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Leuliette, Jean-Jacques. Lettres écrites pendant la Révolution française, par J.-J. Leuliette, et publiées sur ses manuscrits pour faire suite à ses oeuvres, par M. François Morand. 1841. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Leuliette, Jean-Jacques. Lettres écrites pendant la Révolution française, par J.-J. Leuliette, et publiées sur ses manuscrits pour faire suite à ses oeuvres, par M. François Morand.

1841.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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LETTRES ÉCRITES

PENDANTLA

RÉVOLUTION FRANÇAISE.

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Boulogne.—Imp. de F. Birlé.

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LETTRES ECRITES

PENDANT

EAR J. J. LEULIETTE,

Et publiéessursesmanuscritspourfairesuiteà sesoeuvres,

M.FRANÇOISMORAND.

CHEZ ED. LEGRAND, LIBRAIRE,

Quai des dugustins, 59.

ET A BOULOGNE- SUR -MER.,

CHEZ WATEL, LIBRAIRE, RUE DE L'ECU, 20.

MDCCCXLI.

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Les Lettres que nous livrons au publie ont été écrites par un

jeline serrurier qu'une vocation très-prononcée pour la litté-

rature eût immanquablement fini par enlever à l'atelier de

son père, si la Révolution Française ne fût venue la pre-mière lui offrir l'occasion et les moyens d'en sortir. Leulietté

était né à Boulogne le 29 novembre 1767 , et n'avait pasatteintsà Vingt-deuxième année, lorsque les États-Généraux,

devenus l'Assemblée-Nationale , annoncèrent cette Révolu-

tion. Il lui corisacraaussitôt les premiers fruits de l'érudition

qu'il avait acquise par ses nombreuses lectures, et ses essais

dans l'art d'écrire auquel il s'était jusques-là exercé secrète-

ment et dans des prévisions assurément plus littéraires.

Ses discours furent remarqués de ses concitoyens : l'un

d'entré eus se trouva même signalé, avec lés témoignagesd'une vive surprise et de grands éloges, par les journaux de

Londres et les publicistes français, entre lesquelsilèuffirait de

nommer Condorcet, pour faire apprécier la valeur de sem-

blables suffrages. Il parut aux personnes qui s'intéressèrent

dès-lots à l'avenir de Leulietté , que fart de la serrurerie ,s'il y renonçait, n'aurait pas à regretter la perte d'un ouvrier

qui s'y montrait d'ailleurs mal-habile ; et qu'au Contraire

les questions d'ordre social et de bien public, qui s'agitaient

nouvellement, uvaient à profiter du talent qui s'annonçaiten lui avec tant d'éclat, en promettant d'être toujours insé-

parable des bonnes-moeurs et de la plus sévère probité.Leulietté se laissa donc conduire à Paris sous de tels

auspices, et placer dans les bureaux du ministre de l'inté-

rieur, Roland. C'est de là qu'il entretint, avec un ami quilut survit encore aujourd'hui, M. Louis Fayeulle, une cor-

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respondance qu'il ne savait pas destinée à la publicité, et

que l'on jugera pour cela d'autant plus digne d'y être livrée.

Elle commence au 24 octobre 1792, quelques semaines sans

doute après l'arrivée de Lieuliette à Paris, se termine vers

les premiers mois, de l'an V de la République .Française; et

comprend par conséquent cinq années et, parmi elles, les plus

orageuses de ce terrible gouvernement. 'Dans la vie de Leu-

lietté , elle embrasse presque tout entière l'époque de ses

propres malheurs, et s'arrête au moment' où la publicationde sa célèbre réponse à M. de LaMy Tollendal vint enfin

rendre ses jours heureux, et lui obtenir sans intrigues la

réputation d'écrivain éloquent et d'homme intègre, que ses

Lettres, à défaut des autres ouvrages très-remarquables dont

il est l'auteur, seraient à elles seules capables de consolider.

Nous hésiterions peu aies rapprocher, pour la plupart, sous

le cachet qui leur est particulier,de ce que les correspondances

privées de nos meilleurs écrivains français, et même l'anti-

quité, nous ont laissé de mieux dans cette variété du genre

épistolaire. Si la preuve du talent et de la sincérité peutse rencontrer quelque part dans les écrits d'un homme, c'est

bien dans ces communications intimes, où le style et la penrsée n'ont pas plus de secret que l'amitié n'en saurait-admettre

entre deux êtres qui doivent trop éprouver le besoin de ne se

dire que ce qu'ils pensent, pour ne pas se le dire aussi comme

ils le pensent. On s'en.convaincra en lisant les Lettres de

Leulietté, ces lettres écrites par un jeune homme' qui n'a-

vait pas trente ans à l'époque de la dernière , qui se traçaitsi éloquemment les règles du devoir à un âge peu suscep-tible de se les laisser facilement rappeler, et savait encore

mieux les suivre au sein d'une société et d'un gouvernementoù toutes les voies lui étaient applanies pour l'engager à les

violer.

Les vingt-cinq Lettres que comprend notre recueil ne

sont pas toutes celles que Leulietté a écrites à son ami

pendant son séjour à Paris. M. Fayeulle en avait reçu, jus-

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III

qu'à la fin de, 18,08 où mourut Leulietté, d'autres encore

qu'il n'a pas jugé nécessaire de conserver. Leur: perte est

moins à,regretter que ne l'eût été celle de la correspondance

que nous publions , en ce qu'.elles se rapporteraient à l'é-

poque delà vie de Leulietté où ses succès dans les concours

académiques, et ses travaux dans l'enseignement public

des belles-lettres , jettent tout le jour nécessaire pour éclai-

rer cette partie de sa biographie. Mais la disparition dé la

correspondance qui nous reste eût emporté, sans rien laisserà sa placé , les seuls renseignemens existans sûr ses années

les plus, intéressantes à connaître, et les plus propres à le

faire apprécier. Ajoutons aussi qu'elle ne peut-être indiffé-

rente à l'histoire de la Révolution Française, pour montrer,

à côté, nous voulons dire au-dessus des crimes commis au

nom de cette Révolution, les vertus qu'elle était capable de

produire, et qu'elle a inspirées à plus d'un coeur où souvent

elles sont demeurées inconnues, grâce à l'atrocité des temps

qui les a forcées de s'y renfermer, ou plutôt de s'y cacher.

L'ami auquel Leulietté écrivit et demeura attaché jusqu'àsa mort, est né comme lui dans la classe des artisans ; il fut

dominé de bonne heure par des goûts littéraires qu'il a su

heureusement satisfaire au milieu de son atelier de menuise-

rie, sans éprouver jamais le besoin de le quitter. Il est ques-tion de cette communauté de goûts et de sentimens, quia formé et cimenté leur amitié, dans nos Lettres, M.

Fayeulle s'étant dessaisi de quelques autographes en faveur

de plusieurs appréciateurs du talent et du caractère de

Leulietté, nous n'avons pu reproduire, que d'après les

copies qu'il en a gardées, les Lettres II , XII XIII et xxv.

Toutes les autres sont conformes aux originaux, sauf les

noms propres de quelques hommes de Boulogne dont il

convenait de ne donner que l'initiale , et sauf encore la sup-pression que nous avons faite de courts passages fort

insignifians, ou, suivant que nous l'avons fait remarquer à la

page 66, fort inutiles à conserver. Il nous a semblé en outre

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IV

que plusieurs endroits demandaient des notes historiques et

des éclaircissemens : nous les avons donnés. Publiées dans

une édition complète des oeuvres de Leulietté où nous avions

d'abord le dessein de les faire paraître, ses Lettres se

fussent plus aisément passé de ces annotations auxquellessa biographie et ses ouvrages eux-mêmes eussent sou-

vent suppléé. Les matériaux de cette édition sont prêts:nous l'avons préparée depuis plusieurs années ; mais il n'yaurait pas lieu d'espérer, au moins pour le moment, que sa

ville natale, de qui les encouragemens devraient partir, vînt

suffisamment en aide à cette publication, dont les frais assez

considérables demeureraient à la charge de l'éditeur. Nous

ajournons donc à des temps meilleurs l'exécution du projet

que nous conservons toujours de faire restituer à Leulietté,dans la littérature française, la place qui appartient à ce

grand écrivain oublié, qu'une mort prématurée et due à un

accident cruel a seule empêché de devenir l'un des hommes

les plus éminens de notre sièele.

FRANÇOISMORAND.

Boulogne-sur-mer, +Juillet 1841.

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LETTRES

DE J.-J. LEULIETTE,

A M. LOUIS FAYEULLE. (1)

LETTRE I.

Paris, 24 Octobre 1798, an 1er de la République.

CHER AMI,

Votre lettre m'a fait le plus grand plaisir; je m'em-

presse de vous en faire connoître ma satisfaction. Depuis que

je suis à Paris je n'ai pas passé un seul jour sans penser à mes

amis de Boulogne ; et, certes, je n'en ai pas d'autres. Je n'ai

pas fait de connoissance dans ce pays; il est très-facile cependant,mais très-dangereux d'en faire : je me borne à conserver dansmon coeur le souvenir des personnes dont l'intimité faisoit le

charme de ma vie,et j'ose meflatterque l'éloignement n'affoiblira

pas les sentimens qu'ils m'ont témoignés. Vos réflexions m'ont

fait beaucoup de plaisir ; elles caractérisent l'homme sensible et

vertueux qui cherche son bonheur dans la simple nature. Vousl'avez très-bien dit, mon bon ami:ce n'est pas la fortune qui nous

rend heureux, mais le repos de l'âme , mais la certitude qu'on a

rempli ses devoirs, qu'on a acquitté la tâche qui nous étoit pres-

(1) Ceslettres sont adressées : au citoyen Fayeulle, demeurant àla haute-ville de Boulogne-sur-mer.

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crite. L'homme qui, en scrutant sa conscience, reçoit d'elle unheureux témoignage, passe des jours tranquilles, travaille sansse plaindre, et s'endort sans inquiétude : tandis que le méchantest sans cesse rongé par des remords. Chérissons donc toujours la

vertu, ne nous écartons jamais d'elle. Les principes austères

que m'ont inculqué les philosophes et les moralistes ne s'efface-ront jamais de mon esprit, et m'aideront à conserver , sous l'air

contagieux où je vis à présent, la pureté et l'innocence des moeurs.Vous savez les désordres qui régnent dans les grandes villes,combien d'écueils dangereux s'offrent à chaque instant sous nos

pas, et combien dans l'âge des passions il est difficile d'y résister.

Jusqu'ici cependant le libertinage ne m'a inspiré que del'horreur,et si ce sentiment heureux ne s'affoiblit pas, je ne serai que le

spectateur du vice et ne le partagerai pas.Si vous regrettez ma société, mon cher ami, je ne regrette

pas moins la vôtre. Je me suis trouvé déjà dans bien des occa-

sions où j'ai senti le besoin de la confiance et de l'intimité; j'ai

songé plus d'une fois que mon absence vous privoit d'un de vos

plus doux amusemens, j'entends des livresque vous ne pouvez

plus maintenant vous procurer. Mais j e puis remédier facilement

à cet inconvénient : M. B..., qui m'honore toujours de ses obli-

geantes attentions, vous en prêteroit volontiers à ma recom-

mandation; outre cela, si une démarche auprès de lui effarou-choit votre timidité naturelle , il me reste encore un moyen : il

a eu la bonté d'ouvrir sa bibliothèque à M. B.., mon ami, quevous connoissez bien; je l'engagerois à partager cette faveuravec

vous. Vous voyez que je ne perds pas mes amis de vue, et que

je médite , à soixante lieues d'eux, aux moyens de leur procurerdes agrémens. Ma situation ici est assez agréable ; mais mon

emploi est très-précaire : quand on dépend des caprices de deux\ou trois individus , outre cela, quand on a à craindre chaque jourune révolution ministérielle , on peut dire en se levant, j'a-vois hier de l'occupation, mais je ne suis pas certain d'en avoir

aujourd'hui ; enfin il faut s'attendre à ce que la destinée nous

prépare. Nous ne sommes pas placés ici bas pour être heureux ; il

y a trop de méchans autour de nous, et il n'enfaut qu'un seul pourtroubler le repos de vingt honnêtes hommes. L'homme de bien

ne s'inquiète que de faire son devoir ; il ignore l'art de la bassesse

et de l'intrigue , et sans défiance il attend l'effet des trames qui

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s'ourdissent autour de lui. Je vous assure que je ne perdrai rien,

auprès des hommes en place, de ma fierté républicaine , et que

je ne voudrois pas acheter ma fortune au prix d'une seule dé-

marche honteuse. Le dévouement de N.. ne m'étonne pas ; ilétoit brave, ardent et chaud ami de la liberté. J'aurois souhaité

que ma santé m'eût permis d'en faire .autant ; j'aurois eu le

plaisir de combattre les ennemis de la république et de partagerdes actions dont je suis réduit à entendre le récit. Je n'ai point

passé un seul jour sans envier le sort de ces braves guerriers.Souhaiteriez-vous avoir toutes les pièces qui ont été trouvées

chez le roi après la journée du 10 août Ces pièces sont très-curieuses et très-intéressantes : vous n'avez qu'à écrire au mi-

nistre de l'intérieur (1) ;... je recevrai la lettre, je serai chargéd'y répondre et pourrai par conséquent vous faire passer tous les

papiers mis à notre disposition.

Adieu, mon bon ami,

J. J. LEULIETTE(2). »

(1) Boland.

(2) Leulietté n'a pas signé cette lettre, et nous la signons ici

pour la forme. Il a beaucoup varié dans la manière d'écrire sonnom , qu'il ortographie dans ses lettres tantôt Leuilliette, tantôtLeuliete. Sonacte de naissance porte Leuillette, qu'il aurait peut-être fallu conserver ; mais lui-même paraît s'être arrêté à écrire

Leulietté, ainsi que nous l'a fait voir une de ses dernières si.

gnatures (8 octobre 1808); et c'est l'ortographe que les éditeurs deses ouvrages et ses biographes ont adoptée. Nous n'avons pas d'au-tres motifs de nous y conformer.

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BILLET. (1J

Je n'ai pas eu le plaisir de répondre moi-même. à votrelettre : elle est tombée dans les mains d'un autre ; mais je n'ai

pu m'empêcher de saisir cette occasion de me rappeler à votre

souvenir et de vous donner des témoignages de mon amitié.

Faites moi le plaisir de m'écrire quand vous le pourrez. Vousadresserez vos lettres à M. Brissot, député d'Eure et Loire, rue

Grétry, n° 1, à Paris.

Il manque malheureusement dans ce paquet beaucoup de

pièces trouvées chez le traître ( 2 ) Louis XVI, dont l'édition a

été épuisée ; mais les plus intéressantes y sont encore.

Je vous embrasse, mon bon ami,

J. J. LEULIETTÉ.

(4) Ce billet accompagnait l'envoi des pièces dont il est parlédans la lettre précédente,

(2) Cette épithète qui est dure pour les hommes de nos jours,est néanmoins aussi inséparable de la révolution française, que la

république elle-même : et toutes deux elles sont acquises à

l'histoire, de quelque manière qu'on veuille les juger.

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LETTRE II.

Paris, 16 novembre 1792.

CHERAMI,

Je ne saurois vous exprimer combien votre lettre m'a fait de

plaisir ; je l'ai trouvée écrite avec une affection et une sensibi-

lité d'âme qui me pénètrent, et outre cela avec une richesse d'i-

magination que vous tenez de la nature, et qui prête un nouveau

charme au sentiment que vous exprimez.Je suis ravi que vous ayez profité de l'occasion que je vous ai

indiquée, pour,vous procurer des livres ; la lecture fait le plaisirde tous les hommes vertueux. Les poètes nous isolent du siècle

corrompu où nous vivons , et nous transportent dans des con-trées enchantées; ils peignent à nos yeux tous les charmes delà

nature, et nous trouvons même souvent dans leurs copies desbeautés qui surpassent en quelque sorte celles de l'original.Aussi, le bon poète est-il un être divin que le ciel ne donne aux

mortels que dans ses jours de complaisance.D'un autre côté, l'histoire nous offre le tableau le plus varié

de toutes les vicissitudes humaines, le contraste des vertus et desvices. C'est par elle que tous les siècles se présentent à nos yeux,qu'ils se rendent tributaires de notre juste curiosité, qu'ilsnous offrent des exemples à suivre ou des dangers à éviter. Ne

manquez pas de relire l'histoire grecque et romaine, ainsi quecelle d'Angleterre. Un homme libre, dans les circonstances oùnous nous trouvons, ne sauroit faire de lectures plus utiles et

plus intéressantes. Des hommes, dont les vertus et le caractèrenous paraissoient autrefois gigantesques, ne nous étonnent plusaujourd'hui, parce qu'un gouvernement semblable nous metsous les yeux des objets de comparaison. Ainsi , ce qui étoit

autrefois des romans , devient pour nous des histoires : noustrouvons à chaque page moyen de faire des applications. Nousavons vu paroître depuis quatre années une copie parfaite de

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tous les hommes célèbres qui ont figuré dans les révolutions

d'Athènes et de Rome(l). Le despotisme n'offre , durant une

longue suite de siècles , que des esclaves, qui ont tous la même

physionomie ; mais la liberté , en donnant de l'énergie à toutesnos passions , nous offre tels que nous devons être.

