicien, qui aurait toutes les qualités intellectuelles possibles et réaliserait

l’idéal d’une intelligence parfaite !

Je vous sais gré d’avoir dénoncé quelques unes des confusions essentielles

commises par les auteurs. C’est ainsi que vous vous élevez avec juste raison contre

l’identification du concret et de l’empirique d’une part, de l’abstrait et du rationnel

de l’autre (p. 61), - et que, si Piaget paraît d’une manière générale fort estimé de

vous, vous lui reprochez cependant l’erreur d’une « excentricité exorbitante de

l’intelligence enfantine par rapport à l’intelligence de l’homme adulte » (160). Je

suis, à l’égard de cet auteur, je l’avoue, un profane, mais les thèses que j’ai vues

exposées comme étant de lui, les citations que j’en ai lues dans différents ouvrages

ne m’ont guère disposé à une grande bienveillance pour lui, et mon expérience de

père de famille ne m’a jamais convaincu, bien au contraire, que l’enfant fît, à

l’égard de l’adulte, « figure d’orphelin de la raison » (158).

Comme je vous approuve dans certaines formules qui résument vos

observations personnelles ! Par exemple p. 78 : « Toute activité de conception reste

stérile qui n’est pas précédée d’une activité de manipulation pratique et

d’observation concrète comme aussi reste stérile toute activité de manipulation

pratique et d’observation concrète qui n’est pas suivie d’une activité de concep-

tion... », - p. 93 : « les éléments intellectuels sont distincts de 1’organisation

perceptive intuitivement configurée et ne lui confèrent sa signification qu’en s’y

intégrant par l’interprétation ». Toutes les pages où vous mettez en lumière qu’il y

a chez l’enfant surtout une certaine incapacité de manier les deux jeux

complémentaires de l’analyse et de la synthèse, - et notamment la formule que

vous donnez p. 96 de la différence essentielle entre la perception enfantine et la

perception adulte relativement à la perception syncrétique et à la perception

pointilliste, cette différence consistant « en ceci que la première appartient

beaucoup plus fréquemment que la seconde aux formes extrêmes ». Mais, là où

j’applaudis des deux mains, c’est quand vous écrivez p. 98 « Simplicité ou

complexité, force ou faiblesse, tant de la structure que de la forme, ne sont pas des

qualités absolues, mais bien plutôt des rapports qui expriment surtout les degrés

d’aptitude soit à structurer soit à interpréter de l’enfant ». Et pour clôturer cette

énumération d’approbations que je pourrais longtemps poursuivre, je signale

encore ce que vous écrivez du nombre nombré et du nombre nombrant (p. 105) et

des quatre lignes de développement sur lesquelles l’enfant laisse l’animal en arrière

(p. 160).

Une seule réserve encore ; nous sommes d’accord, ai-je dit, sur le fait qu’il

existe une différence entre l’enfant et l’adulte relativement à la manipulation des

opérations complémentaires d’analyse et de synthèse, - mais je précise que, à mes

yeux, cela n’est vrai que pour des ensembles, ou pour un même individu, car

beaucoup d’adultes sont, à ce point de vue , plus enfants que beaucoup d’enfants.

Enfin, j’ajoute que cette faiblesse relative n’est pas du tout la preuve d’une

faiblesse profonde, fondamentale, spéciale à l’enfant comme tel ; elle provient tout

simplement du manque de familiarité et d’exercice à l’égard de certains objets, et

chacun de nous, quand il aborde une discipline nouvelle, a l’impression d’éprouver

Page 77: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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momentanément la même incapacité ; il redevient provisoirement enfant ; et

combien le restent définitivement ! Allez donc demander leur avis à ceux qui ont la

phobie des mathématiques… ou de la psychologie !

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De Emile Bréhier

Paris

30 septembre 1935

Cher Monsieur,

J’ai lu avec le plus grand plaisir vos leçons sur Le Moi, le Monde et Dieu :

je comprends beaucoup mieux, je crois, maintenant, l’ensemble de votre pensée

dont un aspect seulement m’était apparu dans votre thèse. Vous dites qu’il y a

quelque chose de supérieur à ce que l’on fait, c’est ce que l’on devient : n’est-ce

pas là 1e point essentiel de votre doctrine ? Vous concevez même la possibilité

d’une communication active entre les esprits, telle que le Moi pourrait, si l’on ose

dire, faire l’économie du monde qu’il fabrique : vous aboutissez à une réalité faite

seulement d’esprits en relations entre eux.

J’ai été spécialement intéressé par les pages que j’étais le mieux préparé à

lire sur votre appréciation de la morale antique et en particulier du stoïcisme. Mais

il me semble qu’ils vont peut-être assez loin dans le sens indiqué par vous ; car le

monde dont vous faites un produit du moi n’est pas du tout leur monde ; ils l’ont

d’ailleurs tellement spiritualisé, ils y voient tellement une cité des esprits qu’ils

l’identifient avec cette réalité que vous superposez au « monde » tel que vous

l’entendez ; aussi bien ce monde réel du Stoïcien n’est connu dans sa vérité que par

le sage ; s’il est saisi par lambeaux, l’esprit n’y apparaît pas ; à l’opposition du

monde qui est ma représentation, et de l’esprit correspond chez eux celle de la

pseudo-réalité que se représente l’ignorant et du monde véritable.

Je ne puis vous dire en tout cas combien j’ai été séduit par la fermeté et par

la richesse de votre exposé. Trouvez ici, mon cher collègue, avec mes vifs

remerciements, l’expression de mes sentiments cordialement dévoués.

Emile Bréhier.

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À Emile Bréhier

Toulouse

19 octobre 1935

Cher Monsieur,

Je vous remercie des lignes aimables que vous m’avez adressées ; je suis

très heureux que mes conférences vous aient intéressé et j’attache le plus grand

prix à vos appréciations.

Je me permettrai seulement de vous soumettre quelques remarques au sujet

de ce que vous m’écrivez des Anciens. Vous me dites qu’ils « vont assez loin dans

le sens indiqué » par moi ; et, en parlant des Anciens, vous songez spécialement au

stoïcisme.

J’ai une grande admiration pour la profondeur et la rigueur de pensée que

révèle la vision du monde des philosophes de cette école ; je suis particulièrement

séduit par leur théorie de la connaissance que vous avez grandement contribué à

réhabiliter dans votre ouvrage si pénétrant sur les « Incorporels » et je les

considère, à bien des égards, comme ayant construit un système supérieur au

spinozisme. Mais je n’ai jamais pu admettre que ce système, où l’univers apparaît

en effet - du point de vue ontologique - dans une nouvelle perspective, celle du

panthéisme et du plein métaphysique requis par le principe des indiscernables,

prenne par là une physionomie morale, et je ne vois pas comment on pourrait

éviter, en dernière analyse, de taxer la doctrine stoïcienne de naturalisme. Une

transfiguration de l’univers en Univers moral et surtout en Univers capable de

répondre aux exigences de notre destinée me semble ici impossible, parce que ni

les rapports qui gouvernent ce monde, ni les éléments qualitatifs que groupent ces

rapports ne se prêtent à cette transformation, - et il me paraît que les stoïciens nous

ont proposé une solution, sinon purement verbale, du moins aussi illusoire

qu’orgueilleuse en nous disant que le monde n’est mauvais qu’aux yeux de

l’insensé. Je suis, pour ma part, de l’avis de Lamartine quand il écrit dans l’hymne

au Christ

Ta vertu n’est plus ce problème

Rêve qui se nourrit soi-même

D’orgueil et d’immortalité...

Pour Platon, la question serait différente. Platon, comme M. Brunschvicg,

considère que Dieu n’est cause que du Bien. Il ne procède donc pas à une

transfiguration optimiste de la Nature, et, de plus, il admet un autre monde. Mais

combien les thèses positives qu’il édifie restent pauvres ! Je viens de 1’éprouver en

préparant un cours public sur ses idées morales, sociales et politiques. L’idéal d’un

Univers « suffisant », sorte de mécanisme dont les facteurs sont constitués et

combinés de telle manière qu’il fonctionne indéfiniment semblable à lui même, est,

en dernière analyse, le terme ultime auquel il peut arriver. Sa théorie de la vertu

individuelle et surtout sa théorie de l’Etat sont dominées presque exclusivement par

cette conception. À plusieurs reprises, il nous répète que 1e rôle de l’Etat est de

former des hommes vertueux, mais il ajoute : à quoi serviront ces hommes

vertueux ? Et la question reste sans réponse. Ce que j’appellerais ici une indigence

métaphysique ne m’empêche nullement d’ailleurs de reconnaître la richesse des

observations de détail, ainsi que l’ingéniosité ou la profondeur de certaines

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solutions concernant des problèmes éternels ou encore très actuels dans le domaine

de la politique pure ou de la politique sociale; cela ne diminue surtout en rien la

sympathie que j’ai pour la théorie platonicienne de la connaissance à laquelle je

me réfère continuellement, et dont j’ai tracé une esquisse d’ensemble dans un

article qui paraîtra incessamment.

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De Emile Bréhier

Paris

27 février 1937

Mon cher collègue,

En vous confirmant que j’ai bien reçu votre communication, je me permets

de vous féliciter pour ce travail qui prend certainement une place importante dans

le groupe des communications consacrées à l’analyse réflexive, par les rapports

que vous indiquez entre elle et l’ontologie. Croyez à mes sentiments bien dévoués.

Emile Bréhier.

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À Emile Bréhier1

Lyon

24 mars 1937

Monsieur et cher Collègue,

Je vous remercie du mot aimable que vous m’avez adressé. Tant mieux si

ma communication2 vous a satisfait. Je ne puis pas en dire autant, car, pressé

actuellement par une multitude de travaux en retard, j’ai dû la rédiger beaucoup

trop vite.

Je vous remercie également de m’avoir envoyé un tirage à part de votre

article sur « Matière cartésienne et création »3. Je l’ai lu avec grand plaisir, car il

traite de questions qui m’intéressent particulièrement, et, dans ma communication

pour le congrès de philosophie, j’ai parlé des reproches faits par Spinoza à la

conception cartésienne de l’étendue considérée comme une « moles quiescens ».

Vous avez insisté avec juste raison sur la parenté qui existe entre une doctrine

mathématique où l’espace spatialisant est principe de toutes ses déterminations, où,

par conséquent, l’extension et la compréhension varient dans le même sens, et un

panthéisme naturaliste. Malgré les différences qui séparent finalement leurs

métaphysiques et les « naturants » qu’ils utilisent, Platon, les stoïciens, Descartes,

Spinoza, Malebranche et Bergson procèdent du même esprit. À ce point de vue, la

lettre XXII de Spinoza à Oldenbourg est très caractéristique.

Ma lettre serait trop longue si je voulais relever, dans les quelques pages si

denses que vous avez écrites, toutes les idées importantes que j’ai retenues ; mais

une note de la p. 29 relativement à Malebranche m’a particulièrement frappé. Elle

souligne la parenté spirituelle de Malebranche avec les doctrines qui aperçoivent le

monde dans la perspective d’une unité dynamique et constituante, mais elle en

marque en même temps l’originalité en insistant sur le fait que ce dynamisme reste,

chez le théoricien de l’étendue intelligible, intérieur à la pensée. Rien ne saurait

mieux caractériser ce système. Ayant eu l’occasion, à propos d’une thèse récente

pour l’examen de laquelle on m’avait appelé à Aix, de compulser les travaux

relatifs à l’auteur de la Recherche de la Vérité, j’ai été étonné de constater que l’on

n’avait pas généralement insisté sur ce dynamisme, et j’ai donné l’étude de celui-ci

comme sujet de mémoire à un de mes étudiants de Lyon. Le primat de l’idée d’être

sur la représentation des êtres particuliers, de l’étendue intelligible sur toutes ses

déterminations, de l’idée de l’infini sur celle de toutes les modalités finies, sont

affirmées constamment par Malebranche, comme vous l’indiquez si heureusement,

sur le seul plan d’une genèse spirituelle. J’ai été très heureux de voir que vous

l’aviez marqué en quelques lignes particulièrement riches de sens.

Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher collègue, l’expression

de mes sentiments les meilleurs et les plus dévoués.

P.S. Je pense que vous avez reçu le tirage à part d’un article que j’ai fait

paraître dans la Revue philosophique sur « l’Idée chez Platon ». Je vais publier

1 Brouillon

2 Il s’agit de la communication sur « la portée ontologique de la méthode de régression

analytique » 3 Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1937, p.21

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PIERRE LACHIEZE-REY

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dans cette même revue un article sur le cercle cartésien -et j’ai commencé le 15

mars dans la Revue des Cours et Conférences une série d’études sur Les Idées

morales, sociales et politiques de Platon.

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À Léon Brunschvicg

18 mars 1939

Monsieur et cher Maître,

Je vous remercie de m’avoir envoyé votre livre : La raison et la religion1

avec une aimable dédicace. Je l’ai lu avec grand intérêt comme tout ce qui émane

de vous, et j’y ai retrouvé sous une forme nouvelle les idées exposées ainsi que les

méthodes mises en œuvre dans Le progrès de la conscience.

Vous savez combien j’ai de sympathie pour ces méthodes, et combien je

m’efforce, de mon côté, de les suivre, bien qu’elles ne me conduisent pas aux

mêmes conclusions. Je n’ai donc pas à insister sur elles. Je signalerai uniquement

les convergences et les différences dans les solutions.

Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la question de l’optimisme

cosmique. Rien ne m’est plus antipathique, et je reproche vivement aux stoïciens

de l’avoir introduit, à trop de Chrétiens éminents de l’avoir adopté et développé

sous des formes diverses. Mais les conséquences que nous en tirons ne sont

évidemment pas les mêmes : vous vous refusez à poser à propos de l’Univers le

problème du mal, et vous entendez renfermer l’esprit en lui-même en considérant

qu’il forme comme un système complet, compte tenu de sa loi intérieure et de son

fonctionnement. Bref, pour parler votre langage, vous abandonnez la puissance du

Père pour ne vous préoccuper que de la sagesse du Fils. Je considère, au contraire,

que l’esprit est avant tout exigence impérative relativement à l’être, et, comme le

dit Kant, que, par-delà le conflit de la nature et de la moralité, l’harmonie doit se

réaliser sous une forme ou sous une autre, au profit de la liberté.

En somme, le problème me paraît se présenter ici d’une manière assez

analogue à celui de la « causa sui » de Spinoza. La vision intuitive de 1’Univers

dans le spinozisme exige d’abord la position formelle de la « causa sui ». Il faut

que cette dernière existe ; elle est un facteur essentiel et fondamental de la

conception même d’un monde. Mais nous ne savons pas encore, en posant cette

nécessité formelle, si nous pourrons trouver ou concevoir un être dont la nature

réponde à cette nécessité. De même ici du côté de la valeur. À l’origine une exi-

gence de justification : ce dont la nature serait valorifiquement (j’emploie ce terme

pour ne pas tomber dans le spinozisme) justifié, ce dont l’essence et l’existence

justifieraient tout le reste. Mais nous ne savons pas encore si nous trouverons ou

concevrons un être comportant cette justification intrinsèque. C’est encore un

problème de détermination et de recherche. Nous ignorons dans quelle mesure

nous aboutirons. Le problème est ainsi posé par Platon, quand il présente 1’Idée du

Bien comme un postulat de la recherche, et par Kant, quand il examine la question

du but final. Les deux philosophes le résolvent d’une façon différente, mais

l’attitude originaire est identique.

Maintenant, sommes-nous en droit de conférer une valeur à cette exigence,

et de développer à partir d’elle un certain nombre de conséquences dont l’ensemble

constituera une métaphysique générale de l’Univers et de l’homme, quelque chose

d’analogue, par exemple, aux postulats de la raison pratique ? Je réponds à la

question affirmativement, parce qu’il ne me semble pas que l’on puisse négliger les

1 Paris, Alcan, 1939

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 84

caractéristiques internes de cette exigence. C’est une idée positive, dont on peut

déterminer à la manière cartésienne les éléments constitutifs et dont on peut arriver

par l’analyse à dégager la solidité et l’originalité irréductibles. (J’entends solidité à

la manière de l’idée claire et distincte de Descartes, à la manière encore de l’idée

du cercle qui nous résiste chez Malebranche, ou enfin de l’idée qui ne se confond

avec aucune des autres qui veulent nous donner le change de Julien Benda, dans

L’Ordination).

Pour conclure sur mon attitude au sujet de cette question des rapports de la

nature et de l’esprit, je dirai que, du côté de la Nature, je vois l’imperfection de nos

connaissances, l’impossibilité où nous sommes de dépasser nos sensations à propos

desquelles je reprendrai volontiers la formule spinoziste que ce sont des

conséquences sans prémisses. Du côté de l’esprit, au contraire, il y a les exigences

de la destinée, la détermination des conditions nécessaires pour qu’il y ait une

destinée, - et, au-delà de la destinée, il n’y a rien. Nous devons dès lors, à mon avis,

admettre, dans l’au-delà de ce que nous pouvons atteindre du côté de la Nature, que

les exigences de la destinée sont satisfaites. Mais nous aurions beaucoup de

présomption à vouloir fixer le comment. Le grand tort de l’optimisme cosmique,

c’est précisément de vouloir résoudre cette dernière question avec les éléments

sensibles que nous fournit le monde extérieur et en imposant à ces éléments des

qualifications morales qu’ils ne comportent pas.

J’avoue n’avoir aucune répugnance à me représenter encore l’homme

comme le centre de l’Univers. La doctrine kantienne de l’idéalité de l’espace et du

temps me paraît annuler entièrement les conséquences contraires que l’on pourrait

tirer de la découverte de Copernic. Pour que cette position dût être nécessairement

abandonnée, il me semble qu’il serait nécessaire de revenir à un réalisme du monde

extérieur. Mais, s’il n’existe (réserve faite d’une hiérarchie possible d’esprits) que

des consciences humaines, que nous importe la petitesse ou la grandeur de la

terre ?

Je n’éprouve pas non plus la moindre répugnance à concevoir Dieu d’une

manière très anthropomorphique, et cela pour la même raison, car j’estime que rien

n’existe en dehors d’une conscience. Mais, naturellement, cela ne me conduit pas à

prêter à Dieu l’ensemble des affections humaines. Ces affections doivent être

précisément l’objet d’une discrimination, d’une épuration et d’une transfiguration

qui ne se font nullement au hasard et d’une manière fantaisiste ou arbitraire, mais

selon une loi définie qui ressemble à une loi mathématique de constitution.

Nul plus que moi ne pense, comme vous, qu’il faut éviter le statisme. Je

suis tout à fait opposé à l’idée de placer derrière la pensée une chose qui pense.

Mais j’assimile l’esprit à sa propre loi, à son intériorité, si vous préférez cette

expression, et je considère cette loi ou cette loi des lois comme constituant l’être

même, j’entends notre être, celui même de notre moi.

Je précise bien : l’être de notre moi, parce que je ne crois pas du tout sur ce

point à une immanence divine ou à l’immanence d’un quid quelconque qui

transcenderait d’une certaine manière le sujet individuel. Toute conscience est pour

moi une relation entre le présent et l’éternel ; elle est une loi spirituelle en action, et

toute action comporte une règle intérieure et une particularisation. Règle et

particularisation appartiennent à chaque monade et constituent un bien inaliénable.

Je suis tout à fait d’accord avec vous pour estimer que nulle expérience

intérieure ne saurait être éclairante par elle-même, si on la considère comme un

Page 86: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 85

absolu. Je suis par conséquent l’adversaire des philosophies dites existentielles. Je

considère, comme vous, que nul mysticisme ne se suffit à lui-même, et je souscris

volontiers à l’opinion de Delacroix que vous citez p. 73 et que vous traduisez si

heureusement en parlant de la dépendance dans laquelle se trouve le mysticisme

relativement à « une détermination présupposée de coordonnées intellectuelles » ;

mais je ne vois là aucune cause de faiblesse, bien au contraire. En effet,

précisément parce qu’il s’agit de coordonnées intellectuelles, nous pouvons

soumettre celles-ci à un examen critique. D’autre part, nous pouvons dans une cer-

taine mesure déterminer a priori le mode d’affectivité qui doit résulter de la

position préalable de ces coordonnées et la régler sur elles en conséquence dans la

mesure de nos moyens. En troisième lieu, on peut parfaitement admettre que

certains sentiments, sans être spontanément produits (selon l’expression kantienne

relative au respect) ont cependant avec certaines idées une affinité essentielle

(comme l’ont par exemple un groupe de notes de musique, une combinaison

d’images ou un paysage) ; ils peuvent dès lors être envisagés comme des signes,

comme des manifestations, comme une sorte de langage que Dieu parle à sa

créature, à la condition naturellement que nous soyons déjà en possession

préalablement de l’idée de Dieu. On peut enfin observer que la nature concrète de

tous les termes qui sont ici en présence et en collaboration ne se révèle que dans

une épreuve efficace et nullement dans le domaine d’une spéculation purement

théorique. Et ceci me paraît très important. Il est remarquable en effet que vous

reprochiez en somme à la foi son insécurité, tandis que Kant lui en fait un mérite et

considère que cette insécurité est absolument nécessaire à l’existence d’une mora-

lité. Je pense effectivement pour ma part que cette insécurité consistant dans le fait

qu’il faut ici une option fondamentale est en effet essentielle. Il faut que Dieu soit

voulu librement par nous avant d’être l’objet d’une vérification qui ne sera peut-

être jamais complète ni achevée, mais qui est également voulue ; nous devons

déterminer à l’avance sous quelles conditions seules nous estimons que la vie

méritera d’être vécue. J’irai même plus loin : si l’acte d’union la plus complète qui

puisse exister entre deux esprits est un acte de confiance, il n’est pas dit que,

précisément, ce ne soit pas cet acte qui soit avant tous les autres requis, à la

condition naturellement que nous ayons par ailleurs des raisons suffisantes de le

donner.

Ce qui amènera de ma part cette remarque finale : il n’y a pas à mes yeux

de nécessité de choisir entre la rationalité et l’autorité. La conciliation peut s’établir

facilement, s’il y a des motifs satisfaisants d’admettre l’autorité. La thèse contraire

me paraît impliquer une théorie de la déduction intégrale. Il peut y avoir en Dieu

des caractères dont nous ne pouvons, avec nos moyens actuels, saisir entièrement

la nature; il en est d’autres dont nous pouvons saisir la nature et la justification,

mais que nous n’aurions pu nous-mêmes découvrir; l’acceptation de l’existence de

ces caractères me paraît parfaitement légitime si nous avons sur d’autres points des

motifs de crédibilité. Ceci est une question de droit, qui laisse d’ailleurs

complètement en dehors d’elle la question de fait sur laquelle on peut évidemment

discuter.

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De Léon Brunschvicg

31 mars 1939

Cher Collègue et Ami,

J’ai lu et relu les pages2 que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Elles

redoublent mon regret de ne pouvoir, physiquement, aller à Lyon où nous aurions

discuté en détail. Je vous aurais dit ma reconnaissance, parce que vous m’avez fait

apparaître clairement à mes yeux ce qu’aurait été pour moi, si j’avais été assez

heureux pour la rencontrer, une seconde philosophie et aussi pourquoi jusqu’ici,

faute d’y être parvenu, je m’en suis pris aux philosophes qui en avaient découvert

une, en leur faisant grief de l’abandon de leur méthode initiale comme d’une

régression. J’avoue que je ne saurais vraiment pas comment je réussirais à

m’arranger avec moi-même, si je pouvais avoir plus qu’une idée de la vérité.

Seulement, je ne me flatte pas que ce soit une supériorité, et je vous suis très

sympathiquement dans les voies d’accès que vous vous ouvrez pour forcer le

passage à la théologie.

Croyez à mes sentiments bien cordialement dévoués.

L. Brunschvicg

2 Le Moi, le Monde et Dieu

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Léon Brunschvicg

Avril 1939

Monsieur et cher Maître,

Les Parisiens qui ont assisté au congrès de philosophie de Lyon ont dû

vous en apporter les échos. Ils vous ont dit combien les congressistes avaient

regretté votre absence, et combien ils auraient été désireux de voir votre

communication être l’objet de la discussion approfondie qu’elle aurait méritée.

C’est M. Souriau qui, en sa qualité de président du congrès, devait en donner

lecture, mais, comme il était mobilisé, le comité m’avait demandé de prendre sa

place, ce que j’ai fait avec grand plaisir. Je n’ai pas manqué de souligner combien

nous vous étions tous reconnaissants de nous avoir adressé ces quelques pages où

sont condensées vos idées essentielles, et aussi de nous avoir écrit que vous auriez

été vivement désireux de venir vous-même en soutenir la discussion. Je me suis fait

d’autre part l’interprète des vœux unanimes que les philosophes réunis à Lyon

formaient pour l’amélioration de votre santé.

Je vous remercie de votre aimable réponse à ma dernière lettre. Je vous

avais dit sur quels points j’étais en accord ou différais d’avis avec vous. Votre

communication appellerait évidemment de ma part des remarques analogues. Je

vous approuve entièrement quand vous écrivez: « Par la porte du sentiment et de

l’instinct, pris en général, se glissent en réalité tous les sentiments et tous les

instincts, les pires confondus avec les meilleurs, ou, plus exactement, l’emportant

sur les meilleurs, suivant la pente de la tentation naturelle chez les hommes qui ont

abdiqué la norme ferme et incorruptible du jugement ». Mais si le sentiment, livré à

lui-même, pourrait conduire indifféremment à la charité d’un Péguy ou à la

violence d’un Hitler, on peut se demander si l’idée d’un tel sentiment considéré

comme un absolu, séparé de toute doctrine métaphysique, scientifique ou morale

préalable, ou de tout instrument intellectuel d’interprétation ayant déjà ses

caractères propres, n’est pas lui-même une abstraction irréalisable. Comme vous

l’avez dit vous-même, il intervient toujours ici un système de coordonnées

intellectuelles. J’irai d’ailleurs même plus loin, et, sans développer ici un thème qui

exigerait un examen approfondi, je dirai que l’adhésion à un certain mysticisme

consiste moins pratiquement dans la reconnaissance d’une réalité qui se révèlerait

par une présence directe, que dans une adhésion du type judicatoire à une certaine

conception de l’Univers et de l’homme. Hitler ne lit pas en lui la révélation de la

race et des puissances du vieux panthéisme germanique - pas plus que Péguy n’y lit

la présence d’un Dieu d’amour. Outre qu’il ne saurait s’agir ici que d’une

interprétation en fonction d’une théorie métaphysique préalablement conçue sous

une forme plus ou moins élaborée ou rudimentaire, il est plus vrai de dire que

chacun des deux intéressés, réalisant en lui l’épreuve intérieure de l’amour ou de la

violence conquérante élevées à la hauteur de puissances cosmiques, adhère en fait à

l’une ou à l’autre de ces qualités et ne lui reconnaît droit d’affirmation dans sa

conscience qu’en vertu de cette adhésion.

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À Jean Cavaillès (à propos de ses deux thèses :

Méthode axiomatique et formalisme1

Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles2)

Mon cher collègue,

Je vous ai dit que je vous demanderais un certain temps pour prendre une

connaissance plus approfondie de vos travaux et pour vous en parler d’une manière

moins superficielle. Je tiens aujourd’hui ma promesse, et je viens vous

communiquer quelques unes des réflexions que la lecture de vos ouvrages,

combinée avec celle de votre communication au congrès international de

philosophie, m’a suggérées. Naturellement, je ne vous suivrai pas dans le détail de

vos analyses savantes. Outre que cela m’entraînerait trop loin, une discussion sur

les points particuliers exigerait de moi une prise de contact avec les multiples

auteurs que vous avez fréquentés et que je ne puis songer à compulser en ce

moment. Je me contenterai de vous indiquer la conception générale que je me suis

faite de votre pensée, et la manière dont je 1’envisage dans son rapport avec la

mienne.

Votre communication au congrès fournit un excellent fil conducteur pour

s’orienter. En somme, vous vous opposez d’abord radicalement à cette thèse que

j’ai moi-même toujours combattue, et qui consisterait à vider les mathématiques de

tout contenu intuitif pour en faire un simple jeu de signes, à en exclure toute

nécessité rationnelle proprement dite et toute référence aux constructions

imaginatives pour les réduire à un conventionnalisme abstrait dépourvu de toute

signification. J’aime beaucoup par conséquent vos formules : « Un symbole n’est

tel que par l’intention qui dirige vers des opérations intuitives. La langue

mathématique n’est qu’indication vers des actes effectifs de l’esprit du

mathématicien ».

Mais, si vous êtes un défenseur à la fois de la rationalité et de la réalisation

intuitive, vous ne vous opposez pas moins nettement à une théorie des

mathématiques qui donnerait à l’intuition une signification trop étroite ou même

inexacte, et à une rationalité trop rigide qui exigerait de l’esprit qu’il devançât lui-

même ses propres inventions par un concept préalable valable in aeternum. Il me

semble que telle est votre pensée quand vous parlez de « la dialectique interne de

l’activité intuitive ». Cette formule est complétée par ce que vous dites des « objets

initiaux » et du « donné mathématique » dont vous nous déclarez avec juste raison

qu’ils « résultent des démarches concrètes pour organiser l’action de la conscience

dans le monde ». Elle est illustrée également par vos observations sur la

« thématisation par laquelle une opération devient à son tour point d’application

d’une opération supérieure ».

J’approuve encore tout spécialement ce que vous écrivez de la non-

contradiction dans le domaine des mathématiques, cette non-contradiction se

ramenant en somme à la reconnaissance de la possibilité d’une effectuation.

1 Paris, Hermann, 1938

2 idem

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Ces idées, exposées dans votre communication au congrès, trouvent une

confirmation dans vos deux thèses. Elles doivent nécessairement vous rendre le

kantisme sympathique, et c’est ce qui résulte de I, p. 27, lorsque, après avoir cité la

Critique, vous ajoutez : « Il est difficile d’aller plus avant dans l’analyse du rôle de

l’intuition : non pas contemplation du tout fait, mais appréhension dans l’épreuve

de l’acte des conditions mêmes qui le rendent possible ». De même, vous ren-

contrez avec une satisfaction indéniable la pensée de Hankel et de Dedekind ; votre

accord me semble se réaliser assez bien dans les formules suivantes : « Il n’y a plus

ici développement logique d’un formalisme, mais formalisation d’opérations dont

la raison d’être se trouve ailleurs » (I, 51). « Je conseillerais de ne pas entendre par

nombre cardinal la classe même, mais quelque chose de nouveau que l’esprit

engendre. Nous sommes de race divine et possédons le pouvoir de créer » (I, 57).

Rien ne montre mieux que l’exposé fait par vous de la théorie de Pasch

que la renonciation à une conception constructive des mathématiques sur le type

schématique kantien aboutit à la double constitution d’un formalisme et d’un

empirisme. Les deux doctrines sont en réalité solidaires, parce que la continuité qui

prolongerait l’action constituante du sujet jusque dans l’intimité de l’objet a été

détruite (I, 64-65)

Enfin, j’aime beaucoup la page que vous avez consacrée à

« l’engendrement indéfini des objets » dans ce que vous appelez « le champ

thématique », page qui éclaire si bien la thèse exposée par vous au congrès sur la

même question (I, 177) - et je souscris volontiers à des formules telles que celle-ci :

« Comprendre est en attraper le geste, et pouvoir continuer ». « Abandonné le

primat des catégories injustifiables, il ne reste qu’une dualité de droit, impossible à

actualiser, puisque l’imprévisibilité de la synthèse est la définition de son

existence » (I, 178). Enfin, nous retrouvons un peu plus loin votre théorie de la

contradiction : ce n’est que « l’expérience d’un échec (impossibilité

d’accomplissement d’un geste prévu par la conscience inadéquate) » (I, 180).

Vos conclusions, dans votre thèse complémentaire, ne sont pas moins

heureuses. J’en retiens par exemple que « nombre, fonction, ces actes intuitifs de

l’esprit sont des instruments qui se forgent eux-mêmes, car rien n’existe avant

eux » (II, 138) - que « ce n’est pas le bon ordre qui est préalable au nombrement,

mais le nombrement au bon ordre » (II, 139-140).

Je ne ferai des réserves que sur le texte suivant : (I, 180) « En second lieu,

abandon de tout a priori ». Je n’admettrais cette formule, et seulement dans

certaines limites, que si l’on entendait par a priori une possibilité de définir ne

varietur et de canaliser pour toujours le jeu des opérations. Mais a priori doit, à

mon avis, s’entendre de tout processus centrifuge où l’esprit agissant se retrouve et

s’aperçoit nécessairement comme loi agissante. Même si une opération est

dépassée par une autre, est la cause occasionnelle d’une autre, elle a la valeur, pour

nous, dans sa sphère, d’une loi éternelle qui la rend indéfiniment reproductible, et

elle n’est pas réductible à un simple événement. Je crois donc qu’il ne s’agit ici

entre vous et moi que d’une différence de terminologie.

Et voici maintenant, pour confronter nos thèses, quelques points que je

vous signale de ce que j’ai dit ou écrit ; vous pourrez juger vous-même de

l’étendue de notre accord.

Expliquant à Toulouse l’Analytique transcendantale, je me suis exprimé au

sujet du schématisme de la façon suivante : « Cette idée d’entendement

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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transcendantal, constructeur, est tout à fait essentielle dans le kantisme ; c’est elle

qui se traduit en réalité dans la doctrine du schématisme qui n’a de sens que par

elle et en est en réalité l’expression. Qu’est-ce en effet que le schématisme, si ce

n’est le prolongement de la puissance constructive de l’entendement dans le

domaine de 1’imagination, prolongement qui se traduira finalement par la

constitution de l’image et par l’incorporation de la sensation ? Un texte de Kant

nous montre d’une manière très nette la série des plans successifs sur lesquels se

réalise ainsi l’opération constructive : la catégorie de quantité, dit-il, cherche son

point d’appui dans le nombre, et le nombre, à son tour, dans les doigts ou dans les

grains de corail de la table arithmétique. Ainsi il n’existe aucune solution de

continuité entre la puissance opérante et son dernier point d’aboutissement ;

l’image n’est possible que par le schème qui en fournit le dessin et la structure ; de

telle sorte que, sans lui, elle ne serait pas.

Il importe de bien insister sur cette importance du schématisme, beaucoup

de théories philosophiques modernes et de théories de la science se montrant

incapables d’aboutir, parce qu’elles y ont explicitement ou implicitement renoncé.

Les mathématiciens contemporains mettent une certaine coquetterie à s‘affranchir

de la philosophie kantienne des mathématiques, affranchissement qui correspond

chez eux à une négation de l’appel à l’intuition dans la constitution de cette

science ; ils prétendent poser leurs principes premiers in abstracto, con-

ventionnellement, et indépendamment de toute signification intuitive déterminée.

Une telle prétention est en elle-même insoutenable; sa réalisation équivaudrait en

réalité à la négation de toute pensée ; on ne peut penser des signes sans se référer à

ce qui est signifié ou sans introduire au sein des signes eux-mêmes des modes de

relation qui devront être pensés intuitivement. Penser ou penser intuitivement, cela

ne fait qu’un ; les seules différences qui peuvent exister sont des différences de

plan dans la réalisation de ces intuitions. Si je dis A est B, il faudra de toute

manière que je donne un sens à la copule « est ». Le résultat, c’est que les

mathématiciens en question, rejetant le schématisme, au moins en principe,

refusant d’admettre une puissance constructive de l’esprit qui se réaliserait dans le

domaine imaginatif de l’intuition pure pour se prolonger ensuite, et ensuite

seulement, dans l’intuition empirique, sont obligés, au moment même où ils

prétendent affranchir l’esprit de toute contrainte et lui conférer une entière

autonomie, de revenir aux servitudes implicites de l’entendement logique. Il est

facile de voir que leurs prétendues règles conventionnelles, que leurs prétendus

axiomes posés ad libitum ne sont que des abstractions dans lesquelles on a négligé

du domaine intuitif tout ce qu’il a de particulier pour ne retenir que les caractères

communs ».

Sur les rapports de la possibilité constructive et de l’identité, comme sur le

progrès de la science en général et des mathématiques en particulier, j’aurais voulu

trouver des textes plus décisifs que j’ai certainement quelque part dans mes notes.

Comme je les ai cherchés en vain, je me contente de vous donner les suivants qui

sont, eux aussi, extraits de mon commentaire de l’Analytique transcendantale : « Si

nous examinons le système des rapports qui s’établissent entre l’objet construit et

le sujet constructeur, nous voyons que ce système se ferme en quelque sorte sur lui-

même, c’est-à-dire qu’il y a comme une convertibilité parfaite entre l’ensemble des

facteurs constituants et le résultat obtenu dans l’objet constitué. Cette convertibilité

parfaite a toujours été considérée comme l’idéal de l’intelligibilité ; elle l’était déjà

dans l’aristotélisme, et c’est elle également qui caractérise la connaissance intuitive

du troisième genre chez Spinoza ; elle correspond exactement ici dans le domaine

de l’Univers à ce qui se passe dans le domaine mathématique où le mouvement

d’un segment de droite autour d’un point fixe est exactement convertible avec le

Page 92: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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cercle engendré, et, également, le mouvement de rotation du demi-cercle autour de

son diamètre est exactement convertible avec la sphère qui en résulte. Or il est

facile de voir que cette convertibilité existe in aeternum, que la relation ainsi

conçue définit un possible intemporel absolument indépendant de toute question de

temps.

On pourrait, il est vrai, observer que cette convertibilité, ou, d’une manière

générale, cette relation intemporelle sujet-objet, valable in aeternum, indépendante

de toute question de temps, n’existe que dans les limites de la philosophie

kantienne, c’est-à-dire sous la condition d’admettre que la structure du sujet et du

monde qu’il engendre sont fixés ne varietur, exhaustibles et rigoureusement

déterminables. Il n’en serait pas ainsi, semble-t-il, si on admettait avec la

philosophie moderne de la science, que le monde se fait et se défait, qu’il n’y a pas

d’ensemble rigoureusement invariable, que la variation s’étend à l’Univers lui-

même, et non pas seulement à telle ou telle hypothèse limitée sur une partie des

phénomènes de cet Univers. Mais, en réalité, cette objection n’atteindrait pas

l’essentiel de la thèse précédente et ne changerait pas les traits fondamentaux du

fonctionnement de l’esprit. En effet, si l’Univers est maintenant considéré comme

variable, si on peut admettre que sa représentation correspond seulement à la

théorie actuelle la plus vaste et la plus compréhensive, théorie qui sera demain

remplacée par une autre, - si on peut même admettre qu’à un certain moment il y a

plusieurs théories qui se complètent et se juxtaposent, ce qui équivaut à dire qu’il y

a plusieurs Univers, l’important est de remarquer que le passage d’une théorie à

une autre ou l’admission d’une pluralité de théories reste de l’ordre rationnel.

C’est-à-dire qu’une théorie n’est pas dans son apparition un événement qui

relèverait de causes inintelligibles et qui ne se comprendrait pas lui-même dans sa

structure. Au contraire, la structure de la théorie apparaît toujours, dans ses facteurs

internes, comme empruntée aux moyens dynamiques de genèse de la pensée, à ce

qu’on pourrait appeler la substance de la pensée, et il en est de même du passage

d’une théorie à une autre; ce passage apparaît comme ayant son principe dans

l’autonomie du sujet. De telle sorte que le processus demeure toujours centrifuge,

sous quelque aspect qu’on l’envisage, et que le sujet demeure toujours le pôle

invariant d’où émanent ces visions d’Univers comme autant de fulgurations ».

« Cette distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques

est capitale au point de vue de la théorie de la connaissance, et au point de vue de

l’intelligence des mathématiques en particulier. Il est remarquable en effet que

toute démarche de la pensée suppose d’abord un acte de thèse ou de synthèse par

lequel l’objet, quel qu’il soit, dont on affirme ensuite l’identité avec lui-même ou

les caractéristiques internes, est donné. La thèse ou la synthèse précèdent donc

toujours l’opération d’identification ou d’analyse, bien que celle-ci ne soit pas

moins que la première indispensable. On peut s’en rendre compte en examinant

purement et simplement les opérations spirituelles fondamentales qui interviennent

dans la constitution du principe d’identité a est a ».

Suit une théorie des postulats et des axiomes fondée sur les remarques

précédentes et inspirée en partie de Renouvier.

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À Jacques Chevalier à propos de son livre La Vie morale et l’au-delà

1

20 mars 1938

Mon cher ami,

J’ai eu une heureuse surprise en recevant ton ouvrage La vie morale et

l’au-delà avec une aimable dédicace Je ne savais pas que tu allais publier tes

réflexions sur ces questions ; et, précisément, ces jours-ci, en consultant le livre de

Guillaume sur La psychologie de la forme, je m’étais dit qu’un travail sur « la

destinée humaine » serait fort utile dans la collection Flammarion. En somme, c’est

un travail de ce genre que tu viens de nous donner.

Je n’ai pas besoin de te dire que nous sommes d’accord sur l’essentiel,

c’est-à-dire sur l’impossibilité d’une vie humaine individuelle ou collective qui soit

véritablement humaine si l’on ne fait pas appel à une transcendance. Si elle ne

prend pas son point d’appui sur un au-delà. La personnalité humaine, incapable de

se justifier définitivement et de se défendre contre ses ennemis intérieurs et

extérieurs, passions ou contraintes, est condamnée nécessairement à disparaître.

Appuyée au contraire sur la transcendance qui lui fournit sa finalité, elle transcende

à son tour toute réalité quelle qu’elle soit, y compris l’ensemble des collectivités.

Dans mes leçons sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon » qui ont

paru dans la Revue des cours et conférences et vont être publiées en volume, j’ai

montré comment l’auteur de la République avait très exactement posé le problème

et s’était bien gardé de mettre jamais l’Etat au dessus de l’individu, contrairement à

ce que l’on croit et contrairement à ce que prétendent faire les régimes totalitaires.

Contre ces régimes et leurs dictateurs tu as d’excellentes formules, par

exemple p. 9 « Les dictatures ne se légitiment que comme un acheminement à la

restauration de l’ordre, qu’elles sont incapables d’assurer d’une manière durable ».

Tu dis très justement p. l5 : « Les cités humaines n’ont pas d’au-delà ; c’est en quoi

elles le cèdent aux individus qui en ont un, et c’est pourquoi elles n’existent, en fin

de compte, que pour lui » ; et p. 60 : « L’individu, ou plus exactement la

personnalité, est la marque propre et distinctive du règne humain... » ; p.

83 : « L’individu a sur les cités humaines le privilège d’être immortel, et, par 1à, il

les surpasse toutes, il vaut plus qu’elles toutes ».

Donc, nous sommes tout à fait d’accord sur ce point. Là où nous le

sommes moins, mais il ne s’agit peut-être que d’une différence de présentation,

c’est lorsqu’il est question de pensée réceptive et de pensée constructive ; il me

semble que tu parais bien souvent assimiler la raison humaine et l’arbitraire,

l’idéalisme objectif et l’idéalisme subjectif, le rationalisme kantien et

l’individualisme anarchique ou le libéralisme économique. Je ne suis pas séduit

comme toi par les mathématiciens réalistes qui régressent au-delà de la Critique de

la raison pure et nous ramènent à une conception de leur science dans laquelle

nous n’aurions qu’à faire l’inventaire d’une sorte de monde des essences (p. 24).

Que nos sensations canalisent notre pouvoir de construire adéquat en principe à

toutes les constructions possibles, je ne le nie pas, mais cela n’empêche pas la

forme temporelle ou spatiale de la construction de nous appartenir tout entière.

Aucune thèse qui hypostasie l’objet n’est admissible, car elle engendre les plus

1 Chez Flammarion

Page 94: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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insolubles contradictions (p. 25). Si notre pensée est mesurée, non mesurante,

j’avoue ne plus comprendre ce que c’est que la pensée, ni même pouvoir me figu-

rer comment encore nous en avons une (p. 30).

Je sais bien que Rousseau a eu une certaine influence sur Kant, mais il n’y

a rien de plus opposé que les deux systèmes du contrat social et du règne des fins.

L’idée d’une volonté qui créerait le droit par un décret arbitraire et fantasque n’a

rien à voir avec les conceptions kantiennes, pas plus que le droit de vivre sa vie et

autres histoires du même genre. Je ne puis accepter une assimilation même

lointaine entre Kant, d’un côté, Bentham et Mill de l’autre, pas plus que je ne puis

voir en lui un théoricien du libéralisme économique et de ses excès « exploitation

d’autrui sous le voile du contrat » (p. 68), alors que son principe fondamental est

que la personne humaine ne doit jamais être prise uniquement comme moyen.

Mon avis est que ton ouvrage rendra certainement de grands services, mais

qu’il faudrait plutôt annexer le kantisme que le combattre, étant donné qu’il peut

être un auxiliaire précieux et que ses méthodes ne conduisent pas du tout

nécessairement à certaines de tes conclusions, en apparence au moins, négatives.

Tu fais allusion, à propos de 1’individualisme, à l’obligation de partage

égal en matière de bien rural. Tu seras peut-être intéressé par le fait que, dès 1927,

après avoir réfléchi sur l’exode des campagnes, j’ai cherché et trouvé une solution

pratique pour retenir les fils des paysans à la terre. Je m’étais dit qu’on devait

trouver du problème une formule simple comme l’avait été celle des caisses de

compensation. Je la proposai à la fédération du Rhône du P.D.P.2 sous le nom de

carnet de travail. Elle fut adoptée à l’unanimité par cette fédération, puis par la

commission rurale du parti et par le Conseil national ; enfin, on me demanda de

rédiger une proposition de loi (exposé des motifs et texte) qui fut déposée au

Parlement. Je croyais l’affaire enterrée. Or voilà qu’elle revient sur l’eau3, que le

projet est repris à la Chambre où il a pour rapporteur Martel, que les chambres

d’agriculture l’adoptent l’une après l’autre et que beaucoup en sont si enchantés

dans les milieux ruraux qu’ils croient de bonne foi l’avoir inventé, ce qui me force

à en revendiquer la paternité. J’ai demandé quelques exemplaires du texte ; je

pense qu’on pourra me les procurer, et je t’en enverrai un.

2 Parti Démocrate Populaire

3 Voici comment, l’année précédente, P.L.R. présentait ce projet à C.Bouglé (2 février

1937) : « J’ai… examiné différentes questions de caractère économique ou social,

notamment des questions agraires. J’ai cherché un moyen facile de retenir les jeunes

paysans à la terre et j’ai mis sur pied un projet intitulé « carnet de travail » qui a même été

déposé au Parlement. Dans l’élaboration de ce projet, j’ai tenu compte des différents

facteurs, psychologiques, économiques, techniques, qu’on doit toujours à mon avis prendre

en considération quand on traite un problème social. J’ai également utilisé certaines

ressources accidentelles de caractère administratif que des situations particulières mettaient

à ma disposition… »

Page 95: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 94

Á Rémy Collin

Cher Monsieur,

J’ai reçu votre ouvrage : Réflexions sur le Psychisme1, et je vous remercie

de cet envoi qui m’a fait le plus grand plaisir. J’ai lu ce travail avec beaucoup

d’intérêt, et j’y ai retrouvé cette clarté et cette précision que l’on remarque dans

toute votre œuvre, qualités qui n’appartiennent qu’à ceux qui sont en pleine

possession des questions qu’ils traitent. Je crois que votre exposé sera très utile aux

philosophes, non seulement dans le domaine biologique, mais encore dans celui

des théories de la matière en général. La manière dont vous avez condensé les

principales acquisitions de la science sur ces deux séries de problèmes m’a paru

fort heureuse.

Très importante me paraît également la distinction que vous avez faite

entre deux sortes de déterminisme. Ce terme est employé constamment dans un

sens équivoque ; en particulier, on croit qu’il y a déterminisme toutes les fois qu’il

y a prévision ou même simplement intelligibilité ; ainsi, on dit que l’homme est

soumis au déterminisme, sous prétexte que, si on connaissait son caractère, on

pourrait prévoir ses actions ; on oublie que le caractère est une idée directrice, une

production spirituelle, un fruit de la spontanéité, non un composé qu’on pourrait

ramener à un certain nombre de facteurs affectés de coefficients déterminés et dont

1a combinaison permettrait de le construire. En insistant sur l’intérêt de l’individu

comme centre déterminant de convergence, vous mettez en lumière une coupure du

même genre entre le domaine de la matière brute et celui de la vie.

Les réserves que je ferais concernent la partie proprement philosophique.

Naturellement, je ne puis vous les exposer en détail, les motiver solidement en

quelques lignes et remonter aux principes. Tout d’abord, je ne comprends pas ce

que peut bien signifier le mot « psychisme » là où il n’y a plus de conscience ; cet

en soi qui n’est plus un pour soi, mais qui agit cependant comme un pour soi peut

être un instrument imaginatif utilisable de représentation analogique, mais on ne

saurait lui conférer une réalité sans se heurter, je crois, à une contradiction

intrinsèque radicale. Le point de vue réaliste qui domine le chapitre II de votre

troisième partie ne sera pas, me semble-t-il, accepté par beaucoup de philosophes,

en dehors de ceux qui représentent la tradition scolastique ; hypostasier le monde

sensible, traiter l’objet comme une chose, je ne puis absolument pas l’admettre

après les preuves décisives apportées en sens contraire par la philosophie kantienne

et d’ailleurs confirmées par toute la théorie de la connaissance. J’en dirai autant de

l’empirisme qui domine le même chapitre et qui, d’ailleurs, ainsi que la chose a été

fréquemment mise en lumière dans l’histoire de la philosophie, est très étroitement

associé au réalisme correspondant. Enfin la doctrine de l’acte et de la puissance,

aussi bien que la théorie d’après laquelle les idées seraient des abstractions,

suppose la philosophie aristotélicienne qui n’a guère non plus, à l’heure actuelle,

de disciples que chez les scolastiques.

Mon impression très nette est que, ayant rencontré les aristotéliciens, vous

vous exprimez dans leur langage ; mais beaucoup d’autres philosophies

répondraient certainement aux faits que vous signalez dans le domaine de vos

études techniques et, en même temps, se montreraient plus acceptables pour ceux

1 Paris, Vrin, 1929

Page 96: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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qui ne croient pas beaucoup à la « philosophia perennis ». L’union entre

philosophes et biologistes est certainement très souhaitable, et on ne saurait trop

vous féliciter d’y avoir apporté une contribution précieuse. Je formule cependant

de nouveau, et je ne suis pas le seul, la crainte que je vous avais exprimée. Si

l’union se fait entre les biologistes et des doctrinaires qui, malgré le bruit qu’on a

essayé de faire autour d’eux, ne sont que des isolés dans le courant de la pensée

philosophique, il est à craindre que le rapprochement ne constitue un éloignement,

et, au lieu de favoriser la liaison, n’arrive à la rendre plus difficile.

Page 97: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Armand Cuvillier à propos de son Introduction à la Sociologie

1

21 avril 1937

Mon cher ami,

J’ai pu, ces derniers temps, lire ton ouvrage sur l’Introduction à la

Sociologie. Je te félicite de ta documentation abondante, de ton érudition

impressionnante et de la clarté remarquable de ton exposition. Décidément, quand

on songe à l’effort que tu as déjà fourni pour élaborer ton manuel, on ne peut que

t’admirer sans réserves.

Du point de vue du fond, on ne saurait trop approuver l’insistance que tu

mets à affirmer qu’entre l’homme et la Nature il n’y a pas de déterminisme

unilatéral, mais une interaction, - et une interaction telle qu’un des deux termes est

une idée, une représentation, au lieu d’être un simple fait qui engendrerait en

quelque sorte à son tour mécaniquement un nouveau résultat. Tu professes en

somme, et je suis d’accord avec toi, que la société agit, non pas seulement comme

un déterminant a tergo. mais par l’intermédiaire de la représentation que l’homme

s’en fait. J’ai dit souvent de mon côté que la race, la famille et autres réalités de

caractère biologique ou social, si on devait dans une certaine mesure leur conférer

une réalité sur laquelle l’individu était appelé à réfléchir, réalité qui devait, en tant

que telle, posséder par elle-même une certaine puissance opérante, agissaient

surtout dans la mesure où elles étaient intégrées à la vie psychologique. En d’autres

termes, ce qui est efficace, c’est moins la race que l’idée de la race, c’est moins la

famille que l’idée de la famille. Je suis d’accord avec toi également pour

reconnaître le mouvement de progression provenant du dialogue qui s’institue entre

l’homme et la Nature par l’intermédiaire de la technique, celle-ci transformant le

milieu dans lequel l’homme est appelé à vivre, et la transformation de ce milieu

suscitant chez l’homme de nouveaux besoins ou de nouvelles idées. Tu attribues à

Karl Marx le mérite d’avoir insisté sur tous ces points. Ce ne sont pas là, sans

doute, des idées qui lui appartiennent en propre. En tout cas, s’il n’avait professé

que celles-là, nous pourrions être facilement d’accord.

Malheureusement, l’admission commune du schème général que je viens

d’esquisser ne suffit pas à procurer une concordance effective dans les théories

adoptées. Rien n’est encore en effet défini par là, et il s’agit de préciser la situation

fondamentale respective des termes de l’interaction, ainsi que les modalités de

cette dernière. Tu as paru admettre, avec Marx, un certain développement

autonome des idées, par exemple, une évolution vers une cohérence logique interne

dans le domaine juridique, mais quel est le rapport originaire qui existe entre ce

que M. Brunschvicg appellerait l’événement et le jugement ? Faut-il placer sur le

même plan les phénomènes du monde extérieur et les décisions de l’intelligence ?

L’idée est-elle une résultante ou une réplique ? Est-elle le produit d’une

spontanéité, d’un processus centrifuge, ou surgit-elle comme une vague qui

apparaît à un moment et disparaît à un autre ? Y a-t-il une loi intelligible de

l’apparition des idées ? Recèlent-elles un principe interne de justification ? Y a-t-il

entre elles, dans leur succession même, dans leur enrichissement, dans leur progrès

une continuité rationnelle, ou bien sommes-nous condamnés à assister à leur

remplacement les unes par les autres comme à autant d’inintelligibles coups

1 Paris, A.Colin, 1936

Page 98: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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d’Etat ?

Un idéal ne saurait être évidemment objet de possession immédiate au sens

chronologique du mot ; l’esprit ne prend conscience de sa destinée qu’au contact

des faits, ces faits pouvant d’ailleurs être des phénomènes internes, idées ou

sentiments, des phénomènes mixtes comme des actions ou des phénomènes du

monde extérieur, - et cette prise de conscience suppose ce dialogue dont nous

parlions tout à l’heure, la représentation d’un fait, et, à plus forte raison, l’action

sur lui entraînant dans ce fait une transformation ou un enrichissement qui pose à

l’esprit une nouvelle question. Mais cela n’implique nullement l’inexistence d’un

principe invariant de transformation, d’un pouvoir judicatoire qui définit

intemporellement chacun de nous, et, au-delà de nous, d’une valeur suprême qui

constitue pour tous les individus un principe ultime d’unification. Il est

incontestable également que nous sommes automates autant qu’esprits, comme le

disait Leibniz, et que le complexe psychologique et social est toujours un

compromis entre le déterminisme mécanique et l’ordre rationnel. Mais,

précisément, la tâche préalable de toute sociologie, de toute psychologie n’est-elle

pas de discriminer les deux termes et de ne pas confondre, par exemple, la

prévision qui s’applique aux actes d’un saint avec celle qui concerne ceux d’un

sauvage ou d’un enfant ? Aussi ai-je été un peu étonné que, dans ta revue

impressionnante des sociologues, tu n’aies pas fait une place, et une place

importante, à Cournot2. Encore, dans le domaine rationnel, y aurait-il lieu de faire

une nouvelle distinction entre le rationnel proprement dit et le logique, entre le cas,

s’il existe, où l’homme détermine son propre idéal, où la valeur se pose comme un

absolu, comme le principe d’une autoréalisation, et le cas où la raison est mise au

service des penchants d’origine purement empirique qui ont leur source dans

l’expérience du plaisir et de la douleur, cas dans lesquels, pour reprendre une

expression de Kant, la raison joue seulement le rôle d’un intendant.

Naturellement, sans que je puisse entrer suffisamment dans le détail, la

méthode, et, plus exactement l’esprit de la méthode se trouverait influencé par la

solution que l’on donnera aux problèmes précédents. Nous sommes d’accord pour

dire que la science doit atteindre l’universel, l’intemporel, le typique (p. III), mais

quelle est l’essence véritable de l’objet qu’elle doit ainsi viser et comment peut-elle

y parvenir ? S’il y a de la logique, de la rationalité, disons simplement de la

spiritualité dans les comportements individuels et sociaux, on pourra saisir

immédiatement l’universel dans le singulier, comme le fait Descartes dans le

cogito, comme le fait d’une manière générale le mathématicien; une monographie

pourra être révélatrice, et la méthode comparative ne sera qu’un instrument de

contrôle. Au contraire, si les comportements en question sont irrationnels par

nature, si l’on ne peut espérer trouver en eux que des constantes dont les termes

n’ont aucune relation intelligible, la méthode comparative aura une valeur absolue

de révélation, et constituera notre seul instrument de découverte.

