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L'EuROPE ENTRE UTOPIE ET REALPOLITIK

L'Europe entre utopie et realpolitik

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L'EuROPE ENTRE UTOPIE

ET REALPOLITIK

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Questions ContemporainesCollection dirigée par JP. Chagnollaud,

B. Péquignot et D. Rolland

Chômage, exclusion, globalisation... Jamais les « questionscontemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes àappréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines»est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs,militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idéesneuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective.

Dernières parutions

Claude FOUQUET, Modernité, source et destin, 2009.Héliane de VALlCOURT de SERANVILLERS, La preuve parl'ADN et l'erreur judiciaire, 2009.Ivan FRIAS et Jean-Luc POULlQUEN, Soigner et penser auBrésil. Ces chemins de la culture qui passent par la France,2009.Aliaa SARA YA, Des engagés pour la cause des droits del'homme en Egypte, 2009.N. ANDERSSON et D. LA GO T, La Justice internationaleaujourd'hui, 2009.Nicolas PRESSICAUD, Le vélo à la reconquête des villes.Bréviaire de vélorution tranquille, 2009.Jean TOURNON (dir.), La République antiparticipative, 2009.Laurent VERCOUSTRE, Faut-il supprimer les hôpitaux?L'hôpital aufeu de Michel Foucault, 2009.Anne-Marie GANS-GUINOUNE, Et si c'était à refaire... ? Des

françaises immigrées aux Pays-Bas racontent, 2009.Florence SAMSON, Tabous et interdits, gangrènes de notresociété,2009.Jean-Philippe TESTEFORT, [email protected]. Envisager unetransmission durable, 2009.Madonna DESBAZEILLE, Ouverture pour le XXle siècle,2009.Jean-Pierre COMBE, Lellres sur le communisme. Unintellectuel communiste témoigne et réagit, 2009.

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Irnerio SEMINATORE

L'EuROPE ENTRE UTOPIE

ET REALPOLITIK

Préface de Graham Watson

L'HARMATTAN

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@ L'HARMATTAN, 2009

5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.comdiffusion.harma [email protected]

[email protected]

ISBN: 978-2-296-06928-2

EAN : 9782296069282

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PRÉFACE

L'Europe entre Utopie et Realpolitik invite ses lecteurs à voyager àtravers les débats et les problèmes majeurs qui ont conduit au processusd'unification et d'intégration européenne, qui les ont façonnées et parfoiscontrastées.

L'Union européenne est une expérience unique en terme de gouvernancesupranationale. Aucun autre moment dans l'histoire n'a vu autant d'États-nations aller si loin en mettant en commun leur souveraineté. Contre lesvœux de certains et les prédictions de beaucoup, l'UE a évolué en un corpslégislatif, doué d'un système judiciaire indépendant et d'une monnaie unique.Dans ce processus, elle a réintégré avec succès les anciens payscommunistes, en les ramenant au sein de la famille européenne.

En dépit de difficultés tout au long du parcours, le chemin menant àl'intégration européenne est toujours un chantier ouvert, avec desdéveloppements en cours dans la politique énergétique, de prévention deschangements climatiques et des initiatives communes en matière de sécuritéet de défense. Il y a peu de doutes que l'intégration européenne va continuer.

Cependant, pour comprendre ce qui fait avancer l'Europe, nous avonsbesoin d'une appréciation correcte de son histoire, de ses peuples et de saplace dans le monde. Nous avons également besoin d'évaluer cela à traversle double prisme, des luttes occasionnelles entre moralité et sens pratique,utopie et realpolitik.

Ce texte est instructif, pénétrant et accessible. C'est une pierre angulairepour l'apprentissage et le débat, et une contribution, qui est la bienvenue,dans la littérature sur les politiques et l'histoire européennes.

Graham Watson

Président

de la Commission « Alliance des Démocrates et des Libéraux»

(ALDE) du Parlement européen

Bruxelles, le 5 mars 2009

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LES POSTULATS DU RÉALISMEET LEUR ABANDON

La tradition de pensée du réalisme comme doctrine de la raison de l'État,conception de la puissance internationale et interprétation calculée etrationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l'histoirede l'Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté,comme soumission absolue à une autorité indivisible, inconditionnelle etumque.

L'abandon des postulats du réalisme, de la part du monde académiquecontinental depuis 1945, l'anarchie du système et la permanence des conflits,ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux conflitsmondiaux inexpiables.

Cet oubli marque l'émergence d'une conjoncture d'idéalisation des relationsinternationales qui représente la remise en question de la souveraineté commefondement originaire de l'ordre international et de la société étatique, et de ce fait,l'antihistoire de l'Europe, la négation de la realpolitik. C'est dans les profondeurs del'abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions deMachiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes.Périrent avec elles les subtiles distinctions de l'âge politique contemporain et lesconceptualisations élevées des cultures, italienne du XVIe, française et allemandedes XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre dephilosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et dela société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt.

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1. INTRODUCTION

1.1 LES POSTULATS DU RÉALISME

Canlmal de Richeheu

1.1.1Les postulats du réalisme et leur abandon

La tradition de pensée du réalisme, comme doctrine de la raison de l'État,conception de la puissance internationale et interprétation calculée etrationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l'histoirede l'Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté,comme soumission absolue à une autOlité indivisible, inconditionnelle etunique.

L'abandon des postulats du réalisme. l'anarchie du système et lapermanence des conflits de la part du monde académique continental depuis1945 ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deuxcont1its mondiaux inexpiables.

Cet oubli marque l'émergence d'une conjoncture d'idéalisation desrelations internationales qlÙ représente la remise en question de lasouveraineté comme fondement originaire de l'ordre international et de lasociété étatique, et de ce fait, l'antihistoire de l'Europe, la négationrealpolitik. C'est dans les profondeurs de l'abîme européen et au cœur de sondrame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions deRichelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Pélirent avec eUes lessubtiles distinctions de r âge politique contemporain et les conceptualisationsélevées des cultures italienne du xvr, ti-ançaise et allemande des XVIII",

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XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes,

historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de lasociété des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt.Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d'Aron et, au-delàde l' Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan,Waltz et bien d'autres.

À l'opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racineset ses sources de l'impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kantà Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli,Monnet, jusqu'aux penseurs constructivistes et déshistoricisants de lapostmodernité. Ainsi, si l'histoire de l'Europe s'identifie étroitement àl'histoire du concept de souveraineté, de système légal national, derealpolitik et de doctrine d'État-puissance (Staatsmachtgedanke), laconception de l'Europe comme soft power, apparaîtra, en son pur concept,comme une antihistoire de l'Europe séculaire, sans épopée et sans mythes,sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée,éthique ment indifférente et techniquement bureaucratique, au visage morald'une « démocratie désarmée ».

L'histoire de l'Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l'âgemoderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive dupouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et descorps intermédiaires, noblesse, seigneuries et villes libres. Elle se réalisedans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l'équilibre depouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de lamonopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l'attribut etla substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l'autoritésuprême et légitime, ayant permis à l'État d'imposer les règlesindispensables d'une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à laloi des controverses privées à l'intérieur d'une société apaisée.

Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l'État et àl'exercice d'un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autoritésuprême, il fut possible de créer, puis d'imposer, un ordonnancementjuridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce futpar le monopole de la force qu'il fut consenti une élévation civile parl'éducation et une progression économique par la certitude du droit.

Par ailleurs, la création d'une autorité centrale forte identifia dans lemonopole légal de la force le fondement essentiel de la justificationoligopoliste de la violence. Cette conception, mise en sommeil en tempsnormal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu'en cas decrise «il doit y avoir un homme ou un groupe d'hommes », comme lerappelle H. J. Morgenthau, «qui assume la responsabilité ultime pourl'exercice de l'autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décidede l'état d'exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus

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parfaite, la décision n'est guère de la loi, mais d'un homme, dans lequel seconfondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours,partager la souveraineté, le système de décision, l'ordonnancement juridique,la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l'appareil deviolence, le système de coercition et de survie en un système de décisionunique?

Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi uneliaison, réciproquement contraignante, entre l'existence de l'État etl'anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalitéet d'antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaisonrepose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire,ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une «balance »,planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécuritéinterne et sécurité extérieure.

En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids etl'influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ceprimat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, maisseulement atténué, par la théorie de l'interdépendance entre les économies,les sociétés et les États. C'est de l'anarchie internationale et de sapermanence structurelle, c'est de l'imperfection essentielle du système quel'on ne peut exclure l'emploi unilatéral de la force. C'est l'absence d'uneinstance centrale de régulation et d'un ordonnancement juridique, en mesured'imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, quedécoule la difficulté d'une gouvernabilité globale du système international.

L'imperfection des institutions universelles de sécurité est due à lapermanence d'une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion desformes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécuritéconstituent, au sein de la structure anarchique du système international, lefondement même de la realpolitik et de l'exigence d'une politique quigarantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie desunités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécuritéextérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d'État et desélites politiques, car les États n'ont jamais consenti à se soumettre àl'arbitrage d'une idée, d'une morale, d'un système de valeurs ou d'unenorme, lorsque des questions d'intérêt vital étaient en cause. L'histoireeuropéenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principesjuridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principespartisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante del'État ou de ses régisseurs d'assurer la survie des nations. Ainsi, dans uncontexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur àl'impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d'être la politique depuissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquementà l'anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la

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politique interne, à travers l'idée de raison et le calcul instrumental, s'estappliqué à l'art du gouvernement, comportant une planification rigoureusedes moyens de défense, en fonction de l'ambition politique et du «sens»assignés à la place de l'État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance etdans le cadre plus général de la vie historique.

On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoquel'expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, oùles considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques deshommes de gouvernement d'autres États.

Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structurehobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik etla science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Webersur les « types idéaux» ne doivent pas être retenues comme un simple refletde la réalité, mais comme des «modèles» pour comprendre les aspectsfondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leursein un« noyau rationnel constant », qui dépend de l'existence d'une société«sui generis », mi-sociale et mi-asociale. La société de nature, où laconciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l' œuvre des États, ainspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemplesest la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de larealpolitik européenne, disjointe de la politique d'intégration, mais qui a agicomme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par laconception gaullienne de 1'« Europe des patries », a été dictée par l'idée debâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre del'affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peutêtre résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. «Nousne devons pas choisir un tribunal (n.d. r. de l'histoire), mais bâtir unepolitique allemande (n.d. r. européenne) ». Une politique européenne qui aeu clairement une signification extérieure, car elle visait la conceptionambitieuse d'un acteur global au sein de la pluralité des souverainetésmilitaires existantes.

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1.2 NÉOKANTISME ET INTÉGRAnONNISME

La catastrophe européelme de 1945 a jeté les bases de la tentative desurmonter les dérives de la realpolitik, accusée d'avoir été à]' origine de latragédie de l'Europe. Le point de départ de ce défi immense a été identifiédans la conception politique de Kant, selon lequel l'anarchie internationalereste le fondement de toute recherche de la paix de toute constmctionintellectuelle. Cependant, celle-ci considérée dans son caractère relatifet historiquement contingent. En la construction d'une autoritésupétieure aux États, une «fédération universelle », imposerait unelimitation au caractère absolu de la souveraineté, dont la définition futdonnée par Jean Bodin aux États généraux de Blois en 1576, celled'Auctoritas Superiorem non recoglloscens.

La loi de la force et le rapport de forces pures ne seraient plus lesrégulateurs suprêmes des controverses internationales, supplantéesdésonnais par la domination universelle du droit. À la dure réalité de lapuissance se substituerait ainsi l'utopie légaliste d'un ordonnancementjmidique, qui, partant d'une base théorique prescriptive, se développerait surle modèle des enseignements des pères de la Constitution tëdéralisteamélicaine et de Hamilton en particulier.

Le dépassement de la realpolitik a été la résultante d'une réorientation desvaleurs européennes depuis 1945, allant dans le sens d'un rejet de laphilosophie de l'histoire à forte empreinte romantique, élaborée au XIX< etXX" siècle par les théoriciens allemands de l'État-puissance. Cet Étatperdrait connotations de moyen d'expression d'un peuple d'histoireuniverselle et par là d'instrument de conquête et de progrès civil et culturelau service de l'humanité. L'abandon d'tlle pareille conception, hélitée descourants nationalistes du XIXe siècle, était lié à la conviction que l'État-nation correspondait à un modèle supérieur d'organisation politique. Ainsi,les indications théoriques du philosophe de KÜnigsberg avaient pour but deposer «autrement» le problème de la souveraineté nationale absolue,surmontant, au moins en théOlie, l'obstacle conceptuel de l'anarchie

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internationale. La sous-estimation de l'emacinement mental de l'idée-forcede la nation au profit d'un cosmopolitisme abstrait et de l'idéal del'unification progressive de l'humanité a représenté les points faibles de lapensée fédéraliste, qui s'est appuyée sur l'autonomie de la raison et sur lapoussée impérieuse de la loi morale.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de lapolitique internationale, de la balance of power, de la logique contradictoiredes intérêts nationaux concurrents, de l'utilisation de la violence, de la peuret de l'animosité réciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de laconciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie, des jeuxd'influences compensatoires, et donc d'une sorte d'interdépendancecomplexe et imprévisible. Le processus d'intégration européenne a voulusubstituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l'intérêt national et de lasécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l'intégration poursuivie s'estdessinée comme une première étape vers une vision des relationsinternationales remodelées par l'harmonie. Cette intégration a cru obéir,d'autre part, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité plus qu'à celuid'une vision volontariste de l'histoire. Il en est découlé l'égarement de lafinalité, fondée à l'origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas dupolitique.

Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur unelecture de la vie internationale qui affichait la volonté d'en transformer lesobjectifs, en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes depoursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôtexclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administrativesou techniques. À la conception réversible de la politique et donc auxcontrastes entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, qui sont lepropre de toute œuvre humaine, l'intégration remplaça l'idée d'un processusirréversible qui permettrait de passer graduellement à l'intégration politique.Cette conception idéaliste de l'harmonisation des sociétés européennes a nonseulement exclu du processus d'intégration la volonté mais la politiquecomme telle (sécurité - diplomatie - défense), restée du ressort des États. Eneffet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socioéconomique, et desaspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisaità confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des« élites administratives de pouvoir », l'eurocratie. Or, puisque la progressionde l'intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs nepeuvent être pensés d'avance (incrementalism). Ceux-ci ne sont que deseffets indirects. Dans ces conditions, l'exclusion de l'anticipation et celle dela politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une significationà la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée etintellectuellement distante, même si dans les démocraties, commeoligarchies modernes, l'évocation de la souveraineté populaire est la fictionpar laquelle l'origine du pouvoir et l'autorité des lois dérivent des citoyens.

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1.3 PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE

Mais ce fut le souci de la paix qui demeura le fondement de l'idéalismeintégrationniste et des premières formes du pouvoir fédératif, justitiant laquête permanente de nouveaux horizons de sécurité. Ce fut par l'idéalisationmilitante du combat pour la « non-guelTe », que se constituèrent deux grandscourants de pensée, se réclamant de la négation de la realpolitik, le pacitismeet l'utopisme légaliste.

Le premier résulta d'une sorte d'évidence, le sentiment et souvent lavolonté obstinée d'imposer une conversion historique all cours de l'aventurehumaine et à la nature profonde des relations de puissance entre les États. Ense battant pour cette conversion historique, les différentes formes depacifisme, idéologique, juridique, religieux individuel, portèrent à laconscience du monde la disproportion entre les moyens de destructionapocalyptique et les enjeux des rivalités de puissance. Disproportion face àlaquelle toute résignation ou impuissance apparaissaient moralementcoupables. Le moralisme des convictions int1uença également l'autre formede militantisme pour la paix, l'idéologie juridique ou l'utopisme du droit.

TOlite doctrine de la paix qui vèlÜlle surmonter les raisons poussant lesFJats à la en pratiquant une politique de puissance devraits'attaquer à la racine profonde de la société hobbesienne, à son caractèrenaturel, mi-social, mi-asocial. Cette doctrine devrait aller au-delà de lalogique des acteurs, de leurs intentions et de leurs enjeux, pour prendre enconsidération le point essentiel de la politique internationale, il savoir que lesÉtats se reconnaissent réciproquement le droit du recours il la force, car cedroit constitue le fondement même de leur souveraineté.

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lA SOUVERAINETÉ ET DROIT INTERNATiONAL

Sous l'aspect juridique, la conception de la «souveraineté >.' et lapolitique qui la traduit en action extérieure s'identifient à la doctline de]'indépendance nationale et, par conséquent. à une conduite conforme à latradition coutumière des États en compétition permanente, hostiles de ce faità toute sorte de primauté d'un ordre juridique international à vocationuni verse lIe .

Au sujet d'une quête de la paix entre les peuples et les nations,l'idéologie juridique et l'utopisme du droit ont-ils été plus effjcaces que leréalisme classique, en parvenant à l'éradication de la guerre par la négationde la realpolitik '?

L'idée de la Société des nations et la fonction d'arbitrage des Nationsunies, qui ont pris la place de la première après la Deuxième Guerremondiale, ne semblent guère le prouver.

En effet, le fonctionnement de ces deux institutions n'a fait qu'accroîtrela confusion et donc l'équivoque entre deux principes, le droit des États derecourir à la force et le respect de la loi internationale visant à garantir lestatut tenitorial existant, au-delà et au-dessus de tout critère de justice.

D'innombrables échappatoires ont émaiHé la pratique offensive des États,en transgression de la légalité officielle et de la «communautéin ternationale >>. :

la pratique des "incidents », permettant à un État de répondre par uneagression à des tensions locales en disqualifiant la notion juridique de

"guerre ,>

.

le recours à la "non-belligérance » en cas de conflit ouvert, ou l'adoptiond'une position de

"tiers intéressé ». pour masquer une attitude de soutien

indirect et partisan;

.

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. la violation du «Pacte» ou de la «Charte », exigeant des sanctionsefficaces et comportant un vote ou des recommandations unanimes duConseil.

Plus spécifiquement les «clauses d'évasion» des Nations unies,«relatives aux menaces à la paix, aux ruptures de la paix, et aux actesd'agression» relevant du Conseil, ont été pratiquées avec souplesse dansdeux cas:. celui, plus récurrent, de formes d'intervention «dans les affaires qui

relèvent de la compétence nationale et interne à un État » ! ;

celui de la constitution d'alliances régionales, en charge « du droit naturelde légitime défense individuelle et collective » (OTAN).

.

Dans le cas de l'OTAN, il est à préciser que la «légitime défensecollective » est autre chose que la « sécurité collective » des Nations unies,car elle en représente le substitut dont l'automatisme de l'art. 5 estl'expression politico-stratégique en situation de crise.

La tendance moderne et post-moderne à nier la force contraignante del'hostilité naturelle entre les personnes nationales en occultant l'importancede son corrélat, la realpolitik, revient à nier la distinction entre droit interneet droit international. Ce dernier est en effet disqualifié comme droitauthentique car dépourvu de tribunal pour dire le droit et de force irrésistiblepour l'imposer.

Suivant cette tendance, l'imperfection essentielle du droit international lecondamne à n'être autre chose qu'un droit pur ou spontané, dépourvu d'unenorme originaire (Grundnorm) ou d'une série de «faits normatifscontraignants ».

Or, un ordre sans obligation normative, sans subordination prescriptive,sans instance centrale d'interprétation, sans une force irrésistible de sanctionpour les actes illicites, peut-il être un ordre légal? Au sein de cetenvironnement, la guerre n'est pas un acte illicite relevant de l'ordrejuridique et moral relavant du jus gentium, mais une nécessité de l'État denature. L'État de nature impose de se faire justice soi-même, de réagir à unacte illicite, de se défendre contre une agression, d'agir en représailles,d'obtenir satisfaction ou réparation pour un tort subi injustement parce qu'iln'y a pas de souveraineté du droit, ni de volonté commune aux Étatssouverains, ni d'instance centrale pour la qualification des faits et ladéfinition des normes applicables. En effet, celles-ci peuvent comporter lesacrifice de la justice sur l'autel de la stabilité et de la sécurité, plusimportantes au regard de l'ordre et de la sécurité globale.

Cette considération revient à réhabiliter théoriquement la realpolitik,comme politique de prudence et d'équilibre et à infirmer les illusions et lesespoirs du multilatéralisme, de l'idéologie légaliste et de l'utopie du droitinternational public.

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Le retour à la realpolitik, si jamais on r avait abandonnée dans un mondetendanciellement multipolaire, une portée objective et a unesignification précise, celle du réalignement de l'Europe dans le jeu politiqueglobal, allant dans le sens d'une politique de prévention et de définition d'unrôle géopolitique de partenaire crédible des États-Unis donnant vie à unnoyau de stabilité politique mondiale.

retour est r équivalent du concept culture mondiale,d'autodétermination de puissance et de limite du soft power et imposel'exigence d'une évaluation à large spectre des menaces, des dissymétries,des vulnérabilités et des proliférations concurrentes. Ce retour suscite undébat doctrinal sur les fonnes d'intégration à prévoir et sur des alliances etdes coalitions, pour restreindre la plage des affrontements futurs dans lenouveau désordre des nations.

1.5 L'UNION EUROPÉENNE ENTRE TRANSFERTS DE COMPÉTENCES

ET PARTAGE DE SOUVERAINETÉ

Signahltf du Tmiré de la CEC4

Le rejet de la politique de puissance par les États européens aprèsl'effondrement moral et politique de 1946 a-t-il permis l'atrinllation durègne de la loi conformément à l'idée de raison?

A-t-il justifié le rassemblement de l'humanité en une «fédérationuniverselle ", limitant le pouvoir absolu de la souveraineté, selon les vœuxd'Emmanuel Kant? A-t-il ouvert la voie à un empire universel et donc au

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refus volontaire de l'antagonisme et de la rivalité de puissance, imposée parla monarchie universelle?

Le sentiment national, encore emaciné dans les esprits, a-t-il consenti deslimitations et des transferts de souveraineté qu'aucun imperium n'a puobtenir par la force sans un consentement profond, ou sans une consciencehistorique élevée? L'intégration européenne ne tenta guère d'amoindrir, nid'enlever la gestion de l'identité et de la culture nationales aux Étatsmembres. À l'inverse, 1'« appétit naturel des hommes pour l'état civil» etpour l'idée de la paix, comme postulat légal du système, implique le principede l'unité de celui-ci et la considération que l'idée de la guerre est une notionmoralement indifférente.

Le Traité de Rome, silencieux sur le concept de souveraineté, a été conçucomme une « union» de plus en plus étroite entre les États et les sociétéseuropéennes et a laissé subsister «de facto et de jure », la souverainetépolitique des États membres. La pluralité des souverainetés militaires, qui enconstituent le fondement, en a été la sauvegarde intangible. L'oubliintentionnel du concept de souveraineté n'a pas interdit au débat académiqueet, plus rarement, politique d'évoquer les perspectives institutionnelles del'unité politique du continent. Le concept de souveraineté, ayant justifié dansla plupart des cas le partage de l'ordonnancement politique intérieur, futemployé par les idéologues de la démocratie pour justifier une seule formede régime, dissimuler l'influence excessive des élites au pouvoir, mettrel'accent sur une fiction, le gouvernement des hommes par la loi, limiter lecadre des relations légitimes aux seuls pays démocratiques et l'actionextérieure aux pays de l'Europe centrale et orientale.

Seuls les souverainistes ou les doctrinaires de l'Europe des patries sepréoccupèrent de l'interprétation extérieure de la souveraineté et donc del'indépendance politique de l'Europe sur la scène internationale.

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1.6 FÉDÉRATION ET CONFÉDÉRATION

James Modis"/1

Les fédéralistes mettaient]' accent sur la distinction entTe deux différentesperspectives institutionnelles, celle de «fédération» ou celle de« confédération» (Staatenbund), rendant la ligne de partage entre les deuxformes institutionnelles pmticulièrement nette, au moins en son principe.

En effet la première efface les frontières de la souveraineté politico-stratégique entre États membres et crée un acteur unique sur la scèneintemationale prenant la place des acteurs fédérés comme cela se fit auxUSA et dans l'Empire allemand. Dans la perspective de la confédération enrevanche, le cadre institutiOlme1 laisse subsister la pluralité des centresdécision et d'action politico-militaires des États membres. « fédération»exige tIDe conversion des volontés de puissance, postule un pacte solennelentre les citoyens et fonde une communauté de destins entre les peuples.

La question de la ,<souveraineté » demeure encore centrale aujourd'hui,car les « transferts de compétences ou de souveraineté » de la haute autoritéde la Communauté européenne du charbon et de l'acier ou de la Commissioneuropéenne ont concemé des mesures de gestion comparables à celles desministères nationaux pour des matières et des compétences spécifiques.

En revanche, l'autorité constitutionnelle, qui décide d'une en uneconjoncture d'exception, est souveraine dans le sens plein du termepuisqu'elle décide du destin politique et de l'existence physique despersonnes nationales et donc de l'unité collective.

La «supranationalité» européenne pas encore franchi le seuilautorité fonctionnelle ». Cette «supranationalité» trouve ses limites

institutionnelles dans les trois critères:

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. du maintien du principe d'unanimité;. de l'absence de relation directe entre autorité administrative et citoyens del'Union;

de la nature des accords, délégués ou restreints entre les institutionseuropéennes et les pays tiers.

Durant les vingt dernières années, les États membres ont consenti, parune série de traités, à aller vers des perspectives d'« union fédérale »,notamment en matière monétaire, ou à des formes de rationalisationimplicitement politiques, visant à renforcer l'autorité du pouvoir de l'UEcomme ce fut le cas dans le projet de traité constitutionnel. Ils ont consenti àpallier aux limites et incohérences de cinquante années de législationcommunautaire. Or, cela n'a été possible que par un jeu d'influences et depressions intergouvernementales classiques, ou par des impulsions politiquesdont la forme référencée a été le « moteur franco-allemand ». Cependant, lesjeux compensatoires entre ces acteurs relèvent de la logique des relations depuissance entre États souverains en posture de coopération et de complicitéinstitutionnelle. Cette connivence s'est fait valoir dans le processusd'intégration de manière concertée et en dehors du cadre d'intégration.

En conclusion et de manière générale, l'unification économique ducontinent et le libre échange généralisé ne contribuent par eux-mêmes à créerni 1'« État» ni la «nation européenne ». Jusqu'ici, les formes de«fédéralisme, subreptices, substitutives ou clandestines» ne sont pasencore parvenues à créer un système d'obligations et de règles, permettantde prendre des décisions de sécurité par lesquelles un acteur unitaire se poseen s'opposant et tranche de manière unilatérale sur le recours à la force.Elles ne sont pas parvenues à définir une stratégie de violence extérieureconsidérée comme l'ultima ratio regum.

La division d'orientations politiques entre États européens au sujet de ladécision de l'Administration Bush d'envahir l'Irak au nom d'unedéstabilisation créative des États autocratiques du Golfe, a été éclairante surle point capital de l'unité de conception et d'action de l'Union, mettant encrise sa politique étrangère et de sécurité, ainsi que l'architecture unificatricede l'Union, bâtie sur un principe premier, celui de la stabilisation régionaleet mondiale.

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1.7 SOFT EMPIRE, INTÉGRATION ET « PACIFISME RATIONNEL»

Revenons aux postulats du réalisme et à leur abandon. L'issue de la«guelTe civile» européenne de 1945 pas donné lieu à la naissance d'unempire et donc à l'unification d'une zone de civilisation sous J'antOlité d'unepuissance hégémonique, mettant un tenne aux cont1its de souverainetésrivales.

Les États-UlÜs, sortis victorieux de ce conflit n'imposèrent nullementleur loi, mais uniquement leur modèle de vie et de culture, l'américain wayof l{te. Moscou, en acteur idéologique qui s'est voulu l'héritier de la« troisième Rome », a étendu sa sphère de souveraineté à toute l'Europe de

l'Est et s'est présenté comme le porteur d'une «cause tmiverselle» etl'incarnation de l'idée historique du XX" siècle, le communisme, syuthèsehégélienne de dialectique matérialiste et de socialisme scientifique.milieu de ces deux espaces de pouvoir, les États de Europe libre» ontconsenti à des transferts de compétences plus que de souveraineté à desautOlités supranationales, tout en sachant que ces organismes n'allaient paseffacer les réalités vivantes, les États-nations, ni les réalités imagées, l'étatde nature. Placés entre deux empires à vocation universelle, les Étatseuropéens choisirent volontairement la solution <,théOlique >.> de la«fédération» l'unité politique du continent, d'abord pour en assurer laconstitution, puis la défense dIe bien-

Ce choix hésitant recelait une idée d'adaptation et d'interdépendanceéconomique favorisant l'émergence des États continentaux, par analogie à cequi s'était produit avec le processus d'affirmation des États nationaux à

l'aube de la

Renaissance. Si cela se fit au détIiment des pouvoirs régionaux et locaux,issus de la féodalité et du déclin du Saint-Empire romain germanique, ceci seferait par l'effacement et l'érosion progressive des États-nations. Dans cesconditions l'idée de fédération ne pouvait ètre qu'une version civilisée,volontaire et « soft » d'un modèle de prépondérance hégémonique classique

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qtÜ avait échoué par deux fois, sous la férule de Napoléon, puis sous celleGuillaume II et de Hitler. L'idée d'empiœ est celle d'un acteur prépondérantqui élimine progressivement ses rivaux et ses adversaires, créant llne zonepacifiée et sur le socle d'une civilisation commune. L'héritage de l'Empireest celui d'une législation unitaire, réconciliant les nations soumises par laculture et par le droit. Le ,( pacifisme rationne! » du processus d'intégrationeuropéenne préserve, en revanche, les nations tout en les dépolitisant. Cetteintégration, en son aspect politique, demeure incomplète, car elle n'a pas suréaliser le passage de la pluralité à l'unité, ni de la «paix d'équilibre» à la«paix de satisfaction» dans le monde. sont pas nés ainsi l'unité morale,la foi inconditionnelle. la passion de combat ou l'esprit missionnairenécessaires à la consolidation d'une cause commune et élevée, car ceux-ci nepeuvent jaillir que d'un antagonisme extérieur négateur, autrement dit dudallnÔI1 de la guerre et de ses drames, que nous réservent toujours dansl'histoire, les grandes surprises stratégiques.

1.8 LE RETOUR DE LA REALPOLITIK

Le monde est resté tel qu'il a toujours désordonné, fragmenté etvisqueux, fait d' <illtagonismes multiples et toujours éveillé à la rivalité.L'actualité pressante du retour au réalisme donne à la théOl-jeet à la pratiquede la realpolitik ou de la pm,ver politics, la place qui lui revient dans le débatsur l'Europe. En effet l'EU, adoptant la conception idéaliste, néo-kantienneet fonctionnaliste de la souveraineté, a mis l'accent sur le versant intérieur decelle-ci, et de ce fait sur la notion tloue de gouvernance. commegouvemement des hommes par la règle et par la loi. Ce débat a mis en avantla notion de ,( société civile », et donc le sens subjectif de l'appartenance des

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citoyens prônant l'extension indéfinie des revendications et des droits, nonéquilibrée par les obligations et les devoirs. L'affection societatis l'a emportésur l'affection civitatis ac autoritatis, dépolitisant encore davantage

1'« agora ».

Le vrai déficit demeure aujourd'hui l'analyse de la place de l'Europedans la hiérarchie et dans la distribution du pouvoir global, ce qui pousse àréorienter les préoccupations de l'Union vers la scène internationale et sonévolution. Ainsi, le retour de la realpolitik est porteur d'une «nouvelleculture du système international» et d'une «révolution stratégique »,qu'aucune lecture multilatérale ou juridique n'a pu apporter à lacompréhension du monde par les normes, supranationales ou transnationales,ni au gouvernement des « sociétés civiles» par la loi.

Le réalisme, revenu à la lumière du jour des archives d'une mémoirespoliée de son passé, devra partir du système et de sa morphologie, de sahiérarchie et de sa «balance », de ses enjeux et rivalités, pour orienterl'Union vers des options correspondantes à ses choix d'avenir etaux palimpsestes de ses savoirs anciens.

L'idéologisation par le droit ou par l'utopie et la stabilisation del'environnement de l'Union par des cercles de pacification, constammentélargis au sein des relations de voisinage, conduit à la confusion del'élargissement et de la politique étrangère. Il s'agit d'une option quifragilise la cohésion de l'Union et affaiblit son individualité et son identitéhistoriques.

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1.9 UN IMPÉRATIF D'AVENIR: LA MACHTPOLITIK

Ce tour d'horizon nous a semblé nécessaire pour illustrer et mieuxcomprendre l'état actuel de l'Union et pour encourager l'évolution politiquede celle-ci vers rôle qu'elle se doit d'incarner; celui d'un «joueurplanétaire ». bilan n'exige pas till consensus, ni une adhésion de principe,ni même un partage des différents argumentaires ou doctrines. Il exprimeune position et porte une conviction, celles d'une réflexion sur la « crise desfondements» et sur l'affirmation de « nouveaux paradigmes », de pensée etd'action phi losophiques, géopolitiques et intellectuels.

Les chapitres qui suivent se sont penchés sur des points essentiels,révélateurs ou symptomatiques de l'histoire et de l'évolution récente del'Union. L'avenir de l'Europe ne peut reposer que sur la ,<grandepolitique », désormais planétaire, sans retour aux cadres restreints,insutlisants et trompeurs de nos vieux schèmes cognitifs, et dans le pire desaphorismes, de nos clochers et de nos clichés, expressions d'une province dumonde qui, à l'âge d'or de sa puissance, fut maltTesse de destins, foyer de« lumières» et porteuse de « civilité» gloire.

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1.10 NOTA BENE

Le r et IT chapitre, «L'EUROPE ET LA SECURITE MONDIALE AU XX'SIECLE - UNE VUE PROSPECTNE » et le deuxième, «UNIPOLARISME ELARGIOU MULTIPOLARITE? LE DEBAT SUR LE SYSTEME INTERNATIONAL DEDEMAIN», ont constitué l'objet de deux conférences: la première, au «CercleDiplomatique de Bruxelles » le mois de novembre 2005, le deuxième, à l'associationeuro-atlantique de Belgique, section Bruxelles-Brabant, tenue au Château de ValDuchesse, Bruxelles, le mois de mars 2006.

Le VIle chapitre « L'EUROPE ET LE SYSTEME INTERNATIONAL A L'AUBEDU XXIe SIECLE. POUR UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE» a été publiédans la revue de Défense Nationale du mois de novembre 2007.

Le VIlle chapitre, «L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ET LESCHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS », ainsi que le X' chapitre,«DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À LA PUISSANCE GLOBALE.LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE GLOBALE », ont été un approfondissement desconférences tenues à l'Academia Diplomatica Europaea (ADE)- Parlement européen deBruxelles, les lundi 27 et mardi 28 novembre 2006.

Le XI' chapitre, « DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE À LAMACHTPOLITIK » a été une mise au point de philosophie politique au sujet du « projetde traité constitutionnel » de la Convention européenne, paru en conclusion des travauxd'une table ronde sur le thème: «Constitution et sécurité européennes », P.E. Février2004.

Le XN' chapitre, « LA THEORIE REALISTE DE LA POLITIQUE ETRANGEREET LA PESC/PESD. DEUX CONCEPTIONS ANTITHETIQUES? » et le cinquième,«LA PESC/PESD? LES CAPACITES MILITAIRES DE L'UE. FAIBLESSESPOLITIQUES? STRATEGIQUES ET SOCIETALES », ont été de contributionsprésentées dans le cadre du séminaire belgo-roumain, organisé à Bruxelles parl'Ambassade de Roumanie auprès du Royaume de Belgique, le 19 avri12005.

Le XVI' chapitre, « SYSTEME INTERNATIONAL ET CONFLITSMETAPOLITIQUES », a constitué un essai, présenté au séminaire de réflexion, organisépar l'IERI au Parlement européen de Bruxelles sur le thème «Terrorisme etAntiterrorisme. Le conflit USA/Iraq et la doctrine de l'action préemptive », le 28 octobre2004.

Le XVII' chapitre, «LEGITIMITE ET SYSTEMES INTERNATIONAUX »,représente une étude, réalisée en vue de la séance inaugurale de la quatrième année derADE, tenue au Parlement européen de Bruxelles le 7 novembre 2006.

Le XIX' chapitre, «LES LIMITES DE L'EUROPE », a constitué un rapportd'introduction à la deuxième journée du forum: «L'Europe au XXI' siècle» promu àBilbao, au musée Guggenheim, par le gouvernement basque dans le cadre de lacontribution du Pays basque pour le plan « D » (démocratie, dialogue et débat) les Il et12 avril 2006.

Le XXI' chapitre, «L'EUROPE ET LA GRANDE STRATÉGIE: VERS UNMULTIPOLARISME COOPÉRATIF », a été l'objet de deux auditions publiques, lapremière à la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, le 22 février2006 et la deuxième à la Commission des questions politiques de l'Assembléeparlementaire du Conseil de l'Europe au Sénat belge le 12 mai 2006 à Bruxelles.

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II.L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIESIÈCLE. UNE VUE PROSPECTIVE

II,1 LA SCÈNE INTERNATIONALE DE DEMAIN

Une contradiction apparente marquera l'ordre mondial du XXI" siècle.

D'une part s'étendra une mondialisation croissante. l'autre subsisteraune fragmentation étatique diversjfiée. Entre ces deux plans, une série

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rivalités diffuses attisera la dialectique de l'antagonisme mettant aux prisesdes acteurs locaux insatisfaits et belliqueux. Cette dialectique resserra lesliens complexes qui amplifient les tensions interétatiques et les litigestransnationaux.

Cependant, deux réalités nouvelles marqueront durablement ce début dumillénaire: l'affirmation jusqu'ici inégalée d'une puissance internationalesans précédent, les États-Unis d'Amérique dont la capacité d'influenceunipolaire semble toucher à sa fin et l'émergence d'une communautémondiale informelle.

La disparition du « duopole de puissance» de la guerre froide, avec sescodes et ses règles de conduite, a entraîné une perte de rationalité centrale,perturbée par l'apparition de nouveaux fléaux, le terrorisme, la proliférationd'armes de destruction massive et le crime organisé. Cette déstructuration dela rationalité bipolaire s'est appuyée sur une population d'acteurs anonymesou « exotiques », qui obéissent à d'autres « sens» et à d'autres « logiques»dans l'utilisation indiscriminée de la violence armée.

Pour l'essentiel, le système des États, tel qu'il est apparu aux XVIII" etXIXe siècles, demeurera le système de base des relations internationales.

Ainsi, l'ordre mondial sera régi par la modalité précaire de l'équilibre, labalance ofpower, entre au moins cinq ou six puissances: les USA, l'Europe,la Chine, la Russie, le Japon et peut-être l'Inde.