Mais changeons de matière. Boileau se plaignoit qu'on exigeâtde lui qu'il fît des vers aussi vite que Louis XIV remportait de

victoires. Eh bienl nous trouvons ici des auteurs qui nousfont descomédies aussi vite que Custine et Dumouriez prennent des villes.

Vous voyez les Parisiens courir au siège de Lille (2), deThion-

(1) A part les allusions applicables à des temps qui n'étaient pasencore Tenus, lorsque Leulietté écrivait cette lettre , et à des évé-nemens qui ne se passèrent qu'après sa mort (décemlre 1808), M.Tbiers a reçu les mêmes impressions du spectacle de la révolution

française , et s'est trouvé placé sous les mêmes inspirations histo-

riques, dans le morceau suivant, qu'il nous semble piquant de rap-porter ici.-

• Quandon nous enseignait, dans notre enfance, les annales du» monde, on nous parlait de l'antique Forum, des proscriptions de» Sylla , de la mort tragique de Cicéron ; on nous parlait des in-• fortunes des rois , des malheurs de Charles Ier, de l'aveuglement» de Jacques II, de la prudence de GuillaumeIII ; on nous entre-

tenait anssi du génie des grands capitaines, on nous entretenait> d'Alexandre , de César ; on nous charmait du récit de leur gran-» deur, des séductions attachées à leur génie , et nous aurions dé-» siré connaître de nos propres yeux ces hommes puissans et» immortels.

» Eh bien, nous avons rencontré, vu, touché nous-mêmes enréalité toutes ces choseset ces hommes; nous avons vu un Forum

» aussi sanglant que celui de Rome; nous avons vu la tête des ora-» teurs portée à la tribune aux harangues ; nous avons vu des> rois plus malheureux que Charles 1er, plus tristement aveuglés• que Jacques II ; nous voyons tous les jours la prudence de Guil-B laume ; et nous avons vu César. » Discours prononcé par M.Thiers le jour de sa réception à l'AcadémieFrançaise (13 décembre

1834.)

(2) Le siège de Lille, trait historique, en un acte, mêlé de mu-

sique , fut représenté pour la première fois, le 14 novembre 1792,

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vile, à la Carmagnole à Chambery (3), et cent autres du même

ton, toutes pièces faites, apprises et jouées en quatre jours tout

au plus. Et dites après que nous n'avons plus de grands géniesnous en avons au moins de bien habiles.

Je n'ai pas eu le temps d'aller voir ces merveilles, et dans un

mois , que dis-je, dans huit jours', on n'en parlera plus. Vous

me mandez que vous voudriez être en état de reconnoître ce

que vous appeliez mes bontés pour vous ; votre amitié, mon

cher, voilà ce que j'exige : et je regarde l'amitié d'un homme

vertueux, je ne dirai pas comme un prix bien au-dessus d'un

aussi petit service , mais de tous ceux que je pourrai vous

rendre. Je souhaiterois que ma situation actuelle ou future me

sur le théâtre de la rue Feydeau. L'auteur du poème était Dantilly,et celui de la musique Kreutzer, à qui l'on doit les opéras de Lo-

doïska, de Paul et Virginie (qu'il ne faut pas confondre avec ceuxde Cherubini et de Lesueur), d' Astyanax, d'Aristippe, de la Mortd'Abel et de Pharamond, cedernier en tiers avec Boiëldieuet Berton.

La musique du Siège de Lille avait des beautés qui la firent goû-ter et aidèrent sans doute au succès de circonstance que la pièceconserva pendant prés de deux mois : quant au poème, le jugementcollectif qu'en porte Leulietté ne rend pas étrangère ici l'une des

analyses que l'on en fit alors , comme étant la seule trace qui soit

peut-être restée de cet ouvrage, oUn M. de Verdun, lâche aristo-s crate, est venu à Lillepour épouser la fille de l'aubergiste Palen-» tin, excellent patriote, qui préfère la donner à un canonnier. B

(Il saute aux yeux que, pour un aristocrate , M. de Verdun a de»

prétentions fort peu exagérées.) «CeValentin offre sa maison et» tous les secours qui dépendent de lui à tous ceux qui en ont be-> soin. A la fia sa maison est incendiée ; mais il n'en est pas plus> triste et n'en marie pas moins sa fille. » Nous ne voyonspas ce

qui aurait pu raisonnablement l'en empêcher. Le siège de Lille aaussi été le sujet d'une comédie en trois actes, également mêlée de

chants, Cécile et Julien, dont la première représentation eut lieule 21 novembre suivant, sur le Théâtre Italien.

(3) La Carmagnoleà Chamhéry, ou la liberté en Savoie, comédieà grand spectacle, a paru sur le théâtre de la citoyenne Montansier,ver» le 7 novembre 1792.

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mît à portée de contribuer d'une manière plus efficaceà votre

félicité. Mon temps est tellement employé, que j'ai été obligéde faire la présente à trois intervalles différens. Le travail

ministériel, si je puis , sans vanité, l'appeler ainsi, ne m'occupe

pas tout le long du jour ; mais je consacre mes loisirs à un

autre objet qui pourra , en cas d'événement, me procurer une

ressource ; car, comme je vous l'ai marqué, l'emploi que j'occupene peut pas être considéré comme bien solide.

Votre fidèle ami,

J. J. LEULIETTE.

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LETTRE III.

(1)

CHER AMI,

N'accusez point mon amitié du long intervalle que j'ai été sansvous écrire ; des maux affreux qui depuis trois mois ne me lais-sent pas la force de respirer, ni pour ainsi un seul instant de

relâche, m'ont totalement privé de la satisfaction de m'entrete-nir avec mes amis. Vous savez quel fut en tout temps la foi-blesse de ma santé ; la nature me fit acheter par un tribut con-tinuel de douleurs le fardeau de l'existence : cet état est encoredevenu bien plus pénible depuis la fin de janvier. La mort est la

seule chose queje puisse à présent désirer. Ma santé fut à-peu-prèstolérable les six premiers mois que je fus à Paris. Mais parvenuà cetâgeoùle plaisir est un besoin impérieux, je m'y livrai aveccette effervescence que m'inspiroit la vivacité de l'imagination :cette fatalité qui s'attache à mon être et qui ne m'abandonnera quequand je cesserai d'exister, me poursuivit dans le sein même desvoluptés les plus innocentes, les plus conformes à la nature. Jetombai dans un état de langueur alarmant, même dès les pre-miers jours où il se manifesta, et qui depuis ne cesse d'empirer.Toutes mes facultés se perdent, s'anéantissent; il ne me reste

plus qu'un coeur toujours sensible aux charmes de la nature ,aux douceurs de l'amitié.'

Rappelez-vous quelquefois, mon cher, les instans délicieux

que nous avons passés ensemble ; nos discours sur la morale,

(1) Cette lettre ne porte point de date ; mais les événemens po-litiques dont il y est parlé , tels que les troubles de la Vendée et les

entreprises des jacobins qui s'apprêtaient à frapper le coup révo-lutionnaire connu sous le nom de 31 mai, autorisent à croire qu'ellea été écrite vers là fin de mars 1793.

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sur les hommes illustres, qui ont honoré l'humanité par leurs

vertus ou par leurs talens: nos âmes s'embrasoient en faisant

passer sous nos yeux l'histoire des siècles. Ce plaisir n'étoit passans fruit : de retour à mon asile, je méditois sur les objets quiavoient fait la matière de nos conversations ; je me sentois le

désir et je me croyois même le courage d'imiter ces illustres ré-

publicains qui ont sacrifié à la liberté de leur pays les passions,les plaisirs , la vie même. Hélas! ce beau songe s'évanouit : jemourrai peut-être sans avoir servi la république, et je serai ré-

duit à former pour elle des voeux impuissans.La destinée, comme moi, vous a condamné au travail ; mais

elle vous a accordé une santé forte : avec ce trésor précieux le

travail devient un tribut facile à acquitter. Heureux l'homme

qui n'est point redevable de sa subsistance au vice, à l'intrigue:ses jours s'écoulent paisiblement; il jouit d'un sommeil tran-

quille ; la douce sérénité préside à tous ses instans ; il peut

jouir des plaisirs innocens de la nature : c'est à ses yeux seuls

qu'elle offre des scènes riantes, animées. Continuez à nourrir

votre esprit des excellens préceptes de la morale et de la phi-

losophie ; lisez par intervalle les charmantes rêveries des poètes ;ces hommes divins relèvent le charme de la nature, et nous la

font aimer.

Ecrivez-moi, je vous prie, quand vos occupations pourrontvous le permettre.

L'existence de ma place est toujours très-précaire; mais le mau-

vais état de ma santé me désole beaucoup plus que l'instabilité de

mon emploi : avec de la santé je serois capable de braver tous les

caprices du sort.

Votre ami,

J. J. LEULIETTE.

P.S. La scène politique est toujours très-agitée ici; les jacobins,

qui sont devenus de vrais factieux, s'agitent de toutes les ma-

nières : quel est leur but! C'est ce que les hommes les plus péné-trans ne peuvent encore démêler. Mais, quoiqu'il en soit, j'espère

que la république triomphera de tous ses ennemis. Un petitnombre d'hommes vertueux , la masse imposante d'un peuple

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capable des plus grands efforts , voilà l'objet d'une espérancequi ne sera point trompée.

Onva faire partir 25 millehommes de Paris pour le départementde la Vendée, désolé par la guerre civile. Je ne sais si, aprèsles nombreuses levées qui se sont faites dans cette ville, elle

pourra encore satisfaire à celle-ci ; il est certain que Paris à

déjà fourni plus de 40 mille hommes depuis l'époque du mois

de septembre dernier.

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LETTRE IV.

CHEHAMI,

Votre lettre m'a fait le plus grand plaisir; je n'aurois pointété si long-temps sans vous donner de mes nouvelles, si le mau-vais état de ma santé ne m'en avoit imposé la douloureuse né-cessité. Si dans tous les temps de ma vie j'ai senti les douxcharmes de l'amitié, c'est surtout dans ce moment que j'éprouvecombien elle a de pouvoir sur les âmes honnêtes. La voixd'un ami me rappelle du sommeil de la mélancolie : elle me

prête de nouveaux sens, une nouvelle existence. Les senti-mens de la nature sont pour nous une source féconde de

plaisirs. Malheur à l'être flétri par le crime ou la débauche,qui n'a plus qu'un coeur insensible. Oui, mon cher ami,j'au-rai soin de ma santé , pour procurer quelque consolation auxauteurs de mes jours, pour pouvoir jouir encore de la doucesociété des hommes vertueux tels que vous. Je l'avouerai, jeverrois avec douleur le flambeau de ma vie s'éteindre avant d'a-voir vu la liberté de mon pays affermie, avant d'en avoir

goûté les premiers fruits, enfin, avant d'avoir acquittéenvers la nature le tribut qu'elle impose atout être sensible,et auquel elle a attaché les plus pures et les plus délicieuses

voluptés. Chaque expression de votre lettre pénétroit mon

coeur; j'y voyois peinte cette sensibililité, l'apanage de la vertu.

J'aime les sentimens religieux que vous y manifestez. Oui, cher

ami, je suis pénétré comme vous de l'existence d'une autre

vie :sans elle le scélérat farouche et l'homme de bien se verroient

confondus ; lé même néant enseveliroit la vertu de l'un et les

attentats de l'autre. Eh quoi l'auteur de la nature n'auroit-il

déployé tant de magnificence, ne nous auroit-il donné une si

(1) Cette lettre n'est également point datée : ce qu'on y dit de

l'illustre et malheureux proscrit .dans lequel il faut reconnaître

Brissot, est un indice qu'elle est postérieure à' l'époque du 31

mai 4793,

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haute idée de sa grandeur que pour ne faire succéder à ces jours

rapides et malheureux qu'une nuit éternelle? Non , je ne puisle croire, et je détesterois le prétendu sage qui s'efforceroit deme le persuader. Cultivons donc , cher ami, les vertus ; suivonsles lois simples de la nature ; aimons nos semblables : il est quel-ques plaisirs qui peuvent adoucir les épines de cette vie. Quel

plaisir, par exemple, pour un bon père, de jouir des inno-centes caresses de ses enfans , de leur inspirer les leçons de la

morale, d'en former de véritables républicains !

Je me promène quelquefois à la campagne, quand mes occu-

pations me laissent quelque relâche ; mais là je sens combien la

présence d'un ami me seroit nécessaire : je songe alors à nos

promenades, à nos dissertations ; nous nous reverrons, je l'es-

père, un jour. Je laisse à Boulogne quatre bons et sincères amis,et je n'en trouverai jamais un seul ici. Cette cité est l'asile du

vice, de la corruption : on n'y voit que dès intrigans qui viennent

y chercher des ressources ; le petit nombre d'hommes ver-tueux que le hasard y a attirés, est disséminé parmi ses nom-breux habitans , et les individus qui le composent n'ont aucun

signe de ralliement. Ainsi, l'homme de bien est forcé de vivre

isolé, sans communications.

Je ne doute pas que vos lettres n'aient essuyé le sort des pa-piers de l'illustre et malheureux proscrit (2)à qui elles étoient

adressées, (3)puisqu'elles ne me sont point parvenues. J'attendsdu temps et de ma jeunesse un parfait rétablissement.

Je fais des voeuxsincères pour votre bonheur.

Votre affectionné ami,

J. J. LEULIETTE.

(2) Nousrépétons que Leulietté désigne ici Bristet qui donnason noîn à un parti de la révolution , fut compris dans les pros-criptions du 31 mai,et décapité à Paris le 31octobre suivant, aprèsavoir été arrêté à Moulins , lorsqu'il essayait de passer en Suisse.

(3) Voyez le Billet de la 4e page.

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LETTRE V.

Paris , 24 juillet 4793, an 2 (1) de la république.

CHERAMI,

On m'apporte votre lettre étendu sur le grabat où j'attendois

impatiemment la mort, qui, depuis quelques jours, sembloit avoir

mis en campagne contre moi ses plus officieux messagers : ce-

pendant je luttai contre elle comme St.-Michel avec le diable;

j'eus l'avantage ou le désavantage de la vaincre, du moins pourle moment. J'ai souffert assez pour tuer le tempérament le

plus robuste, et je ne sais quel génie malfaisant me tient l'âme

comme chevillée dans le corps. Mais, n'auriez vous pas repu la

lettre que je répondis , il y a environ un mois , à celle vraiment

sensible et affectueuse que vous m'avez fait passer 1 Vous ne

m'en accusez point la réception, et votre lettre m'a fait tant de

plaisir que je serois bien affecté que la réponse ne vous fût point

parvenue. Votre réception à la société républicaine me donne une

très-favorable idée des personnes qui la composent : les hommes

qui aiment la vertu et les talens sont bien rares. Vous fûtes reçucomme moi dans l'ancien club, (2) circonstance qui m'est infini-

(1) Leuliette, qui écrivait souvent ses lettres avec une précipi-tation commandée par la multitude de ses travaux , date ici del'an 2 au lieu de l'an I" , où l'on était encore à l'époque du 24

juillet 1793.

(2) C'était le Clubde Boulogne qui prit à l'origine le nom de Sociétédes amis de la Constitution, et successivement tous les titres et les

qualifications que ces espèces d'associations dégénérées recevaient,à chaque phase de la révolution, du parti dominant. Leuliette yfut admis quelques mois après sa formation, vers la fin de décembre

1790, et y prononça plusieurs discours de circonstance, au nombre

desquels on remarqua l' éloge de Mirabeau.

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ment agréable. Je vous invite à offrir de temps en temps le tributde vos réflexions, à ne point laisser échapper une seule occasionde retracer à nos concitoyens les devoirs, la dignité des hommes

libres,de leur inspirer le goût des vrais plaisirs, l'amour du travail,la base de toutes les vertus, la tempérance, le respect pour la mo-

rale,le désintéressement. Ayez soin de les faire rougir de ces goûtscrapuleux, qui ont survécu à notre révolution et qui parviendroientà anéantir les bonnes moeurs. Répétons aux jeunes gens qu'ilssont nés pour faire oublier les vices et les erreurs de leurs pères ;disons aux hommes plus avancés en âge qu'ils doivent s'efforcer

par leurs vertus nouvelles d'effacer les fautes de leur jeunesse ;faisons naître partout une généreuse émulation. Voilà , cher

ami, ce que je répétais chaque instant, dans ces jours les plusbeaux de ma vie où j'avois le bonheur d'être le secrétaire d'unhomme vertueux (3) et de correspondre chaque jour en son nomavec une foule d'excellens républicains.