2 Cf dans une lettre à Souriau sur les auteurs à consulter par les candidats à l’agrégation :

Cournot et Hauriou. « Je considère que ces deux derniers ouvrages ont une valeur

exceptionnelle pour tout ce qui concerne la morale sociale et civique ».

Page 99: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Paul Decoster Professeur à l’Université de Bruxelles

11 Décembre 1937

Monsieur et cher Collègue,

Je suis véritablement confus de ne pas vous avoir remercié plus tôt de votre

aimable envoi1, mais j’ai été très occupé au début de l’année scolaire par la

correction de plusieurs mémoires, et, d’autre part, je ne voulais pas vous écrire

avant de vous avoir lu avec toute l’attention que mérite votre travail.

La lecture de cette œuvre si intéressante, si riche dans son contenu et si

élégante dans sa forme malgré la difficulté du sujet, m’a tout à fait captivé. J’ai

admiré en particulier votre compétence musicale et la science avec 1aquelle vous

parlez des maîtres du domaine des sons.

Vous m’avez dit, je crois, après avoir pris connaissance de ma

communication au congrès international de philosophie, que nous avions des

préoccupations communes. C’est aussi ma conviction. Les problèmes de

1’inconditionné, des rapports de la pensée et du sujet, de l’immanence et de la

transcendance, sont les objets de nos méditations. Et l’on trouverait cette

convergence de recherche sur des points plus particuliers, par exemple quand vous

examinez les rapports du synthétisant et du synthétisé, et quand vous soulevez la

question de savoir si le second peut ou non, à un autre point de vue, être considéré

lui-même comme synthétisant, et, par conséquent, comme un acte subordonné à un

acte supérieur. J’ai signalé cette difficulté à propos de Kant, quand j’ai examiné si

l’entendement appliqué reste un entendement, et, à propos de Spinoza, quand j’ai

insisté sur le caractère ambigu du mode. Mêmes observations sur les rapports de la

conversion et de l’opinion. Ces termes, si je ne me trompe, correspondent assez

exactement, chez vous, à ceux de philosophie et de philodoxie dans le Platonisme,

et je me suis demandé, précisément à propos de l’auteur de la République, si on

devait considérer qu’il y avait chez lui une coupure complète entre ces deux

dispositions d’esprit, la sensibilité au beau devenant alors inexplicable chez le

philodoxe et l’ascension dialectique elle-même, à partir de cet impressionnisme,

devenant impossible.

Mais entrons dans l’essentiel de la doctrine. Je suis d’accord avec vous

pour admettre 1’identité de l’inconditionné avec l’acte qui, pour moi, constitue le

seul être authentique, - d’accord également pour reconnaître que, dans l’acte, on

transcende l’opposition de la contingence et de la nécessité, - d’accord encore pour

affirmer qu’un acte ne peut se traduire que par un acte et que la particularisation

comme telle, ce que, de mon côté, j’appelle souvent une incarnation, est une loi

nécessaire de l’acte qui ne peut être saisi que dans cette opération. J’ai vivement

goûté ce que vous écrivez sur le caractère elliptique de la révélation que nous

apporte toute synthèse réalisée, - sur l’opposition que vous marquez entre le

moment situé dans le temps et le moment générateur du temps (ce que j’appelle de

mon côté instant mathématique et instant dynamique), – sur le caractère relatif à

une détermination particulière qui paraît présenter toute prise de conscience de

l’unité originaire, - sur le rôle que joue l’évocation mnémonique d’une pluralité de

déterminations dans la conscience de cette unité déterminante, - sur l’absence de

1 De l’Unité métaphysique, Bruxelles, Lamertin, 1934

Page 100: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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relation chronologique effective entre le constituant et le constitué, - sur les

rapports de la mémoire et de la position de 1a personnalité, soit en moi, soit dans

les autres, - sur la limitation de l’opposition entre l’immanence et la transcendance.

Même quand je ne souscris pas entièrement à vos thèses, j’apprécie tout

particulièrement la finesse de vos analyses.

Voici, je crois, les points sur lesquels nous trouverions des divergences

entre vos conceptions et les miennes. Je ne crois pas que l’on puisse poser une

pensée sans sujet ; dès l’instant qu’une pensée est posée comme telle, et, par suite,

comme initiative et autonomie, elle se confond pour moi avec le sujet, étant

d’ailleurs admis inversement que le sujet n’est pas une « chose en soi »

mystérieuse, mais, au contraire, simplement la pensée agissante. Je fais les mêmes

observations pour l’intériorité. Quelle différence peut-i1 exister entre la position de

l’intériorité et celle du sujet ? Mêmes observations encore pour la conscience. Vous

affirmez que les deux se distinguent; pour moi, je ne puis voir dans 1a pensée sans

conscience qu’une interprétation illégitime de faits qu’on croit ne pouvoir

comprendre autrement, exactement comme lorsque, pour coordonner les

phénomènes lumineux, on admet que la lumière est à la fois un corpuscule et une

onde, et c’est alors que j’applique rigoureusement les principes posés dans ma

communication au congrès.

A mon avis, l’unité déterminante, la totalité originaire, définit le sujet

comme tel et elle est objet de conscience immédiate dans n’importe quelle

détermination. Je ne considère donc pas comme définitive cette relativité de la

conscience à une détermination particulière dont je parlais tout à l’heure, - et

d’autre part, je n’admets à aucun titre que le principe originaire soit ici

impersonnel. Il est, au contraire, essentiellement personnel, - et, ce qui est

seulement contingent et imprévisible, c’est que l’expérience révèle ultérieurement

qu’il existe une pluralité de personnes, en second lieu, si je reconnais qu’il existe

un jugement posant, déterminant, constituant, dans lequel on peut s’installer pour

en dégager la forme générale qui est celle d’une relation entre le présent et

l’éternel, entre un constituant et un constitué (ce qui, si je vous ai bien compris,

correspond à ce que vous appelez l’immédiate médiation) je crois qu’il y a

également une autre espèce de jugement, dans laquelle le rôle du Verbe est

uniquement de traduire ou d’exprimer une relation concrète d’être à être, relation

qui n’est autre que celle de l’amour ou de l’aspiration.

Page 101: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Paul Decoster à propos du Règne de la Pensée

1

20 Mars 1939

Monsieur et cher Collègue,

J’ai lu avec un grand plaisir « le Règne de la Pensée », comme je l’avais

déjà fait pour « l’Unité métaphysique ».

J’ai été très intéressé par toute votre première partie où vous mettez en

lumière l’unité de la méthode et de la démarche même de la pensée. Il y a là une

série d’excellentes formules : « La forme y est identique au contenu et la lettre y

doit répondre à l’esprit : pensée novatrice et vision synthétique sont non plus en

raison inverse, mais en raison directe l’une de l’autre… Il est un romantisme

éternel qui se plie sans contrainte aux disciplines classiques… L’œuvre, l’auteur et,

au besoin, l’interprète, ne font qu’un… on ne constate pas la dénomination

intrinsèque, on la produit, on la crée. Mieux encore, elle se produit et se joue en

nous » (p. 11). Cela me fait songer à la manière dont M. Jankélévitch interprète le

bergsonisme ; mais tout le bergsonisme ne correspond pas à ce programme, et,

surtout, il tombe sous le reproche que vous lui adressez (p. 61) : « Le Bergsonisme

n’est que romantisme mâtiné d’empirisme ».

Toutefois, mon attention a été peut-être encore plus attirée par la façon

dont vous cherchez à nous montrer comment la pensée transcende le temps et toute

détermination finie. La p.51 amorce la solution du problème : « L’acte de pensée

engendre en chaque instant la pensée tout entière... La pensée se trouve à chaque

instant en présence d’une foule de pensées et connaît que, ne les ayant point

cherchées, elle eût pu cependant les produire, en sorte qu’elle se retrouve en elles

et leur confère de prime abord une signification positive, accordant à chacune un

accent original et une saveur distinctive… » - Quant à la solution elle-même, nous

la trouvons exposée p. 62-63 : « L’acte de l’esprit, gros de lui-même, à l’infini, et

qui se recrée à mesure qu’il s’affirme, est en quelque sorte par définition un acte

d’intuition… » La continuité et l’unité de la pensée naissent comme par magie

d’une action primitive qui se répand sans s’y perdre en une infinité d’actions

d’égale dignité… » Comment ne souscrirais-je pas à de telles formules quand j’ai

écrit moi-même dans les Recherches philosophiques de 1933-34 (p. 145-146) : « Il

est certain que le « je », étant le principe suprême de tous les rapports, étant

l’essence même de ces rapports dans la mesure où ils sont conçus sous une forme

dynamique, ne saurait être séparé de lui-même. Mais cette question n’existe jamais

que par suite d’une illusion. Les différentes opérations sont des actes, et ces actes

n’apparaissent comme des événements radicalement distincts que pour le pouvoir

réflexif qui les prend comme objets ou pour une conscience mutilée qui les prend

comme origines de l’activité qu’elle prétend saisir. En elles-mêmes, les opérations

sont tout autre chose que des événements et se rattachent directement au pouvoir

originaire de la pensée, sans considération de l’interruption temporelle qui, en fait,

ne 1es affecte pas intrinsèquement. Si j’ai cessé de penser et si je me remets à

penser, je revis, je reconstitue, dans son indivisibilité et en me replaçant à la source

d’où il émane, le mouvement que je prolonge.

Et, même si je ne le reproduis pas intégralement d’une manière analytique,

1 Bruxelles, Lamertin, 1938

Page 102: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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sous forme de discours, je n’en éprouve pas moins que la partie dont j’énumère les

termes relève d’un ensemble qui appartient, comme système susceptible d’être

déployé, à l’unité dernière de la conscience. Ainsi, toutes les fois qu’il pense, le

sujet prend son point d’appui sur lui-même, il se place au-delà et en arrière de ses

diverses représentations, dans cette unité qui, principe de toute reconnaissance, n’a

pas à être reconnue, et il redevient l’absolu parce qu’il l’est éternellement…

Toute activité implique un invariant éternel et une multitude indéfinie de

réalisations. Or, comme il s’agit d’activité, l’invariant ne peut être qu’une essence

dynamique, un acte originaire, et non un objet de contemplation statique, tandis

que les réalisations, toujours et précisément parce qu’il est question d’activité,

doivent être à leur tour considérées comme des actes subordonnés. Acte originaire

et actes subordonnés se révèlent corrélativement dans une même conscience, qui

atteint ainsi l’éternel dans chacune de ses manifestations. L’éternel n’est pas

derrière nous ; il est entièrement à notre disposition à tous les moments de notre

existence et il renaît, pour ainsi dire, avec chacun de ces moments, car il est nous et

nous sommes lui. »

Voilà pour les convergences. Voici maintenant quelques indications de

divergences. La principale consiste dans le fait que déjà, dans cet ouvrage, vous

distinguez la Pensée et le sujet pensant, définissant en somme ce dernier par la

prise de conscience progressive de la première. Pour moi, au contraire, les deux

termes corrélatifs, non isolables l’un de l’autre, constituent précisément le sujet

comme tel ; pas d’opération sans loi, et pas de loi sans opération. En second lieu, je

ne serais pas disposé à accorder à la joie l’importance que vous lui attribuez. Que

la spontanéité créatrice soit accompagnée de ce sentiment, je le reconnais ; que ce

dernier puisse être appelé, comme le respect de Kant un sentiment spontanément

produit, je l’admets encore ; mais je ne pourrais lui reconnaître la valeur d’un

critère. Je craindrais de retomber dans l’empirisme. Je ne saurais l’envisager que

comme une conséquence. Qu’avons-nous besoin d’un signe quand nous sommes à

l’intérieur du signifié lui-même ? Enfin, je vous trouve bien sévère pour la Critique

de la raison pratique. Plus j’approfondis la question, plus j’admire, au contraire,

l’exactitude de la position kantienne. Il ne s’agit certainement pas ici d’une

rallonge. Kant a vu que l’impératif (entendons-le, d’ailleurs, d’une manière plus

large que lui-même) était une réalité dernière, qu’il constituait l’exigence ultime

qui définit ce que nous pouvons atteindre de plus profond, ce au delà duquel il n’y

a rien ; - et que cette exigence était déterminante d’être, qu’elle entraînait la

constitution d’un système métaphysique que nous ne pouvons rejeter sans renoncer

à l’exigence elle-même, c’est-à-dire au fond sans admettre qu’il n’y a pas de

destinée. Or, le postulat qu’il y a une destinée est l’option fondamentale. Il faut

bien qu’il y ait quelque part une telle option, sinon il n’y aurait ni moralité ni

liberté. Platon ne raisonnait pas autrement, quand il parlait de l’Idée du Bien qu’il

posait, lui aussi, comme une exigence. Les hommes, disait-il, savent tous que, sans

elle, aucun acte ne pourrait être qualifié et que l’utile humain ne saurait être défini.

Page 103: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Jean Delvolvé

À propos de son livre : De la matière en général et plus particulièrement de la

matière noétique1 2

11 Octobre 1939

La thèse dominante de votre livre est, en somme, celle que 1’on trouve

chez Platon dans la collaboration de la matière et de l’Idée, chez Aristote dans celle

de la forme et de la matière, et chez un grand nombre d’autres penseurs, thèse, pour

ainsi dire spontanée, naturelle, qui consiste à admettre un dualisme entre une

matière et une puissance organisatrice.

Vous déclarez d’ailleurs nettement que cette théorie est empruntée à la

conscience directe de l’artificialisme humain et que c’est à partir de là qu’elle est

ensuite utilisée pour éclairer la Nature. L’originalité de votre point de vue consiste

surtout dans le fait que vous envisagez la matière sous une forme tout à fait

spirituelle, ou, si vous préférez, intellectuelle, et cela pour deux raisons

différentes : d’abord cette matière vous apparaît, semble-t-il, comme un mode de

représentation, et non point comme une réalité proprement dite; elle est la

traduction dans notre esprit d’une action qui nous échappe. En second lieu, la

matière en question, qui se ramène à un réseau de déterminations idéales, constitue

le cadre de l’action d’un principe qui, par lui-même, serait susceptible d’agir à

l’infini, mais qui se trouve canalisé par ce réseau.

La thèse ainsi exposée est développée sur les plans successifs de la

physique, de la biologie et de la sociologie. Sur ce thème fondamental viennent

broder des thèmes secondaires, par exemple l’introduction, à partir du domaine

biologique, d’une matière qualifiée de para ; c’est celle qui constitue comme une

sécrétion, comme une production externe, telle la cellule de l’abeille, telle la

matière sociale sous toutes ses formes dans l’humanité.

Les positions ainsi indiquées appellent les observations suivantes :

a) La matière est considérée comme quelque chose d’idéal et, en somme, comme

un mode de représentation. Mais alors se présente la question de savoir quels

sont les éléments constitutifs de ce mode de représentation et quelle en est

l’origine. C’est là un des éléments essentiels du problème critique.

b) Puisque cette matière est le mode de représentation d’une action inconnue,

encore faut-il que cette action se traduise par un effet qui, en lui-même,

demeure inconnu. Mais alors quel est cet effet ?

c) Dès lors, n’existe-t-il pas une certaine confusion dans la conception de la

matière ? Tantôt celle-ci est considérée comme le phénomène de l’action, au

sens kantien du mot, c’est-à-dire comme la manière dont la chose nous

apparaît. Le phénomène est donc une représentation. Tantôt, au contraire, la

matière est regardée comme un naturé relativement à un naturant, c’est-à-dire

qu’elle a la consistance d’un dérivé relativement à un dérivant.

1 Boivin

2 Indication manuscrite de P.Lachièze-Rey, mentionnée sur le double : « cette lettre n’est

pas textuelle ».

Page 104: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 103

d) Quel effet peut-on attribuer à la cause inconnue ? Nous venons de voir que cet

effet, considéré sous la forme précédente, était inaccessible, et nous ne

pouvons en aucune manière ni en poser réellement l’existence ni en déterminer

la nature. Mais en revanche, il y a un effet dont nous sommes certains, c’est la

sensation. Et, conformément au kantisme, la matière devient notre mode de

représentation de la Setzung (position) de la sensation en nous, ce que Kant

appelle le phénomène d’un phénomène.

e) Il est parfaitement vrai que, si nous voulons nous représenter l’action que nous

sommes obligés de supposer corrélative aux effets, nous sommes tenus de le

faire par analogie avec ce qui se passe en nous. Mais alors il nous faut

introduire dans cette action les conditions de l’intériorité et de la conscience.

Nous ne pouvons en aucune manière nous permettre, après avoir posé au

sommet l’ensemble des conditions de l’intériorité consciencielle, d’opérer par

dégradation, de faire évanouir la lumière et d’introduire une activité sans

conscience qui resterait cependant un organisateur plastique.

f) Il importe de remarquer qu’il y a effectivement deux plans d’activité, un plan

idéal et phénoménal du comme si - (et, dans le domaine de la perception,

comme dans celui de la science, c’est la matière, au sens où vous l’entendez,

qui sert de cause et qui est traitée comme telle parce que, effectivement, l’objet

matériel a été précisément construit par nous pour remplir ce rôle). Le second

plan appartient à l’ontologie, mais alors l’activité reste, pour le moment, un X

inconnu.

g) Si nous maintenons les conditions qui sont nécessaires à l’intériorité

consciencielle, nous ne pouvons admettre qu’une cause supérieure à la

conscience humaine.

h) L’organisateur humain peut être envisagé comme immanent parce que,

précisément, la matière, ici, est purement idéale ; mais, si nous adoptons votre

position, nous arrivons aux résultats suivants : - ou bien nous maintenons une

idéalité à la matière et alors elle n’est qu’un mode de représentation humain

qui correspond uniquement à un mode d’action inconnu ; - ou bien la matière

existante est ce qui correspond à cette matière idéale et on ne peut admettre une

immanence de la cause première à une telle matière. Nous exprimerons cela en

répétant ce que nous avons dit ailleurs : Dieu est cause de nos sensations, mais

il ne nous apparaît pas sous la forme de nos sensations.

i) En fonction des observations précédentes, nous considérons qu’on ne saurait

admettre qu’une doctrine monadique.

j) Mais que de cette doctrine monadique doit être rigoureusement exclu le

principe : omnia quanquam diversis gradibus animata sunt.

k) Si la matière n’est qu’un mode de représentation, il va de soi que nous ne

saurions jamais communier qu’avec nous-mêmes. Nous ne pouvons que

répéter, à propos de votre ouvrage, ce que nous avons déjà dit à propos de ceux

de Bergson et de Blondel : toute prétention de communier avec les forces

mêmes opérantes relève, à notre avis, d’un illusionnisme romantique.

Les observations sur l’organisateur biologique sont particulièrement

intéressantes, mais je souscrirais difficilement aux considérations qui tendent à

conclure en faveur d’un optimisme cosmique. Quant au terme de

« représentation », n’est-il pas employé par vous successivement pour désigner de

Page 105: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 104

simples notes constatées du dehors ou des aptitudes supposées dans un sujet

représenté, - et des représentations effectives conscientes dans le sujet même qui en

est le siège ?

La dernière partie du livre renferme des idées pénétrantes et finement

présentées sur le rôle des différentes matières sociales dans les domaines de la

technique pratique, des institutions, de l’art et de la religion.

Page 106: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 105

À Joseph Dopp

À propos d’un compte-rendu à paraître dans la Revue Néo-scolastique1

Cher Monsieur,

Si je vous ai envoyé le recueil de mes conférences sur le Moi, le Monde et

Dieu, c’est que j’avais particulièrement apprécié le compte-rendu que vous aviez

fait de mon Idéalisme kantien. J’avais admiré la précision de votre analyse et

l’exactitude avec laquelle vous aviez su, en ces quelques lignes, aller directement à

ce qu’il y avait d’essentiel dans mon travail. Je vous remercie vivement de vouloir

bien présenter l’ensemble de mes idées aux lecteurs de la Revue Néo-scolastique et

je vous suis reconnaissant d’avoir consacré à rédiger ces pages un temps qui doit

être précieux.

Je ne vois rien à rectifier dans votre interprétation qui, d’un bout à l’autre,

est parfaitement juste. Je vous signalerai seulement (p. 7) que je n’ai pas envisagé

la question de la construction des odeurs, des saveurs et des sons, etc... mais la

construction d’objets correspondant à ces sensations. De plus, l’examen de ce qui

se passerait si notre vision normale était portée à l’échelle de la vision microsco-

pique constitue non pas une illustration de la thèse précédente, mais un argument

nouveau, de telle sorte que la traduction de ma pensée voudrait : « Qu’on imagine

d’autre part… » -et non « Qu’on imagine, par exemple… ».

Je suis très heureux que vous ayez formulé quelques objections qui

permettent de mieux situer les positions respectives de votre philosophie et de la

mienne. Il ne peut en résulter qu’une compréhension réciproque plus complète, et

l’importance des points de convergence en est, par ailleurs, beaucoup mieux mise

en lumière.

Votre critique principale vise, il me semble, les arguments que j’ai

développés contre le réalisme. Vous considérez qu’ils n’atteignent celui-ci que

sous sa forme matérialiste, et qu’ils supposent une métaphysique de caractère

conceptualiste. Si je comprends bien l’objection, elle consiste à soutenir que les

antinomies signalées n’existent que relativement à nos modes de représentation des

choses, mais non relativement à ces choses elles-mêmes. C’était déjà la thèse que

soutenait Spinoza contre les arguments de Zénon, et c’est également la thèse

bergsonienne. Les savants d’inspiration réaliste prétendent également que l’onde et

le corpuscule ne sont que des expressions d’une réalité plus profonde constituant la

nature de la lumière. Mais j’avoue ne pas pouvoir souscrire à cette théorie, parce

que le réalisme me paraît nécessairement enfermé dans un dilemme : ou nous

hypostasions le représenté de nos concepts en doublant pour ainsi dire ces derniers,

-et c’est contre cette forme de réalisme que sont dirigés mes premiers arguments,

lesquels n’ont rien de bien nouveau, ou nous admettons qu’à nos sensations et à

nos concepts correspondent des choses qui en diffèrent; mais alors que peuvent être

ces choses, et que pouvons-nous en affirmer ? Au point de vue purement pratique

de la constitution de l’expérience, elles sont tout simplement un X de référence,

qu’il s’agit de déterminer de la manière la plus efficace pour la coordination de nos

sensations; mais, au point de vue métaphysique de la réalité absolue, nous sommes

en droit de nous demander à quelles conditions un réel est possible. Or, il me paraît

évident, à la fois sur le terrain de la théorie de la connaissance et sur celui de

1 Revue Néoscolastique de Philosophie, nov. 1935

Page 107: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 106

l’ontologie, qu’on ne saurait poser un en soi qui ne serait pas un pour soi ;

autrement dit, je considère la conscience comme la condition transcendantale de

l’Etre, et je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. J’ai dit un mot sur la

question au bas de la p. 71 (tirage à part). Cette nécessité de la conscience a été

nettement aperçue par Leibniz, et elle est la raison d’être du monadisme. Mais,

comme je l’ai également écrit p. 47, je ne saurais souscrire au principe : omnia,

quanquam diversis gradibus, animata sunt. Cette idée d’une dégradation de la

conscience, dans laquelle les conditions intrinsèques de cette dernière ne sont point

prises en considération, dans laquelle on oublie de tenir compte de la

complémentarité nécessaire des différents facteurs de la pensée pour qu’elle soit

une pensée, me paraît être à rejeter. C’est pourquoi je refuse à l’animal non

seulement la raison, mais même la sensation. C’est pourquoi également je ne

saurais me rallier à la théorie de l’analogie que vous invoquez dans les dernières

pages, et qui me paraît se rapprocher beaucoup de la conception de Leibniz, au

moins dans son esprit. Il est bien entendu, d’ailleurs, que ce rejet ne s’applique

qu’à un usage de la théorie dans un sens descendant, en tant qu’elle prétendrait

nous faire pénétrer dans le domaine de la matière et de la vie.

Vous faites allusion p. 2 à mon interprétation du Platonisme. Cette

interprétation sera développée dans un article sur la conception platonicienne de

l’Idée qui paraîtra prochainement.

P. 3 Vous écrivez : « Cette thèse étant, dans sa partie négative.... » ; je

réponds que la forme structurale de distribution et d’organisation, telle qu’elle

apparaît comme immanente à ces opérations, ne peut être référée au moi

constructeur. L’espace et le temps, par exemple, sont-ils également des milieux de

l’opération divine et ce qu’on pourrait appeler les cadres spirituels de la création,

comme Leibniz semble l’avoir parfois admis et comme Descartes l’affirme dans les

Principes ? Il nous est loisible de le supposer - sauf discussion -, mais nous ne

saurions en fournir aucune preuve décisive.

P. 4-5. Mes souvenirs de Saint Thomas sont peut-être inexacts, mais il me

paraît que, si je suis ici très proche de l’inspiration d’un auteur sacré, c’est bien

plutôt à Saint Augustin qu’il faut songer.

P. 5 « Il semble dès lors qu’il y a à l’autonomie du sujet des limites qu’on

ne peut perdre de vue ». - Autonomie ne veut pas dire arbitraire; le sujet est, au

contraire, à mon avis, un système structural posant. M. Brunschvicg reconnaît lui-

même qu’il y a des invariants, et que le nier en s’appuyant sur des variations

secondaires, c’est prétendre que, sous prétexte qu’on peut voir encore en enlevant

ses lunettes, on pourrait encore voir sans le secours de ses yeux. Or, j’admets

beaucoup moins de variations progressives de l’esprit que M. Brunschvicg. Ce

n’est pas moi qui verrais dans les géométries non euclidiennes une condamnation

du kantisme et une preuve que l’espace euclidien n’appartient pas au domaine des

puissances originaires de l’esprit humain. Se poser dans le temps, se poser même

comme passif est une loi du sujet entre plusieurs autres. J’ai fait un cours entier sur

« l’autoposition du moi passif ». Vous trouverez une brève indication de mes

conceptions sur ce point dans l’Idéalisme kantien p. 163-179 et p. 206-207.

P. 6 « Nous croyons cependant que l’auteur... » Vous avez très exactement

interprété ma pensée. Je ferai seulement cette réserve que la construction de notre

univers spatio-temporel est un éternel possible, une réalité positive. Je ne souscris

pas aux affirmations d’un petit livre qui m’a été envoyé récemment, et dans lequel

l’auteur prétend que 1’éternité entraînera la suppression de la mémoire et celle de

Page 108: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 107

la représentation des événements que nous aurons vécus dans le temps.

P. 7 « Dont on ne peut pas dire qu’elle soit le fait de l’esprit pur... » Oui, si

par « esprit pur » on entend le moi. Non, si sous ce terme on suppose également

Dieu. Sur la manière dont il faut, à mon avis, concevoir la motricité sans

l’intermédiaire d’une « chose en soi » et non « pour soi » qui s’appellerait le corps,

j’ai esquissé une réponse dans les Recherches Philosophiques p. 133 (note).

P. 8 « L’antinomie et.... » Sans doute cette antinomie est-elle très

importante. Mais ce n’est pas elle qui joue, pour moi, un rôle déterminant dans

l’admission de l’idéalisme. Cette admission me paraît être suffisamment motivée

par ailleurs et en est indépendante.

P. 9 « Idée de la science » C’est à Platon que j’ai référé cette expression,

non à Kant (p. 53 en haut).

P. 13 « Cette argumentation un peu elliptique… » Le théisme ne peut faire

que le sujet ne soit pas un sujet; il ne peut affirmer le sujet en le dépouillant de ses

caractères essentiels. D’ailleurs, s’il agissait autrement, il ouvrirait les voies au

panthéisme (p. 69 note).

P. 18 Ce que vous appelez « esquisse d’une philosophie de la religion » est

destiné simplement à mettre en lumière l’accord de la révélation historique avec les

exigences d’une judication rationnelle, d’une reconnaissance d’initiative interne sur

la valeur même de cette révélation.

J’ajouterai aux observations précédentes que l’article des Recherches

philosophiques, comme l’opuscule sur Le Moi, le Monde et Dieu ne font

qu’exposer des thèses sous une forme très générale, et qu’il y aurait lieu de

poursuivre l’application de ces dernières pour en montrer la fécondité sur des

exemples particuliers. C’est ainsi, par exemple, que j’ai consacré un cours entier à

l’étude de l’activité spirituelle dans la sensation et dans la perception, spécialement

dans la localisation. Je ne sais encore si ni quand je ferai paraître ce cours qui fait

évidemment partie d’un édifice d’ensemble.

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 108

À Joseph Dopp

Louvain

Décembre 1937

Monsieur,

Je vous remercie de votre élogieuse appréciation2. Vous savez que j’attache

toujours le plus grand prix à votre opinion et que je n’oublie pas, en particulier, ce

compte-rendu si pénétrant de l’Idéalisme kantien qui fut le point de départ de notre

échange de correspondance, et je vous sais gré d’avoir présenté si favorablement à

vos lecteurs Le Moi, le Monde et Dieu3. Je regrette de n’avoir échangé que

quelques mots avec vous pendant le congrès international de philosophie, mais j’ai

été immobilisé presque constamment par la présidence de section, tandis qu’aux

temps libres j’étais accaparé par trois de mes enfants qui m’avaient accompagné

pour visiter la capitale et l’exposition.

Je recevrai volontiers votre tirage à part, qui me donnera sans doute le

plaisir d’avoir de vous une nouvelle dédicace. J’ai d’ailleurs déjà lu avec beaucoup

d’intérêt votre compte-rendu dans la Revue Néo-scolastique à laquelle je suis

abonné. Ne vous excusez pas de ne point avoir parlé de ma communication. Elle

portait sur une question de caractère assez particulier. J’avais cru, en effet, que

toute communication devait se rattacher plus ou moins directement au

cartésianisme. Si j’avais su qu’il pouvait en être autrement, j’aurais sans doute

choisi un sujet plus apte à mettre en lumière mon attitude philosophique.

Je suis très sensible à la demande que vous m’adressez une seconde fois de

collaborer à la Revue dont vous avez le secrétariat. Je trouve cette revue très bien

faite ; ses études critiques, ses chroniques et son répertoire bibliographique sont

remarquables, En les lisant, on est immédiatement mis au courant des orientations

philosophiques les plus diverses dans l’espace et dans le temps. C’est vous dire

que, si l’occasion s’en présente, je répondrai volontiers à votre invitation.

Je viens de publier, dans la Revue des Cours et Conférences, quatorze

articles sur Les idées morales, sociales politiques de Platon. En attendant qu’ils

paraissent en volume, je compte demander un tirage à part de la conclusion, et je

me ferai un plaisir de vous l’adresser.

Je réponds maintenant aux observations contenues dans votre lettre.

Voyant sans doute en moi un idéaliste impénitent, vous avez cru apercevoir dans

une étude sur le cercle cartésien un écho de mes tendances fondamentales.

Cependant, je ne crois pas les y avoir manifestées, et j’ai bien eu l’intention de

faire œuvre purement historique. En ce qui concerne, en particulier, l’argument

ontologique, vous semblez considérer que j’ai voulu substituer à cet argument une

preuve qui s’inspirerait des principes de ma philosophie. Vous m’écrivez en effet :

« Je vous avoue que je vous suis mal dans la démonstration de Dieu que vous

esquissez en remplacement de la traditionnelle preuve ontologique. Plus

exactement, je ne vois pas qu’il faille nécessairement faire appel à l’intermédiaire

de la « puissance de réalisation ». Vous admettez que nous atteignons, par

2 Cf une lettre de Joseph Dopp du 29 décembre 1939 remerciant P.Lachièze-Rey de son

étude sur le cercle cartésien 3 Cf Revue néoscolastique de Philosophie. Novembre 1935

Page 110: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 109

réflexion, le monde des puissances créatrices. Mais à l’intérieur de ce monde-là,

vous avez à appliquer un principe de hiérarchie, ou un principe de « pureté », assez

analogue à celui qui vous permet de reconnaître les divers degrés de « réalité »

dans les idées. Sans pareil principe, il vous serait interdit de transcender la

puissance de réalisation limitée qui vous est propre, ou qui vous est directement

accessible. En définitive, c’est donc ce principe de hiérarchie qui est le moyen

dialectique essentiel. Je ne vois pas pourquoi il est valable dans l’ordre de la

réflexion sur les activités constituantes, alors qu’i1 ne le serait pas dans l’ordre

objectif. Je persiste au contraire à penser qu’il est valable également dans l’ordre

réflexif, parce qu’il est trouvé vrai d’abord dans l’ordre objectif. C’est évidemment

l’éternelle option entre la pensée réflexive qui définit votre idéalisme et la pensée

objective qui commande mon réalisme. Je ne connais personne qui l’ait mieux

précisée que M. Forest dans son Consentement à l’Etre ».

Ces lignes visent sans doute les pages 219-220 de l’article. Or, dans les

pages en question, j’ai simplement voulu dire ceci : Descartes a posé que dans les

idées claires et distinctes de mode et de substance était impliqué un certain mode

d’existence possible : l’existence in se ou l’existence in alio. Mais, d’autre part,

d’après sa philosophie même, cette possibilité est une impossibilité, tant que l’on

n’a pas fait intervenir l’idée de Dieu. En effet, pour l’auteur des Méditations,

substance et mode ne sont pas seulement, comme pour Kant, des facteurs idéaux

qui entrent dans la constitution du monde des phénomènes, facteurs dont la

possibilité et même la nécessité éternelles seraient fondées et suffisamment fondées

dans la structure de l’esprit humain; et, d’autre part, cependant, ni substance ni

mode ne peuvent eux-mêmes se faire exister, excepté quand il s’agit de Dieu.

D’après le système même de Descartes, leur possibilité demeure donc, tant que

Dieu n’est pas intervenu, une impossibilité, et toutes les idées claires et distinctes

seraient, par suite de cette contradiction manifeste, frappées de suspicion et même

atteintes de caducité radicale, si l’idée de Dieu, comme idée d’un être qui possède

le pouvoir de se faire exister, ne venait supprimer la difficulté. Autrement dit:

possibilité d’exister d’une certaine manière n’a de sens que relativement à un

pouvoir effectif d’exister d’une certaine manière ou par soi-même ou par autrui. En

l’absence d’un tel pouvoir, cette possibilité ne peut plus avoir aucun sens. C’est

seulement grâce à l’idée de Dieu que nous pouvons donner une signification

acceptable à nos autres idées. Je ne vois pas qu’il y ait dans cet exposé une trace

quelconque d’idéalisme, et, en tout cas, je n’ai voulu en aucune façon me substituer

à Descartes.

En quittant maintenant le terrain du cartésianisme pour celui de la

philosophie générale, je ne crois pas non plus mériter le reproche que vous

m’adressez. J’admets parfaitement un ordre hiérarchique de caractère objectif, et je

ne crois pas avoir rien écrit en sens contraire. Mais ce que je rejette

essentiellement, c’est l’admission d’un « en soi » qui ne serait pas un « pour soi »,

d’une « chose » qui ne serait pas un « esprit », c’est le fait d’hypostasier le monde

sensible, celui de poser comme sujet ce qui ne peut avoir les caractéristiques d’un

sujet. Ma communication au congrès de philosophie rejoint ainsi Le Moi, le Monde

et Dieu, en se plaçant à un point de vue différent.

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 110

À l’Abbé Emériau

Professeur au Grand Séminaire de Rodez

Lyon

6 Juin 1939

Monsieur l’Abbé,

Je réponds avec plaisir aux questions que vous me posez dans votre lettre :

Est-ce que je diffère du réaliste quand il s’agit de Dieu et de l’ordre divin ?

Réponse négative. — Le transfert analogique dont il est question p. 71 et

sq. dans le Moi, le Monde et Dieu n’est pas une opération constructive aboutissant

à poser un objet de caractère purement idéal subordonné au sujet posant et n’ayant

d’existence que par lui. Il aboutit à une affirmation de réalité effective. Il est

légitime dans tous les domaines où il s’agit d’esprits, c’est-à-dire d’en soi qui sont

pour soi. J’estime simplement pour ma part que, au dessous de l’homme, quand il

s’agit de l’animal, ce transfert n’est pas légitime, parce que les conditions de la

conscience, qui est un système de fonctions complémentaires, ne me paraissent pas

exister chez l’animal.

Je ferai seulement l’objection suivante : ce réalisme ne saurait nous

ramener à celui qui consisterait à faire de l’homme ou de Dieu une chose qui

pense. Le terme chose doit être supprimé au profit du terme acte ou de tout autre

semblable. Il faut considérer la réalité spirituelle comme un déterminant, un posant,

une loi qui est une force ou une force qui est une loi. Toute la psychologie

contemporaine (Burloud, Madinier, école de Würzbourg, etc...) en vient d’ailleurs

là.

Deuxième question : la manière dont la contingence de notre esprit nous

oblige à la dépasser coïncide-t-elle avec celle qu’utilise le réaliste ?

Pour vous répondre avec sécurité, il me faudrait connaître avec précision

ce que vous entendez par cette dernière manière. Les arguments que je développe

sont surtout les suivants : -a) L’univers que nous construisons et auquel nous som-

mes ordonnés comme puissance constituante n’a rien de nécessaire (contre

Malebranche, par exemple). -b) Il y a en nous des phénomènes dont nous ne

sommes pas l’origine (sensations) et qui sont des conséquences sans prémisses.

Donc nous ne sommes pas seuls. -c) Ces sensations qui ne viennent pas de nous

s’accordent cependant, dans la manière dont elles se présentent, avec nos exigences

de construction ; ce qui est une harmonie préétablie conduisant à l’admission d’un

principe commun qui est une Pensée. -d) D’autre part, certaines de ces sensations

nous amènent à admettre d’autres esprits dont l’expérience me prouve qu’ils cons-

truisent des mondes symétriques au nôtre, d’où une seconde fois introduction

nécessaire d’une harmonie préétablie qui conduit également une seconde fois à une

Pensée originaire. -e) Enfin, si, sous les divers aspects précédents, Dieu n’est en

somme que l’horloger d’un monde de monades, ce qui me permet d’éviter tout

danger de panthéisme, il apparaît également, à un point de vue différent, comme

objet impliqué par l’âme humaine en tant que puissance orientée, et surtout (ce que

je n’ai pas développé dans le Moi, le Monde et Dieu, mais ce que j’exposerai

Page 112: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 111

prochainement dans un livre1) comme affirmé par une exigence judicatoire ultime,

l’homme ne pouvant admettre que le monde et la vie n’ont de signification que s’il

existe, en dernière analyse, un être dont l’essence justifie l’existence (en entendant

cette justification dans 1’ordre de la valeur et non pas simplement dans l’ordre du

plein métaphysique, comme on le fait trop souvent).

1 Ce livre n’a pas été publié. Il s’agit probablement d’un ouvrage sur le panthéisme qui lui

avait été demandé par Delacroix et auquel il fait allusion dans une lettre à Lavelle du 10

février 1939 (n° 48)

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 112

À Monsieur Falcucci1

23 janvier 1940

Monsieur et cher collègue,

Je vous avais dit que je vous écrirais le plus tôt possible pour vous

communiquer les observations que m’auraient suggérées vos si importantes et

intéressantes thèses. Je viens maintenant m’acquitter de cette promesse.

J’ai lu avec grand plaisir votre étude sur Pascal. Je ne me prononcerai pas

évidemment sur la question de la rétractation, car je ne puis me reporter aux

documents qui me permettraient de me faire une idée précise ; je laisse de côté

également certains problèmes relatifs à la grâce que, d’ailleurs, vous ne vous

proposez pas précisément d’aborder, et qui font l’objet de la thèse de mon ami

Laporte sur Arnauld. Mais j’ai été beaucoup frappé de l’unité que vous mettez en

lumière dans la pensée de Pascal en prenant pour idée directrice la position

médiane de l’homme dans l’Univers ; j’ai remarqué également combien vous avez

heureusement souligné chez votre auteur le souci de « la légitime et nécessaire

alliance de la théorie avec l’art ». Cette remarque établit une liaison fort

intéressante entre votre grande et votre petite thèse, puisqu’en somme il s’agit

toujours de ce mouvement de va-et-vient entre la loi et le fait sur lequel vous

insistez dans votre travail principal. J’ai noté enfin, instruit par votre exposé,

combien l’attitude de l’auteur de la lettre à Fermat ressemblait à celle de Platon, de

Descartes et de Kant. Tous les quatre en effet considèrent que les mathématiques

ne seraient qu’ « un jeu stérile », si l’on se bornait à leur seule étude et si on les

prenait comme des fins en soi. Quant au fond de jansénisme qui serait la

caractéristique du tempérament de Pascal, je formulerai peut-être quelques

réserves. Sans doute, l’auteur des Pensées appartient-il à la catégorie de Chrétiens

qui considèrent la vie sous l’aspect du tragique quotidien et de l’austérité radicale,

mais il s’agit là d’une nuance qui n’est pas spécialement janséniste. Il en est de

même de la notion de conversion telle que vous l’envisagez. Il n’est pas douteux

que tous les catholiques sans distinction admettront que, dans la marche

ascensionnelle de la pensée, il doit se produire à un moment une inversion de

mouvement. L’homme reconnaît son impuissance à se réaliser intégralement dans

sa pensée et dans son action, et, comme il a été amené à poser un Dieu personnel

possédant toutes les perfections, au premier rang desquelles se trouve l’amour, il

est tout à fait logique et nécessaire qu’il fasse appel de la part de Dieu à ce secours

supérieur. C’est là l’essentiel de mes dernières conclusions dans le Moi, le Monde

et Dieu ; c’est l’essentiel également de la philosophie de M. Blondel. Or, ni Mr

Blondel ni moi ne sommes jansénistes, et l’auteur de l’Action a précisément écrit

un article qui m’a beaucoup frappé sur l’antijansénisme de Pascal.

Je passe à votre étude sur l’humanisme2 et je suis très heureux de pouvoir

vous dire que je suis d’accord avec vous sur la presque totalité des points3. Ce que

vous écrivez sur la constitution de la section A selon la réforme de 1902 est

1 Brouillon

2 L’humanisme dans l’enseignement secondaire en France. Paris, Didier 1939

3 Pierre Lachièze-Rey s’est beaucoup intéressé à la question de la réforme de

l’enseignement ; partisan convaincu de l’équilibre nécessaire entre l’étude des sciences et

des langues anciennes, il écrivit une lettre dans ce sens à l’occasion d’une enquête

journalistique.

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totalement juste. C’était uniquement une section préparatoire au professorat. En

dehors de ceux qui se destinaient à l’enseignement, aucun élève remarquable

pouvant bénéficier de l’enseignement du grec ne s’y faisait inscrire ; personne ne

voulait en effet, quand il se sentait capable d’aborder les grandes écoles

scientifiques, se fermer la porte de ces dernières par une insuffisance de

préparation mathématique ; l’égalité scientifique, dont je suis un ferme partisan, a

sauvé le grec.

Tout à fait pénétrantes sont vos remarques sur la difficulté beaucoup plus

grande que présente l’enseignement scientifique, comparativement à 1’humanisme

classique. J’ai interrogé une fois une vingtaine de candidats au baccalauréat de

Mathématiques sur le postulatum d’Euclide ; la presque totalité confondait ce

postulatum avec la définition des parallèles. La vérité est qu’une infime minorité

d’élèves des classes de science réfléchit sur la science ; aux yeux de la plupart une

telle réflexion n’est que fantaisie sans aucun intérêt pratique.

Il est parfaitement vrai que « ce n’est pas le latin en soi qui est éducatif,

mais les opérations intellectuelles faites à l’occasion du latin, que la culture

consiste essentiellement dans ce mouvement de va-et-vient entre la synthèse et

l’analyse, l’exemple et la loi, - que la formation classique développe des attitudes

mentales communes ». Rien n’est plus exact que vos remarques sur la juxtaposition

et sur la compénétration des disciplines ; vous avez exprimé là des idées très

profondes avec un rare bonheur. Une simple petite remarque en passant ; je trouve

que vous concevez peut-être le va-et-vient sous une forme trop élevée pour

beaucoup. Je ne vous dis pas qu’il ne soit fort utile de rapprocher Racine et Virgile,

mais, pour ma part, je serais éventuellement plus modeste ; le travail qui consiste à

confronter une phrase latine, plus encore une phrase grecque, et une phrase

française dans le thème ou dans la version en faisant un effort progressif pour

ajuster l’une à l’autre me semble déjà avoir une valeur de gymnastique éducative

dont je serais bien près de me contenter.

Je souscris encore à vos observations sur la discrimination entre ce qui

disparaît et ce qui demeure, ce qui demeure devant être considéré comme ce qui

forme l’esprit. Cette discrimination est indispensable. Comme vous le faites

observer, la question du surmenage y est étroitement liée. L’égalité scientifique est

incriminée à tort, et vous l’indiquez d’une manière discrète. En réalité, nous

sommes submergés par l’érudition pure, par la nomenclature, et aussi par les

préjugés sur ce qu’on peut attendre des enfants, et sur ce qu’ils peuvent com-

prendre. La plupart des manuels d’histoire, de géographie, de sciences naturelles

sont en dépit du bon sens. Et j’en ai fait maintes fois l’expérience comme père de

famille. Il en est de même, d’ailleurs, pour beaucoup de grammaires ou de livres de

mathématiques ; sous prétexte d’être plus logique, plus méthodique, on construit

des livres où on ne peut plus se retrouver ; en particulier, les fleuves sont morcelés

entre une multitude de chapitres, les conjugaisons et les déclinaisons sont

écartelées, la géographie est remplacée par la géologie, l’arithmétique analytique

est introduite dans l’enseignement de la sixième. C’est de la véritable folie.

Vous voyez, mon cher collègue, combien j’ai apprécié vos recherches. Je

ne saurais trop vous redire la satisfaction que j’ai eue à me trouver aussi d’accord

avec vous et, en vous remerciant encore une fois de votre aimable envoi, je vous

exprime mon sympathique souvenir auquel je joins mes respectueux hommages

pour Madame Falcucci.

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P.S. Je serai très heureux de vous voir quand vous serez de passage à Lyon,

puisque vous m’avez fait espérer votre visite. Je ne sais si je vous ai dit que je vis

ici en célibataire, ma femme et mes enfants étant dans le Lot.

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À M. Fauré-Frémiet

14 Janvier 1949

Cher Monsieur et ami,

Je vous remercie de m’avoir envoyé aimablement votre dernier livre1.

Dans sa préface, M. Bréhier insiste avec juste raison sur vos qualités

exceptionnelles d’exposition, telles que j’ai pu moi-même les apprécier, dès la

première lecture que je fis jadis d’un de vos articles sur la mémoire. Ces qualités,

on les retrouve ici, de même qu’on reconnaît les thèmes fondamentaux que vous

avez toujours soutenus. Cependant, je me demande si vous n’insistez pas

davantage, cette fois, sur 1’idée de participation.

Cette idée était-elle déjà présente à vos œuvres ? Est-elle passée pour moi

plus ou moins inaperçue, parce que 1’idée de recréation s’appuyant sur une loi

éternelle et l’affirmation de l’intemporalité de l’esprit étaient mes préoccupations

de premier plan quand je vous lisais ? Il me semble cependant que nous avons un

peu changé d’atmosphère. Je vous vois maintenant assez bien jouer votre partie,

une partie importante d’ailleurs, dans un orchestre où on pourrait placer Lavelle,

dont la théorie générale, et particulièrement celle de la temporalité, est bien voisine

de la vôtre, celle de Merleau-Ponty avec sa présence au monde, et même celle de

Blondel qui fait de l’esprit, non seulement une puissance orientée vers Dieu, mais

aussi une sorte de résumé et de condensation de la nature. En somme, sous une

forme ou sous une autre, le monde, dans l’esprit, est un jaillissement qui se

réfléchit, qui se recrée, qui se reprend, qui se refait, et qui, dans ce travail, prend

conscience de son essence éternelle. À moins d'être très explicite, comme Blondel,

dans la question des rapports de Dieu et de l’esprit, je ne vois pas comment cette

attitude n’aboutirait pas logiquement au panthéisme ou ne constituerait pas plutôt

par elle-même une forme de panthéisme. Je l’ai d’ailleurs bien souvent écrit à

Lavelle, et c’est un de nos sujets essentiels de discussion.

Pour moi, je suis, comme vous le savez, rigoureusement monadologiste. Ce

n’est pas, à mes yeux, le monde qui est éternel, mais le moi. Je l’ai soutenu dans

mon livre, p. l01-102, notamment. L’infini des virtualités est en nous, et les causes

occasionnelles de leur réalisation sont également en nous, bien qu’elles conduisent

normalement à la reconstitution d’autres « moi », seules réalités que l’Univers

comporte. Et encore, je m’exprime mal. Il n’y a pas un seul Univers, mais un

système d’objectivités dont chacune a son monde auquel elle intègre celui des

autres. Je l’ai longuement développé, il y a deux ans, dans une conférence faite à

Marseille.

Admettant le réalisme d’un Univers unique auquel nous participerions,

vous êtes, je crois, fatalement conduit à sacrifier au profit de cette réalité ultime

l’éternité du moi que je croyais pourtant dans la ligne de vos observations. Vous en

revenez un peu à « la minute qui passe » des stoïciens. Notamment p. 155 : « Peu

importe que le temps nous entraîne, peu importe que nous devions mourir, puisque

nous avons la preuve, une fois de plus, que nous pouvons appréhender les choses

sub specie æterni ». Je crois que c’est là le point essentiel qui nous sépare; c’est là

que nous nous orientons dans des voies différentes, après avoir fait longtemps une

route commune. D’ailleurs, si vous voulez saisir nettement ces divergences, je ne

1 L’univers non-dimensionnel et la vie qualitative, Paris, P.U.F, 1948

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puis que vous renvoyer aux chapitres que j’ai consacrés au panthéisme et au

théisme. J’y commente, comme vous, longuement Marcel Proust.

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Au R. P. Fessard

19 mai 1939

Mon Révérend Père,

J’ai pu enfin lire votre étude si intéressante sur Maine de Biran1, et je

m’empresse de tenir la promesse que je vous avais faite de vous communiquer mes

impressions après cette lecture.

Ainsi que je le prévoyais, nous sommes tout à fait d’accord sur l’attitude à

prendre envers ce maître de la philosophie française, dont nous devons

certainement rapprocher les études psychologiques si pénétrantes d’un Pradines,

d’un Nogué, d’un Burloud, d’un Paliard. Nous devons admirer chez lui la richesse

de cette méthode réflexive dont vous avez si minutieusement décrit 1es rouages et

les démarches, mais nous devons signaler dans son œuvre deux lacunes ou deux

indécisions essentielles : l’une consiste à ne pas suffisamment distinguer d’une

manière définitive le sujet et l’objet en faisant de l’un l’origine de l’autre, - à ne pas

assez les opposer, en développant toutes les conséquences de cette opposition,

comme le lié et l’instrument de liaison, le distribué et 1’instrument de distribution.

L’autre concerne l’absence d’une théorie du temps et, plus précisément, d’une

théorie concernant les rapports du moi et du temps2.

Ces deux reproches que vous adressez à Maine de Biran sont exactement

ceux que je lui ai faits moi-même dans les notes que j’ai prises autrefois sur ses

ouvrages, quand j’ai dû 1’étudier spécialement pour diriger certains mémoires ; ce

sont également ceux que je formule à 1’égard des psychologues que j’ai énumérés

plus haut et auxquels on pourrait ajouter les membres de l’école de Würzbourg.

Dans son dernier ouvrage sur les tendances, M. Burloud, dont j’apprécie

grandement les travaux, fait quelques allusions, d’ailleurs très brèves3, à nos

divergences sur ce point, divergences qui se sont manifestées en particulier au

congrès international de philosophie de Paris, -et j’ai eu, sur ce même point, de

nombreuses discussions avec M. Paliard. M. Delacroix a parfaitement raison de

remarquer que ce problème du temps constitue la question préalable qu’il faut

poser à toute psychologie.

Parmi les passages qui m’ont le plus vivement frappé dans votre ouvrage,

je signalerai celui où vous montrez le danger d’admettre divers degrés de

conscience (p.43). Je suis tout à fait de votre avis, et il est parfaitement exact que

ce dualisme inadmissible dans le concept de la conscience (principe déterminant et

qualité degré) remonte au leibnizianisme, pour retentir dans le kantisme (critique

de l’argument de Mendelsohn, anticipation de la perception et passion). Nous

sommes d’accord également sur le fait que la logique de la méthode réflexive

aurait dû conduire Maine de Biran au kantisme (p.48-50) : « L’idée réflexive est

essentiellement une fonction primitive par laquelle le moi unifie le divers…. La

valeur d’être, d’abso1u, autrefois réservée aux objets liés par le jugement, passe

désormais au sujet qui lie, à la liaison ». -Je ne peux que donner mon approbation

entière à ce que vous dites de l’embarras où se trouve Maine de Biran pour n’avoir

1 « La méthode de réflexion chez Maine de Biran », Cahiers de la Nouvelle Journée, Bloud

& Gay, 1938 2 Cf lettre à M. Bounoure

3 Principes d’une psychologie des tendances, Paris, Alcan, 1938

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PIERRE LACHIEZE-REY

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pas posé correctement le problème des rapports du moi et du temps. J’ai fait

allusion plus haut à ce problème. Faute de saisir dans le sujet une activité

intemporelle, il est forcé d’osciller entre le moi empirique et le noumène

simplement conclu et inconnaissable. Dans ces conditions, impossible

naturellement de rendre compte avec succès de la perception et de la science,

impossible d’expliquer la mémoire, impossible enfin d’interpréter les interruptions

apparentes de l’acte de penser (74-75). Comment ne rapprocherais-je pas de ce que

j’ai écrit dans L’Idéalisme kantien les formules que vous employez vous-même :

« La conception d’une conscience qui naît et s’éveille suffit peut-être au

psychologue, mais elle devient gênante pour le métaphysicien. Le voile qui, par

instant, se soulève, pour retomber ensuite, ne serait-ce pas celui que tisse

l’imagination réaliste, objectivant le sujet dans le temps où sont les choses qu’il

connaît et laissant à 1’âme inconnue le privilège d’être intemporelle ? » J’ai taché

de résoudre cette question dans un article des Recherches Philosophiques sur

l’Activité spirituelle constituante (1933-1934).

En dehors de ces remarques essentielles au point de vue de la conception

que l’on doit se faire du fonctionnement de l’esprit, je ne veux pas oublier de

mentionner ce que vous dites de la révélation (p.108), de la réceptivité et de

l’activité (p.120), du mysticisme et de la raison (p.129). Je suis heureux de vous

voir signaler la nécessité d’un processus centrifuge et d’une initiative interne pour

toute compréhension, heureux également de vous voir souligner ce que M.

Brunschvicg et M. Delacroix appellent la référence du mysticisme à des

coordonnées intellectuelles. Dans une de mes dernières lettres à M. Brunschvicg4,

j’ai souligné mon accord sur ce point avec lui, tout en ajoutant que j’y voyais, non

pas une preuve de faiblesse, mais une cause de force, tout mysticisme se trouvant

ainsi rationalisé et soumis à l’épreuve d’une ultime judication. J’ai fait la même

observation à M. Vialle à propos de son livre : la Défense de la Vie5.

4 Lettre d’avril 1939

5 Cf lettre à Vialle du 18 mai 1939

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À Aimé Forest

1er

novembre 1935

Mon cher Collègue,

Je suis bien en retard pour vous remercier des lignes aimables que, dans la

Revue Thomiste1, vous avez consacrées à mon intervention au Congrès de

Marseille2. Vous avez très bien compris et fort bien exposé les lignes générales de

ma doctrine. Je ne me rappelle pas cependant avoir dit que « l’esprit et la nature ne

se rejoignent que dans l’infini » (588-589). Si j’ai employé cette expression, je la

retire, le mot « infini » et le mot « dans » me paraissent trop facilement évoquer

une conception panthéistique, comme les termes « divin » ou « divinité ». Je dirais

tout simplement que Dieu peut seul faire l’unité de l’esprit et de la nature, et

permettre d’interpréter ce que, malgré leur divergence apparente au point de vue

moral, ils montrent d’harmonie au point de vue de la connaissance. Je ne peux pas

actuellement me reporter au texte de Lagneau dont je serais d’ailleurs content de

connaître la référence, mais je me méfie beaucoup du mot « abstraction », et je

crois bien que, s’il définit l’espace « l’abstraction du mouvement », nous ne serions

pas d’accord. En ce qui concerne enfin mes références à la pensée augustinienne, il

y a lieu de faire une distinction. J’ai dit en effet dans ma communication que la

théorie constructive de la perception, telle qu’elle se trouve au début de la

Déduction transcendantale des catégories, était déjà dans saint Augustin3. C‘est là

un point particulier. D’autre part, je professe que le moi constructeur ne définit pas

tout le moi et ne l’épuise pas, mais que l’esprit, comme puissance orientée, se

caractérise essentiellement comme exigence de la réciprocité entre Dieu et

l’homme. Est-ce là le terrain que vous considérez comme commun à

l’augustinisme et à la métaphysique que je professe ? Avez-vous lu le Moi, le

Monde et Dieu ? Dans la négative, je vous l’enverrai, car il va paraître en volume.