Au plan conflictuel, la caractéristique fondamentale de la période estdictée par une interaction forte entre trois zones de convulsion et de crise:. le Proche-Orient, à la tournure de tensions désespérées; où une escalade de

forte intensité s'est déclenchée entre Israël, le Hezbollah et le Hamas ;. l'Irak, où la guerre civile intercommunautaire et interreligieuse attise lesvisées sécessionnistes et l'ingérence meurtrière de l'Iran et de la Turquie;

l'Afghanistan, où les défis à l'ordre régional et la déstabilisation dudispositif de sécurité otanien redonnent du poids aux Talibans, sans oublierla gravité d'autres tensions latentes en Asie de l'Est et du Sud-Est, latension indopakistanaise à propos du Cachemire, la Corée du Nord avec sescapacités de nuisance, la méfiance persistante entre la Chine et le Japon etl'absence de règlement entre la Chine et Taiwan.

Cependant, dans la dynamique de la scène contemporaine, la guerreinterétatique semble avoir cédé provisoirement la place à une violenceinformelle, venant d'une mondialisation aux incitations contradictoires.

La marche de celle-ci dans la dimension économique, technologique etdoctrinale signifie pour certains une nouvelle ère d'ouverture et decoopération, instaurant des règles du jeu communes pour l'exercice d'uneconcurrence aux avantages asymétriques.

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Pour d'autres, elle suscite des contrecredo et des résistances acharnées,occupant désormais l'espace symbolique laissé vacant par l'effondrement ducommunisme.

Cependant, au cœur de ces bouleversements des techniques et despouvoirs, la rivalité fondamentale entre les joueurs s'exercera sur unéchiquier planétaire, où le foyer principal de la puissance sera, commetoujours, l'Eurasie, point d'ancrage de la suprématie globale et axegéopolitique du monde.

Ainsi, l'état mouvant de la conjoncture donnera lieu à une sécuritémondiale instable, à une violence régionale diffuse et à des conflits locauxintenses qui verront la coexistence d'une paix de surveillance stratégiqueentre les acteurs majeurs de la scène internationale et d'un désordrechaotique entre les unités politiques et les groupes d'actants d'ordre mineur.

Dans cette situation qui tirera les ficelles du jeu? Qui en sera le maître?De quelles cartes disposera-t-il?

Quels seront les points chauds de la planète et les aires de conflits dedemain?

Questions non négligeables pour les analystes politiques; questionsessentielles pour les faiseurs d'histoire.

En ce qui concerne l'Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vieinternationale, la souveraineté, l'État-nation, l'équilibre des forces, l'empireuniversel et lajealous emulation; elle demeurera le seul ensemble du mondemoderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée.

Cela sera l'affaire européenne majeure de notre siècle et son issueinfluencera en profondeur l'état du monde, la distribution de la puissance etle destin de l'Occident.

Sur les sables mouvants de l'histoire et selon une perspective plusrégionale que mondiale, mais susceptible d'induire des effets combinés àl'échelle planétaire, un nouveau « grand jeu» s'est instauré en Asie centrale,entre le Caucase et le grand Moyen-Orient, une zone productrice etexportatrice d'énergie, ayant une influence indirecte sur la bordureméridionale de l'Eurasie, la région des « Balkans mondiaux» où la situationpolitique est la plus explosive.

Dans cette zone centrale, un vide de pouvoir s'est créé suite àl'effondrement de l'Empire soviétique et une confusion redoutable s'estinstallée entre Islam et luttes de clans. C'est là que prospèrent les combatsasymétriques entre les forts et les faibles, dont l'expression plus inquiétanteest le terrorisme. Il s'agit d'un défi pour l'Occident, dont la lutte ne peutépuiser la stratégie des démocraties ni être une fin en soi pour l'Europe oupour les États-Unis.

C'est une aire caractérisée par une profonde stagnation sociale, quiembrasse le Levant et le golfe Persique, la Turquie, le Caucase et l'Asie

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centrale, le Pakistan l'Indonésie, et où vivent quelque 820 millions desmusulmans. Il est clair politiquement que ces populations ne veulent etne peuvent être laissées à l'écart du développenknl et de la modernÜé.

Dans cet arc de crise permanente, la maison de l'islam (dar al Islam)montre toute sa complexité et toute sa virulence. Ici, une fonne mélangéed'hostilité et de ressentiment de l'Occident nOlm'it risolementintellectuel et culturel d'un monde jadis fleurissant, cependant que desbureaucraties d'État. omniprésentes et inefficaces, inhibent toute réforme etentretiennent la pauvreté et la fi"ustration.

II.2 L'EUROPE ET LES ÉTATS-UNIS. DES PARTENAIRES ÉGAUX OU

ÉQUIVALENTS?

Le Cllnte de Lut"yme Ge<!lge Woshington

En raison de la faiblesse relative due au caractère incomplet de sonintégration, l'Europe ne parviendra pas immédiatement à se doter d'unestratégie globale intégrée ni d'une vision anticipatrice de ses intérêtsgéopolitiques communs et permanents, susceptibles d'ordonner uncomportement politique unifié sur la scène mondiale.

Ce concept directeur appartient dans l'histoire à la puissancehégémonique et au statut privilégié qui accompagne sa prééminenceinternationale. Il appartient aujourd'hui aux États-Unis d'Amérique,puissance économique, technologique, culturelle et militaire.

Seuls les États-Unis possèdent la panoplie complète des moyens de laptÜssance et le sens de la mission historique.

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Depuis l'effondrement de l'Union soviétique, ils ont accédé au rangd'arbitres des États d'Eurasie, mais également au statut de puissance globaledominante.

En raison de leur rôle, ils s'opposeront à ce qu'un État ou un grouped'États puisse devenir hégémonique sur la masse eurasienne, exactementcomme ça a été fait par l'Angleterre vis-à-vis de l'Europe lors de sa grandeurimpériale.

Pour des raisons qui tiennent à la fois de son épuisement historique, del'exercice résolu de la fonction de leadership de la part des États-Unis dansles affaires au monde, ainsi que pour l'effet stabilisateur de sa puissance,découlant d'un engagement de longue date dans la défense des convictionsmorales historiques de l'Occident, l'Europe doit se faire avec l'Amérique etdans les institutions existantes, mais réformées et renforcées.

L'unité de l'Europe ne se fera pas sur une opposition ou sur une défaitede l'Amérique. L'Europe ne pourra pas se rassembler dans la solitude faceaux périls grandissants sans assurances ultimes ni sur une rupture de laconfiance en elle-même et sur celle des alliés de l'Amérique, mais seulementdans le cadre d'une alliance euroatlantique sûre, large et redéfinie. Or, cetteunité est décisive, pour elle-même et pour le reste du monde corrompu par laviolence, et une sorte de « loi fondamentale» devra en forger la personnalité,la visibilité et la capacité de rayonnement.

Unie, l'Europe saura faire face aux défis civilisationnels et sociétaux duXXIe siècle et redeviendra un acteur géostratégique, rééquilibrateur et

éclairant à l'échelle mondiale. Paralysée par ses divisions internes, ellerégressera à la simple expression de la géographie, au théâtre où sedérouleront les conflits futurs pour l'acquisition de la puissance globale.

La fin éventuelle de l'hégémonie américaine et l'épuisement du«moment unipolaire» du système international postbipolaire conduirontplus facilement à la généralisation du désordre qu'à l'émergence d'uneprépondérance de même nature, au plan économique, technologique,politique, culturel et militaire.

L'Europe ne pourra pas arbitrer à elle seule les problèmes de sécuritédans un espace continental élargi et encore moins dans un contextemondialisé. Les États-Unis ne pourront affronter tout seuls les nouvellesmenaces et résoudre individuellement ou avec des «coalitions decirconstance» les conflits futurs en Eurasie, sans un partage desresponsabilités communes avec l'Europe, sans un partenariat équivalent avecelle.

L'espace des rivalités est sans précédent, celui des antagonismes est sanscommune mesure avec les ressources d'un seul acteur surclassant tous lesautres.

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IL3 INSTRUMENTS DE POUVOIR ET INTÉRÊTS GÉOPOLITIQUES

La maluise des nouveaux instruments de pouvoirs technologies, lacommunication et l'information) n'est pas suffisante pour assurer l'exercicede la prééminence mondiale. La recherche d'un équilibre durable des intérêtsgéopolitiques dans le monde demeure la condition sine qua non de la gestion

du svstème international de demain.

Or. cet équilibre a besoin de consensus et d'intérêts partagés pours'instaurer et perdurer, plus que de domination ou d'exercice unilatéral de laforce pure.

ailleurs, l'impératif territorial a été, par le passé, l'impulsionincoercible des comportements agressifs des États. le contrÔle des territoiresn'a pas perdu de son importance. Les litiges territoriaux dominent encore lesrelations internationales sous forme de conflits ethniques, identitaires. oureligieux, liés souvent à la géopolitique des ressources et aux besoinsdémographiques croissants.

Cependant, d'autres défis apparaissent, liés à la prolifération balistique etnucléaire, surtout dans une Asie en pleine transformation et en situationd'éveil nationaliste. La dégradation rapide de l'écosystème, les changementsclimatiques. l'augmentation de la population dans les zones les plus pauvresde la planète, la restriction des terres arables et la diminution des ressourcesénergétiques rajoutent des couleurs sombres au tableau déjà obscur dudevenir du monde.

Ce vécu prévisible de l'humanité prendra la forme d'une remise enmarche de l'espèce par des migrations à grande échelle, par desdéplacements forcés des populations comportera l'adoption de schèmesmentaux le plus souvent irrationnels, à l'intérieur de "sens» ancestTaux,utopiques ou religieux.

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lIA ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL

COOPTATIF OU MULTIPOLARITÉ ?

UNIPOLARISME

Aucun acteur politique n'a, dans la conjoncture actuelle, la capacité demodeler l'ordre international de demain selon sa volonté ou ses ambitions etcela en raison du phénomène dit ,<diflusion de puissance ».

Nous évoluons lentement vers un système multipolaire, bien que nombred'analystes aient soutenu l'idée de l'émergence d'un monde unipolaire,hégémonisé par une seule ptùssance, et qtÙ semble aujourd'hui en phased'épuisemene.

Or, till ordre unipolaire non hiérarchique, à l'opposé de l'ordre impérial,désigne, au moins en théorie, un système international de transition et cedernier comporte un processus d'ajustements et de cont1its ayant pour enjeula redistribution du pouvoir mondial.

Si l'on suit le rapport publié par le National Intelligence Council du 19 novembreon y lit le déclin relatif de la puissance américaine à l'horizon 2025. Cet organe

synthétise aussi les analyses géopolitiques des services de renseignement américains. LesÉtats-Unis ne seront plus que l'un des acteurs principaux de la scène mondiale même s'ilsresteront les plus puissants.

Leur athiblissement semit affecté par cinq hypothèses:. le glissement du pouvoir économique de l'Occident à l'Orient:. le pic de production de pétrole et la pénurie d'eau:. une démographie viemissante de l'hémisphère nord:. un tem)fisme en retrait et une importance accrue des nouveaux dangers et des Étatsfaibles:. le risque d'un déséquilibre climatique irréversible

du 23 novembre 2008).

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En perspective, le système international qui se dessine et qui prendra saforme définitive au cours du siècle, est un ordre où n'apparaît pasimmédiatement une menace idéologique ou stratégique dominante, àl'exception de la Chine.

Dans ces conditions, les nations qui composent la constellationdiplomatique sont libres de manœuvrer et de se déterminer en fonction deleurs intérêts nationaux.

Malgré la prééminence actuelle des États-Unis, ayant joué un rôle pivotau cours des soixante dernières années, par la combinaison et l'équilibragede deux stratégies indispensables en Eurasie, la stratégie transatlantique enEurope, grâce à l'OTAN, et transpacifique, grâce à des relations de sécuritétriangulaires et informelles avec la Chine et le Japon, aucune autre puissancesera capable d'affermir sa prépondérance exclusive et de l'exercer demanière permanente.

Ainsi, les grandes nations continentales devront cohabiter avec les petiteset rechercher des formes d'équilibre tacite, en veillant à ce qu'aucune d'entreelles ne soit tentée de le remettre en cause.

Tant que cet équilibre sera sauvegardé, la communauté internationale sechargera des opérations de «maintien de la paix », surtout en cas detransgressions mineures. Dans de tels cas, le principe de la «sécuritécollective» et celui des « alliances de circonstance» prendront le dessus surla logique des « alliances permanentes », qui interviendraient essentiellementen cas d'atteinte à l'équilibre général, dans les crises existentielles ou vitalesles plus déstabilisantes pour la distribution du pouvoir mondial.

Dans cet environnement, la politique de la balance of power, destinée àfaire contrepoids à l'émergence d'États perturbateurs, n'aura rien perdu deson utilité et cette balance sera constamment influencée par un dosage savantde données stratégiques et de considérations morales, d'idéalisme et derealpolitik.

Le double équilibre entre la défense des valeurs et les impératifs de lagéopolitique d'une part, et les rapports de forces pures de l'autre, présidera àla définition des intérêts vitaux.

Ainsi, au niveau du système international et de la logique descontrepoids, la rivalité entre les joueurs s'exercera sur un échiquierplanétaire.

Le XXI" siècle verra l'entrée d'acteurs importants dans la danse dunouveau millénaire et la montée en puissance de nouveaux centres depouvoir au Japon, en Chine, en Inde et en Extrême-Orient.

Ces pôles de pouvoir refléteront les nouvelles réalités de l'antagonisme àl'ère de la balistique, de la frappe de précision et des charges nucléaires ouchimiques.

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Simultanément, nous assisterons à la poursuite des phénomènesdésagrégation et de ainsi qu'à l'émergence d'un nouveau type deconflit, les conflits métapolitiques, comme forme particulière et englobantedes conflits asymétriques.

Dans ce contexte, un mélange d'ajustements inévitables relativisera lepoids des puissances traditionnelles et, en premier lieu, celui de J'Amérique,mais aussi et encore davantage celtÜ de l'Europe.

II.5 L'EuROPE ET LA «RÉVOLUTION

POLITICO-STRATÉGIQUES »DANS LES AFFAIRES

Ainsi, l'Europe, face à la nouvelle géopolitique planétaire, devra opérerun revirement radical, lme révolution copernicienne dans les affairespoli tico-straté giques.

Cette révolution suppose en amont une rupture conceptuelle, consistant àpenser le monde et les équilibres géopolitiques globaux comme les véritablesenjeux de conflit, de sens, de sécurité et de puissance.

Nous retrouvons là la logique du système international, sa valeurelllistique et son sens.

changement d'échelle, de problèmes et de complexité fait clairementapparaître la nécessité d'une diplomatie des sphères d'intérêts et de choix decoalitions pour les situations de clise, ainsi qu'une hiérarchisation différentedes objectifs historiques et des valeurs stratégiques et cela dans lm monde oùla sécurité et la stabilité sont désormais globales.

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En elle-même, la conscience de ce changement est déjà une révolution etelle est d'autant plus radicale qu'elle est conceptuelle et de vision.

Elle replace les problèmes de légitimation de l'action internationale desÉtats ailleurs et autrement que dans la seule autonomie des compétences etdes sphères d'influence de l'ONU et de l'OTAN.

Elle les situe au seul niveau pertinent, celui de la « gouvernabilité » dusystème international dans son ensemble.

Cela se traduit d'abord par un rééquilibrage des responsabilités politiqueset militaires vis-à-vis de l'Amérique, car sans l'Amérique, l'Europe seramarginalisée en Eurasie, et sans l'Europe, l'Amérique serait réduite à une îlelointaine au large de l'Asie.

Dans l'absence d'un principe organisateur unique et de l'importancecroissante des conditions non militaires de la sécurité, ainsi que des facteursculturels, comme facteurs organisateurs et créateurs de puissance, l'accentest mis aujourd'hui sur la recherche d'un sens à donner à l'exercice de lapUIssance.

Or, à chaque fois qu'un équilibre s'instaure entre la puissance d'une partet le monde des valeurs de l'autre, la diplomatie a le devoir de définir ce queconstitue pour un acteur son intérêt vital et, dans le cas de l'Europe, sonintérêt commun.

Il s'agit là de l'aspect fondamental de la construction européenne ainsique d'un ordre géopolitique global nouveau et stable, en Europe et dans lemonde.

Il faut pour cela que les Européens revendiquent fermement que lesconditions de leur sécurité ne soient pas décidées en dehors d'eux, pard'autres acteurs quels qu'ils soient.

L'Amérique et l'Europe peuvent jouer ensemble à un rééquilibragestratégique et à une stabilisation progressive de la planète, face au doublephénomène de l'autonomisation des conflits locaux et de la montée desdangers venant de l'arc de crise qui va du Pakistan au Maroc, du Caucase augolfe Persique et de l'Asie Centrale à l'Asie du Sud-Est, bref à la zone des« Balkans mondiaux ».

En dehors de cette perspective globale commune et de cetteresponsabilité d'ordre planétaire, toute politique de l'équilibre, de puissanceet de force, dans le système multicivilisationnel du XXI" siècle, deviendraithasardeuse pour l'Amérique, incertaine pour l'Europe et critique pourl'ensemble de l'hémisphère nord (Russie inclue).

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11.6 L'ORDRE INTERNATIONAL DE DEMAIN

L'ordre qui se dessine pour demain est donc voué à tenir compte desleçons de l'expérience, qui lient la stabilité des systèmes internationaux à desperspectives géopolitiques différentes, de telle sorte que toute Weltpolitik nepeut s'instaurer sans une logique de la balance, et l'Europe ne pourrasoustraire, si elle veut affermir ses raisons historiques et contrecaner descoalitions hostiles.

Tout système international est voué à la symétrie, en dépit de laquellel'alternative à l'hégémonie d'une seule puissance est le désordre et ledéséquilibre. système international de demain, plus interdépendant et enmême temps plus hétérogène que tous les systèmes du passé, aura besoind'un pluralisme d'idées, d'interprétations et de forces, auxquelles l'Europedoit appOlier sa contribution.

Celle-ci apparaît décisive, car les heins à l'action internationale d'unÉtat peliurbateur reposent sur le seul unilatéralisme de l'acteurhégémonique, ou sur les compromis institutionnels obtenus dans uneenceinte d'arbitrage - les Nations unies -, la libelté de choix des puissancesprépondérantes ne pourra trouver satisfaction dans un système de règlesétablies par simple consensus, en dehors des réalités de la puissance.

Ainsi, le principe de l'équilibre et le multilatéralisme qui s'y accompagneexigent tlle distribution approximative du pouvoir mondial.

Dans cette perspective, l'Europe doit assumer son rôle de puissance et enporter la responsabilité et la charge.

Elle ne pourra plus refuser d'entrer dans les querelles qui secouent lemonde, ni refuser de s'impliquer dans les contlits qui interviennent dans sazone d'intérêt vital, ses marches ou sa périphérie, J'Est, le Sud-Est et le Nordeuropéens, la Méditerranée et, plus loin, l'océan Indien et l'Asie pacifique,

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L'Amérique aura besoin de l'Europe pour préserver J'équilibre dansplusieurs régions du monde et l'Europe aura besoin d'une Weftpofitik pourdéfïnir ses intérêts communs et mettre en œuvre une poliÜque étrangère quilui soit propre.

Le retour de la grande politique revêt pour l'Europe une significationessentielle et repose sur le constat que la sécurité européenne a d'être,pour l' heure, une affaire ,< paix et de guene » pour le monde, ce qui a étéle cas aux XIX" et XX. siècles.

C'est désormais r Asie, le Moyen-Orient, le grand Moyen-Orient et les«Balkans mondiaux» qui s'imposeront comme les régions les plusdangereuses de la planète.

L'Asie regroupe la moitié de l'humanité, rassemble les acteurs mondiauxles plus importants, ablite des foyers de crise pamanents, sans issuesprévisibles à moyen tenne. C'est en Asie que se situent les querelles desouveraineté les plus aiguës et c'est au golfe Persique et au grand Moyen-Orient que se fera le test de la puissance et de l'hégémonie amàicaines.

C'est pourquoi la sécurité européelme dépendra de plus en plus de lapmticipation de l'Europe à l'équilibre des forces dmls le monde et de sacapacité à créer les conditions politiques plus favorables à ses àpartir de l'idée qu'eUe se fait d'elle-même, du rôle futnr du continent et dusens qu'elle accorde à sa mission historique.

II.7 LE CHOIX DE L'EuROPE

L'histoire nous rappelle que rien ne dure indéfiniment et que le rôlestabilisateur de la puissance américaine pourrait décliner, affectant à terme lasécurité de l'Europe. En perspective, l'Europe doit prendre conscience quesa sécurité est indissociable de celle de son environnement proche, moyen-

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oriental et eurasien, et que son rôle « autonome» ne suffit pas à préserver sesintérêts ni à assurer sa défense.

Par contre, l'Europe peut accéder au rôle de partenaire d'unecommunauté de valeurs, de convictions et d'intérêts partagés avec les USA.

Dans ce cas, elle doit opter pour une grande stratégie aux implicationsmultiples. Ce choix nécessite une adhésion des élites et une mobilisation desopinions autour d'un objectif stratégique central, celui de devenir à termeune puissance planétaire «éclairante» et crédible dont il conviendra dedéfinir la nature et la portée.

Ce rôle s'exerce d'abord par la recherche d'une sécurité internationaleminimale et d'un pouvoir fédérateur des plus larges. Cela exige la définitiond'une vision géopolitique globale et d'objectifs stratégiques cohérents avecl'existence d'un duopole de puissance de la part des deux piliers del'Occident.

Dans ce cadre, l'Union européenne, au sein d'une alliance atlantiquerééquilibrée, devrait exercer un rôle actif fondé sur une orientation politiquecommune concernant la politique mondiale en Eurasie et les différentespolitiques régionales dans les « aires de crise» et autres zones turbulentes dela planète.

L'étroite imbrication de deux fonctions de «gouvernabilité» et de« gouvernance » internationales, pour les situations de tension d'une part etpour les arrangements dans la gestion ordinaire et coopérative du systèmeplanétaire de l'autre, devraient favoriser la recherche des issues aptes à créerou à restaurer la confiance et la stabilité mondiales.

L'Union européenne et les USA, jouant chacun à sa prééminence, deforce ou d'expérience, devraient faciliter la recherche de solutionsappropriées aux problèmes majeurs du siècle et apaiser les inquiétudes deszones les moins nanties de la planète et surtout de celles les plus explosives.

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ILS PROSPECTIVE ET RÉTROSPECTIVE

Les temps de trouble et de désordre publics, et celL'<:qui impliquent latransition d'tm système à l'autre des relations entre les nations, incitent à larétlexion sur les schèmes du devenir, sur la naissance, l'affirmation et ledéclin des républiques et des empires et sur Je caractère aventureux etincertain des grandes stratégies.

Cette méditation a pris tantôt la forme d'tme spéculation sur l'utilité desraUiements et des aUiances militaires dans l'imminence d'une guelTe ou sousla menace d'un danger grave, tantôt la tournure d'une interrogation sur Jesens ultime du combat pour ne pas être à la merci des autres et, enconséquence, sur le refus de la servitude face à des ultimatums existentiels.

Depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'âge modeme, portent témoignages deces réflexions; «Les guerres du PélopOlmèse» de Thucydide, la« République ,) de Platon et la « Politique» d'Aristote, le «Léviathan ,> deHobbes ou Je «Prince ,> de Maclnavel et, suite aux guerres de religion, le« Traité théologico-politique » de Spinoza.

Réfléchissant à l'époque napoléOlÜenne, Clausewitz nous a éclairés surl'étrange trinité qui est à r œuvre dans l'aventure guerrière, ]'« entendementpolitique, la libre activÜé de l'âme et la passion hostile ».

Plus proches de nos préoccupations, les ouvrages de Montesquieu, deRousseau et de Tocqueville ont proposé des théories sur l'équilibre despouvoirs et sur les formes des régimes politiques.

C'est une constante qui se renouvelle à chaque fois dans l'histoire lorsquela quête de ]' avenir liant intimement les ambitions civiles et les stratégiesmilitaires prévaut sur logique du présent et que la volonté d'écrire les pages

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du futur s'impose sur les contraintes et sur les héritages du passé, eux-mêmes relatifs et vite obsolètes.

Dit avec des concepts modernes, les buts de ces méditations ont été nonseulement de décrire les conduites et les dilemmes des acteurs de jadis, maisde dégager la logique implicite de leurs choix afin d'en saisir la leçon et le« sens» permanents. Or, ces buts demeurent incompréhensibles si on ne lesreplace pas dans le contexte d'une conjoncture particulière et dans l'horizondes relations d'un système, qui circonscrit le cadre général de la poïétiquehistorique.

Nous appelons ce cadre, au sein duquel le champ d'action et le centred'intérêt des acteurs politiques s'expriment par des conduites spécifiques, unsystème international. Une constellation diplomatique peut être appelée unsystème, lorsqu'un événement politique, historique ou stratégique peut êtreétendu à l'ensemble.

Au sein d'un système, le verbe diplomatique et l'action militaire secomposent en unité et forgent les lignes directrices de la politique étrangèred'un État qui est, en tant que telle, une politique de puissance.

La cohésion stratégique d'une société et sa fascination culturelle demasse constituent, à l'heure des «chocs de civilisation» et des nouvellesguerres de religion, des forces d'impact et des facteurs d'influence au seind'un univers clos, la scène planétaire, travaillée en profondeur pas unehétérogénéité philosophique et morale virtuellement conflictuelle.

Par ailleurs, l'éveil culturel et la résurgence de revendications ethniques,claniques et tribales au tropisme nationaliste peuvent devenir une force dedésespoir et de révolte et engager les grandes nations et l'ordre établi dansdes luttes de pacification et de stabilisation longues et difficiles, soient-ellesimpériales ou locales.

En reprenant la caractérisation des rapports internationaux, le traitoriginal qui distingue ce type de relations de toutes les autres relationssociales est qu'elles se déroulent à l'ombre de la guerre, sous la menace d'unconflit armé et sanglant, dans les tensions des crises ou sous l'influenced'une déchirure de l'ordre social, devenu désormais transnational.

Cette spécificité nous rappelle que les États et les nations, hostiles parposition, par ambitions ou par principe, vivent l'une vis-à-vis de l'autre dansun état de nature, un état dans lequel s'organise le geme humain et danslequel chaque peuple jouit de la liberté naturelle qui parlait autrefois auxindividus au nom d'une raison supérieure, la raison d'État et qui s'exprimeaujourd'hui au nom d'une conception de la sécurité qui est interdépendanteet commune.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, savants et philosophes,auxquels se sont joints des économistes, ont poursuivi cet effort deconnaissance ayant pour objet la conjoncture mondiale.

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Leur préoccupation était double. Elle visait d'une part à réfléchir surr expérience des collectivités humaines au sujet la réorganisation del'ordre social effondré par un conflit grandes dÜnensions et, d'autre part,à identifier la portée de la rupture politique, engendrée par r atome et par larévolution balistico-nucléaire à l'âge planétaire.

Celle-ci introduisit une hétérogénéité fondamentale et bouleversante, nonseulement d'ordre teclmique vis-à-vis du système antérieur, mais sur le courstout entier des relations humaiues ouvrant sur une ère nouvelle,nucléaire.

II.9 L' AMÉRIQUE ET LA POLITIQUE DE PRIMAUTÉ

Avec l'effondrement du mur de Berlin et ce!tÜ du dernier empire militairedu monde, l'ancienne Union soviétique, les spécialistes et les historiens,pour la plupmi des cas américains, à r exception notable de R. Aron, se sontpenchés sur la nature du système international qtÜ allait succéder à r ordrebipolaire.

À leurs yeux, celui-ci devait comporter le maintien de r influenceprédominante de la seule puissance authentiquement planétaire du monde,les USA. Ils dégagèrent ainsi une réflexion à plusieurs voix, qui a été pourBrzezinski géopolitique et stratégique, pour S. Huntington, civilisationnelleet prospective; dans le cas de F. Fukuyama idéologico-phîlosophique, ouencore diplomatique et histolique, en ce qui concerne H. Kissinger.

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Plus proche de nous, R. Kagan s'est employé à établir une comparaisonentre les acteurs majeurs de la scène planétaire, les USA et l'Europe, à partird'une vision antinomique de la force et de la faiblesse des nations, influantsur leur philosophie, leur comportement et leur psychologie dans le jeupolitique du monde.

D'autres auteurs nous ont rappelé que la république impériale, plusfavorable aux libertés des individus passait pour une menace aux libertés desÉtats et implicitement des nations et que dans plusieurs situations,l'hégémonie, se dissimulant sous les principes de la démocratie, pouvait serapprocher de la tyrannie.

Cependant, l'objet profond de ces réflexions demeurait la dialectique del'antagonisme et la politique de primauté au sein du système internationald'aujourd'hui et de demain, plus interconnecté et plus complexe que tous lesautres systèmes du passé.

Dans le décryptage de cette donne inédite, Z. Brzezinski dégage unelecture du système international où le choix d'un engagement cohérent del'Amérique vise la préservation et l'exercice d'un leadership cooptatif etd'une hégémonie démocratique.

L'intimité de ces deux notions est liée à la gestion des alliances et à lalégitimité internationale de l'action des États-Unis.

C'est donc à partir d'une analyse globale de la scène planétaire quel'auteur parvient à historiciser et à relativiser la priorité absolue accordée parl'Administration Bush à la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci ne peutreprésenter à ses yeux qu'un but stratégique à court terme, dénoué depouvoir fédérateur. En effet, s'interrogeant sur l'hégémonie américaine et, enperspective, sur son déclin historique à long terme, il replace la complexitédu paysage mondial et ses turbulences dans le cadre d'une stratégied'alliance permanente avec l'Europe. Seule cette alliance, interdépendante,mais toutefois asymétrique, est en mesure d'assurer une communautéd'intérêts partagés entre l'Europe et les USA.

Cette alliance seulement peut garantir à ses yeux l'évolution de laprééminence des USA sous la forme qui correspond le plus à une démocratieimpériale: l'hégémonie de cooptation.

Aucune alliance de circonstance ne peut élargir les bases d'une directionéclairée, fondée sur le consensus plutôt que sur la domination pure.

Aucun autre acteur ou ensemble d'unités politiques - à l'exception del'Europe - ne peut permettre l'exercice d'un leadership mondial, sous laforme d'un pouvoir fédérateur et rassembleur vis-à-vis de ses alliés.

Moraliser la mondialisation et rechercher les bases d'une interdépendanceéquitable, ce sont là les deux impératifs-clés, capables de donner une réponseintégratrice aux menaces et turbulences mondiales de demain.

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Nous y retrouvons là également les présupposées d'une direction éclairéedans les grandes affaires du monde. C'est donc dans une politique rationnelleet pondérée que peuvent être redéfinis, selon ses vues, les fondements d'unpartenariat acceptable avec l'Europe pour l'exercice de responsabilitéscomplexes liées à l'interdépendance mondiale.

C'est donc dans le cadre d'initiatives originales, en vue d'échapper auchaos et au désordre qui guette le monde, que Brzezinski resitue lesdilemmes de la politique de sécurité des États-Unis.

Celle-ci doit être combinée, d'après ces analyses, avec l'inconnue de lapolitique de sécurité de l'Europe comme composante indissociable del'équation de sécurité mondiale. Or, y a-t-il, au cœur de ce grand desseinhégémonique un espace de manœuvre praticable pour une stratégie réalistede l'Europe, permettant à celle-ci d'échapper aux sirènes d'un nationalismerégionaliste habillé d'antiaméricanisme ?

Oui, cet espace existe - peut-on ajouter - et doit combiner une visiongéopolitique planétaire, une stratégie militaire globale par le biais del'OTAN et une attitude vis-à-vis du terrorisme et de l'Islam, plus souple,plus différencié et plus crédible, mettant l'accent sur l'unité politique ducamp des démocraties et, plus en général, de l'Occident.

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III. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AUXXIESIÈCLE: UNI POLARIS ME ÉLARGI OU

MULTIPOLARITÉ ? LE DÉBAT SUR LE SYSTÈMEINTERNATIONAL DE DEMAIN

La guerre entre les USA et l'Irak a d'abord consacré la prédominancemilitaire des États-Unis, en exaltant la notion d'unipolarisme, puis en moiusde quatTe ans a précipité la fin d'un monde que l'on estimait définitivementunipolaire. La notion d'unipolarisme résulte de la distribution mondiale de lapuissance et du regroupement politique des États. Ainsi, la manière parlaqueHe les États, grands ou petits, forgent ou s'adaptent à conjonctureinternationale contrihue à la modeler, à lui donner une configurationparticulière et donc une morphologique qui n'est ni la résultante ni J'effetmécanique du rapport des forces pures. Cette corrfiguration résulteégalement de la perception des intérêts de chaque membre des alliances etdes regroupements politiques visés, de la nature de leurs revendications, dusouci d'équilibre pour tïnir, de la préférence sentimentale, dictée par lasympathie ou l'antipathie naturelles des populations, des parentés ethniquesou de la proximité culturelle.

Au regard du tableau diplomatique et de son évolution, une interrogationse pose avec insistance sur le type de système international vers lequel noustendons.

Allons-nous vers un système unipolaire dargi, euro-occidental,hégémonisé par les États-Unis et implicitement asymétrique, ou bien vers unsystème multipolaire souple, amélkano-eurasien, sauvegardant l'équilibre

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entre plusieurs pôles de puissance, déliés entre eux de toute référence à desvaleurs communes et à une structure normative contraignante?

Tel est le dilemme des Européens confrontés aux défis de l'avenir à longterme.

Partenariat rééquilibré et stratégique avec les USA, qui ont été à l'originele prolongement du champ diplomatique européen, ou pôle de rivalitéscroissantes avec eux?

Ce dilemme a été fortement personnalisé au cours du débat sur le conflitavec l'Irak et nous y découvrons d'un côté le portrait euroatlantiste de TonyBlair et de l'autre celui, néo-gaulliste, de Jacques Chirac.

L'heure est au choix et ce choix est décisif pour l'avenir du continent,pour son union politique et pour sa place dans le monde.

La politique de partenariat avec l'Amérique est justifiée aux yeux deTony Blair au nom des défis et des dangers communs à l'Occident, au nom

d'une même civilisation, d'une communauté de traditions et des mêmesconvictions morales historiques.

Par ailleurs, dans le souvenir inconscient, l'hégémonie américaine semblegarder encore aux yeux des classes dirigeantes anglaises quelque chose del'hégémonie britannique et la transition de la «Pax Britannica» à la «PaxAmericana» ne comporte pas un changement de l'univers mental et culturel.Dans la décision sur la guerre en Irak, l'amour propre et le sens de la fiertéd'antan auraient été blessés à mort par une neutralité humiliante qui auraitété associée au calcul de l'abstention franco-allemande.

En revanche, la politique de l'équilibre multipolaire est défendue par sesapôtres et, en particulier, par la France, par la crainte d'une hégémonieuniverselle de l'Amérique, ostensiblement unilatéraliste et multilatéralistepar défaut, limitant ses capacités d'action et celles de la plupart des Étatsindépendants d'Eurasie.

Au niveau le plus abstrait, la politique de l'équilibre est celle qui, deDavid Hume à Morton Kaplan, se résume à la liberté de manœuvre, visant àinterdire à un acteur prépondérant d'accumuler des forces supérieures àl'ensemble des autres puissances coalisées et à fédérer ses opposants pour luifaire contrepoids.

Au plan historique, la multipolarité apparaît comme une vue de l'espritdans le domaine politico-militaire lorsqu'un acteur essentiel dispose d'uneprépondérance absolue dans la distribution mondiale du pouvoir. Cependant,l'Amérique, qui est la mégalopole du monde globalisé, conserve unesuprématie militaire absolue, mais lui fait défaut le pouvoir géostratégiquede la traduire en influence politique.

Si la politique étrangère «as aIl politics, is power politics» (ReinholdNiebuhr), l'Europe peut-elle établir un partenariat rééquilibré au niveauplanétaire avec les États-Unis d'Amérique?

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Peut-elle aller plus loin qu'un jeu d'influence sur la gestion del'hégémonie américaine, qui est assurée pm' main d'un maitre plutôt quepar celle d'un partenaire? Cette interrogation constitue, pour l'heure,l'essentiel des questionnements, sans réponses et sans solutions immédiates,de la scène mondiale.

Les objectifs par l'équilibre des forces dont disposent les USA,sont-ils de même nature que ceux que l'on peut atteindre par l'utilisationla puissance dont dispose l'Europe?

Rappelons brièvement que la force (strength, Kraft) fait appel auxcapacités contrainte et de nuisance, la puissance (pmver, Macht) auxcapacités d'action coHective fondées sur la coopération et les moyensd'influence.

La divergence entre Européens et Américains ne repose pas uniquementsur la croyance que l'on peut triompher de l'lùstoire, mais sur les intérêtsstratégiques, les objectifs de sécurité et la vision du système international dedemain, bref sur l'ordre du devenir.

Elle s'en écarte sur le sens de la puissance et sur l'exercice de celle-ci, enréponse au mal fondamental de toute époque, le totalitarisme, le despotisme,les a.xes du mal ou les postes avancés de la tyrannie ainsi que sur la répliqueà donner il l'islamisme et au fondamentalisme terroristes.

111.1 SUR LA

PRIMAUTÉ

«LOGIQUE UNIPOLAIRE» OU LOGIQUE DE

Le clivage entre les deux visions, européenne américaine, du systèmeinternational s'inscrit non seulement sur la nécessaire distinction entreet puissance, mais sur la stratégie à adopter dans remploi de la capacité

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globale d'un État d'influer sur les autres dans des cadres politiquesextrêmement complexes. Cette stratégie s'insère dans une lecture de ce quiest l'essentiel d'un système, son homogénéité ou son hétérogénéité et laconfiguration du rapport de forces. La localisation géopolitique des menaces,les facteurs d'instabilité, les aires de conflictualité, celles de l'inimitié et del'hostilité déclarées ne peuvent négliger les visées et ambitions de la rivalitétraditionnelle. Ainsi, diverses combinaisons de l'équilibre sont possibles, detelle sorte que la configuration des alliances qui en résulte comporte toujoursune hiérarchie, officielle ou implicite.

Cependant et sur le fond, le clivage entre les deux visions, européenne etaméricaine du système international, a pour origine la politique de primautéet donc la volonté des USA de faire accepter leur leadership. Celui-ci, selonZ. Brzezinski, aurait pour but la création d'une communauté mondialed'intérêts partagés. Le réalignement stratégique qu'elle postule exige deconsidérer toute région comme le théâtre d'une influence spécifique et àévaluer la possibilité d'élaboration de stratégies transpacifiques ettransatlantiques capables de gérer de nouvelles alliances.

La « stratégie américaine de homeland defense» codifie le principe del'engagement et celui de la projection des forces, dictée par la discontinuitégéopolitique du continent américain. Une démarche missionnaire et morale yexalte, dans le sillage d'une tradition fortement empreinte d'idéalisme etd'esprit de croisade, une rupture significative entre solutions politiques etsolutions militaires.

Pour être légitime, toute politique de prééminence doit être porteused'intérêts globaux à long terme et, pour être efficace, elle doit comporter lagestion de nouvelles alliances, impliquant la participation de partenairespartageant les mêmes buts, objectifs et valeurs.