Tant que la vertu seule ne mènera pas à toutes les places, àtous les honneurs, nous ne pourrons pas dire que nous avonsune république.

Votre affectionné ami,

J. J. LEULIETTE.

(3) On a déjà vu, lettre première, que Leuliette était l'un desrédacteurs de la correspondance du ministre de l'intérieur, Ro-land : et c'est ici le lieu de rectifier une des erreurs de la biogra-phie universelle de Michaud, qui a avancé, sans preuve, que Leu-liette n'avait occupé qu'une « place subalterne dans les bureauxd'une administration. >

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LETTRE VI.

Paris, 1» octobre, an second de la république uneet indivisible.

MONCHERAMI,

Je dois commencer cette lettre par des excuses d'avoir étéaussi long temps sans vous répondre ; mais je sais que l'amitiéest indulgente et que vous serez bien persuadé que la mienne

n'a souffert aucune altération par l'absence ni l'éloignement. Jesuis enchanté des sentimens que je vois respirer dans tout ce quevous m'écrivez ; ils sont ceux d'un républicain énergique : maisces sentimens ne m'étonnent pas. La vertu et la liberté sontd'in-

séparables compagnes; la passion du bien.ne peut régner dans uncoeur sans l'amour de l'indépendance. Vous , moi, des milliers

d'êtres comme nous , amis de la simple nature, sans cupidité ,sans ambition, nous ne pouvons trouver notre bonheur que dansla félicité publique. J'ai reçu avec reconnaissance le fragment de

l'ode que vous m'avez fait passer. J'aurois souhaité que vous

m'eussiez marqué le nom de l'auteur, s'il est né à Boulogne. (1]

(I) II serait inutile de nommer cette personne qui n'a acquisaucune célébrité; et nous nous contenterons de la désigner sou»l'initiale C. pour éviter les ambiguités du pronom personnel dansle récit. Le lieu de sa naissance ne nous est pas connu; mais noussavons que ce n'a pas été Boulogne. C. était capitaine d'infanterie,

lorsque la révolution éclata : il émigra en Angleterre , d'où l'amourdu sol natal, a-t-il dit, le ramena bientôt secrètement en France.Il se tint pendant quelque temps dans une de nos communes rura-les avoisinant la côte, et parvint à y obtenir un certificat de rési-dence. Quelque temps après, il fit connaissance à Boulogue deM. Fayeulle, à qui il confia sa position et son besoin de se rendreà Paris. M. Fayeulle risquait sa tête à lui être utile : ce-

pendant il n'hésita pas. Il présenta C. à la Société Populaire

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J'avouerai qu'ayant relu deux à trois fois le morceau que vousm'avez envoyé, je n'y ai trouvé ni cette chaleur, ni cette ri-chesse de poésie qui doitcaractériser ce genre. (1)Vous savezqu'ilexige tousles écarts et les beaux désordres del'enthousiasme, qu'ilfaut être éminemment poète pour y réussir. Nous avons plu-sieurs bons tragiques, plusieurs bons comiques, beaucoup de

poètes qui ont réussi dans la poésie légère et gracieuse, et nous

comme patriote et comme homme de lettres, en ajoutant qu'ilse disposait à faire représenter à Paris, sur le Théâlre-Fran-

çais, une tragédie dont le sujet était la Mort de Caton. Lesespritsdes clubs n'étaient pas en général fort littéraires ; et celui-ci n'eut

pas de peine à reconnaître à C. , comme auteur tragique , un ci-vismesuffisant. C. fut admis à y lire l'ode dont parle Leuliette et

qui excita des transports d'enthousiasme. L'a société se l'affiliaséance tenante, et, ce qui valait sans doute mieux pour lui, elle luidélivra ensuite un passeport. Après cela il put se rendre à Parisen toute sécurité ; mais l'on n'entendit plus parler de la tragédiede Caton.

(1) Voicile fragment de cette ode , qu'après l'ovation populaire"duclub, il n'est pas indifférent de rapprocher du jugement qu'enporte Leulielte : nous ajouterons que les émigrés français réfugiésà Londres,quand ils se rendaient furtivement à Paris, n'y ap-portaient pas communémentd'aussi éclatantes reconnaissancesdu

gouvernementrépublicain.

a Tombez, superbes rois, despotesde la terre;La France contre TOUSdirige son tonnerre ,Quevos trônes brisés , dans la poudre abattus ,Laissent la liberté ramener l'allégresse ,La raison, les beaux arts , doux enfansdela Grèce,Et des Romainsal tiers les rigides vertus.

« Eblouissant les yeux par une pompe vaine,Trop longtemps l'ignorancea fait peser la chaîneDes peuples opprimés de cent climats divers ;

déjà l'histoire exalte à chaque page !sera d' un peuplelibre, auguste aréopage!

Vous avec d' unseul mot affranchi l' univers,»

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ne connoissons qu'un seul lyrique, Jean-Baptiste Rousseau.Encore n'a-t-ilfait que revêtir des charmes de son style les plain-tes et les pénitentes rêveries de David, ou mettre à profit lessublimes beautés d'Horace-Les anciens, dans cette partie, l'em-

porteront toujours sur nous, comme ils l'emportent du côté de

l'éloquence et de l'histoire. Mais nous leur sommes bien supé-rieurs dans la poésie légère ; nous pouvons même nous vanterd'être les créateurs de ce genre délicieux. Les anciens ne con"

noissoient pas la chanson, et nous en avons une foule qui sont

des chefs-d'oeuvres de grâce, de galanterie, de délicatesse. Mais

revenons à notre poète. Vous dites qu'il a fait une tragédie de

Caton. Ce sujet est beau : Addisson l'a mis au théâtre anglois ;mais aucun françois n'a encore essayé d'offrir ce sublime répu-blicain sur la scène. Je serois ravi qu'il réussît. Vous a-t-il lu sa

pièce? S'il vous la lisoit, tâchez de m'en transcrire quelques versafin que je puisse en porter quelque jugement ; ou bien marquezmoi ce que vous en pensez. On peut bien ne pas réussir dans

l'ode et faire dé bonnes tragédies. Je vois jouer avec un plaisirinfini le Fénélon et le Casus Graccus de Chénier, et Chénier a

fait des odes très-foibles. Je tremble de vous demander des

éclaircissemens [sur une nouvelle peut-être fausse, mais quim'a glacé quand on m'en a fait part. On m'a dit que le C. B. étoit

en état d'arrestation. Juste ciel 1que faut-il donc faire si un pa-triote tel que lui peut perdre sa liberté ! Cette détention ne peut.être sans doute que l'effet des manoeuvres de quelques méchans,

qui auront trompé les représentant du peuple sur son compte.

Apprenez-moi, je vous prie, ce qui en est : c'est un homme dont

le souvenir me sera toujours cher. Je suis certain de la sincérité

de son patriotisme comme du mien et du vôtre. Ecrivez-moi le

plus tôt qu'il vous sera possible. Soyez persuadé de l'attache-

ment sincère avec lequel je serai toute ma vie

Votre aini.

J. J.LEULIETTE.

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LETTRE VIL

PARISprimidi de la seconde décade du mois

de brumaire, an second de la républiqueune et indivisible.

CHEBAMI,

Excusez-moi si j'ai tardé si long-temps à répondre à votre obli-

geante lettre. Ce ne sont ni les amusemens ni les plaisirs quim'ont détourné de remplir un devoir si doux pour mon coeur;mais un peu de paresse que ma mauvaise santé rend un peumoinsinexcusable. Les lettres que j'ai écrites âmes parens auront

fait cesser les inquiétudes que votre amitié vous avoit inspiréessur le parti que vous m'avez cru prêt à prendre. (1| Je n'étois pashomme cependant à m'engager si légèrement : l'état d'instituteur

particulier n'est guère fait pour un homme d'un caractère aussi

indépendant que le mien. Plusieurs hommesqui avoient beaucoup

plus de mérite que moi s'y sont trouvés réduits,il est vrai; aussi ne

Font-ils pris que par nécessité. L'état 'où je suis actuellement a

quelques petits désagrémens, mais l'on y jouitd'une honnête liber-

té, et'en travaillant l'on n'a point de hauteurs ni de dédains à es-

suyer. Silescollèges étoiént organisés j' aspirerbisbien à unechairede professeur, parce que l'exercice dé cette fonction me pèrrhet-troit dé vaquer librement à l'étude ; mais pour une éducation

particulière, je ne m'y déterminerai jamais. D'ailleurs il me

semble que la fortune de cet homme s'est éclipsée toùt-à-coup,comme le palais d' Armide. Je ne le vois plus que de loin en

loin ; et mon peu d'empressement à répondre à son projet fait

qu'il a renoncé a m'en importuner.

(1) Ces mots font supposer que Leuliette avait déjà traité ce

sujet dans une précédente lettre qui ne as retrouve plus aujourd'hui.

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La tragédie dont vous me parle n'est point encore annoncée(l).Le décret qui supprime le Théâtre François,dit de la Nation (2),a

mis les auteurs tragiques dan» la nécessité de présenter leurs

ouvrages au théâtre de la République , le seul où l'on joue pas-sablement la tragédie. Il y a ici quinze théâtres au moins (3) :

l'Opéra-Comique, le Théâtre de la rue Feydeau , celui de la

République, sont les seuls où il se trouve une réunion de vraistalens.Le nouveau spectacle de la Montansier (4),qui est le plusmagnifique de Paris, et peut-être de l'Europe, soit par la superbedisposition de la salle, soit par la beauté et la fraîcheur des dé-corations , la magnificence des ballets qui s'y exécutent, est

presque toujours désert, par la raison que les acteurs y sontdétestables. Ainsi 11est à présumer que ce jeune homme présen-

ti) La Mort de Caton. Voir la lettre qui précède.

(2) Ce décret a été rendu le 3 septembre 1793', en confirmation

d'un arrêté du" Comité «luSalut Public portant : « que le théâtre

> dit de la Nation serait fermé ; que les acteurs et les actrices se-

» raient mis en état d'arrestation , à cause de leur incivisme , et

• parce qu'ils sont soupçonnés d'entretenir des correspondances» avec les émigrés , ainsi que François de Neufchâteau , auteur de

• la pièce intitulée Paméla ; et que les scellés seraient apposés• sur leurs papiers. » Cet acte de la Convention n'a pas été in-

séré au bulletin des lois ; et on ne le trouve textuellement rap-

porté que dans le Moniteur du 3 septembre 1793. A proprement,

parler , c'était moins un décret en forme que la simple approba-tion d'une mesure d'ordre public prise en dehors de la Convention.

(3) Leuliette eût pu dire vingt au moins , d'après la liste qu'onen présenta dans la séance de la Convention du 4 pluviôse an II ?,

pour répartir entr'eux une somme de 100,000 livres, en récom-

pense des quatre représentations que chacun d'eux avaient don-

nées pour et par le peuple.

(4) Leuliette désigne ici le théâtre que Mlle Montansier venait de

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tera son Caton au Théâtre de la République ; et le grand nombre

de pièces qui sont maintenant à la lecture en retardera beaucoupla représentation ; car il faut d'abord qu'un pauvre auteur aillelire sa pièce aux comédiens , et son sort dépend du jugementde ce redoutable tribunal. Plait-il à ces messieurs de prononcerqu'une pièce est mauvaise , il faut en passer par là, fût-ce une

nouvelle Zaïre. Un acteur vit dans l'opulence, est magnifique-ment logé, entretient de jolies femmes ; tandis que le poètequi lui procure cesavantages, loge modestement dans un galetas,et n'a d'autres plaisirs que ceux que lui procure son imagination.Je ne manquerai pas de vous donner avis du succèsde cette piècequand on la jouera. Croyez-moi pour la vie

Votre sincère ami,

J. J. LEUUEITE.

faire construire sous le titre de Théâtre des Arts, et d'ouvrirrue Richelieu alors appelée rue de la Loi. Il ne faut pas le con-

fondre avec celui qu'elle dirigea au Palais Royal et qui porta son

nom. Onsait que le Théâtre des Arts, devint ensuite le théâtrede l'Opéra, et qu'il fut_délruit sousla Restauration, en expiation de

l' assassinatdu duc de Berry..

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LETTRE VIII.

Paris, an II de la république une et indivisible.

CHER AMI,

J' auronsprofité du retour de P.... pour vous faire passer une

lettre, si j'avois pu trouver un moment pou?l'écrire, Mais, au

défaut d'épitre, je l'ai prié d'être auprès de vous l'interprète de

ma sensibilité Je suis persuadé qu'il s'acquittera de cette mission

avec toute l'éloquence et le talent que nous lui connoissons. Il

m'a parlé de vous avec intérêt, ainsi qu'un de mes intimes amis

que j'ai eu le plaisir de posséder une huitaine de jours , dont

nous n'avons pas passé unseul sans nous entrenir de vous. Onm'afait passer des détails sur la manière dont vous avez célébré la

journée du 10 août. Cela m'a paru très-bien; mais vous savez,comme mai, que les fêtes républicaines sont toujours belles quandon y voit régner l'enthousiasme; et je crains bien que le feu dela liberté ne soit point fort actif dans le lieu de ma naissance. Une

société populaire, composée seulement d'un nombre égal à celuides apôtres , ne me fait point augurer que le patriotisme ait reçu

depuis mon absence un bien grand accroissement. Vous me direz

peut-être que les douze apôtres ont bien révolutionné une partiede L'univers : je pense aussi que votre société pourroit faire

beaucoup de bien, si elle étoit toute composée d'hommes quiaimassent aussi sincèrement que vous leur patrie et l'humanité.

Un gouvernement républicain est ceque tous les lâches (1),tous les

(l) Lavéhémence de cette expression et de quelques autres quisuivent sonne mal aux oreilles de notre siècle; et nous sommes per-suadé que Leuliette ne les eût pas employées de nos jours. Maisau temps où il écrivait, c'était une façon de s'exprimer sur le

compte des ennemis de la République, presque proverbiale , mêmechez les républicains les plus modérés et les mieux intentionnés.En

rapprochant les paroles de Leuliette de son caractère personnelet de la conduite qu'il a tenue pendant la révolution , on n'aura

plus à leur reprocher qu'une effervescence de langage qui portemoins le cachet d'un homme que le cachot du temps.

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hommes pervers qualifient de belle chimère. Il faut e»-

pérer que nous la réaliserons. Ce régime doit avoir nécessairement pour ennemis tous ceux que leurs préjugés, les

vices de leur éducation, ont accoutumés à regarder la portionla plus intéressante du peuple comme coupable de tons les

crimes, et incapable d'aucunes vertus; et qui ne veulent pas voir

que les fatites qu'ils nous reprochent ne sont que les suites de

l'oppression sous laquelle nous avons gémi. L'enfant qu'un pèrebizarre maltraite et accable du poids de ses caprices, devientnécessairement vicieux et méchant. Eh bien 1le peuple sous la

verge du despote est comme l'enfant sous la tyrannie d'un

père capricieux : et un bon gouvernement opère les mêmeseffets que l'autorité paternelle bien dirigée.

Mais il faut que je vous parle un peu de moi. Je vous ai écrit

depuis cette dernière maladie qui fut si violente que je crus ma

substance immortelle prête à s'élever vers les régions du bon-

heur ; car je ne me crois pas assez méchant pour redouter les

rives de l'Achéron. Depuis ce temps ma santé est tolérable ; ellene sera jamais bonne, et la lame ne sera jamais bien dans le

fourreau. Mais qu'y faire ? C'est le plus grand des malheurs et le

seul contre lequel, la nature ne nous offre aucuns remèdes, ex-

cepté la patience et la résignation. Charmes de l'imagination ,

plaisirs de la tendresse ! qu'offrez-vous à un pauvre valétudi-naire ? Des désirs et rien de plus : il lui reste un coeur brûlantdans un cadavre inanimé. pour l'homme robuste et voluptueux,chaque instant, chaque objet lui crée un plaisir nouveau : lemonde est pour lui un palais enchanté, embelli chaque jour parles mains du plaisir. Le.chant mélodieux de Philomèle le ravit ;

l'émail et le gazon des prairies enchantent ses yeux et parlent à

«oncoeur-; les bocages lui rappellent de. doux mystères ; plus•loin, l'aspect d'une jeune nympheachève de le plonger dans une

douce ivresse. Hélas ! voilà des plaisirsque votre ami sait peindreet qu'il ne sait'plus goûter! Les lettres, le souvenir de mes

amis, sont un baume qui seul peutsoulager mes maux. Quand

vous aurez un moment de loisir, n'oubliez pas

Votre sincère ami ,

J. J. LEULIETTE.

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LETTRE IX.

Paris, 7 nivôsean II de la républiqueune et indivisible.