En tout cas, les conclusions de ce petit ouvrage vous montreraient que je ne

m’oppose nullement à M. Paliard, sauf peut-être dans l’usage ici du terme

« contemplation », l’esprit me paraissant actif même au sein de 1a sensibilité. C’est

le mérite de Platon d’avoir mis ce dernier fait en lumière, et le kantisme, en

considérant la sensibilité comme aveugle et comme un complexus de simples

données, est certainement en régression sur la doctrine de l’auteur du Banquet. -

Quant à Maine de Biran, n’oublions pas qu’il connaît Kant, et, dans ce qu’il a de

meilleur, il ne fait, à mon avis, que d’appliquer dans le domaine concret les

principes du kantisme.

1 Revue Thomiste. Juillet 1938, pp.587-589

2 Il s’agit d’une communication sur « l’utilisation possible du schématisme kantien pour

une théorie de la perception » 3 Lachièze-Rey devait, en 1954, donner au Congrès augustinien tenu à Bordeaux une

communication sur « Saint Augustin précurseur de Kant dans la théorie de la perception »

(Augustinus Magister)

Page 121: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au Docteur Jules Froment1

Monsieur,

Je vous remercie vivement des publications2 que vous m’avez adressées

par l’intermédiaire de votre fils. Je les ai lues avec le plus grand intérêt, et vos

observations me paraissent d’une importance capitale pour la question des rapports

de l’âme et du corps, ainsi que pour l’étude de la nature même de l’esprit. La

question de l’aphasie a d’ailleurs été considérée comme essentielle par Bergson et

autres philosophes qu’on pourrait appeler des psychologues métaphysiciens.

Je suis tout à fait de votre avis en ce qui concerne l’inexistence d’images

motrices proprement dites. Ce n’est pas d’ailleurs simplement dans le domaine de

l’écriture ou de l’articulation que l’on peut rejeter leur réalité, mais encore dans

celui des diverses opérations musculaires qui accompagnent l’exercice du sens de

la vue, ainsi que l’a montré lumineusement Berkeley dans sa Nouvelle théorie de la

vision.

Là où je me séparerais partiellement de vous, c’est dans le rôle que vous

attribuez aux images sonores. Vous admettez que ces images sont en somme le

point de départ du processus habituel qui amène le déclenchement des mouvements

d’articulation ; on ne saurait en effet contester que l’image sonore joue dans bien

des cas le rôle que vous lui assignez. Mais il ne me paraît pas évident qu’il en soit

toujours ainsi : l’homme qui fait un discours ou qui écrit un article ne se représente

pas à l’avance, me semble-t-il, sous forme d’images visuelles ou sonores les mots

qu’il va utiliser. Pas plus dans le domaine verbal que dans les autres, la pensée ne

descend normalement jusque sur le plan des images ; la réalisation est beaucoup

plus directe et immédiate.

Pour obtenir ici une expérience cruciale, il ne suffit pas de montrer que

l’audition du son rend à l’aphasique la capacité de l’articuler ou de l’écrire ; on

prouve ainsi que, si l’aphasique avait gardé la capacité d’évoquer les sons, il aurait

gardé celle d’articuler, mais on ne démontre pas l’inverse, à savoir que, s’il a perdu

la capacité d’articuler, c’est parce qu’il a perdu la capacité d’évoquer les sons. En

d’autres termes l’expérience n’est probante que si l’on préjuge une origine unique

de l’articulation, ce qui, précisément, est à démontrer.

On peut se demander ensuite ce qu’il faut entendre par image sonore ou

image visuelle. Peut-on traiter l’image sonore comme une donnée autonome, se

présentant dans un esprit comme une création ex nihilo ? Il ne le semble pas :

l’apparition de cette image résulte d’une cause et il ne paraît pas que cette cause

puisse être autre chose qu’un mouvement corporel, une disposition organique

déterminée ; or ne serait-ce pas l’articulation elle-même ? Est-il possible d’évoquer

mentalement un son sans l’articuler intérieurement ? L’image sonore n’est-elle pas

subordonnée à une articulation (je ne dis pas, remarquez-le, à une image

d’articulation) ? Mais, même si on conteste cette articulation préalable, il me paraît

impossible de nier - car c’est là une question qui intéresse non seulement la

mémoire des mots, mais la mémoire en général - que toute évocation implique une

certaine attitude corporelle ; pour évoquer un souvenir quel qu’il soit, il faut agir

1 Brouillon - Cette lettre non datée doit être vraisemblablement de l’année 1938

2 Il s’agit de publications concernant le problème de l’aphasie.

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d’une certaine manière sur le corps, lui imprimer une direction intérieure. Et

l’aphasie, comme d’ailleurs tous les troubles de l’évocation, me paraît être produite

par une perturbation dans cette action immédiate de l’esprit sur le corps.

Je viens de parler des images sonores, mais je soutiendrai a fortiori la

même thèse pour les images visuelles. Ici, nous sommes sur un terrain plus solide,

parce que la question a été longuement étudiée dans l’histoire de la philosophie. Il

n’existe pas d’image visuelle passive, c’est-à-dire susceptible de réapparaître

comme un bloc indépendamment de toute opération active ; l’image visuelle qui

est une certaine détermination spatiale est toujours une construction. Se représenter

visuellement un mot, c’est nécessairement l’écrire mentalement. Je considère,

comme je l’ai dit plus haut pour les images sonores, que l’on écrit normalement

sans avoir la moindre image visuelle préalable et qu’ainsi la pensée déclenche

directement les mouvements de l’écriture comme elle déclenche directement les

mouvements de l’articulation sans représentation sonore, visuelle ou articulaire,

mais n’en serait-il pas ainsi que, précisément pour se représenter le mot avant de

l’écrire sur le papier, il faudrait, si l’image visuelle du mot n’existe que par une

construction, écrire d’abord mentalement pour obtenir cette image, et on serait

toujours ramené, par conséquent, à cette action directe de l’esprit sur le corps qui

est la source des images, mais qui n’en résulte pas.

Veuillez excuser, Monsieur, ces quelques remarques à la fois trop longues

pour les loisirs dont vous disposez, et trop courtes pour être parfaitement claires.

J’espère que nous aurons un jour l’occasion de discuter oralement ces problèmes,

et ainsi de préciser s’il reste une réelle opposition entre nos points de vue.

Page 123: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Gardeil

(À propos de son livre sur : les Etapes de l’Idéalisme1)

28 Décembre 1935

Mon Révérend Père,

Je vous remercie d’avoir eu l’amabilité de m’envoyer l’intéressant volume

que vous venez de publier sur la philosophie idéaliste. La série de monographies

que vous y présentez sera certainement très utile à vos lecteurs. Pour Platon, je

vous ai déjà écrit ce que je pensais de l’introduction de « l’autre » ; je vous avais

même annoncé l’envoi d’un article sur la signification des « Idées » ; sa publication

a été retardée, mais il finira bien par paraître et je vous le ferai parvenir. Pour

Descartes, vous insistez avec juste raison sur un certain nombre de difficultés :

conception des idées simples, démarches qui vont de la partie au tout, garantie

divine. Mes solutions seraient souvent assez différentes des vôtres, mais elles

n’arriveraient à éliminer les incompatibilités entre les textes qu’en introduisant une

conception organique du cartésianisme où ceux-ci admettraient une hiérarchie et

une subordination qui en feraient comme les moments d’une dialectique. Pour la

question de la causa sui et des rapports de la volonté et de l’entendement divin, je

me permets de vous renvoyer à un chapitre de mon Spinoza ou j’ai traité des

preuves de l’existence de Dieu et, en particulier, du deuxième argument. Votre

exposé du kantisme est très clair et très précis ; je vous remercie d’avoir mentionné

mon travail. Aux observations judicieuses que vous faites sur les thèses de

Boutroux et sur 1es miennes, j’ajouterai que je ne me suis pas placé sur le même

terrain que l’auteur de « la philosophie de Kant ». J’ai, en effet, moins cherché ce

que Kant a voulu faire que le bénéfice positif qu’on pouvait retirer effectivement

de sa méthode. J’ai beaucoup admiré votre exposé des thèses de M. Brunschvicg.

Vous avez réellement montré une aisance remarquable dans l’étude de la Modalité

du Jugement, ce livre si pénétrant, mais si difficile, surtout dans sa première partie.

Dans votre dernière lettre, vous me déclariez qu’il vous paraissait difficile

de dire si vous étiez réaliste ou idéaliste, tant que ces termes n’auraient pas été

suffisamment définis. Je suis exactement du même avis. Je note tout d’abord que

vous avez admirablement compris la nécessité de vous placer dans votre travail sur

le terrain de l’idéalisme rationnel et critique, en laissant de côté l’idéalisme

empirique et subjectif dont les représentants les plus célèbres sont Protagoras et

Berkeley. Dans l’idéalisme rationnel lui-même, vous marquez nettement la

différence entre Hamelin et Hegel d’une part, Descartes, Kant et Brunschvicg de

l’autre. Les premiers sont des constructeurs qui édifient le monde et l’esprit avec

des concepts, les autres sont des philosophes de la conscience qui cherchent avant

tout ou qui nous permettent de chercher à approfondir le dynamisme spirituel du

cogito, à réduire, comme le dit M. Brunschvicg, la distance de soi à soi. Vous ne

croyez pas cependant devoir vous rallier ni aux uns ni aux autres.

Pour ma part, sans discuter dans le détail les pages si denses qui terminent

votre livre, je me permettrai les observations suivantes. L’idéalisme me paraît être

une doctrine qui admet le primat absolu de la pensée. Cette pensée peut être la

pensée de Dieu ou la pensée de l’homme. Il me semble difficile de ne pas admettre

1 Paris, Vrin, 1935

Page 124: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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le premier et d’accorder qu’il pourrait exister au-delà de la pensée de Dieu une

réalité absolue qui serait chose et non pensée. Si la pensée est pensante, elle est

réelle, et réelle en tant que pensante. Je ne vois pas ce qu’on pourrait poser au-delà

d’elle sans renoncer au spiritualisme. Maintenant, du point de vue de Dieu, est-il

possible d’admettre que Dieu a posé des êtres hors de lui ? Oui, si ce sont des

esprits, des sujets, des consciences. Non, si ce sont des choses qui n’auraient

aucune intériorité, qui seraient en soi et non pour soi, car de telles choses semblent

renfermer une contradiction intrinsèque, et cela d’une manière absolue,

indépendamment de toute détermination spéciale, par exemple, d’une définition

des choses par la matière. La conscience, en d’autres termes, est considérée par

moi comme la condition transcendantale de l’être2, comme la nécessaire « raison

d’être » pour employer votre terminologie. Mais je ne souscris point pour cela au

monadisme vers lequel une thèse de ce genre paraîtrait m’incliner, parce que je

n’admets pas que la conscience puisse se dégrader de l’infini au zéro. La

conscience est un ensemble organique dont les facteurs sont complémentaires, et

c’est pourquoi, dans les conférences que je vous ai adressées, je les refuse à

l’animal,

Voyons maintenant un idéalisme humain ou un idéalisme du moi. Un tel

idéalisme peut avoir la prétention de déduire la sensation. Il ne saurait y réussir ; i1

est, en effet, alors obligé de la faire produire par l’inconscient, ce qui est une

formule verbale inadmissible, purement topographique. Si la genèse de la sensation

n’est pas un objet de conscience possible, c’est qu’elle ne relève pas du moi, et j’ai

fait précisément, il y a deux ans, un cours où j’ai montré jusqu’à quelle limite le

moi pouvait intervenir et à partir de quel moment la sensation résistait à cette

activité. L’idéalisme du moi est donc là réduit à affirmer que le moi est la source de

l’organisation des sensations en objets et la source du caractère spécifique des

rapports, parce que ces rapports relèvent de la nature propre du moi, de la loi

interne de son activité posée in aeternum. Plusieurs nuances sont ici possibles ; ces

rapports, tout en émanant du sujet, peuvent, dans leurs caractères particuliers,

relever d’une puissance inventive qui les substitue les uns aux autres et les

perfectionne, tout en restant elle-même le principe suprême de la constante

orientation (théorie de la Critique du Jugement, théorie de Brunschvicg : processus

ordinans et non processus ordinatus) ; ils peuvent être considérés comme fixés ne

varietur (théorie de la Critique de la Raison pure où les catégories représentent

chacune une fonction d’Univers et sont justifiées par le fait qu’elles apparaissent

comme indispensables à la constitution du monde). Ils peuvent être envisagés

comme spécifiquement humains, sans que nous ayons aucun droit de prétendre que

des rapports du même type leur correspondent. Ce qu’il y a au delà des sensations

et ce qui les poussera dans le milieu de notre conscience, de telle sorte que, en

déployant nos formes et nos cadres temporels ou spatiaux, nous rencontrerons

celles-ci ou celles-là, restera pour nous = X. Ou bien enfin, on peut admettre que

Dieu détermine l’apparition de ces sensations selon des règles et selon un ordre qui

correspondent symétriquement à notre manière de les organiser et que nous

retrouvons par notre activité spirituelle ; mais, naturellement, si l’on admet que

l’espace et le temps ont un corrélatif objectif en Dieu, il faudra bien se garder de

les transformer en choses subsistant en dehors de l’esprit de Dieu et de l’esprit de

l’homme. Dans les deux esprits, ce ne seront jamais que des lois d’organisation et

de distribution.

En tout cas, on ne saurait en aucune manière prêter à l’idéalisme ainsi

conçu la prétention de déterminer par lui-même la matière qui viendra remplir le

2 Cf une formule analogue dans une lettre à Joseph Dopp

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 124

cadre que l’esprit déploie. Je crée les places « présent, futur, passé ». À propos de

« présent » je me représente nécessairement la case « futur », et le temps est ainsi

la forme de la constitution de ma vie psychologique ; c’est bien à moi qu’il

appartient, en moi qu’il a son origine ; mais je ne saurais en aucune manière dire,

sans expérience préalable, que cette case « futur »sera remplie par une sensation de

couleur, de son, d’odeur, etc… ni à plus forte raison par telle sensation particulière

appartenant à ces différents domaines.

Page 126: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À E. Goblot

(À propos du Système des Sciences1)

Monsieur et cher Maître,

Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel plaisir j’ai lu ces conférences si

précises et si nettes, dans lesquelles on retrouve les principales idées que vous avez

exposées avec tant de succès dans vos ouvrages antérieurs. Elles m’ont cependant

intéressé encore à un autre point de vue. Il m’a semblé, me suis-je trompé ? que

tout en restant très fidèle à elle-même, votre pensée était cependant en mouvement.

Si vous rapprochez, plus que je ne le ferais certainement, les mathématiques des

sciences de la Nature, vous marquez cependant entre elles des différences capitales.

Ne serait-ce pas que la notion d’expérience est une notion complexe, et qu’elle n’a

pas la même signification dans ces deux ordres de disciplines ? Ne faut-il pas dire

que l’esprit est double, actif et intemporel d’une part, passif et engagé dans le

temps d’autre part ? Le kantisme ne fournirait-il pas, à la condition de le

développer dans ses conséquences, la solution de ce dualisme ? N’est-ce pas en lui,

plus que dans le bergsonisme, qu’il faudrait chercher l’explication des paradoxes

que vous remarquez dans la conscience, dans le jugement d’extériorité et dans la

mémoire ? Pour moi, je crois que ces problèmes ne sont pas insolubles absolument,

mais qu’ils le sont du point de vue de la psychologie. Si l’on commence par se

placer dans le temps et par s’engager dans le déterminisme comme un événement

au milieu des autres, comment s’élèvera-t-on au dessus de ce moment ? Ne faut-il

pas distinguer radicalement l’ordre des raisons et celui des causes, l’ordre de la

nature et celui de la liberté, l’ordre de la valeur et celui des faits, l’ordre de la

volonté souveraine, de la nature originaire de l’homme et celui de sa nature

sensible, de sa volonté empirique et de toutes les facultés psychologiques qui ne

sont que dérivées de son incapacité à être tout entier esprit ? Ce qui pose le temps

peut-il être dans le temps ? Ce qui pose le déterminisme peut-il être déterminé ? Ce

qui fait l’unité du monde peut-il être dans 1e monde ? Platon disait déjà qu’il fallait

distinguer la vie de l’âme (vie qui apporte) et la vie du corps (vie qui est apportée) ;

ne faut-i1 pas revenir à cette distinction ? La prévision, que vous invoquez en

faveur du déterminisme est-elle une preuve de déterminisme ?

Il me semble que 1e déterminisme ne dépend pas de la prévision, mais de

la manière de prévoir. Le déterminisme est une prévision par induction ; on

généralise une expérience dont les termes ont été fragmentés par l’analyse jusqu’à

l’extrême limite ; on ne prévoit pas de même les actions humaines, mais on les

prévoit par l’invention de l’idée directrice, en formulant mentalement un jugement

de valeur qui dicte les actions dont on est témoin. Mais ce jugement de valeur est

intemporel ; il est puissance, il est acte, force indéfinie de réalisation ; il n’est pas

du tout sur le même plan que les phénomènes dans lesquels il se traduit et qui

peuvent être aussi hétérogènes que l’on voudra et n’avoir de similitude que par lui.

1 Paris, Armand Colin, 1922

Page 127: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Henri Gouhier1

22 Juillet 1938

Mon cher Collègue,

Je suis bien en retard pour vous remercier des articles si intéressants que

voue m’avez adressés, en les accompagnant d’une aimable dédicace. Mais je

profite des premiers jours de vacances pour vous dire tout le plaisir que j’ai eu à les

lire.

Votre réformateur, Coëssin2, est un personnage bien curieux ; on le

prendrait parfois pour un illuminé, mais il écrit aussi des choses singulièrement

pénétrantes ou prophétiques. J’ai remarqué en particulier ses observations sur la

surproduction, sur la balance commerciale et sur l’enrichissement nécessaire des

marchands et des banquiers dans toutes les hypothèses. Sa thèse, d’après laquelle

l’être religieux ne saurait être conçu en dehors d’un être « qui ne se conserve qu’en

reproduisant des phénomènes dont il connaît la loi de génération », m’a

naturellement frappé puisque j’envisage, moi aussi, l’esprit comme caractérisé

essentiellement par le fait qu’il est loi de reproduction indéfinie. J’ai noté enfin

l’opposition indiquée par lui entre les spécialistes de la science orientée vers le

matérialisme et les philosophes soucieux d’instituer « la législation de la faculté

percevante ».

Dans votre article sur Malebranche3, j’ai retrouvé ces qualités de précision

et de profondeur que j’avais déjà admirées dans votre étude sur la philosophie

chrétienne, une des meilleures, à mon avis, de celles qui ont été publiées sur cette

épineuse question. Vos considérations sur l’attitude de Malebranche à l’égard de la

théologie spéculative et de la théologie positive m’ont paru tout à fait décisives ; et,

d’autre part, vous avez très justement attiré l’attention sur l’importance du

« Mémoire » pour la question de l’étendue intelligible et de l’individuation dans la

philosophie de votre auteur.

Enfin, on ne saurait trop apprécier la netteté avec laquelle vous distinguez

les aspects différents du problème de la religion de Descartes4 dans les quelques

pages que vous lui avez consacrées : -a) valeur des manifestations extérieures, -b)

éléments chrétiens du système, -c) rapports du cartésianisme et du Christianisme

considérés in abstracto, et à l’intérieur d’une âme chrétienne individuelle. -Une

seule réserve sur une historicité que je jugerais peut-être exagérée. Si chaque moi

est un infini, il recèle virtuellement un jugement sur toute question possible ; de ce

point de vue, la limitation inévitable de toute pensée explicite se développant de la

naissance à la mort lui est accidentelle. Nous ne pouvons donc, me semble-t-il,

nous dispenser d’interroger un auteur sur les idées qui ont été formulées après lui,

quand ces idées sont manifestement dans le prolongement de ses propres

recherches. Je prends ordinairement l’exemple du cogito kantien qui a dissocié

dans le cogito cartésien le « je pense » et 1e « je suis ». Je crois qu’il est alors

1 Brouillon

2 Jean-François Coëssin, savant, utopiste et illuminé français (1779-1843), qui passa d’une

mentalité très révolutionnaire à une religion très rigoriste. 3 « Philosophie chrétienne et théologie. A propos de la seconde polémique de

Malebranche », in Revue Philosophique, Paris, avril 1938 4 « Descartes et la religion », Vita e Pensiero. Milan, 1937

Page 128: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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nécessaire de faire une inspection minutieuse des textes de Descartes pour

déterminer l’attitude qu’il aurait prise en présence de cette dissociation et pour

mettre en lumière ce qui, dans ces œuvres mêmes, l’exigeait et la préparait.

D’ailleurs, la même exigence se manifesterait pour l’épisode antérieur de la

discussion de Malebranche et d’Arnauld sur la nature de l’idée.

Page 129: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Grégoire

(À propos de son livre Immanence et Transcendance1)

19 Mai 1939

Mon Révérend Père,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage que vous m’avez aimablement

envoyé sur Immanence et transcendance. Je ne vous suivrai pas ici dans le détail de

vos savantes discussions sur les preuves de l’existence de Dieu, mais j’en viens

tout de suite à l’argument qui, à vos yeux, est évidemment essentiel, puisque vous

y subordonnez, en somme, l’ensemble de votre étude, argument que vous

rapprochez d’une remarque que j’avais moi-même relevée dans le travail consacré

par le père Maréchal à 1’exposé de la philosophie kantienne. Il s’agit, en dernière

analyse, de montrer que l’affirmation de l’existence de Dieu est impliquée dans

l’affirmation ou dans la constitution de l’objet comme tel.

Je ne sais si je vous ai très exactement compris, et il se peut que mes

objections vous paraissent manifester de ma part un certain défaut de pénétration

relativement à l’intelligence de votre pensée véritable ; mais je crois qu’il est bon

que j’en coure le risque.

Tout d’abord, vous écrivez (p.121) : « La relation à l’absolu n’est pas

surajoutée aux objets déjà constitués, comme le pensait Kant ». Il est vrai que

l’auteur de la Critique présente quelquefois les idées de la raison et le principe de

l’inconditionné comme une sorte d’adjonction et de superstructure ; mais je ne

pense pas que ce soit là l’expression véritable de sa pensée profonde. En fait, nous

avons une multitude de textes où il nous est affirmé que la raison est le principe

moteur de l’entendement et que, sans son impulsion, ce dernier ne poursuivrait

point son œuvre. Je crois donc qu’on peut admettre que, dans le kantisme même, il

faut accorder à 1’inconditionné et à l’idéal de la raison pure une véritable

immanence dynamique relativement à la constitution de l’objet.

En second lieu, je ne vois pas très bien comment votre argument échappe à

l’objection présentée par Kant dans cette même question de l’idéal de la raison

pure, quand, après avoir reconnu que, pour juger, l’idéal serait d’être en possession

de toutes les idées sous lesquelles on peut subsumer un objet, il ne nous autorise

pas à transformer ces conditions idéales en conditions réelles, ni surtout à ériger les

conditions de la possibilité du jugement en conditions de la position même de

l’être. Cette objection se trouve peut-être formulée encore plus nettement dans

l’écrit intitulé : « Was heisst sich im Denken orientieren ? ». On y lit en effet :

« C’est de cette manière que naît la preuve cartésienne de l’existence de Dieu ; elle

naît quand les principes subjectifs qui conduisent à admettre quelque chose pour

l’usage de la raison (usage qui, en son fond, est toujours un usage expérimental)

sont pris pour objectifs, c’est-à-dire quand des besoins (Bedürfnisse) sont pris pour

des instruments de pénétration dans les choses (Einsicht) ».

Je ne prétends pas que la théorie kantienne soit irréfutable, mais je ne vois

pas cependant comment, d’après la méthode suivie, on pourrait dépasser ici le plan

de l’idéalité, et franchir l’intervalle de la pensée à l’être. J’ai cru moi-même, en

restant, il est vrai, sur le plan de l’Univers phénoménal, (mais je ne pense pas que

1 Paris, Desclée de Brouwer, 1939

Page 130: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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le problème général en soit modifié), devoir intégrer à la conscience opérante, sans

introduire aucun réalisme, le rapport de la représentation et de l’objet (Idéalisme

kantien p.429) « L’objet, ou l’Univers comme monde des objets, ne se confond pas

avec la représentation, car le sujet, préalablement à la formation de celle-ci, a

l’intention de se représenter cet objet ou cet Univers ; autrement dit, dans l’acte

même de sa représentation, le sujet prend comme fin l’Univers, et distingue, par là,

cette fin permanente des différentes modalités selon lesquelles il l’exprime. On

pourra donc parler d’un rapport de la représentation et de son objet dans le sens

d’un rapport de l’intention et de la réalisation, et il pourra être question dans le

même sens de vérité ou d’erreur ».

J’ajouterai, en troisième lieu, que, en admettant qu’un tel passage de la

pensée à l’être fût possible, il me semble qu’il nous serait difficile d’éviter le

panthéisme, car je ne saisis pas comment Dieu apparaîtrait ici autrement que

comme l’Etre souverainement réel, principe immanent de toutes les possibilités

internes et externes. Je ne me suis pas exactement rendu compte de la manière dont

vous pouvez arriver à en poser la personnalité et la transcendance.

Et cela vient sans doute de ce que je n’ai pas vu d’une façon précise le lien

que vous établissez entre Dieu objet dernier de l’intelligence et Dieu objet dernier

de la volonté (p.110 et p.124). Autant j’estime, pour ma part, que Dieu, en tant

qu’objet de la volonté, doit être considéré nécessairement comme une personne,

autant il me paraît difficile de l’envisager de cette manière du point de vue du seul

acte de l’intelligence. J’irai même plus loin et j’ai tâché de le montrer dans le Moi,

le Monde et Dieu. Si on en fait pour ainsi dire le principe moteur interne de

l’activité intellectuelle et comme la raison suprême dont notre raison participerait

dans son fonctionnement au lieu d’être notre patrimoine particulier et la définition

même de notre propre sujet, on est amené logiquement à le considérer comme la

Pensée dont notre pensée ne serait qu’une modalité, et, tout en nous réduisant au

rang de mode, à lui refuser à lui-même la conscience, ainsi que le faisait Spinoza.

Vous trouverez sans doute ces remarques bien maladroites et déplacées. Je

répète que, sans doute, elles vous paraîtront passer à côté de vos arguments sans les

comprendre.

Je me permets par ailleurs de vous envoyer mon Spinoza. J’ai pensé que

vous pourriez y être intéressé par l’étude des preuves de l’existence de Dieu, et

surtout par les discussions relatives aux différentes manières d’entendre le « par

soi », notamment à propos de la controverse de Descartes et d’Arnauld. Les

discussions concernant cette question rejoignent les subtiles analyses et les

remarques perspicaces que vous avez vous-même présentées sur 1a notion du

nécessaire.

Page 131: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Monsieur Havet1

1er

avril 1947

Mon cher Collègue,

Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé, avec une aimable dédicace,

votre ouvrage si intéressant sur la temporalité dans la philosophie kantienne2. Je

crois qu’il contribuera très heureusement à mettre en lumière le dynamisme

spirituel de l’auteur de la Critique. La lecture de ce dernier nous a permis de

mobiliser l’Idée platonicienne ; il serait réellement extraordinaire que le philosophe

grâce auquel nous avons pu ainsi progresser dans l’interprétation du Platonisme

nous apparût comme un formaliste absorbé par des préoccupations exclusivement

logiques.

Puisque vous paraissez avoir une grande familiarité avec mon Idéalisme

kantien, vous devez bien comprendre que, sur un grand nombre de points, je suis

d’accord avec vous, notamment sur la nécessité de concevoir la conscience

transcendantale comme un acte, la fonction spatialisante et temporalisante comme

un mode de cet acte, et enfin la temporalisation comme un acte de constitution de

soi et non pas simplement comme un mode de représentation. Je suis d’accord

également avec vous pour reconnaître Kant comme un précurseur des philosophies

contemporaines, et j’ai même fait tout mon cours de l’an dernier sur la question de

savoir ce que ces philosophies devaient au kantisme et ce qu’elles y ajoutaient.

Je n’interprète pas comme vous la « déduction subjective » qui me paraît

être, d’une manière générale, la déduction métaphysique (correspondance des

catégories avec les formes de jugement) par opposition à la déduction

transcendantale. Et, en ce qui concerne le fait que la temporalisation ne ferait pas

du moi un phénomène de lui-même, je vous dirai qu’il me paraît y avoir deux sens

de ce terme : un sens platonicien qu’on retrouve d’ailleurs dans le kantisme ; le

phénomène est alors en continuité interne avec l’être dont il n’est qu’une

particularisation et une réalisation déterminée - et un sens proprement kantien où le

phénomène est un mode de représentation, mais ne nous permet de rien dire sur

l’être lui-même. Cette distinction étant posée, je reconnais parfaitement que, si le

temps de la représentation nous coupe de nous-mêmes parce qu’il ne nous donne

que le phénomène de notre être au deuxième sens du mot, il n’en est pas de même

du temps dans lequel nous nous constituons. Mais il n’en reste pas moins que, au

cours de cette constitution, nous nous insérons dans une forme de réalisation qui ne

nous englobe pas en tant qu’origine, et que, par conséquent, on peut et on doit dire

que nous nous y constituons comme phénomène de nous-mêmes (cf p.130 de votre

ouvrage). C’est ce dualisme d’attitude à l’égard du moi sur lequel j’ai plusieurs fois

insisté dans mon travail sur Kant.

Il en résulte que je souscris à tout ce que vous dites sur la temporalisation

du moi par lui-même, sur la constante recréation de soi (131), sur ce temps qui est

toujours identique à lui-même et se temporalise sans cesse, mais ne s’écoule pas

(159), sur une temporalité qui se fait et échappe par là même à toute temporalité

que l’on subit (203), sur la nécessité de nous reconvertir sans cesse (205), sur

l’obligation d’une réactivation constante de notre propre pensée et de celles des

1 Brouillon

2 Kant et le problème du temps, Paris, Gallimard, 1946

Page 132: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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générations antérieures (221), sur l’importance capitale de 1a répétition

intentionnelle (222). Mais les conclusions que vous tirez de ces excellentes

observations m’apparaissent d’une manière moins claire. Il me semble que vous

admettez finalement la temporalité du moi. Or, être temporel et se temporaliser me

paraissent être non pas deux situations identiques, mais au contraire deux situations

contradictoires. Je ne vois pas comment on peut se temporaliser sans être

intemporel. Et comment, d’autre part, pourrez-vous, sans cette intemporalité,

interpréter la reconnaissance intérieure ainsi que l’intention de la répétition, du

prolongement ou du progrès dans l’exercice de la pensée ? Les remarques

judicieuses que vous avez faites me semblent prouver simplement que

l’intemporalité n’est pas objet de contemplation statique, mais s’atteint directement

dans un dynamisme fondamental, constitutif du temps lui-même, et qu’il faut,

comme le disait déjà Kant, distinguer un acte originaire et des actes dérivés.

Si vous avez la curiosité de savoir comment je conçois cette question sur

laquelle je n’ai donné dans mes travaux imprimés que des indications générales,

bien que j’en aie fait l’objet de plusieurs cours, vous pourrez consulter un article

des Etudes philosophiques sur « l’activité spirituelle constituante », celui que j’ai

consacré à « l’utilisation du schématisme kantien pour une théorie de la

perception » et une note de mon petit livre sur le Moi, le Monde et Dieu qui se

rapproche particulièrement de ce que vous avez écrit sur la nécessité de revivre la

pensée d’autrui.

En somme, comme vous le voyez, noue serions d’accord sur presque tous

les points. Ce qui paraît nous séparer, ce sont les conclusions à tirer d’observations

généralement concordantes. Mais, de toute manière, votre étude m’a semblé tout

aussi perspicace et judicieuse qu’agréable à lire, étant donné l’austérité du sujet, et

je vous remercie encore une fois, mon cher Collègue, de me l’avoir envoyée.

Page 133: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Jean Laporte

Lyon

26 novembre 1938

Mon cher ami,

Je te remercie bien vivement de m’avoir envoyé tes deux articles sur

Malebranche1. Ils m’ont beaucoup intéressé, et j’ai retrouvé ces qualités

exceptionnelles de reconstitution interne que tu as toujours montrées dans l’exposé

des systèmes, mais qui, je crois, ne font que s’affirmer de plus en plus. Tout est

clair, précis, pénétrant, et l’on chemine avec toi, sans aucune difficulté, à travers

les théories les plus subtiles et les plus ardues.

La liberté, disait Leibniz, est un des labyrinthes de la philosophie première.

Cependant nous saisissons très bien, grâce à toi, tous les aspects de 1a conception

de Malebranche ; l’action de Dieu quoad exercitium et quoad specificationem, la

simplicité des voies, les rapports de l’individuel et de l’universel, la liberté

humaine comme principe de détermination vers les biens finis, le jugement comme

complexus de connaissance et d’affirmation. Je t’ai vu avec plaisir reprendre la

thèse que j’avais déjà soulignée dans un de tes articles antérieurs sur la différence

de contrainte exercée par l’évidence actuelle et par l’évidence remémorée. J’ai

admiré ta subtilité dans l’interprétation de l’indifférence de la 1iberté, dans la

distinction de l’indifférence pure et de l’indifférence à refuser ou à accepter les

motifs. Mais, ce qui m’a surtout ravi, c’est la façon dont tu as résolu le problème en

apparence insoluble de savoir comment, dans le consentement, l’homme doit être

cause sans être cause efficace. Ce consentement ramené au repos, cet acte

immanent dont le seul rôle est en somme de laisser passer ou d’arrêter, en le

réduisant à l’état virtuel, l’élan toujours positif et seul positif qui nous porte

originairement vers Dieu, voilà sans doute qui est du Malebranche, mais du

Malebranche révélé par toi.

L’article sur l’étendue intelligible m’a fait, si j’ose le dire, un plaisir encore

plus grand, parce que nous sommes ici dans un domaine qui m’est familier et que

je cultive particulièrement. Rien de plus juste que ton exposé sur la spécification de

l’étendue dans la perception et dans la science, la première s’effectuant par la

sensation et la seconde par des « intentions de mouvement ». Le rapprochement

avec Kant ne peut être qu’approuvé sans réserves d’un bout à l’autre. J’avais de

mon côté remarqué cette analogie, et je l’avais longuement étudiée, parce que

j’avais eu plusieurs fois à m’occuper de Malebranche, soit pour faire passer une

thèse à Aix, soit pour diriger des mémoires. Et enfin, les difficultés que tu signales

in fine relativement à la manière dont un esprit inétendu peut concevoir l’étendue

sont en effet essentielles dans la théorie de Malebranche.

Je voudrais maintenant présenter deux observations.

La première concerne la théorie de la perception. Ce qui manque, sur ce

point, dans le malebranchisme, comme d’ailleurs dans le cartésianisme, c’est la

présence d’une charnière réunissant l’a priori et l’a posteriori, l’étendue et la

1 « La liberté selon Malebranche », Revue de Métaphysique et de Morale, 1938

« L’étendue intelligible selon Malebranche », Revue internationale de Philosophie, octobre

1938

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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sensation. Cette lacune ne serait pas très grave, si le système permettait

effectivement de la combler. Or il n’en est rien. Au contraire, bien que l’auteur de

la Critique n’ait pas sur ce point fourni une solution explicite, il est facile de

l’introduire en s’appuyant sur ses propres principes. C’est précisément ce que j’ai

cherché à faire dans « Réflexions sur 1’activité spirituelle constituante »

(Recherches philosophiques 1933-1934) et dans « Utilisation possible du

schématisme kantien pour une théorie de la perception » (Travaux du premier

congrès international de philosophie, Marseille, 1938).

Ma seconde observation concerne les rapports de Malebranche et de Kant.

Tes rapprochements, comme je te le disais tout à l’heure, sont rigoureusement

exacts. Mais il existe entre les deux philosophes une différence fondamentale que

je signalais dans un de mes cours à propos de Descartes. Je ne puis mieux faire que

de transcrire ici ce passage de mes notes :

« Mais que signifie le principe qu’il doit y avoir au moins autant dans la

cause formelle de la réalité objective de l’idée que dans cette réalité objective elle-

même ? Quel est le mode de relation de l’idée avec sa cause ? Descartes paraît

hésiter. Faut-il considérer que le niveau nécessaire de la causalité se réalise pour

ainsi dire a tergo par une puissance suffisante inhérente au formateur de l’idée lui-

même ? Faut-il considérer que le rapport de l’idée à sa cause est le rapport d’une

idée à son idéat, d’une copie à son modèle ? Descartes paraît hésiter. Dans

l’exemple de la machine qu’il donne à ses contradicteurs, il envisage toutes les

hypothèses comme possibles. Et, effectivement, quand il parle, par exemple, du

nombre infini, il admet que la conception d’un tel nombre serait impossible à

l’homme, si Dieu n’existait pas et n’était pas en quelque sorte le principe moteur

qui lui permet d’avoir cette conception. Il ne semble pas admettre le moins du

monde, contrairement à ce que fera Malebranche, une aperception directe du

nombre en Dieu, une lecture immédiate qui entraînerait, en somme, une conception

de l’idée comme copie à original, et même plus exactement une suppression de

l’idée. Pour aboutir à une telle théorie, il faudrait évidemment aboutir à la vision en

Dieu, ce qui n’est pas le cas. Mais si, dans l’homme, il semble qu’il y a plutôt une

inspiration motrice interne, une détermination a tergo qui vient d’au delà de

l’homme puisque, pour se trouver au niveau de l’idée de Dieu, elle doit venir de

Dieu ; inversement, en Dieu, et comme explication ultime de l’idée, Descartes

professe évidemment la théorie que Malebranche professera plus tard. Cette

théorie, diamétralement opposée à celle de Kant sur ce point, consistera à admettre

que l’idée n’est jamais créatrice, organisatrice, posante, déterminante, mais qu’elle

est toujours un état second. Le Verbe vient toujours après l’Etre. Il faut toujours

que l’idée, originairement, soit empruntée au réel. Si, pour Malebranche, nous ne

pouvons par nous-mêmes former une idée, si nous sommes obligés et réduits à ne

voir que les idées en Dieu, c’est parce que nous ne disposons intérieurement

d’aucune matière qui nous permettrait de lui emprunter ce qui est nécessaire pour

former une idée. Dieu, au contraire, est tout ; il est richesse infinie dans son être ; il

n’a donc qu’à se retourner vers lui-même pour former les idées de toute créature

comme idées de choses pouvant se réaliser par lui et pouvant être créées par lui.

Or, il est manifeste que telle est bien la position de Descartes. Certainement, en

nous la présence de l’idée est obscure ; on ne sait pas trop comment elle surgit en

nous. Mais cela n’apporte aucune modification au rapport originaire de l’idée et du

réel, rapport dans lequel l’idée n’est pas constructive du réel (dans le phénomène),

mais l’exprime et ne peut rien contenir de plus que lui. Que telle soit bien la

conception de Descartes, plusieurs textes l’indiquent nettement ici : « Et je ne dois

pas aussi m’imaginer…. de plus grand ou de plus parfait ». On remarquera dans

ces textes les formules : « à tout le moins aux premières et principales » - « dont la

Page 135: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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cause soit comme un patron ou un original » - « les idées sont en nous comme des

tableaux ou des images, etc.... »

Si on admet que l’idée est, comme dans le kantisme, non pas expression

d’une réalité préalable qui devrait alors, quand il s’agit de l’étendue, se trouver

dans l’esprit comme idéat, mais pouvoir de détermination et de construction, loi de

distribution, je reconnais qu’il reste encore un irrationnel. mais cet irrationnel

signifie simplement que notre esprit est ainsi fait, alors qu’il aurait pu l’être au-

trement. Il ne me paraît exister aucune incompatibilité entre la spiritualité et la loi

spatialisante, puisque la loi spatialisante est une simple forme de la spiritualité.

Pourquoi une loi de déploiement posant partes extra partes ne pourrait-elle pas

appartenir à l’esprit tout aussi bien qu’une loi de développement logique ou

rationnel ?

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À Louis Lavelle

(À propos de la Présence totale1)

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de m’avoir envoyé votre très intéressant travail sur la

Présence totale qui inaugure la collection que vous dirigez. Je l’ai lu avec le plus

grand plaisir et je dois vous dire que, au point de vue de la méthode et des résultats

obtenus, nous sommes entièrement d’accord, dans la mesure où ces résultats

appartiennent uniquement à la vie intérieure de la conscience et ne nous en font pas

sortir. Notre accord va presque jusqu’à une complète identité de formule : je vous

signale par exemple la présence de l’esprit à lui-même, la distinction de l’acte et de

l’état, les rapports de l’éternel et de l’instant, etc...Dans mon Spinoza et mon Kant,

j’ai cherché, par un travail de critique interne, à dégager soit les traits essentiels du

panthéisme, soit les caractères fondamentaux d’une philosophie du sujet, et mes

conclusions concordent presque constamment avec celles auxquelles vous-même

aboutissez par la voie dogmatique.

Nous sommes pourtant séparés par une différence capitale. Vous rejetez

l’éternel, l’intemporel, l’infinie possibilité, l’être, etc... au delà du sujet. Tout au

moins considérez-vous que le sujet ne fait qu’y participer. Il me paraît difficile

dans ces conditions de ne pas ranger votre philosophie dans les doctrines

panthéistiques, malgré les réponses anticipées que vous faites dans votre

introduction à une telle classification. Vous vérifiez même encore une fois à mes

yeux ce que j’ai toujours pensé : le panthéisme est une extrapolation au delà du

sujet et une extension à l’Univers tout entier de ce qui se passe à l’intérieur de

l’esprit. Pour moi, le moindre de nos actes spirituels est toujours une relation entre

une particularisation limitée et un principe éternel susceptible de donner une

infinité de réalisations possibles, mais ce principe est le mien et, s’il existe aussi

dans d’autres consciences, il n’est pas le même substantiellement, et il diffère

chaque fois numero. En d’autres termes, je ne me reconnais aucun droit d’étendre

aux « moi » eux-mêmes par rapport à un principe supérieur le rapport qui existe

entre les phénomènes psychologiques et ces « moi ». Je me prononce ici

catégoriquement pour Descartes et contre Spinoza.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que votre participation à

l’Etre est bien proche de la participation à l’Un de M. Brunschvicg. Et, si je quitte

le terrain strictement ontologique pour celui de la destinée humaine qui lui est

d’ailleurs très étroitement apparenté, pourrai-je m’estimer satisfait de la

communion finale avec une puissance inconsciente et purement constructive ? Je

ne saurais, pour ma part, répondre que négativement. Le rapport de personne à

personne me paraît être, sous la forme de la réciprocité du don, l’exigence finale de

la volonté voulante, de l’esprit comme puissance orientée.

1 Paris, Aubier, 1934

Page 137: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Louis Lavelle

Paris

5 octobre 1935

Cher Monsieur,

Je n’ai trouvé que ces jours-ci le loisir de lire le livre sur le Moi, le Monde

et Dieu, que vous avez bien voulu m’envoyer pendant les vacances. Je l’ai lu d’un

bout à l’autre avec un intérêt et une sympathie qui n’ont point défailli, en me

sentant presque toujours d’accord avec vous sur l’essentiel ; et là même où je me

heurtais à quelque divergence, elle n’entamait pas mon assentiment en ce qui

concerne l’inspiration fondamentale et le but même que vous donnez à la

philosophie.

Je n’ai jamais cessé d’appliquer ma réflexion aux problèmes qui forment la

matière de votre livre. Mais je vais vous dire tout de suite quels sont les points qui

m’arrêtent, et sur lesquels je ne doute pas que vous nous apportiez bientôt des

développements qui me semblent implicitement appelés par la dernière partie.

1° Je ne puis qu’approuver le caractère d’éternité qui appartient au moi

constructeur, et je pense avec vous que la durée est du côté du moi construit.

Seulement, la constitution de ce moi constructeur et, plus encore, les conditions de

son accord avec le sensible me paraissent être pour vous des données ultimes, dont

nous constatons la présence en nous dans l’accomplissement de notre œuvre de

construction. Ce qui me paraît être une sorte d’empirisme de l’a priori. Les

concepts de l’entendement, ni leur corrélation avec le sensible, ni même les

différents aspects du sensible ne me semblent s’éclairer autrement que par la

participation de notre conscience à l’Absolu : ce sont les lois mêmes de cette

participation. On évite alors de considérer cette construction comme étant en soi

contingent [sic] et de penser qu’il pourrait y en avoir d’autres.

2° En même temps, on ne fait plus, comme l’intellectualisme panthéistique

que vous critiquez, cette opération d’interpolation et de passage à la limite qui me

permettrait de conclure de ma connaissance à l’Etre. Et dire des concepts qu’ils

sont les instruments de la participation, cela leur donne une valeur pour tous les

êtres particuliers, sans pourtant nous obliger à les transporter au-delà de l’usage

même que notre conscience est appelée à en faire pour se constituer elle-même.

3° Je crois, comme vous, que l’esprit dépasse singulièrement le Moi pris

dans cette fonction par laquelle il constitue l’expérience. Mais ce qui me paraît être

une garantie suffisante contre le panthéisme est précisément l’impossibilité où nous

sommes de définir l’esprit autrement que comme une Liberté. Ce que j’appelle

participation, c’est la possibilité même pour un être de se faire par un acte de

liberté : cet acte suppose des conditions auxquelles il est soumis, des ressources.

qu’il doit emprunter, une puissance même qu’il doit recevoir et qui ne peut jamais

s’exercer sans son consentement. L’être n’est que là où est la liberté, et le monde

de l’expérience n’est lui-même que le moyen par lequel nous pouvons entrer en

communication avec d’autres libertés et avec Dieu, qui ne peut créer un être qu’en

le faisant participer à son Etre propre, c’est-à-dire en lui donnant la liberté de se

faire, comme il se fait lui-même éternellement. Le propre de la philosophie est

précisément de retrouver et de décrire le jeu et les conditions par lesquelles notre

moi, en les mettant en œuvre, réalise sa destinée propre.

Page 138: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 137

Veuillez excuser, je vous prie, ces observations destinées surtout à montrer

la satisfaction que j’ai éprouvée en lisant vos dernières pages et dont je me réjouis

qu’elles ressemblent à une promesse. Permettez-moi d’y joindre quelques

réflexions sur la Liberté et la Personne qui répondent à des préoccupations assez

voisines.

Et croyez, cher Monsieur, à mes sentiments renouvelés de bien sincère

sympathie intellectuelle.

L. Lavelle

Page 139: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 138

À Louis Lavelle

(Réponse à une lettre du 15 octobre 1935)

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de l’aimable lettre dans laquelle vous soulignez nos

concordances et nos divergences. J’ai moi-même marqué les unes et les autres,

quand je vous ai écrit au sujet de votre Présence totale ; ce qui nous sépare

essentiellement, c’est la solution que nous apportons au problème de la

personnalité divine. Vous refusez explicitement à Dieu la conscience, que vous

considérez comme la caractéristique du seul être fini, alors que cette conscience me

paraît, au contraire, à la fois une exigence de notre destinée et la condition

transcendantale de l’être.

Je ne vois pas comment l’affirmation de notre participation à l’Absolu

supprimerait ce que vous appelez « un empirisme de l’a priori ». Tout d’abord, cet

empirisme est bien relatif et ne mérite peut-être pas ce nom. Notre monde

constitue, en effet, un organisme dont les parties se conditionnent les unes les

autres ; il y a, comme l’avait dit Kant, réciprocité entre sa totalité et ses facteurs ;

c’est là ce qui fait sa vérité. Si l’on peut parler d’empirisme, c’est uniquement en le

considérant dans son ensemble, parce que nous ne voyons aucunement en lui ce qui

pourrait le fonder d’une manière nécessaire. Fort heureusement d’ailleurs, car, s’il

était démontré qu’il est logiquement indispensable et unique, je ne vois pas bien ce

que deviendrait notre destinée, puisqu’il n’est certainement pas capable de nous

satisfaire ; il ne nous resterait plus, comme le faisaient les stoïciens, qu’à lui donner

notre consentement pour la seule raison que nous ne pourrions faire autrement.

Mais peut-être visez-vous une autre nécessité ; peut-être entendez-vous, dans le

sens de la philosophie augustinienne, que nous devons faire confiance à la divinité,

que, si ce monde existe, c’est qu’il tient sa place et joue un rôle dans une économie

morale supérieure, dans un système d’ensemble dont nous pouvons chercher à

déterminer les éléments, sans prétendre cependant y aboutir d’une manière

certaine ; alors, nos deux conceptions se rejoindraient de nouveau.

Dans votre deuxième remarque, vous me faites observer que l’affirmation

de la participation de ces concepts à l’absolu suffit à fonder leur valeur pour tous

les êtres finis, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une extrapolation dans

laquelle nous voudrions définir les rapports de l’Absolu aux consciences sur le

modèle des rapports du moi à ses idées. Je ne conteste pas cette possibilité, mais

alors le terme de participation ne perd-il pas toute signification précise ? Et la

notion de participation ne devient-elle pas elle-même une hypothèse qui peut être

avantageusement remplacée par d’autres ? Descartes fonde la vérité de nos

concepts sur la perfection divine, mais Dieu est chez lui un esprit substantiellement

distinct des autres esprits. Nous avons besoin d’une garantie, au moins au delà

d’une certaine limite, mais la question est de savoir sous quelle forme peut nous

être assurée cette garantie. D’ailleurs, en parlant d’extrapolation, j’ai prétendu

plutôt définir une situation de fait qu’une exigence de droit. La logique de la

participation ne vous entraîne-t-elle pas vous-même, et ne rencontrez-vous pas

spontanément Spinoza, quand vous écrivez dans la Présence totale (p.58) : « on

peut établir entre l’être et ses différentes formes le même rapport qu’entre le moi et

ses différents états ».

Page 140: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 139

La troisième remarque nous ramène aux observations du début de cette

lettre. Pour ma part, je ne conçois pas de liberté en dehors d’une conscience, ni de

conscience étrangère à la liberté ; à mes yeux les deux se confondent. Et, par

conséquent, la question fondamentale est toujours celle de la conscience divine. Je

me hâte d’ailleurs de dire que je vois, comme vous, dans ce monde l’instrument de

la communication des consciences ; mais cet instrument, ainsi que je l’ai dit, me

paraît être purement contingent, ce qui me permet de réserver la possibilité d’autres

moyens de communication, et, par suite, d’un autre monde.

Je vous suis bien reconnaissant de m’avoir envoyé vos pages si

intéressantes sur la liberté de la personne. Sur l’essence de la liberté et sur ses

rapports avec le bien et le mal, je n’entamerai pas avec vous ici une discussion

entraînant adhésion ou réserves, parce que je considère le problème comme trop

difficile pour pouvoir le traiter ainsi en quelques lignes. Je me rappelle toujours la

formule de Leibniz que la liberté est un des labyrinthes de la philosophie première,

et je n’ai pu, sur ce terrain, arriver à une solution qui me satisfasse. Mais j’ai été

particulièrement séduit par les observations si fines et si heureusement présentées

sur les aptitudes naturelles et sur leur spontanéité (p.31), sur la perfection de l’acte

qui se caractérise par l’unité absolue de la spontanéité et de la réflexion (p.34), sur

la nécessité pour l’objet d’être fini et pour le sujet d’être infini (p.37), sur 1’éternité

contemporaine de chaque moment du temps (p.38), idée qui me paraît essentielle et

répondre à l’interprétation exacte du caractère intelligible de la philosophie

kantienne. Je souligne tout spécialement ces belles formules de la p.39 : « On peut

donc dire également que le temps tout court dépend de lui, et qu’il s’insinue lui-

même à l’intérieur du temps comme un premier commencement toujours répété ».

Ne sommes-nous pas d’accord, puisque j’ai écrit moi-même dans les Recherches

philosophiques : « L’éternel n’est pas derrière nous ; il est entièrement à notre

disposition à tous les moments de notre existence, et il renaît, pour ainsi dire, avec

chacun de ces moments, car il est en nous et nous sommes lui » ?

Vous n’aimez pas que votre doctrine soit dénommée un panthéisme.

Ajoutons en tout cas, si vous le voulez, qu’elle est un panthéisme de la liberté, un

panthéisme de l’initiative. Le bergsonisme, et peut-être la philosophie de M.

Brunschvicg, mériteraient un peu le même nom : processus ordinans, a dit ce

dernier, mais non processus ordinatus. De ces deux facteurs qui constituent ainsi

votre métaphysique et la leur, l’un ne finira-t-il point par éliminer l’autre ?

N’arriverez-vous pas finalement à ce personnalisme conscienciel de la divinité ?

J’assisterai toujours, en tout cas, avec la plus grande sympathie au cheminement

d’une méditation aussi sincère et aussi captivante que la vôtre, aussi riche en

précieuses virtualités.

Page 141: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Louis Lavelle

Paris

6 novembre 1935

Voulez-vous m’excuser encore, mon cher collègue, de vous importuner

pour vous remercier de votre lettre, qui m’est précieuse à la fois par le sentiment

qu’elle me donne d’une communauté de recherche et par la conscience qu’elle

m’apporte d’une certaine interprétation que l’on peut faire de mes thèses, à laquelle

je ne voudrais pas donner prise. Car je suis infiniment éloigné de regarder Dieu

comme une force inconsciente : et chaque fois que je parais lui dénier la

conscience, c’est seulement la dualité discursive de la conscience qui se cherche,

non point la conscience unitive qui surpasse, il est vrai, les conditions habituelles

de notre expérience, mais vers laquelle pourtant pointent et convergent toutes nos

démarches les plus pures. Et ne croyez-vous pas qu’un « panthéisme de

l’initiative » est une sorte de contradiction, s’il nous oblige à mettre partout une

initiative qui est participée par son efficacité, mais nôtre par son usage ?

Veuillez agréer, je vous prie, avec mes excuses renouvelées, l’expression

de mes sentiments les plus dévoués.

L. Lavelle

Page 142: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Louis Lavelle

(À propos de son article du Temps sur le Moi, le Monde et Dieu du 8 février 19392)

10 février 1939

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de l’article que vous avez consacré dans le Temps à mon

petit livre : le Moi, le Monde et Dieu. Nous avons jadis échangé plusieurs lettres au

sujet des idées exprimées dans ce travail, et de celles que vous avez vous-même

formulées dans votre Présence totale. Je retrouve dans votre article quelques unes

des objections que vous me fîtes alors sur la contingence de notre monde sensible

et sur la correspondance des opérations de notre entendement avec les données des

sens. J’y répondis en vous disant que je ne voyais pas comment la notion de

participation pouvait rendre notre monde nécessaire, et je ne le vois pas encore, à

moins d’adopter une sorte de parallélisme entre l’intelligence et le sensible qui, fai-

sant de l’un et de l’autre des manifestations d’une même réalisation, nous

ramènerait plus ou moins au spinozisme. Je ne conçois ici qu’une nécessité

possible, la nécessité morale, qui a fait que Dieu a dû choisir le meilleur ; mais

l’affirmation de cette nécessité, à laquelle je suis toujours disposé à souscrire, reste

un acte de confiance, et non un objet d’évidence directe ni de démonstration

possible. Vous dites en passant que je ne souscrirais pas volontiers à la théorie de

Malebranche, et vous avez absolument raison. J’ai même bien des fois, dans mes

notes, insisté sur la divergence absolue qui existe entre son point de vue et le mien.

Que d’autres construisent effectivement des mondes semblables au mien,

c’est là une constatation pure et simple que rien ne me permettait d’anticiper a

priori, car je ne saurais avoir la prétention de légiférer pour tous les esprits.

Je suis tout à fait d’accord avec vous pour considérer que le rapprochement

du rapport des idées à la cogitatio personnelle à la pensée en soi et celui des

consciences à la pensée n’est qu’une métaphore ; mais c’est une métaphore qui a

été considérée par un très grand nombre de philosophies comme exprimant la

réalité fondamentale des choses.