Au plan des considérations historiques, toute volonté de leadership de lapart des puissances prédominantes suggère aux autres États, grands ou petits,stables ou instables, la crainte d'un glissement progressif vers une « logiqued'empire» et définit cette démarche comme une tendance à l'unipolarisme,qui pourrait faire peser une menace sur la sécurité d'autres acteurspuisqu'elle est la clé de voûte du système international et de la stabilitécollective.

En effet, dans toute conjoncture de conflit, la guerre modifie le rapportentre sécurité et force. La première est approximative, la seconde est par sanature mesurable; variable aléatoire dans un cas, simple expressiond'options capacitaires dans l'autre.

De tous les temps et au sein des systèmes internationaux connus, letransfert de certaines ressources en force militaire a engendré crainte,hostilité et inquiétude.

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Te! a été le cas hier de l'Allemagne nazie ou de l'Empire soviétique. Telest le cas aujourd'hui des États-Unis d'Amérique, bien que pour des finalitéspolitiques opposées.

Lorsqu'un acteur essentiel de la scène mondiale accumule des forces qtÜdépassent un « optimum de capacités» requis pour sa défense et montrevisiblement de vouloir en user, cet accroissement entraîne un affaiblissementdes autres, une opposition des alliés et un glissement des neutres verscamp des puissances hostiles aux engagements be!liqueux. Il modifie ensomme les conditions régionales ou mondiales de la sécurité.

Il est ainsi inconcevable que l'Europe et l'Amérique puissent àl'avenir avec des divergences essentielles sur la définition d'un systèmeinternational stable, sans réexaminer l'ensemble de leurs politiques, tout ens'entendant sur des points fondamentaux et en particulier sur la lutte auterrorisme.

IIL2 DROIT ET FORCE

Face aux historiens européens qui, lors de la campagne irakienne ont tissél'éloge de l'impétialisme et de la colonisation du XIX" si~cle, et face à ceux,blairistes ou clintoniens, qui ont exalté l' ,<impérialisme libéral et non

tenitorial >. ainsi que la notion européenne de «puissance postmoderne >',lesAméricains ont rétorqué par des questions qui ont la valeur de réponseslapidaires:

."

Peut-on être puissants sans puissance militaire'? »

. « Le droit international peut-il se substituer à la foree militaire?"

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. «Les Européens se perçoivent-ils comme des agents de changement etcomme des acteurs du monde de demain? »

. Quel est le mode d'emploi aujourd'hui de la méthode utilisée par les Étatswestphaliens classiques, celle des temps anciens, caractérisée par l'attaquepréventive, l'unilatéralisme de la menace, la défense de l'intérêt national,

l'égoïsme sacré, ou l'anarchie du chacun pour soi?. Ces historiens ont-ils oublié que s'engager sur la voie de la prééminencemilitaire signifie se condamner à la brutalité et à la servitude de la forcepure, une servitude que les moralistes condamnent comme une forme de

corruption de la cité politique?. Les Européens peuvent-ils faire coexister deux méthodes, deuxphilosophies et deux morales dans une action extérieure? Celle, d'une part,

de la sécurité coopérative et du rule of law entre États civilisés et celle,d'autre part, implacable, de la loi de la jungle contre des États traditionnelset prémodernes, sans que la première méthode ne corrompe la deuxième,par épuisement historique, par mauvais calcul ou par simple volonté

d'apaisement?

L'Europe est-elle une puissance ou une super-puissance exclusivementéconomique?

.

. Vit-elle dans l'histoire, ou, en revanche, dans une conjoncture illusoire oùtout est consensus et coopération?. A-t-elle épuisé son cycle historique et trouve-t-elle plus confortable de selaisser aller sans autre souci de gloire, dans un monde antihéroïque etpostmoderne ?

Il est improbable, au niveau des conjectures, que l'Europe puisseéchapper aux rivalités séculaires qui bouleversent tout système international,à la spiralisation des crises et des conflits, à la balkanisation du monde, à lapoussée démographique d'un univers désoccidentalisé et sans ressources, àla révolte d'une population d'insoumis et d'intrus, qui se situent en dehors detout ordre normatif dans lequel seulement peut prospérer la liberté despersonnes et la sécurité internationale.

Ce qui est primordial dans ce débat qui touche à l'avenir du systèmeinternational et aux choix décisifs de l'Occident, c'est la mise en perspectivedes visions du monde respectives, des Européens et des Américains.

Cela implique un renouveau des paradigmes intellectuels qui conduisent àdes lectures différentes de la scène internationale, des buts de la politiqueétrangère et de l'indétermination de la conduite diplomatico-stratégique.

Cela nous amènera peut-être à définir le sens de l'histoire humaine et laquête d'un avenir où la recherche de la sécurité repose pour les Américainssur les lois d'un état très proche de la société de nature et, pour lesEuropéens, dans un avenir éloigné de l'état de guerre permanent et de toutepolitique de puissance.

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111.3 TONY BLAIR ET LE CHOIX DE L'UNIPOLARISME ÉLARGI

Dans le cadre de ce débat, le choix de l'unipolarisme élargi est justifié parTony Blair au nom du plus important des dangers, la division et la paralysede l'Occident, qui, dans la crise irakienne est appm'u coupé en deux.

Pour la Grande-Bretagne, il s'agit d'éviter le retour à des «situations quimettraient en cause l'intérêt stratégique sOÎt de l'Europe sOÎt des États-Unis»et qui prolongeraient en retour la tl-agmentation politique de l'Unioneuropéenne.

Pour ceux qui craignent l'Ulùlatéralisme de \' Amérique, le meîlleurmoyen de le provoquer serait de vouloir constituer un pôle de puissance rivalou des alliances circonstancielles et contreproductives de l'Europe avec laRussie ou avec la Chine.

,<Si c'était le cas >', a commenté Michael Ignatieff de la HarvardUniversity, ,<le système serait paralysé et nous serions entrés dans une èrenouvelle ».

Dans ce débat entre Européens et Américains, ce qui est primordial est latentative d'équilibrer leurs buts stratégiques, et d'harmoniser leurs objectifsmoraux et leurs intérêts géopohtiques.

Or, si r objectif fondamental est decommunauté de culture, pourquoi leschoisiraient-ils pas de régner ensemble ?

Dans ce cas, la loi la plus générale de l'équilibre s'appliqueraitnaturellement, mais étendue à la notion de pm'enté de civilisation et cettebalance assurerait ainsi la stabilité globale.

maintenir l'influence de la mêmeEuropéens et les Américains ne

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De surcroît, l'homogénéité du système favorise la prévisibilité et donc lalimitation de la violence internationale.

À l'inverse, la dialectique de la rivalité entre l'Europe et l'Amérique nese limiterait pas à la sphère politique, mais s'emacinerait dans desconceptions opposées de la vie, de la société et de l'homme, créant elle-même l'inimitié et favorisant l'hétérogénéité du système international, ledésordre généralisé et l'esprit d'aventure.

C'est autour de ces deux conceptions que se sont cristallisées lesquerelles ayant pour objet la révision de la « notion d'Occident ».

Pour Léon Wieseltier, qui a bien résumé le différend euroaméricain dansThe New Republic, à l'époque du débat au Conseil de sécurité des Nationsunies, concernant la crise iraquienne: «ce qu'on appelle Occident n'existeplus. Il y a un Occident américain et un Occident européen. La divergencefondamentale repose d'un côté et de l'autre de l'Atlantique sur deslégitimités différentes quant à l'usage de la force. » Par ailleurs, il s'appuiesur l'idée, très répandue, que ce que l'Europe voudrait, c'est la banalisationdu « bien» en politique étrangère.

Pour focaliser et pour opposer les philosophies et les principes quiprésident aux engagements internationaux, ceux-ci doivent se comprendre,selon les Américains, à partir de causes politiques et pas d'exégèsesjuridiques ou morales.

Ce sont des intérêts stratégiques et géopolitiques - disent-ils - qui, enrègle ordinaire, modèlent les décisions fondamentales des auteurs principauxde la scène mondiale et guère des majorités formelles et des logiquesconsensuelles, exprimées dans des enceintes supra- nationales dépourvues depouvOIr.

Ainsi, l'idée de légitimité sur l'usage de la force se réclame de lasubordination des intérêts communs à l'exigence du conflit contre desennemis qui sont dans le même temps étatiques et idéologiques. Les grandesguerres du passé, guerres de religion au XVIII", guerres de la Révolution oudynastiques, guerres impériales au XIXe, guerres idéologiques ouanticoloniales du XXe siècle ont coïncidé ou accompagné la remise en causedu principe de légitimité, justifiant l'organisation des États et des régimespolitiques et, présidant à la distinction fondamentale entre ennemiesidéologiques ou étatiques.

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111.4 SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET« SECURITY COMPLEX »2

Puisque l'histoire n'instruit que par analogie, il est convenu de considérerque le système actuel n'est pas multipolaire et demeure unipolaire pardéfaut.

La première caractéristique d'un système unipolaire réside dans sacapacité de modeler à son image le reste du monde. Or, r organisationgénérale des relations de sécmité ne peut être assurée par une seulepuissance et comporte, a fortiori, une conception élargie de la sécurité.

Cette dernière, par sa complexÜé, postule des partenaires globaux, des«instruments polyvalents» et des «coalitions ad hoc », capables decoopérer à la création d'un environnement stTatégique plus sûr, apte à gérerles changements à long terme dans l'ensemble de la région euro-atlantique etau -delà.

Les moyens de cette architecture internationale de sécurité sont constituéspar des «institutions interdépendantes» (ONU, OTAN, DE). À celles-ci deprendre en charge la mixité fondamentale de ces systèmes.

Voir sur security J. Roche. En présentant la deuxième édition de People,Statt's and Fear de Ban-y Buzan, Jean Jacques Roche dans son texte, « ll1éories des RelationsInternationales », souligne que la notion de security complex constitue une méthode nouyel1epour appréhender la sécurité élargie des États. une sOlie de sécurité sociétale. définie commela "capacité d'une société à conserver son caractère spécifique, malgré des conceptionschangeantes et des menaces réeHes ou virtuel1es. Plus précisément, el1e concerne lapermanence de schèmes traditionnels, de langage. de culture, d'association, d'identité et depratiques nationales ou religieuses ». Cette com!,lex, en considération nonseulement en ses implications militaires. mais ég,ùement en ses composantes économiques,sociales et environnementales, se rapproche de la communauté de sécurité élaborée par un despremiers des théories de J'intégration politique, Karl Deutsch, il la fin des annéescinquante.

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Après la disparition de la menace globale que la bipolarité faisait pesersur l'ensemble des relations Est-Ouest, l'interdépendance enjeuxconflictuels a conduit à une conception multilatérale de la sécurité.Cependant, celle-ci y introduit une série d'inconnues qui compliquent lescalculs stratégiques et les choix rationnels, tels la diffusion du terrorisme, laprolifération des armes de destruction massive, l'enlisement de la violence,etc. Telle est la situation au Proche-Orient, au Maghreb, en Mghanistan, enTchétchénie, au Soudan et au Golfe. Elle recouvre le retour de la guerre enEurope, en Bosnie et au Kosovo; la prolifération des conflits civils dansplusieurs pays d'Afrique; la possibilité de confrontations nucléaires en Asie,entre l'Inde et le Pakistan et dans la péninsule coréenne.

Or, les défis de l'Europe au xxI" siècle, et donc la sélie d'équationsqu'elle est appelée à résoudre, présupposent un principe directeur et unestratégie unitaire, eu regard au grand élargissement et aux relations euro-russes, aux rapports euro-atlantiques, à Méditerranée, à l'imprévisibleProche-Orient, au Golfe, et de manière autrement complexe, à raire ,u'abo-persique, ainsi qu'à l'Asie centrale et du Sud-Est.

111.5 MULTlPOLARITÉ ET INSTABILITÉ INTERNATIONALE

Plus que jamais des pays autres que l'Europe et les États-Unis essaierontd'acquérir le statut de ,<grandes puissances» et donc le «statut nucléaire»et, dans les conditions du monde de demain, un équilibre quelconque devras'instaurer entre plusieurs États de force comparable. Ainsi, des accordsdevront être établis avec chacun d'entre eux, qui soient fondés sur une sorted'amalgame, nécessairement impur, entre valeurs occidentales et impératifsgéopolitiques.

D'aucuns pensent que]' équilibre qui en résultera devra être fondé sur lasécurité collective et sur la primauté du droit, d'autres sur la logique descoalitions et l'équilibre des forces.

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Quant au système multipolaire, l'instabilité d'un tel système réside sur lefait que les alliances tendraient à devenir conjoncturelles, vouées à durer letemps, forcément très court, d'une opportunité, par sa nature fuyante.

Cet ensemble multipolaire, fondé sur le principe de la « main invisible»d'Adam Smith, celui des « freins et contrepoids» du grand Montesquieu, estun système à très forte hétérogénéité, habité par des tensions virtuellementinnombrables, où toute combinaison est possible, car dictée par le seulintérêt individuel, délié de toute référence aux valeurs et aux normes d'unecommunauté culturelle d'appartenance.

Ce système augmenterait inévitablement les inconnues et profiterait auxÉtats hors la loi.

Les crises y seraient endémiques et sans solutions définitives.

Les contrastes entre des États essentiels, censés faire régner l'ordre ouappliquer la loi internationale, exigeraient leur connivence d'intérêts,habituellement justifiés en termes d'alliances, plutôt que de sécuritécollective.

Or, compte tenu de l'impossibilité pour les Nations unies, organed'arbitrage universel et dans un état elles-mêmes critiques, de porter unsecours quelconque, autre qu'humanitaire, aux sociétés et aux pays affectéspar des crises, cette impuissance sera destinée à durer tant que se poursuivrala lenteur du processus consensuel et que la position du Conseil de sécuriténe sera pas en une relation quelconque avec la distribution réelle du pouvoirmondial.

Cette impuissance s'aggravera si la position du Conseil sera endissonance par rapport à la volonté de la puissance dominante de mener desactions unilatérales, de prévenir des conflits et de récompenser ou de punirdes acteurs déviants.

Quel pourrait être dans un système multipolaire le rôle de l'Europe etcelui des États Unis?

Les probabilités de crises ouvertes, générales ou locales, seraient-ellesmoindres ou en revanche plus grandes? La structure de la paix et de lastabilité découleront-elles de compromis entre principes, ou de compromisentre intérêts en conflits?

Quelle sera enfin la stratégie plus adaptée pour stopper le terrorisme etquel acteur politique aura la tâche de définir cette stratégie?

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111.6 LE SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET lTOPTION FRANÇAISE

En ce qui concerne la préférence française pour ce type de système, opterpour l'équilibre multipolaire signifie prendre le parti du refus del'hégémonie universeUe et considérer comme rival l'État qui lisque dedominer les autres.

Cela implique de tenÜ-les amitiés ou les inimitiés pour temporaires, carl'ennemi d'aujOlu-d'hui est le partenaire de demain.

Quant à la France, en rupture avec Richelieu, déclarant au ConseilsécUlité à l'occasion de la guerre contre l'Irak se battre pour des principesplutôt que pour des intérêts, eUe a donné la démonstration de ne rien tolérerqui puisse impliquer la subordination du «vieux pays» à l'Amérique, sipuissante soit-elle.

l'époque de la bipolarité, l'Union soviétique était l'ennemi désigné etle perturbateur du système. La Fédération de Russie dans le monded'aujourd'hui est devenue le partenaire de rUE et un allié majeUl- du jeuplanétaire des USA.

En règle générale et par calcul égoïste, taxé souvent de cynique, les Étatsn'ont pas de loyauté ni de sentiments de reconnaissance pour les amis oupour les combats d'hier, mais fondent leurs relations d'alliance sur lesrapports des forces qui se dégagent au présent. Ils peuvent susciterl'amertume, le ressentiment, voire le mépris de leurs alliés d'antan etconsidèrent les alliances de revers collllne un calcul et une nécessité ingratede la politique de puissance, au sein de laquelle le bien et le mal changentconstamment de régime et de visage.

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Ainsi, les États ne peuvent se soumettre aux jugements d'une diplomatiemoralisante ou idéologique mais doivent se plkr à lui rendre fonnellementhommage.

Dans le cadre des systèmes de l'équilibre du passé, seulement la Grande-Bretagne a agi confonnément au but de la défense de l'équilibre et n'a eucomme objectif la sauvegarde du système, comme tel, que parce quesauvegardait sa propre prééminence et sa propre survie.

En tant qu'État insulaire et puissance de la mer, dont la maîtrise assuraitla sécurité ainsi que l'expansion et la prospérité de son empire colonial, elles'est employée sans états d'âme dans la politique des alliances de revers etde ce fait dans l'affaiblissement de État continental qui aspirait àJ'hégémonie, la France d'abord, l'Allemagne ensuite. Cette politique a puparaître à plusieurs comme raisonnable et. en effet, eIJe se présentait commetelle, puisqu'elle était à la fois honorable et cynique. Honorable, car elletenait ses engagements dans les hostilités, calculatrice et donc cynique, carses engagements et ses alliés n' étaient jamais sûrs, ni permanents.

Il en a été ainsi dans un contexte où le système était homogène et intégré,notamment entre les guen-es de religion et les guerres de la Révolution, puisencore, entre la guerre franco-prussienne et le premier conflit mondial. LesÉtats européens bataillaient pour des conceptions et des valeurs que noustenons aujourd'hui pour communes et qui, à l'époque, étaient perçues pourtransnationales et privées, notamment en matière idéologique et religieuse.

111.7 HÉTÉROGÉNÉITÉ ET POLITIQUE GLOBALE

Radicalement différente est la situation d'aujourd'hui, où le systèmeinternational, multipolaire en puissance et unipolaire par défaut, estfortement hétérogène et la politique globale est à la fois «multipolaire et

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multicivilisationnelle» (Samuel Huntington) et dépend de plus en plus defacteurs culturels.

En effet, la balkanisation des deux hémisphères est influencée par desregroupements politiques et identitaires qui déterminent les structures decohésion, de désintégration et de conflit dans le monde émergeant.

La survie de l'Occident, face à l'hétérogénéité croissante d'un universextérieur hostile, dépend ainsi de plus en plus de la cohésion et de la parentédes deux ensembles semi-universels, l'Europe et l'Amérique.

Leur schisme ou leur «clash d'intérêts» les conduiraient à une ruinecommune, à une défaite civilisationnelle.

Dans un système multipolaire, enfin, la sauvegarde de ses propresexigences de sécurité constitue le but de l'action diplomatique des acteursessentiels, tandis que la configuration des forces, celles des alliancesmilitaires, ou la morphologie du système n'en sont que les moyens.

En effet, depuis Richelieu, la conception moderne des relationsinternationales a été orientée à la recherche de l'intérêt national comme butultime de la raison d'État

Ceci peut expliquer à la fois l'attitude américaine et le comportement dela France lors de la guerre d'Irak. Les analystes s'interrogent si l'objectifpoursuivi par les deux pays a été d'ordre conjoncturel ou de nature globale etpermanente.

Il faudra du temps pour que les deux positions soient soumises àl'harmonisation réaliste des buts stratégiques et des options diplomatiques.

Au cours de la crise irakienne, les États-Unis ont revendiquéexplicitement une autonomie d'action par rapport à leurs alliés et ont déclaréd'être décidés à agir en défiant les risques d'un conflit « seuls s'il le faut ».La possibilité d'une action unilatérale a été renforcée par le fait que lesÉtats-Unis, dans un monde qui est à la fois prédateur et terroriste, hobbésienet chaotique, constituent un pôle global de puissance soumis à desvulnérabilités politiques et stratégiques, multiformes et uniques.

Avec l'effondrement de la bipolarité, les Européens se sont convaincus,par une sorte d'euphorie intellectuelle, que l'Europe finissait pour restaurerla « multipolarité » et arriverait à « multilatéraliser » l'Amérique.

Par ailleurs, dans le sillage de profondes transformations d'ordregéopolitique et technique, les États-Unis, en tant que puissance insulaire,ainsi que puissance de la mer et de l'espace, se sont persuadés qu'unerévolution historique est en cours dans les affaires militaires et qu'undésengagement de celle-ci verrait décliner leur pouvoir et leurs capacitésdissuasives contre les menaces asymétriques, conventionnelles ou exotiques.

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La France et avec elle l'Allemagne ont recherché une autre méthode et uncadre de légalité multilatéral; implicitement et, en perspective, un ordremondial multipolaire jugé souhaitable.

Or, ce dernier, multipliant la dispersion des intérêts de sécurité, réduitl'hostilité déclarée et diminue le risque que l'antagonisme pousse à laconfrontation entre couples États La France pense de surcroît que lamultipolarité offre les bases d'un ordre social plus stable et plus sûr, pivotantautour d'un système de sécurité collective, qu'elle estime central et qu'ellevoudrait rétablir. Dans ce cadre, elle considère également qu'elle vabénéficier d'une liberté de manœuvre plus articulée et plus large.

Pas seulement la France, mais bon nombre de pays d'Europe se sontconvertis, depuis la chute du mur de Berlin, aux doctrines de la préventiondes conflits et considèrent que ceux-ci peuvent constituer des enjeux, tantdiplomatiques que juridiques.

Par ailleurs, après tant de siècles d'utilisation impitoyable de la force, lesEuropéens prétendent aujourd'hui qu'ils ne s'opposent pas au changementdu statu quo lorsqu'il s'agit de terrorisme et de régimes autocratiques, maisseulement à la méthode susceptible de le produire, et, en espèce, à l'emploide la force.

Ainsi, séduits davantage par la forme que par le fond, les Européensdéclarent de ne pas résister à la vertu mais seulement au vice qui interdit à lavertu de s'épanouir, car, dans la symbiose inextricable du bien et du mal,c'est au triomphe du bien qu'est assignée la victoire dans l'ordre juridique etmoral de la sécurité collective.

Bien que la France ait compris le message du terrorisme islamique,consistant à déplacer l'affrontement vers une logique où la force militaire nedemeure pas le facteur décisif, elle n'en a pas encore tiré des conséquencespertinentes, au plan politique, stratégique et tactique. Elle n'en a pas conclu,comme les Américains, qu'une stratégie peut l'emporter contre le terrorisme,si l'ensemble des puissances occidentales sont déterminées et si elles sontanimées par la volonté de gagner.

Elle s'est opposée en revanche au sens d'une réponse qui a tiré sesracines non pas seulement de la volonté inspirée d'un président, mais del'exceptionnalisme américain, de la religion civile du motivational myth, dela géopolitique de l'insularité et de l'obsession traditionnelle de

l' in vulnérabili té.

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111.8 PARTENAIRES OU RIVAUX? ÉTAT DE NATURE OU RÈGNE DE LA

LOI?

Selon Raymond Aron et d'un point de vue théorique le systèmepluripolaire oscille perpétuellement entre le règne de la loi et l'état de nature.

Le règne de la loi, lorsque l'homogénéité des conceptions, lacommunauté de culture ou l'unité de civilisation tendent à prévaloir, et l'étatde nature, lorsque l'hétérogénéÜé du système, le sens rivalité, l'inimitiéséculaire ou la haine belliqueuse effacent l'influence ou le souvenir d'unediplomatie policée; lorsque dominent ou prévalent la force effrénée, labarbarie ou l'esprit de lucre.

Cette oscillation est historique.

Tantôt le système multipolaire s'approche du système unipolaire et doncdu règne de la loi, celui de l'empire d'une lmité politique sur les autres,tendant vers la suprématie d'un pôle ou d'un ensemble coalisé de forces,tantôt le système se fragmente et se désagrège, tendant vers un état chaotiqueet un désordre ingérable.

La « candidature à l'empire» peut se montrer oscillante. Elle peut risquerde subir des revers qui se révéleraient graves au plan historique, soit parmauvais calcul soit pour avoir emprunté des choix diplomatiques et desalliances militaires périlleuses.

Pourquoi dans ces cas - se demande Tony Blair - la puissance impélialeet ses alliés ne régneraient pas ensemble, au lieu de se diviser?

Privés de leurs liens transatlantiques, l'Europe et r Amérique seraientconfrontées à lm univers de nations avec lesquelles elles ont peu de liensmoraux et d'objectifs historiques communs.

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L'Europe doit donc se décider clairement si elle est un partenaire ou lmrival des États-Unis, et en quoi le monde serait mieux gouverné par unealliance étroite des démocraties, unies entre elles.

En quoi le choix de l'Europe servirait ses intérêts géopolitiques et luiassurerait une plus grande autonomie d'action au sein des institutionsmultilatérales de consultation, de gouvemance et de sécurité collective '?

Une Europe politique, ayant perdu ses réticences et sa peur pour desresponsabilités intemationales, inévitables et lourdes, sera-t-elle de retourdans le monde qu'elle aura aidé à refonner, prenant conscience qu'il est vainde revendiquer des principes sans la force et que, partout dans le monde, ilne peut y avoir de paix sans liberté ni de stabilité sans développement?

III.9 TENSIONS INTERNATIONALES, DISCONTINUITÉS POLITIQUES

ET SOUS-SYSTÈMES RÉGIONAUX

Dans monde de l'après-guerre froide, les composantes traditionnellesde la puissance se sont ditlërenciées et de nouvelles conftgurationsrégionales sont apparues.

Les diverses composantes de la puissance, économique, politique,culturelle, et les différentes perceptions de la menace, associées à ladisparition d'un ennemi déclaré, ont incité à affecter autrement lesressources de défense en Europe et aux États-Unis.

Celles-ci ont été rabaissées sensiblement dans les pays européens etaugmentées considérablement outTe-atlantique.

Puisque la Russie a cessé (l'être l'incarnation d'une « idée histOlique » ouune « cause idéologique» en quête d'opportunités, elle cherche aujourd'hui

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à redéfinir son identité et à faire oublier son vieux rôle de perturbateur, celuid'interprète séculaire et messianique de la « troisième Rome ».

Le flambeau de la critique de la modernité a été assumé désormais par lesintégristes et les fondamentalistes de l'islam militant.

Or, l'intensité et la dangerosité diffuse de la menace sont aggravées parl'hétérogénéité du système international et par l'extrême complexité de seséléments constitutifs.

«Jamais le monde », rappelle Kissinger dans Diplomacy, «n'a dû êtreperçu par des perspectives si différentes, ni un ordre mondial conçu ouinstauré à une telle échelle et à partir de rapports de forces si disparates et devolontés politiques si antinomiques », dépourvues de vocations disciplinairesou missionnaires. Quel ordre peut-il résulter en conséquence de cultures, dedoctrine et d'utopies si éloignées?

L'existence de sous-systèmes régionaux relativement autonomes et douésde spécificités propres doit être attentivement évaluée dans le cadre d'uneévaluation de la politique mondiale qui ne se limite pas uniquement à traiterde la configuration, unipolaire ou multipolaire, du système international, oude la pluralité des souverainetés militaires. Cette évaluation doit intégrerdans ses calculs que le pouvoir global se traduit historiquement en pouvoirrégional.

Du point de vue de la stabilité internationale, si la multipolarité arrive àlimiter la compétition et simultanément la prolifération dans le domaine desarmements conventionnels et nucléaires, il est possible d'imaginer dessituations dans lesquelles les antagonismes et les liaisons les plus diverspourraient être résolus dans un cadre coopératif et donc régional.

Les systèmes bipolaires consentent effectivement un seul antagonisme etcomportent le risque d'une guerre générale, tandis que la multipolaritéenglobe des tensions virtuellement innombrables et comporte, parconséquent, une mixité diffuse de coopération et de conflit.

Or, le modèle de la discontinuité politique et l'influence des axes de lapolitique globale sur les divers cadres régionaux demeurent essentiels poursaisir les spécificités entre les deux types d'ordre, régionaux et mondiaux. Ilssont par ailleurs utiles, au plan analytique pour apprécier la nature de leursinteractions.

En effet, les acteurs, les modèles de conflits et les équilibres de pouvoirdiffèrent de manière significative d'une région à l'autre et présentent descaractéristiques à chaque fois uniques. Toute région et tout sous-système ontune combinaison particulière et comportent un amalgame divers du global etdu local qui change d'un sous-système à l'autre.

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111.10 ACTEURS GLOBAUX ET SOUS-SYSTÈMES. LA FRANCE, UN

«ADVERSAIRE LIMITÉ» ?

Le modèle de la discontimÜté du système international s'occupe du sous-système plutôt que des acteurs globaux, car ces derniers constituentagents de liaison et de cohérence entre la scène géopolitique mondialedifférentes zones locales de conflit Une exemplification simplifiée doit êtrementionnée pour traiter des interdépendances horizontales entre lesdifférents sous-systèmes et pour saisir, en leur complexité, Je niveaud'interférences multiples, politiques, sociologiques et culturelles quiconstituent des facteurs de transformation significatifs aux différenteséchelles régionales.

Du point de vue théorique et compte tenu de l'envergure destransfonnations, les changements significatifs des systèmes internationauxstables sont obtenus normalement au moyen d'enjeux et de conf1its limités,dans les systèmes instables au moyen de conf1its d'envergure, dus à desobjectifs incompatibles.

Or, toutes les modifications susceptibles d'affecter les équilibres établis(la distribution du pouvoir) ou les processus (le niveau d'interaction entre lesdifférentes variables du sous-système) signalent une tendance du systèmeinternational à se déstabiliser.

Elles définissent un état général de changement en direction d'un plusgrand conflit ou d'une plus grande coopération. Ainsi, les relations entre lesystème global et les sous-systèmes régionaux en sont affectées.

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L'aire euro-méditerranéenne, moyenne-orientale, arabo-persique,indienne, asiatique, sinique, japonaise, nord et sud américaine, nordafricaine, centro-africaine et sud-africaine sont devenues des complémentsgéopolitiques indispensables à l'analyse du système international global, carelles demeurent les théâtres effectifs où se déroule l'action.

Le recours à l'histoire permettra de définir rétrospectivement si cesrelations ont été de subordination ou d'autonomie et en quelle mesure ellesle restent.

En considérant les problèmes de sécurité, l'interdépendance des menacesconduit à une interaction accrue entre les acteurs essentiels du systèmeinternational et les différents acteurs locaux, désirant améliorer leur sécurité.

Les puissances ou les sujets historiques qui ont des intérêts globauxdisposent d'un nombre considérable de combinaisons ou de linkages entreacteurs locaux et problèmes, problèmes et solutions. Cette différenced'options possibles dans des sous-systèmes éloignés permet d'influencer demanière sélective les issues de «conflits locaux », ou ceux dans lesquelssont impliqués des « rivaux» et des « adversaires ».

Cela se fait par des méthodes mixtes d'hostilité et de coopération.

À la lumière des tensions liées au conflit USA/Irak, la France a été perçueet traitée incidemment par les États-Unis, puissance globale de système, enrival ou en « ennemi limité », selon les différents sous-systèmes d'influenceet d'intérêts, ou encore en « dissidente ».

L'idée que les relations économiques et commerciales puissent servir de« contrepoids» aux divergences politiques risque de se convertir en soncontraire.

Au cours du débat aux Nations unies, la menace de représailles a été danstous les esprits de l'Administration américaine, à propos du refus de laFrance de faire preuve de solidarité au sujet du partenariat transatlantique, etle champ d'application de la réaction américaine a pu être sélectivement etsimultanément conçu, en termes de diplomatie de l'isolement, derabaissement des ambitions françaises, de division de l'Europe ou decommerce international.

Les expressions d'un extrémisme temporaire, proférées par MmeCondoleezza Rice, conseillère du président Bush de «punir la France,ignorer l'Allemagne et pardonner à la Russie» sont à porter en compte de lavision d'un pays, qui, par la bouche de Bill Clinton au début de son mandat,avait affirmé que l'avenir de l'Amérique était en Asie plutôt qu'en Europe.

Ces mêmes expressions reprennent, en langage moderne, la règlesuprême des alliances énoncée par Thucydide dans La guerre dePéloponnèse, selon laquelle tout État-chef d'alliance, ou État-hégémon,« doit châtier seul ses propres alliés ».

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IV. CHINE - USA, VERS UN NOUVEAUBIPOLARISME EN EXTRÊME-ORIENT?

IV.1 ACTEUR OU SYSTÈME? L'APPROCHE SYSTÉMIQUE ET LES

PROCESSUS DE MUTATION DES RELATIONS INTERNATIONALES

la question forme]]e de la science politique visant à identifier l'unitéanalytique fondamentale des relations internationales. à savoir si cette unitéest l'acteur étatique ou le système des États, récole américaine des annéescinquante a repéré dans le système et dans la théorie des systèmes le cadred'intelligibilité premier et capital.

Pour cette école. le «système» est susceptible d'expliquer et decomprendre non seulement les contributions venant de disciplines diverses,

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mais également le cadre d'action, la hiérarchie d'importance et le niveau decomplexité de ces relations. Pour Kaplan et Rosencrance, l'approchesystémique offre un schéma d'interprétation utile à l'organisation derecherches empiriques et à l'étude d'une période particulière de l'histoire,autorisant un certain degré de prévisibilité et d'anticipation.

L'étude des règles de fonctionnement de six modèles de systèmesinternationaux et principalement du « bipolaire» et du « multipolaire» a étél'objet de contributions importantes de Morton Kaplan et de RichardRosencrance.

Ces auteurs s'accordent pour reconnaître que les systèmes internationauxsont caractérisés davantage par des «processus de mutation» que par desqualités de leurs structures (morphologie, hiérarchie, distribution du pouvoiret des ressources).

Ainsi, ils ont étudié l'incidence du facteur de perturbation le plus radical,la guerre, dans le passage d'un modèle à l'autre.

D'autres auteurs tels que Karl Deutsch, David Singer, Kenneth Waltz,Georges Modelsky ont approfondi les uns le processus d'intégrationinternationale et les autres les implications de la «bipolarité» ou de la« multipolarité », sur les indices d'occurrence des guerres et sur les margesde manœuvre permises aux membres des alliances en posture de rivalité oud'hostilité.

Des ensembles diplomatiques peuventlorsqu'un événement qui se produit dansrépercussions qui s'étendent à l'ensemble.

À titre d'exemple, le modèle de la bipolarité de la guerre froide a étéprésenté comme un modèle stylisé de deux puissances, l'une terrestre, l'autrethalassocratique, la première ouverte, la deuxième fermée à l'étranger et àses idées, l'une fondamentalement conservatrice, l'autre innovatrice, lapremière rapide, la deuxième lente de réflexes et de projets. Ce modèle asuscité des comparaisons multiples entre différents types de sociétés, derégimes politiques, de styles de vie et de grandes conceptions du monde. Cescomparaisons se sont révélés indispensables à la compréhensionsociologique ou historique du système international de l'après-guerre et, enparticulier, de la bipolarité. Toutefois, ajoute R. Aron, «le système dépendde ce que sont, concrètement, les deux pôles aux plan du régime politique etdes idées et pas seulement du fait qu'ils sont deux », synthétisant ainsi sonanalyse: «Deux éléments commandent les systèmes: la configuration durapport des forces, l'homogénéité ou l'hétérogénéité du système. »

« La configuration du rapport des forces conduit, par l'intermédiaire ducoefficient de mobilisation, au régime intérieur, l'homogénéité oul'hétérogénéité des systèmes conduit, par l'intermédiaire des techniquesd'action, au rapport des forces. »

être appelés «systèmes »,un espace considéré a des

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Les deuxhétérogénéitécirconscrites,historique.

termes - «rapport des forces» «homogénéité oudu système» ne sont pas deux variables rigoureusementmais deux aspects complémentaires de toute constelJation

IV.2 CHINE - USA. UN BlPOlARISME ÉMERGEANT?

La fin du système bipolaire de l'après-guerre froide a donné lieu à uneprofonde réorganisation du monde et à l'émergence de la Chine. dont lamontée en puissance préfigure, selon certains, la naissance d'une nouvellebipolarité. Son caractère compétitif placerait ce «bipolarisme émergeant»au centre des relations internationales de demain et dessinerait un face à facegéopolitique et stratégique entre Washington et Beijing.

Les États-Unis ont pris conscience récemment et brutalement de lamenace représentée par la Chine. L'opposition entre ces deux géants est bienplus profonde que la simple concurrence économique, car elle traduit:

I. une opposition « historique », s'exprimant dans un ,,]angage idéologiqueconvenu de ]a guerre froide:

2. deux visions du monde incompatibles, l'une dictée par une philosophiemanichéenne, d'opposition du bien et du mal, l'autre par uneimprégnation de confucianisme et de taoïsme. L'équilibre entre ces deuxphilosophies est symbolisée par l'éternelle variable de hiérarchie entredeux principes complémentaires, le yin (principe nature! féminin, obscuret mystérieux) et ]e yang (principe organisateur structurant de l'énergie

composantes essentielles de la vie du monde. La dualité de cettephilosophie, sans transcendance ultime, n'est cependant pas conflictuelleni conceptuellement radicale, contrairement à l'opposition chrétienne deDieu et de Satan;

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3. de plus, l'antagonisme entre ces deux géants se noulTit d'unetroisième composante: les rapports de forces et la géopolitique desressources et de la puissance, au cœur de J'Asie. dans la mer de Chineméridionale et en Afrique centrale.

Il convient ajouter la longue ligne des fronÜères, terrestres et

maIitimes Üsques de immédiates et fortes, qu'elles entraînent en

termes de conflits territoÜaux et navals.

Cet ensemble de facteurs, auxquds il faut ajouter la démographie et unecroissance économique à deux chiffres, rajoutent des éléments de poids, àl'hypothèse d'évolution des rôles majeurs dans la réorgaI1Îsation du mondeau XXI" siècle.

Les points de foree et de faiblesse d'une Chine en mutation ne doiventnous faire oublier les contraintes politiques et les intelTogations sur son

régÜne politique ou celles qui concernent son système de libertés publiques.

IV.3 THÉORIE DES SYSTÈMES ET « RÉVOLUTIONS SYSTÉMIQUES }>

CependaI1t, et pour reprendre des considérations d'ordre théorique et deportée générale, l'étude du système n'a de sens que si elle dégage unethéOlie normative (praxéologie) ou si, partant de sa structure analytique, elledéduit des prescriptions pour les applicables auxcomportements internationaux des États.

De maI1ière générale, les règles de fonctionnement du systèmeinternational constituent des variables dépendantes d'une série de notions-

La principale paI'mi celles-ci est la notion de « pouvoir }}, qui demeure

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éclairante pour toute investigation sur l'ensemble. L'analyse des relationsentre pouvoir et valeurs, ou entre pouvoir et transformation du systèmeinternational, est au cœur des préoccupations de Robert Strausz-Hupe, dontl'originalité en a fait un classique de référence dans l'étude des causes et dela typologie des conflits, ainsi que de l'évaluation comparative des objectifsde politique étrangère des États.

Le concept plus prégnant, chez Strausz-Hupe, est celui de «révolutionsystémique.» L'histoire du monde civilisé serait scandée par quatre grandesconjonctures révolutionnaires, embrassant l'univers des relationssociopolitiques du monde occidental.