CHER,AMI,

Les inquiétudes de ma mère me rappellent cette épigrammede Marot :

« Colasest mort de maladie jTu veux que je plaigne son sort.Hélas !que veux-tu que j'en die ?Colasvivait, Colasest mort, (1) »

Eh bien, Colas boit, mange, dort, se réjouit des progrès de la rai-

son et des succès de nos républicains, lit, écrit, médite , pensesouvent à ses amis, fait un peu de tout, excepté l'amour, réfléchitsur les misères de la vie humaine, s'ennuie très-souvent d'être au

nombre des vivans, etvit cependant toujours ; se promène la nuit,travaille tout le jour; mets J. J.au lieu de Colas; et voilàen peu

(4) Cette épigramme , qui n'est pas dans le style de Marot, etdont lelangage serait d'ailleurs trop rajeuni pour un poète du tempsde François 1er, appartient à Gombaud, poète français du 17e

siècle. Boileau la rapporte dans sa douzième lettre à Brossette ,probablement en citant de mémoire , de la même façonque Leu-liette ; mais diverses collections , emr'autres celle de Crapelet ,les poètesfrançais depuis le XIIe siècle jusqu'à Malherhe, la don-nent sans doute plus exactement ainsi :

« Colasest mort de maladie ,Tu veux que j'en plaigne le sort ;Hélas ! que veux-tu que j'en die ?Colasvivait . Colasest mort. »

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de mots la vie de ton (1)ami. J'écrirois bien un peu plus souvent jmais n'ayant rien de nouveau à marquer, je reste plume en

main et bouche béante, comme ces médians poètes qui veulent,dans une romance, ou dans une élégie, peindre à leurs maîtressesleurs amoureux transports , et qui, trouvant toutes les déessesdu Parnasse sourdes à leur voix, après quelques heures d'un

pénible travail, n'enfantent que quelques vers propres à glacercelles qu'ils voudroient embraser.

Je suis assez ravi que les dévotes soient de retourde leur pèlerinage ; car il me sembloit assez drôle de punirces pauvres imbécilles pour n'avoir pas cru aux bons dieux de la

(1) C'est la première foisque Leuliette se sert du tutoiement, quiétait devenu le symbole néologique de la fraternité républicaine.Ce mode d'interpellation individuelle peut passer pour une des

plus singulières violencesque l'esprit révolutionnaire ait exercées surle peuple français; en ce que n'ayant jamais pu se faire reconnaîtreune existence légale, il ne s'imposa pas moins à l'usage avec force

de loi. La Convention nationale déclara bien que les citoyensavaient le droit de se tutoyer ; mais elle se contenta de [les ex-horter à le faire ; et lorsqu'on sollicita d'elle un décret pour les yobliger, elle passa à l'ordre du jour. Néanmoins ce fut ineffica-cement qu'elle proclama la liberté de langage : onne put, il est

vrai, soit qu'on refusât, soit qu'on négligeât de se tutoyer,être déclaré coupable d'avoir enfreint la loi ; mais on passa poursuspect ; mot perfide, qui a créé une culpabilité de réserve, pourprendre dans ses artifices tout ce que les lois lui refusaient, et àl'aide duquel on a pu traduire toutes les actions en crimes, sansavoir besoin d'en définir aucun.

C'était là qu'en voulaient venir les sociétés populaires de Paris ,

lorsqu'elles demandèrent à la Convention , dans sa séance du Xbrumaire an II, d'ordonner le tutoiement par décret. « Je demande» au nom de mes commettans, dit l'orateur qui les représentait,» un décret portant que tous les républicains français seront à» l'avenir, pour se conformer aux principes de leur langage, en» ce qui concerne la distinction du singulier au pluriel, tenus de» tutoyer ceux ou celles à qui ils parleront en seul, à peine détre» considéréscommeadulateurs,enseprétant par cemoyenau soutient

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fabrique des prêtres dits constitutionnels. (1) Mais il faut avoirsoin de rétablir la vérité. Il existe un Dieu , ou du moins tout

me l'annonce. S'il existe un Dieu, c'est d'après les notions de

son existence que nous devons régler notre conduite. Il exigesans doute de ses créatures l'obéissance aux lois qu'il a établies :il faut chercher à connoître ses lois : elles doivent être confor-

mes aux sentimens de la nature. Aimer ses semblables,les soulager, pardonner les injures personnelles, défendre

la liberté publique , vaincre ses passions , quand elles sont en

de la morgue qui sert de prétexte à l'inégalité entre nous. »Ainsi , le but avoué de cette pétition était de mettre en état de

suspicion tout citoyen qui ne s'astreindrait pas à de prétenduesrègles de langage, qui n'avaientaucune existeucede fait, et dont lasanction grammaticale, si elle devait faire loi, avait au moins be-soin d'être préalablement obtenue d'une autorité littéraire autre-ment compétente qu'une assemblée de législateurs. Thuriot, ré-

pondant à Bazire, qui avait repris la proposition des assemblées

populaires dans la séance du 21 brumaire, et lui disait : . Ce'n'est pas un crime déparier mal le français;» posait donc un

principe généralement vrai , mais appliqué à un fait particulière-ment faux. Car ce n'était pas mal parler le français que de dire à

quelqu'un : je voussalue. Le pronom personnel vous était employéau singulier dans les oeuvres les plus classiques et du purisme le

plus orthodoxe de là littérature française: s'il n'était pas régu-lier , ce ne pouvait être que par rapport au français tel qu'onvoulait le refaire; mais le français, tel qu'il était convenu de le par-ler depuis des siècles, n'avait rien à y reprendre. Aujourd'hui nous

continuons de le parler ainsi, et, loin d'être criminels, nousavonslebonheur de n'être même pas suspects. Cependant, de très-bons

esprits, étrangersaux influencesrévolutionnaires qui avaient cherchéà retremper la langue française dans le puritanisme politique, et

s'étaient imaginé,arriver à l'égalité par la syntaxe , ont trouvé, denosjours que la logiquene s'accommodait pas d'un pronom collectif

pour désigner un seul individu,: ici, du moins,la question est envi-

sagée spus un point de vue raisonnable, et placée sur le terrain quilui convient; mais la formule qu'on y combat a vieilli avec la lan-

gue française, et il est probable qu' ellesmourront ensemble.

( 1 ) Leuliette fait allusion aux suites de l'émeute qui eut

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contradiction avec l'intérêt général ou avec le bonheur particu-lier , tels sont, selon moi, les premiers principes de la morale.

Ayant posé l'existence de Dieu , l'âme doit être immortelle.Commece mondeest pour la plupart deshommesun état d'épreu-ves , de maux , d'anxiétés, il doit exister une autre vie où l'âme

dégagée de ses liens recevra ou la peine des crimes qu'elle a

contractés, ou des vertus qu'elle a pratiquées. Voilà, selon moi,

quels sont les principes fondamentaux de toute morale ; voilà ce

qu'il faut chercher à graver danstous les coeurs.Un grandhommea dit : « si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. (1) » Ilexiste ce Dieu : qu'il soit notre guide dans ce court passage ,notre appui dans le malheur , notre consolation et notre espoir àl'instant de la mort. Croyonsque le méchant et l'homme de bienne seront point confondus ; une vie future réparera les maux dela vie présente et en conciliera les contradictions apparentes.

Pardonne-moi cette dissertation philosophique. Si j'étois unhomme à bonnes fortunes, je te peindrois mes plaisirs.

En vers voluptueux, où en prose charmante,Je peindrois à tes yeuxune facile amante,Messoupirs , mes transports et ces heureux momentOùnotre âmes'abîme dans de doux enchantemens.Maisces plaisirs si purs , si touchans, si vantés ,Ton malheureuxami ne les a guères goûtés.Il faut qu'il se consoleavec l'austère sagesseDes torts ou des erreurs de la bizarre déesse.

lieu le 31 mai 1791, contre le curé de l'hôpital de Boulogne,etdans laquelleplusieursde ses ouailles ou de ses pénitentes furentlivrées à d'ignominieuxet déplorables outrages. Cet ecclésiasti-

que avait manifesté, dans plusieurs circonstances,une oppositionimprudente aux articles de la constitution civile du clergé.

(I) Voltaire.

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Depuis long-temps je n'avois fait de vers : tu trouveras ceux-

ci encore plus mauvais que ma prose. (1)

Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ton sincère ami,

J. J.LEULIETTE.

(1) Ces vers ne sont effectivementpas très-bons , et Leuliette nese persuadait pas qu'il en pût faire de meilleurs ; mais il ne serend pas justice en les comparant à sa prose , où l'on voit germertoutes les qualités d'un grand écrivain. Il n'en est pas moins re-

marquable qu'avec de grandes pensées , de l'enthousiasme , un

style éloquent , et le culte des poètes, Leuliette n'ait pas toujoursréussi, comme on le Yoit ici, à mettre mêmeun vers sur pieds.

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LETTRE X.

Paris, 21 ventose an II de la république.

MONCHERAMI,

J'apprends avec la plus vive satisfaction les succès que te pro-

eurent tes talens et ton patriotisme Dans quelques lieux que la

destinée aveugle ait placé les hommes, ils peuvent maintenant met-

tre à profit les facultés qu'ils ont repues de la nature. Maintenantles acclamations publiques reconduiront l'homme de mérite dans

son honorable atelier,et l'estime et la reconnaissance l'en tireront

pour l'élever aux emplois delà magistrature et aux fonctions de

législateur. L'égalité ne sera plus un vain nom; et la richesse

orgueilleuse n'aura plus en propriété exclusive que ces jouis-sances factices dont le sage sait se passer, et auxquelles il préfèrele solide avantage d'être utile à ses concitoyens. Fais-moi le

plaisir de me faire passer ton discours : je le communiqueraiaux patriotes de ma connaissance. Je suis ravi que mes com-

patriotes (1) soient si bien à la hauteur des circonstances :

j e n'aurois pas attendu une conversion aussi subite. Paris n'offredans ce moment aucune nouveauté intéressante, excepté quel-ques nouvelles pièces de théâtre où l'on trouve en général beau-

coup de patriotisme et très-peu de talent. Il faut en exceptercependant la tragédie d' Epicharis et Néron,[2) où se trouvent des

(1) Par une inadvertance assez commune, même de nos jours,Leuliette emploie l'expression de compatriote pour celle de conci-

toyenqui est ici le mot propre..(2) Cette tragédie est de Legouvé, plus connu par son poème in-

titulé le Mérite des Femmes. Elle fut représentée pour la

première fois le 15 pluviose an II, sur le théâtre de la Ré-

publique. Etienne et Martainville, dans leur histoire du Théâtre

Français, poitent sur cette pièce un jugement qui se rapprochebeaucoupde l'opinion de Leuliette. MaisGeoffroi,qu'on peut crain-dre de n'avoir pas été sans passion pour l'apprécier , l'accusa plustard d'être froide, écrite d'un style dur et incorrect, sans nier ce-

pendant qu'il y eût des vers énergiques , et un 5° acte d'un grandeffet.

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idées dignes de Corneille et de Shaskespeare, des vers qui m'ont

arraché de vives émotions de surprise et d'admiration.

Tu me marques,dans ta dernière lettre , que je te dis fort bête-

ment que je fais tout, excepté l'amour : bien ou mal exprimé,ce n'en est pas moins une vérité. L'épicurien Chaulieu dit, quebonne ou mauvaise santé fait toute notre philosophie. La déesse

des plaisirs aime les corps vigoureux ; elle ne sourit point au

vieillard ni au pauvre valétudinaire. Il m'est cependant dernière-

ment arrivé une avanture qui m'a tellement surpris que je croyoisrêver, quoique tout éveillé : elle est si plaisante que je ne me sens

point assez de gaîté pour la peindre avec les traits qui lui convien-

nent. Qui, moi, faire naître l'amour ? exciter même la jalousie !

et de qui encore?d'une femme qui a les plus beaux yeux,le teint le

plus frais, unsein peut-être aussi beau que celui sur lequel certain

peintre grec (1)représentoit le voluptueux Alcibiade prenant ses

ébats amoureux. O déplorable santé !que de plaisirs tu me dé-

robes ; que de charmes tu me fais haïr I O nature, n'as tu formé

certains êtres que pour les astreindre aux plus cruelles priva-tions ?Pourquoi donc leur as tu donné un coeur?Terminons cette

digression, car de tels souvenirs m'inspirent une mélancolie

qui me tue.

Je n'ai point encore obtenu de nouveau certificat de civisme :.mais ce qui me rassure, c'est que beaucoup d'employés sont dans

le même cas : ce qui me donne lieu d'espérer qu'on ne sera pointsi rigoureux sur ce point.

Je suis très-bien dans mon nouvel emploi ; je travaille sous un

chef honnête et fort instruit : on me confie tout ce qui exige une

rédaction soignée, et il est fort content de la manière dont jetiens la correspondance. J'ai l'emploi et le titre de principalcommis.

Je t'embrasse de tout mon coeur ; ne m'oublie point quand tu

auras quelques momens de loisir.

Salut et fraternité,

J. J. LEULIETTE.

(1) C'était, selon Plutarque, Aristophon ; et la courtisane quiétait représentée avec Alcibiade, s'appelait Néméa.

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LETTRE XI.

Paris, 20 floréal an II de là république.

CHERAMI,

Je vois bien que tu es le secrétaire de ma mère ; je te prie devouloir bien être aussi son consolateur, et de, tâcher de la tirer dela situation où tu mefais entendre qu'elle se trouve maintenant.Je suis absolument hors de danger, et compte demain où aprèsdemain reprendre mes occupations habituelles. La mort, que jecroyois si près, que je craignois si peu, que j'aspirois même ,m'a encore esquivé cette fois-ci. Tu me diras que ce dégoût de la

vie est assez rare : j'en conviens, et c'est un grand bonheur. Desdeux tonneaux du sublimeHomère (1)celui qui contient les mauxa constamment versé sur moi; je ne sais quand il me tombera

quelques gouttes de l'autre. Je te suis bien reconnoissaht des dis-cours que tu m'as envoyés : je les ai lus et relus avec plaisir. J'ytrouve de la chaleur , de brillantes imagés et des idées très-

philosophiques. Courage , mon cher ami, continue d'éclairer tes

compatriotes ; mais sois moins timide : une mâle fierté doit

distinguer l'homme libre. Quand on dit de si bonnes choses, ondoit employer toute la capacité de ses poumons, eût-on ceux de

Stentor. J'étois, en particulier, peut-être encore plus ti-

mide que toi. Tu sais que dans les assemblées publiques je me

faisois entendre aux oreilles les plus dures : cependant une

femme était capable de me faire baisser les yeux. Sois toujours

gai,joyeux. Beau conséiller, mediras-tu !Je ressemble à cesectai-

re eunuquequi engageoit sesprosélytes au mariage: étant triste, je

n'ensens que mieuxle prix de la bonne humeur. Peut-être revien-

drai-je un jour aussi gai que quand j'avois le plaisir de vider avec

toi un baquet de lait caillé sur l'herbe fleurie. Que ne sommes

nous encore voisins,comme noussommes toujours amis.Les bords

(1) Celte allégorie se trouve dans le 24echant de l' lliade. Bi-taubé s'est servi plus poétiquement du mot urne , au lieu de celuide tonneau que Leuliette emploie à l'exemple de MmeDacier.

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de la Seine meseroient aussi agréables avectoi que mel'étoitjadisle superbe Océan (1)qui baigne nos murs. Tu prieras ma mère de

rappeler au citoyen B ... l'objet de M (2)Il vient d'écrire à

l'agent national du district, et dans ce moment un mot de recom-mandation pourroitproduire un bon effet;je m'intéresse d'autant

plus volontiers à lui que sarecommandation est fondée sur la justiceet qu'il m'a donné les preuves d'amitié les plus sincères. Il m'a

offert d'aller me rétablir chez lui, où l'air est très-pur , où , me

disoit-il, ses soins et ceux de son épouse et le bon vin du pays ,auraient contribué dans peu à me fortifier la santé. Ma situation

habituelle ne me permet pas d'accepter cette offre : il faut que

je tâche, autant que je le pourrai, de conserver mon emploi ; jen'ai que cette ressourcé, qui n'est que bien momentanée: on

ne vieillit guère dans ces sortes d'emplois. D'ailleurs la dépen-dance , l'ennui, les désagrémens qu'on y éprouve, ne permet-tent pas à un homme fier et libre d'y rester long-temps. Heu-reux l'homme qui cultive le champ de ses pères , ou celui à

qui ses forces permettent de supporter tous les travaux,de courir les mers, de manier le marteau ou la hache :celui-là est vraiment indépendant des évènemens et des hommes!il trouve dans ses bras robustes une ressource contre tous lesrevers. Mais un valétudinaire comme moi, qui sais, grâces à

des études continuelles, les langues savantes , les systèmes des

philosophes , l'histoire de tous les siècles , je n'en dépends pasmoins d'un ignorant, qui a, il est vrai, le talent d'intrigue que

je n'ai pas. Ecris-moi le plus tôt possible. Je crois dans peu jouird'une santé tolérable. Je vais travailler.

Adieu, mon cher ami.

J. J. LEULIETTE.

(1) L'image est un peu hardie pour figurer le détroit du Pas deCalais.