Je suis tout disposé à voir, avec vous, dans le monde sensible, un

instrument de communication avec Dieu et avec les autres esprits3. C’est une thèse

que j’ai fréquemment développée dans mes cours. J’ajouterai même que ce monde

est l’instrument de communication avec nous-mêmes.

Mais, reprenant la discussion sur la contingence, je dirai que, si, tels que

nous sommes constitués, nous sommes pratiquement obligés de communiquer de

cette façon, on ne saurait en aucune manière montrer que ce monde soit nécessaire

2 Cet article « Théisme et Panthéisme » a été publié dans un recueil posthume des

chroniques philosophiques de Lavelle dans le Temps sous le titre « Morale et Politique » 3 Cf lettre précédente

Page 143: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 142

absolument, et que Dieu ait été en fait dans l’impossibilité de nous permettre de

communiquer avec nous ou de communiquer avec lui par une autre voie.

Vous avez l’amabilité d’exprimer le désir de voir développée la seconde

partie du livre. Je puis vous dire que vous obtiendrez vraisemblablement

satisfaction, puisque M. Delacroix m’avait demandé une étude sur le panthéisme à

laquelle je travaille actuellement4.

Malheureusement, les occupations multiples que j’ai par ailleurs,

notamment la correction du concours de l’Ecole Normale, et, d’autre part, les

soucis constants d’un père de famille nombreuse, nuisent à la rapidité et à la

continuité du travail. C’est ainsi également que je n’ai pu prendre une connaissance

suffisante de l’enrichissement que votre philosophie a reçu dans vos dernières

publications, mais je compte combler cette lacune aussitôt que j’en aurai le loisir.

4 Cf lettre à l’abbé Emériau

Page 144: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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À Louis Lavelle

(À propos de son livre : L’Acte)

Lyon

7 Mars 1939

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de l’aimable envoi que vous m’avez fait de votre livre :

l’Erreur de Narcisse5. J’avais commencé à le lire, mais j’ai été obligé de

m’interrompre, et je crois que je serai forcé de remettre à plus tard la suite de ma

lecture. Voilà pourquoi je me décide à vous écrire avant de pouvoir vous

communiquer mes observations, ce que je ne manquerai pas de faire

ultérieurement.

En attendant, je dois vous dire que je ne perds point contact avec votre

pensée. En effet, comme le contenu de cet ouvrage me semblait devoir répondre à

la préparation de certains de mes travaux actuels, je viens de lire l’Acte6 d’un bout

à l’autre, un peu trop vite à mon gré, mais cependant d’une manière suffisante pour

en apprécier toute la richesse. Je suis tout à fait d’accord avec vous, encore une

fois, sur la description de ce qu’on pourrait appeler les conditions transcendantales

de l’acte, et je souscrirais volontiers aux fines analyses que vous avez multipliées

en ce qui concerne le jeu des différentes facultés humaines ; ce que vous avez écrit

sur l’amour m’a particulièrement intéressé.

Nos pensées demeurent différentes quand il s’agit de situer la totalité des

possibilités. Pour moi, je considère que cette totalité appartient à chaque sujet.

J’entends, évidemment, la totalité de celles que nous pouvons réaliser et qui nous

sont fournies comme une sorte de programme, bien que, d’ailleurs, nous n’en

réalisions jamais qu’une partie. J’avais déjà marqué cette opposition dans le Moi, le

Monde et Dieu (p.102).

D’autre part, malgré vos affirmations répétées en faveur du personnalisme

de l’homme, et même, cette fois, de celui de Dieu, je ne parviens pas à saisir

comment, dans votre conception, peuvent se réaliser l’un et l’autre, et, plus encore

peut-être, le second que le premier. Pour l’homme, quelles que soient les difficultés

métaphysiques que me semble présenter ici votre théorie de la Totalité, nous avons

cependant le témoignage de la conscience ; mais, pour Dieu, je ne vois pas

exactement comment vous pouvez éviter la thèse d’un Dieu qui ne devient

conscient de lui-même qu’à travers les êtres qui participent de lui. Cette thèse me

paraît d’ailleurs se faire jour à plusieurs reprises dans votre travail, bien que vous

sembliez incliner ailleurs vers une conscience indépendante de Dieu. Mais, quand

vous parlez de cette dernière indépendance, n’est-ce pas plutôt, au fond, d’une

indépendance de l’Acte fondateur des consciences, et non d’une indépendance de

l’Acte comme conscient de lui-même qu’il s’agit ?

Ce qui m’échappe aussi, dans une certaine mesure, c’est votre position à

l’égard du monde sensible. J’approuve entièrement ce que vous dites de la

nécessité pour l’acte dérivé de s’achever dans une passivité. C’est d’ailleurs cette

collaboration que j’ai essayé de montrer dans ma communication au congrès de

5 Paris, Grasset, 1939

6 Paris, Aubier

Page 145: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 144

Marseille sur la perception3. Mais quelle conception vous faites-vous du sensible ?

Le traitez-vous comme une réalité indépendante des sujets individuels et à laquelle

ainsi une multitude d’entre eux pourraient participer, ou bien considérez-vous qu’il

y a autant de sensibles que de sujets, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sensible

extérieur à ces sujets, mais que la sensation est individuelle et qu’elle constitue le

bien de chacun ? J’ai peur que nous soyons ici en désaccord, exactement de la

même manière que sur la totalité des possibles ou sur les principes législateurs de

l’esprit. De même que je regarde la raison comme se renouvelant numériquement

avec chaque personne et comme n’étant nullement une réalité participable, de

même je tiens ce qu’on pourrait appeler le sensible en soi comme inexistant, et il

n’y a pour moi de sensation qu’à l’intérieur de chaque sujet. Je rejette donc tout

réalisme du sensible.

Enfin, dernière question : on a l’impression que, pour vous, la sensation est

une sorte de phénomène de Dieu, qu’elle est une des manières dont Dieu apparaît.

Sur ce point aussi, en admettant que mon interprétation soit exacte, je ne serais pas

du même avis que vous. Pour moi, la sensation est une production directe de Dieu

en nous selon des lois générales, mais nullement un mode d’apparition de Dieu en

nous. C’est, comme disait Berkeley dans une formule que je juge excellente, « le

langage parlé par Dieu à sa créature ». Ajoutons, si vous voulez, le langage par

lequel il permet à ses créatures de se parler entre elles.

Voilà quelques observations cursives. Peut-être vous ai-je mal compris, et,

alors, je m’en excuse.

3 Travaux du 1

er Congrès international de Philosophie, Marseille, 1938 (paru dans le

Journal de Psychologie de Janvier-Mars 1939 sous le titre « Utilisation possible du

schématisme kantien pour une théorie de la perception »)

Page 146: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Louis Lavelle

15 mai 1939

Cher Monsieur,

Je m’excuse d’être si en retard avec vous. J’aurais voulu vous répondre

depuis longtemps et vous dire quelles sont les suggestions qu’avait fait naître dans

mon esprit aussi bien la lettre que vous m’aviez écrit [sic] au sujet de l’article que

j’avais publié sur votre livre le Moi, le Monde et Dieu que celle où vous aviez

l’amabilité de me communiquer les observations que vous avait inspirées mon livre

De l’Acte. Mais je suis, comme vous, surchargé de besogne, surtout dans cette fin

d’année scolaire, et toujours retenu et interrompu par les préoccupations

inséparables d’une nombreuse famille dont vous avez vous-même l’expérience.

Pourtant je serais heureux de marquer une fois de plus les points d’accord et les

points de divergence entre votre pensée et la mienne dont nous avons déjà discuté

autrefois, mais qui, peut-être, s’éclairent mieux par les développements que nous

avons donnés l’un et l’autre à notre doctrine depuis cette époque. Je me rappelle

que vous me reprochiez à ce moment-là « une sorte de panthéisme de l’initiative »,

et que, comme je vous faisais observer ce que l’association de ces deux mots avait

de contradictoire, vous vouliez bien avoir l’amabilité d’en convenir. C’est que, en

effet, la liberté est toujours au centre de ma conception de l’être spirituel, aussi

bien en Dieu qu’en nous, de telle sorte que la participation sans laquelle nous

serions séparés de lui, ce que tout philosophe retrouve sous une forme plus ou

moins indirecte, est précisément ce qui assure notre libération au lieu de la rendre

impossible. Je vois toujours très nettement, malgré les heureux amendements que

vous introduisez dans cette philosophie, à quel point votre manière de penser

dépend du kantisme : et je le sens d’autant mieux que j’ai vécu moi-même plus de

dix ans dans la même atmosphère, et que je cherche encore maintenant à l’élargir

ou à l’éclaircir plutôt qu’à la combattre. Mais je reconnais bien volontiers que je

dois sans doute beaucoup plus à Malebranche qui est, je crois, le plus grand

philosophe de notre pays, et que vous repoussez, et à St Augustin, dont je lisais

encore ce matin avec plaisir qu’on en fait le grand philosophe de la participation de

l’âme à Dieu,

En ce qui concerne la correspondance des opérations de notre entendement

et des donnés sensibles, c’est là pour moi un problème très ancien, auquel j’avais

consacré déjà ma thèse de doctorat. Mais il a toujours pour moi la même jeunesse.

Je me le suis posé précisément en réfléchissant sur le kantisme, et plus

particulièrement sur le schématisme. L’essentiel tient ici dans cette affirmation,

que vous ratifiez, que l’acte dérivé doit s’achever dans une passivité : dès lors,

entre cette activité et cette passivité, entre le commencement et cet achèvement, il

faut qu’il y ait une corrélation sur laquelle précisément je n’ai jamais cessé de fixer

mon attention. Mais, quelle que soit la manière dont cette corrélation peut se

réaliser, où le sensible pourrait-il se réaliser, sinon dans la conscience sentante ?

Seulement, on ne peut refuser, dans cette conscience même, de faire la distinction

entre ce qui en fait une conscience particulière en général et qui la contraint à

recevoir en elle tel ordre de sensibles, sur lesquels, comme le montre l’exemple de

l’art, elle pourra s’accorder avec les autres consciences, et ce qui en fait une

conscience particulière et unique au monde et qui fait que chacun de ces sensibles

sera pour elle unique et inimitable. Sur ce point au moins, il n’y a pas à craindre ce

que vous appelez 1e réalisme des sensibles.

Page 147: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 146

Mais cette conception du sensible vous donne encore d’autres inquiétudes.

Dans votre lettre du 10 février, vous me reprochiez de faire du monde un monde

nécessaire, sans que cette nécessité vous parût justifiée par la participation. Mais la

participation met au contraire la liberté partout, aussi bien dans l’acte divin que

dans l’acte par lequel je consens moi-même à actualiser les possibilités dont il me

permet de disposer. Ce n’est porter atteinte ni à l’un ni à l’autre de dire qu’il y a

entre leurs effets une correspondance réglée. Il n’y a que du parallélisme entre le

sensible et l’intelligible au sens spinoziste, mais il me semble difficile de ne pas les

rattacher l’un et l’autre à une même source de réalité, bien que l’usage que je ferai

de ma raison m’oblige à évoquer un monde qui n’est ni un monde créé par moi, ni

un monde qui m’est imposé par une nécessité sur laquelle je ne puis rien, mais qui

est justement le monde que je mérite. Ainsi se retrouve réintégrée à ce niveau cette

nécessité morale que vous alléguez et que je fais mienne, moi aussi.

Cependant, je dois dire que j’avais été assez vivement choqué, dans la

même lettre, par ce que vous disiez de la possibilité pour d’autres esprits de

construire d’autres mondes différents du vôtre, car vous ne voulez pas légiférer

pour eux. Mais, en maintenant ce que vous postulez d’identique entre les différents

esprits et qui n’est pas exclusivement l’effet de l’observation empirique (qui

tendrait souvent à prouver le contraire), je crains toujours que vous ne teniez pas un

compte suffisant de ce qui vous permet précisément de les appeler des esprits, et

qui vous obligerait à déterminer les caractères qu’il faut nécessairement leur

attribuer pour que ce nom ne soit pas dépourvu de sens.

Sur le sensible encore, j’espère que les explications précédentes pourront

dissiper ce qu’il pourrait encore y avoir d’ambigu dans cette expression

« phénomène de Dieu » dont vous vous servez pour caractériser ma conception du

sensible. Je n’ai rien à reprendre à la formule de Berkeley que vous invoquez qu’il

est « le langage que Dieu nous parle » et celui par lequel il permet aux créatures de

se parler entre elles. Mais, si arbitraire que soit ce langage, il est toujours chargé de

signification : si vous l’admettez, cette signification peut avoir une portée

spirituelle qui va bien au-delà de ce caractère de phénoménalité par rapport à Dieu,

qu’on ne lui attribuerait point sans impliquer qu’il y a en lui un caractère illusoire,

ou même trompeur ; ce que je suis bien loin de penser.

J’ai hâte, cependant, de vous dire combien j’ai été sensible à la

communication que vous avez bien voulu me faire aussitôt des réflexions qu’a

provoquées en vous la lecture de mon livre de l’Acte. J’ai essayé de réaliser là une

sorte de synthèse de mes travaux antérieurs, en m’efforçant de dépasser mes

propres positions, de dissiper 1es malentendus que j’avais pu susciter sans le

vouloir. Des lettres comme la vôtre me sont particulièrement précieuses, et

m’invitent à persévérer dans le même chemin, en me signalant les points qui

demeurent obscurs pour le lecteur ou ceux qui appellent la contradiction et qui

donnent une conscience plus nette de ce qui, dans chaque pensée, subsiste

d’original et d’irréductible. J’ai été très heureux de constater notre accord sur les

problèmes premiers et derniers, l’analyse des conditions transcendantales de l’Acte

(à propos desquelles j’avais déjà noté dans l’Idéalisme Kantien un ensemble

d’interprétations auxquelles j’étais disposé à souscrire) et le jeu des différentes

facultés humaines. Je ne crois pas très difficile non plus de vous montrer qu’en ce

qui concerne la personnalité humaine, ou celle de Dieu, la doctrine de la

participation les implique au lieu de les exclure : j’ai tant insisté sur 1’impossibilité

de dire de Dieu qu’il est acte s’il est étranger à la conscience, sur le caractère

dérivé de la conscience que nous avons de nous-mêmes, sur cette causalité de soi et

intériorité à soi parfaites dont la Trinité seule réussit sans doute à exprimer le

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 147

Mystère, que je ne crains pas qu’on puisse m’attribuer de réduire la conscience de

Dieu à la conscience qu’il aurait de soi dans les consciences finies.

Malheureusement il me reste encore des doutes sur deux points où notre

accord sera peut-être plus difficile à réaliser : du moins aurais-je davantage de

satisfaction si vous me disiez ce que vous pensez des interprétations que je vais

vous proposer en ce qui les concerne.

1° Vous dites que la raison se renouvelle numériquement en chaque

personne et qu’elle n’est nullement une réalité participable. Pour moi, je la

considère, en effet, comme telle, et je crois, en effet, qu’il faut dire : la raison, et

qu’elle est pour chaque homme un idéal, que nul de nous n’est pleinement

raisonnable. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait en Dieu une raison semblable à

celle dont nous avons l’expérience, bien que plus parfaite, et qui se diviserait entre

les consciences finies. C’est la raison elle-même qui est un mode de participation

(plutôt qu’elle n’est la réalité dont on participe). Il n’y a donc de raison, en effet,

que dans chaque conscience finie. L’acte pur rend possible cette participation

commune, de telle sorte que le monde où elles vivent soit leur œuvre et puisse être

construit par elles selon des lois intelligibles qui sont les mêmes pour toutes. Elle

plonge ses racines dans l’unité divine et spécifie son opération selon les conditions

de notre nature, spécification qui peut, peut-être, être réduite, non pas, comme le

voulait Kant, selon les conditions de possibilité d’une expérience en général, mais

selon les possibilités de l’apparition d’une conscience finie dans le monde des

existences.

2° Le second point est lié au premier, mais est, peut-être, plus grave et plus

décisif. Il s’agit en effet de cette totalité de possibilités que je mets en Dieu, tandis

que vous les mettez dans chaque conscience. Cette opposition est incontestable,

mais mérite d’être précisée. Car il est évident qu’il n’y a rien de possible en Dieu,

du moins en soi et absolument ; il n’y a rien de possible en Dieu qu’au regard de

l’homme. Ce qui m’avait conduit à la théorie de la double possibilité qui

sauvegarde bien, il me semble, la liberté, mais qui est assez difficile à exprimer :

c’est que Dieu, qui est la souveraine réalité, n’est au regard de l’homme qu’une

infinie possibilité qui ne cesse de lui fournir, au lieu que la créature n’est, au regard

de Dieu, qu’une possibilité dont l’actuation est sans cesse entre ses mains. C’est

pour cela que, malgré les limites de notre vocation, il y a devant chaque conscience

une ouverture strictement infinie, bien que dans les circonstances où elle se trouve

placée, dans la situation qui est la sienne, il n’y ait jamais qu’une réponse

déterminée au dessein que Dieu peut avoir sur elle. Ne considérez, je vous prie, ces

quelques mots que comme une esquisse générale qui aurait besoin d’être complétée

par une analyse plus étendue et plus nuancée.

Je vous prie aussi de vouloir bien m’excuser d’avoir abusé si longtemps de

votre patience. N’y voyez que le souci que j’ai eu de confronter ma pensée avec la

vôtre pour définir aussi exactement que possible nos positions respectives, afin

d’éviter toute méprise ou toute erreur. Les domaines auxquels notre réflexion

s’applique, les directions générales de nos préoccupations restent assez proches

pour que nous puissions espérer le plus grand profit de discussions de cette nature.

Veuillez croire, je vous prie, à mes sentiments les plus sympathiques, et au plaisir

que j’aurai de m’entretenir plus longuement avec vous, si, au moment de l’Ecole

Normale, vous disposez de quelque loisir pour venir jusqu’à la maison.

L. Lavelle

Page 149: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Louis Lavelle

(À propos de ses « Observations sur le Mal et la Souffrance »7)

Mon cher Collègue.

J’ai lu avec grand intérêt vos « Observations sur le Ma1 et sur la

Souffrance ». Vous y multipliez les remarques psychologiques pénétrantes et les

considérations morales les plus élevées, de telle sorte que votre travail est une

contribution importante à la solution d’un problème particulièrement difficile. Je

crois bien que cette difficulté est telle que, malgré toute l’adresse que l’on peut

apporter à le résoudre, on ne saurait aboutir absolument que grâce à un procédé

indirect, en faisant un acte de confiance dans la Providence démontrée ou admise

par ailleurs8. En attendant d’avoir peut-être un jour la possibilité de discuter cette

question plus longuement avec vous, je tiens à retenir une série de formules

heureuses que j’ai trouvées dans votre travail : par exemple p.23 : « L’esprit n’est

pas une chose que l’on montre, mais une activité que l’on exerce, en faveur de

laquelle on opte et pour laquelle on parie », p.26 : « Tout homme qui entreprend de

vivre veut avoir à la fois la conscience de soi, la responsabilité et la liberté ;

autrement, il ne serait qu’un surgeon de la nature, et, recevant l’être qu’il a au lieu

de le donner, il serait une chose plutôt qu’un être », p.29 : « Ce n’est pas la Nature

qui est mauvaise ; la Nature est rendue mauvaise ou perverse par l’esprit qui s’y

assujettit et entreprend de la servir », p.31 : « Le bien est invisible ; il ne peut pas

être saisi comme un objet, et il se découvre mystérieusement à celui qui le veut,

mais non point à celui qui le regarde », p.32 : « Le propre de la réflexion, c’est de

diriger notre activité spontanée, mais afin de créer notre intériorité à nous-

mêmes… », p.34 : « C’est d’obliger chaque être à devenir un problème pour lui-

même, à s’interroger sur la valeur de sa vie », p.40 : « Quand je dis : je souffre,

c’est toujours un acte que j’accomplis », p.43 : « À la limite, on pourrait dire que je

n’éprouve de 1a douleur qu’avec mon corps, mais que je souffre avec tout mon

être », p.48 : « L’homme cruel se plaît dans la souffrance qu’il inflige, parce qu’il

est certain d’atteindre par elle un autre être au cœur de lui-même, au point où il ne

peut pas nier l’atteinte qu’il subit », etc…

7 Opuscule sans indication d’éditeur ni de date

8 Ceci rejoint de nombreux passages, notamment dans les lettres à Brunschvicg et à

Delvolvé, où Lachièze se déclare fortement opposé à tout optimisme cosmique.

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PIERRE LACHIEZE-REY

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À Louis Lavelle9

15 Juillet 1945

Mon cher Collègue,

Je suis bien en retard avec vous, et je m’en excuse, pour vous remercier de

l’envoi de votre dernier ouvrage10

, mais j’ai été tout à fait accaparé par les soucis

les plus divers, et je ne voulais pas vous écrire sans vous avoir lu.

C’est toujours avec le même intérêt que je prends connaissance de vos

travaux, et je remarque chaque fois que nous restons sur nos positions respectives,

de telle sorte que nous continuons à nous entendre ou au contraire à différer sur les

mêmes questions. Ce qui nous sépare, c’est toujours la théorie de la participation

entendue comme faisant de nous une sorte de manifestation partielle de la divinité,

ce qui nous rapproche, c’est la théorie de l’acte débarrassée du postulat précédent,

et, en ce qui concerne particulièrement « le Temps et l’Eternité », la thèse selon

laquelle le temps est notre mode d’incarnation et de réalisation. Vous avez, à ce

sujet, très heureusement souligné l’impossibilité de maintenir strictement le

parallélisme professé par Kant entre le temps et l’espace.

Je ne vous suivrai pas dans vos fines et subtiles analyses relatives à l’avenir

et au passé, au devenir, à la durée et à l’éternité. Mais un point a attiré

particulièrement mon attention, c’est celui où vous traitez de l’unicité du temps.

Ce problème, qui d’ailleurs pourrait être généralisé et étendu à tout

l’univers, est très important, puisque sa solution entraîne l’affirmation ou la

négation d’un monadisme. Est-ce que chacun de nous, s’appuyant sur ses propres

ressources, comme je le professe, développe un temps qui lui est propre pour s’y

constituer comme moi dans le monde des phénomènes, de telle sorte qu’il reste

toujours un microcosme, ou bien est-ce que, empruntant, comme vous le pensez, à

une totalité dynamique unique notre propre pouvoir constituant, nous nous

réalisons tous dans un même temps d’univers où nous sommes, en dernière

analyse, tous compris comme dans un même monde ?

J’avoue ne pas avoir été entièrement convaincu par l’argumentation que

vous développez p.115 et sq. en faveur de l’unicité du temps. Cette argumentation

me paraît confondre, comme le faisait déjà Berkeley dans le troisième dialogue

entre Hylas et Philonoüs, le même numérique et le même spécifique. Que nous

nous réalisions tous selon une même loi qui est la loi temporelle, que le temps

présente toujours pour chacun de nous les mêmes caractères, cela n’implique

nullement qu’il y ait un temps unique, pas plus que le fait pour les araignées de

construire toutes une même toile (au sens spécifique du mot) n’entraîne l’unicité de

cette toile. Chacun de nous garde son temps de réalisation comme chaque araignée

garde sa toile.

Je ne puis me ranger davantage à la preuve de l’unicité du temps que vous

croyez trouver dans l’unicité de l’espace, car je n’admets pas non plus cette unicité.

Comme chacun déploie son temps pour s’y réaliser, de même déploie-t-il son

espace. Et, d’ailleurs, l’un ne peut se faire sans l’autre. C’est un cadre spatio-

9 Brouillon

10 Du Temps et de l’Eternité, Paris, Aubier, 1945

Page 151: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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temporel que nous développons pour y bâtir et pour y agir. Et c’est à l’intérieur de

ce cadre que je constitue des objets relativement auxquels je me représente en

dérivation mes différentes perspectives. L’espace et le temps sont uniques dans

mon Univers, comme sont uniques les objets qui y sont constitués, mais cela

simplement relativement aux différentes représentations que je puis en avoir. Cette

table est un terme qui est posé comme unique dans son rapport aux diverses

perspectives que je peux en obtenir (moi ou un autre que je situe dans mon espace),

mais c’est seulement à l’intérieur de mon espace qu’elle est unique. N’importe quel

autre sujet opère comme moi ; il a son temps, son espace et sa table objet. Il y a

autant de mondes d’objets que de consciences transcendantales11

. Je ne vois pas

comment il pourrait en être autrement. Même dans votre conception, il me paraît

difficile de concevoir qu’il n’en soit pas ainsi, car, s’il y a, en dernière analyse, une

immanence unique, celle de l’Etre originaire, l’unicité s’arrête à ce dynamisme a

tergo, à ce dynamisme opérant, à cette sorte de temps suprême temporalisant,

origine de tous les temps comme naturés, à cet espace spatialisant, source

commune de tous les espaces spatialisés, mais, de même que les individus

participants sont des individualités, de même leurs mondes sont-ils autant de

mondes différents dans la mesure même où ce sont des mondes.

11

Cf les « Réflexions sur l’unicité de l’univers » reprises dans le Moi, le Monde et Dieu.

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De Louis Lavelle

Paris

22 juillet 1945

Mon cher Collègue,

Je vous remercie vivement des observations que vous voulez bien me

présenter au sujet de mon dernier livre. Je crois qu’il n’y a rien de plus salutaire

pour la pensée que de prendre conscience des accords ou des oppositions qu’elle

rencontre, et par lesquels elle ne cesse de se confirmer ou de s’éprouver. Ainsi, je

suis heureux d’avoir votre assentiment sur la thèse générale du livre que le temps

est le moyen par lequel nous nous incarnons et nous réalisons : mon dessein était

de montrer que cette thèse impliquait nécessairement une élaboration de la notion

de possibilité et une construction du temps fondée sur l’hétérogénéité de ses

phases. Quant à l’idée de participation, que vous rejetez, c’est en effet le centre de

ma pensée, et je ne pense pas qu’il y ait ni qu’il y ait jamais eu dans l’histoire de

métaphysique qui en reste ou en soit restée indépendante. Nous avons déjà discuté

autrefois12

le point de savoir si elle doit entraîner vers le panthéisme et me conduire

à faire du moi une parcelle de la divinité, mais vous m’aviez concédé, je crois, que,

si l’acte ne fait qu’un avec la liberté, c’est dans la mesure où ma participation est

plus parfaite que je deviens mieux capable de créer mon être propre. Quant à

l’unicité du temps exposée au § IX du chapitre III, je m’excuse de vous dire qu’il

n’y a rien dans les termes de votre analyse qui aille dans un sens opposé à celui que

j’ai voulu défendre : les distinctions que j’ai faites visaient précisément le même

spécifique et le même numérique, loin de les confondre, le temps temporalisant et

le temps temporalisé, que l’on identifie trop souvent. Seulement, bien que vous

reconnaissiez vous-même que je ne nie point le caractère individuel d’une

expérience qui est notre œuvre, je présume que notre dissentiment renaîtrait sur un

autre terrain, et, pour prendre le problème dans son acception la plus générale, sur

le degré de réalité qu’il faut attribuer à l’idée platonicienne.

Croyez, mon cher collègue, au plaisir et au profit que j’ai tirés une fois de

plus de la confrontation de ma pensée avec la vôtre, et agréez, je vous prie,

l’expression de mes sentiments les plus sympathiquement dévoués.

L. Lavelle

12

En 1935 et 1939. Cf lettres de cette époque

Page 153: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Louis Lavelle13

27 mai 1947

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de la fidélité avec laquelle vous m’envoyez vos

ouvrages14

que je lis toujours, vous le savez, avec le plus grand plaisir.

Bien que vous ayez, cette fois, adopté un mode d’exposition plus austère et

plus condensé, il me semble bien retrouver les mêmes convergences et les mêmes

divergences entre nos philosophies. Ainsi vous écrivez p.20 : « Dès lors on com-

prend etc... »; pourquoi voulez-vous qu’il s’agisse là d’une expérience de la

participation ? À mon avis, il s’agit tout simplement d’une de ces nombreuses

expériences métaphysiques dont nous cherchons à vérifier la possibilité et qui sont

analogues aux expériences mathématiques. Si nous essayons de voir si nous

pouvons être cause de nous-mêmes, nous échouons dans notre tentative comme

nous échouons à inclure un losange dans un cercle.

Je suis, d’autre part, d’accord avec vous sur cette intériorité qui n’est pas

une intériorité spatiale. D’une façon généra1e, je trouve que Brunschvicg a

beaucoup abusé de l’idée que toute conception pluraliste des consciences est le

produit de l’imagination spatiale, comme si l’intériorité des consciences et leur

irréductibilité n’étaient pas beaucoup plus fondamentales que la distinction dans

l’espace. Même accord, comme je vous l’ai déjà dit, sur la définition de l’être par

l’acte, et aussi sur la thèse que 1’être se confond avec sa propre raison d’être. À

part votre théorie d’un temps unique qui transcenderait les sujets individuels, je

souscris entièrement à la thèse que le temps est la condition d’actualisation de la

possibilité, je dirais même qu’il est la condition de sa conception, au moins

relativement à l’acte.

Même accord sur l’identification du bien et de l’être, sur l’affirmation que

le devoir marque encore une division et une absence d’unification totale chez

l’individu, que le bien est toujours le bien de tel individu, que le pessimisme est

une attitude illusoire puisqu’il prétend inventer l’idée au nom de laquelle il juge le

principe dont il relève.

Quand vous écrivez (p.131) que rien ne peut être donné que sous la forme

d’un objet ou d’un phénomène et que vous ajoutez : la faculté d’intuition est une

chimère si elle n’est pas la conscience que nous prenons d’un acte intérieur, au

moment où nous l’accomplissons, je pense que vous englobez bien dans l’intuition

celle du comportement du prochain, et que vous ne rejetez pas la valeur de

l’intersubjectivité. Je trouve que Sartre et Merleau-Ponty ont eu raison d’insister

beaucoup sur ce point qu’on ne peut saisir un comportement uniquement comme

objet, et qu’il faut en reconstituer la genèse intérieure, sinon même lui en prêter

une.

En ce qui concerne l’existence, je l’envisagerais un peu différemment.

Pour moi, l’existence, c’est ce qui précède la réflexion et je considère comme

existentialiste une philosophie qui admet qu’il y a dans le moi une réalité

13

Brouillon 14

Il s’agit ici de l’Introduction à l’Ontologie, Paris, P.U.F. 1947

Page 154: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 153

fondamentale à scruter. C’est pour cette raison que je ne considère pas Heidegger,

Sartre et Merleau-Ponty comme de vrais existentialistes. En fait, ce ne sont que des

constructeurs, héritiers et successeurs de Kant, mais des constructeurs concrets.

Aussi ne peuvent-ils pas dépasser le monde. Au contraire, j’envisage Platon

définissant l’âme par l’amour comme puissance orientée, et Blondel la

caractérisant par un esprit se posant devant lui-même dans la réflexion en vue de se

connaître comme de véritables existentialistes.

Telles sont quelques unes des réflexions que m’a suggérées ou rappelées

votre livre que je vous remercie encore une fois de m’avoir envoyé...

Page 155: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Louis Lavelle

Paris

20 Juin 1947

Mon cher collègue,

Je vous remercie de votre lettre, et je vous suis très reconnaissant d’avoir lu

mon petit livre avec tant d’attention, et précisé encore les points sur lesquels nous

nous trouvons d’accord et les points sur lesquels nous nous opposons. C’est

seulement l’idée de participation qui est en cause : il est vrai qu’elle est au centre

de tout. En la rejetant, vous vous enfermez dans une solitude subjective dont vous

ne pouvez sortir que par une application métaphysique du concept de cause, ou par

un acte de foi qui le suppose. J’ai, au contraire, essayé d’approfondir une autre

conception de l’expérience, dans laquelle c’est le moi qui se cherche dans un être

qui lui est présent, mais qui le déborde. Sans remonter jusqu’à l’exemple de Platon,

je pense que c’est ainsi qu’il faut interpréter aussi chez Descartes le rapport du

Cogito et de l’argument ontologique, ou encore la solidarité du fini et de l’infini, et

la primauté de celui-ci par rapport à celui-là. Et j’ai l’impression que l’être m’est

toujours aussi prochain qu’il vous est lointain. Mais ce n’est pourtant pas un accord

médiocre que celui que vous me donnez sur l’identité de l’être et de l’acte, bien

que j’imagine que le désaccord renaîtrait vite, dès que j’essaierais de déterminer

dans l’acte ce qu’il y a de reçu et, si je puis dire, la docilité de la liberté dans son

exercice le plus pur. Vous ne pouvez pas douter, s’il en est ainsi, de [la] valeur que

je suis disposé à attribuer à l’intersubjectivité en tant qu’elle est inséparable de

l’acte même par lequel le moi se pose.

Et, quant à votre définition de l’existentialisme, en tant qu’elle implique

une adhésion, je ne l’accepterais qu’avec beaucoup de prudence : car cette

existence posée antérieurement à la réflexion et peut-être même à la conscience

est-elle véritablement mienne ? Elle est à Dieu sans doute, mais comme une

possibilité qui m’est proposée afin que je l’assume et que je la fasse mienne. Mais

ceci demanderait un développement plus étendu : en attendant le moment où nous

pourrons le poursuivre, je vous prie de croire, mon cher collègue, à l’intérêt que je

ne cesse de prendre aux observations que vous voulez bien me proposer, et où je

vois une attention attachée aux mêmes problèmes qui me retiennent, bien qu’elle

ne mette pas l’accent sur 1es mêmes aspects.

Veuillez croire, je vous prie, à mes sentiments les plus sympathiquement

dévoués.

L. Lavelle

Page 156: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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À René Le Senne

Mon cher Collègue,

Je vous remercie de m’avoir envoyé votre dernier ouvrage : Obstacle et

Valeur1 avec une aimable dédicace. Je l’ai lu avec le plus grand intérêt, et j’y ai

retrouvé les qualités de pensée et d’exposition que j’avais déjà admirées dans votre

thèse. Vous excellez dans l’art d’apercevoir tous les aspects d’une question, et vous

possédez une richesse remarquable dans la manière dont vous savez la traduire

pour vos lecteurs. Les points sur lesquels nous sommes d’accord seraient trop longs

à énumérer : insuffisance de l’empirisme, critique pénétrante de certaines attitudes

de 1’intuitionnisme, méthode générale que vous appelez description de conscience

et qui me paraît être, en somme, une méthode transcendantale élargie, virtualité de

multiplicité immanente à la continuité, caractère positif de l’expérience de

l’absence, surrelation plus importante que la relation, conversion de l’unité de

donné en unité de donnant réa1isée par l’idée de substance, « je » considéré comme

unité d’une pensée et d’une arrière-pensée, solidarité de la succession expulsante et

de l’éternité idéelle, caractère secondaire de la volonté et des causes relativement à

la spontanéité intégrale, polarisation de la raison dans l’intellectualisme dynamique

et synthétique, impossibilité de concevoir la passivité autrement qu’en relation

avec une activité préalable, caractère absurde et incompréhensible de l’existence

humaine quand on la sépare de 1’existence de Dieu, vaine prétention pour l’homme

livré à lui-même de décréter la valeur et la vérité, exigence d’une convenance de

notre jugement avec l’Absolu pour en fonder la légitimité, nécessité de chercher la

supra-personnalité dans le sens de la personnalité, critique des thèses qui réduisent

le moi et la liberté à la cénesthésie, et à une cénesthésie passive, distinction de la

cénesthésie et de l’invention trop souvent confondues, observation que la

connaissance froide est plus favorable à la communication des personnes qu’à leur

communion.

Quand j’ai écrit à notre collègue Lavelle au sujet de sa Présence totale2, je

lui ai objecté les tendances panthéistiques de son ouvrage, et je lui ai demandé en

quoi, à l’idéalisme près, sa participation à l’Etre (Etre qu’il déclare formellement

inconscient) se distinguait de la participation à l’Un de M. Brunschvicg. Je ne vous

ferai point la même objection, puisque vous affirmez au contraire nettement, ce

dont je vous félicite, la personnalité divine. Il reste, cependant, entre vous et moi

une différence assez importante : votre dialectique qui, à son stade suprême,

arriverait à une communion avec Dieu comme valeur absolue déterminante, et qui,

en tout cas, en manifeste à la fois l’immanence, la transcendance et l’exigence est,

si j’ose m’exprimer ainsi, une dialectique de l’homogène et finalement une

dialectique de l’inspiration ou de l’invention. Elle rappelle, à ce point de vue, la

dialectique platonicienne de l’Amour, car Platon affirme, lui aussi, que l’Idée ne

peut être que dans une âme ; il professe très explicitement, quoiqu’on n’y ait pas

assez insisté, la nécessité d’une personnalité à l’origine des choses ; mais l’Amour

n’est pour lui qu’un moyen dont la fin reste la Puissance, puissance de réaliser

indéfiniment des œuvres belles et joie que procure la conscience correspondante.

N’en est-i1 pas de même pour vous ? En somme, la communion avec Dieu me

paraît consister à éprouver de plus en plus la conscience de la présence en soi d’une

1 Paris, Aubier, 1934

2 Paris, Aubier, 1934. Cf lettre à Lavelle

Page 157: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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unité dynamique susceptible de se traduire par des richesses de plus en plus

grandes dans le domaine de l’espace et du temps.

Pour moi, la situation est très différente. Ma dialectique est une dialectique

de l’hétérogène. Je considère que, dans tous les domaines, scientifique, artistique

ou moral, cette orientation créatrice et organisatrice n’est qu’un moment provi-

soire, qu’elle doit toujours arriver à nous révéler une insuffisance, et que nous

devons aboutir finalement à une conversion vers Dieu, traité désormais, non pas

comme un principe avec lequel il faut communier dans l’action, mais comme un

but final auquel il faut se ramener par l’aspiration. J’ajoute que, sauf dans cette

dernière étape qui coïncide avec l’expérience de son ultime insuffisance, le sujet,

comme puissance structurale posante, me paraît se suffire à lui-même et renferme

en lui comme son bien propre sa propre éternité et sa propre infinité, sans qu’il y

ait lieu de recourir, pour expliquer cette éternité et cette infinité, à une immanence

de Dieu en lui....

Page 158: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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De René Le Senne

Paris

23 janvier 1935

Mon cher Camarade,

Déjà, je vous aurais remercié de l’attention, de la sympathie, de l’exigeante

pénétration avec lesquelles vous avez bien voulu lire mon Obstacle et Valeur. Si je

le fais aujourd’hui, c’est que je ne veux pas tarder davantage. J’ai attendu et je

recevrai avec le plus vif plaisir le ou les numéros de la Revue des Cours et

conférences que vous avez eu l’amabilité de me promettre.

C’est après les avoir lus que je répondrai à votre objection. Dès

maintenant, je peux vous assurer que la dialectique d’hétérogénéité me paraît très

précieuse et j’en développerais la valeur de dix manières. Reste à savoir si, seule,

elle n’est pas partiale et dangereuse Avant de vous répondre sur ce point, je veux

vous avoir lu ; car ce n’est qu’à cette condition que ma réponse pourra être adaptée

à votre propre sentiment.

En tout cas, nous allons sans doute dans votre sens en publiant, ce qui vient

d’être fait, un des plus beaux textes de Kierkegaard, Crainte et tremblement (avec

une introduction de Wahl). Ajouterai-je que, si Lavelle paraît bien plus loin que je

ne le suis moi-même des dialectiques de rupture entre Dieu et le sujet, il n’aurait

pas une moindre méfiance de la facilité, car je l’ai bien souvent entendu dire que,

s’il faut défendre l’optimisme, c’est surtout quand il est et, on peut presque ajouter,

parce qu’il est difficile.

Il est donc probable que nous ne sommes pas si éloignés les uns des

autres ; et, pour ma part, je me suis vivement réjoui, en lisant votre lettre, comme

au cours de tout ce que j’ai lu de vous, de voir tant de points sur lesquels nous nous

accordons déjà expressément.

Veuillez donc, mon cher Camarade, agréer mes premiers remerciements,

en attendant que je vous manifeste ma gratitude et mon intérêt en répondant à

l’objection de votre lettre d’une manière plus précise que je ne pourrais faire

aujourd’hui.

René Le Senne

Page 159: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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De René Le Senne

Lajoux

19 août 1935

Monsieur et cher Camarade,

J’ai eu le double plaisir de recevoir le Moi, le Monde et Dieu et de le

recevoir au moment où le loisir d’un séjour à Lajoux, aux sources du lac de

Genève, m’a permis de le lire immédiatement en entier et avec l’attention que ce

livre, qui a dû être un cours, mérite par sa richesse et sa force. C’est un

compendium de philosophie générale, puisque vous allez du terme inférieur de

toute pensée qui est l’immédiateté du réalisme naïf à son terme supérieur qui est

dans l’unité spirituelle, au delà de toutes les subdivisions, l’immédiation du moi et

de Dieu. De ce point de vue déjà, j’aurai plaisir à en conseiller la lecture à mes

élèves, ce qui prolongera votre influence de professeur de Khâgne parmi les

khâgneux3.

Etant aussi attaché au personnalisme que vous l’êtes, voyant aussi dans

l’idéalisme la voie qui y introduit, ayant enfin comme vous le sentiment que le

philosophe ne doit pas s’arrêter au stade de la pensée abstraite, je devais dans

l’ensemble me sentir d’accord avec votre entreprise. La connaissance des étapes

par lesquelles elle procède n’a fait que confirmer ma sympathie ; elle y a ajouté de

l’admiration pour la rigueur avec laquelle vous la poursuivez.

Il me faudrait beaucoup de place pour marquer tous les points sur lesquels

je vous ai lu avec une approbation particulièrement sensible à l’ingéniosité et à la

force de votre argumentation. Je n’en cite que quelques uns : p.13 l’utilisation de

l’argument de Zénon contre l’enséité de l’espace et du temps ; p.18 l’opposition du

rationnel comme structure et de l’empirique comme événement ; la solidarité au

sein du moi constructeur entre l’opération et la loi dont l’efficacité ne fait que

localiser l’activité du moi posant ; pp.38, etc…. la conception de la sensation

comme message ; les trois limitations du moi constructeur ; pp.54-59, les limites de

possibilité du miracle ; p.71 un passage très efficace contre l’utilisation

métaphysique de l’inconscient. Je serais encore plus sévère que vous ne l’êtes p.76

contre Valéry, car il est évident que « la froide et parfaite clarté » de la

détermination pure doit tuer la conscience, puisque c’est une stérilisation par

l’objet. Votre réfutation du panthéisme suffisant est très forte : il remplace

l’éternité de la conscience par l’éternité de la vérité, comme si l’intelligibilité était

séparable sinon abstraitement de l’intelligence. Enfin j’ai admiré particulièrement

la plénitude des pages 88-96 de la conclusion.

Si je m’interroge pour savoir sur quels points j’aimerais entrer en

discussion avec vous, non pour combattre vos thèses, mais pour les ajuster à

d’autres, je trouve ceux-ci :

1. Sans rien nier de ce que vous dites du moi constructeur et

généralement de l’idéalisme transcendantal, j’en atténuerais l’importance dans

l’économie totale de la conscience, en insistant sur ce que l’idéalisme kantien

contient d’empirisme, non seulement extrinsèque, mais intrinsèque. Les mots de

3 Pierre Lachièze-Rey avait, en effet, été professeur de khâgne au Lycée du Parc, à Lyon,

où il succédait à Jacques Chevalier

Page 160: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 159

constructeur, de monde évoquent trop l’idée d’un ordre capable de fermer sur lui-

même. Je dirais : moi schématisant, explorateur. Les lois finissent par se perdre

dans l’émotionnel comme les sentiers dans les prés. Tout cette activité me paraît en

rapport très étroit avec notre aspect de motricité.

2. En outre, ce moi constructeur n’est que le moi transcendantal savant ;

mais il y a aussi une description à faire du moi commandant de l’action morale, du

moi de l’art qui transfigure le fini, du moi religieux qui s’ouvre à l’infini,

considérés chacun dans son universalité, ce qui les fait aussi transcendantaux.

3. En même temps que j’accentuerais la part du contingentisme, je

soulignerais beaucoup plus fortement celle de la liberté. C’est pourquoi, toujours,

j’élèverai l’axiologie au-dessus de l’ontologie. Dans les dernières pages, certaines

de vos expressions (inévitablement... acheminement nécessaire) ont un son qui me

paraît un peu trop nécessitarien. J’ai toujours peur que l’ontologie ne cache un

naturalisme métaphysique.

4. Enfin, vous me semblez privilégier un mode de la valeur entre tous,

l’amour. Je crains que cela n’entraîne la dépréciation des autres. Entre un

panthéisme qui met la valeur partout, et un transcendantisme [sic] qui, à la limite,

ne la trouverait nulle part, parce qu’il la relèguerait en Dieu, et Dieu hors du

monde, je préfère une conception qui, non seulement admet le contact de Dieu dans

l’amour, mais reconnaît l’extrême diversité des formes de cet amour,

éventuellement même dans l’ivresse des actes (p.76) et dans l’allégresse

nietzschéenne (p.74), pourvu que Dieu y mette par son inspiration le sentiment de

1’ , afin que l’émotionnel que le corps seul explique n’y soit pas confondu avec

celui dont la valeur est la source. Car, si Dieu est pour tous et l’hétérogénéité des

hommes extrême, il doit y avoir une hétérogénéité égale des formes du salut.

Je crois que Lavelle vous paraîtra beaucoup moins panthéiste à mesure

qu’il ouvrira davantage l’être. Il reste qu’il penche un peu trop, à mon avis aussi,

dans ce sens ; mais si l’on va dans l’autre, il faut souligner les contradictions

intérieures, les « coupures », bref la contingence sous tous ses aspects non

seulement neutres, mais négatifs et positifs.

Merci de vos références à la collection Philosophie de l’Esprit. Tout ce qui

aide à sa diffusion nous est précieux.

J’aurais aimé m’entretenir avec vous des questions ci-dessus indiquées plus

longuement qu’on ne le peut par lettres. Peut-être aurai-je, l’an prochain,

l’occasion de passer à Toulouse, car ma fille va se marier dans quelques jours avec

un agrégé de philosophie de 1934, Ed. Morot-Sir, qui vient de recevoir sa

nomination pour Montauban. Je serais heureux si cette occasion m’était donnée de

les débattre avec vous.

Merci encore, et très vivement, de ce livre que j’attendais avec impatience

après que vous me l’aviez annoncé, et qui m’a confirmé dans les sentiments de

notre collaboration à l’œuvre si urgente de la renaissance du spiritualisme, menacé

par tant d’abstractions.

Veuillez agréer l’assurance de ma profonde sympathie.

R. Le Senne

Page 161: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À René Le Senne

Martel

14 Septembre 1935

Mon cher collègue,

Je vous remercie de l’aimable lettre que vous m’avez écrite à propos du

recueil de mes cours publics, et je me félicite de l’accord que vous marquez entre

nos doctrines sur les points les plus essentiels. Je me contente de répondre à

quelques unes de vos objections :

1) Il ne me paraît pas possible d’éviter un empirisme originaire, si l’on

entend par là qu’il faut accorder une essence et une existence fondamentales.

Quelle que soit la souplesse et la variation des raisons, des inventions, des

constructions, il restera toujours que ces raisons sont des raisons, que ces

inventions et ces constructions ont une structure. Cette remarque est valable pour

tout esprit ; on ne peut pas faire que l’esprit ne soit pas un esprit. Sur un plan

inférieur, celui de l’esprit humain, un nouvel empirisme me paraît s’imposer, celui

de la combinaison des concepts et des formes dans la constitution d’un monde qui

n’a rien de nécessaire. L’empirisme qu’il faut éliminer, c’est l’empirisme du

donné, celui de l’indifférentisme de l’existence relativement à l’essence, celui qui

prétend nous réduire au simple enregistrement du n’importe quoi, mais non ce

qu’on pourrait appeler l’empirisme de l’acte, de la richesse ultime, de la solidarité

de la compréhension suprême et de la plus vaste extension. En ce qui concerne

spécialement la constitution active du contenu objectif et subjectif de l’esprit

humain, je crois avoir prévu l’objection d’empirisme et y avoir répondu : « Il ne

faudrait pas croire, d’ailleurs, que, en référant tout posé à un posant etc... » (p.58).

2) Il y a certainement un moi déterminant du monde de la conduite, mais il

y a deux manières pour le moi d’opérer dans le domaine moral : a) la détermination

d’un cadre formel, d’un monde des esprits, est tout à fait parallèle à l’opération du

moi constructeur du monde sensible ; on peut donc la qualifier de transcendantale

(au sens kantien). Mais b) dans la mesure où l’intervention du Verbe est traductrice

ou expressive d’une destinée impliquée dans l’orientation globale de l’âme

humaine, le terme de transcendantal ne semble plus convenir. Pour parler comme

l’auteur de la Critique, nous sommes désormais dans le domaine du « melius esse »

et non plus dans celui de l’ « esse »; le rôle du Verbe est un rôle analytique de

clarification et d’interprétation.

3) La conscience d’une puissance qui paraît dépasser les limites du moi

individuel (ivresse des actes, allégresse nietzschéenne) et qui, cependant, ne porte

pas la marque de la valeur morale à laquelle souvent même elle s’oppose, soulève

évidemment de nombreux problèmes ; il en est de même pour les coupures

auxquelles vous faites allusion. Des solutions partielles sont possibles, mais je ne

crois pas que nous soyons philosophiquement en mesure de résoudre toutes les

difficultés. Or, c’est pour moi un principe de n’aborder les questions que sous

l’aspect où elles sont susceptibles d’être traitées à l’aide des instruments rationnels

que nous avons reçus en partage. Qu’il y ait une destinée, c’est là une affirmation

essentielle appartenant à l’ordre de la valeur en même temps qu’à celui de la

réalité, affirmation dont on ne voit pas comment elle pourrait naître si elle n’avait

pas sa racine dans l’être, et sans laquelle, d’autre part, la vie ne mériterait pas la

peine d’être vécue. Nous devons donc d’abord la porter et en faire l’objet de notre

Page 162: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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option fondamentale, comme le faisait déjà Platon. Puis, nous devons déterminer à

quelles conditions une destinée est possible ; nous pouvons ainsi édifier un

ensemble métaphysique dont toutes les pièces sont solidaires. Une fois solidement

installés dans ce système, nous avons toute latitude pour procéder à des

investigations diverses portant sur tel ou tel point particulier ; l’expérience

psychologique, la recherche historique, la théologie, la réflexion sur les sciences, la

sociologie, tout peut être utilisé ; mais nous ne devons point perdre de vue notre

option originaire, notre risque fondamental, parce que, au delà de la destinée, il n’y

a rien.

Page 163: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Au R. P. de Lubac1

l0 janvier 1946

Mon Révérend Père,

Je vous remercie vivement de l’envoi que vous m’avez fait, avec une

aimable dédicace, de votre étude sur La connaissance de Dieu2. Je m’excuse de ne

pas l’avoir fait plus tôt, mais j’ai été complètement débordé ces temps derniers

pour des raisons diverses. Je vous ai lu comme toujours avec le plus grand intérêt,

et je pense que ces quelques réflexions où la clarté s’allie avec la profondeur,

pourront être fort utiles. J’y ai remarqué en particulier comment vous y rendez

facilement accessible à tous cette vérité de la tradition philosophique que l’idée de

Dieu ne peut venir que de Dieu lui-même. J’ai noté également comment, dans

l’affirmation de Dieu, collaborent l’argument ontologique et le pari. D’ailleurs, à

mon avis, l’argument ontologique est par lui-même un pari, celui-ci concernant la

valeur chez Platon et la raison chez Descartes. J’ai goûté particulièrement votre

allusion aux thèses de la philosophie à la mode quand vous écrivez : « Il ne peut y

avoir indéfiniment que du devenir, - à moins qu’une catastrophe ne vienne mettre

une fin brutale à tout et que l’absurde ne retrouve enfin, si l’on peut dire, la vérité

de son être en devenant sans équivoque le néant ». J’aime bien ce « sans

équivoque », car pourquoi appeler néantisation ce que l’on était habitué à appeler

simplement réflexion ?

1 Brouillon

2 Editions du Témoignage Chrétien, 1945

Page 164: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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À Henri Maldiney

(Alors étudiant)1

Mon cher ami,

Je vous remercie des mots aimables que vous m’adressez. J’ai gardé le

meilleur souvenir de vous ; vous apportiez aux études philosophiques autant de

zèle que de pénétration ; le moindre problème provoquait chez vous une ardeur de

recherche qui illuminait toute votre physionomie. Ce qui vous avait nui, au point de

vue des résultats, c’était une admiration légitime, mais par trop exclusive, pour la

philosophie de M. Blondel, car vous en arriviez à traiter toutes les questions selon

la même méthode sans vous préoccuper des cas où ils ne le comportaient pas. Dois-

je supposer que vous êtes passé, armes et bagages, à une philosophie un peu

différente, - en l’espèce la mienne - dont l’inspiration dernière relève de la méthode

transcendantale généralisée ? On pourrait le croire à vous lire. Je me hâte d’ailleurs

de dire que la méthode n’est valable que dans le domaine de la construction, c’est-

à-dire dans le domaine de ce que l’esprit édifie, mais non pas dans le domaine de

ce qu’il est. Le Verbe constructeur devient alors purement interprétatif. Mais

revenons à la question.

Vos préoccupations, d’après ce que vous m’écrivez, concernent

essentiellement la notion d’a priori, et vous vous demandez si Kant est arrivé à en

dégager la nature avec une entière précision. Vous cherchez à me faire comprendre

votre position en traçant votre itinéraire philosophique, et vous ajoutez que vous

n’avez lu que deux chapitres de ma thèse, pour ne pas être influencé par le reste. Je

crois qu’il est nécessaire à ce sujet de bien comprendre la situation. Cet itinéraire,

en effet, relève évidemment très étroitement de mes cours : le rapprochement de

Kant et de Platon dans la conception de la synthèse, la position platonicienne dans

le Parménide et dans le Théétète, les rapports de l’âme et de l’Idée dans cette

philosophie, le problème du , la transcendance et l’immanence du

« je pense » dans toutes les opérations spirituelles, la « reconnaissance intérieure »

chez Descartes, l’objet comme idéal de la liaison, la confusion nécessaire du

rapport et de l’acte, l’obligation de considérer l’Idée comme un naturant, l’erreur

des non-euclidiens et des géomètres modernes quand ils prétendent se passer du

schématisme, l’indépendance de la méthode transcendantale relativement au

caractère déterminé de telle forme de la sensibilité ou de telle catégorie, la

fécondité d’une extension de cette méthode à tout le contenu de 1a vie

psychologique, au lieu de la limiter à la construction du monde objectif, - autant de

thèmes que j’ai développés dans mes cours et dans mes ouvrages. Il s’agit de savoir

si vous pouvez, en reprenant ces thèmes, aboutir réellement à une œuvre originale,

surtout si vous vous proposez non pas de les appliquer à des recherches

dogmatiques ou historiques étrangères au kantisme, mais au kantisme lui-même.

Loin de vous encourager à ne pas relire mes cours ou à ne pas lire mes ouvrages, je

vous conseille, au contraire, de les consulter, de manière à pouvoir donner, en toute

connaissance de cause, une réponse à cette question.

1 Réponse à une lettre dans laquelle Henri Maldiney, alors élève de l’Ecole Normale

Supérieure, sollicitait des conseils pour le choix d’un sujet de diplôme d’études supérieures.

L’auteur de la lettre exposait comment il avait été amené à s’intéresser à la conception de

l’a priori chez Kant, tout en hésitant à choisir cette question comme sujet de diplôme. Il

indiquait aussi son intention de lire les œuvres des post-kantiens.

Page 165: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 164

Il faudrait donc aller jusqu’au bout de l’Idéalisme kantien, puis se reporter

à un article des Recherches philosophiques sur « l’Activité spirituelle

constituante » (1933-1934). enfin à la série des études sur le Moi, le Monde et Dieu

parues dans la Revue des Cours et Conférences du 15 janvier au 15 Juin 1935 ; les

chapitres III, IV et V concernent tout spécialement les problèmes qui vous

intéressent. Mais le texte qui vous touche le plus particulièrement est celui qui,

dans l’Idéalisme kantien, est intitulé : « La genèse des représentations de l’espace

et du temps » (p.321-365). J’y ai traité exactement la question que vous me

proposiez. Je crois y avoir cité et commenté tous les textes qui la concernent ; dès

lors, il est indispensable que vous l’examiniez avec soin...

Puisque vous me demandez mon avis, voici à peu près les conseils que je

vous donnerais, tout en précisant que je peux me tromper et que, par conséquent,

ils ne doivent pas vous influencer plus qu’il ne convient.