Il s'agirait de « révolutions systémiques» concernant les grandes aires decivilisations connues, ayant eu lieu par vagues ou par conflits en chaîne,lorsque la structure des rapports d'une unité systémique, prise comme typed'organisation, n'aurait plus été en mesure de fournir des réponses adéquatesaux besoins et aux défis émergents.

L'humanité aurait connu, en somme, quatre grands modèles de mutation:

1. L'antique ou impérial, commencé avec la gueITe du Péloponnèse etachevé, après quatre siècles, avec un seul empire universel. Toute une airede civilisation, la MéditeITanée, qui constituait l'univers entier desanciens, en fut secouée jusqu'à ses fondements. Le système des Étatsn'était plus le même à la fin de l'époque considérée, car on passa dusystème fragmenté des cités grecques à l'Empire unifié de Rome.

2. Le féodal, issu de la désagrégation et de l'effondrement de l'ancienneunité, à partir du Ve siècle de l'ère vulgaire et comportant une multiplicitépulvérisée de formes politiques, sous le couvert fictif de la double unitéde l'Église et du Saint Empire romain germanique.

3. Le moderne, depuis l'aube de la Renaissance, le système féodal cède à lanouvelle configuration de pouvoir, le système des États-nations,s'affirmant définitivement en 1648 avec la « Paix de Westphalie ».

4. La« révolution systémique de l'âge planétaire », débutée au XXe siècle,accélérée après la Deuxième GueITe mondiale, avec le processus dedécolonisation aujourd'hui achevé et poursuivi avec l'implosion de labipolarité et les ajustements en cours pour la définition d'un système plusstable.

Le rapport « espace - ressources - démographie» allait subir, depuis lafin de l'ordre bipolaire, une modification radicale, suivi par des « ruptures»dans la hiérarchie et l'importance des mutations technologiques,scientifiques et spatiales. De nouvelles unités politiques deviennent ainsinécessaires, plus vastes et de taille désormais continentale. Ainsi, desdivergences nouvelles, des dissymétries anciennes et des antagonismesstratégiques et politiques se manifestent entre les grandes aires du globe.D'énormes zones politiques et d'énormes migrations démographiquespoussent à des transformations radicales, d'autres à des affrontements armés.

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Des éléments constants apparaissent dans le comportement internationaltout au fil de ces mutations. Le conflit y est prolongé, l'objectif total,méthodes et les techniques de combat deviennent sophistiqués et tllultiples.Dans le cadre de stratégies globales « hors limites », l'aboutissement final deces multiples atlrontements produirait, après une longue période deconvulsion, une pacification de type tmiversel, une sorte de paix d'empire.

IVA MORTON KAPLAN. DE

BIPOLAIRE « SOUPLE»

BAL1NCE OF POWER AU SYSTÈME

Passons maintenant à la descliption fournie par M. Kaplan sur Je passagedu système de la balance of power au «système bipolaire souple» dudeuxième après-guerre.

« L'ascension de puissants acteurs déviants, l'inadéquation de contre-mesures prises par des acteurs non déviants (la France et r Angleterre, n.d.r.),de nouvelles idéologies universalistes et le développement d'organismessupranationaux comme le bloc communiste avec son organisationinternationale de partis communistes, firent sonner la dernière heure dusystème international de 1'« équilibre ».

Après une période d'insÎ<'lbilité profonde, européenne et mondiale apparutJe « système bipolaire souple ».

système comprenait quatre catégories d'acteurs

I. les acteurs principaux

2. les acteurs seconJaÎres ;

3. les acteurs neutres;

4. et les acteurs universe Is.

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Les acteurs principaux ou puissances globales; puissance continentale outerrestre d'un côté, dominant la masse euro-asiatique (le heartland deMacKinder) et puissance thalassocratique de l'autre, la Grande Île der Athmtique, dont les capacités, actuelles et potentielles (ressources, moyens,force technique), surclassent celles des autres.

Les États intermédiaires ou « puissances régionales» qui, par vocation allpar sont obligés de se plier à la servitude de la puissance globale.Il s'agit d'unités politiques qui, pour des raisons de contiguïté telTitoriale, deparenté culturelle, de «choix de civilisation », ou à cause de la menaceprépondérante de l'un des deux Grands, se sont alignés sur l'lm des deux,s'associant à la coalition dirigée par le plus proche ou par le moinsdangereux.

Le fonctionnement du"

système bipolaire» reflète l'organisation internedes deux coalitions.

Les ditl'icultés d'une diplomatie et d'une stratégie de coalition, cimentéespar des régimes, par des structures, des rapports politiques et des idéologiestrès diversifiées, sont filtrées par des histoires et des traditions, ainsi que pardes positions géopolitiques différentes et souvent éloignées. Leursdivergences de lecture quant aLlXdéfis et aux menaces qui pèsent sur r ordreinternational, y sont décisives.

.(Dans le système de J'équilibre, le rôle de J'<. équilibrateur » représentaitune « fonction d'intégration », visant essentiellement la prédominance d'unealliance, tandis que dans le

"système bipolaire souple », le rôle d'intégration

est au contraire un rôle de médiation» (M. Kaplan).

IV.S LE SYSTÈMEBIPOLAIRE ET SES RÈGLES

Kaplan dégage douze règles du "système bipolaire souple », dontconcernent les comportements des blocs et les deux dernières les acteursuniversels.

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Page 70: L'Europe entre utopie et realpolitik

À la différence du système de la balance, le «système bipolaire»comporte une plus forte différenciation des rôles, ce qui induit, commeconséquence, que les alliances aient tendance à porter sur le long terme, àcause de l'intégration des intérêts de chaque membre, que les guerres aienttendance à devenir illimitées, tout en demeurant contrôlées, et quel'organisation universelle soit utilisée pour des fonctions de médiation,d'arbitrage et de dissuasion.

Examinons les sept premières règles du modèle:

1. Les blocs, fondés sur les principes d'intégration hiérarchique ou àhiérarchie mixte, cherchent à éliminer le bloc rival.

2. Les blocs, fondés sur les principes d'organisation hiérarchique ou àhiérarchie mixte, préfèrent négocier plutôt que de combattre et decombattre des guerres mineures plutôt que de grandes guerres.

3. Tous les acteurs de blocs cherchent à accroître leurs ressources,vis-à-vis de celles du bloc adverse.

4. Les acteurs des blocs qui ne se fondent pas sur des principeshiérarchiques négocient plutôt que de combattre pour augmenterleurs ressources.

5. Les acteurs des blocs entrent tous dans des grandes guerres plutôtque de permettre au bloc rival d'atteindre une situation deprépondérance.

6. Tous les membres d'un bloc subordonnent les objectifs de l'acteuruniversel à ceux de son bloc.

7. Les acteurs universels cherchent à réduire l'incompatibilité entreles blocs.

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IV.6 UN BIPOLARISME SANS ALTERNATIVEDE BLOC?

Quels éléments retenir pour prédire l'évolution du système internationalvers UIl« bipolarisme émergeant» plutôt que vers UIlsystème multipolaire ?Essentiellement deux. l'absence du ,<rôle équilibrateur », en cas cie crise mondiale grave, de la

part de l'acteur universel. l'importance très faible de la .,fonction d'intégration politique» de la partde l'acteur universel, car celui-el. en situation de forte instabilité, n'atTivepas à interdire les mutations compensatoires d'alignement ou de coalition.

La difficulté d'exercice d'une fonction intégratTice pour une « alternativede bloc» est suggérée, voire imposée, par la des ressources et parl'hétérogénéité de clùture et de civilisation.

Celle-ci préside à la nature des adhésions, aux deux blocs hiérarchiquesou non hiérarchiques, et détermine un contrôle plus souple des membres dela part du leader de coalition, en matière coopération et compensationspolitiques.

IV.7 MORPHOLOGIE DU SYSTÈME BI-MULTIPOLAIRE

CONFIGURATION DES RAPPORTS DE FORCES

ET

Dans ces conditions, si l'aspect essentiel d'un système est la contïgurationdu rapp0l1 de force et si la configuration simplifiée de celui-ci repose sur ladistinction entre systèmes bipolaires et systèmes multipolaires, lesregroupements des États détennÜ1ent la répartition des forces qui influe à sontoLU' sur le modelage de la conjoncture et sur la nature des équilibresintérieurs et extérieurs qui s'en dégagent. La position géographique des Étatsest l'une des causes qui suscitent l'opposition et la rivalité entre leurs intérêtsmutuels. Les alliances, en revanche, sont la résultante d'évaluations multiples

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où le souci de l'équilibre joue un rôle capital mais non exclusif. En effet, lmenjeu tenu pour essentiel peut déterminer l'établissement ou les revirementsd'une alliance, ou nourrir l'intensité des hostilités au cours d'un conflit.

Cependant, c'est seulement l'univers culturel qui resserre une allianceentre proches, ou rend inacceptable un ajustement et un simple compromisentre puissances aux aspirations contradictoires.

IV.S HOMOGÉNÉITÉ OU HÉTÉROGÉNÉITÉ

L'homogénéité ou l'hétérogénéité de culture sont à la base de ladistinction entre blocs et influencent profondément les alignementspolitiques et militaÜ-es. L'univers culturel se confond avec l'univershistorique s'identifiant à ce dernier. Il départage les unités politiques qui ontla même conception de l'État, de la légitimité et du pouvoir. Dans ce cadre,J'élément de différenciation le plus important est celui de la légitimité, car lesdeux invariantes, de l'État et du pouvoir. comportent partout des fortesressemblances stmcturelles. En effet, tout État ne peut exercer son autmitésans une bureaucratie et tout pouvoir ne peut éliminer la hiérarchie,sociologique et naturelle, entre dirigeants et dirigés. Le principelégitimité, comme principe d'adhésion volontaire à l'autorité, est ce quidifférencie une forme de pouvoir ou une forme de régime des autres. Si, enmatière de rapports de force ou de puissance, maximiser les ressources ou lesforces, c'est accroître la capacité d'agir sur l'environnement, l'amitié oul'inimitié, qui se dégagent de parentes cultmelles ou d'oppositionsmétaphysiques, ne résultent pas mécaniquement des rapports de pouvoir OLlde puissance. La conduite extérieure des États est int1uencée par dessentiments et des représentations où l'affinité devient un facteur influentdécisions des acteurs. Les alliances sont la résultante d'une distinction entre

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l'adversaire l'ennemi. Si l'ennemi est un rival étatique, unl'adversaire est celui qui professe des idées et principes diflérents etopposés. L'ennemi étatique ne se confond pas avec l'adversaire politique,porteur d'une autre conception de l'homme, de la société et de l'histoire etpartisan d'un autre plincipe de légitimité.

IV.9 HÉTÉROGÉNÉITÉ ET LÉGITIMITÉ

parenté culturelle ou civHisationnelle prend forme dans deuxmodes d'acceptation de l'autorité, obéissance et soumission, ou encore, dansla revendication d' Llnespace de liberté et de droit. Une rupture de la sociététl'ansnationale, réglementée par des conventions et des échanges intensifiés,par la création d'un espace mondial de transactions et de commerce et doncpar le principe des utilités mutuelles, ne peut se produire que pour desraisons tradition et de croyances, que l'histoire a modelé en systèmeséthiques et religieux.

L'hétérogénéité politique, philosophique et historique fait peser unelourde hypothèque sur la fragilité de l'ordre juridique et divise, de manièresouvent radicale, la société transnationale. De plus, il apparaît évident que laformation d'alliances ou de blocs antagonistes est dictée non pas seulementpar la géographie mais par la différente manière de se détenniner

l'avenir, OLlpour le dire avec Ortega y Gasset, par rapport au pa&sé. En effet,un avenir vu avec les yeux de la mémoire, de la tTadition et des mythes pardeux mondes antithétiques, comme l'Orient et l'Occident, est-il conciliable?

L'extension de la sphère du droit international marque l'élargissement desintérêts défendus et connote un élément de doctrine ou d'idéologie, int1uencépar l'idée que l'on se fait du rôle de la loi, dans le modelage de la société.

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Ainsi, si la répartition des forces dans une constellation diplomatique est

l'une des causes du regroupement des États, l'hétérogénéité des conceptions,des doctrines, et des cultures est l'une des raisons qui lézardent l'ordrejuridique, aggravant l'hostilité et la violence entre les individus et lesgroupes.

Cependant et sur le plan historique, l'hétérogénéité est culturelle oucivilisationelle car elle est diachronique et génétique. En effet, les devenirsdes civilisations sont asynchroniques et singulières, en raison de l'autonomiede développement de différentes civilisations. Celles-ci ne connaissent quedes synthèses provisoires quant à leurs formes de vie. Des brèvesconjonctures de conciliation entre pratiques matérielles éloignées marquenten réalité la fin d'une civilisation et l'émergence d'une autre. Existe-t-il uneligne d'évolution convergente aujourd'hui, au cœur d'un processusd'uniformisation dicté par la mondialisation, entre les deux pôles depuissance, représentés par les États-Unis et la Chine? Entre deux âges de

l'histoire de l'humanité, où l'ascension des États-Unis au rang de puissancedominante, conquérante et innovante s'est faite par la démocratie et en troissiècles, et la permanence de l'empire du Milieu, le plus ancien et le plusdurable de l'histoire de l'humanité, qui s'est faite en soixante-dix siècles parl'autocratie céleste de l'empereur, la hiérarchie d'une bureaucratie de lettrés,le prestige d'une culture raffinée et le rétablissement de l'autorité du pouvoircentral par un régime communiste modernisateur et populaire.

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V. NOUVELLES MENACES, NOUVELLESVULNÉRABILITÉS. LES MENACES BALISTIQUES

ET CYBERNÉTIQUES. LE BOUCLIER ANTI-MISSILES (BAM) ET LE CONTEXTE GLOBAL DE

SÉCURITÉ

V.l LE CONTEXTE DE SÉCURITÉ

Dans un environnement international caractérisé par la prolifération des:l1ïlleS de destruction massive et des technologies relatives à leurs vecteurs,deux séries de menaces, aux conséquences déséquilibrantes, sont à prendreen considération

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. ]a première est ]a menace balistique, relançant ]a mise au point de systèmes

antirnissiles et. en un abaissement du seuil de la dissuasion par unereprise de la course aux armements;

. la deuxième est ]a menace informatique, préfigurant les cyber-conflits dedemain, menace dont les aspects saillants sont d'attaquer les systèmesd'information de l'adversaire dans le but de:

- provoquer une intrusion dans leurs infrastructures, à caractèreconfidentiel ou classifié, afin de les pirater;

- détruire lesreprésailles,

serveurs ennemis, de manière ou en

V.2 LA MENACE BALISTIQUE ET NUCLÉAIRE

Quant à la menace balistique et nucléaire, r Assemblée de ]'UEO estimeque le couplage des capacités nucléaires et des technologies relatives auxvecteurs balistiques, aux essais et performances perfectionnés enpennanence, représente une des menaces les plus graves pour les équilibresstratégiques mondiaux et, en particulier, pour un nombre croissant deeuropéens du flanc sud, menaces venant d'acteurs perturbateurs, dontméthodes et les objectifs politico-stratégiques ne sont pas totùourspré vi sib les,

À cet égard, ]es États-Unis mènent, deptùs 1'Initiative de DéfenseStratégique (IDS) du président Reagan, des recherches et des essais visant àprotéger le territoire des USA contre une attaque limitée de missilesadverses, Ce programme a été poursuivi par r Administration Clinton et estpassé par des phases diverses, la National Missile Defense (NMD) ptÙS laMissile Defense (MD) et, aujourd'hui, la proposition d'un Bouclier Anti-Missiles (BAM, le troisième), avec un centre radar en Tchéquie et un centred'interception et d'alerte avancée en Pologne,

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La défense antimissile s'applique à l'interception et à la destruction devecteurs de très longue portée et doués d'une vitesse supérieure à l'ensembledes autres armes aériennes, appartenant à des générations de conceptionancienne et rustique ou à des engins récents et sophistiqués. Contre ce typed'arme, aux capacités de pénétration sans équivalent, l'efficacité de ladéfense exige des moyens, des principes et des architectures de protectionqui suscitent débat, affirmations et perceptions contradictoires, voireaffrontements interétatiques et géopolitiques. La défense antimissile est, parailleurs, susceptible d'induire des altérations dans les grands équilibresstratégiques du continent européen et de bouleverser les démarchesentreprises au sein de l'OTAN, au sommet de Riga de décembre 2006,concernant les implications politico-militaires de cette éventuelle défenseantimissile avancée. L'évolution récente de ces systèmes de défense, parl'abaissement du seuil de parité entre attaquant et défenseur et la primeassurée à l'attaquant, risque de rendre obsolète la dimension codifiée par leMAD (destruction mutuelle assurée). Dans ce contexte, elle lèse un principediscriminant et intangible: la non-identité des intérêts de défense entrel'Europe et les États-Unis.

En effet, tout le flanc sud de l'alliance est à la portée des missiles dethéâtre en provenance de l'Iran. Le BAM pose de multiples dilemmes, dontcelui, technique, des systèmes de défense intégrés, qui fragilisent les forcesnucléaires européennes autonomes (françaises et britanniques) et remettenten cause la défense européenne.

De plus, il risque de provoquer une division politique au sein de l'allianceet, en son fond, remet en cause tous les traités de sécurité euro-atlantiquesexistants. La nouveauté est représentée par le fait que les États-Unis refusentle vieux concept de MAD et donc la possibilité d'une première frappeimparable. Le BAM tient compte de l'évolution des réalités de la puissanceet donc de la possibilité de porter le danger et la menace chez les autres. Ilpose en son fond la résurgence des fondamentaux de la puissance.

La définition d'une politique de défense anti-missiles et d'optionsoriginales, en cas de négociations globales ou de marchandages multi-théâtres avec Moscou (Kosovo, Abkhazie, Transnistrie, Tchétchénie, etc.).

Le bouclier anti-missiles permet-il de lier la « guerre longue au terrorisme» à la lutte contre la prolifération? L'élargissement de l'OTAN abaisse-t-illeniveau de confiance mutuelle entre la Russie et l'Alliance ?

À première vue, le bouclier antimissile semble représenter un grignotagedu heartland russe.

Pour Moscou, la logique du double élargissement, celle de l'OTAN (Paysbaltes, soutien aux révolutions de couleur à l'instar de l'Ukraine et laGéorgie) et celle de l'Union européenne, remet en cause le leadership déjàpériclitant de la Russie sur la Communauté des États Indépendants (CEI) etsur l'étranger proche. D'où l'option de « décisions non négociées », retrait

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du « Traité sur les forces l'intermédiaire « (TF1) et du ,<Traité sur les ForcesConventionnelles en Europe» (FCE), rééquilibrant l'unilatéralismeFJats-Unis.

En termes politiques, le Bouclier Anti-Missiles (BAM) permet de gagnerde l'influence dans l'Est européen. Poser la question des relations euro-atlantiques et le partage des responsabilités entre l'Europe et les États-Unis,au moment du retour de ]a question russe et des incertitudes au Proche- et auMoyen-Orient, signifie stopper la dérive ou les glissements stratégiquesaméricains vers l'Asie.

Avant d'aborder le thème des relations emo-atlantiques, une questiondomine les relations infra-européennes, la question russe, et celle-ci peut êtreformulée ainsi: « La Russie est-elle un rival ou un partenaire stratégique? »

V.3 LE BOUCLIER ANTI-MISSILES (BAM)

La deuxième source de menaces et donc de vulnérabilités est la guerreélectronique. Le leader incontesté dans ce type d'exercice est la Chine. Centsoixante millions d'utihsateurs, strictement contrôlés par l'État utilisentInternet, dont le régime se sert connne outil propagande, d'information etde désinformation. Depuis 2000, la Hackers Union of China échange des tirsgroupés contre d'autres groupes ou cibles étrangers. Dans ce cas, commedans beaucoup d'autres, il n'y a pas de pratique sans théorie, ni de théoriesans doctrine. En effet, l'analvse des nouvelles formes d'actions otfensives. .dans ]e domaine des guenes de demain est la résultante d'une intéressanteétude chinoise: «la guerre hors limite ». Dès lors, on peut imaginer desscénarios de conflits à plusieurs dimensions.

ni

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VA CYBERGUERRE ET MENACE INFORMATIQUE.

HYPOTHÉTIQUES ET HYPERBOLIQUES

GUERRES

Au seuil de la prochaine guerre mondiale, trois types de menaces setransformeront en attaques immédiates, simultanées et préventives:. les menaces cybernétiques;

. balistico-sate1litaires et terroristes:. Jes attaques climatiques, volcaniques et sous-marines, par la pose debombes atomiques d'activation sismique,

La coupure des câbles optiques subocéaniques intenompra lescommunications et déconnectera les grands plateaux continentaux.

La guerre pOUlTa alors commencer.

Ainsi, le contexte mondial dans lequel s'inscrira toute attaque de grandeampleur conjuguera les antagonismes rationnels des États, les rivalitéshégémoniques des acteurs majeurs de la globalisation, les actionsreprésailles et les stratégies géopolitiques mises en œuvre par les servicesélectroniques et d'espiOlmage, lme compétition économique acharnée, et de

t'ormes renouvelées de mésententes idéologiques, mêlées à des actes depiraterie patriotiq lieS.

Des <,chocs des civilisations », traditionnels ou extrémistes, doublés denouveaux conflits urbains, intracommunautaires et ethniques, s'ajouteront àces scénarios hyperboliques.

À la lumière de ces hypothèses, les menaces apparaitront pour ce qu'ellessont: des conflits non déclarés et des dangers imminents, à potentiel delétalité élevée. La « menace informatique» y jouera un rôle etimpalpable, conllue aveu implicite d'une paralysie toujours possible, desrythmes effrénés des appareils économiques et sodétaux, lancés dans lesdynamiques des interdépendances. L'usage offensif des réseauxint'ormatiques mondiaux codifié par un rapport, « La guerre off-limits»des colonels chinois Quao Liang et Wang Xiangsui en 1999, L'énoncé

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essentiel de ce rapport se résume au concept de « guerre sans restrictions»ou encore « sans normes ».

La menace informatique revêt deux formes distinctes. La première,identifiée, a la capacité de mener une attaque de masse aux infrastructuresadverses, par saturation des ordinateurs visés. La deuxième, ciblée, parcheval de Troie. Celle-ci est caractérisée par l'intrusion des fluxd'informations sortants, plus ou moins discrets. Il s'agit, dans ce cas,d'attaques détectables qui permettent d'observer les méthodes et techniquesde défense et de réaction de l'attaque.

La guerre de l'information électronique exige une série élevée decapacités:. l'identification préalable des secteurs-clés, civils et militaires de

l'adversaire, à forte valeur incapacitante;. la maîtrise des techniques d'intrusion des infrastructures informatiquescritiques;. un professionnalisme élevé;. une planification et coordination de l'attaque, massive et périodique;. le contournement des dispositifs de surveillance et de cryptage ;. l'utilisation éventuelle de «réseaux dormants », au sein des «sites »,d'industrie de technologies avancées et de secteurs de productiond'ordinateurs.

Le principe capital de la menace, puis de l'attaque informatique, reposesur sa forme résolument offensive, coordonnée et directe. La première règlede la «guerre off-limits» est l'absence de règles, le rejet des normes, lapermissivité totale des formes d'intrusion, la convertibilité de tout outil à desfins de combat et de conflit, la pratique étendue et l'utilisation stratégique del' « intelligence » et de l'espionnage, civil et militaire, l'orchestration et lamobilisation collectives de toutes les ressources humaines disponibles, leculte de l'héroïsme et des valeurs martiales à des buts individuels derecrutement et d'emploi offensif et à des fins collectifs de dominancecybernétique. Du côté des adversaires (Occident), l'absence de réflexesd'autodéfense et les faux calculs économiques et diplomatiques, ladégradation rapide des conditions de l'autodéfense informatique, européenneet occidentale, face à la sophistication des méthodes employées et à lacréation au sein de certaines armées (APL par exemple), des secteursimportants, ayant pour objectif la pénétration, l'espionnage, la destruction oula mise hors d'usage de pans entiers d'activités privées ou publiques, et despuissances adverses résulte d'un constat patent et d'une série d'actesoffensifs, ayant touchés plusieurs pays occidentaux (Estonie, Allemagne,France, États-Unis, Japon, Nouvelle-Zélande, etc.). Ces avertissements etformes d'attaques diverses ont testé et démontré des formes de vulnérabilité

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nouvelles des infrastructures et des réseaux informatiques occidentaux. Eneffet, une nouvelle forme de conflit vient de naître, depuis une dizained'années, la guerre d'information électronique ou «cyberguerre », théoriséeet codifiée, travaillant à l'interruption et à la neutralisation de l'ensemble destransmissions, câblées ou satellites, basées sur la méthode « dianxe », selonlaquelle l'atteinte d'un point vital de l'adversaire, pratiqué dans les artsmartiaux, permet de frapper et d'incapaciter totalement l'adversaire.

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VI. LA GÉOPOLITIQUE EURASIENNE. GUERREET GÉOPOLITIQUE. SUN TZU ET CLAUSEWITZ

Sun Tzu est une figure à la fois historique et légendaire, qui appartient àla Chine des royaumes combattants, celle du IVe siècle avant Jésus-Christ.Son identité est ince11aine, sa biographie vide et la véracité de son œuvrecontestée. Qui est donc Sun Tzu et pourquoi son actualité? Mérite+il defigurer sur les frontons de gloires militaires et par là de nos maîtres àpenser? L'identité de Sun Tzu, quoiqu'incertaine, tire sa raison d'être del'enseignement d'un grand texte, L'Art de la Guerre, qui est l'expression

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d'une philosophie de l'existence et la référence obligée d'une pensée,résumant les concepts essentiels d'une Chine septante fois séculaire.

Son actualité tient à la géopolitique mondiale et à l'importance croissantedu pays de Chung Kuà sur le plan économique et stratégique, mais aussi àl'exotisme de formulations littéraires du texte, inspirant une tradition desavoir dont l'ambiguïté, comme celle des écrits de Lao Tse, est susceptibled'interprétations multiples. Par ailleurs, l'actualité de L'Art de la Guerredécoule de la somme des dilemmes et des interrogations que les hommes depensée et d'action doivent résoudre dans les drames individuels de leur vie,ou dans les engagements collectifs de leurs peuples ou encore dans lesquestionnements imposés par des situations graves, de danger existentiel etde menace imminente.

Étudié dans les écoles militaires occidentales, en particulier anglo-saxonnes, depuis les guerres révolutionnaires de la Chine, de l'Indochine etdu Vietnam, comme source de réflexion stratégique, les options de Sun Tzu,leur niveau d'abstraction et leur rapport au réel sont davantage tributaires dela situation historique qui les a inspirés que d'une tradition militaire codifiéeet spécifique. En effet, leurs leçons fondamentales sont d'ordremétapolitique et philosophique. Elles tiennent à l'idée que la guerre est uneaffaire aventureuse et aléatoire dans laquelle se joue la survie ou la mort desnations et que la réflexion qui la concerne doit être traitée avec élévationd'esprit et profondeur de jugement.

L'Art de la Guerre s'inscrit parfaitement dans la phraséologiecombattante de notre époque, où la guerre classique, tout en se retirant duvécu quotidien, envahit les formes de communication les plus diverses,perçant dans les domaines de la vie civile, d'où elle avait été exclue sousl'apparence trompeuse d'un devenir pacifié de la scène mondiale. L'actualitéde Sun Tzu s'inscrit parfaitement dans la logique des sciences économiquescontemporaines, pensées en termes de compétition « hors limite ». En effet,l'idéologie du discours économique contemporain est pénétrée d'uneterminologie guerrière, due pour une part à la dépolitisation du politique etpour l'autre à une guerre totale impraticable, mais omniprésente, celle d'unerivalité poussée à des formes de compétition sans règles. Cette actualité tientégalement à la fausse opinion que la guerre réelle s'identifie à la guerreéconomique. La guerre proprement dite, dans la pensée occidentale, estl'expression d'une lutte d'anéantissement, d'une antinomie éthique et de cefait d'un «commerce sanglant », qui ne peuvent être réduits à unecompétition marchande. La guerre économique, en revanche, tient à uneopposition d'intérêts entre acteurs, zones et secteurs d'activités, dont leniveau d'innovation et de maturité relève de périodisations dedéveloppement différentes. Dans le sillage de cette deuxième interprétation,

L'Art de la guerre devient un manuel pour des chefs d'entreprise et uneréférence, de lecture et de méthode, pour une stratégie de conquête des

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marchés. Ainsi, la Chine est vue comme le miroir inversé de l'Occident etL'Art de la guerre comme le modèle abstrait d'une militarisation de lasociété internationale et d'une dévalorisation parallèle des conflits sanglants.

Au plan historique et dans l'empire du Milieu, à partir du YIe et ye siècleavant Jésus-Christ, la guerre change complètement de nature, de méthode etde forme. Change en particulier la structure de l'organisation militaire, lesens du combat et le rôle du guerrier. C'est à cette époque que se modifie lerapport entre guerre et politique et entre politique et société. L'art chinois dela guerre est un art de l'oblique, qui prétend vaincre « sans ensanglanter lalame» en investissant le champ tout entier du politique et en dominanttotalement l'adversaire, avant même le déclenchement du combat.

En Chine, la réflexion sur l'art de la guerre, en se hissant du savoir-fairemilitaire et du rapport de forces pur entre belligérants, tend à dépasser lasphère de l'affrontement violent et du conflit sanglant pour parvenir à laformulation d'une théorie globale du conflit qui s'étend à l'univers céleste età l'ensemble du corps social.

Ainsi, la transformation de l'art de la guerre autour du Ye siècle, découlede trois mutations majeures:. la monopolisation et hiérarchisation de la violence, autrefois sacrificielle;

la militarisation de la société chinoise de l'époque et la dévalorisationparallèle du guerrier, jadis noble et désormais piétaille;

.

. la transformation de la structure de l'armée, dans les mains de guerriers,investis, à l'époque archaïque d'une fonction aristocratique, mystique et deprestige, et au Ve siècle avant Jésus-Christ d'un rôle subalterne, au sein

d'une armée de fantassins, encadrée sévèrement et tenu par un seul maître,commandant en chef ou souverain.

Au YIe siècle avant Jésus-Christ, la dévaluation des qualités guerrières,soustraites au privilège d'un exercice par définition mâle, s'accompagned'une mutation des formes de combat, qui de rituelles deviennent réelles etde « viriles» (créditées du symbole du yang et porteuses de châtiments et demorts) deviennent« féminines» (cernées par le sceau du yin, emblème de laféminité) et marquées par la faiblesse, la souplesse et l'esquive. C'est ainsique la victoire change de sexe et l'univers des combats devient un monde destratagèmes, inspirés par le souci d'éviter l'affrontement et l'effusion desang.

L'art du général s'inspire désormais de l'attitude du yin dans le cadred'un conflit où l'issue de l'épreuve est d'induire un doute sur le statut du« fort» ou sur celui de la « force », eu égard au résultat du conflit. L'habilitésuprême, selon les théoriciens de l'époque des royaumes combattantsconsistait à dominer un conflit par l'art de l'obliquité, en remportant lavictoire par le détour de la violence ou par des affrontements peu meurtriers.Ce détour est tout autant diplomatie et stratégie, art de la subtilité et cruauté

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sélective. Il ne pourrait réussir, s'il n'était pas dominé par un postulat, lasuprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, de la ruse sur lavaillance, de la manipulation et de l'intrigue sur la manœuvre, ou encore dela gesticulation guerrière sur l'attrition des forces.

À l'époque où Sun Tzu rédige son traité, les combats constituent desimmenses boucheries et les morts se comptent par centaines de milliersauxquelles se rajoutent des centaines de milliers de vaincus, qui sont égorgésou passés par les armées. La Chine de l'époque baigne dans le sang, maisaussi dans l'intrigue et dans un univers de suspicion. Le jeu diplomatique eststimulé par des tractations secrètes, des démarches biaisées, des pièges et desruses retorses. Sur le front, les massacres demeurent la règle et la ruine despays un facteur d'hésitation dans l'engagement belliqueux face auxcalamités et aux tragédies collectives. Les sept royaumes combattants, quirestent de la centaine des principautés de l'époque Tchéou, nouent desmanœuvres et des alliances éphémères pour isoler leurs rivaux, les vaincre ets'en partager les dépouilles. Malheurs et souffrances sont partout. Sil'expérience nous enseigne qu'un pays affaibli devient une proie pour desrivaux prédateurs, l'alliance devient alors un moyen de politique qui permetde préserver sa survie. Ainsi, la ruse diplomatique, visant à renverser unealliance, est un but indispensable du jeu de puissance. Chacun doit redouterla trahison et à tout moment. La faiblesse et la suspicion encouragentl'intoxication et l'espionnage. L'influence au sein d'une cour étrangèrepermettra l'achat des conseillers du roi et l'orientation d'une coterie, dontdépendra la décision du prince et la conduite militaire de ses armées. Lepersonnel diplomatique de la Chine ancienne est constitué de véritablesprofessionnels de la politique qui se vendent à l'ennemi et passent de princeen prince, au service d'autres souverains et d'autres entreprises. On ne peuts'attendre à aucune fidélité, car celui qui a déjà trahi peut encore trahir, enservant un autre prince ou en restant attaché secrètement à l'ancien. Deuxcomportements insidieux règnent aux cours des souverains de l'époque: lamanipulation et l'intrigue. L'intelligence politique est une intelligence rusée.Elle se définit par la capacité de prévoir à long terme, d'épouser lesmutations, de renverser des positions, de permuter les rôles qui transformentle yin (féminin) en yang (masculin) et le yang en yin, dans une dialectiquepermanente et cyclique. L'intelligence politique se doit donc d'êtredivinatoire. Cette mutation est perceptible par l'instauration d'une« mentalité indicielle », car, dans la lecture du futur tout est signe, indice etsymbole. Elle doit viser les implications d'un acte, d'une trace, d'un détail.Le chef de guerre ou le souverain sont tels, s'ils sont capables d'interpréterle temps, de saisir l'occasion, d'exploiter la circonstance, de mettre la ruseau profit de l'imprévu. L'anticipation, visible dans un détail éphémère, yjoue une fonction essentielle, car le combat qu'on livre dans l'immédiat, doitêtre lu dans l'intention de l'ennemi, par une sorte de la prescience. La facultéd'anticiper, de décider et d'agir avant l'éclatement du conflit doit étouffer

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dans l'œuf toute velléité de l'adversaire d'attaquer en premier. La penséeconjecturale est à la racine de J'attaque préemptive et celle-ci fonde unestratégie d'équilibre entre adversaires décJarés, si elle est partagée et àcondition qu'elle le soit. n s'en dégage ainsi une doctrine de la parade ou dela non-guerre, autrement dit une dissuasion réciproque, fondée, commeaujourd'hui, sur la prééminence stabilisatrice d'une politique sans combat,d'une stratégie de frappe en premier, qui exorcise l'affrontement permanent.Le principe de subjuguer sans frapper fonde celui de vaincre sans recouriraux armes. Dans une situation caractélisée par la guene permanente et parun univers de traîtrise omniprésente se forge peu à peu une doctrine quiprétend conjurer les convulsions de la guelTe, la désolation ou le chaos.

VI.l LE «LIVRE DES MUTATIONS }}. FRAPPER LA TRANQUILLITÉ

PAR L'IMPRÉVU ET L'ÊTRE PAR LE CHAOS

La subtilité du coup d'œil et la rapidité d'exécution décident de laréussite immédiate et à long terme. Elles fondent dans l'instant, l'esprit etl'âme de l'action du stratège. Voir, agir et vaincre le futur se dévoilenttotalement dans l'instant, dans l'occasion fugace, dans la saisie d'un acte,dans un détail divinatoire. Voir, interpréter et agir exigent de passer par desmanifestations infimes, par un coup de regard et une étincelle des yelLX ! Ilfaut saisir toutes les implications d'lll acte par une décision foudroyante!Agir sur le futur, c'est acter dans les amonts du temps, c'est penser la duréedans l'instant, c'est troubler l'ordre absolu par l'irruption du chaos, c'estformer par l'informe, dans toute la profondeur des temps. La victoire, dans

l'ordre absolu, est le fruit de l'ordre intérieur, brisant la législation duprévisible. C'est frapper par]' imparable, portant atteinte aux vertus dupaisible. C'est là que la lame scinde la lumière de ses origines et coupe leregard de l'homme pour le faire rentrer dans les ténèbres de la nuit et dans

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celles du vide. Dans la domestication de la guerre et des conflits permanents,quatre écoles mènent le jeu et orientent les solutions dans la Chine ancienne:. l'école des diplomates, pour qui le combat doit être mené dans l'esprit

même de l'adversaire et au cœur de son mental. L'arme-clé y est celle de laparole, de l'engagement, de la conviction, du sophisme;

l'école des confucéens, qui prônent la rectitude et la vertu, seules capablesde subjuguer la guerre;

.

. l'école des légistes, porteurs d'un ordre despotique, en mesure de remporterdes victoires à la faveur d'une discipline sans pitié, inspirée par lasoumission des sujets à une législation sans concessions;. l'école des stratèges, à laquelle appartient Sun Tzu, qui élabore unesynthèse des trois écoles, limitant l'affrontement aux issues consécutives à

l'échec des trois méthodes.

VI.2 GUERRE ET GÉOPOLITIQUE. SUN Tzu ET CLAUSEWITZ

Si les opérations militaires sont au cœur de la réflexion stratégique, lamanière de les concevoir et de les conduire change radicalement en Occidentet en Extrême-Orient. Change par ailleurs la distinction entre stratégie ettactique et la conception, directe ou indirecte de la manœuvre et del'affrontement. En Occident, Clausewitz choisit d'allier la connaissance etl'épée et donne une définition kantienne de la guerre, comme actionguerrière fondée sur une idée-maîtresse, le principe d'anéantissement.L'ambition de la pensée occidentale en général, et celle de Clausewitz enparticulier, est de saisir la guerre par le raisonnement logique, par desdémonstrations géométriques et par des certitudes rationnelles. Or, si unemanœuvre peut se concevoir dans l'abstrait, la guerre comme action sedéveloppe dans le réel et ce réel montre à chaque fois et dans toute situationdes résistances imprévisibles.

Soumettre la guerre à la catégorie de l'entendement et du libre jeu del'esprit a pour finalité de mieux saisir le réel, afin de mieux le soumettre à lavolonté et ce réel, pour Clausewitz, est politique. La guerre est donc conçuecomme une activité dont la finalité est de porter préjudice à l'ennemi et passeulement de le tromper, car tout dans une guerre repose sur le combat, sur leprincipe d'anéantissement de l'ennemi et sur la suprématie de l'intelligencepolitique sur les moyens militaires. Ainsi, il doit y avoir une connexionlogique entre stratégie et tactique, une connexion qui s'atténue dans laconception de Sun Tzu. En effet, chez Clausewitz, la «tactique» est

l' «enseignement qui a pour objet l'emploi des forces armées dans lecombat» et la « stratégie », 1'« enseignement de l'emploi des combats dansl'intérêt du but de guerre ». En ce sens, « le combat est à la stratégie ce quele paiement en espèces est au commerce par traites ». Dans l'empire du

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Milieu, les théories de la guerre font de l'occultation de l'affrontement, etdonc de l'évitement du combat, le fondement même des discours de laguerre. La réflexion chinoise sur la guerre présente des caractéristiquesincantatoires. Elle est axée sur le rejet du face à face avec l'ennemi et lavalorisation des procédés indirects, les ruses stratégiques, les subterfuges,l'action oblique qui n'impliquent pas la manœuvre ou l'ampleur dumouvement stratégique et de ce fait la concentration des forces en vue del'engagement.