(2) La lettre nommeici le frère cadet d'un respectable ecclésias-

tique qui est mort, il y a plusieurs années, et après un longexercice , curé de la paroisse St.-Joseph de Boulogne. Le pays oùl'on voit plus loin qu'il invite Leuliette à aller faire quelque séjour

pour le rétablissement de sa santé, est la Bourgogne, qu'onpourrait reconnaître au seul éloge de son vin.

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LETTRE XII.

Paris, 12 fructidor an II.

CHERAMI,

Je ne reçois plus de nouvelles de toi : tu peux, il est vrai, mefaire le même reproche. Tu m'allèguerois avec raison tes occupa-tions continuelles, et moi mes maladies interminables. Elles m'ontconduit enfin dans le dernier refuge de la misère, c'est-à-dire à

l'hôpital. Ce n'est pas là, tu t'en doutes bien, le séjour des muses:

cependant le Camoëns y est mort (1) ; le Tasseamoureux et malade

fut obligé de s'y réfugier (2). Mais ce n'est pas dans ces affreusesretraites que le premier chanta les exploits de ses intrépides

compagnons, et que le second créa les jardins d'Arrnide. Moi

qui n'ai de commun avec ces grands hommes que le goût des

arts et un amour passionné pour les beautés simples dé la nature,je crois que quand le ciel m'auroit donné leur génie, un tel sé-

jour me rendroit aussi stupide qu'un Caffre on un Hottentot. Je

ne sais plus à quel saint me vouer ; à peine suis-je quitte d'un

(1) Il y mourut en 4579, à l'âge de 62 ans.

(2) La version la plus suivie est qu'Alphonse, duc de Ferrare

hs fit enfermer, en 1579, dans un hôpital de fous. On a remarquécette identité du malheur dont Camoëns et le Tasse paraissentatteints à la même époque. Une aussi triste communauté d'infor-tunes rapproche, dans la littérature française du 18e siècle,lesdeux noms de Gilbert et de Malfilâtre ; et la ressemblance devient

plus frappante, lorsque l'on se rappelle que le Tasse a consacréun sonnet à la gloire de Camoëns, et que la mémoire de Malfilâtrea été honorée de ce souvenir de Gilbert :

» La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré. »

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mal qu'un autre vient m'assaillir. Il semble que toutes lescalamités humaines m'aient choisi pour leur hôte. Quel moyenemployer contre de tels ennemis? La médecine? je n'y ai ja-mais eu de confiance , et l'expérience m'a convaincu du peu decasqu'on doit en faire. La religion? c'est un antidote usé. La

philosophie?elle servit dans tous les temps de masqueaux charla-

tans, et je nele seraijamais(l). Depuis dix-huit moisje souffresans

unjour, sans même une heure de relâche. Depuis ce temps je n'ai

point vu une seulefois le soleil se lever avec satisfaction; la belle

nature ne m'a point souri; sa pompe, sa sublime majesté,n'ont plus eud'attraits pour moi. Depuis ce temps, moncoeurn'é-

prouve plus ces sensations douces , ces transports voluptueux,

auxquels l'auteur de notre être a attaché les plaisirs de l'exis-

tence. Je traîne un squelette sans passion, sans mouvement, quine conserve de vie que pour la douleur. Combien de fois,vaincu

par le désespoir , n'ai-je point été prêt à suivre les leçons de

Rosbek[2) et à imiter son exemple ! Des préjugés, peut-être la

crainte de l'avenir, ont toujours enchaîné mon bras. Qu'il est

dur d'avoir sans cesse à lutter contre de semblables idées, et de

n'être retenu à la vie que par la crainte des tourmens qui peu-vent suivre la mort ! C'est dans le lieu que j'habite maintenant

qu'on voit, en racourci, un tableau de toutes les misères hu-

(1) Leuliette reviendra, dans les lettres suivantes 13e et 15e, de

cette opinionchagrine qu'il faut lui passer,commeun des plus sen-

siblesà-propos des vers de Chaulieu qu'il a précédemmentcites :

« Bonneou mauvaisesanté» Fait notre philosophie. »

(2) Rosbek, et, selon d'autres, Robeck, naquit à Calmar ,

(Suède), en 1672. II consacraà l'apologiedu suicide une disserta-

tation qui n'a été imprimée que dans l'année qui suivit celle de

son propre suicide, arrivé, selon Moréri , en 1735; car pour

joindre l'exemple au précepte , il se jetta dans le Weser et s'y

noya. La BiographieUniversellede Michaud, qui aurait souventbesoin de rectifications, dit qu'il mourut en 1739, et n'en place

pas moins en 1736 la publication que le docteur Funck fit desonouvrage, en exécutionde sa dernière volonté.

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mâines , que l'âme est déchirée par les cris, les plaintes et les

gémissemens. L'homme est donc né pour souffrir! Notre être

est une singulière énigme ! Surtout ne parle de ma situa-tion à personne ; je l'ai cachée soigneusement à ma mère ; si

elle le savoit, elle en mourroit de chagrin. Je crois sous peude jours quitter cet hospice ; mais sans quitter la maladie, ou,du moins sans qu'elle me quitte. Fréquentes-tu toujours laSo-

ciété populaire ? Cette société sait-elle allier à la vigueur révo-lutionnaire les principes immuables de la justice et de l'huma-nité ? Nous venons de reconquérir notre liberté (1) ; ne souffrons

pas qu'une nouvelle tyrannie s'élève. Depuis cinq années nous

avons été continuellement trahis ; nous avons été les dupes de

notre confiance et de notre penchant à l'idolâtrie ; les idées dela véritable indépendance se sont effacées de notre esprit. Nous

nous disions libres , et un tyran féroce couvrait la France de

bastilles , l'innondoit du sang de ses meilleurs citoyens. Nousnous disions libres , et nos pensées mêmes étoient captives, et

l'âme généreuse ne pouvoit exhaler sa juste indignation : l'hom-

me sensible étoit forcé d'étouffer ses pleurs et de contempler en

silence les maux qui déchiroient sa patrie. Ne souffrons pas quela postérité ne puisse parcourir qu'en frémissant les pages de

l'histoire de notre révolution. Que-nos enfans, un jour , en bé-

nissant nos travaux, n'aient point à fermer les yeux sur nos

erreurs et nos excès. Le sang est nécessaire pour cimenter le

trône d'un despote ; mais non pour affermir les droits impres-

criptibles de l'homme.

Le C. B. ta donné de mes nouvelles, il me l' a écrit. Je suis

persuadé qu'il est très-sensible à ma situation ; mais il

soupçonne en quelque sorte ma sincérité : il croit mes plain-tes sur certaines personnes peu fondées. Hélas ! il ne me-

connoît point encore assez. S'il pouvoit pénétrer dans mon coeuril connoîtroit combien l'aveu de l'abandon dans lequel on m'a

laissé m'a été pénible. Je me repens même d'avoir fait cette

(1) C'est une allusion aux événemens du 9 thermidor et à la

chute récente de Robespierre, dont Leuliette flétrit la tyranniedans les lignes suivantes.

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confidence , quoique je n'aie rien exagéré, quoique l'on continue

d'avoir pour moi la même indifférence. Qu'il ne croie pas quemes maux me rendent capricieux, exigeant ; ils ont affaibli mon

esprit, altéré toutes mes facultés ; mais ils n'ont point aigrmon caractère. Mais, si le sort me condamne à ne point trouver

justice auprès de mes amis, il faudra m'accoutumer à supportercet excès d'humiliation, auquel, je l'avoue , je n'étois point pré-

paré. Ecris-moi, cher ami ,et sois persuadé de mon inaltérable

attachement

J. J. LEULIETTE..

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LETTRE XIII.

Paris, ce S vendémiaire an II (1).

CHERAMI,

Excuse si j'ai tardé si long-temps à répondre à tes deux

charmantes lettres; car j'ai reçu celle dont tu paraissois inquiet.

Toutes deux ont excité dans mon coeur les mouvemens d'une

douce sensibilité ; toutes deux m'ont fait éprouver que ton affec-

tion pour' moi étoit toujours la même'. Ton âme se peint à nu

dans les douces consolations que tu m'adresses :j'y vois les senti-

mens les plus vertueux, embellis encore par les charmes d'une

brillante imagination. Plus je découvre tes excellentes qualités,

plus je regrette d'être éloigné de toi. Je sens combien ta pré-sence eût*contribué à adoucir mes maux ; mais il faut obéir à la

destinée dont nous sommes tous ici bas les esclaves. Mes forces

reviennent assez bien et beaucoup plus vite que je n'avois sujetde le croire. La tranquillité d'esprit pourra renaître avec elles ;car tu sais que la santé est le premier des biens ; ce n'est qu'avecelle qu'on peut trouver des charmes au sein même de la prospé-rité ; avec elle l'infortuné se repaît de douces illusions, la scène

du monde s'embellit à nos yeux, des idées riantes occupentnotre imagination, la volupté crée pour nous des songes enchan-

teurs , et l'amour, ce bienfaiteur du genre humain, nous offre

ses plus pures délices. On peut être heureux sans richesse, sans

les vains honneurs que brigue la vanité ; mais on ne peut, pas'

plus l'être sans santé que sans vertu. Je suis ravi que mes compa-triotes aient fait choix de toi pour rassortiment d'une bibliothè-

(1) Il faut lire an III.

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que (1) ; ils prouvent par là qu'ils savent rendre j ustice au mérite.

La plupart des bibliothèques des ci-devant religieux offrent, je

crois, un vaste dépôt des sottises humaines ; mais à côté du

fatras théologique, il se peut trouver d'excellens ouvrages. Tu

n'auras pas négligé sans doute les bonnes histoires ; elles offrent

le tableau frappant des vicissitudes humaines. Nous voyons sous

nos yeux les hommes de tous les âges, les crimes, les erreurs,les grands talens , les vertus brillantes. Là des calamités affreu-

ses déchirent nos coeurs , nous pleurons sur des malheurs quela sépulture couvre depuis plusieurs siècles , parce que nous sen-

tons que les mêmes maux peuvent nous affliger. Ce n'est pointles catastrophes qui ont désolé une famille, affligé un em-

pire, qui excitent notre émotion ; c'est le sort de l'humanité

entière, c'est notre triste condition que nous déplorons, sans nous

en douter. Plus loin, le tableau consolant de la prospérité d'un

peuple fait succéder un mouvement de joie aux larmes que nous

venons de répandre ; nous bénissons le héros qui procure à son

pays le bonheur. De loin en loin des scènes terribles, mais su-

blimes, semblables aux volcans qui déchirent le sein des mon-

tagnes qui les renferment et répandent dans l'espace une majes-tueuse horreur, viennent étonner notre imagination. Ce sont des

peuples long-temps inconnus qui se lèvent avec éclat,qui marchentau milieu de la foudre, qui portent partout le ravage et la mort ;mais dont, en déplorant leurs fureurs , on est obligé d'admirer la

valeur, la constance , le bouillant enthousiasme. Mais rienn'ap-proche le plaisir que nous fait éprouver l'histoire, quand elle

(1) M. Fayeulle fut l'un des six commissaires que l'administra-tion du district de Boulogne , de concert avec la Société-Populairede cette ville , choisit pour dresser l'inventaire des livres et desmanuscrits qui avaient appartenu aux bibliothèques des monas-tères et des maisons d'émigrés de l'arrondissement d'alors. La

Convention-Nationale, par un décret du 9 pluviose an II, article

8, avait imposé ce travail à tous les districts. Le nombre des ou-

vrages que les commissaires de Boulogne eurent à'inscrire s'éleva à52,000. On en garda une partie , qui contribua à former la biblio-

thèque de l'école centrale du Pas-de-Calais , devenue ensuite la

bibliothèque de Boulogne. L'autre partie fut envoyée à Arras.

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nous peint un héros luttant contre la tyrannie. Celui qui peutlire sans transport le récit du généreux dévouement de Padilla,de l'acte généreux de Guillaume Tell, de la mort sublime de

Sidney, ou de Barnevelt, ne sera jamais qu'un vil esclave. Tu

n'auras guères trouvé de poètes dans ces bibliothèques (1); la lec-ture de ces aimables enchanteurs est pour l'homme sensible unesource de délices. Aux sons de leur lyre magique, les landes,les déserts se transforment en jardins , en palais enchantés ; tout

s'embellit, tout s'anime, et la nature qu'ils chantent sembledevoir plus à leurs pinceaux sublimes qu'à la magnificence deson divin auteur. Un bon historien, un excellent orateur, unhabile physicien , sont à mes yeux de grands hommes ; mais , si

je crayois l'admiration qu'ils m'inspirent, je dirais que les véri-

tables poètes ont quelque chose au-dessus de l'humanité. Le

nombre des philosophes est sans doute bien petit dans ces collec-tions monacales ; c'est à ces hommes à qui (2)nous avons le plus

d'obligation : ils ont brisé nos lisières, et nous sommes étonnés

d'être en état de marcher seuls. Lisons-les donc, etpénétrons-nous des grands principes qu'ils nous démontrent. Je suis ravi

que tu me laisses entrevoir que tu pourras m'écrire plus souvent :,

tes lettres ont sur mon coeurle charme le plus puissant.

Ton affectionné ami,J. J. LEULIETTE.

(1) Le catalogue descriptif de la bibliothèque publique de Boulo-

gne, en remontant aux origines de possession, autant qu'il a été

possible à son conservateur de les découvrir , donne une statis-

tique bibliographique de ces anciennes collections.

(2) Nous n'avons pas relevé le mot esquivé qui se trouve aucommencement de la 12melettre , non plus que quelques autresaussi improprement employés par Leuliette dans le cours de sa

correspondance,parce que ces observationsgrammaticales, que tout

le monde peut faire, et qui ne' portent que sur des fautes de lan-

gage qu'on n'est jamais sûr d'éviter dans' la rapidité de rédactiond'une lettre familièrement écrite, sont pouf cela même inutile»

et ne prouvent rien. AinsiLeuliette écrivant ici «c'est à ceshommesà

qui,»s'il avait eule temps de se relire, ou bien s'il avait composéundiscours académique, n'eût pas laissé subsister cette incorrectionreprochée au premier vers de la IXe satire de Boileau:

«C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler. »

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LETTRE XIV.

Paris, ce 21 Brumaire, an 11(1) de la République.

CHER AMII

Je profite pour f écrire du retour de notre frère (2)C. Tu par-tage* l'estime que j'ai pour lui ; estime que la fermeté deson caractère , et son patriotisme lui méritent à tant de titres.Je crains bien qu'il n'ait de nouvelles persécutions à redouterdans un pays où une faction puissante vient de comprimer le

patriotisme ; mais je suis persuadé qu'il trouvera dans toi et dansle petit nombre de justes qui se trouvent encore à Boulogned'énergiques défenseurs. Les patriotes ont intérêt à se défendremutuellement ; la tyrannie les menace également tous.

Je ne sais trop , mon cher, quel tableau te tracer dé notresituation politique ; le présent m'accable et l'avenir m'effraie.Je n'ai jamais tenu à aucune secte ; ma passion unique a tou-

jours été l'indépendance de mon pays ; j'ai toujours cru que laliberté eût survécu à tant d'orages , et qu'après que tous leshommes impurs eussent passé, la vertu , la probité eussent

enfin triomphé. Le régime de Roberspierre m'a fait peur. La

destruction des arts, l'anéantissement des sciences, enfin la

plus affreuse barbarie paroissoient devoir être le résultat deson système : peut-être vouloit-il la liberté publique ; maisses moyens étoient bien violens. Je ne sais non plus ce queVeulent les hommes du jour : quand leurs mesures ne me se-raient point suspectes , l'attachement que leur montre l'aristo-cratie me le seroit infiniment. L'esprit public est ici totalement

, (1) Lisez an III.

(2) Cette expression s'entend de la fraternité républicaine.