Etant donné que vous vous proposez de lire les post-kantiens, vous

pourriez peut-être comparer la méthode de Fichte et celle de Kant. Celui-ci a traité

de « jeu de fantômes » la Doctrine de la science. Il doit y en avoir une raison. On a

accusé la sénilité ou l’ignorance de Kant. On a prétendu d’autre part que ce

jugement était injuste parce que l’auteur de l’Opus posthumum avait lui-même subi

l’influence de la méthode fichtéenne. Je n’admets rien de tout cela, et je l’ai dit à

ma soutenance.

Vous pourriez vous demander encore si la méthode suivie par Fichte dans

la Doctrine de la Science est bien celle qu’il a définie dans le Sonnenklarer

Bericht, traduit par le père Auguste Valensin.

Si vous préférez vous en tenir à Kant, je ne vous conseillerai pas une étude

portant d’une manière exclusive sur la Critique du jugement ; les thèses qui sont

développées dans cet ouvrage sont trop souvent inconciliables. Je ne vous con-

seillerai pas non plus une théorie de la liberté, sujet que la mort prématurée de Melle

Monestier2 a laissé intraité ; c’est une question inextricable dans le kantisme. Un

travail portant sur le contenu de la morale kantienne vous éloignerait trop de vos

préoccupations. Mais beaucoup de problèmes méthodologiques se posent....

2 Cf lettre au R.P.Valensin du 16 mars 1935

Page 166: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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À Henri Maldiney

Etudiant2

Tou1ouse,

10 Novembre 1935

Mon cher ami,

Si j’ai présenté un Kant fichtéen, c’est bien malgré moi, car je n’ai eu à

aucun moment, en écrivant ma thèse, la pensée de Fichte présente à l’esprit.

D’ailleurs, je n’ai jamais avancé aucune théorie sans citer les textes à l’appui ; les

textes sont là et je ne les ai pas inventés. Quant à une influence de Fichte sur Kant,

je n’y crois pas, et les déclarations de Kant, aussi bien que les observations de

Adickes, me paraissent sur ce point décisives.

Je pense que vous avez raison en gros sur ce qui sépare Kant et Fichte.

J’exprimerais, en somme, un avis analogue, en disant que Fichte me semble avoir

abandonné dans la nomenclature et l’inventaire des actes spirituels fondamentaux

le contrôle kantien de la conscience possible qui, seul, en fonde la légitimité. Ces

actes ne sont plus, trop souvent, que des hypothèses dont la combinaison pourrait

donner les résultats voulus ; il leur manque la vérification interne de la réalisation

effective. Bien que Fichte s’oppose à Spinoza, n’est-ce pas à une situation

analogue à celle du spinozisme qu’il aboutit, et son Moi absolu n’est-il pas aussi

difficile à poser que la Pensée-attribut ?

Toutefois, je n’avance les observations précédentes qu’avec les plus

grandes réserves. Pour vous guider utilement, il faudrait que je fisse une étude

approfondie de la question. Vous avez des spécialistes plus qualifiés : Xavier Léon,

Guéroult. M. Brunschvicg a une sympathie toute particulière pour Fichte. Enfin, il

me paraît que vous ne risquez rien à aborder sans idée préconçue la lecture de ce

postkantien ; les textes vous éclaireront sur ce que vous devez faire. Quand j’ai

abordé Kant, je ne m’attendais nullement à aboutir au point où je suis arrivé.

Pourquoi ne consulteriez-vous pas aussi le père Auguste Valensin ?

Vous me demandez pourquoi je trouve le problème de la liberté insoluble

dans le kantisme. C’est à cause de la valeur absolue attribuée au déterminisme dans

le monde des phénomènes. Si Kant n’avait fait de ce déterminisme qu’un principe

heuristique, il n’y aurait aucune difficulté. Mais, s’il existe une solidarité

indissoluble entre tous les phénomènes, les manifestations de chaque caractère sont

nécessairement engagées dans la totalité des événements de l’Univers, et c’est cette

totalité seule qui peut être posée par un acte de liberté. Il ne saurait plus exister des

actes particuliers de position. On aboutit donc inévitablement au spinozisme ou au

leibnizianisme, - ou encore, si vous voulez, au stoïcisme. Notre seule liberté est de

participer à l’acte fondamental qui pose le plein métaphysique, ou, plus

exactement, d’être un des aspects de cet acte. Si je m’en souviens bien, Bergson,

dans ses cours au Collège de France, faisait la même objection à Plotin.

2 Réponse à une seconde lettre qui concernait surtout les rapports de la philosophie de Kant

avec celle de Fichte, et la question de la liberté dans le kantisme. Il y était fait allusion à

une critique qui avait été faite par certains à la thèse sur l’Idéalisme kantien : celle d’avoir

présenté un Kant fichtéen.

Page 167: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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À A. Mamelet1

Lyon

1l Novembre 1929

Mon cher ami,

Je te remercie vivement de l’envoi de ton étude sur L’idée positive de la

moralité2. Je l’ai lue avec le plus grand plaisir, et je ne puis t’en donner une

meilleure preuve qu’en te disant que je l’ai achevée le jour même où je l’ai

commencée ; le style est précis et alerte, l’unité du développement est parfaite ; on

voit que tu as été conduit par l’inspiration ; cette inspiration, on ne peut en

méconnaître la source ; tu as fait un peu comme Malebranche quand il connut le

Traité de l’homme ou comme Rousseau quand il fut informé de la question mise au

concours par l’Académie de Dijon ; c’est évidemment la réflexion sur les œuvres

de Brunschvicg qui a fait jaillir en toi l’idée directrice ; tu n’es pas seulement

l’élève du Maître, mais son disciple.

Sur la méthode, nous serions facilement d’accord ; par la méditation sur

Kant, je suis arrivé à pratiquer d’une manière très semblable le système réflexif ; ce

système, d’ailleurs, c’est la philosophie même ; au fond, il n’est que le retour à

Platon et à sa dialectique ascendante ; il appartient au rationalisme ou plutôt il le

constitue ; on le trouve actuellement, non seulement chez Brunschvicg, mais chez

Blondel et chez Le Roy ; sans être aussi explicitement développé ou professé chez

les autres, il est immanent à leurs doctrines ; il suffit, pour s’en rendre compte, de

lire l’ouvrage de Parodi sur la philosophie contemporaine.

Là où nous serions moins d’accord, c’est sur le détail des applications et

sur les conclusions. Commençons par le détail : je ne veux pas défendre

spécialement la morale kantienne qui est insuffisante, mais je crois cependant

qu’elle ne mérite pas tous les reproches que tu lui adresses ; la loi de l’impératif

catégorique est un garde-fou au point de vue pratique ; nous sommes autorisés à

céder à tous les penchants qui nous plaisent, à condition que la poursuite de l’objet

de ces penchants érigée en loi universelle n’implique pas contradiction ; le rôle de

la raison, dans le domaine moral comme dans le domaine théorique, est de

constituer le cadre d’un monde, et rien de plus ; elle résout uniquement le problème

suivant : comment pourra-t-il exister un Univers moral ? Mais elle n’a pas plus à

descendre dans le détail des faits, comme législation a priori, qu’elle n’a pour rôle

d’anticiper le détail des lois de la nature.

Tu as parfaitement raison de subordonner les concepts à des réalités qu’ils

ne font que traduire et exprimer, si tu considères les concepts sur le seul plan du

Verbe, ce qui, précisément, postule qu’ils n’appartiennent qu’à la réflexion. Mais

en quoi consiste la spontanéité primitive que tu présupposes ? De deux choses

l’une : ou elle se réduit à de simples mouvements, des impulsions irrationnelles, à

des poussées sans valeur, -ou bien elle porte déjà en elle l’immanence de l’Idée,

comme dirait Platon, son naturant ou son transcendantal, pour employer mon

langage emprunté à Kant et à Spinoza ; et comment, dans le premier cas, l’esprit

trouverait-il le rationnel dans l’irrationnel ? Comment admettre qu’il y a tout

d’abord dans l’esprit quelque chose qui n’est pas esprit ? (p.12)

1 Double

2 Paris, Alcan, 1929

Page 168: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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Tu dis qu’on passe du fétichisme au polythéisme, du polythéisme au

théisme, du théisme au déisme. Permets-moi de te dire que tu fais comme ces

évolutionnistes dénoncés par Vialleton, et qui, au lieu de suivre l’ordre

chronologique réel, placent les espèces animales dans l’ordre logique qui convient

le mieux à leurs théories. Où as-tu vu, en effet, que l’on passât du théisme au

déisme ? La vérité, c’est que le déisme est une doctrine XVIIIe siècle, tout à fait

abandonnée dans notre civilisation occidentale, un accident dans l’histoire de la

pensée. Le mouvement véritable va bien plutôt du déisme au théisme ; ne pas

concevoir Dieu comme au moins un esprit et au moins une personne me paraît à

l’heure actuelle un état tout à fait exceptionnel.

Revenant à Kant p.22, et parlant des rapports de la raison théorique et de la

raison pratique, tu parles de métaphysique théoriquement impossible ; admettons à

la rigueur que cette objection ait quelque valeur contre l’auteur de la Critique ; il

n’en reste pas moins que l’impossibilité de cette métaphysique est liée dans le

kantisme à une série de postulats non démontrés et même manifestement faux, en

particulier à celui de la construction comme condition indispensable de la

connaissance de l’objet. Brunschvicg lui-même a dénoncé ce postulat et c’est, à

mes yeux, un des grands mérites de ses études kantiennes.

Tu cherches à introduire, p.28-29 et passim, la réalité dans la moralité. Tu

suis, sur ce point, les principes de notre maître Platon, qui, dans le Philèbe exigeait

que le réel fît partie du mélange, mais il me semble qu’il y a ici une confusion sur

le terme de réalité. Tu entends, en somme, par réel ce qui se réalise dans le monde

des phénomènes, et, pour toi, montrer la réalité de la morale, c’est constater

l’existence d’un progrès moral ; je ne puis me rallier à cette conception ; rien n’est

plus dangereux dans ce domaine que l’extrapolation ; celle-ci ne peut porter que

sur une période restreinte ; nous ne savons pas du tout ce que peut nous réserver un

cataclysme comme la révolution russe ; ce qu’on extrapole, c’est, au fond, la

civilisation chrétienne, et rien de plus ; nous obéissons à la vitesse acquise ; si

l’impulsion cessait, nous ne savons pas du tout ce qui en résulterait ; or cette

impulsion était une impulsion raisonnée, qui se rattachait à des conceptions

métaphysiques ; en admettant qu’elle se détache de ces conceptions et qu’elle cesse

d’exister à 1’état de simple habitude, comment résistera-t-elle à la réflexion ? En

dehors même du problème spécial de la moralité, c’est-à-dire du problème de

l’obéissance de l’individu au devoir, je pose le problème de la morale elle-même,

et je me demande ce que nous répondrons, si nous nous interrogeons sur le sens de

ce que nous faisons ; ce que nous faisons a-t-il quelque intérêt en soi, et, même si

cela a un intérêt, peut-on considérer que nous avons trouvé là l’ x de l’équation des

aspirations humaines ? Voilà, à mon avis, le véritable problème de la réalité en

morale.

Tu combats (p.34) l’objectivisme en morale ; mais tu te donnes la partie

belle, car tu détaches complètement cet objectivisme des aspirations humaines. Qui

a jamais soutenu une pareille thèse ? Est-ce que le Bien, chez Platon, n’est pas en

nous par l’Amour ? Est-ce que Dieu n’est pas en nous, dans le Christianisme, par la

Charité ? Est-ce que l’Esprit ne pousse pas en nous des gémissements ineffables3 ?

Ce sont en réalité nos aspirations fondamentales, c’est notre esprit comme acte

orienté qui est objectif par lui-même et qui recèle en lui le mouvement même qui le

conduit à son terme.

3 Cf saint Paul, épître aux Romains, 8 26

Page 169: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 168

Et je ne trouve rien de contradictoire à admettre (p.39) des sentiments

actifs ; bien au contraire, je prétends que les sentiments sont actifs ; de quel droit

réserver cette activité à la construction conceptuelle ? C’est là une grande erreur du

kantisme, et Kant est certainement, sur ce point, en régression sur Platon ; lui-

même n’a d’ailleurs pu rester fidèle à ses principes ; il serait facile de le montrer et

d’en fournir de multiples preuves.

Me permettrai-je de te dire que (p.48) tu me parais verser dans le

pragmatisme : « À quelque objet qu’elle s’attache, Dieu, idéal, Humanité ou

fétiche, elle présente toujours le même caractère d’assurer la complète convergence

des énergies mentales... ». Peut-être, en fait et par illusion, dans ce que Blondel

appelle l’action superstitieuse ; mais, en droit et dans la réflexion, comment

admettre cette indifférence ? Je demande que chacun de ces termes soit soumis à

l’épreuve, et que, en particulier, une critique précise soit faite de l’Humanité

comme fin en soi, détachée de toute fin transcendante.

Toujours en suivant le détail des textes, je tiens à te dire que, en revanche,

j’approuve totalement ce que tu dis contre les morales sociologiques (p.53), et la

nécessité de substituer à l’idée d’une société agissante celle d’une société voulue

comme telle parce qu’intégrée au système rationnel des fins.

Et maintenant, pour conclure sur l’ensemble et pour marquer exactement

ce qui nous sépare, je ne puis mieux faire que de transcrire ici les conclusions de

ma communication à la Société de Philosophie de Lyon du 25 Juin 1925 :

« L’auteur de la Modalité du jugement a défini nettement le

problème : « Est-ce que l’élan d’où jaillissent la rationalité de la connaissance et la

générosité du sentiment est capable de se poursuivre jusqu’à nous permettre de

coïncider, sans que nous ayons à sortir de notre être, par la seule concentration de

notre propre pensée, avec la source même des valeurs idéales ? » (l’orientation du

rationalisme). Autrement dit, la science, l’esthétique et la morale, considérées

fictivement comme réalisées dans l’intégralité de leur développement, portent-elles

leur justification en elles-mêmes et fournissent-elles l’X de l’équation des

aspirations humaines, ou n’ont-elles qu’une valeur symbolique, celle d’un geste et

d’une intention dont la signification est ailleurs ? La réponse ne nous paraît pas

douteuse : la volonté de création, de construction et d’expression n’est qu’une

volonté provisoire, qui apparaît à la lumière de la Volonté fondamentale de

l’homme comme frappée d’une insuffisance définitive. Le progrès qui lui est

intérieur et qui constitue la totalité de ce que l’homme peut atteindre par lui-même

avec la puissance actuelle ou possible que lui révèle sa conscience, ne saurait être

considéré, dans la plénitude de sa réalisation, que comme un moment d’une

dialectique plus ample dont le moment suivant s’affirme dans cette négation même,

mais ne peut être atteint sous sa forme positive que par un secours supérieur ». Et,

dans le commentaire oral qui a suivi cet exposé, je disais : « À cette question posée

par l’esprit, l’esprit seul peut répondre, et la réponse ne nous paraît pas douteuse :

la volonté de puissance et de création ne saurait suffire à l’homme ; après avoir

voulu être créateur, il reconnaît la nécessité de se refaire créature, de renoncer à se

transformer en absolu pour avouer sa relativité, d’être agi au lieu de se contenter

d’agir, - enfin de faire appel, pour remplir sa destinée, à un secours supérieur ».

Ce secours supérieur, le Christianisme l’appelle la grâce - et toi qui cites si

souvent Boutroux, tu sais bien l’importance qu’il lui attachait. Pascal avait déjà dit

qu’il fallait s’offrir aux inspirations ; la différence entre l’ascétisme grec et le nôtre,

c’est que les rapports de Dieu et de l’homme sont des rapports d’esprit à esprit dans

Page 170: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 169

la doctrine du Christ ; en un mot, il y a une demande et une réponse ; l’homme

frappe à la porte ; mais ce n’est pas lui qui l’ouvre. Pascal, à qui je reviens encore,

avait écrit : « qui veut faire l’ange, fait la bête »; c’est bien pire quand l’homme

veut faire le Dieu ; je ne sens aucun goût pour cet exercice, et la contemplation

d’une humanité dont le rôle unique serait de s’organiser à l’intérieur du monde

sensible considéré comme un vaste mécanisme -en admettant même que l’idée de

cette organisation indéfiniment progressive fût justifiée et fondée- ne saurait me

satisfaire.

Je pense que tu voudras bien excuser ces quelques critiques ; elles te

montrent avec quelle attention j’ai lu ton livre, et combien il m’a intéressé.....

Page 171: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 170

Au R.P. du Manoir

28 Mars 1938

Mon Révérend Père,

Je vous remercie bien tardivement de la traduction de l’ouvrage du

P.Jansen1, que vous m’aviez portée l’an dernier quand vous étiez venu me voir.

Celui qui poursuivra des études sur ce sujet pourra tenir compte de l’Opus

posthumum, dans lequel on trouve une liaison beaucoup plus étroite de la Loi

morale et de l’existence de Dieu. Comme j’ai vu dans le kantisme une méthode à

utiliser dans une partie très importante de l’activité de l’esprit humain plutôt

qu’une doctrine à approfondir sous tous ses aspects, ces textes sont maintenant un

peu loin de moi. Peut-être serai-je amené à les revoir et à les méditer, parce que j’ai

une étudiante qui fait un mémoire sur « les différents facteurs de l’architecture du

système moral de Kant et leurs modes de collaboration ».

Je vous suis reconnaissant des lignes aimables consacrées à l’Idéalisme

kantien dans votre article de la Nouvelle revue théologique2. Le problème de la

présence est en effet particulièrement important. Il porte dans la philosophie

moderne le nom de problème de l’immédiateté. Il est au centre des philosophies de

Blondel, de Le Roy et de Bergson. M. Reymond3, de l’Université de Lausanne,

s’en occupe tout particulièrement, et il fait également l’objet, sous une forme ou

sous une autre, de beaucoup de mes leçons. Historiquement, en ce qui concerne le

kantisme, il se pose dans le domaine des trois Critiques, mais spécialement dans

celui de la Critique du Jugement ; j’en ai assez longuement parlé dans la séance du

15 décembre 1932 à la Société lyonnaise de philosophie.

J’ai lu avec grand plaisir votre étude sur le problème de Dieu chez Cyrille

d’Alexandrie4, et je vous suis très obligé de me l’avoir envoyée avec une aimable

dédicace. J’y ai remarqué particulièrement la doctrine relative à la prédestination

(p.527 et sq.). Il est vrai que vous avez des doutes sur l’authenticité des textes,

mais, tels qu’ils sont, authentiques ou non, ils fournissent une contribution

intéressante à cet épineux problème que les philosophes, comme les théologiens,

ont beaucoup de peine, non seulement à résoudre, mais même à poser

correctement.

1 La philosophie religieuse de Kant, traduction et adaptation par J. Chaillet, Vrin, 1935

2 « La philosophie religieuse de Kant », in Nouvelle Revue théologique, janvier 1935

3 Cf lettre à Arnold Reymond

4 In Recherches de Sciences Religieuses, XVII, 1937.

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Alexandre Marc

15 Novembre 1938

Monsieur,

Je vous envoie très volontiers le Moi, le Monde et Dieu. Je connais un

assez grand nombre de collaborateurs aux Archives1, à commencer par le secrétaire

de leur rédaction, mais je n’ai chargé personne de faire un compte-rendu et je vous

verrai avec plaisir vous en charger. Votre position à l’égard de la philosophie

« existentielle », des conceptions de MM. Lavelle et Le Senne, et enfin des thèses

de M. Blondel m’intéresse vivement. Le terme « philosophie existentielle » a des

acceptions multiples, et s’applique à des doctrines qui s’échelonnent en réalité

depuis un a priorisme décidé jusqu’à un empirisme non moins incontestable. Je

crois que vous vous rattachez nettement à la première tendance. D’ailleurs,

comment un dynamisme spirituel ne serait-il pas un a priorisme, et inversement ? Il

est bien évident, d’autre part, que l’a priori ne doit pas être envisagé comme

purement intellectuel ; il exprime, si l’on peut dire, la situation originaire de la

personne tout entière et j’aime beaucoup la formule de votre article des Recherches

philosophiques : « Si l’on ne part pas tout de suite de la personne, on ne partira

jamais ».

Dans un autre ordre d’idées et sur un autre terrain, je pense que ma critique

du panthéisme correspond assez exactement à ce que vous dites dans les Archives,

quand vous déclarez que la philosophie à tendance panthéistique se caractérise par

la prétention à une suffisance totale dans laquelle le philosophe se fait fort de

remplacer Dieu et de devenir Dieu lui-même.

1 Il s’agit de la revue des Archives de Philosophie éditée par les pères Jésuites.

Page 173: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Alexandre Marc

2 Septembre 1935

Monsieur,

En vous remerciant de l’envoi de votre livre sur Spinoza, je m’excusais de

la brièveté de ma réponse et vous annonçais une lettre plus longue. Ayant

maintenant plus de temps à moi, je l’écris, cette lettre.

Vous ne serez pas surpris, et j’espère, vous serez content d’apprendre,

Monsieur, qu’avant même de m’avoir fait votre hommage délicat, vous n’étiez pas

pour moi un inconnu. J’avais lu déjà avec une particulière attention votre livre sur

Kant. J’ai suivi cette année vos articles dans la Revue des Cours et Conférences. Je

connais celui des Recherches philosophiques. Si je comprends bien les une et les

autres, il me semble pouvoir indiquer les points suivants de rencontre avec vous.

J’ai bien senti, en écrivant mon Cahier des Archives, que la question de

l’essence et de l’existence fondamentale chez les Scolastiques, surtout chez St

Thomas, se retrouvait importante chez Descartes et surtout chez Spinoza. J’avoue

d’ailleurs avoir de la peine à entrer dans la pensée de celui-ci. Il me paraît aussi

certain que cette question de l’essence et de l’existence est corrélative chez les

Scolastiques du problème du rapport de nos idées au réel, de la valeur de réalité de

nos idées. Or, sur ce point, à propos de ce que vous nommez « l’activité

constituante » de la pensée, je vous rejoins aussi. Il est instructif d’étudier, chez les

Scolastiques, la notion d’ « intellectus agens », je dis, moi, « d’intellect comme

acte ». C’est là qu’il faut chercher le principe intemporel qui donne une structure

métaphysique à notre connaissance. Je ne sais si vous iriez comme moi jusqu’à

retrouver dans les choses mêmes, grâce précisément à l’essence et à l’existence, ou,

si vous voulez, grâce à une certaine conception de l’esse comme acte, la

justification dernière ontologique de la structure de notre verbe. Je pense, comme

vous le dites, que tout ce qui est de l’espace et du temps comme tels, n’est pas de

l’en soi, mais du phénomène. Quand on dit aussi que la nature des choses, origines

de la sensation, est inconnue, je l’accorderais en ce sens que, dans le domaine des

essences matérielles, ces essences sont du sous-intelligible ; que nous les abordons

de l’extérieur, par leurs propriétés. Il reste cependant en elles le transcendantal être,

qui est ce qu’il y a de plus clair. D’ailleurs, si l’on veut comprendre la théorie

aristotélicienne et scolastique du « sensus communis » des « sensibilia communia »

opposée à celle des « sensus proprii » et des « sensibilia propria », il y a là de quoi

rejoindre le schématisme de Kant en le faisant reposer sur un a priori qui n’est pas

purement subjectif.

Avec les articles de la Revue des Cours, je pense que la destinée humaine

n’est pas uniquement ni d’abord dans l’approfondissement de l’activité

constituante, mais dans l’aveu d’une insuffisance et dans l’appel à une personnalité

supérieure. Notre destinée est moins dans ce que nous pouvons faire que dans ce

que nous pouvons devenir. La philosophie doit en arriver là. Il me semble aussi que

cette insuffisance se justifie et se fonde dans l’être. Il me semble que, sans doute,

vous ne refuseriez pas ce point.

Voilà, Monsieur, entre nos deux pensées, les rencontres. Peut-être ai-je

l’air de défendre la scolastique, en fait je ne prône ni les Scolastiques ni les

Page 174: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 173

Modernes. C’est un tort d’ignorer les unes ou les autres. Il y a dans les deux de la

grande philosophie et, sous des perspectives différentes, les mêmes problèmes.

Je regrette que Toulouse et Jersey soient presque aux deux bouts de la

France. J’aurais du plaisir à vous rencontrer, et du profit à m’entretenir avec vous2.

Je veux, une fois encore, vous remercier de votre envoi si délicat, et vous assurer

de mon respect.

A. Marc

2 En fait, ils se rencontrèrent au Congrès Descartes en 1937 et, depuis lors, en de

nombreuses occasions. Lachièze-Rey publia, dans la Revue Philosophique (octobre-

décembre 1951) un article sur « la psychologie réflexive du Père Marc ».

Page 175: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 174

Au R. P. Marc

Martel (Lot)

15 Septembre 1935

Mon Révérend Père,

Si je vous ai envoyé mon Spinoza, c’est que la lecture du travail que vous

aviez publié dans les Archives mettait nettement en lumière l’admission par

certains docteurs scolastiques, et par Saint Thomas lui-même, d’une solidarité entre

l’essence et l’existence qu’on retrouve chez Descartes et chez Spinoza. On a fait

souvent à ces deux derniers auteurs l’honneur d’avoir affirmé cette solidarité, ou,

plus exactement, de l’avoir retrouvée après Platon, tandis que la scolastique aurait

considéré la substance comme une sorte de support indifférent d’existence, ce qui

entraînait la conséquence logique que n’importe quoi pourrait exister, et ouvrait la

voie à l’empirisme. Votre étude prouve qu’il n’en est rien.

Je veux bien admettre le rapprochement entre le moi constructeur et

l’intellectus agens à la condition de ne pas confondre construction et abstraction, et

de ne plus faire de l’intellectus agens l’immanence dans le moi individuel d’une

pensée supra-individuelle ou d’une raison divine.

L’acte, au sens profond du mot, étant origine et principe, est

nécessairement un être, et, par conséquent, présente par lui-même un caractère

ontologique. Mais les produits de l’acte n’ont pas même valeur ontologique : on ne

saurait mettre sur le même plan le monde sensible tissé par le moi humain et les

esprits posés par l’acte divin.

Vous dites que les essences matérielles possèdent le transcendantal

« être ». Si vous entendez par là que les sensations existent, je ne saurais le nier, à

la condition toutefois que l’existence de ces sensations soit considérée comme celle

de données purement subjectives ; si vous entendez encore que nous référons ces

sensations à quelque chose et que nous déterminons ce quelque chose en

construisant un objet spatio-temporel qui est considéré comme en étant la source,

ainsi que le fait le savant, je l’admets aussi ; si enfin vous admettez que ces

sensations sont produites en nous par Dieu selon certaines règles, et qu’ainsi il

existe ou peut exister une homogénéité spirituelle entre nos lois et celles de la

production des sensations, je souscris encore à cette affirmation. Mais je répugne

entièrement à la théorie réaliste de « choses » existant en dehors de tout esprit et

autres elles-mêmes que des esprits, à l’admission d’un en soi qui ne serait pas en

même temps un pour soi.

Vous me demandez si j’admets que notre insuffisance se fonde dans l’être.

Je crois qu’il faut prendre comme fait ultime la conscience de notre insuffisance, et

considérer celle-ci sur le terrain moral et spirituel. Mais je considère que cette

conscience ne peut être fantaisiste, conventionnelle et illusoire, et que, d’ailleurs,

recélant intrinsèquement l’exigence d’un absolu, elle entraîne nécessairement

l’admission de ce dernier comme lui étant immanente…..

Page 176: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 175

À l’étudiant Henri Marçais1

Paris

Mai 1939

Monsieur,

La lettre que vous m’avez adressée fait grand honneur à votre esprit

philosophique, car elle montre à quel point vous vous intéressez aux questions

essentielles qui doivent préoccuper un philosophe, et elle prouve en même temps

que vous apercevez très exactement les difficultés auxquelles ce dernier doit

inévitablement se heurter.

L’ampleur même des problèmes soulevés par vous, et la multiplicité de

leurs aspects ne me permettent pas de vous répondre aussi complètement que je le

voudrais. La plupart, d’ailleurs, ne concernent pas seulement une attitude

philosophique ou une méthode particulière, mais ils font corps, pour ainsi dire,

avec la réalité même qu’il s’agit de pénétrer.

1°) Comment une régression analytique peut-elle être rationnelle ?

Vous excluez très justement une réponse qui ferait intervenir le principe de

causalité ou tout autre principe de caractère universel et indéterminé appartenant au

domaine de ce que Spinoza appelait les axiomes abstraits. Cela revient à dire, en

somme, que la liaison ne peut être qu’intuitive et qu’elle doit être particulière à

chacun des objets envisagés. Le type de cette liaison est représenté par la relation

modo-substantielle de Descartes : le mouvement, la figure, etc... impliquent

l’étendue, - le doute,1’affirmation, la négation, etc... impliquent la pensée. On

pourrait multiplier les exemples, et Descartes en a donné lui-même un grand

nombre dans les Regulae. Les conditions pour qu’il y ait analyse régressive ont été

définies par moi dans ma communication au congrès international de philosophie,

p.174-176

2°) Comment une régression rationnelle de cette sorte peut-elle être

conciliable avec la théorie de la prise de conscience immédiate ?

Vous vous demandez à ce sujet si mes conceptions auraient varié, si

j’aurais admis dans l’Idéalisme kantien et dans l’article des Recherches

philosophiques une prise de conscience directe, tandis que la condition ne serait

qu’idéalement représentée et conclue, d’après la communication au congrès. Vous

envisagez cependant l’hypothèse que les deux conceptions seraient conciliables, et

vous formulez ainsi cette conciliation possible :

« Dans ce cas, on remonterait rationnellement à une condition, et, ensuite,

on prendrait conscience de cette condition qui n’était encore que conclue ».

Il n’y a pas le moindre doute que cette dernière supposition est la vraie. Je

ne m’en suis, en fait, jamais départi. Ce qui peut quelquefois donner une

impression contraire, c’est qu’il s’agit de répondre à des questions diverses, et

1 Réponse à une lettre de Henri Marçais, étudiant, demandant des éclaircissements sur

certains points de la doctrine de Pierre Lachièze-Rey, et notamment sur la méthode de

régression analytique, à propos de la rédaction de son diplôme d’études supérieures sur le

sujet suivant : « Méthode et résultats de la critique kantienne ».

Page 177: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 176

qu’ainsi il y a lieu, selon les cas, de mettre l’accent plus particulièrement soit sur la

régression soit sur la progression. Il faut remarquer aussi que, indépendamment de

cette différence d’exposition impliquée par 1a nature des questions, il faut tenir

compte également que, selon les cas, la conscience directe est plus ou moins facile

à atteindre et plus ou moins originaire, c’est-à-dire qu’elle peut plus ou moins se

passer de la régression analytique comme instrument de médiation, et que, enfin,

quand il ne s’agit plus des constructions immanentes à l’esprit, comme, par

exemple, de la constitution du système de l’expérience au sens kantien du mot,

mais d’une interprétation de caractère ontologique comme celle, par exemple, de

l’unité de l’être vivant, la méthode de régression analytique ne s’achève pas en une

prise de conscience directe. Cette conversion n’est possible que là où, précisément,

le moi est intervenu ou peut intervenir. En dehors de ce cas particulier, l’instrument

de contrôle cesse d’être la conscience possible. Faute de mieux, j’ai, sur ce point,

dans ma communication au congrès, fait intervenir une « idée de l’être » comme

principe judicatoire ultime. Mais, si je crois effectivement qu’il y a des conditions

transcendantales de l’être absolu et non pas seulement, comme le supposait Kant,

des conditions transcendantales de l’objet dans le monde de l’expérience, il va sans

dire que, à chaque échelon où nous posons une réalité quelconque, c’est, pour ainsi

dire, à l’intérieur même de cette réalité que nous apercevons si elle est complète, si

elle peut fonctionner ou être posée, si elle n’est pas contradictoire avec elle-même

ou avec un système dont elle fait nécessairement partie. C’est dire, par conséquent,

qu’il n’y a pas de critère général d’appréciation susceptible d’être traduit dans une

formule, mais encore ici une série d’évidences particulières. Voyez à ce sujet ma

communication au congrès, p.177-179. Ainsi, quand, par la méthode régressive, on

a cru pouvoir construire une conception de l’Elan vital, de la conscience animale,

de la force plastique, etc..., je me demande si l’ensemble des déterminations ainsi

posées constitue réellement un possible. Remarquez, par exemple, ce que je dis au

sujet de l’étendue tridimensionnelle de Descartes, p.179.

Que, dans cette conversion et dans cette épreuve, il puisse y avoir des

illusions, c’est possible et même certain. Mais il nous appartient précisément, en

multipliant, si on peut dire, les réalisations de ce double jeu, d’arriver à éliminer

progressivement les erreurs dont nous pourrions être victimes. La question doit être

d’ailleurs examinée et discutée dans chaque cas particulier. Vous savez que Kant

n’a jamais mis en doute l’intervention du « je pense » des catégories et des formes

dans la constitution de l’Univers. Au contraire, il a mis en doute, - et il a même

déclaré qu’ici le doute ne pouvait jamais être levé -, l’intervention de la 1oi morale

dans un acte déterminé. Nous ne saurions jamais, d’après lui, si nous avons

réellement agi par respect pour la loi ou si nous avons seulement été poussés par

une passion. En revanche, dans ce même domaine moral, il ne douterait

certainement pas de l’intervention de l’idée de la loi dans la construction du type

spécifique (non de la réalisation) de l’acte moral.

Il est bien évident, d’autre part, que la régression analytique prend son

point de départ dans une certaine manière de nous représenter l’objet, qu’il y a

ainsi une certaine réciprocité dans la nécessité régressive entre la conception

initiale et l’aboutissement final, exactement comme, dans la perception, il y a une

réciprocité entre la forme que nous conférons à l’objet et la situation que nous nous

attribuons relativement à lui. Mais, là encore, nous sommes avertis, et nous devons

chercher à apprécier les risques d’écart dans chaque cas particulier.

Reste votre observation que « si la rigueur rationnelle ne constituait pas, ne

créait pas la condition transcendantale ou l’illusion de cette condition, cette

régression rationnelle serait inutile. S’il y a dans un esprit telle ou telle activité

Page 178: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 177

constituante, pourquoi aurais-je besoin de conclure rationnellement pour pouvoir

en prendre conscience ? »

Je reconnais toutes les difficultés de la question qui concerne d’une

manière générale les rapports de l’acte primitif et du Verbe, ainsi que le rôle de ce

dernier comme instrument de médiation. Comment l’esprit n’est-il pas

originairement conscient de la totalité de son être ? Comment a-t-il besoin d’un

retour sur une opération effectuée par lui pour la réaliser avec une pleine

possession de toutes les conditions et de tous les facteurs qui la constituent ou y

sont impliqués ? Où doit-on faire commencer la conscience et dans quelle mesure

faut-il déclarer que la spontanéité de l’esprit est consciente ou inconsciente ? Où

faut-il situer l’immédiat ? Chronologiquement avant la médiation du Verbe, ou, au

contraire, chronologiquement après, quand l’acte spirituel est saisi dans toute sa

pureté et se réalise avec une pleine initiative transparente pour elle-même ? Au

fond, de toutes ces difficultés la plus importante me paraît être celle-ci : quand la

régression analytique s’applique à une réalité considérée comme étrangère à

l’esprit, nous n’avons aucune peine à comprendre que cette régression nous révèle

une condition que nous ne possédions pas antérieurement, mais, quand il s’agit

d’un jugement, d’une création artistique, d’un acte moral, d’une construction

sociale, d’une organisation perceptive, de l’édification de la science, il semble que

la régression analytique ne doit pas révéler une condition nouvelle, mais retrouver

une condition déjà présente dans un acte spirituel qui, en tant qu’acte spirituel,

aurait dû déjà être entièrement pénétrable pour lui-même. Je crois qu’un tel

problème est celui qui doit nous préoccuper particulièrement, parce qu’il est au

centre de toute philosophie de l’esprit, mais il n’appartient pas à une doctrine

déterminée, et tous les auteurs le rencontrent inévitablement. Je citerai en

particulier Bergson. Le Roy, Blondel, Decoster, Brunschvicg, Paliard, Reymond,

etc... Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler une topographie de l’immédiat. Mais je

ne puis guère examiner dans une simple lettre une question de cette importance. Je

me contenterai d’observer que, avant la dissertation de 1770, Kant avait déjà

professé un a priorisme de l’espace et du temps, c’est-à-dire qu’il avait déjà

découvert l’immanence de ces deux formes à tous les objets de l’expérience par la

voie d’une régression analytique ; mais son a priori demeurait sur le plan objectif ;

c’est-à-dire qu’il n’avait pas rattaché ces deux formes au sujet ; il n’avait pas vu

que le sujet était à son tour impliqué en eux comme condition. Il en était, en

somme, à peu près au même point que Descartes, quand il dit que le mouvement

implique l’étendue. Mais, à partir du moment où le sujet apparaît impliqué dans

une réalisation, alors se manifeste également la nécessité d’une expérience

possible, d’une prise de conscience directe. Je crois qu’il est sage, tant qu’on n’a

pas pu résoudre entièrement le problème de l’immédiat avant la régression, de se

contenter d’approfondir l’épreuve de l’immédiat après la régression. Nous

pourrons discuter longuement, et peut-être sans résultat décisif, sur ce qui s’est

passé effectivement d’une manière consciencielle avant l’analyse de la structure de

la perception. Quelle conscience y a-t-il eu de développer l’espace et le temps,

d’utiliser le principe de causalité, d’orienter le corps dans telle ou telle direction

déterminée ? Il n’en reste pas moins que, une fois ces facteurs mis en lumière, nous

nous trouvons en mesure de les faire jouer efficacement et en pleine clarté, de

même que nous nous trouvons en mesure de tracer effectivement des cercles avec

la pleine conscience de notre opération autonome quand nous sommes entrés en

possession de la loi génératrice du cercle.

3°) « Cette prise de conscience directe d’une activité transcendantale qui a

lieu en dehors du temps existe-t-elle ? »

Page 179: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 178

Je ne vois pas comment on pourrait le nier. Dans la loi génératrice du

cercle, j’ai immédiatement conscience d’une possibilité de reproduction indéfinie.

Et il en est de même dans la loi génératrice de l’espace et du temps.

4°) « Comment une activité spontanée dont vous preniez conscience peut-

elle donner naissance à des liaisons qui nous paraissent nécessaires ? »

Il est difficile de répondre brièvement à une pareille question, à cause des

multiples significations de la notion de nécessité. J’espère cependant pouvoir vous

fournir quelques éclaircissements par l’observation suivante. Le moi n’est pas du

tout un principe fantasque, amorphe et indéterminé. Il est essentiellement loi

posante et organisatrice : ainsi, il est espace spatialisant, temps temporalisant,

rapport unifiant, etc... Cette conception du moi tend d’ailleurs à descendre du

domaine de la philosophie de l’esprit dans celui de la psychologie, ce qui est tout

naturel si les opérations psychologiques ne sont que les incarnations des lois

éternelles de fonctionnement de l’activité spirituelle. Dans la perspective

kantienne, le sujet n’est pas autre chose que le « naturant » du monde des

phénomènes, dont ce monde lui-même, en tant que construit et réalisé, est le

« naturé ». Il y a réciprocité entre les deux. L’autonomie et la nécessité vont donc

de pair ; l’autonomie consiste à s’appuyer sur soi-même comme loi suprême pour

réaliser des opérations conformes à cette loi. Si l’on admet maintenant, avec

certains modernes, que la doctrine kantienne est trop rigide et qu’il faut donner à la

spiritualité agissante plus de souplesse, on placera le principe de l’autonomie dans

une unité unificatrice plus lointaine, dont les démarches se caractérisent moins par

une nécessité rigide que par ce qu’on pourrait appeler des inventions rationnelles

dont la valeur devra être appréciée dans chaque cas particulier.

Sur cette question de la nécessité, je ne vois pas à quelle théorie de la

Critique de la raison pure vous faites allusion. Vous avez l’air de croire que Kant

aurait professé dans cette œuvre qu’un « je pense » inconscient ou transcendant

aurait constitué des liaisons que la conscience ne ferait que constater. J’ai

combattu, dans l’Idéalisme kantien, p.444 et sq., une théorie de ce genre qui

aboutirait à rendre complètement vaine la philosophie critique. Sur le point spécial

que vous traitez, elle aurait pour résultat de confondre une contrainte « gefühlt »

avec une nécessité « ein gesehen », confusion que Kant a été particulièrement

soucieux d’éviter. Dans les références que vous me donnez, vous ne renvoyez pas

au petit livre que j’ai publié chez Boivin sous le titre : le Moi, le Monde et Dieu.

Peut-être ne l’avez-vous pas lu. À toutes fins utiles, je vous signale que vous y

trouverez, je crois, dans les chap.III et IV (p.44-89)2, sous les titres : « le Moi

constructeur » et « les limites du Moi constructeur et du monde construit », des

renseignements assez détaillés sur l’attitude que j’adopte à l’égard de

l’intemporalité et de la nécessité.

2 1

ère édition ; 2

ème édition : pp.49-89

Page 180: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 179

À Mademoiselle Jeanne Monestier

Toulouse

19 Mai 1933

Mademoiselle,

Votre article1 me paraît fort bien, tel que vous me l’avez envoyé, et je crois

qu’il doit intéresser un lecteur qui est désireux de connaître l’esprit de la pensée

kantienne ou, tout simplement, de voir comment se posent, en général, quelques

problèmes philosophiques essentiels. Vous avez très justement mis en lumière la

distinction fondamentale de l’évènement et de l’acte, la mobilisation de la

sensibilité, l’intégration de la passivité à l’activité du moi, l’élimination d’une

chose en soi inconcevable située au delà de la pensée et à laquelle celle-ci serait

subordonnée. Vous avez, par conséquent, trouvé le moyen de donner le maximum

possible d’indications sur le contenu de l’ouvrage dans le peu d’espace dont vous

disposiez. Je vous remercie d’avoir ainsi mené à bonne fin ce travail à un moment

ou vous étiez particulièrement occupée.

Je réponds, d’autre part, brièvement à vos questions. On pourrait, en effet,

rapprocher Kant de Platon, mais à la condition d’interpréter le second de ces

philosophes dans le sens d’une philosophie du sujet et de considérer chez lui l’Idée

comme puissance de réalisation et de jugement plutôt que comme modèle idéal,

réalisé dans un ciel transcendant. C’est d’ailleurs là mon interprétation et celle de

beaucoup d’Allemands ; c’est celle également de M. Brunschvicg, mais elle ne

serait pas admise par tout le monde. Mais, même ce rapprochement effectué, il

resterait de nombreuses différences que je ne puis développer en détail : réalisme

du monde sensible, difficulté de retrouver l’unité synthétique d’un Univers en

partant des Idées, complexité et caractère souvent arbitraire des mobiles et des

facteurs de la construction du monde, etc..., voilà ce que l’on trouve chez Platon,

mais qui n’existe pas chez Kant. Sur le fond même de la question de la chose en

soi, et en laissant de côté le parallélisme avec Platon, je ne crois pas que tout le

problème soit résolu dans le kantisme par une thèse qui ferait de cette chose en soi

le but final de la conscience constructive du monde et qui l’absorberait, soit dans

l’Univers, intention ultime de cette conscience, soit dans le terme de référence,

dernière étape d’une série d’actes de position ou de détermination. La sensation

reste une conséquence sans prémisse, et la prémisse peut être Dieu, comme le veut

Berkeley. Mais, dans la constitution du système de l’expérience, cette prémisse,

quelle qu’elle soit, n’a pas à entrer en ligne de compte, car nous n’avons à faire ici

qu’au processus de la construction de notre univers, où la position de la chose en

soi vient occuper une place et constitue un moment déterminés. Enfin, vous me

dites que vous ne voyez pas de différence avec Fichte dans la théorie de la

Selbstsetzung. Ce n’était pas l’avis de Kant, et ce n’est pas non plus le mien. Kant a

traité la théorie de la science de « jeu de fantômes », et c’est aussi mon avis. Je suis

tout à fait réfractaire quand il s’agit de comprendre ce qu’est le Moi absolu ; en fait

de moi, je ne connais que le mien.

De plus, si Fichte, comme je l’ai souvent dit, a défini une méthode

excellente dans l’ouvrage qu’a traduit le père Valensin, il ne l’a pas suivie. Les

opérations du moi dans son système sont des constructions purement imaginatives

ou logiques. Ce ne sont pas des opérations spirituelles réalisables et objet de

1 Compte-rendu de l’Idéalisme kantien pour les Etudes

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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conscience possible. « Conscience possible », voilà ce qui est essentiellement chez

Kant, et voilà ce qui fait son mérite essentiel. Jamais une construction invérifiable,

jamais un jeu de concepts ; peut-on reprendre l’opération mentale, assister à sa

réalisation, « faire la preuve », comme le disait Lachelier, qui, entre parenthèses,

aurait été bien inspiré en s’appliquant à lui-même cette règle. Quant au panthéisme,

il s’élimine de lui-même quand on songe que Kant a toujours soutenu que le « je »

était atteint par une régression analytique sur ma propre pensée, sur la pensée de

mon Univers. Je n’atteins que la loi de ce dernier, et cette loi n’est valable que pour

moi, bien qu’elle soit éternelle et intemporelle. Valable universellement n’a jamais

chez lui voulu dire valable pour n’importe quel esprit, mais toutes les opérations

que moi, je pourrai faire, ou qu’un autre, constitué comme moi, pourra faire, cette

dernière affirmation étant, en somme, une vérité de M. de la Palisse...

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À l’Abbé Nédoncelle

Lyon

26 Mars 1944

Monsieur l’Abbé,

Je suis véritablement confus de la manière dont vous me comblez. Après

votre travail considérable sur la Réciprocité des consciences1, vous m’envoyez,

toujours avec une aimable dédicace, votre étude sur la Personne humaine et la

nature2. Je viens de la lire avec grand intérêt, et elle m’a séduit aussi bien par la

richesse de son contenu que par l’élégance de sa forme.

Dans la première partie, j’ai remarqué spécialement les § 22 et 23 où vous

parlez des cas où la prédication traduit « l’apport que le sujet fait à la Nature et par

lequel il se modifie et réalise lui-même sa destinée », mais c’est surtout dans la

seconde partie que j’ai trouvé une ample moisson de méditations : la reprise et non

la répétition caractérisent le développement la personne (§ 42) ; -1’innéité, objet

d’acquisition et située dans le processus temporel en avant plutôt qu’en arrière,

théorie que je rapprocherais volontiers du caractère intelligible de Kant

correctement interprété (§ 48) et qui est si heureusement reprise dans la formule

« l’identité est une permanence qui se transforme » (§ 49). J’ai noté des remarques

particulièrement intéressantes sur l’objectivité liée à l’avoir (§ 51), sur la

constitution de la subjectivité ontologique (§ 52), sur la caducité de l’objectif (§

56), sur l’évanouissement général de toute possession, sauf de celle que l’on a

incorporée à soi-même (§ 57), sur la valeur d’humilité, mais sur l’insuffisance

positive de l’anonymat (§ 59). Comment ne pas reconnaître que vous avez trouvé

ici parfois des formules définitives, quand on lit, par exemple, à la fin du §

57 : « Ce qui compte alors n’est plus ce qu’on a (et qu’on perd), mais ce qu’on

accomplit en mourant. Tout se passe comme si, en quittant ce monde, la

personnalité remplissait pendant un instant fugitif toute la place laissée libre par

l’extériorité. Cette irruption finale de l’intimité dans tout l’espace vacant de l’âme

est peut-être le bref moment qui nous achève. La vie, en expirant, dessine le vrai

visage de l’esprit et le grave dans l’ultime événement ».

Les § 76 et sq. concernant les deux libertés suggèrent l’idée d’un

rapprochement entre vos idées et celles de M. Blondel, tandis que la fin du § 91

résume très exactement la situation définitive de notre personnalité et le mode

essentiel qui en constitue le rythme constituant : « Si l’on ne choisit pas sa

première pensée, on choisit sa première réflexion. C’est pourquoi tout système

repose sur un principe unique exprimant le choix de la personnalité. La sagesse

n’est-elle pas de prendre librement pour fondement de la réflexion ce qui surgit

inévitablement comme première pensée humaine ? C’est le cas par excellence du

personnalisme tel qu’il nous est apparu ».

En vous renouvelant tous mes remerciements, je vous prie….

1 Paris, Aubier, 1942

2 Paris, P.U.F., 1943

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À l’Abbé Nédoncelle

Lyon

14 avril 1946

Monsieur l’Abbé,

Je m’excuse de ne pas avoir répondu plus tôt à votre aimable envoi3, mais

j’ai été absorbé depuis plusieurs mois par des soucis de toutes sortes, deuils et

maladies s’étant abattus sur la maison. Je ne voulais pas cependant vous écrire

avant de vous avoir lu, et je n’ai pu le faire que ces derniers jours.

J’étais encore à l’Ecole Normale lorsque j’ai pris connaissance de l’Essai

sur les développements et de la Grammaire de l’Assentiment. Le premier de ces

ouvrages m’avait particulièrement frappé : je l’avais considéré comme un travail

décisif dans l’interprétation du progrès dogmatique. Je ne doute pas, d’une manière

générale, qu’une nouvelle publication des œuvres de Newman ne soit appelée à

rendre les plus grands services.

Mais je voudrais insister ici particulièrement sur votre introduction si

précise, si claire et si personnelle, dans laquelle vous présentez votre auteur de la

manière la plus vivante. J’ai appris par elle à connaître Newman sous un aspect que

ses grands ouvrages ne m’avaient pas révélé. Sur le plan psychologique et moral,

voire même métaphysique, j’aurais redouté chez lui une certaine banalité, un

certain style d’allure bien pensante, mais j’ai eu l’heureuse surprise de me trouver

en présence d’une situation toute différente. J’ai été frappé en particulier par

l’analyse de la déchéance (p.18), par l’étude de la signification religieuse de la

conscience, par les remarques sur la convenance de l’appel humain et de la réponse

évangélique (p.92). Loin de vous trouver indulgent pour votre auteur, je vous ai

souvent considéré comme bien sévère.

J’ai été intéressé par vos allusions à la phénoménologie et à

l’existentialisme. Il est dommage que nous ne puissions nous entretenir un peu plus

longuement de ces questions. Je voudrais simplement faire une remarque à propos

de Brentano. Je sais bien qu’Husserl a utilisé sa notion de l’intentionnalité, mais il

me semble que, chez lui, cette notion n’a pas du tout la portée qu’elle a dans la

phénoménologie. Cette intentionnalité est une propriété des phénomènes de

conscience comme le jaune une propriété des oranges. Brentano continue à

affirmer le primat de l’événement ; l’intentionnalité passe avec lui. Nous sommes

tout près de Protagoras.

3 Newman. Apologia, commentaire par M. Nédoncelle, Paris, Bloud et Gay, 1945

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À l’Abbé Nédoncelle

Lyon

5 décembre 1949

Monsieur l’Abbé,

Je m’excuse de ne pas vous avoir remercié plus tôt de l’envoi de

votre intéressant article4, mais, pour des raisons multiples que je ne puis

vous énumérer, je n’ai disposé d’aucun loisir depuis ma rentrée à Lyon, et je

commence seulement à lire les publications qui m’ont été adressées.

J’ai été très heureux de reprendre contact avec votre pensée, et de retrouver

en vous le défenseur convaincu de l’autonomie de la personne. Cette attitude me

remplit de satisfaction, car je suis sursaturé des théories qui attribuent tous les

progrès aux collectivités, comme si les collectivités avaient une existence en

dehors des consciences qui les pensent. La mode hégélienne, avec ses dérivés

comme la mode marxiste, par exemple, me cause une irritation particulière. Vos

arguments sont clairs, précis et profonds, accessibles à tous, et je me propose de

donner à votre article une large diffusion.

Je pense pouvoir vous envoyer dans quelque temps un article sur l’unicité

de l’Univers qui doit paraître à la fois dans les « Mélanges Maréchal » et dans une

deuxième édition de mon livre sur le Moi, le Monde et Dieu. Ce petit travail, qui

vous semblera peut-être trop audacieux, fournirait, je crois, une infrastructure

métaphysique à vos considérations. Je serai curieux, quand le moment sera venu,

d’avoir votre opinion sur lui.

Avec mes remerciements renouvelés veuillez agréer, Monsieur l’Abbé,

l’expression….

4 « L’indigence spirituelle du devenir collectif et de son histoire », Revue des Sciences

religieuses de l’université de Strasbourg. Octobre 1949

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À l’Abbé Nédoncelle

Lyon

8 Février 1954

Monsieur l’Abbé,

Je vous exprime d’abord toutes mes excuses pour l’omission que j’ai paru

commettre envers vous à propos de votre livre sur la Fidélité5, que j’ai bien reçu en

son temps. Que s’est-il passé exactement ? Je ne saurais le dire. J’étais absolument

convaincu, et je le suis encore, de vous avoir écrit, mais, comme je ne mets pas la

lettre R. sur les livres comme sur les lettres, j’ai pu prendre une velléité pour une

effective réalisation. Il faut dire que plusieurs causes ont pu embrouiller les

choses ; j’ai été malade et, pendant longtemps, je n’ai pas mis un courrier à la

poste ; peut-être, comme cela m’est d’autres fois arrivé, ai-je oublié de donner à

mon messager la lettre qui vous était destinée, peut-être l’a-t-il gardée poste

restante. Il se peut également que j’aie effectivement oublié de vous écrire, car j’ai

reçu un assez grand nombre de livres à la fois, et j’ai pu ne pas mettre ma

correspondance à jour.

Je le regrette à la fois étant donné l’auteur et le contenu du livre. Pour une

raison ou pour une autre, je m’intéresse particulièrement à la fidélité (j’avais dit

déjà à Gusdorf, lorsque nous fûmes au congrès de Bordeaux, que je l’annexerais à

la métaphysique). En effet, la fidélité, comme vous le dites vous-même, implique

une liberté toujours renouvelée et qui remonte constamment à une norme qui lui

donne sa règle et la rend en principe éternelle. De plus, il est vrai, comme vous le

dites encore, qu’elle est liée au problème de l’intersubjectivité, et qu’elle entraîne

finalement l’affirmation de Dieu comme visée ultime (je confronte votre

conclusion avec la mienne dans l’article reproduit par moi sur l’unicité de

l’univers, dans la 2ème

édition de mon ouvrage sur le Moi, le Monde et Dieu6. C’est

dire que je me suis particulièrement intéressé à votre ouvrage, bien que nous ne

soyons pas d’accord sur 1a fidélité animale, puisque je refuse à l’animal toute

conscience.

Après m’être encore une fois excusé, je vous remercie des renseignements

que vous me donnez7, et que je vais communiquer à mon fils. Il ne s’agit pas

directement de lui. Licencié d’enseignement, je ne pense pas qu’il veuille passer le

baccalauréat de théologie. Mais vous savez sans doute que ce baccalauréat, passé à

Strasbourg, dispense de la propédeutique. Même le doctorat, passé à Rome, à

l’Université grégorienne ou à l’Université angélique, ne remplit pas le même

office, comme j’ai pu m’en rendre compte en intervenant en vain pour un

professeur de séminaire qui voulait préparer une licence. J’imagine que les

séminaristes en question veulent devenir licenciés, puisque seules les institutions

qui auront des professeurs licenciés pourront bénéficier de la loi Barangé.

5 Paris, Editions Montaigne, 1953

6 Paris, Aubier, 1950

7 Renseignements sur le baccalauréat en théologie à la Faculté de Strasbourg, pour des

séminaristes de Cahors

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À Jacques Paliard1

Mon cher collègue,

Je connaissais votre communication à la société de philosophie de

Marseille, communication sur laquelle j’avais pris de nombreuses notes, car je

n’avais pas lu votre article de la Revue philosophique sur l’observation de

Sinsteden2. L’ayant trouvé avant-hier en cherchant des documents relatifs à la

perception, je m’empresse de vous dire avec quel intérêt j’en ai pris connaissance ;

je l’ai même longuement commenté et discuté, mais je n’entre pas dans le détail de

mes observations, parce que cela nous entraînerait trop loin ; qu’il me suffise de

vous dire que j’ai admiré la richesse et la profondeur de vos analyses qui m’ont

donné une grande satisfaction intellectuelle. Je me suis occupé de ces problèmes

dans mon cours de psychologie de cette année d’une manière détaillée ; si j’avais

connu votre article plus tôt, nous aurions pu confronter verbalement nos solutions,

ce dont j’aurais été très heureux. Ne pouvant le faire actuellement, je vous envoie,

comme je vous l’avais annoncé, un article des Recherches philosophiques3 où vous

trouverez, exprimée très brièvement et d’une manière accidentelle, ma théorie sur

la question. Si imparfaite que soit cette esquisse, peut-être vous intéressera-t-elle,

car elle entre, je crois, dans l’ordre de vos recherches. Je crois que nous sommes à

peu près d’accord sur tous les points, sauf sur celui de la conscience originaire du

schème.