Or, si la stratégie à l'occidentale suppose l'organisation des combats enfonction du but de guerre (Zweck) et l'investissement des forces dansl'espace en fonction des combats, la stratégie chinoise conçoit le fondementde la stratégie dans l'action indirecte, comme pratique intelligente de la ruse.L'intelligence rusée du chef de guerre construit sa victoire sur le mouvementde l'adversaire, dans l'esprit même de l'ennemi. Or, si tel est un objectifimportant de la conduite des opérations militaires, de quelle manière peut-onassimiler une opération militaire, en particulier celle du stratège à un art, àune activité de l'âme. Comment par ailleurs, peut-on construire unephilosophie ou une théorie de cet art? Or, puisque toutes les guerresréunissent trois caractères essentiels, la violence originelle, la libre activitéde l'âme et l'entendement politique, comment concilier violence et politiqueet dans quelles conditions justifier, au nom de l'entendement politique,l'abandon du principe d'anéantissement ou de victoire, sur l'ennemi? Etencore, là où la décision est inséparablement politique et militaire, commentjustifier un abandon du combat, qui est le seul conforme à l'essence de laguerre et à son concept pur ? Si la guerre n'est pas une réalité autonome dupolitique (d'après Carl Clausewitz, «la guerre a bien sa grammaire, maisnon sa logique propre »), quel est le sens d'une action guerrière qui s'orientedélibérément vers la manœuvre et vers l'action indirecte, tournant le dos à labataille et au combat? Et pour terminer, la série des questionnementsinhérents au débat stratégique, comment réconcilier le caractère historique,conditionné et déterminé d'une guerre, liée à des circonstancesconjoncturelles et aux intentions politiques des belligérants, aux modèlesabstraits, philosophiques et anhistoriques des guerres absolues, seulsconformes au concept pur de guerre? En son temps, Sun Tzu suggère de«construire sa victoire sur les mouvements de l'ennemi» et cetterecommandation opère par le renouvellement constant de deux modalités ducombat: de « front» ou de « biais ». Or, la « puissance de l'action de biais»repose sur des ruses, des surprises et des procédées indirectes qui relèvent del'action tactique, qui ne font appel ni à l'organisation des armés sur le terrainni à leur réunion en vue de l'engagement. Elles appartiennent aux procédésdes manœuvres hétérodoxes et à la tactique plus qu'à la stratégie.

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VI.3 DISCOURS OCCIDENTAUX ET DISCOURS CHINOIS SUR LA

POLITIQUE ET LA GUERRE

Les traités chinois sur la guerre et les livres militaires de Sun Tzus'adressaient aux princes et aux gouvernants, et non pas aux officiers et auxgénéraux. La guelTe était un prétexte pour la théorisation de la «bonnegouvernance ». Au cœur de la rét1exion de ces théoriciens ne se situait pas lamanœuvre militaire ou le combat, mais la toute-puissance du plince et samaîtrise de l'univers. Politique et métaphysique étaient donc les objectifs desanalystes, au lieu et à la place du stratégique et du politique. En Chine, lasphère la plus élevée de l'abstraction cesse d'être un discours sur la guerre,pour devenir une spéculation sur le devenir entre les deux entités, de l'être etdu néant. Les traités sur la guerre de cet empire occultent le cœur despréoccupations occidentales, l'affrontement, le combat, la lutte (Kampf),

]' anéantissement, la percée et la bataille de front. Puisque dans la conscience

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et dans la philosophie chinoises ce qui n'a pas de forme domine le mondedes formes, la force suprême d'une armée est sa ductilité polymorphe qui, àla manière de l'eau, enveloppe et évolue, sans épuiser le modelage infini desformes. La force tient au fluide, à la souplesse, à la capacité detransformation, à l'habilité manœuvrière de la troupe et du chef de guerre, auperpétuel mouvement du devenir, la véritable anima mundi.

L'art de la transformation et du camouflage d'une armée, tiennent à sa« forme informe» à l'insaisissable et au fuyant, à la dialectique inexorable etincessante du yin (féminin) et du yang (masculin), aux infinies combinaisonsdes deux forces, régulières et extraordinaires, en quoi se résume le dispositifstratégique d'une armée. L'indescriptible chaos de l'univers se rend sensiblepar les capacités de démiurge du grand chef de guerre, à même de déployerune armée dans une virtualité pure. L'engagement d'une armée est ainsi unaccouchement du chaos, un enfantement cosmique. Dans cette projectionmétaphysique de la guerre se réalise une identité fusionnelle entre les figuresdu chef de guerre et du créateur de l'univers. Ainsi, les niveaux de l'actionsont triples, politique, militaire et cosmique. La totale assimilation dugénéral et du Tao, dilue le «sujet» de l'action en une force universelle,totalement désincarnée, où la bataille n'est plus un combat ou un moyend'anéantissement, et l'État ou le souverain, ne sont plus des forces deviolence primordiales et originelles, mais des forces cosmiques, au seindesquelles le général est doté des attributs du souverain, qui a pour le modèlele ciel. Selon cette pensée la réalité se produit à partir de l'imaginaire et de lasupériorité du néant sur l'être, car si « Toutes les choses sous le ciel naissentde l'être, l'être est issu du néant ».

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VI.4 GÉOPOLITIQUE ET GUERRE

Sun Tzu serait philosophe et uniquement philosophe, s'il ne s'occupaitpas de la morphologie des théâtres de guene où des hommes s'affrontent enfonction des difficultés du tenain. De nombreux éléments définissentJ'influence du milieu sur J'homme, dans des conditions normales et encoredavantage s'il est dans l'obligation de combattre. Après la « vertu ", quiinflue sur la cohésion entTe le peuple et ses élites et le «ciel », caractérisépar r alternance des saisons et de cycles, lunaires et solaires, le «mi lieu »

exerce tIDe int1uence détenninante, par deux autres éléments, l'inconstancedu «climat >, avec la chaleur et le froid, et les difficultés du «terrain »,

ouvert ou resserré. Toutes ces variables, qui doivent être connues à J'avancepar Je chef de guerre, afin de dégager une bonne tactique, permettront auxcombattants de bénéficier des meiUeures dispositions du milieu physique etd'en tirer parti.

De ce constat découle toute une série d'enseignements et de préceptes,établissant un rapport entre les données instables de la nature et lapsychologie craintive des combattants. Sun Tzu discerne lui-mêmede terrain dont général doit s'occuper. Sa classification fait égalementplace aux espaces de manœuvre et à ceux qui sont favorables aux grandesbatailles, de même qu'aux territoires praticables ou impraticables. D'autresauteurs, bien successifs à Sun Tzu, ont repris, en le paraphrasant, lesconceptions relatives à la stratégie et à l'espace, ainsi que les caractéristiquespermanentes de la stratégie et de la tactique militaire, que Sun Tzu sutprésenter résumer subtilement dans son court traité sur «l'Art de laGuerre» .

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VI.5 LE «DÉSARMEMENT DE L'ENNEMI» DANS LA PENSÉE

CHINOISE

Dans la conception occidentale de la guerre est exclu tout principede « limite» qlÜ, dans la stratégie chinoise, trouve sa forme elliptique dansle désengagement et la «fuite ». L'expression plus fidèle de la philosophiechinoise est celle du «Livre des mutations» dont les figures divinatoiresoffrent une représentation symbolique de l'univers et une référence auxforces qui y sont à l' œuvre. Ces représentations de la «science desmutations je>, sont liées, deplÜs les oligines, aux atis martiaux, à la dialectique

du Yin et du Yang, au sein laquelle il n'y a pas de négation, mais desimple dépassement. Grâce à l'ati divinatoire, il est possible de déchitIrer etde prévoir ce qui est encore en germe, par l'identification des traces ou dessignes aVat1t-coureurs, des mutations ou des évènements qlÜ se dessinent.L'énoncé philosophique selon lequel «l'occulte est au cœur du manifeste etnon dans son contraire »est au cœur du système d'interprétation de la réalitécontenu dans le « Livre des mutations ». Le réel se définit par son instabilitéet ses configurations transitoires. TI faudra en déchiffrer les formes et enappréhender le sens afin d' en tirer parti.

«La dureté se cache sous la douceur ». On gagne la confiance entranquillisant l'ennemi et on complote contre lui en préparant l'offensive.

« Créer de l'être à partir du non-être >to Tous les êtres de r univers sontissus de l'Être, l'Être est issu du non-être.

Ainsi, dans une pensée où la ruse est essentielle, l'art du divin comme

l'art du stratège constituent la science ce qu'il advient. Scruter les signes estcapital, car dans la maîtrise du futur oÙ tout est signe et indice, ceux-ci

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dévoilent les secrets du temps, lisibles dans les hautes combinaisonsstratégiques, qui exigent à chaque fois déchiffrement et interprétation.

Or, dans la pensée chinoise qui est mélange de religion et de sagesse,

l'importance des temps fonde l'inaction taôiste, comme observation del'immuable, et celle-ci se révèle dans la supériorité de la transcendance surl'immanence et de la« ruse du temps» sur la «ruse de l'homme ».

Dans cette science des mutations, qui fut la matière première des lettrés,la ,<ruse» de guerre apparaît connue le produit d'une malice et la formesuprême de cette « ruse» est la ,<fuite» face à l'ennemi, les meilleurs desstratagèmes en cas de revers militaire.

Face à cette malice, le gagnant doit ,<laisser filer r adversaire pOlU.mieuxle capturer », ou donner du mou à la laisse. C'est miner son potentieloffensif, émousser sa volonté de combattre et affaiblir son ardeur de réagir.

vaincre sans combattre, gagner sans «ensanglanter la lame »,conformément à l'un des enseignements capitaux de l' « Art de la guerre ».

VI.6 LE DÉSARMEMENT DE L'ADVERSAIRE DANS LA PENSÉE

OCCIDENTALE

La philosophie de l'Occident, élaborée à partir de la Renaissance, partaitd'un postulat capital: la certitude que delTière les formes et les phénomènesles plus divers de la vie, existent des lois qui gouvernent ces évènements.Ces lois sont à découvrir pour réduire les incertitudes et gouverner ledevenir. Machiavel, en homme de la Renaissance, partageait r idée selonlaquelle l'homme pouvait dominer la « Fortuna », le hasard de la et de la

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guerre, et que, par la raison, on pouvait constater et dominer l'empire duprofond inconnu.

La vie et encore davantage la guerre, lui apparaissait comme un combatentre la raison, empreinte d'une discipline sévère, et la Fortuna, soumisesaux variables caprices d'une déesse féminine. Les hommes de laRenaissance ne doutaient guère que la raison finisse par l'emporter et cettecroyance dans la suprématie de la raison était la clé de leur admiration pourRome et les institutions militaires romaines.

L'invincibilité des armées de Rome était la preuve que cette ville s'étaitdonné la meilleure organisation que la «raison» pouvait concevoir. Sesinstitutions militaires étaient l'expression du principe universel quigouvernera pendant longtemps toutes les institutions militaires du monde. Àsa base, nous retrouvons le postulat selon lequel le succès d'une guerre etd'une opération militaire, dépend de la résolution d'un problème intellectuel,d'ordre rationnel.

Le terme de la stratégie ne faisant pas partie du vocabulaire de la penséemilitaire de l'époque, mais la pensée stratégique venait de naître. Si labataille demeure le facteur décisif d'une guerre, l'ordre de bataille constituele point culminant de celle-ci. Ainsi, l'étude rationnelle du plan de bataille etde l'ensemble de la campagne, fonde les moments de préparation théorique,sur lesquels se greffent l'organisation du commandement et la formationintellectuelle du chef de guerre. On s'aperçoit, depuis cet âge d'optimisme etde rationalité, que la guerre n'est pas une science, mais un art, qui réserveune place décisive aux impondérables et à l'esprit d'initiative et d'aventure.

Or, l'importance accordée à la particularité de la guerre et de la bataille,le caractère personnel et unique de l'intuition et du commandement,associent Machiavel et Clausewitz, dont le trait commun est la convictionque la validité et la pertinence de toute analyse des problèmes stratégiquesou militaires, dépend d'une perception générale, une idée «juste» sur lanature de la guerre.

Clausewitz rejetait l'esprit scientifique de l'époque de l'Ancien Régimequi ennoblissait le combat et refusait l'idée de la guerre comme acte deviolence extrême, en attachant de l'importance à des manœuvres, dans le butd'éviter tout affrontement. Il affirmait clairement que le côté scientifique ducombat est d'importance secondaire. Clausewitz, insistant sur laprééminence des facteurs immatériels et moraux, confirmait que, ce qui faitle génie est, dans la figure de l'homme d'action, une étroite symbiose dephilosophie et d'expérience. À l'instar de cette traduction «continentale del'Occident », prônant le concept de guerre absolue comme «acte deviolence, poussée à ses limites extrêmes et destinée à contraindrel'adversaire à exécuter notre volonté », les penseurs «insulaires» (anglais)mettent l'accent sur le rétrécissement d'une stratégie «à sens unique» et,avec l'autorité d'un Liddel Hart, déclarent que « la stratégie doit réduire le

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combat aux proportions les plus minces possible ». L'accent mis sur le talentet la subtilité, rapprochent-ils ces théodciens occidentaux et chinois, sur laprétërence accordée à l'action indirecte, plutôt que directe?

VI.7 SUN Tzu « L'ART DE GUERRE ». LA

MODERNE » ENTRE CLAUSEWITZ ET LmDEL HART

«

Deux principes régissems inspirent 1'« Ali de la Guerre », selon deuxmaîtres de la stratégie, Sun Tzu (au VIe siècle avant J'ère vulgaire) etNapoléon, « Dieu de la guerre» selon Clausewitz et maître de la « brutalitéextrême» et des « haines primaires» (à cheval entre le XVIIIe et le XIX"siècle en Europe) Contraindre l'adversaire à abandonner la lutte et épargnerl'ennemi en fuite pom le premier, en s' insérant dans le ,<dao» et en allantdans le nux, en s'adaptant aux conditions naturelles et aux circonstances.Battre l'adversaire par une méthode primitive et brutale, puis le poursuivrede manière impitoyable. et anéantir ses forces pour le deuxième. II en ainsipour récole de ses héri tiers occidentaux, en particulier ceux qui forgeront lesconceptions et doctrines d'actions prusso-germaniques. En amont de cesdeux principes. deux philosophies et deux visions de l'histoire. présidentdéfinition sur la «nature» de la guerre, comme domaine pdmordial del'existence sociale, ainsi qu'a quête des lois des conduites belliqueuses.Une philosophie de l'inclusion et de la non-contradiction dans un quiconçoit le renversement des rôles et des positions, selon une logiqueévolutionniste et organique. celle taôiste du yin et du yang et une dialectiquede l'antagonisme et de la négation radicales, dictée par la « nature absolue»de la gueO'e, poussée aux extrêmes. Il s'agit de la négation radicale de

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l'adversaire, et d'une affaire révolutionnaire, là où la nation se réveille dansun engagement total, renversant les bornes naturelles des armées de métier etpoussant à l'écrasement total des armées adverses. Utiliser la ruse et pousserl'adversaire à abandonner la lutte, laisser qu'il prenne la fuite, celas'apparente à la « stratégie indirecte ». C'est autre chose que le détruire ouanéantir ses forces, par une stratégie de « percées centrales ». Une stratégie,qui selon le Mémorandum de 1905 de Schlieffen et ses réflexionsantérieures, est conçue comme une bataille d'enveloppement contre les deuxailes de l'ennemi, afin de détruire sa liberté d'action. Dans le mode decombat de Sun Tzu., les sujets de l'ennemi sont intégrés à notre volonté et ànotre autorité. Ils deviendront sujets de la cité et du pouvoir une fois lavictoire assurée. Dans la stratégie occidentale, ils demeurent hostiles, carsoumis à la loi nationale d'appartenance. Dans le cas de Sun Tzu il fautégalement s'interroger si le rapport de la guerre et de la politique est celuithéorisé par Clausewitz, selon lequel les deux ont la même logique,quoiqu'elles n'utilisent pas la même grammaire, ni, forcément, la mêmephilosophie d'action. Un autre aspect de la comparaison est de savoir si lerapport entre l'action militaire ou d'exécution, et l'action politique dedécision et de direction, garde un contact étroit avec les opinions et lesforces sociales, pour garantir l'unité des forces morales et le maximumd'efficacité, dans un état d'urgence, de mobilisation et de crise spirituelle.Trois autres éléments, sociologiques, philosophiques et historiques,influencent le caractère arbitraire de la comparaison entre stratégie chinoiseet stratégie occidentale:. le premier est représenté par la notion d'ennemi, elle-même liée à celle

d'incertitude;. le deuxième au rapport entre offensive et défensive, influant sur la stratégiedes percées centrales;. le troisième, qui détermine avec la stratégie le succès des opérationsmilitaires, est de tout temps la manœuvre tactique et il en découle que lavictoire de la bataille est le produit de la mobilité; celle-ci, dans le cas deSun Tzu, est assurée par la tactique de la ruse et par l'esquive.

La guerre commence, s'affirme et se termine par la destruction de toutsystème dogmatique de pensée. Elle résulte à chaque fois d'une percéed'abord intellectuelle. Or, le système dogmatique de nous jours, en Europe,consiste à émousser par le droit, l'économie, le scientisme et l'humanitaire,l'effet brutal de l'épée, du sang, de la destruction et de la mort. En effet c'estl'élément culturel qui constitue le concept d'ennemi et avec lui tout conceptde guerre.

Sun Tzu et Napoléon vivent et agissent en deux périodes historiquesdissemblables, mais qui ont un caractère commun, celui de troubles et dedésordres publics. Pour Sun Tzu il s'agit d'une période (475-221 avant l'èrevulgaire) de violence et de chaos, engendrés par la lutte impitoyable et

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sanglante entre sept états qui aboutira en 221 après la défaite de l'ÉtatChu par Chin en 223, à la première unification telTitoriale et politique deChun!! Kuo.

Les campagnes militaires par les États batailleurs pendant la période(770-446 avant Jésus-Christ) étaient natures féodale et conquérante. Cecin'atténuait guère leur caractère politique. En ce sens s'applique à cetteambition, l'idée que ces luttes visaient l'hégémonie continentale et laprééminence d'un État sur l'autre, justifiant l'énoncé que la guerre est unconflit de grands intérêts réglé par le sang, un acte de violence poussé à seslimites extrêmes et destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notrevolonté.

VI.8 LES ENSEIGNEMENTS DE SUN Tzu ET DE CLAUSEWITZ

PEUVENT-ILS ÊTRE DES RÉFÉRENCES DANS LE MONDE

D'AUJOURD'HUI ?

Comment traduire aujourd'hui l'enseignement si éloigné, des penséesstratégiques chinoises et occidentales, emblématisées par Sun Tzu etClausewitz dans des lectures de la scène internationale actuelle et donc dansdes conceptions et des doctrines ayant un sens politique et une applicationopérationnelles dignes de ces noms. Quel est par ailleurs r aperçu de cemonde actuel? D'après une communication sur les « Grandes Puissances auXXI" siècle, «présentée à la conférence du «Forum des Relationsinternationales « de Séoul du 27 février 2007 » Karl Kaiser, r auteur de cettecommunication, faisant état de l'environnement mondial, soulignel'ascension de r Asie, en particulier de la Chine et de l'Inde.

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Il met au premier plan l'importance croissante: des rupturesdémographiques, affectant différemment les grands ensembles politiquespuis l'immigration, comme phénomène central du XXI" siècle.

Quant aux aspects politiques, il souligne: les caractéristiques de la« nouvelle nature» de la violence.

Ensuite l'érosion du système de non-prolifération des armes nucléaires etle risque d'une acquisition élargie de ces capacités, par des États menaçant lastabilité mondiale.

Puis l'expansion de l'Islam radical et la menace du djihadisme, pour laplupart des grandes puissances.

En termes de répercussions, il attire l'attention sur la pénurie desressources, induite ou aggravée par le réchauffement climatique, engendrantl'émergence de politiques réactives à l'échelle internationale. Quant à lalogique des grandes puissances qui ont dominé jusqu'ici l'ordreinternational, cette étude précise que la tendance vers un mondemultipolaire, est marquée par une forte influence des USA, mais que leursuprématie n'est plus si nette ou évidente. Ce monde multipolaire émergentest soumis à une sorte de «soft balancing» de la part des puissancesrégionales montantes, réagissant, en contre-tendance, à toute politique deprimauté. Cette évolution est déjà visible, mais elle n'infirme pas laconsidération de fond que la solution des problèmes majeurs exigeratoujours une intervention ou un soutien américains. L'avenir dumultilatéralisme, dicté par la dépendance mutuelle des grandes puissancessera un multilatéralisme de groupe, qui pourra jouer un rôle croissant, à lacondition qui y soient inclus les grands acteurs du système mondial.

Ainsi, les trois questions qui se posent à ce sujet peuvent être formuléesde la manière suivante:

. Comment le multilatéralisme et ses deux formes de gestioncollective, la forme civile ou « gouvernance », et la forme militaireou «défense collective» - forme régionale de l'OTAN - peuvent-elles s'adapter à un monde de conflits et de désastres humanitaires?

Comment une idée, celle d'une institution mondiale réunissanttoutes les démocraties, peut-elle nuire à la réforme des Nationsunies, paralysées dans leurs responsabilités politiques et dans leuraction pacificatrice ou d'équilibre.

Comment, enfin, l'Europe peut-elle trouver sa voie dans son but des'affranchir ou de ne pas décliner en pesant sur les décisions stratégiquesdes USA et sur les grandes affaires mondiales?

.

.Hier comme aujourd'hui, la réflexion sur la guerre est à la base de toute

philosophie de la paix, car elle est à la source de tout questionnement sur ledestin de l'homme et sur sa capacité à maîtriser sa force et son pouvoir

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illimités et ultimes depuis que l'homme, comme le rappelèrent Jaspers etSartre, a été mis avec l'atome en possession de sa propre mort.

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VII. L'EUROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONALÀ L'AUBE DU XXIESIÈCLE. POUR UNE

OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE

Entre 1989 et 1991 ont été tournées trois grandes pages de l' histokecontemporaine, géopolitique, stratégique et systémique. Le systèmeinternational passe de ]a bipolarité il un état hybride d'llnipolarisme imparfait

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et de multipolarisme tendanciel. Aux conflits indirects et gelés succèdent desturbulences et tensions permanentes et diffuses.

En ce qui concerne la « gouvernabilité » du système, celle-ci évolue de lalogique de la négociation à celle de la coercition dans le règlement de litiges,conjoncturels ou séculaires, entre acteurs en compétition.

L'histoire s'est remise en mouvement. Après l'implosion de l'Empiresoviétique s'ouvre une longue phase d'ajustements à caractèreintereurasiens. L'effondrement du « pivot des terres» comme « pivotgéographique de l'histoire» ou crush zone, a valorisé depuis le systèmemaritime mondial et l'unité des océans.

C'est dans la zone du littoral eurasien que la dynamique deschangements, démographiques, économiques et politiques, est la plus forte.

C'est là que la dispute pour les voies d'eau, les isthmes et les détroits, parlesquels se déploie la sécurité énergétique, marque la réhabilitation duRimland planétaire, l'anneau des terres qui va de la péninsule de Kamtchatkaau golfe Persique.

En ce qui concerne les États européens de la bordure atlantique, le

« paradigme géopolitique» dominant redevient 1'« Eurasie », la massecentrale des continents.

Ainsi, la politique d'élargissement de l'UE vers l'Est comme politique destabilisation, à la marge de la péninsule européenne, montre sa précarité etperd de son sens originel, fondé sur une perspective plus ou moins soupled'intégration.

L'extension de la perspective géopolitique à l'Eurasie impose à l' Unioneuropéenne un noyau restreint et central de direction politique et l'abandonde l'élargissement continu au profit d'une politique d'alliances et decoalitions. Comme conséquence de l'extension territoriale et sociétale, lesystème européen se dilue.

Cette réalité ne peut être sous-estimée par les Européens, car elle met enévidence la fragilité institutionnelle et politique de la constructioneuropéenne.

En effet, les constantes géographiques et les legs de l'histoire imposentaux fédérations en gestation l'impératif de se doter d'un pouvoir central fort,sous peine de se dissoudre et de sortir de l'histoire.

La finalité de cette immense tâche est d'éviter les dilutions excessives del'UE aux marges extérieures et de contrer une disfonctionnalité politiquecroissante à l'intérieur.

Pour cela, il faudra reconceptualiser la politique d'élargissement et devoisinage, valoriser l'approche maritime de l'Europe dans les trois océans:Atlantique, Pacifique et Indien, insérer le projet d'« Union» entre Étatsriverains de la mer Méditerranée dans une double perspective géopolitique,

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intercontinentale (vers la mer Noire, le Caucase du Sud et l'Asie centrale),interocéanique (en établissant un réseau de bases, d'escales, et de points-clésmaritimes dans le cadre des accords avec les pays ACP).

L'Europe doit se penser comme isthme occidental de l'Asie, ou Rimlandeurasien, car elle fait partie intégrante du Rimland mondial, dominé par lacommunication, les débouchés maritimes, le régime des eaux et les échangespar les voies des océans.

La bataille pour l'hégémonie et le leadership du monde se fera encoreune fois sur le front marginal des continents (façades subcontinentales etpéninsulaires) et de ce fait sur les rivages, les littorales et les routesmaritimes interocéaniques du Rimland mondial.

La définition d'une stratégie unitaire de l'Europe dans le monde impliquel'identification du pivot géopolitique de la planète.

Ce pivot est représenté par l'océan Indien, la région maritime centrale duXXIe siècle. Celle-ci s'étend à l'intérieur de la zone océanique, qui établit un

espace de continuité vitale entre le Rimland mondial et la masse afro-euraSIenne.

À l'ouest du continent, la période messianique de l'Union s'achève.L'Europe entre dans une période où le retour de la realpolitik et de lagéopolitique mondiale imposent une nouvelle lecture de l'avenir.

Celle-ci aura pour base de nouveaux paradigmes:. l'Eurasie à la place de l'Europe;. l'anarchie internationale au lieu de l'intégration;

la définition des intérêts vitaux et donc une politique de sécurité et dedéfense à la place d'une idéologisation des valeurs (la démocratie et lesDroits de l'homme) ;

.

. le passage d'une « logique de négociation permanente » entre Étatseuropéens à une phase d'équilibres de compétition

Le premier paradigme engendre une stratégie d'ordre identitaire, car lepassage du paradigme d'Europe à celui d'Eurasie pousse à la distinctionentre deux Occidents, un Occident européen et un Occident américain.

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VII.l VERS UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'DE

À la lumière de ces considérations, une Ostpolitik mondiale de rUE endirection de l'Asie centrale se révèle évidente et indispensable pourl'Europe. Cette région est devenue une partie intégrante de l'équationstratégique qlli va de l'axe baltique à la mer Noire, du golfe Persique auCaucase du Sud et de la mer Caspienne orientale.

La maltrise de cet espace immense implique une nouvelle redéfinition desobjectifs de l'Union et une identification des menaces et des sourcesmondiales d'instabilité. Il s'agit d'un espace de pouvoir disputé, soumis auterrorisme islamique, à influences et des pressionsmultiformes venant du sud, du nord et de l'ouest, et qui demeure soumis auxpOllssées des acteurs majeurs du système intemationaL

Dans son ensemble, cet dessine une zone d'intérêt vital pour lasécurité de l'UE influant (tjrectement sur sa capacité à devenir LIn acteurglobal snI' la scène mondiale.

Projeter la sécurité et la stabilité dans la région de l'Asie centrale, après laréalisation du grand élargissement à l'Est, devient la prochaine étape d'unprocessus dont les objectifs sont multiples:

. redéployer la stratégie générale de l'Europe vers l'Asie, le Moyen-

Orient et le golfe Persique à partir de la Méditemmée ;

. différencier les sources énergétiques

. définir un Agenda de réfonnes et de résolution des conflits avec lespays de la région;

. arrimer ces pays à l'Ouest et sauver r Alliance atlantique etrelations euro-américaines, en renforçant r engagement occidentalen Afghanistan.

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C'est un nouveau grand défi qui se dessine pour la décade qui commence.Or, ce défi implique une coopération bilatérale et multilatérale, élargie àd'autres partenaires ou groupe de partenaires. La double présence des USAen Iraq et de l'OTAN en Afghanistan laisse les mains libres à la Russie, dansle but de poursuivre son retour dans la région, en essayant d'y occuper laplace centrale qui était la sienne dans les deux derniers siècles.

Le paradigme géopolitique dominant du XXIe siècle sera l'Eurasie.

C'est un postulat essentiel. Ce nouveau paradigme détermine déjà lapolitique étrangère, de sécurité et de défense des puissances majeures de laplanète, les États-Unis, la Russie et la Chine et dicte également la conduitedes puissances régionales moyennes comme la Turquie et l'Iran.

La sécurité régionale est une composante capitale de l'équation desécurité globale. Dans cette région immense, le défi stratégique majeur pourl'UE est de devenir le garant de l'indépendance et de la souveraineté de cespays, d'affirmer le pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique et

de faire en sorte qu'aucune puissance ne puisse contrôler, ni dominer demanière exclusive, le pivot géographique de l'histoire.

Pour l'UE, renouer avec l'Asie, c'est renouer autrement avec la Russie, laChine, l'Inde et l'Iran. C'est imaginer l'avenir géopolitique du continent surles arrières du Proche-Orient et de l'Asie mineure. C'est replacer le plateauturc dans sa jonction de plaque tournante intercontinentale, qui esthistoriquement la sienne, marquant sa contigüité géopolitique d'un caractèrede discontinuité stratégique vis-à-vis de l'Europe. Dans ce contexte,

1'« Union pour la Méditerranéenne» s'insère comme le segment méridionald'une ceinture afro-eurasienne du continent, inscrit sur la bandelongitudinale du grand croissant est -ouest. Penser à nouveau par l'espacesignifie, pour l'Europe, de se refuser à être définie comme un pôle subalternede l'Occident, en revendiquant un rôle fondamental de «balancier mondial»et de « fenêtre ouverte» sur l'Orient. Cette nouvelle « conscience de soi»géopolitique est fondamentale, car, par cette configuration, élargie à l'Asiecentrale, l'Europe refuse de devenir prisonnière d'un rapport institutionnel àsens unique avec l'Afrique ou d'être figée aux instabilités du Proche-Orienttumultueux. Le centre des préoccupations eurasiennes et la clé des nouveauxparadigmes géopolitiques de l'Union européenne reposent sur le pari dereplacer l'Europe au cœur de l'histoire et de faire de la stratégie eurasiennele laboratoire d'une volonté géopolitique commune, équivalente à celle desÉtats-Unis.

Trois enjeux apparaissent immédiatement de cette nouvelle orientation dela realpolitik européenne:. la géopolitique des ressources;. l'affirmation de l'Asie;. l'extension de la zone d'influence potentielle de la Chine.

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Si la bipolarité avait enfermé l'Europe dans la partie occidentale ducontinent, la nouvelle phase de l'histoire restitue à l'Europe son passé et sadiversité lointains. L'élargissement de l'DE et ses perspectives lui permettentde prendre à revers les puissances terrestres euroasiatiques par l'étendue dela projection des forces que justifie sa puissance navale et péninsulaire. Cetteprojection est rendue possible par l'accès aux zones côtières de laMéditerranée, de la mer Noire et de la Caspienne, et à celle du Golfe, àl'océan Indien et à l'Asie du Sud. C'est une donnée que sous-tendent lathéorie et la stratégie navales contemporaines, appuyées sur l'anneau desbases périphériques et insulaires allant du Japon à Taïwan, puis àl'Indonésie. Cela demeure la condition géographique de l'unificationtendancielle des terres par la maîtrise des mers. Par ailleurs s'oppose à cetteinversion des rapports traditionnels entre l'Europe et l'Asie, qui vontdésormais de l'Ouest vers l'Est, la manœuvre de contournement stratégiquede la Chine. Cette manœuvre est double, elle est orientée en direction del'Afrique au Sud, sous la poussée énergétique et commerciale et vers laSibérie orientale au Nord, sous sa puissante vague modernisatrice,démographique et culturelle. C'est ainsi que la Chine tend à occuper en Asie,peu à peu, la place centrale qui était celle jadis de la Russie, en poussant plusloin les bornes de sa puissance. Par ailleurs, du point de vue du déplacementde l'axe de gravité géopolitique et économique du monde, le véritableclivage entre Orient et Occident se situe désormais au niveau de l'océanIndien. Compte tenu de ces considérations, une Ostpolitik mondiale del'Union a pour fonction majeure d'interdire à une « coalition des pivots desterres» de souder les puissances continentales en fonction antioccidentale,en les détournant d'une «politique du pivot ». Elle a également pourfonction d'interdire à l'Empire du Milieu de remplacer la Russie en Sibérieorientale, par une pression démographique irrésistible, car le pays du ChungKuô pourrait ajouter une façade océanique au potentiel de ressources del'intérieur du continent, en menaçant ainsi la liberté du monde.

Par ailleurs et du point de vue énergétique, l'Ostpolitik mondiale de l'UEa pour but d'amorcer l'indépendance des sources d'approvisionnement del'Union.

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VII.2 OSTPOUTIKEURASIENNE

À la lumière de ces observations, une Ostpolitik mondiale de rUE endirection de l'Asie centrale se révèle indispensable pour l'Europe. Le retourà l'eurasisme se caractérise philosophiquement par le refus du criticismenéokantien et par la pertinence absolue de r organicisme et de la puissance.L'eurasisme est aux antipodes de r idéalisation du droit, des libertésformelles et de la démocratie. en raison éminemment du réductionnismehistorique, sociologique et culturel de celles-ci, bref de leur idéologisation.Les alTangements territoriaux et tout ce qu'ils comportent sont bannis par la« raison pure» européenne à cause du refus de parler de frontières. Lorsque

l'on parle de frontières au sens géopolitique, il s'agit moins d'espaces departage et, par conséquent, de conflits politiques possibles que d'« espacesfrontières » entre le costland et le heartland, entTe les peuples qui ont connules ,<Lumières» et ceux qui les ont ignorées, entre démocraties etautocraties, zones pacifiées et régions turbulentes.

Peut-on appliquer à l'analyse de la géographie ew'opéenne actuelle, desschématismes géographiques, proposés et adoptés par les géopoliticiensanglo-saxons et allemands avant et après les deux guerres mondiales, enparvenant aux mêmes conclusions ou en différant de celles-ci '?

S'il est usuel de parler causalités économiques, politiques ou sociales,peut-on parler avec la même aisance de causalités géographiques ounaturelles '?

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VII.3 LTOCÉANINDIEN. PIVOT GÉOGRAPHIQUE DU XXIE SIÈCLE

La région maritime centrale du XXI" siècle sera l'aire pivot deIndien.

Celle-ci s'étend à l'intérieur de la zone océanique qui établit un espace decontinuité vitale entre le ,<Rimland mondial» et la masse afro-eurasienne(1'Afriq ue jouant par rapport à l'Eurasie pendant continental der Australie).

Cette région est une zone maritime interne au nouvel espace vital descinq continents, solidarisés par l'épuisement des ressources énergétiques, lasécurité des transports et le croisement des voies maritimes décisives.

Cette aire centrale est ouverte aux interventions des puissances navales etfraye la voie vers le golfe et vers l'ouest, pour les puissances asiatiques de lacôte pacifjque, ainsi que du Rimland extérieur (Australie).

Elle domine, par le périple de l'Afrique, les voies de communication versle nord du monde, l'Europe et l'Amérique du Nord et du Sud.

Ainsi, refonnulation propositions de MacKinder du XXI" sièclepourrait être énoncée comme sui t :. Qui domine le des mers» domine la « masse des terres » ?

. Qui domine le"

Rimland mondial » domine le he(lI1/and mondial; tout à lafois, rest et J'ouest, la masse des terres et rîle mondiale, bref le nord et lesud, les deux hémisphères et la planète-monde?

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VII.4 SYNTHÈSE

L'EuROPE

PROVISOIRE. UNE AUTRE STRATÉGIE POUR

L'Europe se fera à partir d'une autre stratégie et à l'aide d'une «révolution conceptuelle ».

Cela comportera l'adoption de nouveaux paradigmes historiques,géopolitiques, stratégiques et institutionnels.

Une période de l'histoire européenne est close et une autre s'annonce.L'Europe politique se fera, comme tout rassemblement humain, par lanécessité et non par le consensus; dans la guerre et par la guerre, car destemps de conflits se dessinent et s'approchent et il faudra y être prêt. Lapériode de la grande stabilité est derrière nous et il n'y aura pas d'idéologie,y compris fédéraliste, pour la conjurer.

L'unité de l'Europe sera vraisemblablement bismarckienne !

Elle retiendra un rapport de forces stabilisateur et il faudra y en adapterles concepts, les moyens et les forces. La nouvelle idée de l'Europenécessitera un noyau de direction et d'impulsion, continental et guèreinsulaire, historique et guère conjoncturel, polarisant vers le centre ets'opposant à la périphérie. Or, la portée historique de cette logique est loind'être admise.

Le cadre d'action de demain sera l'Eurasie, et l'Europe aura besoin d'ymanœuvrer. Cette manœuvre sera simultanément interétatique et classique etdonc mondiale, mais aussi régionale et locale. Un équilibre doit sauvegarderla prééminence de la première sur la deuxième.

La politique internationale dictera sa loi aux institutions et celaimpliquera la création de liens institutionnels forts pour les momentsdifficiles, car la rapidité et la décision devront l'emporter dans l'actionimmédiate et dans l'urgence. Si les moyens de la décision serontinstitutionnels, la philosophie sera réaliste, la vision volontariste et laperspective idéaliste. C'est une « alliance de volontaires» qui fera l'Europeet les moyens y seront comptés. Comme toutes les décisions de grandeenvergure, cette alliance se fera par une opposition de grands intérêts et doncdans le combat et dans le sang. C'est une loi d'évidence et d'histoire.

Les peuples seront les inspirateurs et les protagonistes de ces grandesaffaires, mais jamais les interprètes. Les citoyens et la citoyenneté tisserontles réseaux de la coopération et de la paix, mais les diplomates et les soldatsouvriront seuls les pourparlers d'avenir. Si les conflits et les guerres ont étéle fer de forge des bouleversements et de transformations de l'histoire, lanotion de paix ou l'image du système international de demain devra inspirerle choix des alliances et celui des alliés d'aujourd'hui. Cela nous feradécouvrir que le monde est peuplé d'ennemis ou de faux amis. La

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philosophie, la civilisation et la culture interviendront pour définir lescombinaisons de l'acceptable et de l'inacceptable dans la vie quotidienne ouen perspective.