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anéanti; je ne sais pas même trop s'il en a jamais existé. Tous les

aristocrates que les prisons viennent de vomir occuperont bientôt

les places et les emplois publics : on dit même que des marquissont à la tête de nos manufactures d'armes,

On ne manque pas de jouer au théâtre les pièces qui peuvent

rappeler de complaisans souvenirs en faveur des titres et de

la royauté. On dit ouvertement que le gouvernement républi-cain ne convient pas à un peuple tel que nous : c'est comme si

l'on disoit qu'il faut un roi. O peuple foible et malheureux,

quel sera le prix des maux qn'on t'a fait souffrir? A quoi abou-

tiront ces traits de dévouement, ces actes d'héroïsme dont le

détail forcera la postérité à oublier tes erreurs, et à rejeter,sur tes ennemis les crimes dont on a voulu souiller ta révolu-

tion? N'aurons-nous vu notre pays teint de sang, des milliers

d'hommes sacrifiés, que pour satisfaire à l'ambition barbare de

quelques hommes qui, après s'être disputé long-temps nos

dépouilles , iront acheter, des rois coalisés, l'impunité de leurscrimes au prix de la liberté de leur pays ? Que la prétenduehumanité des dominateurs du jour ne t'en impose pas ? Rap-

pelle-toi leur vie passée, rappelle-toi ces journées abominablesdu 2 et 3 septembre, auxquelles présidoit ce Tallien (1), aujour-d'hui si compatissant. Ne soyons plus les dupes de ces hommes

(1) Tallien était, pendant Cesjournées de septembre, secrétairede la commune de Paris. Il fut l'un des commissaires qu'elle char-

gea d'annoncer à l'assemblée nationale les premiers crimes qui ve-naient de se commettre dans les prisons. La manière dont il s'en

exprima ne prouve pas assez qu'il les déplorait : il y parla de la

juste vengeance du peuple qui était, disait-il, principalementtombée sur des fabricateurs de faux assignats : et il eut le grandtort de croire qu'il lui suffisait de les traiter de scélérats , poufabsoudre leurs assassins. Quels que soient les services que Tallienrendit plus tard à la cause nationale, en contribuant, l'un des pre-miers et des plus ardens, à purger la Erance de Robespierre , il n'a

que très-imparfaitement réussi à trouver grâce, même aux yeuxdes hommes les plus indulgens , pour la part qu'il prit à des actescruels dont le reproche le poursuivit long-temps dans les discourstrès-vifs de plusieurs de ses collèguesà la Convention.

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perfides; ne voyons plus que la patrie et la liberté publique; mais

ne laissons pas opprimerles patriotes énergiques qui nous ont

servis. Si le peuple abandonne ses amis, qui aura maintenant le

courage de le défendre ?

Mais ce n'est pointa toi que je dois ces conseils; je eonnois

la pureté de ton âme et ton zèle pour la liberté publique. Cette

tempête ne sera peut-être que passagère ; nous verrons briller

peut-être encore l'astre de l'indépendance, mais pur et sans

nuage : alors le petit nombre d'hommes justes qui ont été éga-lement inaccessibles à la terreur et à la séduction, jouiront du

fruit de leurs veilles et de leurs sacrifices. Si leur espoir est

trompé, il se souviendront de la mort de Barnevelt, de Sidney,de Padilla et de tous les citoyens généreux qui ont su combattre

pour la liberté , mais qui n'ont pas su lui survivre.

Ton affectionné ami,

J. J. LEULIETTE.

La défianceque Leuliette exprime sur son compte était donc jus-tifiée par ses antécédens. Sa lettre est écrite sous l'inspiration desévénemens qui s'étaient passés la veille aux Jacobins, et aveccette préoccupation du royalisme et de l'aristocratie qu'on croyaitvoir partout renaître après le 9 thermidor, et que la Convention

pensa avoir frappés le 22 Brumaire an III, en supprimant le Clubde»Jacobins.

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LETTRE XV.

Paris, ce 18 Ventôse, an III de la République.

CHERAMI,

Ta lettre m'a fait un extrême plaisir , quoique tu m'y laisses

entrevoir quelque chose de sinistre. Q,u'entends-tu par les mal-heurs de notre commune ? Offrent-ils quelque chose de particu-lier ; où sont-ils ceux que la France entière partage 1 La disette,le discrédit de notre papier, les effets des fureurs de nos lâches

et imbécilles tyrans, le dégoût, l'abattement, le désespoir, une

réaction nécessaire, indispensable, mais dont les conséquences

pourront être funestes ; des passions, des vengeances particu-lières, qui prendront encore le masque dé l'intérêt public, voilà

les maux que nous avons à prévoir et à redouter. Mais, tu melaisses en suspens, comme si la communication des pensées étoitencore interdite, comme si l'ami craignoit encore de s'épancherdans le sein de son ami, et qu'un imbécille inquisiteur pouvoitenvoyer, comme autrefois , à l' échafaud le malheureux quiexhale ses plaintes.

Je sais que les extrêmes se touchent, que les excès affreuxd'une anarchie barbare, que l'extravagante férocité des monstres

qui nous ont si long-temps accablés, peuvent nous ramener au

néant du despotisme. Mais tu calomnies la philosophie en lui

imputant nos maux. Tu dis, après en avoir fait, avec l'éloquencedu sentiment, la triste énumération : « dans un siècle de philo-

sophie! » Mais ce n'est point les philosophes qui ont causé lescalamités dont nous gémissons. Ils ont été, dans tous les temps,les amis de l'humanité , et n'en ont jamais été les destructeurs-Ce n'est point le chancelier L'Hôpital qui ordonna la Saint-Bar -

thélemi. Ce n'est point le bon Fénélon qui prêcha les dragon,nades, Ce n'est point à Condorcet, à Bailly , à Bernardin de St.-

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Pierre que l'on doit les effroyables journées du 2 et 3 sep-tembre. Carrier n'étoit pas un académicien, quoiqu'il fût l'in-venteur des bateaux à soupapes. (1)Roberspierre, Couthon, St.-

Just, le prêtre Joseph Lebon, n'étoient certainement pas dessavans. Nous pouvons encore dire, avec M. de Voltaire, que les

grands crimes ont toujours été commis par de grands ignorans ;et nous pouvons y ajouter, ou par des êtres médiocres, qui ont la

rage de la célébrité, sans les moyens de l'obtenir, et qui ne pou-vant devenir célèbres cherchent à se rendre fameux.

Ce n'est point à la philosophie, mais à l'abus des principes les

plus sacrés, à la fausse application qu'en ont faite des imbécilles

et des scélérats, que nous devons des malheurs dont l'histoired'aucun siècle ne nous offre l'assemblage. Des tigres osoient se

décorer du nom de patriotes, et avilissoient tellement cette au-

guste dénomination que les hommes vertueux auroieut rougi de

la partager avec eux, s'ils n'eussent pas songé que la nature

avoit donné une face humaine à Collot et à Barrère, comme à

Fénélon et à Bernardin de St.-Pierre.

Quel sera le terme de ces convulsions ? J'ai des conjectureset de fortes présomptions ; mais je n'ose prononcer. Je Crainsfortement que nous ne revenions au point dont nous sommes

partis. O triste humanité ! notre sort est une énigme. Souffrir

sans cessé sur ce misérable globe, s'agiter vainement pouradoucir ses maux, disparoitre souvent sans avoir connu tin ins-

tant de bonheur, ignorer qu'elle sera sa destinée future! S'il

existe un Dieu, ou il est le plus inconcevable des tyrans, ou

cette vie n'est qu'un passage, qu'une navigation difficile, maté

qui doit nous conduire à un rivage fortuné.

Quant aux écoles (2)je te répondrai dans une de mes prochaines

(1) C'est au moyen de ces bateaux que Carrier fit périr , dans la

Loire, les inombrables victimes des cruautés qu'il exerça à Nantes,et auxquelles le nom de noyades est demeuré pour perpétuer l'hor-reur qui doit s'attacher au nom et aux crimes de l'un de» monstres,les plus exécrables que la Révolution Française ait produits.

(2) On ne voit pas dans les lettres suivantes que Leuliette soit

revenu sur ce sujet ; et nous ne savons de quelles écoles il entend

psrler, si ce n'est des écoles centrales qui venaient d'être instituées

par décret du 7 ventôse.

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lettres, et te ferai sentir que ce beau plan est inexécutable.Tous les bons esprits en conviennent. D'ailleurs, songer à detels établissemens dans ce moment-ci, c'est ressembler à unhomme qui achèteroit des porcelaines, des statues, des tableaux,pour orner une maison qui s'écroule. Tout est ici dans une fluc-

tuation étonnante. On entend une foule de propos, de conjec-tures , qui font connoître les espérances des uns et les craintes

des autres. La rentrée des proscrits (3) à la Convention occupe

beaucoup. Tous les hommes sans prévention voient en eux d'il-

lustres défenseurs de la liberté publique, qui eussent sauvé la

patrie s'ils n'avoient point été lâchement abandonnés. Mon opi-nion n'a jamais varié sur leur compte ; j'ai vu les luttes qu'ilsont essuyées, les périls qu'ils ont bravés ; j'ai été touché de l'é-

loquence de quelques-uns d'entre eux et du courage de tous.

J'ai versé des larmes sur ceux que le fer de la tyrannie a mois-

sonnés, j'ai juré une haine éternelle à leurs assassins ; mais jecrains aujourd'hui l'effet des ressentimens. Je redoute des fac-

tions nouvelles ; je crains que des hommes aigris par la persécu-tion ne se ressouviennent trop des maux qu'ils ont souf-

ferts.

Je t'ambrasse du plus profond de mon coeur , et suis pour la

vie,

Ton affectionné ami ,

J, J. LEULIETTE.

(3) Cesproscrits étaient les députés que le décret du 3 octobre1793 avait fait mettre en état d'arrestation, pour avoir protestécontre les mesures dont les Girondins avaient été l'objet les 31mai et 2 juin, et qui furent rappelés au sein de lu Conventionparsondécret du18frimaire an III.

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LETTRE XVI.

Paris, ce 5 Floréal, an III de la République-.

CHER AMI,

Je profite d'une occasion pour me rappeler à ton souvenir jcar tu m'as donné à entendre qu'on ne jouissoit pas encore â

Boulogne d'une grande liberté, et que le secret pouvoit être

violé à la poste. Je sais que tous les hommes qui sont, dans

notre ville , à la tête de l'administration, sont de francs aristo-

crates; (1)mais ceux qui ont usurpé le nomde patriotes, à Boulognecomme ici, ont fait tant de mal, qu'ils ont, par leurs fureurs ,leurs sottises, leur ignorance, préparé le triomphe des ennemis

du peuple. Je suis persuadé que tu n'as jamais partagé le délire

de ces malheureux. Ton bon coeur et tes lumières t'ont dû ga-rantir de leurs excès et de leur frénésie. 11n'y a de vrai patriote,tu le sais, que l'homme sensible, humain et vertueux. Peut-on

dire que l'on aime sa patrie quand on outrage l'humanité ; et quec'est pour le bien du peuple qu'on lui ôte tout principe , toute

moralité, qu'on lui fait un besoin des spectacles de sang , qu'onl'accoutume à danser autour des cadavres 1

Je ne sais quel sera le terme de nos maux. Les plus habiles

politiques ne le sauroient prévoir. On regrette les peines quel'on s'est données , les sacrifices que l'on a faits. On s'aper-

çoit que l'on s'est précipité dans un gouffre de calamités,

(1) Les mémoires et les autres documens historiques de cette

époque témoignent que l'esprit des meilleurs républicains était de-

venu facilement ombrageux. Comme ils craignaient le retour de

l'aristocratie , ils s'imaginaient la voir partout. Cependant il faut

dire qu'ils ne se sont pas toujours trompés.

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pour servir des factieux et des ambitieux sans vues, sans talens,

qui précipitoient d'autres pygmées, et l'étoient bientôt eux-mêmes par des hommes aussi féroces et aussi peu capables de semaintenir dans leurs usurpations.

La disette est affreuse, elle a déjà occasionné de fréquenssuicides ; des mères ont précipité leurs enfans dans la Seine et

s'y sont jettées ensuite elles-mêmes. On entend partout les gé-missemens de la misère, les plaintes, les murmures mêmes du

désespoir. Je souhaite que Boulogne soit préservé de ce fléau.Il n'en est point de plus affreux. Je n'ai encore souffert que très

peu en comparaison de beaucoup d'autres. Etant seul, j'aimemieux épuiser mon porte-feuille (1)que détruire entièrement monestomac. La pauvre espèce humaine est soumise à bien de tristes

épreuves. Partout la misère est le partage de la plupart des

hommes; Excepté quelques coquins qui s'enrichissent, quelqueshommes assez heureusement constitués pour triompher de lavicissitude du sort, et vivre gaiement en dépit de tout , le restedu monde souffre. Comment expliquer ce désordre 1II répugneà l'idée d'un Dieu juste. Il me prend quelques fois des accèsd'athéisme ; mais je reviens naturellement à mes premièresidées.

Je ne sais si C. est encore en prison. J'ai regardé cet homme,il y a long-temps, comme un être rempli de vanité, sans juge-ment, et par conséquent susceptible de toutes sortes d'impres-sions. Tous ces êtres-là nous ont plongés dans le précipice.L'expérience nous convaincra que les talens sont utiles à quel-

que chose, et qu'on ne peut rien espérer de bon de la sottiseet de l'ignorance.

J« t'embrasse de tout mon coeur ,

J.-J. LEULIETTE.

(1) Ou autrement les assignats qu'il renfermait.

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LETTRE XVII.

Paris, ce 16 Prairial, an III de la République.

CHERAMI,

Je reçois toujours, avec un nouveau plaisir , les preuvesd'intérêt et d'amitié que tu me donnes. Tu me mandes qu'ona trouvé une de mes lettres dans les papiers de B. ; elle ne

peut me compromettre. Elle contenoit tout simplement le

compte que je lui rendois sur une pétition qu'il avoit présentéeà la commission d'agriculture (1). Je suis bien désabusé sur la.mo-ralité de ces révolutionnaires ; je ne veux avoir rien de communavec eux, non pas parce qu'ils sont malheureux et poursuivis ;mais parce qu'ils ont été les instrumens de la plus atroce ty-rannie. Dans ta lettre tu regrettes d'une manière touchante les

moeurs du bon vieux temps ; nous sentons maintenant ce quenous avons perdu. Tout n'étoit cependant pas bon autrefois, il

s'en falloit de beaucoup ; mais nous avions des moeurs, de l'hu-

manité , des opinions qui adoucissoient nos maux. Maintenant

la dissolution est portée à son comble , les passions n'ont plusde frein, tous les sentimens de la nature sont anéantis. Tu es

époux et père; tu inculqueras à tes enfans ces sentimens dont tu

connois le prix ; tu écarteras de leurs jeunes coeurs ces farou-ches et désolantes maximes qui depuis quatre années ont couvertla France de tigres ; tu leur inspireras le goût des vertus , l'a-mour du travail, le respect pour la divinité ; tu te ménageras

par là des plaisirs pour tous les instans de la vie et des conso-

lations pour la triste vieillesse, Nos maux sont affreux , mais

ils auront un terme ; une crise salutaire peut les adoucir.

Quant à la disette, nos campagnes nous offrent un aspect con-solant ; confiné dans les tristes murs d'une immense cité, je ne

(1) Leuliette y avait alors un emploi.

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puis que rarement les visiter: Leur aspect me rappelle des sou-venirs délicieux ; il me retrace ces temps fortunés où j'alloisdans mes promenades donner carrière à ces idées douces, à ces

projets philantrópiques , qui n'étoient à la vérité que des illu-sions , mais qui faisoient mon bonheur. Un riant avenir créé parl'imagination, s'ouvroit alors devant moi. J'ai maintenant perduces doux enchantemens : un corps altéré ne laisse plus à l'âmeaucuns plaisirs ; sans amis, isolé, je n'ai ici d'autre distraction

que celles que m'offrent le travail et mes livres ; il n'y a ici per-sonne à qui je puisse ouvrir mon coeur, je n'y ai vu que des êtres

corrompus avec qui je ne puis communiquer.On nous annoncé une paix prochaine ; je n'y crois pas. Nos en-

nemis connoissent trop bien notre triste position pour ne pas nous

imposer des conditions qu'il ne seroit pas de notre dignité d'ac-

cepter. L'Angleterre est gouvernée par un politique habile (1),qui profitera de nos malheurs, de nos fautes, de notre défaut

d'esprit public : car nous n'avons fait depuis cinq ans que prou-ver notre peu d'aptitude à une régénération. Le pays qui a pro-duit le plus d'hommes capables de revendiquer les droits de l'es-

pèce humaine, n'offre pas d'êtres assez purs, assez énergiques

pour les soutenir.On nous promet une constitution (2) : nous en avons déjà eu

deux (3) ; la troisième aura-t-elle plus de succès? Le peuple verra-t-il sa situation adoucie? Les arts , l'agriculture , l'industrie, cesfondemens de la prospérité des nations, obtiendront-ils la pro-tection qui leur est nécessaire ? N' aurons-nous à craindre ni lesexcès de la démocratie, ni la verge du despotisme ? Un bon

gouvernement est une oeuvre bien difficile ! Comment espérer

qu'il pourra sortir du sein des factions, des vices, de l'immoralité ?

D'ailleurs, que peuvent les meilleurs lois quand les hommes

sont corrompus ? Peut-être le sang de deux millions d'hommes,

cinq années d'orages et de calamités, ne produiront-ils rien pour

(1) W. Pitt.

(2) La constitution de l'an III.

(3) Celle du 3 septembre 1791 et l'acte constitutionnel du 24

juin l793.

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notre malheureux pays. Les destins ont condamné la majeurepartie de notre espèce à des maux continuels. Tout ce que nous

voyons autour de nous est une véritable énigme : on a dit tant

de choses là-dessus, qu'il est impossible de rien dire de nouveau.Je n'ai pas vu ce M. que tu m' annonçois ; il m'a fait remettre

ta lettre par H. qui a fui l'armée pour venir bravement à Pa-ris. Cet homme est gangrené de terrorisme. Comme mes opi-nions différent entièrement des siennes, je présume qu'il auradétourné M. de me voir. Au reste, je fais peu de cas de ces prê-tres apostats. Un honnête-homme n'embrasse point un état pouravoir du pain , et ne l'abjure pas après pour avoir des emploisrévolutionnaires.