Pour moi, l’espace spatialisant est un a priori intentionnel qui recèle

intrinsèquement dans son dynamisme les trois dimensions, y compris naturellement

la profondeur, et qui se réalise par la motricité du corps. Je crois que la trajectoire

tracée relève de ce dynamisme traçant complété par cette seule motricité, et que les

impressions qualitatives n’ont ici qu’un rôle de fixation secondaire, c’est ce qui fait

que je n’attribue sur ce point aucun privilège absolu à la vue.

En revanche, je ne vois pas comment l’agir se transformerait en

contemplation, si précisément l’agir n’était pas déjà dominé et orienté par un

schème conscient. Ne risquez-vous pas en l’admettant de revenir à l’empirisme ?

L’image ne constitue-t-elle point une opération dont le résultat seul est présent à

l’esprit ? Vous en jugerez vous-même en voyant ce que j’ai écrit sur la conscience

de l’opération dans l’article que je vous envoie.

J’ai été très heureux de vous rencontrer à Marseille pour la seconde fois et

de pouvoir causer un peu plus longuement avec vous, car je n’avais fait que vous

entrevoir à Lyon.

1 Brouillon

2 « L’illusion de Sinsteden et le problème de l’implication perceptive » in Revue

Philosophique de mai-juin 1930 3 « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante » in Recherches Philosophiques 1933-

34

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De Jacques Paliard

Aix

15 mai 1934

Mon cher Collègue,

Votre sympathie et l’intérêt que vous voulez bien accorder à mes travaux

me sont plus précieux que je ne saurais vous le dire.

Votre très bel article4 m’a stimulé et me suggère les remarques suivantes

qui ne sont ni une critique, ni une réponse directe, mais plutôt une façon de

résumer et d’accuser mes propres positions. Je serai conduit par là à répondre

simplement à l’objection de votre lettre.

L’autonomie de l’activité spirituelle me paraît être un idéal plutôt qu’une

réalité. Mais il est bien vrai, que si l’on ne s’attachait à retrouver dans le réel cet

idéal, la conscience serait inintelligible à elle-même. Cette puissance de créer, de

construire, de déployer, de se varier elle-même en se ressaisissant toujours fidèle à

elle-même est bien moins libre et bien moins pure que nous ne le souhaiterions. Si

le mouvement centrifuge s’achève dans l’accueil de la diversité sensible, si

l’activité parvenue au terme de son opération s’exprime dans la passivité, si là est

le lieu de la conscience empirique, ignorante ou du moins oublieuse de sa loi de

génération, puisqu’il faut la philosophie transcendantale pour la lui rappeler, n’est-

ce pas qu’il y a une fonction de la sensation qui s’impose, une fonction de la

fortuité et de tout ce qui est en événement ? Et, par la limitation du point de vue,

par la corporéité, situs, monade, perspective, cette passivité ne se trouve-t-elle pas

dès l’origine au cœur même de l’activité qui, pour être « constituante » doit

toujours aussi être surmontante ?

Sans doute, faut-il distinguer de toute diversité qui s’impose et de toute

synthèse empirique d’une telle diversité la synthèse originaire qui seule rend

possible la synthèse empirique et qui crée elle-même le divers dont elle opère la

liaison. Mais enfin nous schématisons dans le temps, nous imaginons dans

l’espace. Et, pour intentionnels, temporalisants ou spatialisants qu’ils soient, je ne

puis comprendre que ce temps et cet espace soient eux-mêmes de pures créations

de l’esprit.

Je ne les comprends que comme domination de ce qui, déjà, l’empêche, le

divise et l’astreint à la réceptivité. Générations idéales, soit, mais congénitalement

expressives de l’assujettissement à la limite et au point de vue. Plus profondément

encore que la synthèse de Kant, il y a, me semble-t-il, un mot de Leibniz qui

caractérise fonctionnellement l’activité interne : echo originaria.

La lumière essentielle ne nous parvient plus qu’à travers des ombres. Mais,

si l’essence du connaître ne se réalise qu’en se dégradant, elle se maintient

cependant et se réaffirme en dominant cette dispersion.

Se retrouver, exister quand même, profiter de l’événement et des

coopérations sensorielles, c’est, pour le Je pense et pour tous ses déploiements, une

condition foncière qui n’implique nullement l’empirisme.

4 Il s’agit de l’article sur « l’activité spirituelle constituante ».

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PIERRE LACHIEZE-REY

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Que des fragments aient à se joindre, cela implique, au contraire, que le

dessin intelligible se trouve dans la jonction.

Je veux bien que l’ordre des figures géométriques, qui ne s’explique par

rien de ce qui lui est inférieur, soit considéré comme une position essentielle. Mais

je juge encore plus vrai d’y reconnaître une essence retrouvée, ou plutôt même une

imitation dans l’abstrait de l’essence même du connaître, perfection

« schématique » à laquelle manque la densité du concret. Créer et contempler ont à

s’unir. Et je parlerais moins d’une parfaite identité entre la génération et

l‘appréhension que de fonctions dissociées qui collaborent et se rejoignent enfin,

mais dans un état de pauvreté relative. Mais la plus grande pauvreté, c’est encore

qu’en ces créations idéales, nous ne nous voyons pas nous-mêmes agissants. Ce

n’est pas comme opération constituante, c’est toujours comme objet constitué que

la chose est saisie. (Vous le marquez vous-même vigoureusement). Voir et faire,

même en cette coïncidence de l’ordre géométrique, maintiennent par ailleurs leur

disjonction. Un entendement intuitif ou encore un Dieu créateur ne se

connaîtraient-ils pas plus intimement créateurs ?

L’espace musculaire ou espace d’aveugle trouve dans sa traduction visuelle

une perfection qui lui manquait. Je ne nie pas que ce soit bien déjà un espace, et qui

sous-tend celui du clairvoyant. Mais le rôle de la fixation visuelle ne me paraît pas

secondaire, et il ne me paraît pas non plus que ce soit revenir à l’empirisme que de

lui attribuer une importance, je dirai mieux, une fonction. Si le schème doit exister

avant elle, combien pauvre, cette réalisation idéale : de quelles suppléances de la

mémoire discursive dominée elle-même par beaucoup d’exercice et

d’ « énumération » l’aveugle-géomètre n’a-t-il pas à s’aider ? Par la vue, qui est

comme une mémoire objective et sans effort, l’appréhension des parcours et des

rapports est rendue plus synthétique, plus proche d’une richesse intemporelle - et

plus belle. Par ce concours que le visible apporte à l’activité, l’esprit, rappelé à sa

véritable nature, est lui-même davantage. Réveil spirituel qui n’est pas l’effet d’une

juxtaposition entre données sensorielles disparates, mais qui tient à l’organisation

de fonctions hétérogènes vouées à la collaboration. Et c’est dans la profondeur que

se manifeste la nouveauté. Il n’y a pas de profondeur tactile ou musculaire : la

profondeur n’existe que pour la vue, mais pas l’activité motrice. D’une part,

l’activité motrice engendre ou plutôt réalise la distance, car la distance est une idée,

et l’affirmation même du situs conditionne la conscience perceptive : je ne pense

l’univers qu’en me situant dans l’univers. D’autre part, je renonce à savoir ce que

la vue isolée pourrait, en fait, apporter. En fait, c’est la sensation innommable.

Mais, fonctionnellement, et structuralement, càd par conséquent en connexion avec

l’activité, ce qu’elle apporte, c’est la possibilité de la synthétisation intégrale.

Seule, la profondeur est la pleine réalisation et la parfaite figuration de la

distance dans l’instantanéité du spectacle. Seule, elle l’exhibe, la rend ostensible.

Le rapport de la vision à l’activité motrice est, dans I’ordre perceptif, une imitation

et un enrichissement concret de ce rapport entre agir et contempler qui crée l’ordre

géométrique.

Il y a plus dans le symbole que dans l’activité qui s’exprime en lui. Ce

n’est pas parce que le datum visuel semble apporter comme du dehors un concours

à l’activité génératrice que la synthèse est moins spirituelle. Les principes dont j’ai

donné un aperçu (qui, à vos yeux, sont peut-être encore une sorte d’empirisme)

m’autorisent, au contraire, à dire qu’il y a là une spiritualité plus haute. Quelque

chose s’est réveillé ; le parcours ne réalise ses possibilités que l’une après l’autre,

ou ne les bloque que très pauvrement, comme nous n’avons l’intuition effective que

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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des petits nombres. La profondeur ne réalise aucune de ces possibilités, mais elle

les tient toutes, par l’attitude spectaculaire, en un ordre merveilleux de

compossibles. Présence des choses absentes, présence spirituelle. Avoir agi,

pouvoir agir, mais ne pas agir, c’est une action plus haute qui a toutes les richesses

du souvenir et de l’anticipation. Rien autre chose que la morne distance, mais autre

chose qui, pourtant, ne serait pas sans cette position transcendantale de la distance,

puisque, sans elle, la vision ne signifierait absolument rien et perdrait sa puissance

d’évocation spirituelle.

Il ne me reste plus, cher Monsieur, qu’à vous redire, en m’excusant de ces

longueurs, tous mes remerciements et ma sympathie. J’y ajoute l’expression du

désir que j’ai de voir se poursuivre entre nous des échanges auxquels j’ai tant à

gagner.

J. Paliard

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 189

Au R.P. Picard

(À propos du vol. XIII des Archives de Philosophie : Réflexions sur « le problème

critique fondamental »).

Mon Révérend Père,

Je vous remercie de m’avoir envoyé vos Réflexions. Je suis d’ailleurs

abonné aux Archives, ce qui me permet de rester en contact avec votre pensée.

J’ai dû vous dire autrefois combien j’avais apprécié votre travail sur « le

problème critique fondamental ». Il est dans ma bibliothèque, couvert de notes

généralement tout à fait approbatives. Je sais qu’il a été très discuté depuis son

apparition, mais je l’ai toujours défendu et considéré comme très important, au

double point de vue de votre conception du cogito et de votre effort pour trouver au

sein de ce dernier une justification concrète des principes rationnels. Ma lettre

serait bien trop longue, si je voulais citer ici toutes les formules que j’ai notées et

soulignées pour mieux m’y référer au besoin.

Votre défense contre vos critiques n’est pas moins vigoureuse que votre

texte primitif et vous avez montré une verve délicieuse quand avez dénoncé le ton

prophétique ou la prestidigitation de Robert Hourdin comme n’appartenant pas au

domaine philosophique. Ce que j’aime beaucoup chez vous également, c’est que

vous ne vous embarrassez pas de « vénérabilité verbale », et que vous allez

directement à l’intuition des actes spirituels eux-mêmes, au lieu de disserter

indéfiniment in abstracto.

Faut-il marquer quelques points sur lesquels je serais particulièrement

d’accord avec vous ? Je signalerai alors la page 41 tout entière, dont la signification

est si bien résumée par la formule : « Si le moi n’est pas saisi par la même intuition

que ses actes, aucune inférence ne le rejoindra jamais ». Il est bien évident, en

effet, que le moi a conscience de soi originairement. Où veut-on qu’il soit, sinon en

lui ? Faute de reconnaître cette vérité première, tous les manuels de psychologie le

mettent à la recherche de lui-même, et, naturellement, il n’arrive jamais à se

trouver. Mais il est non moins évident que, étant une activité, il ne peut se saisir

qu’agissant, c’est-à-dire dans un acte particulier, qu’il déborde d’ailleurs infini-

ment, et auquel il est immanent et transcendant. Le haut de la page 42 est non

moins décisif. D’un événement auquel le moi ne serait pas immanent, on ne pourra

que conclure un X, et cet événement ne sera jamais le mien. Dans l’Idéalisme

kantien, dans un article des Recherches philosophiques (1933-34) intitulé

« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante », et enfin dans le Moi,le Monde

et Dieu, je crois avoir adopté une attitude très semblable à la vôtre.

Malheureusement, je n’ai pu vous envoyer le premier de ces ouvrages dont je

possède très peu d’exemplaires, et il en a été de même, je crois, pour l’article des

Recherches. Je me souviens, en revanche, de vous avoir adressé le Moi, le Monde

et Dieu, dans lequel vous pouvez apercevoir la concordance véritable qui existe

entre nos deux points de vue.

Cependant, cette concordance n’est pas complète, et le même travail pourra

vous indiquer sur quels points il y aurait divergence.

Votre cogito est actuel, -le mien est intemporel, parce que je considère que

le moi déploie le temps en vue d’exercer son activité ou de manifester sa

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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réceptivité, et que le temps n’est pour lui que l’instrument de la constitution de soi ;

nous avons réellement, dans le cogito, la conscience d’une loi régulatrice de toutes

les opérations fondamentales du sujet, et, en particulier, déterminante de l’unité

nécessaire de toutes les représentations « moi ». Ce serait mon article des

Recherches philosophiques qui mettrait le mieux en lumière cette intuition telle que

je la conçois.

En second lieu, je suis idéaliste relativement au monde extérieur. L’objet

n’est, pour moi, qu’un système de coordination de nos sensations, système

construit au moyen des ressources dont nous disposons a priori. Je ne comprends

même pas comment on pourrait penser l’objet de la science, indéfiniment

transformé et transformable, comme réel ; quant à celui de la perception, s’il a plus

de stabilité, c’est qu’il est destiné à coordonner des sensations qui, au niveau de la

vie courante, restent toujours identiques et ne se multiplient pas comme celles que

nous fournissent les appareils de laboratoire. Mais, quand on hypostasie l’un ou

l’autre de ces objets, on se heurte à des contradictions insolubles dont l’exposé a

commencé avec Zénon, pour se prolonger à travers Platon, Berkeley, Kant et les

modernes. Ceci, je l’ai développé, après beaucoup d’autres, dans le Moi, le Monde

et Dieu. Mais cet idéalisme ne s’étend pas aux autres esprits, dont l’admission

n’offre aucune contradiction et s’impose pour de multiples raisons.

Enfin, si je suis d’accord avec vous sur l’immanence des principes au moi,

il faut reconnaître, d’autre part, que le kantisme a bien montré qu’ils avaient leur

place dans le système de l’expérience, dans la pensée organique d’un monde où

chacun remplirait le rôle d’une « fonction d’Univers », bref qu’ils étaient appelés

chacun à leur place dans l’édification de ce monde, appel qui en constitue, pour

Kant, la « déduction transcendantale ». Ils paraissent donc se présenter comme

justifiés à la fois par l’inventaire des caractéristiques du moi et par des exigences

constructives. Dans ces conditions, peut-être est-il nécessaire de se demander si ces

deux justifications n’ont pas une racine et une raison communes.

Page 192: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Arnold Reymond

Lausanne

4 Mars 1938

Monsieur et cher Collègue,

Je vous remercie de votre intéressante lettre, et de l’aimable envoi que

vous m’avez fait de votre article sur « la Méthode dans la recherche

métaphysique »1. Cet article, comme vous me l’écrivez, complète en effet votre

communication sur le cogito cartésien et il le fait très heureusement. En somme,

dans ces deux séries de réflexions, vous êtes surtout préoccupé de ce problème si

délicat de l’immédiateté et de ce qu’on pourrait appeler les rapports de l’intuition et

du Verbe. Vous soulignez, à juste titre, la présence d’un dualisme que nous ne

parvenons pas à surmonter et qui se traduit d’un côté par la subordination

nécessaire du Verbe à une réalité préalable dont il doit tenir compte dans ses

concepts et ses méthodes, tandis que, d’autre part, ce Verbe jouit d’une certaine

autonomie dans le jeu de ses représentations qui constituent comme autant

d’hypothèses faites par lui sur cette réalité. La difficulté essentielle provient, à mon

avis, en cette matière, du fait que la réalité avec laquelle il faut, en dernière

analyse, coïncider, ou qu’il s’agit finalement d’exprimer, est une réalité spirituelle.

Or une réalité spirituelle devrait être, semble-t-il, originairement consciente d’elle

même, ce qui revient à dire que l’intuition qui constitue ou achève le travail de la

réflexion aurait dû être donnée dans la primitive spontanéité. L’hésitation de

Bergson et de Le Roy entre une priorité chronologique et une priorité logique est

très caractéristique.

J’ai vu avec plaisir dans votre article que vous ne considérez pas, au point

de vue philosophique, les arguments de Zénon comme périmés (p.18) et, si je ne

puis entrer dans la discussion de la question de l’égalité des cas possibles, j’ai

constaté avec satisfaction que, au moins en passant, vous signalez que le

comportement de l’événement est limité à une certaine zône (p.33), ce qui

implique, pour toutes les questions de probabilité, la délimitation préalable d’une

sphère déterminée, et, par conséquent, la sous-jacence d’une essence ou d’une loi.

Mais ma lettre n’est pas seulement motivée par des remerciements. Elle a

aussi pour objet de vous adresser une demande. Nous serions très heureux, à la

Société lyonnaise de philosophie, de vous entendre dans notre séance de Mai.

Lausanne n’est pas bien loin de Lyon. Auriez-vous l’amabilité de venir nous faire

une communication à cette époque ? Les réunions ont lieu, en principe, le jeudi

soir, à 17 heures. Je compte beaucoup sur votre acceptation, et j’espère ainsi vous

voir un peu plus longtemps que je n’ai pu le faire au congrès international de phi-

losophie.

1 Recueil de Travaux. Université de Lausanne. Juin 1937

Page 193: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Gaston Richard

(Au sujet de divers articles)

4 Août 1939

Monsieur et cher Collègue,

Je suis bien en retard pour vous remercier des intéressantes brochures que

vous m’avez envoyées. Malheureusement, je suis si occupé pendant l’année par le

travail professionnel, les questions sociales, politiques ou agricoles, ainsi que par

les soucis de père de famille que je ne sais comment arriver au bout de tout ce que

j’ai à faire. De plus, les examens et les concours, surtout celui de l’Ecole Normale

Supérieure, absorbent une grande partie de mon temps. Mais, dans le début des

vacances, j’ai voulu vous lire attentivement et j’ai pris à cette lecture le plus grand

intérêt.

Je crois bien me rappeler que c’est le professeur Giusti1 qui m’a fait visiter

le pavillon roumain, au moment où je suis allé le voir avec les membres du congrès

des sciences sociales sous la direction de M. Bouglé. J’ai donc pris connaissance de

votre étude sur son œuvre avec beaucoup de plaisir. Quelques idées m’ont

particulièrement frappé : par exemple, l’assimilation de la réalité sociale à une

volonté (p.7), et la thèse que l’applicabilité des conclusions du sociologue à la

direction de la conduite collective est d’autant plus grande que les lois de la

causalité sociale diffèrent plus des lois mécaniques (p.8).

La note sur « les précurseurs de Lénine »2 m’a beaucoup appris. J’ai

toujours pensé que, si la révolution russe avait commis beaucoup de crimes et

réalisé un état social encore bien imparfait, il fallait cependant, pour être juste

envers elle, dresser un bilan positif et négatif de ses résultats, en comparant la

situation actuelle à celle qui l’avait précédée.

Quant à votre travail sur la culture esthétique3, il est si riche en pénétrantes

remarques et il touche à des problèmes si complexes qu’il faudrait un volume pour

le commenter, l’approuver ou le discuter. Je vois avec satisfaction que vous rendez

justice à Kant ; vous n’êtes pas de ceux qui pensent que la moindre découverte

nouvelle ébranle sa méthode (je dis sa méthode plutôt que sa doctrine, parce que je

ne m’attache pas à telle ou telle solution particulière qu’il a présentée). En réalité,

la théorie d’après laquelle le sentiment esthétique n’est autre que la conscience du

jeu harmonieux de l’imagination et de l’entendement sans impératif conceptuel

déterminant permet de comprendre à peu près toutes les formes du sentiment en

question, depuis les plus vulgaires jusqu’aux plus rares, depuis les plus inférieures

jusqu’aux plus élevées, car on peut jouer librement avec des mouvements, avec des

images, avec des sentiments ou avec des idées, et on ne peut jouer qu’avec ce

qu’on possède, ce qui explique qu’une œuvre ne peut parler qu’à certains

spectateurs, lecteurs ou auditeurs. C’est là, je crois, le fond même de vos

observations sur la culture de l’expression et de l’interprétation. Tout ce que vous

avez écrit sur ce point est du plus haut intérêt, ainsi que vos remarques sur

l’intervention de l’autonomie spirituelle, sur la recréation intérieure dans la

1 « La méthode sociologique en Roumanie : l’œuvre du Prof. D. Giusti » Archives pour la

science et la réforme sociale, XIIIème

année, 1936 I 2 « Les précurseurs de Lénine », Revue internationale de Sociologie

3 « La culture esthétique et la formation de l’homme social », Revue de Pédagogie III 1937

Page 194: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 193

communion des consciences. J’ai beaucoup aimé vos considérations sur

l’éducation de l’homme et de la femme ; rien n’est plus juste que cette formation

de l’équilibre et de la « complémentarité ». Si Platon était là, il vous donnerait

certainement son approbation. Que n’ai-je le temps de discuter avec vous sur

l’Einfühlung et sur la forme ! Je voudrais cependant en dire un mot. À la p.14, vous

paraissez incliner vers une théorie qui donnerait à cette forme une valeur capitale et

presque exclusive, mais, un peu plus loin, vous semblez plutôt incliner vers la

prééminence d’un dynamisme affectif. À mon avis, si nous considérons une œuvre

poétique ou musicale, il me semble que la forme est dans l’expression (la strophe

ou la phrase musicale) - tandis que le dynamisme sentimental est le principe

moteur interne et déterminant. C’est ainsi, par exemple, que, dans le Vallon de

Lamartine, le « calme » agit comme une puissance évocatrice d’images et suscite

une multitude de représentations diverses qui, toutes, tendent à suggérer cette

disposition affective ou à la renforcer ; tandis que la strophe donne à l’esprit le

sentiment de jouer avec le Verbe et de pouvoir, d’autre part, retrouver la gamme

des images avec sécurité. - Quant à l’Einfühlung, elle me paraît s’écarter un peu de

la théorie kantienne et de celle de l’activité de jeu. Dans l’Einfühlung, en effet, on

ne se contente pas de jouer, on participe réellement au mouvement et aux

sentiments des êtres et des choses. Dans le jeu, ce qui est mauvais ou laid en soi

peut devenir beau ; dans 1’Einfühlung, il n’en est pas de même. Une colonne, un

vase, un arbre sont déplaisants, si on a l’impression d’une gêne dans la manière

dont ils s’élèvent, et si on se sent mal à l’aise dans la communion qu’on réalise

avec eux.

Page 195: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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Au professeur Walter Riese

Lyon

31 octobre 1938

Cher Monsieur,

Je vous remercie bien vivement de l’aimable envoi que vous m’avez fait de

vos deux études : « Die Anthropologie C. V.Monakow’s » et « L’idée de l’homme

dans la neurologie contemporaine »1. Elles m’ont encore une fois montré la

maîtrise que vous avez dans les questions philosophiques et votre possession

parfaite du système de Kant. Vous avez mis en lumière à différentes reprises, et de

la manière la plus heureuse, comment le réalisme de votre auteur nous ramène à

une attitude précritique, puisqu’il ignore la révolution copernicienne. Mais vous ne

vous êtes pas contenté de cette observation ; vos remarques, si judicieuses sur ce

point essentiel, sont encore, par ailleurs, beaucoup plus profondes. C’est ainsi que

vous esquissez ici en trois lignes (p.7) une théorie de la vérité scientifique

rigoureusement exacte : « Si le monde a son origine dans une logique

transcendantale, c’est-à-dire une origine intellectuelle, il parle le langage de mon

intellect : il n’a donc en vérité qu’une signification phénoménale, mais n’a pas de

ce fait une signification relative. »

Quant aux théories même de votre biologiste, elles me paraissent, réserve

faite de ses connaissances scientifiques, se ramener au panthéisme traditionnel.

Vous le signalez (p.24) en parlant de Spinoza et de la fameuse distinction entre

nature naturante et nature naturée ; mais l’analogie avec le stoïcisme, avec le feu

plastique et ses qualités apportantes, est encore bien plus frappante. Il faut

d’ailleurs ajouter que, abstraction faite du panthéisme, la première et peut-être la

plus décisive expression de cette doctrine se trouve chez Platon, où l’idée est, en

même temps que principe de jugement, une force essentiellement organisatrice. Je

vous signale, d’autre part, que l’antériorité de l’âme et de tous ses caractères

dynamiques, intellectuels ou affectifs sur le corps et sur ses diverses

déterminations, antériorité analogue à celle de l’hormè à l’égard du sôma, est

professée explicitement par le disciple de Socrate dans les Lois.

Et combien sont justes vos remarques d’après lesquelles « chaque

anthropologie médicale est une anthropologie philosophique, sans que son auteur

en général le sache ou le veuille ».

L’opposition que vous marquez ensuite entre les orientations respectives de

Monakow et de Freud, l’un tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé, m’a

beaucoup intéressé. D’ailleurs, votre exposé critique du freudisme est rempli de

remarques tout à fait pénétrantes : vous demandez avec raison comment cette

doctrine peut expliquer l’apparition de ce qui est élevé (p.57) ; vous montrez

qu’« il ne peut y avoir de style de la nature, à moins qu’on imagine une nature qui

contienne, sous sa propre apparence, des éléments qui lui soient étrangers et

supérieurs », et vous observez que « l’homme ne peut pas donner la mesure de

toutes choses » (p.59) et que « la signification surnaturelle du père ne peut pas être

déduite de son pur rôle de père ». Je n’en finirais certainement pas, si je voulais

relever tout ce qui, dans votre travail, mérite une particulière approbation :

« l’origine est toujours créatrice » (p.68) ; « la vraie autonomie ne peut accepter

1 Paris, Alcan, 1938

Page 196: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 195

aucune vassalité, elle ne tolère pas d’ancêtre qui pourrait lui léguer quelque chose,

l’histoire peut commencer, mais non cesser avec elle... Comme la personne morale

n’hérite de rien, elle ne peut apparaître que d’un seul coup... » (p.69). « Vouloir

expliquer la morale d’une façon exclusivement historique signifie la laisser

intervenir dans la vie déjà en évolution et, par conséquent, lui contester un rôle

vital, organigène, c’est-à-dire, en somme, le caractère d’une syneidesis » (p.74).

« La conscience connaissante qui constate des évolutions ne peut pas être soumise

elle-même à l’évolution, et être considérée comme son résultat final » (p.77).

J’aurais beaucoup à dire, à propos de Goldstein, sur la question de

l’aphasie et sur l’impuissance à prendre une attitude bien nettement déterminée

(p.82-83), car je me suis particulièrement occupé de cette question, et je devais

faire, ces vacances, à Arcachon, une conférence orientée dans ce sens, sur la

reconnaissance mnémonique. La maladie m’a empêché de donner suite à ce projet,

mais je ne puis en développer ici le contenu, parce que ma lettre s’allongerait

indéfiniment. Avez-vous lu à ce sujet la thèse de M. Madinier : Conscience et

Mouvement (Alcan. 1938) ?

Elle vous intéresserait certainement.

P.S. Je ne comprends pas très bien l’analogie qui peut exister entre la

hormè et le noumène (p.67). D’autre part, en disant que la hormè peut conduire à la

doctrine de l’a priorité de l’âme, n’assimilez-vous pas plus ou moins l’existence et

l’action inconscientes d’un principe vital à celles d’un principe spirituel, dont la

caractéristique est de pouvoir prendre à chaque instant conscience de sa puissance

informatrice et d’être en mesure de la légitimer ? Ne tentez-vous pas une

conciliation impossible entre le vitalisme et le criticisme en « animant »la nature ?

Je me le demande, en voyant que vous paraissez, à plusieurs reprises, vous opposer

au cartésianisme. Ne faites-vous pas enfin une concession au réalisme et n’êtes-

vous pas, dans une certaine mesure, infidèle à la révolution copernicienne, quand

vous écrivez (p.65) : « Rappelons-nous que l’espace et le temps sont

nécessairement prédonnés à l’organisme, car la formation et la conservation de

l’organisme se produisent, en effet, dans l’espace et dans le temps ». L’organisme

et son milieu ne paraissent-ils point alors devenir des choses en soi ?

Page 197: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au professeur Walter Riese

Lyon

27 mars 1939

Cher Monsieur,

Si je n’ai pas répondu à l’intéressante lettre où vous m’exposiez votre

théorie de l’organisation du corps par une puissance organisatrice qui serait le moi

lui-même, c’est que j’ai pensé que vous trouveriez ma réponse dans le petit travail

que je vous ai adressé. Ce n’est pas du tout, comme vous paraissez le croire, que je

ne sois pas tenté par la discussion de la question ; seulement, la solution qu’il

convient d’apporter à ce problème me paraît ou bien devoir être ramenée aux

quelques axiomes que j’ai posés dans mon travail, ou exiger, si ces axiomes sont

contestés, toute une conception générale de la philosophie qu’il est bien difficile de

développer

Je n’ai pu encore me reporter au texte de Kant que vous m’indiquez. Il est

possible qu’il vise, non pas une réalité ontologique, mais simplement une manière

de penser les choses, en l’espèce l’organisation. L’auteur de la Critique nous a

assez habitués à la doctrine du « comme si », du « als ob », ainsi que dirait

Vaihinger, pour qu’il soit très admissible qu’on doive l’interpréter de cette manière

dans le cas considéré.

D’ailleurs, l’opinion de Kant ne me paraît pas avoir en l’espèce une

importance considérable. Personnellement, j’use de la méthode kantienne dans

certains domaines comme la construction de l’Univers, parce qu’elle m’y semble

décisive et immédiatement vérifiable, mais j’abandonne complètement mon auteur

quand ses conclusions me font l’effet d’être inacceptables.

Pour en revenir maintenant au fond de la question, je vois que vous

n’admettez pas, comme traduction de votre thèse, la formule que j’avais employée

« action inconsciente d’un principe vital », et que vous voulez accorder la

conscience à votre principe organisateur. Mais alors, je ne comprends plus

exactement votre position. Vous vous référez à un passage de Kant qui, dans sa

critique de la preuve de Mendelssohn relative à l’immortalité de l’âme, a paru

admettre une infinité de degrés de conscience. Malheureusement, ce n’est pas pour

moi une référence convainquante [sic], car ce texte qui, d’ailleurs, n’a sans doute

été introduit par lui que dans un but polémique, me paraît un simple écho du

dualisme leibnizien sur la nature de la conscience, traitée tantôt par l’auteur des

Nouveaux Essais comme une loi organisatrice et tantôt comme une qualité. Une

conception de ce genre me semble, en tout cas, absolument incompatible avec la

théorie de la conscience transcendantale.

En admettant même comme possible cette dégradation de la conscience, je

resterais encore aussi perplexe, car comment supposer, à ce degré inférieur de

conscience, que le noumène serait en possession de la « pensée causale » et de

l’ « idée morale »? Comment accorder à une conscience obscure de ce genre la

capacité de construire le merveilleux édifice que constitue le corps ?

L’auteur dont vous m’avez communiqué un article parle de « uns

verborgener, noch unbekannter Vorstellungen, etc... » que nous amènerions ensuite

à la lumière de la conscience. Mais, d’abord, ces représentations n’arrivent pas à

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 197

cette lumière, car je n’ai jamais conscience de construire ni d’avoir construit mon

corps. De p1us, je ne peux pas comprendre cela autrement qu’en traduisant qu’il

s’agit de représentations inconscientes, ce qui, pour moi, est totalement

contradictoire et dépourvu de signification. Autant dire un cercle carré. Vous-

même m’écrivez : « On ne peut évidemment pas expliquer le fait qu’à partir d’un

certain moment (moment de la découverte du moi), le caractère purement

organogène du noumène devient caractère conscient dans le sens classique ». Mais

qu’est-ce que serait ce caractère conscient dans un sens non classique ?

Pour ma part, je suis complètement d’accord avec vous pour dire :

l’organisation suppose une conscience causale, la conscience de l’idée et encore

beaucoup d’autres. Elle implique même tant de consciences supérieures à la nôtre

que je ne vois que la conscience de Dieu pour pouvoir répondre à la question. Nous

attribuer une puissance inconsciente, ou subconsciente, ou consciente dans un sens

non classique de construire notre organisme me paraît impossible. Une telle action

serait alors à juste titre rapportée à un X, à un Es, et non à un Moi. Appeler

« moi »un principe agissant qui ne serait pas conscient d’être moi et qui ne pourrait

pas l’être, serait, comme je l’ai dit ailleurs, utiliser une simple formule

topographique. Mais cet X, cet Es lui-même, nous ne sommes pas sans possibilité

de le définir, parce qu’i1 doit, comme je le disais, avoir des caractéristiques bien

supérieures a notre propre moi, et je ne vois pas, encore une fois, qu’il puisse être

autre que Dieu.

Enfin, comme Dieu n’apparaît pas, mais qu’il réalise, qu’il n’est pas une

chose qui se manifeste à nous sous forme de phénomènes, mais qui les produit, j’en

reviens à l’idéalisme, en ce sens que je considère le corps comme un simple jeu de

sensations provoquées par Dieu en nous de telle sorte qu’elles puissent répondre au

pouvoir organisateur et aux intentions réalisatrices de notre esprit.

Vous voyez combien cette lettre imparfaite justifie ce que je disais au

début, car je me suis certainement bien mal expliqué. Je ne vous en suis pas moins

reconnaissant d’avoir provoqué de ma part ces explications. Je vous félicite de

traduire l’Opus posthumum. Vous savez combien je l’ai utilisé, et combien je suis

éloigné de ceux qui le considèrent comme une oeuvre sénile et sans valeur. J’en ai

moi-même donné de nombreuses citations dans ma thèse où j’ai rassemblé à peu

près tous les textes relatifs à la question de la genèse de l’espace et du temps. Je

vous renouvelle également mes félicitations sur la manière pénétrante dont vous

comprenez le kantisme ; les divergences qui peuvent exister entre vous et moi sur

la question de la force organisatrice affectent une théorie ontologique générale de

l’Univers, et laissent absolument intactes les remarques si judicieuses que vous

avez présentées sur « la révolution copernicienne » aussi bien que sur la vérité

scientifique.

Page 199: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 198

Au Professeur Walter Riese

(Au sujet d’un article qu’il m’avait communiqué)

8 Octobre 1939

Cher Monsieur,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article que vous m’avez communiqué.

Comme il s’agit de questions essentiellement biologiques, je crains de m’aventurer

en vous en parlant sur un terrain qui m’est un peu étranger. Je crois donc qu’il vaut

mieux que j’envisage rapidement les rapports que votre thèse peut avoir avec les

problèmes philosophiques.

Il me semble que, tout d’abord, on doit songer en vous lisant à ce que Kant

a écrit dans la Critique du Jugement. Il y a déclaré, en effet, que, une fois admis

que, pour comprendre l’être vivant, il faut prendre l’Idée comme fondement ; on ne

peut s’empêcher d’admettre également qu’il n’y a rien dans cet être qui ne trouve

sa justification dans cette idée, et qui, par conséquent, ne doive lui être

nécessairement rapporté. Voilà, je crois, une thèse qui coïncide assez avec la vôtre.

Si, maintenant, nous laissons Kant de côté, nous trouverons encore des

rapprochements à faire entre ce que vous exposez dans ces quelques pages et

certaines questions philosophiques. D’une manière générale, nous voyons l’homme

utiliser en vue d’une fin un déterminisme préalable, et il en est de même, semble-t-

il, au stade inférieur de l’activité vitale qui paraît bien détourner à son service et

orienter vers son utilité particulière des processus mécaniques ou physico-

chimiques ayant une existence autonome. Je ne crois pas me tromper en

considérant que vous examinez la même question sur le plan de l’assimilation et

sur celui de la réaction. Faut-il admettre qu’il y a des assimilations et des réactions

locales et partielles qui seraient utilisées par une fonction supérieure et unifiante

d’assimilation et de réaction ? Faut-il admettre que cette fonction unificatrice n’est

qu’une résultante ? Faut-il enfin penser qu’elle est, au contraire, seule réelle, toute

fonction partielle n’ayant qu’une existence illusoire, produit d’une fausse abstrac-

tion ? Je crois que vous penchez pour la première solution avec une certaine

tendance à vous orienter aussi vers la dernière.

Naturellement, ce problème se pose également avec la plus grande netteté

sur le plan psychologique. L’esprit est-il un polypier d’images ou d’habitudes ? Sur

ce dernier point, j’ai discuté longuement avec M. Burloud, dont les travaux sont si

intéressants. J’estime que, dans le domaine de l’esprit, il y a moins que partout

ailleurs une autonomie des fonctions particulières. La mémoire, l’attention, etc...

n’ont pas d’existence propre ; ce sont des facteurs posés par l’unité finaliste

constituante du fonctionnement de l’esprit tel que le Créateur l’a conçu. On ne peut

même point parler ici d’un déterminisme utilisé par une finalité, parce que les

éléments de ce déterminisme ont été en essence et en existence constitués eux-

mêmes par cette finalité.

Page 200: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 199

Au Professeur Walter Riese

(À propos d’un manuscrit qu’il m’avait communiqué)

Lyon

13 Janvier 1940

Cher Monsieur,

J’ai lu avec le plus grand intérêt le manuscrit que vous m’avez

communiqué. Si nous eussions été dans d’autres temps et si je n’eusse pas été

absorbé par une foule de besognes matérielles qui viennent s’ajouter à mon travail

professionnel, je me serais fait un plaisir de refaire, à ce point de vue, le travail

dogmatique et historique auquel vous vous êtes livré, pour voir d’une manière

précise les solutions sur lesquelles je suis ou ne suis pas d’accord avec vous.

Malheureusement, je ne puis y songer, car, en dehors même de l’absence des loisirs

nécessaires à cette fin, je ne suis pas ici en possession de mes notes qui ont suivi

ma famille dans le Lot. Je dois d’ailleurs ajouter qu’un tel travail ne pourrait être

exposé dans une simple lettre, car il mettrait nécessairement en jeu non seulement

une documentation très étendue et une critique minutieuse des textes, mais encore

toute une philosophie de l’esprit et toute une théorie de la connaissance. Je ne

bornerai donc aux remarques suivantes, en m’excusant de leur insuffisance.

Pour le Cartésianisme, je crois que vous avez utilisé la plupart des textes.

Peut-être cependant, quelques uns vous ont-ils échappé. Je vous en signale un

certain nombre, sans exclure ceux qui ont certainement été vus par vous. On peut

les grouper de la manière suivante : correspondance avec Regius au sujet du

placard, lettres à la princesse Elisabeth et à Arnauld, avec recours à la

représentation de l’action de la pesanteur, échange d’épîtres avec Morus au sujet de

l’étendue que l’on peut attribuer à la divinité, - enfin le numéro XII des Regulæ ad

directionem ingenii.

Ce dernier texte me paraît particulièrement important pour déterminer ce

que Descartes attribue exactement à l’âme et au corps, et il éclaire son attitude à

l’égard du problème de l’image et du mouvement, la correspondance avec Morus

nous fixe sur la distinction de la présence locale au point de vue de la substance.

Enfin, le recours à la représentation de l’action de la pesanteur est capital, parce

qu’il indique que cette représentation, illégitime quand il s’agit de la pesanteur

(qualitas occulta), convient, au contraire, à l’action de l’âme sur le corps.

Enfin, je vous indique, au cas où vous n’en auriez pas connaissance, un

article d’Hamelin (Année philosophique, 1904) : « L’union de 1’âme et du corps

d’après Descartes ».

Sans maintenant entrer d’une manière détaillée dans 1’examen dogmatique

de la question, il me semble que la doctrine cartésienne est dominée par deux idées

fondamentales : a) l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son

navire, mais elle lui est substantiellement unie, -b) l’étendue et la pensée ont même

réalité et sont placées sur le même plan. Ce réalisme de l’étendue a été chez

Descartes la source de la plupart des difficultés concernant les rapports de l’âme et

du corps.

Page 201: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 200

Relativement au kantisme, je vous présenterai, si vous le permettez, mes

observations sous une forme un peu décousue, en suivant généralement l’ordre des

pages de votre manuscrit.

Je me demande si on peut assimiler la « présence virtuelle » de la lettre à

Sömmerring à la « virtualité » des Rêves d’un Visionnaire. Cette dernière me paraît

relever d’une conception leibnizienne et monadiste en même temps que réaliste ; la

seconde d’une conception critique. Dans la lettre, je crois que Kant veut signifier

que la localisation de l’âme est conçue par le seul entendement, sans pouvoir

s’achever positivement en intuition et spécialement en intuition empirique. Mais

l’attitude de Kant est relative à son propre système, et elle est loin d’être

entièrement satisfaisante. En effet, quand il est question de siège de l’âme, il ne

faut évidemment pas comprendre qu’il s’agirait de l’âme comme chose en soi

s’atteignant en tant que réalité dans une intériorité absolue ; il ne s’agit que de

l’âme comme phénomène, comme objet du sens interne ; et si, de ce point de vue,

la question nous intéresse pour l’édification du système de l’expérience, elle est

tout à fait dépourvue d’importance sur le terrain métaphysique et sur celui de la

destinée humaine. Il est vrai que, dans les brouillons auxquels vous vous référez, il

est question de l’unité de la conscience, mais vous remarquerez que, précisément,

dans le texte définitif, la considération de cette unité est explicitement éliminée par

une note. Il s’agit là, d’ailleurs, d’une hésitation et d’une incertitude qui, comme je

l’ai montré dans l’Idéalisme kantien, appartiennent à l’ensemble du système.

Si nous sortons maintenant du kantisme pour aborder les diverses thèses

localisatrices, j’ai l’impression que vous avez, à la page 30, changé de perspective,

sans doute parce que vous aviez en vue des théories à tendance matérialiste. En

effet, il me paraît que la thèse des localisations implique seulement en principe

qu’une partie déterminée du corps correspond à une fonction psychologique, mais

ne résout nullement la question de savoir si cette partie est cause ou seulement

instrument. Or, dans la page précitée, vous instituez votre discussion comme si la

théorie en question impliquait nécessairement que le corps est cause, ce à quoi ne

nous avait point préparé le développement antérieur. Naturellement, je suis

entièrement d’accord par ailleurs avec vous, une fois faite la réserve précédente,

sur l’impossibilité de subordonner le pouvoir constructeur de l’objet à l’objet

construit par lui. C’est là une conclusion qui s’impose dans tout idéalisme. Je l’ai

montré dans le Moi, le Monde et Dieu, et, dernièrement, j’ai, dans une

communication à la Société lyonnaise de philosophie, en m’appuyant sur les

mêmes principes, opposé la question préalable à la théorie physiologique de la

mémoire. Vous avez bien raison de critiquer de ce point de vue Schopenhauer, lui

qui paraît effectivement n’avoir rien compris à la révolution copernicienne de

Kant. La substitution du cerveau au principe spirituel de l’aperception m’a toujours

paru un non sens ridicule.

En ce qui concerne les « addenda », je me bornerai aux remarques

suivantes :

a. je pense que vous connaissez l’article d’Ombredane sur l’aphasie, article

publié dans le Nouveau traité de psychologie de Dumas. Je le trouve

réellement très remarquable au point de vue de sa documentation et même

au point de vue dogmatique, si l’on tient compte du fait que, dans ce

domaine, on ne peut arriver qu’à des approximations de solution, si on

n’est pas primitivement en possession d’une philosophie de l’esprit.

Page 202: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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b. au sujet de la conscience originaire de soi (p.47), j’ai fait, cette année, trois

mois de cours sur cette question. Peut-être pourrai-je un jour vous en faire

part.

c. emploi du mot objectif (p.52) Vous utilisez ce terme dans le sens de réalité

absolue. Je crains qu’il n’en résulte une confusion, parce que vous parlez

par ailleurs presque toujours le langage de Kant qui ne donne jamais à ce

mot la signification que vous lui attribuez ici.

d. dans cette même page, vous écrivez : « La pensée critique n’admettrait

toujours qu’une possibilité de l’identité prétendue de ce qui serait à la base

des deux sphères, objectivement ». Selon moi, la pensée critique aurait tort,

et c’est un des grands reproches que je fais à Kant. J’y ai fait allusion un

peu plus haut, à propos du siège de l’âme. La théorie de la conscience

transcendantale aurait dû, en effet, conduire l’auteur de la Critique à

n’admettre au delà d’elle aucune réalité substantielle inconnue qui pût être

en même temps le substrat des phénomènes du sens externe. Le kantisme,

sur ce point, est un véritable imbroglio.

e. vous paraissez croire que la psychologie associationniste jouit actuellement

ou a joui récemment d’une vogue particulière. Je crois que c’est le

contraire. En fait, elle remonte, dans ses éléments essentiels, à l’Antiquité,

et Platon la combat déjà avec une maîtrise remarquable. Si on doit lui

chercher un maître chez les modernes, c’est Hume qu’on devra surtout

considérer.

Resterait le problème dogmatique. Je ne devrais pas vous abandonner sans

vous en parler, mais j’hésite en songeant à tous les points de vue auxquels il

faudrait se placer pour le traiter. Essayons cependant d’esquisser quelques

schèmes :

a. l’attitude idéaliste s’impose. L’âme et le corps ne doivent pas être placés

sur le même plan, si l’on entend par corps le système objectif que la

perception et la science construisent à propos de certaines sensations. Mais

nous nous insérons nous-mêmes dans le monde de l’expérience. Il y a,

comme le disait Kant, un double moi, un moi posé et un moi posant. Dans

ces conditions, nous sommes obligés, au sein du monde que nous édifions,

de nous traiter comme un objet en relation avec d’autres objets. Nous

choisissons, à ce point de vue, la solution la plus féconde et la plus

harmonieuse pour l’organisation générale. Mais, comme nous n’avons

aucun moyen de nous représenter l’âme dans le monde des phénomènes,

parce que le temps (seul instrument dont nous disposons ici) ne fournit pas

l’étoffe nécessaire (observation judicieuse de Kant), la localisation de

l’âme ne sera qu’une localisation virtuelle.

b. plaçons-nous au point de vue de quelqu’un qui ignore la constitution du

cerveau et voyons comment se présente à lui le problème du siège de

l’âme. Il ne peut faire autrement que de se situer au centre et à l’origine de

ses propres sensations et de ses propres actions. Il se regarde comme à la

source de ces dernières, et il se représente nécessairement les premières

comme à distance, à part certaines sensations cœnesthésiques (et encore ce

n’est pas bien sûr). Dès lors, il est absolument faux de dire avec Kant

(Rêves d’un Visionnaire) que je suis où je sens. En réalité, j’extériorise

spontanément mes sensations par rapport à moi-même, et je me situe

Page 203: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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parfaitement par rapport à elles. Comment peut se faire cette opération ? Je

vous renvoie à ma communication au Congrès de Marseille,

communication que j’ai dû vous envoyer, et dont le Journal de psychologie

a publié ou va publier un exposé plus détaillé.

c. la question de savoir où l’âme agit sur le corps, et où le corps agit sur

l’âme n’a aucun sens, si l’on considère l’âme comme une chose en soi et le

corps comme un mode de représentation, seule position concevable, ainsi

que je l’ai dit antérieurement. Mais il y a, pour le biologiste, deux

questions à envisager : -1) l’existence d’une certaine correspondance entre

les processus objectifs qu’il est amené à construire pour coordonner ses

sensations d’observateur, et les phénomènes psychologiques qui se passent

dans la conscience du sujet observé ; -2) la continuité et l’ordre des

mouvements constitutifs de chaque processus déterminé entrant dans deux

de ces correspondances ; le problème se présente alors comme il le ferait

dans le domaine de n’importe quelle autre science, par exemple dans

l’étude d’un téléphone automatique. C’est un problème de simple

organisation ou interprétation expérimentale.

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PIERRE LACHIEZE-REY

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Au R.P. Sage

31 Juillet 1938

Mon Révérend Père,

Il y a longtemps que je voulais vous remercier de l’aimable compte-rendu

que vous avez fait de mon article sur Descartes1 au cercle philosophique lorrain ;

mais je n’avais pas trouvé jusqu’à présent, au milieu des examens et des concours,

le loisir de vous écrire.

J’ai lu ce compte-rendu avec le plus grand intérêt, non seulement à cause

de l’interprétation que vous donnez de mon texte, mais encore et surtout à cause

des réflexions dont vous accompagnez cette interprétation. D’ailleurs, votre

manière de traduire mes observations est elle-même tout à fait personnelle, et elle

porte la marque d’un connaisseur de Descartes qui, préoccupé lui-même de

certaines difficultés du cartésianisme, les retrouve et les aperçoit à juste titre à

travers les lignes des commentateurs.

Dans ce que j’ai appelé la solution psychologique du problème, ce que j’ai

cherché surtout à montrer, contrairement à la presque unanimité des auteurs qui

s’étaient occupés de la question, c’est qu’il ne s’agit nullement pour Descartes de

fonder la mémoire de l’évidence, mais l’évidence en tant qu’elle est objet de

mémoire. Il est remarquable à ce sujet que, sans avoir eu sur ce point avec moi la

moindre communication, M. Laporte arrivait à la même conclusion dans un article

qu’il publiait dans la Revue de Métaphysique et de Morale sur la liberté chez

Descartes2.

Dans ce que j’ai appelé la solution métaphysique, il m’a paru qu’il fallait

distinguer deux sortes d’évidences : celle qui porte uniquement sur la présence et la

structure : l’existence, par exemple, de l’idée de Dieu, de l’idée de triangle, de celle

du moi ou de l’étendue tridimensionnelle ; et celle qui concerne l’existence d’un

objet correspondant à cette idée. Descartes affirme qu’il ne peut y avoir d’erreur

dans la première ; il a l’air de ne pas considérer qu’elle recèle un jugement ; celui-

ci n’intervient pour lui que dans la mesure où, nous appuyant sur la seconde espèce

d’évidence, nous nous risquons à porter une affirmation existentielle positive ou

négative, relativement à l’objet de l’idée. Cette position nous étonne dans une

certaine mesure ; elle est tout à fait contraire à la thèse de Spinoza pour qui, au

contraire, l’idée est essentia affirmativa, - mais elle n’est pas inadmissible. Kant

l’adopte à mainte reprise, - et c’est tout à fait l’attitude de la phénoménologie,

quand elle retient l’idée du monde, tout en mettant le monde comme existant entre

parenthèses. Je m’étonne que Husserl n’ait pas signalé cette analogie dans ses

Méditations Cartésiennes. Au fond, une telle attitude s’identifie à peu près à la

théorie d’après laquelle nous pouvons toujours suspendre notre jugement.

Ceci étant posé, il m’a semblé que la solution du cercle consistait à

supprimer d’une manière ou d’une autre le passage de la pensée à l’être dans le

jugement d’objectivité, ce qui se trouve réalisé à la condition de considérer que

1’esse objectif, c’est-à-dire la structure intérieure de l’idée, étant une réalité

positive, hiérarchiquement ordonnable, sa présence en nous équivaut pour nous à

1 « Réflexions sur le cercle cartésien », Revue Philosophique, mars-avril 1937

2 Janvier 1937

Page 205: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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une installation dans l’être, à une communion avec l’être, mais avec un être qui ne

se suffit pas, avec un réalisé qui appelle un réalisant. À des nuances près, et sous la

réserve du caractère personnel de votre interprétation que j’apprécie, comme je

vous l’ai dit, tout particulièrement, c’est bien exactement ce que vous avez dit.

Vous avez simplement transposé mon commentaire dans un autre langage, parce

que vous aperceviez directement le problème tel qu’il se pose, et vous avez

effectué, au point de vue de ce que vous avez appelé une justification, un

rapprochement suggestif entre les natures simples et le cogito. Je ferai simplement

une réserve sur la manière dont Dieu intervient. L’idée de Dieu ne fournit pas, en

effet, immédiatement une solution du problème. Tant que cette idée n’intervient

pas, le système de nos idées claires et distinctes est frappé d’une suspicion radicale,

puisqu’il forme un ensemble de possibilités idéales qui sont inaccessibles en fait,

aucun des éléments du système n’étant représenté comme recélant une puissance

de se faire exister, comme étant « causa sui ». Si on introduit l’idée de Dieu, la

difficulté est levée. Le système devient réellement possible. Mais ce réellement

possible n’équivaut pas à réel. Et, pour que ce nouveau stade puisse être franchi, il

est nécessaire de recourir, me semble-t-il, à l’argumentation que je vous ai résumée

plus haut.

Ce que j’ai lu à la fin du résumé de votre communication m’a paru avoir un

intérêt tout particulier. Je ne sais si une pensée astreinte à se mouvoir est

nécessairement une pensée en rapport avec la spatialité ; je me demande si on ne

peut concevoir une pensée dont le mouvement de progression serait purement

intérieur, un peu comme celui que nous réalisons dans l’action sur nos passions ou

la sublimation de nos sentiments, mais il est certain, contrairement à ce que dit le

bergsonisme, que, pour une pensée comme la nôtre, la référence à des objets

extérieurs (conçus dans le sens réaliste ou idéaliste, peu importe ici) est nécessaire

pour que nos sentiments eux-mêmes et notre vie la plus intime puissent exister. Je

modifierais seulement un peu votre formule. Vous avez écrit : « Une pensée qui

marche ne serait-elle pas nécessairement une pensée qui prospecte l’espace ». Je

dirais plutôt pour ma part : « Une pensée qui construit l’espace, une pensée qui

organise un monde spatial ou même une série de mondes spatiaux à propos de

sensations éprouvées ». Mais vous avez parfaitement raison de voir dans la position

cartésienne à l’égard de l’étendue une des plus grandes difficultés du système.

Tous les cartésiens s’en sont rendu compte, et ont essayé d’apporter à cette

difficulté une solution personnelle. Malebranche est peut-être celui qui s’est le plus

rapproché du but, que seul Kant devait atteindre.

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PIERRE LACHIEZE-REY

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À S. Sinding

(Au sujet du manuscrit d’un article qui devait paraître dans les Recherches

philosophiques de 1936-37 (p.254-284) sous le titre : « Enquête sur le sens et la

portée de la négation idéaliste des choses »)

Joux (Hte Loire)

21 Août 1937

Monsieur,

J’avais d’abord eu l’intention d’examiner votre texte page par page, mais

j’ai vu que cet examen serait trop long, et conduirait à des résultats trop dispersés.

Au risque de paraître opposer une philosophie à une autre, il me semble préférable

de m’installer avec vous dans le jeu de l’activité spirituelle, et de rejoindre ainsi

vos thèses pour voir ce qui, à mon avis, doit en être retenu, rectifié ou précisé.

Nous pouvons prendre comme point de départ le fait que nous éprouvons

des sensations, et que les sensations ainsi éprouvées sont pour nous l’occasion qui,

selon la formule kantienne, met en mouvement notre faculté de connaître, plus

exactement notre faculté de construire. Nous cherchons, en effet, à coordonner nos

sensations, à en former un système, à les grouper en dérivation relativement à un

objet susceptible de nous permettre de les prévoir et de les modifier. Or, quand

nous considérons la manière dont nous construisons cet objet, et, quand nous

faisons l’inventaire de ses caractéristiques internes, nous n’y trouvons jamais que

de l’espace, du temps et une combinaison de l’espace et du temps sous forme de

mouvement. Depuis la table, objet de la perception, jusqu’à l’atome, objet de la

science, nous ne découvrons jamais d’autres facteurs dans l’objet. Celui-ci ne

saurait donc être traité comme une réalité absolue, d’abord parce que nous nous

rendons parfaitement compte, en examinant sa genèse, que nous sommes à

l’origine de sa constitution, et ensuite parce que, si nous prétendions l’hypostasier,

nous nous heurterions à d’irréductibles contradictions. L’objet de la perception, par

exemple la table, a simplement plus de rigidité et de stabilité, parce que, au niveau

de cette perception, les sensations à coordonner sont toujours les mêmes ; l’objet

de la science, par exemple l’atome, est, au contraire, sujet à des variations

constantes, parce que nos instruments nous permettent de provoquer toujours

l’apparition de sensations nouvelles, pour lesquelles il faudra créer de nouveaux

systèmes de coordination ; mais, au point de vue ontologique, il n’y a aucune

différence. Il n’est donné que des sensations (par exemple, celles que le dessin

pourrait fixer pour chaque position du sujet) coordonnées par rapport à un objet

idéal unique, mais cet objet d’où les sensations sont considérées comme dérivant

n’a aucune réalité et ne peut en avoir aucune dans la perspective métaphysique.