Ce seront politiquement les proches ou les plus proches qui scelleront lesjeux de l'avenir et l'histoire de l'Europe de demain. Elle sera dictée par noschoix et de ces choix résultera la place de l'Europe dans le monde et celle dujus gentium du XXIe siècle.

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VIII. UNILATÉRALISME ET MULTILATÉRALISME.LA SÉCURITÉ ET LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE

DE LA MENACE

Le multilatéralisme comme application du principe d'égalité aux relationsinternationales définit l'un des modes d'organisation des rapportsinterétatiques. TIse traduit par l'acceptation de règles communes et mutuelleset concerne des formes institutionnalisées de relations, dont le conceptdécoule en partie de l'idéab sme, en sa forme wilsonienne, inspirél'intemationalisme libéral, et en partie du réalisme, comme rationalisation del'état nature. En ses ambitions universelles, le multilatéralisme postule la

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reconnaissance par les États de leurs intérêts communs, sous la forme d'unecoopération entre acteurs favorables au développement de relationspacifiques.

L'essor du multilatéralisme date du XXe siècle, bien que ces origineshistoriques soient celles des grands traités internationaux, où la recherche dela paix et de ses équilibres comporta la réunion de plusieurs États etgouvernements, la Paix de Westphalie (1648) ou le Congrès de Vienne(1814).

C'est après la Deuxième Guerre mondiale et à la suite de la mise en placedes institutions des Nations unies et de celles de Breton Woods (GATT) qu'aété forgé le terme de «multilatéralisme », comme cadre d'une action,favorisant la coopération internationale tant au plan politique qu'au planéconomique. Cette coopération a pour but la recherche de solutions viables,en ce qui concerne la prospérité des peuples.

Au plan politique, le multilatéralisme entend diffuser les valeursdémocratiques et libérales considérées comme universelles, au planéconomique, favoriser la multiplication des occasions d'échange et ledéveloppement du commerce sur des bases égalitaires.

En son postulat réaliste, le terme de multilatéralisme a plusieurs sens, et ilappartient comme concept, aux middle range theories.

Celles-ci prétendent surmonter l'anarchie du système internationaldépourvu d'une autorité centrale supérieure aux États, en faisant émerger lacoopération et la convergence des intérêts égoïstes des États, qui évoluent ausein d'un système sans règles.

Cette convergence a pour fonctions de sauvegarder les intérêts et le statutde la puissance dominante sans la remettre en cause. Ainsi, la pratique dumultilatéralisme légitime sa prépondérance effective au sein des institutionsmultilatérales.

En son postulat idéaliste, le multilatéralisme est pensé par les philosophesqui réfléchissent aux fondements des relations sociales comme pactumsocietatis, permettant de civiliser les liens entre les hommes, mais aussi entreles États.

Le multilatéralisme, dont le cœur planétaire est au Palais de verre desNations unies, ne se confond pas avec la «gouvernance », régionale ouglobale, qui est pourvue de règles contraignantes. En effet, ces règles ne sontpas reconnues par l'acteur dominant, car ce dernier n'est porté à reconnaîtreque des actions bilatérales concertées.

Le multilatéralisme ne se confond pas non plus avec des institutionsidéologiques ou humanitaires, ni s'identifie à l'expression d'une orthodoxiede principes, en vue de l'affirmation d'une orientation particulière de lapolitique étrangère. C'est pourquoi font partie de plusieurs institutionsmultilatérales de coopération des États non démocratiques.

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La pratique du multilatéralisme, contribuant à la stabilité internationale,appartient aux courants intellectuels que la théorie range parmi les « régimesinternationaux », situés à l'intersection de la société internationale (ouanarchique) et de la société interétatique (ou policée). Il s'agit d'unmécanisme imparfait qui est investi de vertus positives et principalement decelle de favoriser la conduite des affaires internationales en vue de solutionset de compromis partagés et élargis.

Comme projet politique ou pactum societatis, il se donne pour but deconstruire un nouvel ordre international, fondé sur le droit et conforme à unemorale démocratique. Le postulat de base est que l'on ne peut vivre ensécurité que dans une société partageant les mêmes principes.

Si le passage de l'état de nature à la constitution civile est caractérisé parla création d'un espace de conventions et de règles communes, celles-ci nesuffisent cependant pas. En effet, les droits et les obligations qui naissent dumultilatéralisme peuvent comporter des litiges et des violations.

Les perturbateurs resteront à l'écart de ces règles et ne se considérerontpas tenus à les observer, car, dans la plupart des cas, les acteurs déviants nes'estiment pas intégrés à un ordre de valeurs édictées par des puissances, parleur nature intégratrices.

Ils acceptent cependant que les modes de règlement des différends soient

l'OMC et l'ONU, car ces tribunes leur assurent un espace d'influence, decritique et de contestation.

La société internationale, ne pouvant compter uniquement sur laconfiance et sur l'honnête observation des règles convenues, a élaboré au fildes ans et de l'expérience, une panoplie d'instruments, permettant aux partiesde parvenir à des solutions équitables, négociations directes, médiationsdiverses, arbitrages formels ou informels, diplomatiques ou politico-stratégiques.

En cas d'impossibilité de compromis équitables, les «résolutions» duConseil de sécurité des Nations unies peuvent aller jusqu'à l'établissement demesures de sanction dans le cadre des principes de la « sécurité collective».

En clair, il ne peut y avoir de multilatéralisme parfait, satisfaisant ettotalement égalitariste, car la dimension inégalitaire de l'ordre internationalest due au poids inégal des États, ce qui fait dire au courant réaliste desrelations internationales que la société internationale est mi-sociale et mi-asociale, mi-civilisée et mi-contractuelle, mi-violente et mi-naturelle. L'ordreinternational qui en résulte est le produit d'une régulation interétatique etcontractuelle.

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VIII.l UNILATÉRALISME - MULTILATÉRALISME

Ainsi et suivant une schématisation simplifiée, les formes que prendr action internationale des États obéissent à trois figures de relations:unilatérales, bilatérales ou llmltilatéraks.

Ces formes se différencient les unes des autres en fonction de J'objectif,de la modalité d'action choisie, des conventions étabbes, du concept delégitimité, de la logique des régimes politiques, du pouvoir en place.

Est unilatérale l'action entreprise par un pays, en dehors d'uneconvention établie, découlant du jus gentium et de la communautéinternationale.

Sont bilatéraux la convention ou le traité, établis et ratifiés entre deuxparties et constituant une base de reconnaissance mutuelle ou un référentnormatif pour le droit public.

Dans ce cas, chaque partie contractante est juge et partie de l'observationde la convention, ainsi que de la nature et de la portée des sancÜonsréservées à sa transgression.

multilatérale enfin, la stipulation ou la définition derésolutions ou d'accord, au sein d'organisations intergouvernementales ousupranationales, à vocation régionale ou universelle.

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Les conventions lient alors les pays signataires sur des sujets constituantla matière de ces accords et la transgression de ces accords comporte dessanctions collectives.

À titre d'exemplification, nous pouvons distinguer au moins cinq formesdistinctes de multilatéralisme :. un multilatéralisme paritaire, au sein d'organismes internationaux à

caractère économique comme l'OMC, où joue toutefois la «clause de lanation la plus favorisée » ;

. un multilatéralisme directeur, au sein d'organisation de sécurité collective,comme l'OTAN, où vaut la règle du primus inter pares et celle del'unanimisme institutionnel;. un multilatéralisme de prévention des crises, comme dans le cas despourparlers avec la Corée du Nord ou l'Iran, où interviennent despuissances régionales et des puissances globales extérieures, selon lanature et la capacité de nuisance de l'acteur visé;. un multilatéralisme de croisade et de coalition, comme en Irak et au Golfe,pour intervenir militairement dans un premier moment et pour sortir decrise ensuite;. un multipolarisme de contestation ou de critique, au sein des Nations uniesoù les systèmes de marchandage, de résistance et de paralysie sont plusforts, car formulés librement.

Aucun pays n'est complètement unilatéraliste nI totalementmultilatéraliste dans la scène internationale, car, dans un cas, il secondamnerait à l'épuisement des forces et, dans le deuxième, àl'impuissance politique et militaire, doublée d'une logique de démission etd'abandon, qui conduisent à la défaite.

L'ensemble de ces formes de l'action internationale s'inscrit dans unordre de relations, caractérisées par la nature imparfaite de la sociétéinternationale.

Cette société est régie en son aspect policé par le droit public international eten son aspect naturel ou hobbesien par la loi de la force.

Inutile de rappeler que la société internationale est caractérisée parl'absence d'une instance centrale de production et d'interprétation de lanorme et par l'inexistence d'une force irrésistible de sanctions (tribunaux etpolice).

Ainsi, dans l'ordre international chaque acteur demeure maître del'utilisation légale et légitime de la force pour faire valoir ses droits, sesintérêts ou ses valeurs. L'état chaotique de l'ordre international et l'étatvariable des équilibres de force entre les détenteurs du pouvoir de contraintefont de chaque acteur un joueur de la scène internationale, mais aussi uninterprète de ce jeu, à chaque fois aventureux et risqué dans le commerce

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entre les nations. Chaque unité politique est arbitre insyndicable de la paix etde la guerre, entre les unités du système.

Les acteurs de la vie internationale se déterminent par rapport à cet enjeuen fonction de déterminismes multiples.

Nous pouvons les énumérer schématiquement, en repérant leurs sens dansdes logiques et des horizons éloignés tels:. l'ambition ou la gloire;. l'intérêt national ou vital;. le principe égoïste du calcul et du gain;. la préservation du rang dans la hiérarchie des puissances;. les doctrines et les principes de défense du statu quo, plutôt que celles qui

prônent une volonté de changement et l'affirmation de la loi du mouvementde l'histoire ;. le maintien ou l'amélioration des équilibres des forces;

la définition d'une stratégie, offensive ou défensive, prévue en casd'hostilité;

.

. l'idée de légitimité historique ou l'esprit missionnaire, pour l'affirmation decertaines valeurs;

l'identification d'États perturbateurs ou «hors la loi », en leurs mobilessubversifs;

.

. les formes dominantes de pensée et les utopies, ou encore les slogans, quimobilisent les opinions et les masses.

Si le concept de sécurité est le concept organisateur central de l'ordreinternational et donc le concept structurant par définition, la manière depréserver la sécurité est la résultante d'une multiplicité de politiques et d'unepluralité de modes de relations extérieures.

En conséquence, la politique de sécurité d'un pays peut se distinguerselon deux axes, dont le premier est inspiré par la sauvegarde intangibled'une liberté de conception et d'action indépendante (unilatéralisme) et ledeuxième par la recherche d'une sécurité collective, obtenue au moyend'alliances permanentes ou de coalitions de circonstance.

Les alliances permanentes sont, dans la plupart des cas, à caractèrerégional et les coalitions de circonstances sont liées à la logique desparticipants et varient en fonction des objectifs et des enjeux de l'action.

La légitimité de l'action internationale est inhérente à l'action collectiveet à la catégorie des formes multilatérales de la politique extérieure.

De manière générale le choix entre l'unilatéralisme ou le multilatéralismen'est jamais pur, ni jamais abstrait.

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Il dépend de la puissance de l'acteur, de la conjoncture internationale etsurtout de la perception des menaces.

Le choix des alliances sera différent si les menaces sont de natureétatique ou de nature transnationale, ou les deux à la fois.

L'action internationale choisie par les États, unilatérale, bilatérale oumultilatérale, dépend toujours d'une incertitude majeure, celle qui s'inscritentre la menace et la perception de la menace (bref entre la réalité et salecture subjective).

L'idée que pour comprendre les relations internationales, il faut partir dela menace et surtout des incertitudes dictées par l'évaluation de celle-ci, nousamène à rappeler que deux grandes écoles de pensée s'opposent aux États-Unis pour s'interroger si l'horizon stratégique des trente prochaines annéessera façonné davantage par le terrorisme et conjointement par l'islamismeou, en revanche, par la logique des États, par la géopolitique eurasienne etpar les rivalités nationales en Extrême-Orient.

Le dilemme de stratégie générale des USA déterminera en large partiel'unilatéralisme et le multilatéralisme de sa politique extérieure et influerasur les modalités des politiques étrangères des autres États.

En théorie et sauf d'autres attentats majeurs contre la puissance des USA,la question chinoise et les quatre foyers de crises du golfe Persique et del'Iran, de l'Afghanistan et du Pakistan, et enfin de Taïwan, de la Chinecontinentale et de la Corée du Nord, supplanteront les questions terroristesen termes de priorités, sans toutefois les éliminer.

La réponse que la politique et la diplomatie américaines accorderont à cedilemme, déterminera le mélange des formes d'action, unilatérales oumultilatérales (bref des réponses individuelles ou des réponses collectives).

L'idée d'un saut qualitatif du terrorisme international, utilisant des armeschimiques, biologiques ou nucléaires et proposant une fusion opérationnelledu fanatisme et de la technologie, amène à des développementsgéopolitiques et géostratégiques majeurs.

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VIII.2 LA NOUVEllE GÉOPOLITIQUE DES MENACES

Cette hypothèse peut conduire tout aussi bien à réponses collectivescoordonnées et donc il des fonnes de sécurité collective et de ce fait il desrèglements multilatéraux renforcés qu'à des réponses individuellesdésordoill1ées (dictées par une lecture stratégique divergente de la « nouvellegéopolitique des menaces », fondées sur des atavismes culturels et desenjeux symboliques).

Les «atavismes et les enjeux symboliques» sont le produit et laconfusion inextricables, au plan sociologique, d'héritages, de cultures, dereligions, de mœurs anciens, d'idéalités, de frustrations, de passionsancestrales et dépendent de l'homogénéité ou de l'hétérogénéité desdifférents sous-systèmes régionaux, mais aussi de la cohésion stratégique dechaque unité politique.

Puisque le terrorisme amène à un renforcement du rôle de l'État et despouvoirs publics, au détriment de la logique des droits civiques et desgaranties démocratiques, la prise en charge de la sécurité débouche sur denouvelles alliances et sur un pouvoir d'action international de typemultilatéral.

Par ai Heurs, les images d'affrontements transversaux et de clashcivilisationnels produisent un croisement de défis sociétaux, de défispolitiques et de détïs géopolitiques, el ces derniers exigent des réponsessélectives et différenciées, comportant des mélanges divers d'unilatéralisme

et de multilatéralisme soft, d'actions préemptives et de politiques à longterme.

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Un mélange stratégique de déstabilisation du statu quo, d'action, desoutien régimes en place et d'actions de prévention et de gestioncrises est indissociable de realpolitik et d'une attention aiguë àdistribution de la puissance la balance mondiale du pouvoir.

La complexité du système international engendre une ambiguïté enOccident sur les priorités entre la défense des grands principes universels(État de droit, démocratie et Droits de l'homme) et l'affinllation d'unréalisme politique déclaré.

En effet, aucun système de pouvoir n'échappe à ces dilemmes (dictés parl'hétérogénéité cultures et comportements) qui inspirent et justifientdes réponses différenciées pour chaque cas et pour chaque situation.

Les défis de demain seront irréductibles à un dénominateur commun et àune seule réponse, celle, par exemple de la force militaire, ou à la réponsed'une seule ptùssance surclassant toutes les autres et agissant de manièreunilatérale.

Conscients de ces difficuJtés, les États-Unis pratiquent désormais ununilatéralisme mélangé de multilatéralisme qui permet, à l'échelle globale,une planification stratégique inégalée.

VIII.3 GÉOPOUTlQUEET MULTILATÉRALISME CULTUREL

La logique sécuritaire que les Européens croyaient supplimée après lachute du mur de Berlin ne justifie guère le choix du multi1atéralisme pourrégir et brider le comportement des nations.

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Les Européens demeurent plus attachés aux fictions d'un ordre juridique,dans lequel les idéaux et les intérêts convergeraient (et cela au sein d'unmonde gouverné selon les principes du multilatéralisme). Ils sont portés àcroire aux principes qui assignent le même poids aux États démocratiquescomme aux États despotiques et voyous. Or, il n'y a aucun multilatéralismequi puisse exister sans une bonne dose d'unilatéralisme. Les Européens,suivant leurs préférences, font des Nations unies et du Conseil de sécuritél'expression accomplie d'un véritable ordre multilatéral, sans se rendrecompte que même au Conseil de sécurité le déséquilibre de puissance esténorme. Or, la force ou la puissance s'équilibraient de manièreapproximative à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, bien qu'il n'y aitaujourd'hui qu'un seul super power, jugé par certains observateurs sur ledéclin. Ainsi, le siège du Conseil de sécurité est, pour les nationseuropéennes, un substitut de la puissance qui leur fait défaut.

Elles sont d'autant plus attachées à cette fiction que leur personnelpolitique est inspiré par une culture de la légalité et de la conciliation avecles adversaires du droit international et les ennemis de la démocratie.

La cause en est que les Européens ont abjuré à l'atavisme de leurpolitique de puissance et qu'ils confient leur avenir à une sécurité qui leurvient « gratuitement» de l'extérieur, pour la plupart des menaces probables.

En ce qui concerne en particulier la puissance, les Européens ont oubliéque tout ordre international est établi par la guerre et que le recours à la forcefixe l'étendue et la profondeur de l'égalité et de la fraternité entre lespeuples.

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VIllA PERCEPTION DE LA MENACE

Dans tous les systèmes intemationaux, la notion de menace déterminecelle de défense et de sécurité, autrement dit, pour ce qui est la défense, ladouble logique de l'offensive, (l'épée), et de la défensive (le bouclier), etpour ce qui est de la sécurité, le choix des alliances ou des coalitions, quiprésident à la prévention ou à la résolution des crises. L'évaluation de lamenace et le calcul des capacités de l'adversaire se distinguent dans chaquesit1.1ationdu facteur psycho-politique décisif, la perception du danger, qui estinhérente à la nature de l'idéologie ou à celle du régime politique del'ennemi.

Dans toute situation de crise nous avons donc à faire, d'une part, à lamenace réelle, qui tient à la logique des armes et, d'autre part, au système deperceptions qui commande à la dialectique des intentions et des volontés.

VIII.5 L'EUROPE ET LES ÉTATS.UNIS FACE À LA PERCEPTION DE LA

MENACE

En ce qui conceme la menace et la réponse à la menace, l'Europe metl'accent en ligne générale sur la diplomatie et les jeux d'irrfluence. Lapréférence est accordée au droit au lieu de remploi de la force, à laséduction au lieu de la coercition physique. Cette orientation conduit tout

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droit à la réprobation de l'unilatéralisme, car les Européens sont devenus desapôtres d'une gouvernance mondiale pacifiée.

L'unilatéralisme américain réagit à la menace par l'élaboration d'unedoctrine, la doctrine de l'action préemptive. Celle-ci conduit à une limitationde la souveraineté des États, considérés redevables d'obligationsinternationales, tant vis-à-vis de leurs sujets que des autres acteurs de lascène mondiale.

Cette doctrine pose un difficile problème de principe, celui de laqualification juridique des actions menées par les États, en dérogation d'unmandat des Nations unies.

Quel est le type de contrat qui relie l'État au système international?

En matière d'intervention unilatérale face à des menaces imminentes, lesÉtats-Unis considèrent qu'il n'y a pas de légitimité au-dessus des Étatsdémocratiques et que cette légitimité, conférée aux institutionssupranationales par un processus négocié, peut être retirée à tout moment.Non seulement elle n'est pas permanente, mais elle n'appartient en proprequ'aux détenteurs effectifs de la souveraineté, les États.

À ce sujet, les Européens font semblant de croire qu'il existe une volontéautonome de la communauté internationale et qu'elle résulte non pas d'unvote, mais d'une délégation permanente de pouvoir.

Ils préfèrent sous-estimer, voire occulter, qu'il ne s'agit là que d'unconsensus provisoire, souvent marchandé et résultant d'un climat politiquetotalement conjoncturel.

Ils n'oublient guère que c'est l'action coercitive qui relève de la volontédes États et de leurs capacités d'action. Même dans ce cas, les Européenssont portés à croire que la volonté de la communauté internationale estl'incarnation partielle d'un principe de raison. L'emploi de la violence, qui amarqué l'histoire européenne du XXe siècle, a été considéré comme unexercice effréné de la souveraineté et de son unilatéralisme aveugle. Ainsi, lamaison européenne, en tant que produit des Lumières, est vue comme unearchitecture novatrice, dont une partie des Européens s'attendent qu'elledépasse la politique de puissance, le versant démoniaque de la poétiquehistorique. C'est tout le sens de la notion d' « Europe postmoderne ».

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IX. L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ETLES CHANGEMENTS DES PARADIGMES

STRUCTURANTS

Avec l'effondrement de la bipolarité et, en particulier, après le Ilseptembre jaillit une nouvelle manière de penser les enjeux géopolitiquesdans le monde.

Changent en effet les grands paradigmes structurants et s'inverse le chocde la «surplise stratégique» qui, de tecImico-mj]itaire devient cognitive,culturelle et poli tico-stratégique.

Le paradigme demeure la matrice du raisonnement logique, l'encrage, parle biais de l'abstraction, du monde sensible et, dans notre cas, de l'univershistorique. Il constitue un des fondements de la pensée et des croyancesacquises. Ce fondement est philosophiquement k « référent premier» desdémonstrations à atteindre. Il contient la justitlcation rationnelle et les

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principes essentiels de la science, ceux qui définissent les concepts, larecherche de la rigueur et la sauvegarde de la clarté, face aux raisonnementsarbitraires, infondés ou faux.

Dans notre cas, il désigne l'adéquation à un objet qui a changé de contenuou de forme et dont la capacité explicative faible. Le «fondement» estdonc le lien de cohérence essentiel entre réalités observables et assertionsdémonstratives.

En ce qui concerne le domaine des relations internationales, seront pris enconsidération, à tÎtTe indicatif, descriptif et non problématique, lesparadigmes qui portent sm l'espace européen: de l'Europe à l'Enrasie.

IX.1 LES CHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS.

L'ESPACE EUROPÉEN; DE L'EUROPE À L'EURASIE

En effet, la construction emopéenne, qui s'est pensée dans un espacecontinental fermé, comme réconciliation politique et élargissementstabilisant à l'Est, doit se concevoir désormais dans un espaceintercontinental ouvert, celui de l'Eurasie et dans un cadre global, à forteasyméuie, celui des réseaux mondiaux, interactifs et interconnectés.niveau de l'espace eurasien que se redessinent ses fronti~res géopolitiques etculturelles. La position médiane des pays de l'Est induit un changement dans

l'axe de gravité politique du continent vers le pivot des terres, le heartlandde Halford MacKinder, dans une dimension qui replace aux fi'ontières desmondes, J'ordre des préoccupations fondamentales de la vie des nations,l'équation démographique, culturelle, énergétique et stratégique. C'est unrapprochement de l'Europe vers de crise» qui va l'Irak à

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l'Afghanistan, en passant par le Proche-Olient !'Iran. arc relie latl'ontière orientale du continent aux tensions les plus dangeœuses de laplanète, aux plus déstabilisantes de la conjoncture actuelle.

Depuis la fin de la bipolarité, le monde a changé de centrahté et doncd'horizon historique. Le XX" siècle a eu l'Europe comme paradigmegéopolitique central. Au XXIe siècle, la matrice fondamentale desraisonnements géopolitiques et conceptuels est devenue l'Eurasie.impliq ue un changement radical de perspecti ves, d'aIIjances et de parentéscivilisationnelles.

IX.2 LE« COMBAT CONTRE LE TERRORISME INTERNATIONAL »3

Le «combat contre le tenorisme international» est Je signe que l'on estentré dans l'ère de l'asymétrie permanente le terrorisme qui apparaîtdépourvu désormais toute justification morale, éveille les esprits à uneguerre intercivilisationnelle de longue durée. paradigme de combat, perçucomme anti-islamique dans les pays musulmans, change la cartographieculturelle et humaine de la planète et reconfigure le système des perceptionsde r ennemi, Il apparaît effectivement comme structurant et commediscriminant et prend la forme sinueuse d'une sécante entre les deuxhémisphères, autrement dit, d'une frontière floue entre l'homogène et

L'ère de l'asymétrie oblige à ne plus faire uniquement de la préventionface aux dangers, mais aussi de la préemption, L'appm'ition d'une asymétrie permanente n'estpas sans relation avec les risques politiques. Il s'agit de prendre les devants pour lasauvegm'de de la démocratie. d'Ol1 l'opposition conceptuelle entre «démocratie armée » et« démonatie désarmée ", ou à l'esprit capituhu'd.

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l'hétérogène, tant au plan religieux qu'identitaire. paradigme influeprofondément sur engagements pour la paix et sur la géopolitiqueallianœs. La cartographie des allégeanœs communautaires et des régimespolitiques en est influencée. méthodes et les doctrines d'action sontreconfigurées à partir de ces allégeances qui s'enracinent dans des« principes de légitimité» divers et opposés. L'ère des idéologies du passé areprésenté la liaison inextricable entre mouvements intellectuels, partis decontestation et de prise de pouvoir, régimes politiques et formes d'État. Lesnouveaux paradigmes annoncent une résurgence des croyances etapparaissent aujourd'hui comme métapolitiques et radicaux, car ilstranscendent ]a sphère de r autOlité et tirent leurs sources, des buts premierset ultimes de l'action humaine.

Les conflits ainsi suscités sont puissants et durables, carprofondément enracinés dans traditions et se ressourcent auxanœstrales qui sont à la fois globales et locales.

ils sontpassions

IX.3 LA GLOBALISATION MÉDIATIQUE

La globalisation médiatique est donc la conjugaison orientée d'images, dereprésentations mentales et de schémas cognitifs, qui opère la fusion de troispouvoirs: d'information, de désinformation, et d'intoxication, dont on atraité à propos la notion de puissanœ. À l'intérieur de cette dimension,qui suscite des émotions et des passions violentes, se déploie tIDe « guerrehors limite» et cette guerre se signale par ;

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. le déplacement des enjeux du conflit du terrain de combat à celui du« sens » et de l'éthique du conflit;. le passage de la puissance mondiale classique à la puissance globale,autrement dit, de la puissance matérielle à la puissance immatérielle et de lapuissance spécialisée à la puissance en réseau;. le primat conceptuel de la géopolitique sur la logique de l'espaceéconomique. En effet, le terrain d'exercice de la politique mondiale est denature géopolitique et guère économique, et porte pour l'essentiel sur larivalité de puissance et non sur la régulation des cycles, sur lagouvernabilité internationale et non sur la gouvernance ;

l'émergence du facteur culturel et identitaire, et l'apparition de nouveauxclivages à base civilisationnelle ;

.

. la politique et le système de valeurs. Cet aspect a pour objet la justificationde la réalité, désormais planétaire, et vise son hétérogénéité profonde et sacomplexité, son polythéisme conceptuel et religieux;. la politique et la décision. La compression du temps radicalise désormais ladécision pouvant échapper à tout contrôle rationnel. Ses structures d'action,à fonction dissuasive, se traduisent en options aux risques inacceptables etsans parades;. la politique et la rationalité. Le dépassement du «seuil» de rationalitémaîtrisable concerne essentiellement la violence balistico-nucléaire etjustifie l'exigence de règles d'emploi acceptées et respectées et lacodification de traités et d'accords dits de non-prolifération;. la politique et le conflit. Le déplacement de l'axe de gravité du monderedessine l'arc des crises et des conflits, et assigne aux acteurs majeurs dela scène internationale les plus exposés à la multiplicité des dangersrégionaux, des valeurs signifiantes diverses;. la politique et l'information. Le renseignement et l'information deviennentle premier attribut de la puissance globale. Ces attributs comportent unemodification des moyens, des ambitions et de la nature même de lapuissance.. la notion de « frappe destructrice » induit une interaction incommensurabledans les jeux des facteurs d'annihilation.. la conception du «facteur décisif », de la menace et des tensions.L'embargo des approvisionnements énergétiques et les facteurs dedéstabilisation politique, paralysent désormais l'ensemble des activitéssociétales et valorisent la soft war;. la politique et l'anticipation. L'autonomisation croissante de la fonctionstratégique et celle de l'anticipation (préemption) érigent en maîtrise dumonde la stratégie globale et intégrale et la politique pensée, calculée etconduite en milieu conflictuel;

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. la politique ordinaire et les conflits métapolitiques. L'émergence du facteurreligieux ou de motivations ultramondaines engendre des conflits inédits,les conflits métapolitiques prenant racine dans l'hétérogénéité structurelledu monde. Il en découle différentes politiques de l'identité etd'autres modalités d'exercice de l'hégémonie;. la politique et la légitimité. Nous touchons à une mutation-clé dansl'anthropologie du politique, bref, à une autre perception de la notion de

l'ennemi. L'adéquation de la décision aux diverses temporalités de l'actionhistorique et aux différentes scansions du psychisme (mondemoderne/monde traditionnel) engendre un écart de substance culturelledans les conceptions du pouvoir et dans celle de la légitimité. Cela imposeune politique de la différence et donc de l'hostilité, bref, une anthropologieadaptée du politique et de la politique. Il s'agit d'une différenciation de lastructure éthique conduisant à une discontinuité des seuils de «tenue » etde «rupture », humainement tolérables dans la paix et dans la guerre. Eneffet, les êtres humains vivent de plus en plus des «attentes» et des«besoins spirituels» venant de temporalités décalées. Cette relationmarque l'émergence d'une articulation, autrefois impensable, entre éthique,

droit et force, qui est à la racine de la mésentente et des identités en conflit.

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X.DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE ÀLA PUISSANCE GLOBALE. LES ATTRIBUTS DE

LA PUISSANCE GLOBALE

X.I LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE

Dans Paix et guerre elllre les nations, au chapÜre II, Raymond Aronplace la notion de puissance panni les moyens de la politique extérieure et auchapÜre III, associe cette même notion à la gloire et à l'idée, la classantparmi buts de la politique étrangère. Dans la quatri~me partie de son

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ouvrage, il reprend l'examen de la notion de puissance au cours des deuxchapitres finaux, le XXIIIe et XX IVe, pour traiter de la perspective qui sedégage historiquement au-delà de la politique de puissance. Il s'agit d'unebifurcation conceptuelle. La première porte sur le pacifisme, la Société desnations, les Nations unies, l'imperfection du droit international et la sécuritécollective. C'est le chapitre XXIIIe dont l'intitulé est net: «Au-delà de lapolitique de puissance: la paix par le droit. »

La deuxième au XX IVe indique clairement l'autre voie de la politique depuissance: la paix par l'empire. Y sont développés des thèmes de grandeactualité sur les équivoques de la souveraineté et sur les formes d'État, qui sedéclinent sous les deux aspects de l'État-nation et de la fédération, puis de lafédération et de l'empire.

En revenant à la présentation de la première partie et donc aux premierschapitres de l'ouvrage, la partie qui porte le nom de « Théorie» et en sous-titre «Concepts et système », R. Aron tient à distinguer la notion depuissance de celle de force, puis de celle du pouvoir, avant d'en venir auxéléments de la puissance et aux incertitudes de sa mesure.

Là encore, le descriptif aboutit à l'historique et à l'indétermination de laconduite diplomatico-stratégique dans l'utilisation de la puissance, offensiveou défensive, en temps de paix ou en temps de guerre.

Commençons par la définition de la notion de puissance. La puissance(power ou Macht) se distingue de la force (strenght ou Kraft). La puissanceest désignée comme la capacité de faire, de produire ou de détruire, et cettedéfinition porte à la distinction entre « puissance défensive» et « puissanceoffensive », autrement dit, dans un cas, à la capacité d'un individu ou d'unecollectivité de ne pas se laisser imposer une volonté, ou alors de l'imposeraux autres.

Deuxième cas de figure, la définition de la force appelle à la logique desressources matérielles, cependant que la puissance désigne leur mise enœuvre à partir d'un but.

Dans le domaine des relations internationales, la force actuelle,immédiatement disponible en cas de conflit, se rapproche de la notion deforce militaire utilisable sans alerte préalable. La puissance, par contre, estun ensemble de ressources qui correspondent à un potentiel de mobilisation.En ce qui concerne la notion de pouvoir, Aron lui assigne la définition

d' « autorité» de décision, de délibération et de volonté, légalement définieset orientées vers un but politique. Il revient sur la précision que la puissanceest une capacité d'action collective sur des ressources disponibles,mobilisées à l'échelle internationale par la compétition, la rivalité, l'hostilitéou le choc des volontés.

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X.2 LES ÉLÉMENTS DE LA PUISSANCE

Les éléments de la puissance visent directement ou indirectement la forcemilitaire et donc la capacité globale d'action d'une unité politique. Plusieursauteurs, Spykman, Morgenthau, Steinmer, Eischer et autres, se sont penchéssur l'énumération des composantes de la puissance classique au XXe siècle:territoire, frontières, matières premières, population, moyens, homogénéitéethnique, développement, finance, intégration sociale, capacité d'action,stabilité politique et esprit national. Les éléments homogènes de cesclassifications ne doivent pas faire oublier les éléments immatériels de lapuissance et donc le caractère approximatif de celle-ci. Trois catégoriesfondamentales permettent le regroupement des facteurs de puissance, lemilieu, les moyens, les capacités d'action collective.

Pour revenir à Spykman, parmi les dix facteurs qu'il repère dans ladéfinition de puissance, il y en a trois qui tiennent au milieu, au territoire,aux frontières et aux matières premières; quatre aux moyens, à lapopulation, à l'homogénéité ethnique, au développement et à la finance ;deux aux capacités d'action, et donc à l'intégration morale et à la stabilitépolitique d'une part, à l'esprit national de l'autre.

R. Steiner en identifie huit et G. Fischer, autour de la Deuxième Guerremondiale, en classe les éléments en trois catégories:. politiques: géographie, population, organisation et culture, frontières et

voisinage;. psychologiques: flexibilité, fiabilité, persévérance et adaptation;. économiques: sol et richesses minérales, organisation industrielle et niveautechnologique, commerce et finance.

La ressemblance de ces éléments ne parvient pas àhomogénéité pertinente permettant de mesurer la puissanceessence approximative.

Cependant, du point de vue méthodologique dans l'étude des éléments dela force globale des unités politiques, il est important d'établir quels sont leséléments qui sont déterminants de la force militaire.

Toujours sur le plan de la méthode, quel est le rapport entre la forcemilitaire et la société, ou la collectivité elle-même? En termes de violence etde conceptions de la violence, la force et les théories de la force ontappartenu au XIXe siècle, la pratique de la violence ouverte et clandestine auXXe siècle.

définir unequi est par

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X.3 LA NOTION DE PUISSANCE ET SA TRANSFORMATION

La transition de la puisstUlce mondiale classique à la puissance globaledate de la course aux armements relancée par \' Administration Reagan.post, on peut la définir comme le passage graduel de la puissance matérielleà la puissance immatérielle, de la puissance spécialisée à la puissance enréseau. La première est dans la plupart des cas une pUJssance géopolitiquerégionale, géographiquement localisée, capable de faire face seule etsimultanément à de grands conOits sur plusielŒs fronts, la deuxième unepuissance déspatialisée, présente en permanence et globalement sur tous lesthéâtres et sur tous réseaux, économiques, technologiques, financiers,culturels et médiatiques. Cette présence pennet, en situation de crise et detension, le blocus, l'isolement et la quarantaine de la puissance perturbatriceou hors la loi, cependant que l'absence de présence sur un ou plusieursthéâtres ou réseaux indique une carence structmelle et une faiblesseopérationnelle qui affectent sensiblement la capacité de manœuvrestratégique des acteurs en compétition.

gamme d'attributs de la puissance globale recouvre toutes lescaractéristiques classiques de la puissance mondiale d'autre fois au plan desressources, des capacités matérielles ou de frappe, mais aussi d'influencepolitique, économique, financière et de nation building (émergence etrecomposition d'un État de droit). Elle additiOlme les premières auxdeuxièmes, qui sont celles de la puissance postmodeme, relationnelle,institutionnelle, diplomatique et médiatique. Au sens marxiste de l'analogie,la puissance mondiale classique est celle de l'infrastructme et de la sociétéindustrielle, tandis que la puissance globale reflète le développementexceptionnel de la superstructme et de la communication, de l'information etde 1'« intelligence ».

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XA L'INTELLIGENCE, LA SURVEILLANCE STRATÉGIQUE ET LA

RAMIFICATION SPATIALE DU POUVOIR D'ÉTAT

La particularité de l'intelligence du XXe siècle est celle d'opérer, ensupport décisif de la décision, comme couverture de surveillance stratégiqueà caractère permanent. Celle-ci est actée dans les deux fonctions de la« défensive» et de 1'« attaque préemptive ».

La puissance globale est en même temps tridimensimmeHe et «horslimite». Elle est terrestre, maritime et spatiale. Le réseau satellitaire estessentiel dans la collecte des informations géopolitiques et stratégiquesvitales. Ce réseau est destiné à observer la morphologie du monde et sestransformations. Il capte et surveille le plasma immatériel de lacommunication humaine. Ce réseau constitue la ramification spatiale et, dansle même temps, l'épine dorsale du pouvoir centralisé de l'État. Il est l'ouüIessentiel de planification et de décision politique, géopolitique et stratégique.

Au plan diplomatique, la méthode de gestion du monde comme outil dela puissance globale et, en même temps, comme technique de représentationse fait valoir par Ie linkage horizontal ou vertical.

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X.5 LA PUISSANCE GLOBALE ET SES ATTRIBUTS: LE LINKAGE, LA

DIPLOMATIE TOTALE, L'« ALLIANCE GLOBALE LA

GLOBALISATION MÉDIATIQUE ET LA « GUERRE HORS LIMITE»

L'attribut le plus important de la puissance globale est le Jinkage, lui-même lié à la diplomatie totale,

Le Jinkage désigne une démarche générale qui a marqué profondément lapolitique étrangère des États-Unis, surtout dans Jes grandes négociationsstratégiques SALI et SAL2 des almées 70. Il s'agit d'une interrelationverticale et horizontale entre Jes problèmes majeurs de la scèneinternationaJe.

Les ptÜssances qui ont des intérêts globaux disposent d'un nombreconsidérable de combinaisons ou de ]jnkages entre acteurs et problèmes,entre problèmes et solutions.

Ces problèmes vont des questions stratégiques et de non-prolifération,aux questions financières, teclmologiques et monétaires et aux tentativesd'amorcer un dialogue régulateur entre acteurs essentiels et acteurs nonessentiels, voire perturbatem's, du système international. Cela prend formeautour de situations de tension et de crise, oscillant entre confrontation etnégociation.

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X.6 LES PRINCIPES DU LINKAGE

Les principes qui l'explicitent se retrouvent dans le premier rapportannuel du président R. Nixon au Congrès États-Unis sur la politiqueétrangère de 1972 et dans les Mémoires de son Secrétaire d'État, Ml' H.Kissinger.