Tu voudras bien donner de mes nouvelles à mon père et à ma

mère, car je crois qu'ils sont toujours dans l'inquiétude. Quant à

mes besoins physiques , je trouve plus de moyens d'y satisfaire

que beaucoup d'autres , n'ayant que moi à pourvoir. La misère

des autres me touche plus que les maux que j'éprouve moi-

même. Le spectacle de la félicité publique seroit celui quitoucheroit le plus mon coeur.

Je te prie d'être assuré de ma constante et invariable affection,

-J. LEULIETTE.

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LETTRE XVIII.

Paris , ce 29 Thermidor, an III de la République.

CHERAMI,

Depuis long-temps je n'ai eu le plaisir de recevoir de

tes nouvelles. J'attribue ce silence aux circonstances malheu-

reuses où nous nous trouvons, qui absorbent en quelque sorte

toute notre attention et qui ne nous laissent respirer que pour la

douleur. Je juge de la situation dé nôtre pays par celle que l'on

éprouve ici, où la disette étale toutes ses horreurs, et où les scé-

lérats seuls, par leurs spéculations et leurs crimes, savent se

soustraire aux maux qui frappent l'honnête-homme. Depuisdeux mois je me trouve sans emploi (1);j'étois supprimé sans enêtre prévenu. On me l'avoit caché parce que j'étois grièvementmalade à cette époque :j'y aurois été peu sensible dans toute

autre circonstance ; je le fus même très peu malgré la difficultédes temps. L'homme qui a des vertus ou des talens se trouve

déplacé dans de semblables emplois ; on ne s'y soutient que parla bassesse et l'intrigue ; ce sont des arts que je n'ai pas cul-

tivés, et pour lesquels j'avoue ne me sentir aucune aptitude.Me trouvant sans moyens d'existence, j'avois conçu un projet

qui sourit à mon imagination jusqu'au moment fatal où je fuséclairé sur l'impossibilité de l'exécuter : c'étoit de tirer parti

(1) Il avait perdu celui qu'il occupait à la commission d'agri-culture, et il fait connaître dans les deux lettres suivantes, le motifpour lequel il en avait été renvoyé.

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du peu de talens que j'ai repus de la nature , de faire l'essai de

mes forces et de ne plus végéter enfin dans une triste inaction.

Je trace le plan d'un ouvrage périodique quidevoit être différentdé tous ceux dont le public est inondé. Le Spectateur d'Adisson

et de Steele m'eût servi en quelque sorte de modèle. J'étois bien

éloigné de prétendre égaler ces grands écrivains ; mais j'étoisembrasé du désir de faire entendre d'utiles vérités , de faire ai-

mer la vertu, de rappeler à ces moeurs douces, innocentes , quedes systèmes atroces ont étouffées. Je fis part de mon plan à

des personnes instruites , je lus différens morceaux que j'avois

préparés. On applaudit à mes idées , on me flatta d'une réussite.

Plein d'espérance, je cours chez différens imprimeurs; c'étoit-

là le noeudgordien : ces messieurs n'impriment pas sans avances,et je n'ai pas le sol. Voilà donc mes espérances évanouies, et la

misère qui s'offre devant moi avec toutes ses horreurs.

Je ne songeois point à la fortune, je n'y eus jamais.de préten-tion; mais je m'étois fait la douce idée d'un travail indépendant,d'une existence conforme à mes goûts.

Je m'entretenois dans la riante illusion d'offrir du fond dema retraite des tableaux qui eussent attaché les âmes sensibles,et des réflexions qui n'eussent point déplu aux hommes ver-

tueux. Si l'on n'eût point eu à vanter les charmes de mon style,la force de mes idées, on eût du moins rendu justice à la puretéde mes intentions ; et, au défaut des suffrages de l'homme, de

goût, j'aurois obtenu l'estime des âmes honnêtes. Flétri, acca-

blé par deux annés de souffrances continuelles, je me disois : si le

flambeau de ma vie doit bientôt s'éteindre, essayons à jetter

quelque éclat sur nos derniers instans , à payer à la société le tri-

but que mes moyens et mes forces me permettent de lui offrir :

si au contraire un sang nouveau vient couler dans mes veines ,si l'heureuse santé, dispensatrice de tous les trésors,.vient rani-

mer mes sens , égayer mon coeur, échauffer mon imagination, jepourrai tenter des efforts moins pénibles, et obtenir des succès

plus certains. J'irai me reposer quelquefois dans des retraites em-bellies par l'amitié , m'entretenir des doux charmes de la vertuavec des êtres qui savent la pratiquer ; j'irai sous le triste toit

qu'habite l'infortune répandre des secours, si je le puis, ou du

moins des consolations ; je célébrerai avec quelques amis qui

partageront mes goûts, mes sentimens, les belles fêtes de la na-

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ture ; nous savourerons ensemble les fruits que nous offre sa

main bienfaisante ; la gaîté , douce fille de l'innocence , viendra

..présider à nos repas. Ces doux tableaux d'un avenir imaginairecharmoient les ennuis du moment ; le bonheur futur que je me

créois me rendoit presque insensible à ma misère présente. J'é-

tois même moins affecté d'un de mes plus affreux tourmens, la faim,

qui depuis cinq mois ne m'a pas quitté un seul instant. Mais ce

rêve agréable est évanoui, et ce qu'il y a de plus cruel pour mon

coeur, je viens d'être convaincu du peu de fond que les malheu-

reux doivent faire sur les hommes.• Je te confie cela sous le secret; il m'en coûte, hélas! de faire une

telle confidence. Tu sais l'amitié que M. B. me témoignoit; de-

puis deux ans il ne cesse de m'écrire et de me presser de venir

chez lui rétablir ma santé : j'avois balancé jusqu'ici malgré mes

désirs et le besoin que je sentois de fuir des lieux où tout me

rappelle des souvenirs affreux, de jouir d'une douce solitude ,des soins touchans de l'amitié , de respirer l'air pur des campa-

gnes , de puiser dans les riants tableaux de la nature , dans la

jouissance de ses belles productions, cette délicieuse ivresse quel'auteur de notre être semble répandre dans le coeur de celui qui

contemple ses merveilles avec respect et reconnoissance. Main-

tenant que rien ne me retient plus ici, que tout au contraire me

presse'd'en sortir, j'écris, et, te le dirai-je,mes lettres restent sans

réponse. A quoi puis-je attribuer ce silence ? Quinze jours se

sont écoulés depuis. Il est dur, il est cruel de faire de sem-

blables expériences. Quoiqu'il en soit, je te recommande le se-

cret, je t'en conjure même avec la confiance de l'amitié. Cache

aussi cet événement à mes parens, j'ai cru qu'il n'étoit point né-

cessaire de [le] leur apprendre , jusqu'au momentoùj'aurois

épuisé toutes mes espérances.J'ai écrit à B., je n'en ai point non plus reçu de réponse ,

quant à la tienne je compte dessus.

Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ton ami,

J.-J. LEULIETTE.

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P. S. Embrasse bien ta petite famille pour moi ; il est pénibledans ce moment d'être époux et père : on voit souffrir ceux quinous sont les plus chers. Dieux ! quel sera le terme de cette cala-mité ; jusqu'à quand les hommes se feront-ils un jeu du malheurde leurs semblables? On nous fait cependant pressentir qu'une

paix générale n'est point éloignée.

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LETTRE XIX.

Paris, 13 fructidor, an III 4e la République.

CHERAMI,

Je puis te donner avec confiance le doux titre d'ami ; car tu es

le seul qui me console dans l'infortune. Il fut un temps où plu-sieurs personnes à Boulogne me témoignoient de l'affection, et

surtout cet homme dont je t'ai confié récemment le barbare pro-cédé; tous m'ont abandonné, pas un n'a pris la peine de m'é-

crire. O cher ami! tu me restes seul ; en me rapellant les lieux

de ma naissance , ton idée seule' viendra se lier à celle des au-

teurs demesjours . tu réuniras avec eux toutes mes affections ,tous mes voeux , tous mes désirs.

Hélas, que n'es-tu dans les lieux que j'habite , ils ne seroient

plus un exil pour moi; tu contribuerois avec deux personnes es-

timables, qu'un bienfaisant hasard m'a fait retrouver ici depuisquelques jours ; a répandre quelque charme sur ma vie. Doux

plaisir de la confiance, je t'avois perdu ! Depuis long-temps je vi-

vois au milieu d'êtres pervers avec lesquels je ne pouvois com-

muniquer, ou de barbares dont j e n'étois point entendu. Faute

de fonds et de secours je n'ai-pu mettre à exécution le planque

je t'avois communiqué dans ma dernière lettre ; ne sachant de

quel côté donner de la tête , je me vis dans la triste nécessité

d'offrir ma plume à quelque écrivain périodique. Je me flattois

de rencontrer quelque homme honnête qui n'eût point tiré partide mon infortune, qui n'eût point spéculé sur ma misère. Mer-

cier, l'auteur du Tableau de Paris et de tant d'ouvrages qui res-

pirent partout l'amour de l'humanité, m'avoit inspiré de la con-

fiance ; on rédige sous son nom un journal intitulé Annales

Patriotiques et Littéraires. Je lui communiquai quelques mor-

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ceaux que j'avois écrits : il parut enchanté de ma manière, il ytrouva tout réuni, force de style, imagination, philosophie. De-

puis quinze jours je fais dansée journal l'article variétés ; j'y aitraité plusieurs objets dé politique, de morale, j'ose le dire, d'unemanière neuve et piquante ; j'y ai également fourni quelquesmorceaux sur les événemens actuels, pleins de chaleur et de sen-

sibilité.C'est avec un sentiment de douleur bien amère que je me vois

forcé d'abandonner, pour une chétive rétribution , un travail quipourroit contribuer à me faire une réputation : car ce Mercier estun vrai corsaire. Et puis, fions-nous à l'honnêteté de ces hommes

qui ne parlent que de vertus ; sans doute que pour les inspireraux autres , ils ne se croient pas obligés de les pratiquer eux-mêmes !Il me fait cependant de belles promesses; il ouvre à mes

yeux le temple de l'immortalité. J'aime beaucoup à m'entrete-nir dans les idées de gloire et de célébrité, mais cependant je

préférerois encore du pain.Ma mère me croit toujours à la commission d'agriculture : ce-

pendant comme je me suis créé des ressources, ou que je croisdu moins pouvoir m'en créer, tu peux lui dire que je n'y suis

plus. Je n'ai rien fait pour encourir ma suppression, excepté queje n'ai jamais dissimulé mes opinions républicaines, et cela suf-fit maintenant pour être disgracié par les hommes qui sont à la

tête des administrations , et qui paroissent être des valets de l'an-

cienne cour. Ils n'ont conservé que des prêtres fanatiques, et ont

appliqué la loi de réforme sur tous ceux qui avoient des talensou du patriotisme. C'est une chose assez plaisante que la répu-

blique ne paie et ne nourrisse que ses ennemis. D'ailleurs ces

sortes d'emplois ne conviennent qu'à des intrigans et à des

hommes incapables de faire autre chose. L'homme qui a la rai-

son cultivée souffre d'avoir à vivre parmi des êtres bouffis de sot-

tise et d'ignorance ; et l'honnête-homme ne peut se faire à l'idée

qu'il est à la charge de l'état, sans lui rendre aucun service : car

cette foule d'agences, de commissions (1) dévore et tue la répu-blique.

(1) Ces commissionsavaient été créées par décret du 12 germina)an II, au nombre de douze , pour remplacer les six ministères

composant le directoire exécutif. Elles furent suprimées par la loidu 4 ventôse an IV.

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B. n'a fait aucune réponse à mes deux lettres. Son pro-cédé m'a ulcéré le coeur : il est cruel à mon âge de faire une sitriste expérience des hommes. J'invite, je prie même mes pa-rens de ne jamais voir cet être méprisable. Se peut-il rien de

plus affreux que d'offrir une retraite et du pain à un malheureux,

lorsqu'il ne les sollicite pas, et de lui refuser jusqu'à même unmot d'écrit, de consolation, lorsqu'il le réclame avec instance ?

Qu'il est dur d'être si cruellement trompé ! J'avois pour cet

homme un respect, un attachement que je ne puis rendre. Son

arrestation m'avoit déchiré le coeur ; le jour , la nuit cette idéem'accabloit. J'étois à l'hôpital quand on m'apprit son élargisse-sement ; dans cet asyle de la mort et du désespoir, j'éprouvaiun sentiment de joie , et cet homme porte l'insensibilité jusqu'àrefuser de m'écrire dans le moment où je po.urrois être aux

prises avec le besoin, et peut être même prêt à m'abandonneraux horreurs du désespoir.

J'en serois probablement réduit à ce point, si en voyant sefermer des coeurs sur lesquels je croyois pouvoir compter, jen'avois reçu des consolations auxquelles je ne m'atiendois pas.Oui, j'ai rencontré quelques coeurs sensibles. Il est vrai queceux qui me témoignent de l'intérêt sont peu capables de m'êtreutiles ; mais c'est toujours une satisfaction pourmon âme ulcérée.O cher ami ! que cette vie est pour nous remplie d'amertume ! Je

dis pour nous, car tout prospère pour le méchant. Nous payonsen souffrant un tribut à la vertu. Si cette vie étoit tout, si le

néant attendoit également l'homme vertueux et l'être pervers?Ces idées sont désespérantes. Tu peux communiquer ma lettre à

ma mère ; car mes occupations me laissent peu de loisir, et je ne

pourrai peut-être écrire de plusieurs jours ; du reste j'ai obte-

nu de mon travail , non pas une rétribution équivalente, mais du

moins de quoi me faire subsister. On me promet quelquechose de mieux ;je suis à la besogne dès quatre heures du matin,souvent jusqu'à huit heures du soir.

Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ton affectionné ami,

J.-J. LEULIETTE.

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LETTRE XX.

Paris, ce 19 Vendémiaire.

CHERAMI,

Je t'écris de l'enceinte de la Convention Nationale, de la

loge où je me place pour rédiger la séance. (1) Comme elle ne

commence point encore, je profite de cet intervalle de loisir. Tu

m'as marqué dans ta dernière lettre que tu avois la fièvre ; j'en ai

été vivement affecté. Quant à moi, ma santé est beaucoup meil-

leure qu'elle ne l'a été depuis long-temps; il ne manqueroit

que de pouvoir satisfaire mon appétit ; mais il y a peu d'hommesà présent qui aient cette satisfaction.

Nous venons encore d'essuyer un assaut bien vigoureux (2). Pource coup les royalistes n'en relèveront pas : l'on va prendre enfin

des mesures pour les extirper. Il est temps de mettre un termeaux orages; le peuple, fatigué par ses longs malheurs, pourroitenfin céder. Je ne sais à quoi attribuer ces triomphes de la ré-

publique sur tous ses ennemis : nous n'avons plus de patriotisme ;nous sommes épuisés par toutes les calamités, et néanmoins nous

(1) C'ést-à-dire l'analyse, ou le compte-rendu des séances de la

Convention Nationale , qu'il rédigeait, comme journaliste , pourles Annales Patriotiques.

(2) C'est l'insurrection des sections de Paris contre la Convention

Nationale, désignéeet connue sous le nom de Journée du 13 vendé-

miaire (an IV.) Elle a été résumée ainsi par M. Mignet dans son

Histoire de la Révolution Française : «Le 13 vendémiaire fut le» 10 août des royalistes contre la république, si ce n'est que la» Convention résista à la bourgeoisiebeaucoup mieux que le trône» aux faubourgs.

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résistons toujours. On peut encore se demander cependant quelsera le résultat de notre révolution. Jusqu'ici de petits tyrans ,de petits ambitieux ont dominé tour-à-tour, et se sont envoyés à

l'éehafaud. Il n'a pas encore paru un homme assez grand poursauver la patrie, ni un scélérat assez heureux pour l'asservir.Je vais cesser de rédiger la partie Convention nationale des An-

nales patriotiques. Le propriétaire est un coquin de royaliste

qui veut absolument que j'écrive dans son sens. Je l'ai envoyéau diable; je lui ai dit que j'étois républicain et que quand onm'offriroit les trésors du Pérou je n'écrirois pas une ligne contre

mes principes. Je continue à fournir l'article variétés, parcequepour cette partie , je n'ai affaire qu'à Mercier, qui est patriote,et qui me laisse mes coudées franches : sans cela je l'enverrois

promener aussi lestement que l'autre. Je conserve les mêmes

honoraires qu'auparavant , et j'ai beaucoup moins de be-

sogne.Tu donneras de mes nouvelles à mes parens ; tu pourras leur

dire que, grâce à ma poltronnerie, je n'ai couru aucun dangerdans les derniers troubles. Je pourrois ajouter aussi grace à mon

patriotisme, à mes lumières ; car il n'y a eu que les royalistes quise soient armés contre la Convention , et. un tas d'imbécilles quisuivent aveuglément l'impulsion qu'on leur donne. Cette journéea cependant coûté la vie à peut-être plus de dix mille hommes,sans,compter maintenant ceux que l' intérêt de la patrie obligerade frapper, de proscrire , ou de déporter. Quant à moi, je tiensà la dernière mesure; je la crois la plus humaine, la plus digned'un peuple libre. J'ai énoncé cette opinion dans les Annales

Patriotiques , et je l'ai appuyée de tous les motifs qui militoient

en sa faveur. Les derniers évènemens ne feront pas rire les

royalistes Boulonnois. Tant de tentatives échouées ôteront peut-être à nos ennemis l'envie de faire de nouveaux essais.