Par conséquent, il y a lieu, à mon avis, de soumettre à un examen critique

certaines formules employées par vous : « réalités valables pour tous » (p.259),

« réalités découvertes par les sens » (D°), -« sensations conséquence d’un

événement physique nouveau. » (b). La réalité « valable pour tous »se ramène à un

objet construit précisément pour remplir cette fonction. Comme donnée effective, il

n’y a que des sensations identiques, semblables ou coordonnables, mais toujours

numériquement distinctes selon les sujets, chacune se produisant dans un sujet

particulier. Les « sens », en tant qu’on prétendrait en faire une réalité ontologique,

n’ont pas plus d’existence. Les sens ne nous sont eux-mêmes fournis que comme

des sensations sur lesquelles nous construisons l’idée d’un intermédiaire (corps)

entre le monde des objets (monde construit) et d’autres sensations (cf dans mon

Page 207: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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Idéalisme kantien le chapitre relatif au rapport de la représentation et de l’objet

dans le système de l’expérience) ; mais il y a longtemps que les philosophes ont

déclaré qu’on ne saurait trouver la cause d’un phénomène psychologique dans un

phénomène physiologique (lequel, je le répète, n’est d’ailleurs qu’une

construction). Et, enfin, « l’événement physique », comme je viens de le dire,

n’existe pas au sens absolu du mot, bien que, comme Kant l’a fait observer, dans le

monde de la perception et de la science, il soit « la chose même ». Aussi ne saurais-

je souscrire à la formule : « Sauf à s’entendre sur le sens de l’idée de causalité, je

ne crois pas qu’on ait pu nier cela, je ne crois pas qu’on l’ait véritablement nié ». Je

crois, au contraire, qu’on l’a très souvent nié, et je ne vois pas qu’on puisse ne pas

le nier. Autrement dit, précisons : il ne s’agit pas de nier que des sensations se

produisent dans les consciences individuelles ; il s’agit de nier que se produisent

des événements d’Univers correspondant à ces sensations et dont elles seraient la

conséquence. Ces événements d’Univers ont un caractère purement idéal ; on ne

peut d’ailleurs les introduire qu’à une certaine échelle sous une forme déterminée ;

ils s’évanouissent nécessairement à une autre échelle pour prendre une autre forme.

Les mêmes observations vaudraient pour la p.264 : « Pourquoi est-ce en même

temps qu’un nouvel état du monde devient réel pour toutes les consciences, pour

toute conscience ? » Il y a des états de conscience, mais non un état du monde (au

sens ontologique du mot).

Il est bien entendu que la position précédente n’implique nullement que la

sensation ait simplement pour rôle de nous révéler notre finitude, qu’elle ne nous

apporte rien de positif (p.256), ni que le rocher, en tant que groupe de sensations,

soit une apparence ou une illusion bien réglée (p.257). Mais, quand vous demandez

que, sous l’apparence du rocher, il y ait quelque chose, il s’agit de savoir ce que

vous entendez par ce quelque chose et quelle signification vous pouvez lui donner.

Ce ne peut être cet objet que le sens commun admet dans la perception, ce ne peut

être non plus cet édifice d’atomes que nous propose la science. Que sera donc ce

quelque chose ? Une force ? Mais qu’est-ce qu’une force inconsciente ? Et, si c’est

une force consciente, que pourra bien être une telle conscience ainsi introduite ?

On n’a le droit d’introduire la conscience que si l’on introduit en même temps les

conditions de son existence. Si on la considère comme une simple lumière qui

éclaire un objet indépendant d’elle-même, il est possible de la regarder comme

comportant une multitude de degrés et de dire : omnia, quanquam diversis

gradibus, animata sunt, - mais, si on veut bien se rendre compte que la conscience

est un ensemble organique qui suppose, pour exister, une série de fonctions

psychologiques complémentaires sans lesquelles elle ne constitue plus qu’une

abstraction ou une construction imaginative irréalisable, on rejettera le monadisme

et le panthéisme. Et l’idée d’une conscience me paraît contradictoire, même au

niveau de l’animalité où on ne peut la maintenir qu’en niant quelques-unes de ses

conditions essentielles, en particulier la représentation du temps, comme l’avaient

déjà fait les Stoïciens. C’est pourquoi je n’accepte aucune des théories que vous

exposez (p.266-267) ni le rapprochement que vous faites entre le monadisme et le

théisme ; j’admets, au contraire, parfaitement la thèse des animaux-machines, à la

condition de se rappeler qu’une machine n’est que par une finalité préalable,

comme d’ailleurs l’avait bien vu Descartes, à la condition aussi de rejeter tout

réalisme du mécanisme, contrairement à ce qu’il paraît avoir fait. Ceci vous permet

aussi de confronter ma position avec celle que vous attribuez à Lagneau (p.272). Il

est évident que je condamne tout « dynamisme réaliste », toute « monadologie » où

la monade descend au dessous de l’humain ; mais, comme je repousse en même

temps le panthéisme (en dehors de la critique que j’en ai faite dans le Moi, le

Monde et Dieu, vous pouvez voir ce que j’en ai dit à propos de Descartes et de

Spinoza dans ma communication au congrès international de philosophie), je ne

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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pense pas encourir le reproche d’inconséquence que vous adressez à ce philosophe,

et je crois en même temps répondre à la question que vous posez sur ce terrain. En

dernière analyse, une conception théiste me semble seule admissible ; aussi mon

théisme n’est-il nullement hypothétique, comme vous l’écrivez à deux reprises

(p.257 et 274) ; il est, au contraire, tout à fait catégorique.

J’en arrive maintenant spécialement au problème de la réalité du temps. Si

l’événement ou l’objet d’Univers n’ont, comme j’ai essayé de vous le montrer

rapidement, qu’une existence idéale, s’ils sont simplement construits à partir de

certains de nos phénomènes psychologiques que sont nos sensations, il est évident

que le temps comme l’espace qui les englobent, doivent être considérés comme

n’ayant pas plus qu’eux une réalité ontologique, et Kant a employé à ce sujet une

formule très heureuse que j’ai citée dans ma thèse : « Nous transférons le temps

aux phénomènes (comme objets) et à leur existence ». Ce problème ne peut donc, à

mon avis, se poser que relativement aux phénomènes psychologiques, et non point

relativement aux phénomènes du monde extérieur, et il devient alors le suivant :

est-ce que les phénomènes psychologiques (sensations ou autres) sont par eux-

mêmes successifs et durables, de telle sorte que l’on n’aurait qu’à constater, à

enregistrer, à éprouver la durée et la succession, ou est-ce que, au contraire, ces

phénomènes ne prennent la forme de la succession et de la durée que parce qu’iIs

viennent s’insérer dans le cadre temporel nécessairement déployé par le sujet ?

Autrement dit encore : est-ce que le temps n’est qu’une abstraction issue de la

durée, un instrument pratique forgé à partir ou à l’occasion de celle-ci, ou bien, au

contraire, la durée n’est-elle possible que par le temps ? Remarquez bien que vous

obtenez, dans la seconde thèse qui, seule, me semble admissible pour de multiples

raisons, un véritable réalisme des phénomènes psychologiques, car la série

successive et temporelle de ces phénomènes se constitue ici d’une manière

effective. Le fait que le cadre est fourni par le sujet, que l’opération est réalisée par

lui n’ôte rien à la réalité du résultat de l’opération, et la matière qui entre dans ce

cadre n’en est pas moins un absolu. Le fait que c’est vous qui fournissez le cadre

de la distribution spatiale des couleurs d’un arbre n’empêche nullement cet arbre

d’être réellement donné comme un ensemble de couleurs ; il en est de même pour

la succession de deux de vos sensations ou pour la durée d’un de vos sentiments,

pour leur valeur esthétique ou dynamique. Je crois que le malentendu vient de ce

que vous croyez que, dans l’idéalisme, le temps est une « pure forme de notre

finitude » (p.260, 262) Je ne dis pas que Kant n’ait point prêté à cette

interprétation, en paraissant admettre, au delà du phénomène, une chose que nous

pourrions percevoir autrement. Mais, sur ce point, sa chose en soi n’a qu’une

fonction de limitation ; elle signifie que le temps comme cadre, et, par suite, tout le

système qualitatif qui s’y insère, ont une valeur purement humaine, qu’il s’agit là,

en somme, d‘un monde qui dépend de la manière dont Dieu nous a faits. Un

kantien nous a comparés à l’araignée qui tisse sa toile. On ne se demande pas si la

toile de l’araignée dépend de sa finitude, mais on conçoit que d’autres œuvres que

celle de l’araignée seraient possibles. - Je me ferai peut-être mieux comprendre en

comparant la sensation et le sentiment : dominés par les conceptions réalistes du

sens commun et par celles de la science, nous considérons la sensation comme

provenant d’une sorte de déformation que le sujet imposerait à une « chose », et

nous admettons qu’un esprit débarrassé de notre finitude saisirait directement cette

chose. Mais, dans le domaine du sentiment, nous n’avons pas du tout la même

attitude : nous ne croyons pas que, au delà du sentiment que nous éprouvons, il y a

une « chose » sentiment dont nous ne saisirions que le phénomène. Il suffit, pour

comprendre la thèse que je vous expose, d’adopter, au sujet de la sensation et aussi

de la forme spatio-temporelle, l’attitude que nous adoptons naturellement au sujet

du sentiment. Il ne me paraît, en dernière analyse, nullement conforme à

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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l’idéalisme en général, et au kantisme en particulier, de concevoir qu’il y aurait un

ordre intemporel que nous percevrions successivement parce que nous serions des

êtres finis (p.263).

Vous avez parfaitement raison de déclarer que le changement ne peut être,

en général, que l’objet d’une constatation empirique, et votre interprétation de Kant

me semble exacte à ce sujet (je fais seulement des réserves pour le texte p.223, cité

par vous, et dont la signification est, je crois, différente). Mais il faut ici faire un

certain nombre de distinctions. Tout d’abord, je ne vois pas comment le temps

pourrait être pensé comme temps, s’il n’était pas formé de succession et

d’irréversibilité. Que resterait-il, en effet, de lui, si on supprimait ces caractères ? À

ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse faire aucune distinction entre le

temps de l’Esthétique et celui de l’Analytique. Mais, des caractères d’une forme

pourra-t-on déduire a priori qu’une matière viendra s’y insérer ? La réponse, en

principe, devra être négative, et l’on sera donc, selon toute vraisemblance, dans

l’impossibilité d’affirmer autrement que d’une manière empirique qu’il y a du

successif et de l’irréversible. Cependant, à considérer les choses de près, la solution

apparaîtra comme devant être différente. Le développement de l’espace peut

s’effectuer d’une manière purement idéale ; c’est lorsqu’il s’agit de géométrie et

non de physique ; le développement du temps, au contraire, ne semble pas pouvoir

s’effectuer de la même manière ; le temps est subordonné, en effet, dans son

déploiement, à la conscience primitive du sujet qui le développe pour s’y insérer,

pour s’y poser, pour s’y manifester, pour y échelonner ce que l’on pourrait appeler

les moments de sa passivité ou de son activité ; et ainsi, à l’instant même où nous

déployons le temps comme forme, nous sommes certains qu’il aura un contenu,

parce que nous sommes préalablement certains de notre être et que nous ne nous

représentons le temps que pour nous y situer ; on doit donc dire que la succession

et l’irréversibilité des phénomènes psychologiques ne sont pas un fait empirique.

Mais, quand vous parlez de changement, vous considérez le changement dans

l’objet et non dans le sujet ; vous l’opposez plusieurs fois au changement qui n’a

lieu que dans nos phénomènes psychologiques ; et il est parfaitement vrai que, dans

l’institution du système de l’expérience, nous sommes tantôt obligés d’admettre et

tantôt de ne pas admettre un changement dans l’objet pour coordonner nos

sensations. Toutefois, cette détermination attribuée à l’objet n’a plus qu’une valeur

idéale et instrumentale, nullement une valeur ontologique, si ce que j’ai dit

antérieurement de l’objet est vrai. Dire qu’ici l’expérience seule peut nous

instruire, cela signifie alors simplement que la nature des sensations éprouvées

pourra seule nous apprendre si nous devons faire usage de l’un ou de l’autre

système de coordination, et si nous devons considérer l’objet comme immuable ou

changeant, sans pouvoir rien en dire a priori.

Vous posez enfin le problème de la situation du moi à un moment

déterminé du temps et celui de sa simultanéité avec d’autres êtres. Comme vous le

savez, cette notion de simultanéité a été, ces temps derniers, l’objet de nombreuses

discussions, et Bergson s’en est particulièrement occupé, à la suite des travaux

d’Einstein, dans son ouvrage Durée et Simultanéité. Il y a lieu, semble-t-il, de

distinguer une simultanéité à l’intérieur de chaque conscience, et une simultanéité

des différentes consciences ainsi que des autres objets auxquels on confèrera une

réalité en dehors de ces consciences, c’est-à-dire une simultanéité à l’intérieur d’un

temps propre à chaque moi, et une simultanéité à l’intérieur d’un temps qui

engloberait différents « moi » et autres objets extérieurs à ces « moi ». La première

a une réalité effective dans le sens que j’ai indiqué plus haut, c’est-à-dire qu’elle

est constituée par des phénomènes psychologiques réels coexistant dans une

conscience ; mais la seconde n’a qu’une valeur purement idéale et purement instru-

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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mentale de coordination ; elle n’est qu’un instrument d’interprétation et d’action.

Dans la sphère de mes épreuves psychologiques, certains événements apparaissent

(toujours d’ailleurs grâce à leur insertion nécessaire dans la forme spatio-

temporelle) comme simultanés ou successifs. Ces épreuves sont référées par moi à

des objets que je conçois ou construis de manière à les interpréter, mais le système

objectif que je constitue de cette manière et dans 1equel je m’englobe moi-même

pour édifier une expérience organisée n’a de valeur que pour moi et en moi. Si

j’admets, pour des raisons parfaitement légitimes, que d’autres sujets existent, je

devrai admettre qu’ils opèrent de même de leur côté et qu’eux aussi construisent un

monde systématique où il y a de la simultanéité et du successif. Mais parler de

simultanéité entre ces différents mondes comme d’une réalité absolue, considérer

qu’il y a une simultanéité qui les dépasserait, qui les engloberait, qui les

comprendrait, pour ainsi dire, cela ne peut avoir aucune signification. Etant donnés

deux sujets a et b, c’est à l’intérieur de chacun de ces sujets que les rapports sont

conçus et pour chacun de ces sujets. Chacun, en tant que conscience constructive,

s’englobe lui-même et englobe l’autre dans un réseau de rapports où le moi comme

objet est introduit, mais jamais le moi comme introducteur et constituant. Parlant

du fameux exemple einsteinien de la voie et du train, M. Bénézé, dans un excellent

article de la Revue de Métaphysique et de Morale, a montré que le changement de

système de référence était un acte absolu de l’esprit et non le produit d’un

mouvement ou d’un déplacement dans l’espace. De même, quand il s’agit des

systèmes S et S’ chez les théoriciens de la relativité, chacun des observateurs

constitue son monde choisissant son système de référence, et tous ces systèmes de

référence se valent. Chacun constitue, pour ainsi dire, une monade accordée aux

autres. La perception nous fournit également un exemple très simple. Supposons

une salle où il y a un tableau noir ; un élève est au tableau, un autre est à sa place,

et ils se regardent. Le premier prendra son image du tableau pour le tableau même

et dérivera par rapport à elle l’image qui se forme dans la rétine du second ; le

second procèdera de la même façon en partant de son image à lui comme objet et

dérivera par rapport a cet objet l’image du premier. Ce sont là deux systèmes

équivalents, mais formant chacun un monde à part. De même encore, à la couleur

rouge nous faisons correspondre quatre cent trente trillions de vibrations par

seconde ; mais la conscience qui éprouverait psychologiquement ces vibrations

comme distinctes serait radicalement différente de celle qui éprouve le rouge, et

inversement ; pourtant les deux consciences seraient amenées, pour édifier une

expérience systématique, à se représenter les deux séries comme simultanées. Or, il

est facile de voir que la simultanéité n’aurait nullement la même signification dans

chacune d’elles, car, pour l’une, le facteur de base serait l’impression presque

instantanée du rouge, tandis que, pour l’autre, ce facteur serait la série considérable

de phénomènes psychologiques formés par les quatre cent trente trillions de

vibrations constituant autant de phénomènes psychologiques discernables. Nous

passons d’un de ces mondes à l’autre par un simple transfert analogique ou par un

changement de perspective, mais ils ne peuvent pas être compris dans une même

unité ni être insérés dans un même monde.

Il est évident que la correspondance qualitative qui existe entre ces mondes

distincts, la nature qualitative de chaque sensation, le fait que, dans le déploiement

du temps, c’est l’une ou l’autre qui vient remplir le cadre déployé, le fait encore

que les sensations se plient à une coordination objective, que, groupées, elles

forment des systèmes harmonieux et cohérents, ne dépendent pas de nous et

requièrent une cause. Mais cette cause, on ne peut la concevoir ni avec des attributs

intrinsèquement contradictoires ni avec des attributs insuffisants. Et l’existence de

Dieu s’impose à tous les étages de cette vaste harmonie préétablie (voyez la longue

note que j’ai consacrée à l’attitude de Kant sur ce point dans mon Idéalisme

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 210

kantien, p.404) Et puis, nous avons bien d’autres manières d’atteindre Dieu et d’en

pénétrer jusqu’à un certain point la nature ; comme je l’ai montré dans mes articles

de la Revue des Cours et Conférences, notre rôle n’est pas seulement de tisser le

monde ; il y a en nous d’autres aspirations plus profondes qui nous caractérisent, et

je ne vois point pourquoi vous affirmez le caractère agnostique de tout idéalisme,

ni pourquoi vous déclarez purement et simplement que vous considérez comme

absurde une doctrine de l’immortalité personnelle. Pour moi, c’est l’Univers qui

me paraîtrait absurde sans cette doctrine ; mais nous ne pouvons entrer ici dans

l’examen de cette question.

Page 212: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Etienne Souriau

(À propos de Avoir une âme1)

Le 8 mars 1939

Mon cher Collègue,

J’ai pu enfin, comme je vous l’ai dit l’autre jour, achever la lecture de votre

livre si intéressant et si nuancé Avoir une âme. Je puis donc venir vous en

remercier, en vous disant d’une manière précise tout le plaisir et tout l’intérêt que

j’ai eus à le lire.

J’y ai admiré, une fois encore, comme dans vos œuvres antérieures, le

talent qui s’y manifeste au point de vue de la forme aussi bien qu’à celui du

contenu. La subtilité et la finesse de vos notations pourraient faire envie à

beaucoup de nos romanciers, tandis que le philosophe ne perd jamais ses droits et

sait toujours dégager de ces délicates et multiples analyses les idées générales

qu’elles recèlent.

Je vous signale tout simplement, en suivant l’ordre des pages, ce qui m’a le

plus frappé, et les observations auxquelles ma lecture m’a conduit au fur et à

mesure que je l’ai poursuivie.

À la page 12, j’ai noté ce que vous écrivez à propos de ce que j’ai appelé

moi-même, dans un cours, le transfert analogique. Il n’est nullement nécessaire

d’avoir éprouvé un état psychologique pour le comprendre en autrui, et on peut

même souvent le mieux comprendre que celui qui l’éprouve lui-même, chaque

esprit étant en quelque sorte virtuellement adéquat à tous les phénomènes

psychologiques possibles.

La page 23 nous expose le thème essentiel, qui sera celui du livre pris dans

son ensemble. Bien que vous ne soyez point panthéiste, d’après ce que vous

m’avez écrit, vous signalez ici, très exactement, deux attitudes opposées qu’on ren-

contre dans le panthéisme. On peut, en effet, mettre l’accent, soit sur le naturant,

soit sur le naturé, et considérer que la perfection doit être cherchée soit dans le

dynamisme de genèse, soit dans l’accomplissement de ce dynamisme. Dans ce

dernier cas, le dynamisme générateur sera plutôt envisagé comme une simple

virtualité qui le rapprochera de la matière, virtualité qui a besoin de se déterminer

et de s’achever. J’aime bien votre image de l’âme audacieuse et les formules que

vous utilisez pour caractériser votre pensée : refus de « retour vers le bathos »,

divin placé dans « l’hypothétique sphère de la synthèse architectonique de tous les

êtres en leur éclatant et total accomplissement ».

Il me serait difficile de discuter, au cours d’une simple lettre, une thèse

aussi importante qui soulèverait des questions d’ordre métaphysique et d’ordre

psychologique particulièrement délicates. Sur le plan métaphysique, nous nous

trouverions en présence de la controverse Descartes-Arnauld relativement à la

« causa sui ». Faut-il concevoir Dieu comme recélant une relation interne de

naturant à naturé, dans laquelle aucune inadéquation n’existe entre les deux termes

sans que, cependant, la relation elle-même puisse être niée ? Faut-il, au contraire,

considérer que c’est en quelque sorte le volume qualitatif et quantitatif de Dieu qui,

1 Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1938

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 212

épuisant la totalité de l’être actuel et ne laissant aucune place au néant, est une

suffisante raison d’être ? On peut évidemment, sur ce point, différer d’avis. En

revanche, sur le plan psychologique, il me paraît impossible, tout en reconnaissant

que l’esprit ne se connaît qu’en agissant et en se particularisant dans une œuvre

définie, de refuser la priorité à un processus centrifuge de genèse dans lequel le

moi constructeur s’aperçoit comme loi génératrice et comme dépassant, par

conséquent, toute manifestation, quelle qu’elle soit, de cette loi.

Sur ces problèmes de virtualité et de naturant, j’aurais d’ailleurs bien des

questions à vous poser.

Ici, en effet, à la page que je commente, il m’a paru que le virtuel est, pour

vous, une matière qui s’actualise, mais qui a une sorte de préexistence sur l’actuel ;

en somme, c’est de l’actuel non achevé. Dans la suite, il me semble qu’il sera

question d’un virtuel différent, d’un virtuel développé « à propos de », qui trouve

son point d’attache dans le réel, qui constitue comme la signification du réel. Ce

dernier virtuel m’a fait, d’autre part, l’impression d’être multiforme, car il peut se

déployer en représentations purement idéales qui ne pourront jamais être

expérimentalement vérifiées ni réalisées, - ou en représentations qui sont des

incitations à de nouvelles réalisations. Enfin, ce virtuel est alors considéré comme

englobant le sujet lui-même, qui n’est plus un point de départ, mais un point

d’arrivée, de telle sorte qu’on a l’impression que vous attribuez une valeur créatrice

à la réflexion, sans qu’il y ait à proprement parler de sujet de la réflexion.

J’admettrais volontiers qu’il y a une correspondance naturelle entre

certaines données qualitatives et certaines idées ou certains sentiments, de telle

sorte que les premiers peuvent servir de signes aux seconds ou les suggérer ; mais,

pour moi comme pour Jankélévitch dans son interprétation de Bergson, le

processus demeure centrifuge et va du signifié au signifiant, tandis que pour vous

la démarche paraît être inverse.

Les observations précédentes sont confirmées par ce que vous écrivez p.94

sur la valeur architectonique de l’instant. Votre position ressemble beaucoup à

celle de Spaier2 dans la Pensée concrète

3. Si le développement ultime de vos idées

diffère, je crois reconnaître entre vous deux cette similitude que vous êtes

préoccupés l’un et l’autre d’attribuer à l’image (au sens le plus général du mot) une

signification intrinsèque immédiate, sans que nous y ayons introduit cette

signification. Bref, vous êtes tous les deux hostiles à la thèse kantienne que l’image

n’est possible que par le schème, - ou que l’on ne retrouve dans l’objet que ce

qu’on y a introduit.

Remarquez d’ailleurs que, en défendant les droits du naturant, je ne

prétends nullement que celui-ci ne puisse être influencé, à son tour, par des réalités

concrètes, mais j’ai, je crois, sur ce point, une conception assez différente de la vô-

tre. Je reconnais que la détermination, en tant même que purement formelle, est

conditionnée par les phénomènes sensibles ; c’est ainsi, par exemple, que, dans la

perception, la résistance canalise nos constructions et n’en permet qu’une seule

dans chaque cas déterminé (ainsi que je l’ai montré dans ma communication au

congrès de Marseille). D’autre part, les phénomènes qualitatifs sensibles ne

dépendent pas de nous, ni en eux-mêmes ni dans la nature de leur combinaison ; il

ne dépend pas de nous que nous rencontrions dans nos opérations perceptives un

2 Cf lettre à Spaier

3 Paris, Alcan, 1927

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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ensemble de sensations qui constituent ce paysage avec ses couleurs et son

dispositif ; et, enfin, chacun de ces ensembles paraît avoir une correspondance

originaire avec une idée ou un sentiment, et en être comme la traduction naturelle,

ainsi que le sont les expressions des émotions à l’égard de ces émotions. C’est en

particulier le paradoxe de la musique, mais cela n’empêche pas l’expression de

rester une expression.

J’aurais encore beaucoup de points à discuter avec vous, si je suivais tout

le détail de mes notes. Je termine sur une dernière question, qui touche d’ailleurs

aux précédentes. D’après tout ce que j’avais pu comprendre, la formule de l’âme

serait pour vous l’achèvement du naturé et son degré d’être se confondrait avec son

degré d’actualisation. Mais je me demande, à la lecture de certaines pages qui se

trouvent vers la fin du livre, si je vous avais très exactement compris. Ainsi p.119 :

« Si l’on préfère, on pourra parler à ce propos d‘âme empirique ou concrète, et

réserver encore (par un changement ou plutôt une précision dont nous avons

demandé d’avance la permission) le nom d’âme au seul principe actif de ces

enrichissements, c’est-à-dire de la grandeur et de la variété de cet empire fermé et

autonome ». De là, chez moi, une certaine incertitude qui s’accentue encore après

la lecture des pages 140-141. Identifiez-vous, finalement, l’âme avec le nombre

nombrant, avec le nombre nombré, ou avec les deux à la fois ? Ou enfin, faites-

vous du nombre de l’âme une sorte de loi intérieure de son existence actuelle qui,

tout en appartenant ainsi au domaine du nombre, jouerait cependant le rôle de

nombre nombrant par rapport à toutes les évocations et les constitutions de

virtualités qui lui sont liées ?

Page 215: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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À Etienne Souriau

5 décembre 1939

Mon cher Collègue,

Je viens de lire votre beau livre sur l’Instauration philosophique4. Je vous

en avais déjà remercié, mais je vous avais déclaré que j’attendrais, pour vous en

parler, d’avoir eu le loisir d’en prendre connaissance avec l’attention que mérite

tout ce que vous écrivez.

J’ai retrouvé dans cet ouvrage votre thèse essentielle, d’après laquelle le

réel se confond avec la perfection de l’achèvement, le degré de cet achèvement

mesurant, en fait, le degré d’accès dans l’être. Vous l’avez illustrée par une foule

d’exemples empruntés à tous les domaines de la vie et de la pensée, et ces

exemples sont toujours présentés de la manière la plus heureuse, que vous fassiez

usage de l’image ou de l’idée. D’ailleurs, chez vous, l’image est si précise et si

caractéristique, tandis que, d’autre part, l’idée est si concrète et si nettement

délimitée qu’il y a comme une identité. N’avez-vous pas insisté, dans votre

conclusion, sur la solidarité de la raison et de l’imagination ?

L’intérêt que j’ai pris à votre livre n’a jamais faibli. Je marque tout de suite

quelques points sur lesquels je ne serais pas entièrement d’accord avec vous, ou sur

lesquels j’aurais de l’hésitation à vous suivre. Cette liquidation préalable permettra

ensuite de considérer uniquement les convergences.

Je vous trouve, d’une manière générale, bien sévère pour l’architectonique

de Kant. Si on laisse de côté ce qui est relatif à la déduction métaphysique et à la

prétention de vouloir faire dériver les démarches de « l’instauration » d’une table

de formes et d’opérations logiques, il me semble que personne n’a montré plus de

rigueur ni plus de précision dans l’étude ou, plus exactement, dans la vie même de

la constitution transcendantale des objets, qu’il s’agisse du monde de la science, de

celui de la morale ou de celui de l’esthétique. Je ne suis point parvenu, je l’avoue,

même après vos remarques si pénétrantes sur cette question, à attribuer au calcul

des probabilités l’importance philosophique que vous lui donnez. J’ai été un peu

surpris de vous voir rapprocher Platon et Spinoza, étant donné que l’image

composite du premier me paraît exactement correspondre à la catégorie de

concepts dont le second veut précisément se débarrasser. -Et enfin, il m’a semblé

que, si vous définissez le réel par l’achèvement, vous avez cependant une certaine

inclination pour un animisme plastique, dont on peut se demander s’il n’est pas une

forme de panthéisme, et s’il ne rétablit pas au sein de votre philosophie une

ontologie de l’inconscient.

Au sujet de Platon et de ses deux dialectiques, ma position est à l’égard de

la vôtre assez singulière. Vous auriez voulu que, chez Platon, la dialectique

descendante ou constructive fût au premier plan, mais vous pensez avec certains

commentateurs modernes que l’essentiel chez lui est la dialectique ascendante. En

somme, pour vous comme pour eux, Platon serait orienté vers la contemplation ou

vers l’absorption. Or ma conception est précisément inverse. Pour moi, je

considère que la dialectique ascendante n’est qu’un moyen de nous faire

communier avec 1’idée du Bien qui est, à mes yeux, la puissance inventive et

4 Paris, Alcan, 1939

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PIERRE LACHIEZE-REY

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plastique suprême, de telle sorte que -(et je le disais à la société lyonnaise de

philosophie, alors que celle-ci venait de naître)- au sommet de la dialectique

descendante, l’Amour fait place à la puissance. C’est, d’ailleurs, le thème que j’ai

développé dans le chap.II de mon Platon « l’Idée du Bien, principe des fonctions et

des organes ». Et j’ai exposé longuement, l’an dernier, la même thèse en expliquant

le Banquet (209 a et sq.) ; de telle sorte que j’estime que Platon a été exactement ce

que vous auriez désiré qu’il fût et ce que vous regrettez qu’il n’ait pas été. J’aurais

plaisir aussi à discuter avec vous sur la méthode dichotomique. Je crois qu’il y en a

pour Platon une bonne et une mauvaise espèce, l’une qui a, pour ainsi dire, un

caractère monotone et empirique, l’autre qui se présente sous une forme variée et

organique (par exemple dans le Politique, à propos du tissage), et je considère que

l’auteur de la République ne regarde que la seconde comme valable.

Je souscris volontiers à tout ce que vous écrivez sur Platon précurseur de

Kant dans l’usage de la méthode transcendantale. Vos remarques sur Descartes

sont tout à fait pénétrantes, soit que vous montriez que le cogito n’est valable que

si le « je pense » est une vraie pensée, soit que vous déclariez que la dialectique

cartésienne est « perlustrative » et non « instauratrice », qu’elle est « limitée à

l’étude des passages unidimensionnels », soit enfin que vous dénonciez la thèse

inexacte « qu’en tout le structuré doit être l’œuvre d’un seul », et que vous

signaliez « l’inadéquation de la notion isolée et de la notion dans le système ». Très

profonde aussi est votre observation relative à Leibniz qui utilise le principe du

meilleur comme un principe général, à la manière de ces axiomes abstraits que

Spinoza voulait bannir de la philosophie.

J’ai noté en passant ce que vous avez écrit sur l’homogénéité des

dialectiques postkantiennes, vos observations sur Hegel dont le système est un

système de démarches et non un système de l’achèvement. Le rapprochement avec

Descartes qui est aussi un bâtisseur allant de la partie au tout m’a paru

particulièrement ingénieux. Une note sur « l’intérêt » et ses rapports avec la

structure mérite d’être soulignée, et le chapitre sur le point de vue, sur la

réciprocité de ce dernier et de l’architecture d’ensemble, sur l’institution du témoin

à l’intérieur de la construction est un bel exemple de cette intuition intellectuelle

qui suit avec une exactitude victorieuse toutes les démarches de la pensée.

Resterait la question de ce que j’appellerais votre « objectivisme ». Cette

dialectique interne de l’œuvre qui se constitue, quel rapport exact a-t-elle avec le

sujet pensant ? Le domine-t-elle et entre-t-il dans son mouvement ? Se confond-

elle avec lui ? Ou enfin est-elle en lui ? Peut-être trouverez-vous le rapprochement

inexact, mais il me semble que votre attitude n’est pas sans analogie avec celle de

Spinoza à propos de l’« essentia affirmativa », et de Bergson dans l’effort

intellectuel, quand il fait, en somme, de cet effort un épiphénomène de

l’organisation même des idées. N’y a-t-il pas une possibilité de trouver, à

l’intérieur du fonctionnement même de 1’esprit, des preuves décisives de la

transcendance ou de la non-transcendance du sujet ? Est-ce que la réflexion

judicatoire qui prend son œuvre comme matière pour en édifier une autre permet

d’absorber le sujet dans un objet qui se constitue lui-même, dans une essence

autoréalisatrice, ou, comme dirait Bergson, dans une phrase qui se déroule ?

Page 217: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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À Spaier1

Mon cher Collègue,

Je crois qu’il en est de l’ « a priori » comme de la conscience. Pour

instituer une discussion sur ce qui est a priori et sur ce qui ne l’est pas, il faudrait

évidemment s’entendre au préalable sur le sens exact des termes et sur les signes

qui, dans le domaine concret, en justifieront l’application.

Or cette entente est fort difficile. Nous l’avons éprouvé avec Burloud, qui

fut mon collègue au Parc2, en ce qui concerne la conscience, et je viens de lire

encore -d’ailleurs tout à fait par hasard- dans la Revue de l’Université de Bruxelles,

un article intitulé « Conscience et acte pur »3 dont l’auteur, M

elle Germaine Van

Molle considère comme essentiellement inconscient ce que je m’efforce au

contraire d’assimiler à la conscience. Beaucoup ne font commencer la conscience

qu’avec la réflexion, la finalité explicitement représentée et la volonté, ce qui

amène à considérer comme inconscient toute la spontanéité de l’esprit sous sa

forme supérieure, tandis que d’autres, au contraire, étendent le domaine de la

conscience à la vie physiologique et à l’organisation, ce que, pour ma part, je ne

saurais admettre. Certains même refusent les deux théories à la fois ou

successivement. Pour l’a priori il en est de même. Ce terme n’implique pour moi

aucune antériorité chronologique, aucune possession isolée ou séparable

originairement et primitivement de l’acte particulier dans lequel une loi se réalise.

Mais l’immanence de la loi dans l’acte lui confère un caractère qui la soustrait en

tant que telle à toute constatation simplement empirique et à toute assimilation à un

événement. Qu’il me faille, par exemple, une occasion pour vouloir

particulièrement, pour tracer le dessin de tel acte déterminé, je me garde bien de le

nier, qu’il me faille tracer ce dessin spécial pour prendre conscience de ce que je

veux originairement et primitivement, de ce que Kant appellerait mon caractère

intelligible et de ce que j’appellerais, moi, ma volonté originaire, d’accord encore.

Mais cela n’empêche pas que je ne pourrais vouloir dans ce cas particulier si je ne

voulais pas originairement et si je n’étais primitivement Volonté. Je reconnais

d’ailleurs toute l’insuffisance des lignes précédentes pour vous fixer sur ma

manière de voir ; je reconnais également que je l’ai très imparfaitement exposée

dans mon article ; il est malaisé, en effet, comme vous le savez, de présenter en

philosophie un développement sur une question déterminée en l’isolant de

l’ensemble qui lui donne sa raison d’être et lui apporte sa justification. Je tiens

simplement à ajouter que les « intentions » d’Husserl n’ont rien à voir ici. La thèse

était exposée et le terme d’intuition était employé par moi avant que je connusse

une ligne de cet auteur ou même son existence. La phénoménologie allemande

reste d’ailleurs pour moi une doctrine qui multiplie à plaisir les difficultés verbales

et qui pourrait, avec grand profit, se présenter sous une forme plus intelligible. Au

point de vue du fond, elle professe ou a professé à grand fracas un abandon de la

méthode transcendantale de Kant et un réalisme des essences qui fait songer à un

1 Réponse à une lettre de Spaier dans laquelle celui-ci accusait réception de l’article sur

« l’Activité spirituelle constituante ». Dans cette lettre, il était question de l’ouvrage de

Spaier sur la Pensée concrète (Paris. Alcan, 1927). C’est à cette œuvre que se apporte la

controverse finale sur l’origine des concepts. 2 Il s’agit du lycée du Parc à Lyon où Lachièze fut plusieurs années professeur en khâgne.

3 C’est à la suite de cet article que Lachièze-Rey entra en relations avec Mlle Van Molle en

lui envoyant son Idéalisme kantien.

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mégarisme s’opposant au platonisme ; elle en est d’ailleurs bien punie, car elle est

constamment obligée de revenir à ce qu’elle prétendait éliminer.

Pour en arriver maintenant à l’interprétation de votre œuvre sur laquelle

j’avais d’abondantes notes, ce qui m’a permis de l’utiliser pendant les vacances

sans avoir le volume en mains, je sais très bien que vous ne professez pas, d’une

manière générale, une origine abstractive des concepts. Mais le démon de

l’abstraction est un tentateur dont il est difficile de se défendre ; je pourrais en

donner de multiples exemples. Et il est d’autant plus difficile de s’en défendre que

l’on n’a point rattaché l’image au « je pense » comme puissance de construction

par l’intermédiaire du schème. Je plaide, en tout cas, les circonstances atténuantes

pour mon interprétation du texte considéré. J’ai dit « obtenus en négligeant divers

traits particuliers des réalités concrètes ». Vous avez écrit : « Nous nous bornons

simplement à imaginer des figures assez correctes pour que nos sens obtus n’y

aperçoivent plus d’irrégularités, d’approximations choquantes, de fautes

grossières... La vérité beaucoup plus humble est que nous nous bornons à négliger

les imperfections des figures… ». Ceci une fois dit pour me défendre, je ne vois

aucun inconvénient à ce que vous supprimiez le passage incriminé ; la suite des

idées n’en sera point modifiée.

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À J. Thouverez

Février 1938

Mon cher maître et ami,

Nous avons appris avec plaisir par Madame Ningres que votre

convalescence s’affirmait, et que vous participiez de nouveau d’une manière active

à la vie sociale. Il est donc naturel que je vienne un peu bavarder avec vous, et vous

parler de l’étude sur Lachelier1 que vous m’avez si aimablement envoyée. Je viens

vous faire part, en suivant l’ordre des pages, de quelques réflexions que la lecture

de ce travail m’a suggérées.

J’aurais peut-être été moins surpris que vous de la formule : « Que suis-je

pour moi-même ? Je suis d’abord et avant tout conscience de mes organes ; je les

sens, je les tiens, nous formons un tout ». La question est de savoir la signification

exacte qu’il faut donner à ces expressions. Si l’on admet, en effet, comme je le

crois, que l’esprit, j’entends notre esprit, n’est pas seulement raison, mais espace

spatialisant, temps temporalisant, et si, d’autre part, on considère que cette

puissance de déployer l’espace et le temps ne peut passer à l’acte, même

idéalement,c’est-à-dire se traduire en espace spatialisé, temps temporalisé, etc...

que par l’intermédiaire de la motricité du corps, puisqu’on ne peut se représenter,

même mentalement, une droite sans la décrire, il est bien évident que l’esprit et le

corps sont dans une intime collaboration et comme dans une prolongation

immédiate l’un de l’autre. À tel point que, si la motricité était toujours obéissante,

elle nous apparaîtrait comme faisant corps avec l’acte spirituel lui-même. La

relation est aussi étroite quand on considère les différentes fonctions

psychologiques, mémoire, attention, etc… Chacune d’elles suppose une sorte de

conscience a priori du complexus organisé des actes qu’il faut réaliser pour

l’exercer ; nous savons à l’avance ce qu’il faut faire, et ce savoir faire comprend

nécessairement une certaine conscience de l’orientation, de la direction qu’il faut

donner intérieurement au corps. Je crois que notre collègue Madinier, professeur de

philosophie au lycée du Parc, à Lyon, fait précisément sa thèse sur cette question.

Je n’ai pas actuellement sous la main le texte relatif à l’observation de

Platner, et ne puis me prononcer sur 1’interprétation que vous prêtez à Lachelier.

Ce que vous écrivez est très intéressant, mais, si j’en juge par la manière dont on

parle de la thèse que votre auteur aurait professée sur l’espace, et si l’on tient

compte de l’opinion de tant de philosophes qui n’ont pas accordé à l’aveugle la

représentation de la simultanéité, on peut se demander s’il n’y a pas, chez

Lachelier, un préjugé dénoncé implicitement par Villey dans un article posthume

de la Revue de Métaphysique, et qui consiste à supposer qu’il faut, pour percevoir

l’espace, que la simultanéité soit psychologiquement, je veux dire empiriquement

donnée, condition qui ne serait réalisée que par la vue. Pour ma part, je considère,

au contraire, que jamais la simultanéité n’est donnée, -pas même par la vue, qu’elle

est toujours intentionnelle et idéale ; elle est avant tout la règle directrice

d’organisation et de fonctionnement aussi bien du toucher que de la vue, la norme

de distribution des sensations tactiles et visuelles, et il n’y a, à ce sujet, aucune

différence à faire entre les deux sens. Je précise encore : elle n’est pas donnée par

les sens, et c’est un pseudo-problème de se demander si la connaissance de

1 « Jules Lachelier. Lectures et Mémoires » (extrait des Mémoires de l’Académie des

Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, 12e série, tome XV, 1937.

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l’étendue nous vient de la vue ou du toucher, -mais elle est la loi commune de leur

action.

Je ne vois point, d’autre part, (p.33) pourquoi Lachelier établissait une

solidarité entre l’unité de l’étendue et l’unité de la pensée. Mais j’ajoute que

Descartes n’a jamais professé dans ce sens l’unité de l’étendue, car la substance,

pour lui, est le corpus generaliter sumptum, - ce corpus n’est nullement l’étendue

indivisible et infinie, c’est chaque corps considéré dans le sens de la divisibilité à

l’infini, chaque corps, si petit soit-il. Ni Spinoza, ni Malebranche ne s’y sont

trompés ; mais c’est une grosse difficulté du cartésianisme, et Mairan demandait à

Malebranche comment un pied cubique pourrait être substance,

puisqu’indéfiniment divisible.

En déclarant (p.37) que l’ordre temporel du monde est un ordre construit et

projeté par le moi, un ordre absolu de « phénomènes en soi », Lachelier ne

s’oppose pas à Kant. Une théorie contraire, en hypostasiant le temps relativement

au sujet, serait incompatible avec le criticisme. Mais, si réellement Lachelier a dit

que « les phénomènes ne sont dans une conscience qu’au moment où elle se les

donne », il est tombé dans un autre défaut d’interprétation, parce que les

phénomènes existent éternellement à l’état implicite (Kant dirait l’état analytique)

dans les lois intemporelles du dynamisme constructeur de l’esprit. C’est ainsi, par

exemple, que la permanence de la matière est posée en vertu des lois éternelles de

l’esprit qui, chaque fois qu’il repense le monde, est obligé de reposer cette perma-

nence comme fondement de sa construction.

Lachelier est tout à fait fidèle à l’esprit du kantisme (p.35), quand il

considère que « l’espace et le temps ne sont pas seulement des organes de

transformation, mais de projection et d’objectivation du monde », on pourrait

même dire plus exactement qu’ils ne sont pas du tout des organes de

transformation. Très juste également la rigoureuse symétrie maintenue entre les

deux formes (p.35).

Ce n’est pas à vous seulement que l’Introduction à la médecine

expérimentale a causé une impression pénible. Cette impression a été également la

mienne, quoique pour des raisons peut-être un peu différentes qui tiennent à une

terminologie tout à fait singulière (p.27).

J’aime bien, je trouve réellement excellente cette formule : « Un être, c’est

ce qui porte en soi son intelligibilité suffisante », et cela est très platonicien (40).

Si je considère maintenant vos conclusions, je vous demanderai ce que

Lachelier, d’après vous, en pourrait penser : « Le monde est-il, pour lui, un acte du

sujet humain ou un acte de Dieu ? » (p.56). –Existe-t-il deux plans distincts, celui

d’une autoréalisation de Dieu sur le plan de I’intemporel et celui d’une réalisation

progressive dans le domaine humain ou cosmique ? (p.57)

Le texte de Lachelier que vous citez (p.58-59) et où il est question de

Leibniz est fort important. Il est bien évident, en effet, que, sous peine

d’hypostasier l’espace, on ne saurait situer les monades en lui. Il n’existe pas, et il

ne peut pas exister un espace, pas plus d’ailleurs qu’un temps dans lequel les

esprits seraient englobés comme choses en soi. Chacun d’entre eux ne peut donc

exister que phénoménalement dans les espaces de chacun des autres et dans le sien

propre en tant qu’il se représente lui-même. Il en résulte d’ailleurs pour l’idéalisme

certaines difficultés au point de vue de la question de la simultanéité. Ces

Page 221: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 220

difficultés ont été soulevées par un jeune Danois naturalisé qui va faire paraître

dans 1es Recherches philosophiques un article en faveur du réalisme, article au

sujet duquel il m’avait demandé mon avis.

Vous voyez que votre étude si claire et si intéressante m’a très vivement

intéressé. En terminant, je voudrais vous poser deux questions : Avez-vous lu un

petit livre de Bouglé : les Maîtres de la philosophie universitaire en France, paru

chez Maloine (collection Sophia) ? Il y a une vingtaine pages consacrées à

Lachelier. -Vous ai-je donné ou envoyé un article de la Revue philosophique sur le

Cercle cartésien et ma communication au Congrès international de philosophie sur

l’analyse réflexive ?

Page 222: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Auguste Valensin1

Lyon

17 Juillet 1933

Mon Révérend Père,

Je ne crois pas qu’il y ait la moindre contradiction entre Bergson et

Einstein2. Seulement, dans « la théorie de la relativité restreinte et généralisée »

(p.2l-22), ce dernier auteur raisonne ou expose, en partant des données de la

mécanique classique et de l’hypothèse qu’il y aurait encore une opposition du fixe

et du mobile. Cette hypothèse est sans doute impossible à éviter pour opérer une

construction scientifique quelconque, car la science, comme d’ailleurs le sens

commun, ne peuvent s’empêcher d’accorder à certaines données un privilège au

moins provisoire pour en déduire les autres selon certaines lois : ex. hypothèse du

mouvement absolu du wagon, du mouvement absolu de la terre et de la fixité du

soleil, de la réalité de la donnée tactile quand il s’agit d’un objet plongé dans l’eau,

du caractère immuable d’une image visuelle que l’on solidifie et autour de laquelle

on suppose un mouvement de l’observateur pour en déduire les autres images selon

les lois de la perspective, etc.....

On ne peut cependant admettre que le théoricien de la relativité ait

commencé par nier réellement son propre système. Bergson (p.136) ne fait que

modifier la représentation initiale pour la mettre d’accord avec ce dernier. (Voyez

d’ailleurs Einstein, op.cit. p.50-51)

Quant à l’identité des subjectivités en M et M’, c’est le point de départ

même, le fait à expliquer et à justifier, à savoir l’identité de la vitesse de la lumière,

identité qui est un scandale apparent. il n’est donc pas d’autre justification à en

donner que l’expérience même de Michelson-Morley.

Je crois que toute cette controverse vient simplement de ce que l’on se

débarrasse très difficilement dans les faits de l’idée d’un mouvement absolu. On

affirme bien théoriquement et en général que tout mouvement est relatif, mais on a

beaucoup de peine à poursuivre effectivement la réalisation de cette affirmation. Le

problème essentiel est, en somme, celui-ci : étant donné que M’ ne devrait pas,

d’après le sens commun et la mécanique classique, voir les choses comme je les

vois, quelles modifications faut-il supposer dans l’espace et dans le temps dont il se

sert pour expliquer qu’il les voit effectivement comme je les vois ?

Veuillez agréer, mon Révérend Père, l’expression de mes respectueux

sentiments.

1 Lettre originale

2 Il s’agir de l’ouvrage de Bergson : Durée et simultanéité. Paris, Alcan, 1922

Page 223: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Auguste Valensin3

Toulouse

3 avril 1933

Mon Père,

Je ne voudrais pas que mon départ pour Toulouse4 marquât la fin des

excellentes relations que nous avons eues à Lyon, et je profite du calme relatif dont

je jouis maintenant pour reprendre contact avec vous.

Il n’y a pas encore deux mois que je suis arrivé à emménager et,

naturellement, l’organisation de notre nouvelle installation nous a demandé pas mal

de temps ; ma prise de contact avec la vie toulousaine est donc encore toute récente

et assez superficielle. Les étudiants sont assez nombreux ; on remarque parmi eux

quelques ecclésiastiques qui se destinent au professorat de philosophie. L’un de ces

prêtres fait un mémoire sur le dualisme chez St Augustin ; j’ai été amené ainsi à

étudier d’un peu plus près que je ne l’avais fait jusqu’à présent la philosophie de ce

père de l’Eglise. Notre ami Guitton m’a d’ailleurs envoyé ses importantes thèses,

ce qui a encore augmenté pour moi l’intérêt de la doctrine envisagée. Il y aurait un

travail bien curieux à faire sur les anticipations de St Augustin dans la théorie du

temps, de la mémoire, des nombres de jugement, de l’instinct dynamique, de la

conception du rapport et de l’étendue par cet indivisible qu’est l’âme5.

Je l’écrivais précisément hier au Père Maréchal, dont j’avais reçu

récemment un mot dans lequel il me disait que son état de santé ne lui avait pas

encore permis de rendre compte de mes deux ouvrages.

Je fais trois cours à mes étudiants : l’un sur la conscience, le second sur la

philosophie kantienne et l’analytique transcendantale qu’ils ont au programme, le

troisième sur les caractères d’un processus intelligible. Ces trois cours sont

convergents ; ils tentent, de trois points de vue différents, de donner une idée aussi

précise que possible du fonctionnement de l’esprit. L’ensemble coïncide avec la

méthode de Fichte telle qu’elle est définie dans l’ouvrage que vous avez traduit ;

aussi ai-je recommandé particulièrement aux étudiants la lecture de cette

traduction. Je ne reproche qu’une chose à Fichte, c’est de ne pas avoir

effectivement suivi cette méthode dans l’édification de son système, et d’avoir

substitué des constructions imaginaires à ce qui aurait dû rester toujours objet de

conscience possible6.

Il existe ici une Union sociale qui ressemble beaucoup à l’Union d’Etudes

des Catholiques sociaux de Lyon. J’y ai fait l’autre jour une apparition, et j’y ai

rencontré le recteur de l’Institut catholique7, ainsi que le père Cavalléra. Nous

n’avons échangé que quelques mots, mais je compte bien nouer avec l’un et l’autre

de plus étroites relations.

3 Brouillon

4 Pierre Lachièze-Rey avait été nommé maître de conférences à la Faculté de Toulouse en

1932 5 Sur l’augustinisme de Lachièze-Rey, cf lettres à Blondel, à Dopp, etc… et réponse à

Forest 6 Cf lettres à Maldiney (la 2

ème) et à de Waelhens

7 M

gr Bruno de Solages

Page 224: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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J’ai regretté de ne pouvoir poursuivre avec vous, avant mon départ de

Lyon, l’intéressante discussion dont vous aviez pris l’initiative sur la nature du

temps. Me permettrai-je de vous rappeler que, au cours de notre dernier entretien,

vous m’aviez dit que vous alliez écrire aux Etudes, pour attirer leur attention sur

mon Kant et mon Spinoza en vue d’un compte-rendu ?

Si vous-même ou le père Albert avez l’occasion de passer par Toulouse,

j’espère que vous ne manquerez pas de venir me voir ; croyez que je garde de tous

deux le meilleur souvenir, et recevez, je vous prie, mon Père, l’expression de mes

sentiments respectueux.

Page 225: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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De Auguste Valensin

Lyon

13 février 1934

Cher ami,

Ne m’en veuillez pas de mon long silence, lequel a son explication dans

mon état de santé. J’attacherai beaucoup de prix à n’être pas définitivement

« coupé » de vous, si intermittente et brève que doive être notre correspondance.

Les voies avaient été ouvertes, aux Etudes, devant votre Spinoza. On

pourrait encore essayer, et je m’offre de m’employer pour vous, si vous m’envoyez

un compte-rendu, mais sensiblement plus court que celui de votre Kant.

Dès que « Balthazar » aura paru (aux éditions Montaigne)8, je vous

l’enverrai, et vous pourrez peut-être le faire connaître un peu autour de vous. Ce

sont deux dialogues et mes articles sur Pascal. Un Maurice Blondel paraît ces

jours-ci dans la collection des « Grands moralistes » de Gabalda9. Avez-vous lu la

Pensée ? J’aimerais beaucoup savoir ce que vous en pensez.

Excusez mon laconisme et croyez à ma fidèle sympathie.

Aug. Valensin

8 Paris, Aubier, 1934

9 Paris, Gabalda. Maurice Blondel, par Auguste Valensin et Yves de Montcheuil

Page 226: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Auguste Valensin10

Toulouse

4 Avril 193…

Mon Père,

J’ai reçu votre Maurice Blondel11

et votre Balthazar12

. Je vous remercie de

m’avoir fait parvenir ces deux très intéressants ouvrages. Le premier rendra de

grands services à ceux qui ne peuvent se procurer l’Action, et aussi à ceux qui ne

sauraient la lire avec fruit, à cause des développements techniques qu’elle renferme

et des connaissances étendues que son intelligence suppose ; vous avez retenu très

heureusement ce qui, en elle, est susceptible de faire réfléchir l’homme du monde

et l’amener à orienter sa vie. J’ai signalé votre travail à mes étudiants.

Dans Balthazar vous avez présenté d’une manière tout à fait agréable une

thèse philosophique très importante, puisqu’elle consiste à montrer que la

perception la plus simple implique l’intemporalité de l’esprit. Vous renvoyez à la

Critique de la Raison pure avec juste raison. Comme je suis constamment appelé

dans mes cours à traiter ce problème, j’inviterai mon auditoire à vous lire dès cette

année. Mais, l’an prochain, j’aurai une nouvelle occasion de renvoyer à votre

travail. La thèse de Kant avait été, en effet, déjà soutenue brillamment par saint

Augustin dans le 6e livre du De Musica. Kant se trompe, par conséquent, quand il

prétend être le premier qui ait mis en lumière le rôle de la mémoire dans la

synthèse de l’objet. Dans mes propositions relatives au nouveau programme de

licence, j’ai demandé que ce livre fût inscrit parmi les textes à expliquer.

Nous serons, je crois, moins d’accord au sujet de Baghéra. Notre écart

serait peut-être plus apparent que réel ; mais je considère la conscience comme un

indivisible, et, pour de multiples raisons, je n’accepte point la présence de la

sensation chez l’animal. L’instantanéité qualitative ne me semble pouvoir exister

que dans un esprit qui la transcende. Sur ce point, vous n’êtes pas de l’avis de

Maurice Blondel ; en somme, vous admettez dans l’animal une conscience sans

pensée, tandis que lui paraît lui conférer une pensée sans conscience ; ainsi que je

le lui écris par ce même courrier, je ne me range à aucune de ces théories, l’ordre

de la vie me paraissant hétérogène à la fois au mécanisme et au psychologique.

Je vous signale en passant qu’un jeune séminariste parisien de passage ici

m’a dit hier que votre travail avait été fort apprécié, et qu’on en parlait beaucoup.

Avec mes remerciements renouvelés, je vous prie de vouloir bien agréer,

mon Père, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

P.S. J’ai écrit, pour les Recherches Philosophiques qui -je l’espère-

paraîtront malgré la disparition de ce pauvre Spaier, un article où je fais allusion

aux objections que vous m’avez faites sur la genèse du temps. Je n’ai pas osé,

toutefois, vous nommer. Je vous enverrai l’article13

.

10

Lettre originale 11

Maurice Blondel, par A. Valensin et Y. de Montcheuil. Paris, Gabalda, 1934 12

Paris, Aubier, 1934 13

Il s’agit de l’article : « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante ».

Page 227: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Auguste Valensin

8 février 1935

Mon cher Ami,

Il vient de m’arriver de vous un mot pour Albert14

, que je lui fais suivre

immédiatement ; j’espère qu’il le recevra à temps. Mais de revoir votre écriture me

décide à ne plus attendre le moment favorable qui risque de ne venir jamais.

Depuis le 4 avril, j’ai sur ma table votre lettre, en même temps que votre

communication à la Société de Philo. de Marseille15

, et votre article des Recherches

philosophiques16

.