X.6.1 L'aspect stratégique

Ce dernier est succinctement exposé dans le rapport Nixon:

«Mon gouvernement reconnaît que évènements internationauxs'insèrent dans un réseau de relations complexes: les questions politiques

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sont liées aux questions stratégiques, les évènements politiques dans unepartie du monde peuvent avoir des conséquences de grande portée surl'évolution politique dans d'autres pmiies du globe. »

Dans ses Mémoires, Kissinger présente le linkage comme l'un desprincipes directeurs qui auraient dû orienter la politique américaine.

Ce principe fixait une liaison entre le linkage stratégique, commeinterdépendance de politiques et de problèmes particuliers et le linkagetactique, comme technique de négociation, centrée sur l'obtention deconcessions de la part des adversaires partenaires.

X,6.2 Un choix entre « confrontation et négociation )}

Au cœur de toute méthode à suivre pour articuler conduire les affairesinternationales et pour mener tIDe politique à long terme de portée planétaireou globale, le linkage apparaît comme une matrice unitaire à caractèreindispensable.

Il comporte une large gamme de problèmes et une pluralité d'acteurs,étatiques ou exotiques, distribués sur des aires géopolitiques différentes.Dans son aspect stratégique, il vise à traiter les nouveaux réseaux de pouvoirdans monde. En tant que synonyme de grande orientation stratégique, ilsous-tend tout aussi bien une conception bilatéraliste que multilatéraUste desrelations internationales.

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X.6.3 L'aspect tactique

Dans son aspect tactique, le linkage est apte à faire converger les effortsdes deux partenaires vers un dialogue régulateur, basé sur la reconnaissanced'un même code de conduite. Une même conception de la légitimitéinternationale doit imposer des limites dans les comportements admis, cartoutes les parties s'imposent d'accepter le respect d'une sorte d'intérêtsupérieur et la sauvegarde, bien comprise, de la sécurité internationale.

Dans l'aspect tactique du linkage trouve une application pleine la notiond'interdépendance, comme réciprocité de traitement entre les effets positifset les effets négatifs d'une même relation, bref, l'idée d'une liaison entredépendances mutuelles du signe contraire. Au niveau de la négociation, lelinkage introduit des éléments de souplesse qui s'inspirent des techniquesclassiques de la compensation. Il suppose un synergisme de viséesréciproques, entremêlées de volontarisme et d'action pédagogique. Lesprogrès réalisés dans un domaine doivent entraîner des progrès dans d'autresdomaines de la négociation. Le présupposé est qu'il existe uneinterdépendance objective, enracinée dans la logique des intérêts et uneinterdépendance subjective, dictée par les perceptions réciproques de la partdes deux partenaires.

L'idée de sanctionner par des coûts politiques des transactions d'ordreéconomique, d'un intérêt évident pour l'adversaire, imposant des restrictionsaux échanges, ou refusant certains avantages, a été la raison de fond del'utilisation tactique du linkage. Le but en a été d'inciter à des concessions età des assouplissements de conduite sur des thèmes déterminés.

Il s'est agi de contre-mesures sélectives ou de rétorsions non militaires,jouant sur la méthode d'association entre coûts (politiques) et avantages(économiques), afin de rendre les responsables plus conscients du «prix» deleurs actes. L'utilisation tactique du linkage, pour faire face à des impassesdiplomatiques, pour maîtriser des situations de crise, ou pour influencer lecomportement de l'adversaire dans des situations très particulières, a étépensée aussi, de la part des responsables politiques, comme une réponse àleurs opinions publiques. Il fait éviter de donner l'impression d'assister, enspectateurs impuissants, aux manœuvres de 1'« autre », s'interdisant desavantages ou des gains escomptés. L'indivisibilité de la sécurité n'est que lerevers d'un défi d'ordre planétaire et vise, en conséquence, à répondre à lamultiplicité des périls, à tous les niveaux de l'échelle.

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Page 138: L'Europe entre utopie et realpolitik

X.7 LE LINKAGE NORD-SUD

Le principe inspirateur du linkage horizontal demeure le couplagepolitico-militaire entre théâtre et situations éloignées. Couplage combinantles trois volets essentiels de toute politique de sécUlité : pohtique étrangère,de défense et économique. La première est chargée d'ordonner les objectifssouhaités dans le cadre d'un dessein politique constamment actualisé; ladeuxième adapte les moyens à l'évolution des capacités rnilÜaires, auxpossibilités structurelles de l'économie et canalise l'effort national enpolitiques recherche. technologiques, énergétiques, ou industrielles,convergentes et finalisées. En troisième lieu, la politique économique.intégrée désormais dans la stratégie politico-uulitaire permet d'ouvrirl'éventail des options disponibles qui s'étendent de la rivalité économique àla rivalité politique, et de la paix forcée à la grande ou petite guerreprogrammée.

Au plan général, les approches, qui se préciseront de plus en plus dans uncontexte stratégique caractérisé par asymétrie, et les conflits asymétriquesdevront combiner le linkage nord-sud, et donc la bipolarisation conflictuelle,culturelle et sociétale entre les deux hémisphères au linkage horizontal est-ouest» à la logique de r interdépendance et la mondialité.

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X.8 LA DIPLOMATIE TOTALE OU LE LINKAGE ACCOMPLI

L'émergence d'une «diplomatie totale» dans un système internationalhétérogène a pour but de gérer des situations et dissemblables. Ellen'est possible que pour des pays présents sur toute la hiérarchie des réseauxet sur tous les théâtres géopolitiques. Sa fonction est unifiante et stratégique.Elle est totale sur Le plan doctrinal et sur celui de la mobilisation desressources et elle est globale dans Jïnteraction des espaces et des pouvoirs,conh'ontés à des logiques de coûts et de gains systémiques, tant politiquesqu'économiques ou militaires.

Un attribut central de la puissance globale est la globalisation médiatiquede relations internationales.

X.9 L'ALLIANCE GLOBALE

Il ne peut y avoir de puissance globale sans un instmment d'actionpolitique et militaire à rayon planétaire.

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Depuis le sommet de Riga des 27 et 28 novembre 2006, le seulinstrument de ce type est l'Alliance atlantique. Pour les États-Unis, seulepuissance globale effective, cet instrument est l'OTAN.

L'ambassadeur des USA en France, M. Craig R. Stapleton, lequalifie désormais, dans le Monde du 29 novembre 2006, comme le « centrede la consultation stratégique au sein de la Communauté transatlantique », le« lien» du dialogue stratégique entre alliés permanents.

Tout comme l'UE, l'OTAN a opéré comme soutien et comme forced'attraction pour le changement politique, puis pour la stabilisation desreformes démocratiques à travers l'espace transatlantique et désormais,transeurasien.

Le but de s'adapter aux mutations géopolitiques du XX le siècle en afait le principal outil de politique globale au monde, apte à jouer un rôlepolitico-militaire planétaire pour affermir la sécurité au XXIe siècle.

L'ambiguïté de la notion d'alliance globale repose sur l'intimeconnexion de l'évolution constatée des conflits asymétriques et de lanécessaire fonction de nation building, car la phase militaire des conflits dehaute intensité s'est raccourcie, tandis que la fonction civile de pacification,de stabilisation et de reconstruction s'est étendue dans le temps.

Or, au plan des considérations d'ordre général, les attributs d'unepuissance globale doivent intégrer de plus en plus des éléments politiques etd'ouverture multilatérale. Ces nouveaux instruments globaux doivent refléterla perspective internationale en toutes ses composantes. Ils doivent tenircompte, même partiellement, des sociétés auxquelles ils s'appliquent etcomporter l'indication d'un horizon politique, qui se concrétise dans leprojet défendu par la communauté internationale. Ce projet est celui d'une«communauté de démocraties », transcendant à la fois l'hégémonismeinévitable de la puissance dominante, et la logique de la force pure, quiinterdit tout dialogue.

Le « nouveau consensus» de « l'outil de force global» doit refléterune idée de coopération et de dialogue ouvert, plutôt que l'idée d'unealliance hégémonique à légitimité restreinte. En ce sens, l'alliancehégémonique, construite en « parapluie défensif et de sécurité» comme unbastion et fondée sur l'hypothèse d'une menace de très forte intensité,immédiate, directe et massive, appartient au XXe siècle et elle est, commetelle, révolue.

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X.tO LA GLOBALISATION MÉDIATIQUE

La globalisation médiatique désigne la conjugaison orientée des images,des représentations mentales et de schémas cognitifs. Elle opère la fusion detrois pouvoirs: d'infonnation, de désinfonnation et d'intoxication. Unedouble source de tension provoque ainsi, d'une part, une relance de laviolence, du chantage et de l'intimidation, et, d'autre part, tIDe stratégie decombat indirect fondée sur l'intention politique, la réaction émotiOlmelle etles passions. Les alliances de l'Occident et la cohésion des sociétés en guerreen sont fragilisées. Ce nouveau paradigme perceptuel structure en mêmetemps la primauté culturelle et teclmique de l'Occident et unaItermondialisme transversal, réactif et violent. D'une part, il propose unmodèle culturel et sociétal, de l'autre il favorise, à l'échelle étatique etpolitique, l'émergence d'un directoire informel antioceidental. Il oppose tmcartel dominant à un front tiers-mondiste qui prétend représenter les paysémergeants, en donnant forme embryon de multipolatisme subalterne.

C'est le terrain privilégié de toute sorte de confrontation etd'antagonisme. Cependant, si le monde multipolaire représente une tendanceen acte et ne définit aucune stabilisation lisible entre les pôles, smiout dansl'immense théâtre asiatique, le caractère volatil de la communicationintroduit un élément d'incertitude supplémentaire dans l'équationgéostratégique mondiale. De fait. elle interdit la création d'alliancesdurables. Pour simplifier, l'avènement d'un monde global instable engendrerétablissement d'alliances régionales précaires.

Le paradigme médiatique la puissance globale instaure la coexistencede deux temps stratégiques, celui du réel et celui du perceptuel. Si le pouvoirmédiatique exalte davantage la globalisation de l'échange et l'irrévocablemétamorphose du monde, ce même pouvoir parvient à créer uneinteropérabilité des médias, du cyberespace et de la blogosphère.

Il s'agit d'un pouvoir qui recouvre une réalité économique et politique cariei se mesurent et s'opposent les images et leurs « sens », se consolident deschoix et des partenariats entre les sociétés civiles et les stratégies militaires.

C'est un espace où le « potentiel» int1ue sur la force ou sur le «pouvoir en

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acte ». Puisque cet espace ne peut être le théâtre d'une confrontation descapacités de destruction physique, l'utilisation tactique de cet espace met enface valeurs fondamentales des sociétés en lutte.

X.ll LA GUERRE {{HORS LIMITE)}

l'intérieur de cette dimension, qui suscite des émotions et des passionsviolentes, se déploie une «guerre hors linÜte». La tactique de celle-ciconsiste à affaiblir les capacités de résistance et d'élan d'un pays, à diviserles opinions des acteurs aux prises et celles des acteurs non engagés. Cerésultat est obtenu par le déplacement des enjeux du cont1it du terrain decombat à celui du «sens », et donc de l'éthique du contlit. La <{ guelTe horslimite» guerre menée par le faible contre le fort, hors du conflit direct,pour l'acquisition de l'opinion, du « moral» des forces et de la cohésion desbelligérants.

Cette guerre, en son aspect tactique, intègre aussi les membres et lespuissances non engagées puisque ]a réalité et la conscience de la réalité sonttoujours la résultante d'une perception, d'une conviction, d'une subjectivité.Ainsi, l'enjeu des contlits se déplace vers la conquête des opinions et

l'épreuve des volontés. Puisque le tenain du symbohque structureJ'imaginaire des sociétés de J'infonnation, la désinformation et l'intoxicationcollective se canalisent sur les médias et sur ]e web, mettant en avant le« sens» des cont1its et leurs enjeux. Le conflit a toujours till « sens », qu'ilpuisse être désigné comme Zweck ou comme Ziel dans la guerre ou enstratégie. Dans la guelTe médiatique en tant que guerre de « sens », les armesce sont les «mots» et les «images ». L'effet de choc qu'elles produisent estprofond et durable. Il affecte les convictions et les axes du cœur.

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X.12 L'INVERSION DE LA SYMÉTRIE. AXE NUMÉRIQUE - AXE DES

COMBATS

Ainsi, l'~preuve de volonté est soumise à l'intime endurance du « mal »,le mal de la conscience. L'essaÜnage des images (swarming ou attaquevenant de plusieurs directions) est susceptible de produire tme « inversion der asymétrie », de telle sorte que l'acteur qui est sur la défensive sur le terrain,se montre à l'offensive sur les écrans et cela prouve l'existence de deuxchamps stratégiques (celui du réel et celui du perceptuel). Dansl'autonomisation progressive du champ d'action médiatique, le perceptuelest global et le réel est local. L'axe numérique est celui des opinions-mondes,tandis que l'axe des combats est celui des engagées. La guelTepsychologique mobilisant des cyberactivistes et des fanatiques,intellectuellement engagés, mais hors du terrain, déséquilibrera le rapportdes forces morales à l'avantage d'un camp.

En conclusion, l'information et la communication, par leur natureglobales, deviennent des enjeux: stratégiques primordiaux: et sont int1uencéesde plus en plus par la concurrence entre les médias, par la politique de prisede contrôle politique, organisationnelle et budgétaire des médias desprincipales puissances. L'écran transforme le drame des forces en horreurmorale des opinions face à la planète chagrinée. Nous assistons ici à undédoublement de 1'« espace» et du « temps stratégique avec des eifels nonnégligeables sur l' ,<épreuve de force» et sur 1'« épreuve de volonté ». Eneffet, la confrontation violente et la bataille ont évolué de manière interactivedepuis la première guerre de Golfe modifiant l'écart originel entre deuxet transformant les stratégies d'int1uence sur les opinions et sur les systèmesde décisions politiques.

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X.13 LE LINKAGE VERTICAL OU LE RÉSEAU DES CRYPTOCAPACITÉS

SATEL LITAIRE S

Aucun système de décision de pohÜque globale ne peut exister sans lillréseau d'ÜÜonnations et d'intelligence à rayon planétaire. Pour que lesystème de décision recouvre mondial, ses moyens d'action doiventêtre globaux.

Ainsi, à la capacité de détection, d'information et de décryptage en réseau(linkage informationne! horizontal) doit conespondre à un système defiltrage et d'interprétation axé sur la «verticille du pouvoir» (linkagedécisionnel vertical).

Le programme de contrôle satellitaire «Echelon» mis en œuvre par lesUSA en coopération avec le Canada, le Royaume-Uni, l'Australie et laNouvelle-Zélande et créé par la NSA (National Security Agency) pennettaitun direct, illimité et sans contrôle judjciaire, au cœur réseaux detélécommmÜcation, par des portes cachées dans les systèmescommutation. Le contrôle des alliés européens des était régulièrementpratiqué.

n est absolument logique et banalement conséquent que le croisement desaxes du linkage horizontal et veliical fonctionne au plus haut niveau detechnicité et de pouvoir. Il va également de soi, à l'âge de la traque à lateneur, que des accès directs aux réseaux informationnels existants soientétablis et que des moyens sateUitaires de collecte et d'écoute soient installéspour décourager le terrorisme et le crime politique. C'est rétablissement dela « frontière du secret,> qui fait problème dans la vie publique, de telle sOliequ'acquiert toute sa pertinence la question de savoir où s'arrête le contrôledu pouvoir sur lÏndividu et sur le citoyen.

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En effet, comment peut-il être défendu le droit àopinion. sans l'irruption du totalitarisme involontaire duparant des habits de protecteur universel de la peur ?

à la librese

X.14 LA PUISSANCE GLOBALE, DOMINANCE STRATÉGIQUE

LES NOUVELLES FRONTIÈRES DE L'ESPACE. MISSILES ET

ANTIMISSILES. RECONNAISSANCE OPTIQUE, TÉLÉDÉTECTION

ET ALERTE PRÉCOCE

L'arsenalisation de l'espace se poursuit entre puissances globales, en vuedes futures guerres stratosphériques. Le développement qualitatif des forcesbalistiques et nucléaires chez les adversaires virtuels d'un échange atomiqueest constant. D'une part, il s'agit d'adapter les systèmes de lancement et defrappe aux sophistications de la tecluùque. d'autre part, d'êtreinstantanément prêts à désarmer l'autre ou les autres. Un accroissement desécarts qualitatifs et quantitatifs des forces entre adversaires potentiels est uneprobabilité qui dépend de plusieurs facteurs pouvant s'additionner. volonté politique;

rivalité;.. contexte international;. état de l'économie;. effort budgét<ùre ;. innovations technologiques:. études conjointes de vulnérabilité;. autres.

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La constitution d'un réseau d'armes en orbite, dissimulées et doncsecrètes, activables en cas de crise, est bel et bien un projet d'étude au seinde certains états-majors et guère une hypothèse de technologie militaire oude débat stratégique. L'utilisation de l'énergie cinétique pour desinterceptions à grande vitesse et des tirs au sol contre des cibles spatiales endirect ascent ou à «mi-course» d'un missile balistique adverse est laméthode adoptée dans la technique du hit to kill. Elle ne résulte pas d'unrendez-vous spatial entre un « satellite tueur» et un « satellite cible », maisd'une évolution balistique importante. Par ailleurs, l'envoi dans l'espace desatellites munis de charges nucléaires appartient à la sémiotique militaire etacquiert la signification d'avertissement stratégique. Les puissancesbalistiques se «parlent» constamment par le dialogue de la menace. Lessatellites espions, qui observent au sol des préparatifs militaires d'attaque enorbite basse, sont visés par des contre-mesures ou parades, aptes à préserverle secret et l'effet de surprise. Tout système intégré de protection antimissilevise les différentes trajectoires des missiles adverses et comprend plusieurscatégories d'intercepteurs, de senseurs et de radars basés à terre et en mer.

La couverture des forces à l'avant ou celle des alliés n'est que latraduction stratégique d'une ambition, la politique de primauté. Elle se faitvaloir surtout là où manque une capacité de défense contre la proliférationd'Armes de Destruction Massive (ADM) par des puissances perturbatricesou par des États voyous. Le prix à payer pour la protection et la défense a étédepuis toujours politique et le restera. Il s'agit d'accepter, même àcontrecœur, une fonction de leadership. La vulnérabilité spatiale potentielleest un élément capital de la vulnérabilité globale d'un pays, car elle peutaffecter la dissuasion et donc le concept de base de la non-guerre, mais aussil'utilisation offensive de moyens d'attaque ou des systèmes d'armes guidées,programmées dans des campagnes et contre des adversaires conventionnels.La dominance stratégique dépendra largement de l'accroissement du rôle dessatellites dans les conflits futurs. La préservation de la capacité d'actiond'une puissance globale en dépend.

Ainsi, toute diplomatie visant à éviter ou à limiter par des traitésl'arsenalisation de l'espace peut décourager une tendance au contrôle enacte, qui est un moyen pour les puissances moyennes de ne pas accroîtreleurs gaps capacitaire et technologique et conserver des marges demanœuvre en situation de crise.

La course aux armements fait partie intégrante d'une politique deprimauté et ne peut refuser la pertinence de ces efforts si un membrequelconque de la communauté internationale se dote de capacités de paradeet de représailles inacceptables. Toute nouvelle avancée en matière demissiles antimissiles ou de systèmes de détection et d'alerte avancée a poureffet d'affaiblir la dissuasion puisqu'elle donne une prime à l'attaquant. Lapréservation de l'arsenal militaire des puissances globales, assurée par la

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survie des possibilités d'une «deuxième frappe» imparable, passe par lalimitation de boucliers anti-missiles autour de certains sites « vitaux », pourassurer la crédibilité de 1'« équilibre de la terreur ».

Par ailleurs, la crédibilité de celle-ci dépend, de manière parfaitementcontradictoire, des réseaux satellitaires de surveillance, d'alerte et dedétection avancées. Le «pouvoir de saturation» des puissances globalespeut mettre en échec toute sorte d'échange intercontinental majeur, à causede la quantité et de la variété des fusées disponibles. En termes stratégiques,l'Europe figure comme un théâtre cible, pour des tirs adressés à despuissances continentales ou extraeuropéennes. Politiquement et en vue desallégeances et des alignements politiques des pays de la planète, lesnouveaux systèmes de détection et les formes de coordination centralisées etintégrées des systèmes de commandement justifient l'observation selonlaquelle un « système de défense» et de protection avancée est un « systèmed'intégration politique» et de «coordination stratégique », créateur desubordination et de dépendances auprès des alliés de la puissance dominante,en même temps qu'il se configure comme un système d'« insularisation »,

d' « encerclement », et donc de containment pour les adversaires ou lesrivaux. Sont directement concernés par ces percées les programmesd'armement, les alliances militaires et les doctrines de défense. En effet,toute avancée dans le domaine de l'espace et tout bouclier antimissileconduit :. à une rupture des équilibres stratégiques généraux entre grandes puissances

. à d'ambitieux programmes de modernisation des armements dits de«cinquième génération» dans le domaine de la défense antiaérienne etspatiale;. à des «positionnements de zone » de ces systèmes, modifiant les rapportspolitiques et d'influence régionaux dans les décisions concernant leur

utilisation à des fins militaires.

La modification de la configuration des armées et le renforcement desalliances militaires constituent le troisième volet de ces retombéesdiplomatiques, politiques et stratégiques. Face à la prolifération et à ladissémination d'armes de destruction massive consécutives à l'effondrementde l'URSS, un «rééquilibrage géopolitique global» a succédé à

l' «équilibre dissuasif bipolaire ». L'apparition d'États proliférants, auxrégimes douteux ou menaçants, rogues states ou «États voyous », aimpliqué la multiplication des systèmes de protection en deux types dedéfense antimissiles, «de zone» et «de théâtre », selon que l'on veutprotéger des villes ou des troupes déployées en opération, et que l'on disposede défense intégrée (comme dans le premier cas) ou pas.

La puissance globale est celle qui est dotée en conclusion d'undéploiement centralisé et intégré des missiles antimissiles « de zone » et « de

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théâtre ». Dans la situation de rivalité stratégique ouverte par la recherche decapacités de parade et de protection, une phénomènes majeurss' affirmen t :

. le rééquilibrage géopolitique globalnouveaux outils d'intimidation etmultithéâtre :

multidimensionnel (apparition dede chantage/gaz ou pétrole) et

. le retour mondial de la politique de puissance (Russie/Chineflran)

. l'extension de zones d'influence, exercée par des 1110dëles autoritaires dedéveloppement

la transformation des systèmes d'alUances militaires (OTAN), et departenariats traditionnels en systèmes politiques et/ou en alliances tactiques(USA/Russie)

.

. l'adaptation de la géopolitique de l'insularisation, du contaiwnent et del"encerclement (USAIURSS, USA/Chine, USA + Israël/Iran). endehors du territoire des acteurs concernés comme extension de la

"zone de

sécurité fondamentale» et. de ce d'une reformulation, cette fois-elplanétaire, de la

"définition globale des intérêts rivaux» :

. la capacité de reformulation de r,< esprit de rivalité» en justificationglobale soft et de 1'« unilatéralisme

"en « logiqLle multilatéraliste ». Cette

série d'avancées, constitue la traduction opérationnelle de la vocationpermanente à la dominance stratégique et à la gestion des nouvellesfrontières de l'hégémonie globale.

X.IS SUR LA SURPRISE STRATÉGIQUE - LE CONCEPT

La «surprise stratégique» équivaut à une révélation de l'histoire, à uneinconnue, et à un concours de circonstances sans parades.

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La «surprise militaire» découle le plus souvent de l'avancée d'unetechnique ou d'une arme, d'un système d'emploi, d'une doctrine militaire oude la percée de plusieurs facteurs conjoints. Dans un système planétaire àforte complexité, régionale et globale, la «surprise» est plus marquéepolitiquement et repose essentiellement sur le jeu de facteurs géopolitiques,sur une inversion des alliances établies, sur une liaison réussie de forcesmilitaires adverses ou, encore, sur l'activation d'actants irréguliers ettransnationaux faisant recours à des formes de violence inédites. Desinsurrections internes aux acteurs aux prises, suscitées par le pluralismeculturel, et l'hétérogénéité sociale y contribuent également, bien que lasurprise, au sens propre, tire ses raisons d'être de la combinaison deplusieurs facteurs réunis.

Dans un système planétaire, l'interaction multi-théâtre (linkagehorizontal) sera l'élément-clé de la menace globale pour tous les acteurs dusystème, en raison:. de l'activation soudaine de plusieurs zones de crise et de leur fonction

conflictuelle;. de la dérivation symétrique et conjointement asymétrique inter- etsubétatique ;. de la distribution mondiale des acteurs en conflit et de l'énorme dispersiondes forces au combat;

du type d'intensité des engagements militaires, dus à l'importance del'enjeu, au nombre des acteurs aux prises et au volume et à la qualité desforces employées.

C'est donc au cours de l'extension du cadre géopolitique et en fonctiondu poids des acteurs engagés que se déterminera l'axe de gravité des conflits,

le type d'intensité de la guerre et son issue probable.

.

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XI. LE « NOYAU DUR ». RÉTROSPECTIVE D'UNCONCEPT POLITIQUE DANS LE DÉBAT

FRANCO-ALLEMAND SUR L'AVENIR DEL'EUROPE

XLi LE «NON» IRLANDAIS. DROIT DE VETO, VOTE À LA

MAJORITÉ ET « NOYAU DUR »

À l'heure où l'utilisation du droit de blocage par le «veto» irlandaisplonge l'Europe dans une aux aléatoires, les attentes de laprésidence française donnent une puissance accrue à un triple défi,institutionnel, stratégique et de leadership.

En effet, si la règle de l'unanimité a conduÜ à « un droit de blocage» faceaux hésitations de progresser sur la voie de l'intégration politique, le principem<\Îoritaire et Ü1tergouvernemental otIre des possibilités de manœuvre et deleadership insoupçonnées.

Il s'agit de la capacité, par celui qui l'exerce, de fédérer autour de lui unemajOlité de volontés d'actions, en vue d'un projet, d'un objectif ou d'unepolitique.

Cette capacité, de vision et de manœuvre, interne et internationale, estd'autant plus fOlte si elle est partagée au plan stratégique par l'alliance étroite

d'lm ou de plusieurs acteurs, en mesure de dissoudre à l'avance des coalitionshostiles et de constituer une référence et un «moteur» pour les acteurshésitants, récalcitrants ou conservateurs.

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Une référence de progrès dans la stabilité, une responsabilité politiqueparticulière dans la désunion, une garantie de leadership dans la distinction,permanente, entre l'essentiel et le contingent, et, pour finir, un impératifexistentiel face au risque de désarticulation du système institutionnel.

L'histoire de cette exigence capitale de l'action politique, consistant àpouvoir compter de manière stable sur un partenaire fiable et préférentiel etde décider à la majorité, avec lui, mais conforté par le soutien d'un nombreouvert d'autres membres, est ce que l'on a voulu présenter par le passécomme le « noyau dur » ou le « couple franco-allemand ».

Un noyau fédérateur essentiel, sans lequel il ne peut y avoir d'« exécutif»réel, ni d'apparence de responsabilités et de légitimité.

L'émergence de ce concept et de ce principe d'action se fit sentir dès1994, après l'effondrement du bloc soviétique, la réunification allemande etla signature du Traité de Maastricht (1992), qui consacra l'Unionéconomique et monétaire, mais refusa l'Union politique.

En sa signification profonde, il remonte à l'entente de 1958 entre DeGaulle et Adenauer, consistant à éviter que la personnalité des deux peuplesdisparaisse à l'intérieur d'une structure égalitariste et dépolitisée.

Ce concept, si souvent évoqué, a-t-il encore un avenir dans une Europe àvingt-sept?

L'histoire de ce concept, qui n'est pas seulement technicoinstitutionnel,mais géopolitique et stratégique, est-elle là pour illustrer le passé ou, aucontraire, pour éclairer encore le futur et pour réaliser, en Europe et pourl'Europe, quelque chose de durable?

En effet, l'unité du continent n'est guère une promesse fidéiste oureligieuse mais un chemin parsemé de difficultés.

Or, quelle est aujourd'hui la réalité de l'Europe dans laquelle devraits'incarner la cruelle dignité de cette idée?

Une longue période de «paix belliqueuse» a dominé le comportementdes États européens depuis 1945 et un équilibre de compétition, toujoursprécaire, a été caché derrière le mot fétiche de réconciliation, qui a fondé unecoopération effective entre des peuples autrefois hostiles sans confondrecependant les politiques respectives de chacun d'entre eux.

Ce rapprochement a fait suite à la défaite collective de la DeuxièmeGuerre mondiale, inégalement subie et inégalement maîtrisée, mais sanspouvoir s'appliquer à tous les domaines, en particulier nucléaire.

Cette inégalité de dangers et de risques oriente-t-elle encore les stratégiespassives et subalternes de certains États européens périphériques, regardantpour leur salut et leur protection en dehors de l'Europe et parfois à l'opposéde ses intérêts?

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Ce questionnement repose le vieux dilemme entre l' « Europeeuropéenne» et l' « Europe atlantique ».

Il est clair désormais pour tout le monde que le mécanisme électoral et lastructure du système de décision peuvent influer sérieusement sur la marchede l'Union, à l'intérieur et dans le monde, et encourager l'asservissement àdes acteurs hégémoniques, ou à des interprétations erronées du système derégulation du monde par le marché, suscitant une logique de chantage, derenoncement ou de soumission aux lois occultes des plus forts, ressentiescomme objectives.

Avec les «non» successifs de l'Irlande, de la France et des Pays-Bas, etpuis encore de l'Irlande, nous sommes entrés dans une conjonctureeuropéenne et mondiale, aléatoire et critique, profondément marquée par

l'absence de la personnalité du peuple dans la vie des institutions, parl'absence d'une idée d'Europe dans les perspectives de réformeinstitutionnelle, par une carence de leadership dans le système de décision etde pouvoir européen, et, enfin, par l'émergence hésitante d'une véritablepolitique de sécurité et de défense, obéissant à une vision mondiale deséquilibres de puissance, dans les structures européennes, encore fragiles, depolitique étrangère.

Le pouvoir, que «la demande de l'Europe» appelle avec force, est unpouvoir qui sache réconcilier, au-delà des apparences juridiques et autourd'une légitimité retrouvée, une vision réaliste du monde, une dimensionpolitique du projet européen et une idée large et entraînante de la solidaritécollective des peuples, « souverains », insubordonnés ou localistes.

Un pouvoir qui sache façonner, au cours du XXIe siècle,primordial de l'Europe, l'image prométhéenne du monde et desouvent chimérique de l'humanité.

le rôlel'espoir

XI.2 LES PREMIÈRES RÉFLEXIONS SUR L'AVENIR DE L'EuROPE

À la lumière de la crise actuelle nous estimons qu'une rétrospectiveconcernant la genèse du « noyau dur » puisse apporter un éclairage instructifsur le débat en cours et sur les issues appropriées et efficaces de la criseirlandaise.

En effet, dès 1994 prirent forme les premières réflexions sur l'avenir de

l'Union européenne.

Les deux coups d'envoi initiaux furent donnés quasi simultanément àParis et à Bonn et ouvrirent ainsi officiellement le débat préparatoire de laconférence intergouvernementale prévue pour la révision du traité deMaastricht en 1996.

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Le futur de l'Union et les politiques étrangères respectives de la France etde J'Allemagne s'imposeront comme des thèmes majeurs, sur lesquels allaitse développer un débat approfondi en Allemagne pour le renouvellement duBundestag et en FnU1ce pour l'élection présidentieUe de l'année suivante.

Dans sa signitïcation plus générale, un tel débat se voulait une réponse audéfi qui résultait, déjà à l'époque, des difficultés de concilier l'élargissementde l'Union européenne à de nouveaux pays (Autriche, Finlande, Suède etNorvège, plus tard les pays d'Europe centrale), le maintien de sa cohésion etde ses objectifs d'intégration et d'approfondissement, et la sauvegarde du rôlede la Comnlission, au sein des déljcats équilibres des pouvoirs entre lesinstitutions de l'Union (en d'autres termes, le Parlement et le Conseileuropéens).

Le texte sur la genèse et les perspectives du « noyau dur », conçu en 1994et publié ci-après, est demeuré tel quel, en son intégralité, sauf desadaptations chronologiques mineures.

XI.3 L'INTERVIEW DU PREMIER MINISTRE FRANÇAIS. « L'UNION À

TROIS CERCLES»

Le ton fut donné paT l'interview accordée au journal Le Figaro du 30 août1994. Le Premier ministre français, Edouard BaUadur, y évoqua sesconvictions diplomatiques, y définit sa politique européenne et imagina, aumoins théoriquement, une Union européenne, organisée autour de «troiscercles concentriques ».

En synthèse - affirmait Balladur - «1'élaTgissement entraîneranécessairement une diversification, au moins temporaire, de la structurel'Europe [...]. Celle-ci maintiendra un noyau central etficace, mais adapterala configuration du continent à l'extrême diversité des situations ».

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Cette vision impose de concevoir - poursuivait Balladur - trois typesd'organisations distinctes, comportant des règles et des responsabilitésdifférenciées.

Pour de longues années, la structure de l'Europe aurait ainsi un corpscentral homogène, constitué essentiellement par la France et parl'Allemagne, et celui-ci serait soumis à des normes communes dans tous lessecteurs de l'intégration, de la solidarité et de la coopération.

Autour de ce corps central, une série de pays, à statuts différents, tisserontdes formes particulières de rapports d'intégration, variables selon lesmatières et les questions, monétaires, militaires, commerciales, financièresou diplomatiques.

De telles relations auront des rythmes et des vitesses différentes, dans lerespect du Traité de Maastricht signé en 1992.

Élargissement, diversification et approfondissementcorrespondre simultanément, pour le Premier ministre français,de construction européenne, comme projet, comme réalitéprocessus.

« L'Europe à trois cercles », Union monétaire et politique étrangère et desécurité communes (PESC), grand marché et système continental élargi, lié à

l'Union par les « accords européens» et par le «pacte de stabilité », centrésur une C.S.C.E. renforcée, constitueront les trois noyaux d'organisation,théoriquement concevables, pour l'Europe de demain.

Ce cadre institutionnel représente - pensait-il - un moment de gestationpermanente, dont le Traité de Maastricht constitue une étape significative,mais non définitive.

devraientau conceptet comme

L'organisation de base ou de droit commun comprendrait l'ensemble despays membres et recouvrirait le marché unique et les politiques communes,surtout dans le secteur industriel.

Dans ce contexte pourront prendre formevariables », qui cependant existent déjà: l'Europemonnaie unique, l'Europe de la sécurité, etc.

En son sein, un «noyau restreint» et mieux structuré, sur le planmonétaire et militaire, le fameux « premier cercle », aurait la tâche d'incluredes pays sans une identification géographique précise qui acceptent d'allerplus loin dans la répartition des compétences et qui auraient la responsabilitéde redéfinir et de réadapter les critères de répartition et de compensationentre les États, essentiellement les politiques des fonds structurels, de façon àne pas les rendre insupportables pour les disponibilités et les ressources despays, qui étaient alors les contribuables nets les plus importants de l'Union.

Il est facile d'en déduire qu'une pareille réorganisation ne sera pas sansretombées pour la Politique Agricole Commune (PAC), et pour le budget de

l'Union européenne.

des «sous-ensemblessociale, l'Europe de la

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Le plus large des cercles devait permettre aux pays les moins avancésécononùquement de participer au marché unique, à l'union douanière et à lacoopération politique.

Le destin de l'Europe, qui a pour but la promotion et la consolidation dela démocratie et l'évolution vers une plus grande transparence sur lefonctionnement des institutions aux des citoyens, allait se jouer, dansun premier moment, dans l'élargissement et, successivement, après unepériode de diversification transitoire, dans une recomposition qui tendrait àl'unificaÜon, pragmatique et progressive, de l'Union.

Comme résultat ultime, à moyen ou à long terme, on pourra aboutir -estimait Balladur - à deux cercles au lieu de trois.

L'élément de nouveauté, aussi bien dans l'interview de Balladur que dansle document de la CDU/CSU allemande, élaboré par Karl Lamers, porte-parole du groupe de politique étrangère et présenté le Ier septembre 2004 parle président du groupe parlementaire de la CDU, Wolfgang SclÜiuble, estl'abandon ofticiel du « dogme» de Maastricht.

Un double abandon, d'abord, de l'impératif de souscrire à tout l'acquiscommunautaire et donc à tout le droit dérivé de la part des nouveaux payscandidats à l'adhésion et, deuxièmement, l'abandon de J'obligation faite auxDouze et demain aux de partager tous les objectifs du traité, sauf lesdispositions dérogatoires, considérées comme transitoires.

XI.4 LE TEXTE DE LA CDU/CSU ALLEMANDE. GÉOPOUTIQUE ET

STRATÉGIE INSTITUTIONNELLE

La réflexion allemande prétendait dissiper les malentendus et lesambiguïtés découlant de J'élargissement de l'Union européenne aux pays deJ'Europe centrale et orientale et leva un tabou persistant sur la volonté

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affirmée de l'approfondissement, en soutenant de manière ferme l'objectifd'une Europe forte, intégrée et capable d'agir.

Le document de la CDU/CSU considérait l'Union monétaire comme le« noyau dur » de l'Union politique, au contraire de ce qu'était communémentacquis en Allemagne, où elle était présentée comme un élément subordonnéde l'intégration politique.

Puisque l'Union monétaire ne pourra pas devenir opérationnelle dans lestermes prévus que dans le cadre d'un cercle plus restreint, mais ouvert depays, où l'Italie, l'Espagne et la Grande-Bretagne seraient momentanément

exclues, il découle d'un tel présupposé la thèse selon laquelle seulement unnoyau de cinq pays nominativement indiqués, Allemagne, France, Belgique,Pays-Bas et Luxembourg, peuvent préparer l'Union, «de la façon la plussystématique et décidée ».

Une Europe plus intégrée et à «géométrie variable », doit donnertoutefois la démonstration de faire avancer « politiquement etinstitutionnellement l'Union, avant tout élargissement ».

Les objectifs du document allemand étaient multiples.

En considération du contexte électoral, le premier objectif fut deprésenter le problème de l'élargissement comme strictement lié à la réformedes institutions.

De ce point de vue, le préalable absolu d'une réorganisation «quasiconstitutionnelle» de l'Union européenne devait permettre de retrouver unevéritable capacité d'initiative et de se libérer des obstructions britanniques,ainsi que des retards de pays chronique ment déséquilibrés ou mal gérés.

Au centre des préoccupations des rédacteurs du document était l'intentiondéclarée de renforcer rapidement la cohésion de l'ensemble, «avec le butd'éviter le danger d'une dilution de l'Europe en une zone de libre-échangeaméliorée ».

Une telle évolution ferait de l'Europe une aire dominée par l'Allemagne etpar sa zone d'influence reconstituée, orientale, danubienne et balkanique.

Il en résulterait une sorte de prépondérance hégémonique, qui pourraitl'amener, tôt ou tard, vers la tentation de nouvelles et solitaires aventures.