On m'a expliqué ici les causes du silence de B. à mon égard ;on lui a rapporté que je l'avois désigné sous l'épithète de buveur

de sang. Je savois bien qu'il était buveur de petite bière, mais jecrois qu'il n'aurait pas trouvé plus de plaisir que moi à faire des

libations avec les compagnons de Catilina. D'ailleurs je n'ai

jamais employé cette dénomination banale. J'ai écrit avec vi-

gueur contre cette foule de mots nouveaux, qui ne seroient que

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ridicules si l'on n'en faisoit pas un emploi atroce. Il a pu erreren révolution comme j'ai erré moi-même : elle s'est offerte sous

tant d'aspects différens, elle a présenté tant de scènes diverses,qu'il est impossible d'avoir conservé dans tous les temps une opi-nion uniforme. Il est assez singulier que moi, qui ai eu l'honneur

d'être chassé d'une commission (4) comme terroriste (5) (car ce

titre s'applique maintenant à tous les républicains), je sois regar-dé à Boulogne comme un royaliste. Heureusement j'ai fait mes

preuves, et tout récemment plusieurs sections ont dénoncé

quelques écrits dont j'étois l'auteur et que je te ferai parvenir àla première occasion. Si ces messieurs l'avoient emporté je

pouvois faire mon paquet pour l'autre monde.

Je suis, avec affection, ton sincère ami,

J.-J. LEULIETTE.

(4) Sans doute de la Commissiond'Agriculture. Voirla letire XVIII.(5) «Le mot de proscription, dans ce temps, était celui deter-

> roristes..... La classe des terroristes s'étendait au gré des pas-» sions des nouveaux réacteurs, qui portaient les cheveux à la vio-> time , et qui, ne craignant plus d'avouer leurs intentions, avaient• adopté depuis quelque temps l'habit gris à revers, collet noir ou« vert, uniforme des chouans, »—(Mignet, Hist. de la Rév. Franc).

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LETTRE XXI.

Paris , ce 18 germinal.

CHERAMI,

Tu me reproches mon silence avec assez dejustice ; mais tu ces-serais d'être juste si tu l'attribuois à l'indifférence. Depuis le leverde l'aurore jusqu'à la nuit je suis constamment occupé, et si l'on

peut me reprocher de mal employer mon temps, on ne peut pasdu moins m'accuser de le perdre.

Tu ne me parles que superficiellement de la situation de notre

pays. Il me semble qu'on peut cependant se prononcer aujour-d'hui avec liberté. Tu vois, par l'Orateur-Plébéien (1), que je

m'exprime avec toute la franchise qui convient à un républicain :

il faut avoir de l'audace, de l'énergie, c'est le seul moyen d'en

imposer (2| à nos ennemis.J'ai vu ces jours passés un homme de Boulogne qui me dit

qu'on ne s'y étoit jamais tant amusé ; que ce n'étoit que danses,que bals, que fêtes. Je crois bien que ces plaisirs ne sont que le

partage du petit nombre de ceux qui ont bâti leur fortune aumilieu de la ruine publique , et qui ont eu l'adresse de s'empa-

(1) M. Deschiens, dans sa Bibliographie des Journaux de la Ré-

volution, décrit ainsi ce journal, dont aucun numéro ne nous estconnu: « L'Orateur-Plébéïen, ou le défenseur de la République,• par Loeullietteet autres,—in 8°; du 1er frimaire au 30 germinal» an IV,—94n08(Collectionde matériaux pour l'histoire de la Rè-» volutionde France, depuis 1787. »

(2) Leuliette a bien certainement voulu écrire d'imposer; demême que par le mot d'audace, il n'a entendu exprimer que lenoble sentiment du courage appliqué à de grandes actions.

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rer des dépouilles de ceux qui faisoient naufrage au milieu des

tempêtes révolutionnaires. Le spectacle de ceux qui jouissentest plus frappant, plus révoltant, quand les autres souffrent. Il

faut convenir aussi que l'insensibilité , la barbarie même n'ont

jamais été portées à un tel point. Ce sera un tableau très-diffi-

cile à tracer que celui de l'influence de notre révolution sur les

moeurs. Je crois en avoir saisi quelques traits que je présenteraisous peu.

Je t'embrasse, et suis avec une sincère amitié ton constant

ami,

J. J. LEULIETTE.

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LETTRE XXII.

Paris, 8 fructidor, an IV de la république.

CHERAMI,

Il y a un temps infini que je n'ai reçu de tes nouvelles. Tu pour-rois me faire le même reproche ; mais des amis se pardonnent et

ne se querellent pas. Je sais que dans les circonstances actuelles

les embarras absorbent tout, et que les inquiétudes de toute es-

pèce ne laissent aucun loisir. Quant à moi, qui n'ai ni femme ni

enfans, ni aucune envie d'en avoir, je suis parvenu , à force de

réflexions, de malheur, d'observations sur la pauvre race hu-maine , à une sorte de calme philosophique qui m'abandonne

cependant quand les passions crient trop fort. Je te ferois bien

rire si je te racontois certaine aventure qui m'est arrivée naguère,

qui m'atourmnté quelques jours, et qui s'est terminée dela.maniè-

re du monde la plus comique. Maisje réserve cela pour une piècede théâtre (1j que je ha arderai quand j'aurai terminé un livre qui

m'occupe aujourd'hui (2). C'est un enfant qui n'ira peut-être pas

bien loin ; mais qui ne laissera pas que de faire beaucoup de peineà son père. Que veux-tu? Il faut bien faire quelque chose : le

bel âge s'écoule, et je n'ai point encore connu un instant debonheur. La vivacité de mes passions, mon extrême sensibilité,la tournure de mon imagination, m'ont tenu dans de continuelles

perplexités. Il faut que je hasarde tout aujourd'hui, que j'es-saie mes forces, que j'embrasse le fantôme qui me séduit depuissi long-temps , ou que je parvienne à le dissiper. Je dévore tous

(1) Nousne connaissons pas cette pièce qui a pu être composéepar Leuliette , mais qu'il n'a jamais fait paraître.

(2) Il s'explique dans la lettre suivante sur le sujet de ce livre,qui n'a pas été publié.

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les livres, j'étudie toutes les sciences , et par une tension conti-nuelle , je parviens à vaincre cette mélancolie que je croyois l'ef-fet de la mauvaise santé, et qui ne l'est pas, faut croire, puisquele retour de la santé ne m'en a point guéri.

Donne-moi de tes nouvelles ; j'en attends avec impatience. Situ vois mes parens, tu leur diras que je me porte bien et

que ma tête est maintenant très-tranquille ; car elle ne l'étoit

pas lorsque je leur écrivis. Si mes accès sont violens, en revan-

che ils ne durent pas long-temps. Il est même essentiel que tu

les voies ; car ce n'est pas un petit triomphe d'être guéri en moinsde quinze jours d'une passion qui, à en juger par la première ef-fervescence , devoit me rendre aussi fou , mais non pas tout-à-

fait aussi brave que le Roland d'Arioste. Tu me parleras de B.,

malgré son extrême indifférence ; je n'oublie jamais mes anciens

amis.

Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ton affectionné ami,

J. J. LEULIETTE.

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LETTRE XXIII.

Paris, ce 15 brumaire an IV (1) de la République.

CHERAMI,

Je te prie de me pardonner si j'ai tardé si long-temps à te té-

moigner combien j'étois sensible à la douleur que t'a causée la

mort de ta bonne mère. Quoique cette vie, par la faute de la

nature, par la folie et la méchanceté des hommes, ne soit qu'unchaos de misère et d'horreurs , nous ne pouvons refuser des

larmes aux êtres qui nous ont été chers, lorsqu'ils franchissent

le passage qui nous plonge dans le néant, ou qui nous conduit à

l'éternité. Quoique je sache apprécier l'existence pour moi et

pour les autres, je mépriserois le prétendu sage qui n'numecte-

roit point de ses pleurs le cercueil d'un père, d'une mère, d'un

ami. Il est une sorte de philosophie qui, en nous affranchissant

de quelques douleurs, nous enlèveroit aussi toutes les jouissances.Malheur à l'homme qui ne sait point pleurer : ses semblables

n'ont rien à attendre de lui. Si celui à qui la nature a donné un

coeur sensible a bien des chagrins à dévorer, il goûte aussi de

bien pures délices : rien dans l'univers ne lui est étranger ; le sou-

rire du bonheur ne brille sur aucun visage qu'il ne porte la joiedans son âme. Il fut un temps où j'étois doué de cette tendre ex-

pansion ; j'avois toujours une source de larmes prêtes à couler ;les fictions romanesques, comme les infortunes réelles, excitoientchez moi les convulsions de la douleur, le dirai-je, le délire, lafièvre de la sensibilité. Ce penchant aux affections tendres estbien loin d'être éteint chez moi ; mais il ne m'offre plus les mêmes

(1) C'est de l'an V que cette lettre devait être datée, M. Fayeulleayant perdu sa mère au mois de fructidor an IV (31 août 1796).

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charmes. A force de voir les hommes et de les connoître, j'aiperdu la douce illusion qui meles faisoit aimer : le premier mou-

vement est encore chez moi tout de flamme; mais c'est un volcan

que la réflexion éteint. Commeje ne crois plus voir que des mé-

chans, et qu'à peu de chose près je raisonne très-juste, je regardecomme une folie de m'intéresser à eux. Naguère une femme

jeune , jolie, ne s'offroit point à mes yeux sans porter le désor-dre dans mon âme. Maisà présent, j'ai été amoureux tant de fois,

j'ai eu tant de fois la foiblesse de le laisser apercevoir, j'ai été

toujours si malheureux!.. (1).

Mais voiscommeje suis bon Iogicien, je commençois cette lettredans l'intention de t'offrir quelques motifs de consolation, et jem'égare dans une diatribe contre l'espèce humaine. Cela me rap-

pelle ce romain qui écrivoit une épitre de doléance à Cicéron, sur

la mortdesa fille Tullie, etqui,pour prouver que la petite (2) Cicé-ron devoit mourir, passoit en revue toutes les villes qui étoient

tombées en ruines, depuis Babylone jusqu'à Syracuse, tous

les grands généraux qui étoient morts en combattant ; commesi des villes prises d'assaut, des généraux tués, avoient eu quel-

que rapport avec une jeune femme morte en couche, et, à ce que

prétendent quelques médisans, par le fait de son illustre papa. (3)

N'importe, j'aime à voir l'orateur romain pleurer sa fille ; j'aime

(1) Cette lettre, en plusieurs endroits; s'écarte un peu du ton desautres. Nousen avons supprimé, commenous l'avons fait aussi pourles deuxprécédentes,,quelques détails écrits dans l'intimité,et qu'ilétait inutile de faire connaître.

(2). Leuliette n'a pu se permettre ce badinage d'expression, un

peu familier, que dans une lettre qu'il était assurément loin de

croire destinée à voir le jour : il ne faut donc point prendre lé mot

au sérieux. Lorsque Tullie mourut, elle était âgée de près de 32

ans , et elle avait été mariée trois fois : ce n'était plus, il s'en

fallait bien, la petite Cicéron.

(3) La mémoire de Cicéron a été défendue, par plusieurs écri-

vains, contre cette odieuse accusition ; et Bayle, à l'article Tullie

de sondictionnaire, l'a très-énergiquement repoussée, commen'é-

tant qu'une lâcheté des ennemis de ce grand homme, et plustard une rêverie de commentateur.

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mieux qu'on ait à lui reprocher, une tendresse trop vive qu'unecruelle insensibilité. -

Tu me demandois, mon cher ami, quel était ce grand projetauquel j'attache tant d'importance, et qui doit tellement influersur le sort de ma vie. Je ne dois avoir aucun secret pour toi ;mais le temps n'est pas encore venu de dévoiler le mystère»C'est une Minerve qui est encore dans le cerveau de Jupiter, etun coup de marteau mal appliqué pourroit peut-être tuer le pèreet faire avorter l'enfant. C'est un grand ouvrage, mais je n'ose

pas dire que ce sera un bon ouvrage. Je dirai tout ce queje croiraiutile au bonheur de mes semblables ; je n'y ménagerai ni les in-

térêts ni les préjugés; j'y parlerai de Dieu, mais j'y prêcherai

pour jamais l'anéantissement des autels et des cultes. Je pré-tends ramener l'homme à une morale pure , étouffer le germede la plupart des vices et des calamités, faire triompher la vraie

raison. Mon ouvrage sera hardi, car j'y parlerai comme si la

vérité n'avoit point d'ennemis sur la terre , ou comme j'écri-rois sur mon lit de mort, à cet instant où l'on n'a plus rien à

craindre ici bas. Des juges éclairés à qui j'en ai lu quelques frag-mens ont été frappés de la force de mes idées. Mais le jour de la

manifestation est encore éloigné. (1)On vient d'opérer d'effrayantes réformes'chez tous les mi-

nistres. Il y a plus des deux tiers d'employés de supprimés.On vient de m'assurer que j'étois conservé ; (2)|tant mieux.

Dans le cas opposé je dirois tant mieux encore : car si cette res-

(1) Cejour n'est jamais venu: bien au contraire, Leuliette en

annonçant quelques années plus tard une histoire de l'Edit deNan-tes et de sa révocation, qu'il se proposait de publier, ajoutait d'unemanière plus conforme à ses sentimens religieux : «Ce morceau» historique sera traité avec l'impartialité que doit apporter, dans> de semblablesmatières, un homme qui respecte les cultes, comme» un moyen d'élever les âmes à la Divinité. » (Préface de son dis-cours sur l'influence de la reformation de Luther.)

(2) Ces mots nous apprennent que Leuliette avait été replacédans lesbureaux du ministère, et nous voyonsàla fin de cette lettre

qu'il y était attaché au dépôt de géographie.

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source me manquoit, je ne mourrois pas encore de faim. Quandon sait vivre de pain et d'eau, comme je fais la plupart du temps

sans que la misère m'y contraigne absolument, on peut- braver,tous les revers.

Si tu vois mes parens tu voudras bien leur annoncer ce qu'onvient de me donner comme certain. J'étois bien persuadé que le

directeur du dépôt de la géographie n'auroit rien épargné pourme conserver.

Repois, mon cher ami, mes sincères et fraternelles salutations.

J. J. LEULIETTE.

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LETTRE XXIV ET DERNIÈRE.

CHER AMI,

Je t'envoie un exemplaire de ma réponse à M. de Lally-Tolen-

dal, (1)Je n'ai eu depuis long-temps le plaisir de t'écrire. Il ne

m'est point encore possible aujourd'hui de t'épancher mon coeur.

Je suis accablé d'embarras, dévoré d'inquiétudes ; mais, d'ailleurs,

plein de vigueur et de santé. Je t'instruirai sous peu de jours de

la tournure que prendront mes affaires ; j'entends les intérêts

de mon amour-propre : voilà ce qui m'occupe le plus maintenant.

J'ai passé des nuits bien cruelles, j'en passerai bien encore.

Quelle passion:,,que celle de la renommée I

Tout le mondé s'accorde cependant à dire du bien de mon

ouvrage ; mais ma sensibilité est si excessive que mon esprit ne

peut goûter un instant de-calme.

Je t'embrasse, mon cher ami. Je t'en dirai davantage un autre

jour.

J. J. LEULIETTE.

FIN DES LETTRES.

(1) L'ouvrage est intitulé : Des Emigrés Français, ou réponseà M. de Lally-Tolendal,par J. J. Leuliette. Paris, an V. (1797.)Il fit une très-grande sensation lorsqu'il parut, et il a conservé la

réputation de l'un des livres les plus éloquens que la Révolution

française ait inspirés. Palissot lui a donné de très-grands éloges,dans ses Mémoires sur la littérature. Nous ne parlerions pas descalomnies grossières que répandit sur Leuliette un pamphlétairequi l'accusa de n'en être pas l'auteur , si la biographie universellede Michaud n'avait cru pouvoir les reproduire , sans les réfuter.On sait au reste que ce n'est pas dans cette biographie qu'il faut

espérer de trouver l'appréciation impartiale des événemens et deshommes de la Révolution française.

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