Je voulais vous parler longuement de ces travaux, tout à fait remarquables,

selon moi ; mais, pour cela, il fallait pouvoir me remettre dans l’atmosphère, et

recueillir mes idées, et n’être pas réduit au loisir congru. Je renonce. Sachez

seulement que je suis, ou crois être dans votre sillage....

Même, par ce que vous me dites de Baghéra17

, je pense que nous sommes

plus d’accord qu’il ne semble. La sensation ne saurait exister que pour un esprit qui

la transcende... Je ne sais plus comment je me suis exprimé dans mon Dialogue,

mais je n’ai jamais eu l’intention d’attribuer à ma chienne plus que le matériel de la

sensation ; de quoi en somme nous donner à nous l’illusion qu’elle sent.

J’ai pris note de la référence de St Augustin (6è livre du De Musica), mais

je n’ai pas encore eu le temps d’y aller voir.

Vous aurez peut-être su la mort de Mlle Monestier. Longue maladie, qui

l’a laissée lucide (et admirable) jusqu’à la dernière minute. Vraie grande juste. Sa

thèse sur la Croyance chez Kant avançait ; elle était imprégnée à fond de votre

pensée, ayant lu et relu votre thèse que nous commentions ensemble.

Il m’aurait été extrêmement précieux de conserver avec vous quelques

relations épistolaires ; j’ai beaucoup à apprendre de vous ; mais mon état de santé

me trahit. À telle enseigne que je suis déjà virtuellement démissionnaire, et que,

l’an prochain, je serai sans doute dans le midi...

Du moins, gardons quelque contact. Que le silence ne soit jamais une

prescription, voulez-vous ? Je vous remercie d’avance de 1e vouloir ; et, en faisant

les vœux les meilleurs pour vous et les vôtres, je vous redis, cher ami, ma très vive

sympathie intellectuelle et ma sympathie tout court.

Aug. Valensin

Nous avons eu ici une séance de Le Roy, où vous auriez eu votre mot à

dire... Il n’y a plus de métaphysicien à notre société. L’idéalisme n’est plus

représenté (sinon par moi ! qui n’apparais plus guère)

14

Frère du P.Auguste Valensin, jésuite lui aussi 15

« Contribution à une philosophie de l’esprit ». Etudes philosophiques. Décembre 1934 16

« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante ». Recherches Philosophiques. 1933-34 17

Cf lettre à Mlle

Monestier

Page 228: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Auguste Valensin

Mars 1935

Mon cher Ami,

Les leçons que publie actuellement la Revue des Cours18

paraîtront-elles en

volume ? Comme la Revue ne peut sortir de la Bibliothèque, il n’est pas commode

de vous lire. Et, d’autre part, j’hésite à acheter la Revue, si le livre doit venir. Le

sujet que vous traitez est d’un intérêt extrême ; mais je voudrais que vous profitiez

du caractère de « leçons orales » que sont censés avoir ces exposés pour mettre

davantage votre pensée à la portée de ceux-là même qui n’ont pas lu

votre Idéalisme kantien. Vous supposez trop de notions (celle de l’événement, par

exemple) ; et mes étudiants ne peuvent vous suivre. C’est dommage. Je voudrais

vous voir employer la langue de Descartes, ou de Leibniz, ou même de Lachelier :

quel rayonnement vous auriez ! Il dépend de vous.

Je ne suis pas sûr de vous comprendre, mais je vous admire, et je suis sûr

que je fais bien.

Tout cordialement vôtre.

Aug. Valensin

Vous avez à Toulouse un P. Gorce, que Lyon ne vous envie pas ! Le

connaissez-vous ?

18

Leçons éditées par la Revue des Cours et Conférences après avoir été prononcées en

cours public et radiodiffusées, et qui fourniront la matière de l’ouvrage : le Moi, le Monde

et Dieu.

Page 229: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Au R.P. Auguste Valensin19

Toulouse

16 mars 1935

Mon Père,

Je vous remercie des deux aimables lettres que vous m’avez adressées. J’ai

eu grand plaisir, de mon côté, à pouvoir parler longuement de vous, il y a quelques

jours, avec le père Albert Valensin. Il nous a malheureusement confirmé votre

intention d’abandonner votre enseignement à l’Institut catholique de Lyon, ce que

vos amis regretteront vivement, tout en formant des souhaits pour que le climat de

Nice soit favorable à votre santé.

Il n’est pas question de publier en volume le cours public qui paraît

actuellement dans la Revue des Cours et Conférences ; mais j’en ai demandé un

tirage à part. Je crois que ce tirage s’effectuera quand la totalité des leçons aura été

imprimée ; je ne manquerai pas de vous envoyer un exemplaire.

Vous m’écrivez que j’ai présupposé la notion d’événement ; mais il me

semble, au contraire, que j’en ai étudié la genèse, dans la deuxième leçon, avec un

luxe de détails qui m’a paru presque exagéré ; j’ai multiplié les répétitions de telle

manière que je pensais que les lecteurs et les auditeurs devaient en être fatigués.

Vous me proposez comme modèles Descartes, Leibnitz et Lachelier ; il est curieux

de voir comment, sur certains points, les tournures d’esprit sont différentes. Ces

trois auteurs me semblent, en effet, n’avoir qu’une clarté apparente. Je le fis

observer, pour Lachelier, à la société de philosophie de Lyon, quand M. Segond fit

une conférence sur l’auteur de Psychologie et Métaphysique : ce style agréable et

coulant permet de glisser sur des difficultés inextricables, et à des formules

heureuses et faciles ne correspondent pas, à mon avis, des opérations spirituelles

susceptibles d’être réellement effectuées. Leibnitz a, comme l’on sait, une

philosophie multiforme ; et Descartes, l’apôtre de l’analyse exhaustive, a désigné

par les mêmes mots et les mêmes formules des données multiples dont il ne donne

pas l’impression d’avoir aperçu la disparité. J’explique, en ce moment, les

Méditations, et cette explication n’est point faite pour détruire chez moi cette

manière de voir.

Quand il s’est agi de fixer l’an dernier le programme de licence, j’y ai fait

inscrire le Sonnenklarer Bericht. Mais voilà que les étudiants se plaignent qu’il est

impossible de se procurer le texte et votre traduction, le texte parce qu’il n’est point

publié séparément, votre traduction parce qu’elle serait épuisée. Seriez-vous assez

aimable pour m’indiquer le moyen de les tirer d’embarras ? J’ai promis que je vous

écrirais à ce sujet.

Dans un des articles qui vont suivre, je signale, à propos de la synthèse

progressive dans la perception, votre dialogue des éditions Montaigne.

En attendant votre réponse au sujet de Fichte, et en vous remerciant

d’avance, je vous prie de vouloir bien agréer, mon Père, l’expression de mes

respectueux sentiments.

19

Brouillon

Page 230: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 229

P.S. -Nous avions appris, de divers côtés, la mort de Mlle Monestié. J’en ai

été vivement affecté, car je l’appréciais d’une manière particulière. Ses

interventions à la société de philosophie m’avaient toujours paru très intéressantes,

mais j’avais eu surtout l’occasion de causer longuement avec elle ces derniers

temps, depuis qu’elle préparait une thèse sur Kant. Au point de vue moral,

religieux et philosophique, c’est une bien grande perte que nous éprouvons, et

Mme Waltz me l’écrivait encore tout dernièrement avec juste raison.

Page 231: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

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De Auguste Valensin

29 mars 1935

Mon cher ami,

J’ai oublié de vous dire, en réponse à votre lettre, que le Sonnenklarer

Bericht existait en allemand dans une édition à part de Fritz Medicus, dans la

Bibliothèque Philosophique de la Maison Felix Meiner, de Leipzig. -Le petit

volume est très commode, et ne coûte pas cher. Il se vend broché.

Tout cordialement (et merci d’avance pour la citation de Balthasar)

Aug. Valensin

Page 232: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

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De Auguste Valensin

Nice

17 Octobre 1935

Mon cher Ami,

C’est en arrivant ici que j’ai trouvé votre dernier livre le Moi, le Monde et

le Dieu [sic], et je vous remercie d’autant plus de me l’avoir envoyé qu’ici (où je

suis désormais fixé) il va me devenir très difficile de me tenir au courant.

Je vous ai lu avec un très vif intérêt, et, laissez-moi vous le dire, avec

admiration. Le Moi, le Monde et Dieu n’ajoute peut-être rien à la doctrine que vous

avez si magistralement exposée dans l’Idéalisme Kantien ; mais elle en met dans

une lumière privilégiée certains aspects ; et il était bon que ce livre fût écrit.

D’une manière générale je me sens en complète communion de pensée

avec vous. En vous lisant, j’ai le plaisir de reconnaître mes propres idées, celles

qu’il me plairait tant voir se répandre...

Aussi bien, et pour vous montrer que je vous ai lu avec soin, voici quelques

annotations en marge de vos pages, que je vous transcris ; et ce sera comme si nous

parcourions ensemble le volume20

.

[24] -11.2 (ce qui voudra dire : p.11. alinéa 2) : très bien. Mais ne pourrait-

on pas dire que toutes les apparences sont également vraies et même également

solides, leur vérité étant dans leur liaison, c’est-à-dire dans le fait que l’image, par

exemple, du microscope pose celle de l’œil, et celle du tact ; etc... et l’image de

maintenant, celle d’hier et de demain ?

Il n’y a pas alors à recourir à un système (idéal) d’objets posés par Dieu, et

qui serait un système privilégié (cf votre note, p.94) [134], ni à parler de « notation

spirituelle » employée par Dieu, pour produire nos sensations (note p.56) [87].

Dieu a créé l’Univers, càd posé à la fois tous les systèmes d’images possibles du

fait qu’il a créé une conscience où est donné un de ces systèmes.

Toute la discussion du réalisme naïf : excellent.

[37] -20. La terminologie « événement, structure » ne vous est-elle pas

strictement personnelle ? Je n’oserais pas l’employer sans prévenir, et sans

définir... Je craindrais de n’être pas compris de ceux qui ne vous ont pas lu. Quid ?

- Le mot éternel que vous paraissez employer comme synonyme

d’intemporel me choque. Et j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire.

[58]. -35 début. Important

[62] -38.1. Très juste

[63] -39.1. Je n’aime pas ce mot de « message » qui a l’air de renvoyer à

une chose en soi. En vérité, la question posée dans la suite (39. 2) « D’où vient-

il ? .. » ne se pose pas. Le phénomène élémentaire (« l’impression ») et, avec lui, le

20

Les références indiquées correspondent au tiré à part de la Revue des Cours et

Conférences. Nous donnons entre crochets la page correspondante dans la 2ème

édition :

Paris, Aubier, 1950

Page 233: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 232

système entier ou, si l’on ne peut encore strictement parler de système, la totalité

des systèmes susceptibles d’être construits, est virtuellement donné à la conscience,

avec la conscience. Il n’y a pas à en chercher la cause, si ce n’est comme on se

demande qui a créé la conscience.

[71] -44.1. Je discuterais ceci. Mais, au fond, je crois que nous sommes d’accord

[79-81] -51 sq. tout ceci me paraît important

[83] -53.2. Très juste. Très utile à dire. M’avait toujours frappé quand j’entendais

signaler la « contradiction » du corpuscule et de l’onde.

[84] -54. 2 sq. Très juste, très utile à dire (sur le miracle).

[85] -55. Je discuterais cette interprétation de Descartes, dont la pensée me paraît

avoir une portée différente, un sens intelligible.

[87] -57. 1. T.B.

[91] -59. Problème très bien amorcé

[93]-60. 2. Encore « éternel » accouplé avec « intemporel » !

[94-96] -61. Jusqu’à 63.2. J’aurais besoin de revenir sur ces pages. Elles ne me

sont pas encore claires.

[102] -67. Merci pour la référence à Balthazar

[104]-69. J’aime la note -La discussion du panthéisme = excellente

[118] -80. Critique de Brunschvicg très pertinente, à mon avis.

Enfin, à partir de 89 [129], ce n’est pas seulement juste, utile, profond,

c’est beau. Je trouve seulement trop rapide, trop expéditif, le raisonnement esquissé

au bas de la p.89, dont l’objet est cependant si important !

Je crains d’avoir été un peu pédant avec mes annotations « très juste ; très

bien » ; vous me pardonnerez cette forme donnée à mes appréciations.

En somme, je suis ravi de votre étude, et je vous en félicite très

sincèrement. Puisse-t-elle avoir un grand écho ! Pour ma part, je la conseillerai

autour de moi.

Ne m’oubliez pas, et songez que je n’ai plus la ressource des Revues, pour

savoir que vous publiez quelque chose !

Mes respects, s.v.p., à Madame Lachièze-Rey

Tout cordialement à vous

Aug. Valensin

Page 234: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 233

Au R.P. Auguste Valensin21

30 novembre 1935

Mon Père,

Je vous remercie de la lettre si intéressante et si sympathique que vous

m’avez écrite à propos de mes conférences sur le Moi, le Monde et Dieu. J’attache

le plus grand prix à vos observations qui sont presque toutes des approbations. J’ai

d’ailleurs la satisfaction de constater que, si la plupart de mes correspondants ont

fait des réserves, la plupart m’ont donné leur assentiment sur quelques points

essentiels. Les assentiments, comme les critiques, sont complémentaires. Les uns

font des réserves sur la première partie, en admettant le monde ; les autres font

1’inverse ; les uns me trouvent trop idéaliste, les autres trop réaliste. Mais, d’une

façon générale, personne n’a jugé que les problèmes traités le fussent d’une façon

qui devait être traitée par le mépris ; personne n’a manifesté d’hostilité violente, à

moins qu’il ne fallût admettre que cet état d’esprit se soit manifesté par le silence

que certains ont gardé.

Je vais maintenant suivre le détail de vos notes et vous donner à mon tour

mon avis à leur sujet

[24] p.11 Je souscris entièrement à votre observation. Il n’y a pas de système

privilégié, sauf que, cependant, ces systèmes sont hiérarchisés et que certains

dérivent des autres à l’intérieur même de notre conscience. D’autre part, il y a peut-

être, même pour notre conscience, une infinité de systèmes possibles dont nous

avons seulement réalisé une partie, puisque chaque hypothèse scientifique nouvelle

est tributaire des précédentes, soit qu’elle vienne s’agréger avec elle, soit qu’elle

résulte d’une refonte provenant de la réflexion sur l’hypothèse en fonction d’un fait

nouveau. Enfin, rien ne prouve que la totalité de nos conceptions possibles,

fonction de notre organisme spirituel, épuise dans son infinité la sphère des lois

possibles, et que Dieu, produisant les sensations en nous, n’envisage pas la forme

de leurs rapports d’une autre manière, bien que d’ailleurs la manière même dont

nous l’envisageons lui soit parfaitement pénétrable, puisque nécessairement il l’a

voulue et anticipée.

[37] p.20 Evénement, structure. Je ne vois pas quels termes je pourrais substituer à

ceux que j’ai employés. Ceux de Descartes : réalité objective et réalité formelle ne

sont-ils pas encore plus impénétrables, surtout pour un public non historiquement

averti ? L’expression employée par Kant pour caractériser l’événement :

détermination de sens interne est-elle plus transparente ? Au reste, il me semble

que Lavelle et Le Senne, avec qui je suis d’ailleurs en correspondance très suivie,

utilisent à peu près la même terminologie.

Eternel, intemporel. Le second terme est négatif, le premier est positif. Le

second fait songer à quelque chose de purement statique, tandis que le premier

s’applique plus exactement à une réalité dynamique, et qui correspond à un acte

qui s’éprouve dans sa propre loi comme susceptible de se reproduire et de se

réaliser indéfiniment ; ce dernier convient donc mieux à une essence agissante et

structurante comme le « je ».

21

Brouillon

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[63] p.39 Je ne vois pas que l’on puisse éviter de faire de la sensation un message.

Son intégration radicale au dynamisme de la conscience me paraît impossible, au

moins quand il s’agit de son existence actuelle. Nous ne pouvons d’aucune manière

en saisir en nous la réalisation par une initiative interne. Il faudrait alors dire que

nous la produisons d’une manière inconsciente, mais précisément une telle solution

est ce que j’appelle ailleurs simple formule topographique.

J’espère que votre production philosophique ne sera nullement ralentie ni

surtout arrêtée par votre nouvelle situation. J’ai le plaisir de vous dire que j’ai

conseillé tout dernièrement pour les études morales votre exposé sur Blondel, j’y ai

joint Obstacle et valeur de Le Senne.

La Revue Philosophique publiera, je pense, dans quelque temps un article

que je lui ai envoyé sur la conception platonicienne de l’Idée2. J’aurais bien

d’autres travaux dont la mise au point serait facile, en particulier une théorie de la

perception et, bientôt, une théorie de la mémoire, sans compter une introduction

générale à la philosophie ; mais les frais d’impression sont trop dispendieux pour

un père de famille, Je ferai cette année un cours public sur les Idées morales,

sociales, politiques de Platon et sur leur intérêt actuel ; peut-être ce cours, une fois

terminé, pourra-t-il faire l’objet d’une publication.

J’ai vu avec plaisir que M. Vialatoux dans son ouvrage sur Hobbes3 avait

largement utilisé les principes qui servent de fondement à mon idéalisme ; il a eu

l’amabilité de souligner cette utilisation qui me fait plaisir, puisqu’elle montre que

la thèse développée est susceptible d’incorporation à une certaine apologétique. Du

côté de Louvain, on a paru aussi apercevoir dans les théories que j’ai développées

une possibilité d’accord entre la scolastique et la philosophie moderne. D’après ce

qu’on m’a écrit, un article le montrera prochainement. J’ai regretté de ne pas avoir

l’opinion de Le Roy qui est resté muet devant mon envoi, comme il l’était resté

devant celui de mes thèses, bien que ce dernier eût été accompagné d’une lettre

dans laquelle je lui rappelais des souvenirs communs, et lui signalais notre

commune amitié.

En vous remerciant de nouveau et en souhaitant voir continuer cette

correspondance à laquelle j’attache un grand prix, je vous prie de vouloir bien....

2 « Réflexions sur la théorie platonicienne de l’Idée », in Revue Philosophique. Juillet-Août

1936 3 La cité de Hobbes, Paris, Gabalda, 1935

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De Auguste Valensin

1er

décembre 1935

Merci, cher Ami, de votre lettre sur laquelle j’ai réfléchi. Il me semble que

déjà je me rends à presque toutes vos observations.

Ne soyez pas surpris du silence de Le Roy. Il ne répond pas aux lettres. Et

il a des excuses : s’il répondait, il ne pourrait rien faire d’autre.

La correspondance est un gros problème. Je ne voudrais pas faire comme

Le Roy, mais je ne vois pas le moyen de consacrer un peu de temps à un travail

personnel et de répondre aux 44 lettres que j’ai en souffrance, (après avoir éliminé

celles que je puis, à la rigueur, laisser tomber). Et, tous les jours, de nouvelles

lettres arrivent.

C’est égal. Je tiens à vous. Et je ne veux pas laisser casser le fil.

Quel dommage que vous rencontriez des difficultés pour publier !

Quand je pourrai, je reviendrai sur votre lettre.

Tout cordialement à vous

Aug. Valensin

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Au R. P. Auguste Valensin22

18 décembre 1938

Mon Révérend Père,

Je vous remercie de l’amabilité que vous avez eue de m’envoyer votre livre

si intéressant sur François. Si le jeune homme m’était inconnu, son père ne l’est

pas, car je l’ai souvent rencontré aux réunions de la Chronique23

. Ces pages sont

bien intéressantes, surtout celles qui remplissent la seconde partie du livre, et je

comprends tous les sentiments que vous avez éprouvés en les faisant revivre. Si des

vies aussi détachées du monde ne sont pas facilement imitables, du moins restent-

elles un modèle dont il faut chercher à se rapprocher et doivent-elles combler de

joie ceux qui les ont préparées.

En dehors des questions spécialement religieuses et de celles qui

concernent directement la méditation chrétienne, j’ai été vivement intéressé par le

jugement sur Carrière, car, indépendamment de la connaissance que j’avais

directement de ce peintre, j’en ai naturellement entendu beaucoup parler par sa

fille, Madame Delvolvé, la femme de mon collègue de Toulouse. En écrivant à

cette dernière qui vient d’être décorée de la légion d’honneur, ma femme lui a

signalé votre ouvrage. Vous ne vous étonnerez pas que j’aie particulièrement

remarqué la « lettre philosophique sur les Idées », dans laquelle est exposée une

théorie de la vie qui ressemble beaucoup à certaines thèses développées par moi

dans mes notes sur 1’Instinct. Et, en voyant ici Bergson rapproché de Platon, on ne

peut s’empêcher de se dire que François, sous l’influence de son maître, a mieux

compris la relation des deux philosophies que l’auteur de l’Evolution Créatrice,

antiplatonicien décidé. De très bonnes observations également sur l’idéalisme et les

objections ridicules qu’on lui fait trop souvent. Enfin, je ne voudrais pas ne point

citer cette pensée qui me paraît excellente « Il ne faut pas dire : « c’est si beau que

cela ne peut pas être », mais au contraire : « c’est si beau que cela ne peut pas ne

pas être ». Ne dirait-on pas la formule même de l’argument ontologique ?

22

Brouillon 23

La Chronique Sociale de Lyon

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À Mlle

Germaine Van Molle

(Au sujet d’un compte-rendu dans la Revue de l’Université de Bruxelles 39ème

année l933-34 n° 3)

Mademoiselle,

Je vous remercie de m’avoir envoyé l’intéressant compte-rendu que vous

avez consacré à mon Idéalisme kantien dans la Revue de l’Université de Bruxelles.

La collection de cette revue étant incomplète à la Faculté de Toulouse, j’ignorais

l’existence de ces pages dont M. Decoster m’a révélé l’existence.

Je les ai lues avec le plus grand intérêt. Vous avez bien mis l’accent sur le

problème le plus intéressant que pose la philosophie kantienne, celui du rapport de

la méthode d’analyse régressive et de la méthode d’épreuve intuitive dynamique

directe quand il s’agit de l’activité de l’esprit, - problème qu’on peut exprimer

encore en le caractérisant comme étant celui du mode de présence de l’esprit à lui-

même, ou encore celui des rapports de la position originaire et du Verbe. J’ai

essayé d’apporter une nouvelle contribution à cette question dans un article des

Recherches philosophiques (« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante »,

1933-1934), -dans le Moi, le Monde et Dieu (Revue des Cours et Conférences 15

janvier - 15 juin 1935, dans une communication au Congrès international de

philosophie (« Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression

analytique », Vol. VIII. 173-179).

Le problème ne se pose pas d’ailleurs dans la seule philosophie kantienne,

mais dans toute philosophie qui admet un dynamisme spirituel, une autonomie de

la pensée et de la conscience, depuis Platon jusqu’à Lachelier, Bergson, Blondel et

Le Roy, en passant par Descartes, Berkeley, Leibniz et Malebranche. Les derniers

travaux de Blondel y sont presque exclusivement consacrés ; c’est aussi de lui qu’il

s’agit dans Les données immédiates de la conscience ou dans ce que l’auteur de

Dogme et Critique appelle « l’opératoire ».

Comme vous le signalez fort bien, la difficulté est de savoir ce qui

appartient au dynamisme originaire et ce que nous y introduisons après être passés

à travers le Verbe, soit que celui-ci se présente comme une sorte de traduction

directe de ce dynamisme, comme son expression sur le plan du discours, soit qu’il

prétende retrouver l’acte primitif de la conscience par la voie d’une analyse

réflexive portant sur les produits de cet acte. Mais, quelles que soient les multiples

difficultés que présente cette discrimination, quelles que soient les précautions

qu’il faut prendre pour ne pas transformer une illusion en réalité, ne devons-nous

pas admettre que nous tenons les deux bouts de la chaîne en posant que, d’une part,

étant nous-mêmes, nous devons être en possession de notre moi originairement, et

que, d’autre part, au terme de la dialectique interprétative des aspirations qui nous

définissent, il ne reste aucun doute sur la solution qui seule peut y répondre, la

confrontation des deux termes ne permettant plus d’admettre que cette solution est

une simple hypothèse ? C’est ce que j’ai cherché à montrer dans les articles dont je

parlais sur le Moi, le Monde et Dieu, et aussi dans divers cours qui ne sont pas

publiés.

L’erreur de Kant est, à mon avis, d’être parti de ce postulat qu’on ne

connaissait que le construit, et que, par conséquent, le constructeur était

nécessairement inconnaissable. Cette position me paraît d’autant plus intenable

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qu’il admet que le construit ne peut apparaître comme tel que par la conscience de

la construction, et qu’il condamne à l’avance toutes les interprétations de son

système qui feront de la conscience transcendantale un « inconscient » ayant agi

dans le domaine d’un inaccessible transcendant.

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À Melle

Van Molle

2 octobre 1938

Mademoiselle,

Je m’excuse de répondre si tardivement à votre intéressante lettre du 1er

Juillet. Mais le concours de l’Ecole Normale Supérieure, la nécessité de contrôler

diverses publications, et enfin une grippe prolongée m’ont empêché de le faire plus

tôt.

La première question que vous me posez, et qui concerne la manière dont

la conscience s’installe dans la puissance posante, me semble présentée en fonction

de vos propres préoccupations et de celles de M. Decoster. En réalité, cette

installation ne me paraît pas en elle-même faire l’objet d’un problème, en ce sens

que la conscience est originairement cette puissance posante elle-même. Le

problème du comment n’aurait donc pas à être traité, si la tendance naturelle que

nous avons à ériger le phénomène en chose en soi et le temps en réalité absolue ne

nous rendaient point particulièrement difficiles à saisir l’unité et l’intemporalité

fondamentales du moi. Je crois que, dans tout ce que j’ai écrit, le texte qui

répondrait le mieux à vos préoccupations serait celui des Recherches

philosophiques de 1933-1934 p.144 et sq...

Dans la deuxième partie de votre questionnaire, vous supposez que j’ai

identifié Dieu et conscience posante. Cette identification est très fréquente, en

effet, chez les auteurs, mais elle n’est nullement admise par moi. Bien au contraire,

dans le Moi, le Monde et Dieu (p.66 à 72), j’ai combattu formellement la thèse qui

fait de l’ensemble des lois dynamiques de la constitution du monde sensible

l’apanage d’une pensée divine supérieure et transcendante aux consciences

individuelles. J’ai soutenu énergiquement la doctrine de l’immanence totale de ces

lois au sujet comme tel. La doctrine d’après laquelle ce serait en quelque sorte Dieu

qui penserait en nous me paraît conduire directement au panthéisme.

Comme suite à la thèse précédente, j’ai opposé radicalement la volonté

d’aspiration à la volonté de création. C’est le panthéisme, encore une fois, qui

prétend coïncider avec Dieu comme puissance ; mais Dieu comme puissance se

dérobe entièrement à l’homme, et la puissance avec laquelle nous prétendons

coïncider en constituant la perception et la science, c’est la nôtre, non celle de

Dieu. Nous sommes originairement puissance de construire un monde qui est le

nôtre et qui, d’ailleurs, est tout à fait contingent, car une multitude d’autres types

structuraux auraient été vraisemblablement possibles. Dans la volonté d’aspiration,

Dieu est présent dans l’homme comme exigence ; mais ici l’homme n’a pas à faire

le Dieu ; nous n’aspirons pas à être Dieu, mais à le posséder, à nous unir à lui. Son

indépendance, comme la nôtre, est requise par cette aspiration même qui postule

précisément la distinction définitive des deux personnalités et leur hiérarchie.

Vous dites que l’Amour ne peut remplir le rôle qui lui est attribué

« qu’après que la conscience a postulé le Dieu transcendant ». À mon avis. il n’y a

pas ici d’ « après ». Le rapport des deux termes : conscience de l’esprit humain

dans l’amour comme puissance orientée et interprétation du Verbe sont dans un

rapport constant de réciprocité (Le Moi, le Monde et Dieu, p.89). Toutefois, s’il y a

un privilège de l’un sur l’autre, il appartient nécessairement à l’amour qui est l’Être

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lui-même, qui, par conséquent, à certains égards, devance le Verbe et en contrôle

les affirmations.

Sur ces rapports de l’Amour et du Verbe, j’attache une très grande

importance à ce que j’ai écrit (p.94-95). En effet, il est tout à fait nécessaire de

montrer que le Verbe est ici uniquement traducteur et interprète au lieu d’être,

comme dans le domaine de la constitution de la science, source et principe des

hypothèses. Il importe également de montrer que l’interprétation ne peut être

qu’unique et qu’il existe une conscience d’une conformité complète entre l’objet

intellectuellement proposé et l’aspiration à laquelle il répond. Je me permets à ce

sujet de vous transcrire les notes qui résument la réponse que j’ai faite à une

étudiante m’interrogeant sur cette question : « Il importe d’abord de poser le

problème. Je l’ai dit à la fin de l’Idéalisme kantien et dans une partie de mon travail

sur le Moi, le Monde et Dieu. L’homme éprouve l’insuffisance de la volonté de

construction et passe à la volonté d’aspiration qui le caractérise plus profondément.

Mais il faut remarquer que cette insuffisance de la volonté de construction ne doit

pas être interprétée inexactement. Il ne s’agit pas, en présence d’une telle situation,

de revenir en arrière et de tomber dans une sorte d’empirisme irrationnel. Les

philosophies qui ont mis en lumière la puissance constructive de l’esprit ont joué

un rôle essentiel. Elles ont dégagé d’une manière incontestable l’existence du sujet

comme tel. Et le stade de la volonté constructive est une pièce nécessaire d’une

dialectique qui aboutit à la volonté d’aspiration. L’ensemble dialectique étant ainsi

posé, il y a lieu d’examiner les moyens techniques de sa réalisation. Y a-t-il une

méthode unique ou deux méthodes qui permettent ici d’aboutir ? Selon la question

qui m’a été posée, est-ce que nous construisons Dieu comme nous construisons

l’objet de la perception et de la science ? À cette question j’ai répondu par deux

fois d’une manière explicite dans ma communication au congrès international de

philosophie et dans ma lettre au cercle philosophique lorrain. Dans ces deux textes,

j’ai distingué la méthode constructive du type hypothético-déductif, dont l’objet est

uniquement pragmatique et qui ne vise qu’un « comme si », et, d’autre part, la

méthode de régression analytique qui, prétendant s’installer dans l’être, par

exemple dans celui du cogito, cherche les conditions intrinsèques de cet être, et,

par conséquent, peut avoir la prétention d’édifier une métaphysique en même

temps que d’éclairer notre destinée. Descartes a eu le sentiment de cette distinction.

Il a vu que les résultats de l’analyse ou, plus exactement, les instruments de la

synthèse, pouvaient être les facteurs intrinsèques d’une essence éternelle, le produit

de l’analyse d’une existence concrète, ou une simple invention à propos de. Mais il

n’a pas suffisamment exploité cette différence au point de vue des conséquences

qui pouvaient en résulter ou des conclusions qu’on pouvait en tirer. Enfin, il reste

que la méthode analytique régressive paraît impliquer plus ou moins à son point de

départ une interprétation conceptuelle, une transcription sur le plan du Verbe de ce

que l’intuition paraît par ailleurs nous donner. Le problème est de savoir si, tout en

prétendant être interprétative et non plus constructive, la méthode analytique

régressive n’aboutirait pas simplement à des hypothèses qui pourraient être

remplacées les unes par les autres, et dont aucune n’offrirait une garantie

définitive. Mais ici, nous avons une possession originaire de l’exprimé et de

l’exprimant, nous pouvons les confronter l’un avec l’autre, améliorer constamment

le système de leurs relations jusqu’à ce que nous arrivions à une fusion définitive.

Entendons-nous d’ailleurs sur la nature de cette fusion. On a insisté fréquemment

sur l’impossibilité de réaliser ici une adéquation absolue ; celle-ci est située à

l’infini. Telle est la thèse de M. Blondel. Nous ne saurions y contredire. Mais il ne

s’agit pas ici d’une pareille adéquation. C’est le cas de reprendre la distinction

cartésienne entre connaissance d’une chose comme chose complète, et

connaissance complète de la chose. Il ne s’agit pas de réaliser une connaissance

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complète de nous-mêmes, mais d’arriver à une connaissance telle que se manifeste

à la conscience d’une façon décisive la conformité incontestable et totale de

l’orientation originaire de 1’âme et de l’objet qui lui est proposé. Nous avons dit

que cet objet définitif était l’amour réciproque de Dieu et de l’homme ».

Je crois que ces lignes répondent assez exactement à votre N.B. : « Pensez-

vous, comme je suis tenté de le faire, que l’aspiration vers la perfection soit

immédiatement la manifestation d’un certain degré d’être accompagné de lumière

intérieure ? ». Je crois que la notion de perfection, qui, d’ailleurs, n’est pas une

simple notion, mais qui fait corps, pour ainsi, dire, avec l’aspiration même comme

réalité, prouve, par son caractère intrinsèque même, qu’elle n’a rien d’arbitraire ni

d’illusoire. Elle a une possession d’état que rien ne saurait ébranler ; tel me paraît

être d’ailleurs le sens profond de l’argument ontologique.

Quant à la coïncidence finale du Verbe et de l’Amour, elle prouve, à mon

avis, que l’affectivité n’est pas aveugle, contrairement à ce que pensait Kant, et

c’est Platon qui avait raison quand il l’identifiait avec la philosophie elle-même

dans le discours de Diotime de Mantinée.

Vous remarquerez que je n’ai pas employé comme vous, pour caractériser

la conscience originaire de l’esprit comme puissance orientée ou la conscience de

la correspondance de 1’Amour et du Verbe, l’expression d’expérience mystique.

J’ai parlé au contraire de spiritualité rationnelle, réservant au mysticisme une

révélation personnelle et exceptionnelle de la présence divine.

Enfin, qu’il reste dans un tel domaine une part d’option et de choix, nul ne

saurait le nier. Mais comment, s’il en était autrement, resterait-il à l’homme

quelque mérite ? Les facteurs nécessaires à l’existence d’une destinée sont

déterminables a priori ; ils se posent, pour ainsi dire, dans l’absolu. De Platon à nos

philosophes les plus modernes, en passant par Kant, on est généralement d’accord

pour le reconnaître. Il faut parier, dans une certaine mesure, pour l’existence d’une

destinée, mais le pari n’est pas aveugle, puisqu’il s’agit de cela seul qui peut

donner un sens, non seulement à notre vie, mais à l’existence en général considérée

en soi.

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À M. Gilbert Varet

29 décembre 1948

Mon cher ami,

Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé votre livre sur l’Ontologie

de Sartre1. Je viens de le lire avec beaucoup d’intérêt. Je dois vous avouer que,

après cette lecture, un assez grand nombre de points de la doctrine restent obscurs

pour moi. Mais ces points sont secondaires. Je crois que, pour l’essentiel, nous

comprenons l’auteur de l’Être et le Néant de la même façon, et lui adressons les

mêmes critiques. La plus importante de ces dernières, celle d’ailleurs sur laquelle

vous insistez le plus fréquemment, c’est de ne pouvoir rendre compte de la

conscience de l’identité du moi (p.76, 77, 78, 88, 89, 113, 114, 115, 116, 140, 145,

146, 149, 150. 159, 160, 161). Dans mes différents cours successifs de ces

dernières années, j’ai reproché à la plupart des philosophies contemporaines, sinon

à toutes, de poser parfois ce problème, mais de ne jamais remonter aux conditions

nécessaires de sa solution. Je ne vois pas d’ailleurs que cette solution puisse être

trouvée ailleurs que dans une théorie du temps plus ou moins apparentée à celle de

1’esthétique transcendantale et qui permette de considérer l’esprit comme

intemporel. C’est ce que j’avais déjà soutenu dans un article des Recherches

philosophiques sur « l’activité spirituelle constituante » C’est la thèse que j’ai

reprise dans un article paru récemment dans la Revue philosophique sur l’activité

spirituelle concrète et dans une étude sur « la portée ontologique de la méthode

blondélienne », que je vous envoie.

Au cours de votre exposé, vous avez l’air de considérer la conscience

transcendantale comme impersonnelle. C’est une interprétation très courante ; c’est

celle de Brunschvicg en particulier ; mais je ne la crois pas exacte, et j’en ai donné

les raisons dans l’Idéalisme kantien. La conscience transcendantale, orientée vers

la constitution du monde, ne fait connaître le « je » que dans sa relation avec

l’Univers. Kant trouve que c’est insuffisant pour connaître le moi dans sa nature ;

mais il admet, comme Malebranche l’avait fait, que c’est assez pour en affirmer

l’existence, et même l’existence comme spontanéité.

Vous avez l’air d’opposer souvent l’analyse régressive et l’analyse

intentionnelle, tout en reconnaissant d’ailleurs qu’elles peuvent se rejoindre. Pour

ma part, je ne vois entre les deux aucune différence essentielle. Je vous signale, à

ce sujet, le compte-rendu que j’ai fait de la thèse de Berger dont j’ai été le

rapporteur (Etudes philosophiques, N°1, 2, 3, 4 de 1942). Ce que je reproche à tous

les phénoménologues, existentialistes ou autres, c’est de n’admettre que des

intentions « intramondaines » et, ainsi, de ne pouvoir dépasser le monde,

contrairement à Platon (théorie de l’amour) ou à Blondel (volonté voulante). Ces

deux derniers philosophes sont les vrais existentialistes. Les autres ne sont que des

kantiens concrets.

Il y aurait beaucoup de points sur lesquels je voudrais insister, notamment

sur la p.155 où vous considérez Sartre comme devant aboutir à une monadologie.

C’est d’ailleurs à cette conception de l’Univers qu’aboutit Husserl.

1 Paris, P.U.F., 1948

Page 244: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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Conscience originaire de l’identité, formes diverses de l’intention a priori

d’identité, conception monadologique du monde, etc..., ces thèses, je compte les

développer, si j’en ai le temps, dans un travail que j’ai promis de faire.

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À Monsieur Vialle

18 mai 1939

Mon cher Collègue,

Je vous avais écrit, il y a quelque temps, que je vous donnerais mes

impressions sur votre ouvrage Défense de la Vie1, aussitôt que j’aurais eu le loisir

de le lire. Je viens de faire cette lecture avec beaucoup d’intérêt, et je me hâte de

remplir ma promesse. J’ai grandement apprécié la finesse psychologique de vos

analyses et la subtilité des nuances que vous démêlez dans nos multiples

aspirations, dans nos multiples tendances, soit que vous développiez positivement

ce que peuvent avoir de fondé leurs prétentions à répondre à une réalité effective,

soit que vous indiquiez les soupçons que l’on est en droit de nourrir à leur égard,

quand elles nous conduisent à des expériences suspectes ou à des constructions

représentatives que l’on peut tenir pour des fabulations.

En rapprochant votre ouvrage des observations que vous formulez dans la

lettre que vous m’avez écrite, je crois pouvoir résumer ainsi votre attitude :

-a) Si nous analysons le contenu de nos aspirations, nous trouvons qu’elles

sont indéfinissables et même contradictoires dans leur objet. Les conditions de

réalisation des unes excluent les conditions de réalisation des autres. Nous sommes

donc obligés d’admettre que ces contradictions sont levées par la toute-puissance

d’un Dieu personnel ; mais c’est là une croyance que tout le monde ne peut

admettre.

-b) L’expérience d’une communion directe avec la divinité que les

mystiques ou, tout simplement, les adeptes d’une philosophie existentielle

prétendent réaliser ou atteindre n’a pas nécessairement une valeur effective ; elle

peut être une simple hallucination subjective ou une illusion créée par la référence

à des conceptions préalables empruntées au domaine du Verbe.

-c) Ces présomptions négatives sont renforcées par le fait que l’on peut

rendre compte de nos aspirations et de nos théories métaphysiques, à la fois dans

leur ensemble et dans chacune de leurs modalités particulières, par l’action du

Vouloir-Vivre, par une invention de l’homme « pour protéger sa vie menacée par

les révélations de l’intelligence ».

Mais cependant vous concluez :

« Peut-on réellement, sincèrement, se résigner à devoir mourir ? ». Je serais

désireux d’examiner avec vous cette série de problèmes qui n’ont pas seulement un

intérêt spéculatif, mais qui présentent un intérêt si profondément humain, et que

vous regardez, ainsi que je le fais moi-même, comme ceux qui nous intéressent

essentiellement, puisqu’ils concernent, en dernière analyse, la seule chose qui nous

importe, notre destinée. Malheureusement, il faut se résigner à se restreindre, les

dimensions d’une lettre ne permettant pas un examen bien prolongé.

Sur le premier point, il me paraît qu’il faudrait distinguer entre nos

tendances. Nous ne saurions, en effet, leur attribuer à toutes indifféremment une

valeur révélatrice éminente, ni dans leur nature, ni dans leur objet. Et cette

discrimination me semble devoir être réalisée sous deux formes différentes :

1 Paris, Alcan, 1938

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PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 245

Il y aurait, en premier lieu, à déterminer par une analyse rigoureuse les

facteurs intellectuels solides, si j’ose dire, qui les constituent : idée de finalité, de

finalité ultime, de but final, de perfection, d’infinité, etc..., chacun de ces facteurs

apparaissant comme une idée claire et distincte à la manière cartésienne et

s’affirmant ainsi par sa seule présence comme une réalité positive, à la fois objet

d’une spéculation directe et point de départ d’une spéculation indirecte susceptible

de conduire à de nouvelles conclusions. En second lieu, et j’attache à cette

observation la plus grande importance, il serait indispensable de distinguer au sein

de ces tendances l’être et le devoir-être.

À ce dernier point de vue, on peut se demander s’il ne s’agirait pas ici,

malgré les apparences contraires, d’un changement radical de méthode. La simple

description de nature, même si elle tend à séparer le transcendant de l’empirique,

reste cependant sur le plan de la réalité donnée. Même si on a prouvé qu’une

tendance transcende dans son être et dans son objet le monde sensible, même si

l’on a cru pouvoir admettre qu’elle est, à la manière d’un instinct supérieur,

révélatrice d’un objet qui lui répond, on ne sortira pas du domaine des faits. Il en

est tout autrement si l’on s’installe dans le domaine de la valeur ou de la

judication. Entre dire que nous aspirons effectivement à l’infini et à l’éternel, et

dire que nous posons a priori qu’il n’y aura de destinée que s’il existe une fin

justificatrice de l’existence et de l’action, il me paraît y avoir une distance dont on

ne saurait exagérer la portée. Or, c’est dans cette voie de la judication qu’il me

semble indispensable de s’engager. Au lieu de considérer un ensemble d’attitudes

psychologiques pour les scruter, il importe, à mon avis, de s’installer

immédiatement dans ce postulat fondamental qu’il existe une destinée, et de

poursuivre ensuite la recherche des conditions nécessairement impliquées par ce

postulat. Ce dernier se justifie de lui-même comme constituant une réalité positive

par le seul fait que je le conçois et que je le formule. Car enfin, comment se fait-il

que je puisse le formuler ? Et d’où tiendrait-il la possibilité de s’affirmer ainsi au

sein de la vie spirituelle et comme la dominant tout entière ? D’autre part, la

position initiale que je viens de définir entraîne des conséquences remarquables.

Elle amène à poser Dieu comme une exigence valorifique rationnelle, et non

comme un objet de constatation expérimentale ou de conclusion plus ou moins

certaine à partir d’un simple fait. Elle conduit à considérer la foi comme un devoir

et non comme un état, comme une source d’affirmation pratique, intellectuelle et

même affective, en nous commandant d’orienter dans une certaine direction nos

idées, nos actions et nos sentiments, car elle requiert une quête intellectuelle, un

effort de vérification et un travail d’intensification de la vie sentimentale

harmonisée aux principes préalablement posés. Elle est facteur constitutif de notre

liberté originaire, puisqu’elle permet une option fondamentale pour Dieu, dans

laquelle nous disons que Dieu doit être, au lieu d’enregistrer que Dieu est. Enfin,

elle est l’origine d’un acte de confiance qui est peut-être la forme supérieure de la

communion des esprits.

Une fois admis le postulat précédent, il est facile, me semble-t-il, de

répondre aux deux autres objections que vous avez formulées. Je suis, comme

vous, I’ennemi d’une philosophie existentielle ou d’un mysticisme qui prétendrait

trouver directement, dans un sentiment intérieur, la conscience d’une communion

effective avec Dieu. Si l’on entre dans cette voie, on justifiera toutes les formes de

romantisme, le racisme, le naturalisme, le panthéisme, la volonté de puissance, le

vouloir-vivre et la gamme indéfinie des métaphysiques aussi dangereuses

qu’aventureuses. J’écrivais dernièrement à M. Brunschvicg2 que j’étais d’accord

2 Cf. lettre à Brunschvicg d’avril 1939

Page 247: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 246

avec lui sur le fait que tout mysticisme suppose un système de référence

intellectuel, mais, comme je le lui disais, je ne vois là aucune faiblesse ; au

contraire ; puisque, précisément il y a, grâce à cela, un contrôle, je dirais plus

volontiers une orientation ou une constitution rationnelle du mysticisme. Si l’on

peut s’installer a priori dans un système qui apparaît à un esprit lucide comme étant

le seul qui rend la vie digne d’être vécue, si l’on peut déterminer également a priori

les facteurs essentiels de ce système, on se trouve en mesure de chercher s’il n’y

aurait pas, dans la vie affective, des sentiments qui y seraient spontanément

accordés et qui seraient comme un langage parlé par Dieu à sa créature, en mesure

également de chercher, s’il y a lieu, la réalisation ou le renforcement de ces

sentiments ; et nous y sommes ainsi ramenés à ce que j’ai antérieurement

développé.

Quant au troisième point, j’aurais évidemment beaucoup à dire si je

pouvais entrer dans le détail, mais, puisque je ne puis le faire, je me contenterai de

dire que la question d’une fabulation dûe à l’action du Vouloir-Vivre ne se pose

plus, puisque nous sommes ici placés sur un plan qui n’est plus celui des

tendances, mais celui de la valeur.

Page 248: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 247

À M. de Waehlens

4 février 1949

Monsieur,

Je vous remercie un peu tardivement de l’aimable lettre que vous m’avez

envoyée fin novembre ainsi que des deux brochures que vous m’avez adressées. Je

suis abonné à la Revue Néo-scolastique et j’ai, par conséquent, fréquemment le

plaisir d’avoir par elle de vos nouvelles, mais il m’est très agréable de recevoir de

vous le tirage à part de vos articles puisqu’il est accompagné d’une aimable

dédicace.

Je vous dirai que, tout en ayant été l’élève d’Hamelin et l’ayant hautement

apprécié pour sa valeur morale et intellectuelle, je n’ai jamais pu avoir la moindre

inclination pour sa philosophie. J’irai même plus loin et je vous avouerai qu’elle

me paraît exactement le type de ce qu’il ne faut pas faire, car sa dialectique produit

l’impression d’une jonglerie de concepts.

Kant ne s’est jamais écarté de l’idée d’une conscience possible ; il n’a

jamais introduit dans son système une opération spirituelle qui ne fût pas

immédiatement vérifiable. Tel est, par exemple, le déploiement imaginatif de

l’espace et du temps, tandis que la prétendue construction de ces deux milieux

n’est à mes yeux qu’un jargon métaphysique. Tout le kantisme vaut par la

réciprocité qui existe dans la constitution de l’expérience entre l’intuition active de

chaque opération de détermination et l’analyse régressive qui dégage les conditions

transcendantales nécessaires à l’édification du monde sensible. À ce point de vue,

Fichte, dont vous montrez avec pénétration ce qui le différencie d’Hamelin, est

bien nettement dans le prolongement du kantisme. Malheureusement, il ne lui est

pas lui-même toujours fidèle, et les actes de son moi sont fréquemment supposés

sans pouvoir être vérifiés par une conscience effective, ce qui faisait dire à l’auteur

de la Critique que la doctrine de ce disciple n’était qu’un jeu de fantômes.

Votre étude sur Valéry1 m’a paru singulièrement profonde. Je n’ai pas

assez longuement réfléchi sur l’ensemble des œuvres de cet auteur pour me

prononcer sur la valeur objective de votre interprétation, mais celle-ci renferme, en

elle-même et indépendamment de toute référence aux textes interprétés, des

remarques qui méritent d’être particulièrement soulignées, par exemple ce que

vous écrivez sur l’impossibilité pour l’immanentisme intégral de justifier la valeur

et sur la nécessité pour lui de substituer dans tous les domaines à un travail de

compréhension un travail de construction. Vos observations sur 1’histoire de la

philosophie et plus spécialement sur la philosophie contemporaine sont d’une

justesse que je ne saurais trop admirer, et la forme en est aussi parfaite que le

contenu.

Cette adhésion pleine et entière aux idées exprimées par vous n’entraîne

d’ailleurs nullement une conversion à la poésie de Paul Valéry pour laquelle j’ai

aussi peu d’inclination que pour la dialectique d’Hamelin ; mais j’ai retrouvé dans

cet article les qualités éminentes que j’avais déjà remarquées dans votre étude sur

la phénoménologie...

1 « Sur un examen de Valéry », in La Cité chrétienne, 20.02.1938

Page 249: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 248

À M. X…1

Mon cher ami,

Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en me faisant part

de votre état d’âme en présence des problèmes religieux. D’ailleurs, les questions

que vous m’avez posées au sujet de l’éducation de vos enfants montraient combien

vous les prenez au sérieux, et c’est tout naturel quand on a, comme vous, la charge

et la responsabilité d’une nombreuse famille.

D’après ce que vous me dites, les difficultés ne viendraient pas pour vous

de la partie strictement philosophique du problème qui concernerait l’établissement

de la religion naturelle, mais du passage de la religion naturelle à la religion

révélée. C’est le passage en question qui vous paraîtrait difficile à franchir. Encore

comporterait-il deux étapes qui vous semblent inégales, l’une conduisant à

l’Evangile dont vous semblez plus disposé à accepter les enseignements, l’autre

vous introduisant dans l’Eglise qui ne vous donne pas toute satisfaction. À l’Eglise

elle-même vous paraissez faire deux objections, l’une concernant sa vie pratique et

son rayonnement, l’autre relative à sa théologie et à ses dogmes. Vous ajoutez que

la solution de la question est liée à des recherches historiques dans lesquelles il est

difficile de s’aventurer.

Je ne puis naturellement, dans une lettre, prétendre répondre à ces

différentes observations ou préoccupations. Mais je vous dirai d’abord que je ne

crois pas qu’on puisse poser la question du passage de la religion naturelle à la

religion révélée. Il ne saurait y avoir, tout au moins, de déduction de l’une à l’autre,

et ce que la religion naturelle peut ici nous apporter n’est qu’une préparation à une

révélation dont le principe n’est plus en nous, mais en Dieu. La religion naturelle

est (réserve faite de l’initiative du Créateur dans la constitution de la raison

humaine) un produit de l’effort humain, mais cet effort est insuffisant pour aboutir

à des résultats complets. Il circonscrit une sphère déterminée, il donne certaines

conclusions générales, mais il introduit surtout une conscience de son insuffisance.

Sa signification véritable ne peut lui venir que d’un achèvement qui n’est pas en

elle, et qui est précisément la religion révélée. C’est pourquoi, si l’on veut juger

l’ensemble de la vie religieuse et en apprécier la portée, c’est dans la totalité qu’il

faut d’abord s’installer, parce que c’est la totalité qui donne la justification de la

partie et qui lui donne sa signification. C’est là un principe général qu’il importe

d’appliquer partout. Pour trouver le sens des phases imparfaites du développement

d’un être, il importe de le considérer toujours dans sa phase d’achèvement qui,

seule, peut éclairer le sens des phases antérieures.

Cette attitude s’impose d’autant plus ici qu’il nous est très difficile de

déterminer ce que pourrait donner notre raison indépendamment d’une révélation.

Quoi que nous fassions, nous sommes toujours dominés par des idées qu’a

introduites en nous le Christianisme. Il serait très difficile, en particulier, de dire si

la raison conduit par elle-même au théisme et, a fortiori, jusqu’où elle peut nous

faire pénétrer à l’intérieur de ce dernier. Mais l’empreinte du Christianisme n’est

pas une empreinte mécanique ; elle signifie seulement que nous avons reçu et non

pas seulement élaboré, et que, ayant reçu, nous avons adhéré. Or, ce mouvement de

1 Brouillon

Page 250: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 249

réceptivité et d’adhésion, il s’agit simplement de savoir si nous devons le

sanctionner et l’achever.

Le Christianisme affirme que Dieu est une personne2 et que les relations de

la créature au créateur sont des relations de personne à personne ; il déclare que

Dieu n’est pas simplement Nature, ou Idée, ou Puissance, avec laquelle il s’agirait

de communier par un mouvement unilatéral d’approfondissement ou d’ascension.

En un mot, il déclare que l’effort ascensionnel de l’homme n’est qu’une partie du

mouvement nécessaire et qu’il y a une réponse de Dieu à l’effort de l’homme. Il est

naturel d’admettre que cette réponse se manifeste sur tous les plans où elle est

possible, sur le plan intellectuel en particulier, et qu’ainsi il est normal qu’il existe

une révélation.

Cette révélation est à la fois une sanction et un achèvement, et il semble

indispensable de chercher si elle s’est effectivement produite, par un examen à la

fois rationnel et vécu de la religion positive dans laquelle nous avons été élevés.

Deux questions se posent alors à nous qui me paraissent essentielles : nous donne-

t-elle entière satisfaction, ou pouvons-nous en concevoir une qui lui serait

supérieure ? Pouvons-nous admettre que, au delà du Christianisme, il y ait encore

place pour une révélation ?

Un examen intrinsèque du Christianisme et une vie effective de ce dernier

peuvent seuls, confrontés à une vue précise de la morale humaine, répondre à cette

double question.

Or il faut se rendre compte qu’on ne saurait se contenter de s’arrêter ici à

l’Evangile comme à un simple code moral. Il n’y a pas de religion là où le Maître

ne parle pas avec autorité, c’est-à-dire comme Dieu ou comme inspiré de Dieu.

C’est-à-dire que, précisément, l’Evangile ne peut être séparé de la révélation, et la

révélation, naturellement, entraîne toute une métaphysique.

Reste alors à savoir si l’organisation de l’Eglise n’est pas la meilleure

qu’on puisse concevoir au point de vue de l’approfondissement de cette

métaphysique, et si elle n’offre pas le maximum de garanties nécessaires :

collaboration des croyants et du Magistère, collaboration de Dieu et de l’homme.

L’initiative individuelle est respectée, mais elle ne produit des effets que dans la

mesure où ces produits ont reçu une adhésion collective, et cette adhésion

collective n’est elle-même introduite dans la sphère dogmatique que dans la mesure

où elle reçoit la sanction du Magistère. Mais je ne veux pas m’aventurer trop loin.

Il faudrait se livrer à une méditation approfondie de l’ensemble des facteurs qui

collaborent dans l’Eglise ; encore ne trouverait-on, sur le plan intellectuel, qu’une

partie relativement minime de ceux qui interviennent dans 1’ensemble de sa

constitution et qui la justifient. De ce point de vue, la question historique apparaîtra

comme ne devant pas être traitée essentiellement par les méthodes qui

n’appartiennent qu’à des érudits. Sans doute ne faut-il pas négliger ces méthodes

quand on est capable de les manier, mais il faut se souvenir qu’elles ne donnent pas

généralement des résultats décisifs, même pour les gens compétents. L’historicité

est ici fonction de la transcendance, plutôt que la transcendance fonction de

l’historicité3. Nous devons croire à ce qu’il y a d’historique dans l’Evangile à cause

de ce que nous y trouvons de divin et de supérieur à l’homme, et non inversement.

Par exemple, [qui ne se demande si les anges, les Mages et le vieillard Siméon ont

2 Au sens d’Être personnel

3 À rapprocher de Blondel : Histoire et Dogme, Lettre à Loisy

Page 251: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

PIERRE LACHIEZE-REY

LETTRES PHILOSOPHIQUES

© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 250

une existence historique ? Mais, vous l’admettrez si vous remarquez4] que ces

personnages représentent les trois sortes possibles de foi : foi spontanée des

bergers, foi reposant sur la science, et foi reposant sur la tradition. Une telle

plénitude fréquemment renouvelée vous convaincra que l’Evangile ne saurait être

une invention humaine, et nous apportera5…… tout apaisement au point de vue de

son historicité.

Je sais, mon cher ami, l’insuffisance de toutes ces remarques, et je me tiens

à votre disposition pour les compléter sur les points que vous croirez devoir me

signaler…

4 Texte incertain

5 Mot illisible

Page 252: Lettres philosophiques de Pierre Lachièze-Rey

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