La résultante d'une pareille approche du débat et de la vision quil'inspirait reposait donc sur l'approfondissement des fondementsdémocratiques de l'Union européenne, autour d'un noyau limité de pays,renforcé par des institutions à caractère fédéral, au sein desquelles leParlement Européen était appelé à devenir «un organe législatif, doué depleine parité de droit, vis-à-vis du Conseil ».

Ce dernier devrait s'inspirer à son tour, dans la pondération des voix, à unplus grand respect du nombre des habitants des pays membres.

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Quant à la Commission, elle se verrait reconnue «les attributs degouvernement européen ».

Dans la rédaction d'un tel document, on exposait en conclusion troisprincipes de portée générale:. sur le plan interne, la lutte contre la bureaucratie et le centralisme, au nom

de la subsidiarité,. puis une déclaration de guerre contre la criminalité organisée et le

narco trafic;. sur le plan international, une vision plus européenne des problèmes desécurité et de défense.

Les priorités de la politique étrangère commune (PESC) étaient énoncéescomme suit :. stabilisation dans l'aire méditerranéenne et en Europe centrale et orientale;

accroissement et renforcement des relations avec la Russie, dans le butd'établir avec elle un large partenariat;

.

. partnership stratégique avec la Turquie, comme barrage laïque et modéré,face à l'irruption du fondamentalisme islamique;. réorientation globale des relations transatlantiques dans un sens pluséquilibré.

Le document CD.U./C.S.U. défend en somme une stratégie d'intégrationplus renforcée en matière de politique étrangère et de défense et un soutiendes options « moins atlantistes » de celle du ministre des Affaires étrangères,Klaus Kinkel, président du parti libéral (ED.P.), qui sans déclinerexplicitement l'offre de Bush de partner in leadership, avait insisté sur lerôle privilégié de l'Allemagne dans le cadre des relations euro-américaines.

Le document des chrétiens-démocrates allemands ne reprenait nimentionnait, dans aucune de ses parties, même allusivement, le rôledominant de l'Allemagne réunifiée au sein de l'Union européenne etprécisait, de façon digne de mentions, que les «États-Unis ne peuventassumer leur rôle traditionnel, maintenant que le conflit Est-Ouest estdépassé ».

Dans la liste des priorités prévues pour la réforme des institutions, laréflexion allemande préconisait la rédaction d'un document préparatoire,délimitant clairement les compétences de l'Union, celle de ses États membreset, en dernier, les prérogatives des régions.

Sur la scène internationale était explicitement demandé «qu'aucuneaction significative, dans le domaine de la politique étrangère et de sécuritécommune, ne puisse être entreprise sans une concertation préventive franco-allemande ».

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Or, le renforcement de la coopération franco-allemande et la visiondifférente de l'élargissement de l'Union européenne n'étaient pas sans prixpour la France.

Dans le texte CDU/CSU, on faisait appel à cette dernière de présenter saposition « clairement et sans équivoques ».

On souhaitait, en réalité, qu'elle puisse sortir « des indécisions, lorsqu'ils'agit d'assumer des mesures concrètes », et que soit remise en cause l'idée« selon laquelle il est impossible de renoncer à la souveraineté de l'État-nation, lorsque celle-ci ne constitue plus, depuis longtemps, qu'uneenveloppe vide ».

Il a été observé par nombre de commentateurs que le «document deréflexion sur la politique européenne », est caractérisé non seulement par lapréoccupation de concilier le renforcement des institutions et l'élargissementde l'Union, comportant une réorganisation financière moins onéreuse (entermes de fonds structurels et agricoles), mais surtout de barrer la route, enEurope centrale, à une instabilité, qui «mettrait l'Allemagne dans uneposition particulièrement inconfortable entre l'Est et l'Ouest ».

Le débat sur le «noyau dur », articulé au concept de «géométrievariable », avait en somme pour but d'assurer une progression de l'Union, au-delà des difficultés des pays, qui ne « voulaient pas» (Grande-Bretagne) etde ceux qui, dans les circonstances d'alors, ne «pouvaient pas» (Italie etEspagne).

Malgré les démentis du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, le12 septembre dernier à Usedom, à propos d'une «initiative commune franco-allemande sur l'Europe », il fut difficile de ne pas établir un lien entre lesdeux positions, quasi parallèles, française et allemande.

Tout en accordant une signification de « test» politique, sur la portée desréactions des États membres exclus, l'Angleterre et l'Espagne, et enparticulier l'Italie, il était clair que ce test provoqua une forte alarme au seindes gouvernements des pays intéressés.

Les milieux économiques, politiques et financiers concernés par lestravaux préparatoires du « chantier Europe» furent pris de surprise.

Le gouvernement italien réagit immédiatement, après la publication del'hypothèse d'une exclusion temporaire de l'Italie, pays fondateur de l'Union,du « noyau restreint ».

Il fut affirmé avec force et à plusieurs reprises par le ministre des Affairesétrangères, A. Martino, et par le Premier ministre, S. Berlusconi, que, dansde telles positions, se dessinait une menace de fracture de l'Europe et de

l'Union européenne.

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XI.5 L'OPTION FRANÇAISE ET LE NOUVEAU RÔLE DE L'ITALIE

Les mêmes personnalités revendiquèrent un changement du rôle deJ'Italie et un accroissement du poids international et européen pour leur pays.

Suite au déclassement de l'Italie au sein de l'Union européenne, la grandepresse, nationale et internationale, exprima des préoccupations et fornmlades recommandations sur une repli se en main de la situation politique,écononùque et institutionnelle.

On déplora l'absence d'un dessein et d'une dimension internationale del'Italie, en termes politiques, stratégiques et culturelles, identifiant dans cettecarence la singularité plus grave du syndrome italien (A. Levi dans leCorriere della Sera du 3 septembre (994).

Cette anomalie apparut stupéfiante, si comparée à la naissance de lapremière République, qui, depuis sa phase constituante, opéra des choix decamp radicaux, emphatisés par certains, comme des «choix de civilisation >'.

S'afti'ontaient alors des philosophies et des modèles decontrastants, inspirés des conceptions sociopolitiques antagoniques.

Le problème du positionnement international de l'Ital ie fut en 1945 unchoix de système et de ce choix découlèrent, pendant longtemps,conséquences de stagnations internes, doublées de passivités extérieures, quirenfermèrent l'Italie dans son particulare, rendant archaïques ses débats, sonstyle et sa classe de gouvernement.

C'était l'époque de l'Amérique fill! de l'Amérique comme unité demesure du système intemational dans son entier; d'tme utilisation del'Amérique «tous azimuts ». II fallait à tout prix que les intérêts italienscoïncident ou s'alignent sur les intérêts américains.

Dans ce cadre, l'espace opérationnel réel était proche de zéro, puisquetoute politique étrangère était encadrée par trois cercles, atlantique,européen et méditerranéen.

Le premier assurait la sécurité, le deuxième le développement, letroisième une certaine liberté de manœuvre.

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Le reflet intérieur de ces contraintes internationales se traduisaitculturelle ment par un occidentalisme verbal, un européanisme de manière etun tiers-mondisme aveugle.

En termes de capacités diplomatiques, cela signifiait passivité atlantique,faible créativité institutionnelle au sein de la Communauté européenne etpanafricanisme à l'aspirine.

Dans les formules politiques de centre-gauche un compromis statique surla politique étrangère faisait disparaître les clivages gouvernement-opposition et comportait un coût international minimal en termesd'engagements extérieurs.

Un cycle plus créatif s'ouvrait donc en 1994 pour la diplomatie italienneet un rôle plus actif se dessinait pour l'Italie sur la scène internationale.

y contribuèrent la mutation du contexte général et celle du systèmepolitique interne, qui évoluait, au moins théoriquement, vers un modèlebipartisan.

À l'échelle du heartland, l'implosion de l'Union soviétique remit enmouvement l'espace tectonique allant de Kiev à Varsovie et de Budapest àIstanbul.

Ainsi, au point de vue du cadre stratégique mondial, la mer Noire, laMéditerranée et le Moyen-Orient, mais également l'aire adjacente du golfePersique, acquirent une importance globale.

Ce qui se métamorphosa fut, en effet, la relation générale entre la scèneatlantique et la scène méditerranéenne cumulant les changements intervenusdans la jonction entre les trois continents: l'Europe, l'Asie et l'Afrique.

En Méditerranée, le rapport entre l'Europe et le Maghreb ressemblait deplus en plus à celui du Mexique et des États-Unis.

Du point de vue des flux humains, la ligne qui va des Dardanelles àGibraltar, en passant par le canal de Sicile, allait tenir la place du Rio Grandede l'Europe.

Dans ce contexte de mouvement, l'Italie redevint une puissanceeuropéenne du centre ayant un prolongement vers la Mitteleurope au nord,vers l'espace des Balkans au sud.

Elle présentait ainsi une double caractéristique, d'être, par sa position, unepuissance régionale, et donc une plaque tournante entre l'Est et l'Ouest, leNord et le Sud et, par le réseau de ses influences extrarégionales, unepuissance globale.

L'Italie se proclama une puissance globale au sens braudelien du terme,celui de l'économie-monde, par analogie au rôle joué par les deuxrépubliques maritimes de Venise et de Gènes, aux XVe et XVIIe siècles, quihantaient la terre-ferme et les conquêtes territoriales.

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Le terme de puissance globale ne doit pas être confondu avec celui depuissance planétaire, avec son corrélât de capacités océaniques et aériennesde projection de puissance et de vision stratégique mondiale (Great-Strategy).

Pour une série de raisons qui la poussaient commercialement et parfoisculturelle ment à être présente en Pologne ou en Roumanie, en Algérie et auMaroc, mais également en Chine et en Amérique latine, l'Italie continued'exercer, au plan diplomatique, un globalisme sélectif.

Elle inspire son comportement à l'ouverture, à l'internationalisation deséchanges, à des réglementations souples, au libre accès aux matièrespremières et aux sources énergétiques, bref au développement équilibré dumultilatéralisme et à une définition plus équitable des modalités deséchanges au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Le statut de puissance globale lui fut reconnu par son appartenance au G7et plus tard, avec la Russie, au G8.

Club fermé de grandes puissances industrielles, le G7 était alors undirectoire économique qui évoluait, croyait-on, vers un centre de décisionpolitique.

Du point de vue du rang, cette appartenance compensait, pour l'Italie, sacandidature à un siège permanent au sein du Conseil de sécurité élargi del'ONU.

À cause de sa position géopolitique et du changement de son systèmepolitique, l'Italie disposait à l'époque d'une liberté de manœuvre sansprécédent.

Cela imposait à la diplomatie italienne un rapport prioritaire avecl'Allemagne.

Dans ce rapport, problématique et direct, avec le Land der Mitte, elledevait faire le choix de l'option française.

Au plan institutionnel, il n'y avait que deux approches, non permutables,de l'Union européenne, la voie anglaise et la voie française.

La voie anglaise, dans son rapport à l'Europe et au monde, estcaractérisée par deux constantes:. quant à l'Europe, par un ralliement ambigu, qui comporta une renégociation

acharnée de ses conditions d'entrée et de ses charges budgétaires, et s'estconclue à Fontainebleau en 1984.. au plan de la conception et du fonctionnement des institutions, par unevision de «la coopération libre et active entre États souverainsindépendants» (Mme M. Thatcher, 20 septembre 1988), ce qui expliqueson rejet permanent de toute politique intégrationniste et son obstruction àtout approfondissement, en matière de politique économique et sociale.

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L'élargissement vers l'espace nordique, prôné avec vigueur par la Grande-Bretagne, comporta cependant une crise, qui se solda par le compromis deJoannina, bref, par le retour possible à des coalitions de blocage et uneénième tentative de dilution de l'Union en un espace marchand, libre-échangiste et neutraliste.

Dans son rapport au monde, l'Angleterre est devenue à la fois avec lesannées un investisseur international et une terre d'accueil des investissementsétrangers.

De ce fait, elle est un tremplin obligé vers le continent.

Ce tremplin est devenu le vecteur d'une vision britannique de l'Europecomme marché ouvert, débarrassé d'entraves tarifaires ou réglementaires:une Europe offerte.

Quant à la sécurité, le maintien, déclinant, de ses « liens spéciaux» avecles États-Unis s'exprimait institutionnellement par son rôle intermédiaireentre Washington et l'Europe, prônant une adaptation politique améliorée de

l'OTAN.

Sa philosophie de The European Europe pourrait-elle être autre chosequ'une vision eurosceptique de l'avenir?

La voie anglaise au sein de l'Europe était et demeure en conclusionunique et inimitable.

Pour l'Italie, l'option française était la seule praticable, avec, cependant,des correctifs et des variantes.

Non seulement pour des raisons d'orthodoxie européenne, taxée souventde façade, mais parce qu'elle correspondait à la voie du réalisme stratégiquequ'elle a pratiquée jadis, sous le règne des Savoie.

Au moment où le jeu entre les États européens redevenait compétitif, lavoie française du dialogue et de l'entente directe avec l'Allemagne s'imposacomme une priorité pour l'Italie.

La voie du réalisme stratégique, consistant à définir, parfoisabstraitement, une doctrine des intérêts nationaux et à pratiquer la politiquede l'aiguillon, de manière à exercer un poids déterminant sur la balance au-delà de ses propres capacités intrinsèques, redevint nécessaire et souhaitable.

Sa première application s'affirma dans le choix de l'approfondissement,tout au long des travaux préparatoires pour la révision du Traité deMaastricht.

Le corrélât naturel de cette position reposaitconception, toute politique du «noyau restreint»appartenir.

La surdétermination de ce noyau par l'économique jouait pour l'Italiecomme un épouvantail interne, légitimant et accélérant l'instauration depolitiques d'assainissement et de rigueur budgétaires.

pour l'Italie sur uneauquel elle s'estimait

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La fin du bipolarisme de la guerre froide a constitué un gain net pourl'Italie et pour l'Allemagne, car eUe a augmenté objectivement leur demanœuvre à l'échelle régionale, globale et mondiale.

Dans la construction européenne, il était donc souhaitable que l'Italie optepour la solution française et joue à la politique du avec laFrance.

Il restait cependant à définir l'inconnue à long terme de la visionthnçaise, l'éveutueUe réalisation d'un « espace russo-européen ,> sous undirectoire tripartite Paris-Berlin-Moscou, subordonné à l'axe franco-allemandet en concurrence avec 1'«espace pacitique », sous direction amélicaine.

XI.6 CONJONCTURE DIPLOMATIQUE ET STATUTS POLITIQUES: LES

ÉTATS~UNIS, LA FRANCE ET L'ANGLETERRE FACE À LEUR

RANG

La réouverture du « dossier Europe », devait examiner quelles seront, enson sein, la place et l'iufluence de l'Allemagne réunifiée.

examen imposa de repartir d\me lecture du système international etd'une adaptation au deuxième « âge nucléaire », des rôles et des statutspolitiques, hérités de la guerre froide.

France, Allemagne, Angleterre et États-Unis s'interrogèrent alors sur leurstraditions diplomatiques et firent découler des constantes géopolitiques etculturelles, les attitudes et les codes de conduite qtÜ influaient sur les optionset les objectifs de politique étrangère.

Partout dans l'analyse de la dimension internationale, si contTaignantepour les équilibres intemes, refit surface la doctrine de l'intérêt national.

C'est sous cet angle que des analystes influents soumirent à critique lesfondements de pensée des perspectives stratégiques des décennies à venir.

Aux États-Unis, les leçons de la realpolitik européenne. érigée sur lesprésupposés d'un monde dans lequel les États. mus par des «intérêts

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propres », constituent les acteurs primordiaux de la scène internationale, ontfourni à H. Kissinger les instruments analytiques essentiels pour redéfinir lerôle de l'Amérique et celui de la tradition diplomatique américaine.

Au sein du nouveau « concert des nations », cinq ou six puissances (lesÉtats-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l'Europe et peut-être l'Inde)devraient maintenir entre elles un équilibre subtil, fait non plus de règlesrigides, comme au temps de la bipolarité, mais d'« intérêts nationaux»redécouverts, à assurer en termes de sécurité, à préserver en matièred'influence, indépendamment des régimes internes et des idéologiesdominantes.

Kissinger affirma que la démocratie ou les droits de l'homme, lemoralisme ou les doctrines économiques et sociales, le libéralisme ou lesocialisme, ne peuvent risquer l'enracinement permanent de la raison d'État.

Au sein d'une constellation diplomatique, dans laquelle ils nécessitent denouveaux idéaux, toute forme d'activisme international, non soutenue par desconvictions profondes et par la force d'une morale élevée, peut devenirdangereuse.

Henry Kissinger préconisa à l'époque un «rôle réaliste pour uneAmérique idéaliste ».

En France, le débat sur la politique étrangère se mêla à celui sur l'avenirde l'Europe.

Dans le « cher et vieux pays », dans lequel « le passé refuse de passer »,où la mémoire souterraine se superpose à la mémoire officielle, pour donnercorps à la mémoire historique, la demande fondamentale était à l'époquecelle-ci:

« Quelle est la place de la France dans le monde? »

« Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter au rôle de la France et à sonrang, en d'autres termes - comme le dit Alain Juppé - à l'imagination, ausens du mouvement, à la détermination dans l'exécution, à la traditiond'indépendance, qui créent des responsabilités particulières? »

« De quelle Europe parle-t-on et quelle Europe veut-on construire? »

L'idée de l'Europe, qui avait divisée jusque-là, la droite française,pouvait-elle encore autoriser la pratique d'une coûteuse «stratégie de ladifférence », faite d'initiative, d'audace et de capacité de décision et d'actionautonomes?

L'Europe pourra-t-elle être le prolongement et le soutien du rang de laFrance, ou plutôt un instrument de son déclin?

Le Premier ministre Balladur réaffirma encore, le 2 septembre 1994, à laréunion des ambassadeurs de France à Paris que « la France doit parler d'uneseule voix », et, a-t-il ajouté, «il n'y a pas aujourd'hui d'alternatives à laconstruction européenne ».

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Toutefois, la France avait besoin de réinventer une présence dans lemonde et une politique étrangère qui ne se complaise pas dans la répétitionde vieux schèmes.

Une telle présence ne pouvait venir, comme toujours, que de laconscience de sa propre identité de nation.

Furent mis sous accusation, comme dérisoires, les succès solitaires de laFrance en Afrique, parce qu'ils ne serviraient à rien d'autre qu'à masquer ledéclin de puissance et les difficultés de se doter de nouvelles alliances.

L'idée d'anticiper sur l'avenir et de projeter le pays dans un horizoninternational plus interdépendant qu'hier, puisque moins soumis à la divisionsimplificatrice des blocs, poussa à proposer comme seule voie réaliste, celled'une européanisation de sa politique étrangère.

L'affirmation d'une sorte d'universalisme renouvelé semble ne paspouvoir se réaliser pleinement que dans le cadre de la constructioneuropéenne et grâce à celle-ci.

Pour certains il s'agissait de l'espoir d'une Europe qui, loin de se limiter àune réglementation du libre échange, restaure l'expérience démocratique etsociale, répond à la globalisation des économies et de l'information, etreformule le tissu du dialogue euro-arabo méditerranéen.

Dans la perspective de la présidence de l'Union européenne, que laFrance assuma le 1er semestre 1995, figuraient déjà 4 priorités:. la croissance et l'emploi;. la sécurité de l'Europe et l'affirmation de l'Union européenne comme

puissance mondiale;. l'affirmation de sa dimension culturelle;. la préparation de la réforme institutionnelle.

La France en somme n'entendit ne pas être marginalisée par un Drangnach Osten sans contreparties, parce que ceci lui ferait perdre son rôletraditionnel d'articulation entre le Nord et le Sud.

Face à une Union européenne qui risquait de se borner à être l'une desmodalités du libre échange mondial, simple élaboratrice d'un corps législatifet réglementaire au nom d'une idéologie de la concurrence et du marché, laFrance recherchait la garantie d'une vraie stabilité, à travers une grandeentente continentale avec l'Allemagne.

En libérant cette dernière de sa contradiction géopolitique permanente,qui consiste, le moment où elle aborde le problème de l'élargissement à l'Est,à ne pas avoir de difficultés majeures à l'Ouest, la pleine réalisation du grandmarché, à la dimension des espaces économiques concurrents d'Asie etd'Amérique, peut constituer un contrepoids à l'hégémonie mondiale anglo-saxonne, conduite par les États-Unis.

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La sauvegarde du rang de la France, qui fut l'obsession de De Gaulle et lapréoccupation constante de tous ses successeurs, s'inscrivit dans la mémoirede la défaite militaire, politique et morale de 1940 et dans une vision del'État-nation, confortée par un rôle indépendant retrouvé.

Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter à cette recherche d'unenouvelle identité, au sein de laquelle la pensée stratégique est provisoirementsans objet, tout en demeurant essentielle, pour des acteurs historiques quiveulent demeurer fidèles à eux-mêmes?

Cela serait une perte grave pour l'Europe, si la France se privait de sacapacité d'invention, de proposition et d'initiative, si nécessaire, dans lenouveau « concert des nations ».

Dans ce cadre, l'Angleterre, maîtresse dans l'art d'exercer la gardecontinentale de la balance of power, mérite-t-elle encore la condamnation dusecrétaire d'État, Dean Acheson, « d'avoir perdu son empire, mais de n'avoirpas su retrouver son rôle », sinon celui, suggéré par les États-Unis, d'adhérerà l'Europe et de l'orienter vers une conception « ouverte» économiquementet « néo-atlantiste » politiquement?

Ne vivait-elle pas une crise sous-jacente de l'identité nationale, quil'obligea à se résigner d'appartenir inéluctablement à l'Europe, malgré lamondialisation de sa langue, lorsqu'elle connut le destin aussi exceptionnelde l'Empire?

Qu'en sera-t-il de la singularité britannique et de sa synthèse entremodernité et tradition, le moment où elle se verra menacée dans la continuitéde ses institutions et dans le choix de sa philosophie du libre échange, qui estle pilier de sa politique d'ouverture et de modernisation?

Après avoir perdu les moyens de faire l'histoire et de réfléchir au mondecomme à une totalité, la Grande-Bretagne, pourra-t-elle penser d'être encore,par son esprit et par sa tolérance, l'ultime rempart de la civilisation?

Sa méfiance à l'égard des exigences institutionnelles de la constructioneuropéenne s'est manifestée à nouveau, en mars 1994, à l'occasion desnégociations sur l'élargissement de l'Union européenne à l'Autriche, laSuède, la Finlande et la Norvège.

Ces élargissements mettent sur le tapis le problème de la minorité deblocage, au sein du Conseil des ministres de l'Union, lorsqu'une décision estprise à la majorité qualifiée.

L'opiniâtreté de la Grande-Bretagne dans sa volonté de défendre toutesles possibilités de manœuvre, jusqu'à suspecter des coalitions de blocage,dans le but de retarder ou de freiner les mesures d'intégration, conduisitfinalement au compromis de Joannina.

La Grande-Bretagne s'est toujours opposée aux renforcementsinstitutionnels de l'Union étendant les pouvoirs « centralistes » de Bruxelles.

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C'est ainsi que le Traité de Maastricht avait prévu deux dérogationsmajeures en faveur du Royaume-Uni, une sur la question monétaire, l'autresur la question sociale.

Ces approches à la construction européenne révélèrent que la Grande-Bretagne avait accepté l'Europe comme un avenir nécessaire mais sansenthousiasme, et que ce ralliement était la preuve, encore une fois, de ladifficulté pour le Royaume-Uni d'épouser d'autres idées que celles d'unecoopération intergouvernementale pragmatique et progressive.

XI.7 LE« NOYAU DUR» ET L'ARGUMENT ÉCONOMIQUE

Les so1ücitations politiques ou culturelles ne doivent faire oublierl'argument économique.

Le 20 septembre 1994, le président de la Banque d'affaires internationales«Morgan Stanley», Patrick de Saint-Aignan, recommandait d'investir enFrance.

L'intérêt de la proposition était constitué par la confirmation del'appartenance de la France au « noyau dur » de l'Union européenne.

Après avoir passé en revue les différents paramètres de l'analyseécononùque (produit intérieur brut, demande, emploi, investissements,tensions int1ationnistes, taux d'intérêt à long terme, politique budgétaire etmarchés financiers), Morgan Stanley, contrairement à bon nombre d'analysesanglo-saxonnes, prenait fermement position pour une stratégieeuropéen et pour l'011hodoxie économique, adoptée jusqu'ici avec fermetépar le Gouvernement français.

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Une telle ligne fut considérée comme apte à favoriser le raffermissementde la reprise cyclique de l'économie, dont les taux de croissance furent de

l'ordre de 2% pour 1994 et de 3,5% pour 1995.

La justification du conseil, adressée aux marchés financiersinternationaux, d'acquérir des actions en France était double.

Elle fut dictée:. par le renforcement des liens entres les pays du «noyau restreint» de

l'D nion européenne, qui constituent un attrait important pour lesinvestisseurs;

par la simultanéité de la reprise, dans la zone économique large du SME,caractérisée par des changes stables ou quasi fixes, ce qui contribuait à lacroissance des autres pays et faisait bénéficier à toute la zone d'une fortedemande étrangère.

À confirmation de ce qui a été exposé ci-dessus, les ministres del'Économie et des Finances des Douze, réunis le 10 septembre 1994 à Lindau(Bavière), après avoir salué la fin de la récession et le début de la reprise,considérèrent avec optimisme l'avenir de l'Union et le passage à la 3e phase

de l'UEM, celle de la monnaie unique.

Malgré les tensions sur les taux d'intérêt à long terme et la baisse dudollar, les prévisions de croissance moyenne pour l'Union européenne étaientde 2% pour 1994 et de 2,5% pour 1995.

Le conseil de l'ECOFIM estima, en outre, que les modalités pour parvenirà la réduction des taux d'intérêt à long terme étaient de profiter de la repriseet des entrées supplémentaires que celle-ci engendre, pour réduire les déficitsbudgétaires et contenir simultanément revenus et salaires.

Le bon comportement de la monnaie du Système Monétaire Européen(SME) et la stabilité des relations de changes qui caractérisent les rapports

entre elles, après la crise d'août 1992, ainsi que le passage à des margesautorisées de fluctuations élargies (de 2,5% à 15%) évitèrent desdévaluations compétitives et facilitèrent la convergence des économies.

La confirmation de la reprise donna une plausibilité supplémentaire aupassage à la 3e phase de l'U.E.M., prévue au plus tôt pour 1997 et au plustard pour 1999.

Il fallait reconfirmer que, pour un tel passage, le Traité de Maastrichtimposa un déficit du budget public inférieur à 3%, et un cumul de la dettepublique qui n'excède pas 60% du produit intérieur brut (PIE).

Le problème plus controversé dans l'évaluation des cinq critères définispar le Traité était celui de savoir s'ils seront interprétés de manière rigide (parexemple sur le déficit public), ou en «tendance », c'est-à-dire en tenantcompte des progrès accomplis vers le respect des valeurs de référence.

.

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Page 170: L'Europe entre utopie et realpolitik

La controverse sur le respect de tels crÜères resta ouverte, tandis que cellesur la crédibilité polÜique concermmt volonté de les poursuivre avecvigueur, demande aux gouvernements des États membres d'accomplir desefforts résolus, en vue d'une appréciation positive des politiquesd'assainissement.

XI.8 L'EuROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL

Le système international, issu du troisième après-guelTe du siècle, était enéruption.

Quels seraient, en son sein, les déterminismes fondamentaux de demain,ceux des intérêts des acteurs étatiques, au sein du nouveau «concert desnations », avec leurs ajustements de puissance, ou bien logiquefacteurs, dictée par une géopolitique redécouverte, une géotïnanceconquérante et une géoéconomie agressive?

En d'autres termes, qu'est-ce qu'influera davantage l'avenir dul'événement circonstanciel ou long tenne, l'échelle du tempshumaine ou l'enracinement des traditions dans les siècles?

monde,la vie

Une doublemondiahsation :

tendance façonna et en même temps encadra la

. l'ouverture des tllLX culturels, technologiques, commerciaux, financiers ethumains, par leur nature, horizontaux;

. des formes d'intégration politique partielles, it caractère régional.

L'Europe était à cheval de ce double mouvement et de ces deuxtendances.

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Union institutionnelle atypique et configuration géopolitique classique,sans équilibres définis, elle pouvait devenir le premier pôle continental dulibre échange mondial.

Elle se devait donc d'être suffisamment ouverte, pour vivre en symbioseavec les autres regroupements régionaux, et, dans le même temps, assez sûred'elle-même pour parvenir à un degré suffisant d'intégration politique etdécider de son avenir et de son rôle en pleine indépendance.

Son impératif fut d'établir des degrés d'ouverture compatibles avec lanotion de réciprocité, car un protectionnisme généralisé la conduiraitinévitablement au déclin.

Elle devait, parallèlement, contribuer à la définition des modalités del'échange, au sein de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce(OMC).

Dans ce cadre, l'Union européenne pourrait préciser sa stratégiecommune, en matière de politique commerciale extérieure, conformément àses intérêts à long terme.

En revanche, l'Europe serait-elle prête à maintenir et développer lesaspects coopératifs dans le monde, et limiter, contrôler et prévenir lestendances conflictuelles, d'où qu'elles viennent et où qu'elles se manifestent?

L'univers historique ne peut se soustraire aux phénomènes de paix et deguerre, de prospérité et de misère, d'exclusion et de crise.

Pour pouvoir accomplir à cette ambivalence de missions, l'Unioneuropéenne devrait être économiquement avancée, politiquement forte etdiplomatiquement en mesure d'agir.

Dans un monde plus ouvert, la demande politique est plus grande,

l'horizon et la prospective stratégiques plus présents, l'intuition historiqueplus nécessaire.

Sous l'aspect conceptuel, la chute de l'ordre bipolaire posa deux types deproblèmes:. le rapport de l'économie à la politique internationale, et donc aux

fondements du cadre de coopération multilatérale, mis en place à l'issue dudeuxième conflit mondial;

la relation de l'économie à la démocratie, et donc à la transition de certainspays à l'économie de marché et à la stabilité politique.

Quant au premier point et suite aux accords du GATT, l'Europe et lesUSA pourront-ils résister à la concurrence inégale, voire même déloyale decertains pays d'Asie?

Quant au deuxième point, et donc au rapport entre l'économie et ladémocratie, l'expérience du siècle démontra que la croissance économique a

.

171

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appelé le développement vers la démocratie, mais l'appel à la démocratie n'ajamais favorisé l'évolution spontanée vers une économie développée.

La démocratie, enfin, restait extrêmement fragile dans des économiessous-développées ou en voie de développement.

Un tour d'horizon rapide confirme, en outre, que la croissance est partoutfondée sur une vision libérale de l'économie et que des formes de libéralismeoffensif combinent, comme dans l'Asie du Sud-Est, une concurrence despays à bas salaires et une planification des vieux systèmes dirigistes.

Dernier constat, la libéralisation de l'échange et l'internationalisation desmarchés imposèrent la concurrence des structures.

Face à un système-monde aux régimes aussi divers et à une très grandevariété de rapports État-marché, l'Europe et, avec elle, les États-Unis,n'élaborèrent guère une stratégie cohérente, inscrite dans la durée.

L'Asie était en plein développement et la Chine, Empire, État-nation etsubcontinent, était en phase de croissance accélérée.

Son guide affiché y était la realpolitik, sa base de puissance une économiemontante, son assise de pouvoir, le parti unique, sa force idéologiquel'ignorance de la communauté internationale et, pour terminer, l'assurancequ'une démocratisation venant de l'intérieur est prématurée et celle, enprovenance de l'extérieur, est vouée à l'échec.

Dans ce contexte, la clé de voûte du système de sécurité régional étaitfondée sur l'autolimitation des acteurs les plus importants, assortie d'unegarantie des États-Unis et du consentement implicite de l'ensemble des Étatsde la région.

L Europe ne pourrait jouer un rôle significatif en Asie, quant auxéquilibres de sécurité, qu'en accord avec les États-Unis, et comme partenairede ces derniers.

En Europe, l'Union européenne devrait définir ses «responsabilitésspéciales» et déclarer quelle est sa zone d'influence exclusive, affirmant quecette zone est une pièce de son système de sécurité collective et qu'elle doit yagir seule si nécessaire, avec l'OTAN si cela est conforme à ses intérêts.

Cette stratégie déclaratoire, pensait-on, devrait faire partie intégranted'une stratégie globale d'action et comporter, dès son énonciation:. des responsabilités particulières;. un sens de la retenue;. une capacité de décision et d'intervention autonomes.

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Page 173: L'Europe entre utopie et realpolitik

XI.9 INTÉRÊTS NATIONAUX ET INTÉRÊTS EUROPÉENS. VERS UNE

« NORMALISATION» DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

ALLEMANDE

Comment peut-on survivre à la désintégration d'un empire, qui fut unesuperplÜssance et laissa un héritage, géopolitique et militaire, incontrôlé?

Comment l'Ouest peut-il intégrer des États d'Europe centrale et assumerJe fardeau de l'ordre et de la sécurité dans le monde?

À quelles conditions l'équilibre intemational est-il possible et quels sont,en son sein, les intérêts globaux de l'Europe?

Un des mérites, et peut-être le principal du document de la CDU a étéd'avoir affronté les problèmes institutionnels par lem- bout, autrement dit parleur fin - l'ordre et la stabilité du continent - et d'avoir proposé une po\iÜqueétrangère comme géopolitique et la diversification du paradigme del'équilibre connue partenariats distincts avec la Russie, la TurqtÜe et lesUSA.

Pour terminer, d'avoir tenté d'esquisser les relations Est-Ouest et euw-méditerranéennes dans cadre de la globalité, de l'interdépendance et de lacoopération.

La méthode proposée pour y parvenir: «une modification profonde dumodèle étatique >t.

Le danger « énoncé» : le retour au système instable d'avant-guerre.

Les risques:. le revival des politiques et des solidarités de rechange;. la renationalisation du jeu de puissance

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Page 174: L'Europe entre utopie et realpolitik

. la tentation d'aventures solitaires;. la recherche anxieuse d'alliances, par leur nature contingentes.

Le remède indiqué:. politiquement, la démocratisationéquilibres entre les institutions.

de l'D nion et l'établissement d'autres

économiquement, le souci d'empêcher un « développement divergent entreun groupe Sud-Ouest, plus enclin au protectionnisme et dirigé en quelquesorte par la France et un groupe Nord-Est, favorable au libre-échangemondial et dirigé en quelques sortes par l'Allemagne ».

Les analyses ne sont peut-être pas les mêmes en deçà et au-delà du Rhin,ou encore moins de la Manche, mais le document allemand a le mérited'avoir posé le problème.

Il aurait fallu y répondre, et chacun à sa manière, selon ses intérêts et sesvisions de l'avenir, à partir de son identité et de son caractère, de sonexpérience de l'histoire et de sa mémoire du passé.

Au moment où s'est développé en Allemagne un débat serré sur la« normalisation de la politique étrangère », portant sur la levée progressivedes restrictions qui ont pesé sur le rôle international du pays, s'est fait jourl'hypothèse, associée à une évidente préoccupation, d'un échec de la lignemultilatéraliste suivie jusqu'ici.

Une ligne, fondée sur la conciliation du processus d'intégrationoccidentale et de l'ouverture vers les nouvelles démocraties de l'Europe de

l'Est.

.

Si l'espoir d'une intégration des « voisins » dans le système d'après-guerre(ouest) européen ne devait pas évoluer dans le sens souhaité, rappelle le

document: 1'« Allemagne pourrait, sous l'effet des impératifs de sécurité, êtreamenée à établir seule et par les moyens traditionnels, la stabilité en Europede l'Est, ce qui dépasserait largement ses forces et entraînerait une érosion dela cohésion au sein de l'Union européenne ».

Vivre en paix avec ses voisins est un souciconciliable d'ailleurs avec l'accroissement du rôleinternationales de l'Allemagne.

Celle-ci sera mieux à même d'affirmer et de garantir ses «intérêtsnationaux particuliers » et, par conséquent, sa propre stabilité démocratique,si la formulation et l'expression d'« intérêts nationaux propres»n'apparaissaient dissociables, à terme, de sa contribution à la définition d'unepolitique étrangère et de sécurité commune.

Les « intérêts nationaux » de l'Allemagne et les politiques qu'elle mènerapour les défendre ont été transformés par la disparition de la menacesoviétique.

légitime, parfaitementet des responsabilités

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Comme le montre le document de la CDU/CSU, les voies d'une politiqueétrangère et européenne plus « normale» pour l'Allemagne, passent par uneresponsabilité et un rôle plus actifs de celle-ci.

L'esquisse d'une politique de rechange appartiendrait à un scénario-catastrophe.

C'est pourquoi le débat sur la politique étrangère, l'avenir de IEurope et laréforme de ses institutions était et demeure si crucial pour l'ensemble despays européens.

Les dirigeants allemands veulent aller plus loin dans l'intégrationeuropéenne, vers une Union politique de l'Europe plus affirmée, avec le but,comme l'a affirmé Helmut Kohl: « de sauver l'Allemagne d'elle-même ».

L'histoire allemande continue de peser sur le continent, sur les choix de laconstellation diplomatique continentale et sur le futur de la construction miseen oeuvre jusqu'ici.

Pendant de longues années, la «politique de responsabilité », élaboréepar Hans-Dietrich Genscher, exprima par un mélange de puissance civile(Machtvergessenheit) et de politique introvertie, privilégiant l'approchemultilatérale et le contexte institutionnel européen.

Le souci de ne pas faire cavalier seul, de donner preuve de retenue et deposer l'accent sur la dimension morale de la politique étrangère, est alléjusqu'à élaborer l'esquisse d'une nouvelle Weltinnenpolitik idéaliste (unesorte de politique intérieure mondiale, défendant partout les Droits de

l'homme et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes).

Les partisans d'une « normalisation» de la politique étrangère allemandese trouvèrent principalement dans la coalition d'Union ChrétienneDémocrate (CDU), de l'Union Chrétienne Sociale (CSU) et dans certainssecteurs du Parti Libéral (FDP) et prônèrent pour un accroissement du rôlede l'Allemagne dans le monde.

Les représentants les plus éminents de ce courant ont été les deux jeunesministres des Affaires étrangères, Klaus Kinkel (FDP) et Volker Rühe(CDU).

Ce ne fut donc pas un hasard, si le document CDU/CSU dut tenir comptede leur influence dans la réflexion sur la politique européenne et sur laréforme des institutions.

La position des conservateurs allemands était hostile au projet d'uneEurope plus intégrée.

Ceux-ci exprimèrent des critiques sévères vis-à-vis de leurs classesdirigeantes, dont ils condamnèrent l'incapacité à formuler et dénoncerclairement, comme n'importe quel autre pays, les réalités des «intérêtsnationaux », celles de la géopolitique et le poids de la puissance retrouvéedans les relations internationales.

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Ces groupes demandèrent till ralentissement du processus d'intégration,arguant que l'ensemble des États membres de l'Union européenne avait troplongtemps protité du multilatéralisme allemand.

Il a existé bel et bien un lien intellectuel implicite en Europe, entre lespmtisans de la souveraineté nationale en Frmlce (J.P. Chevènement, Ph. DeVilliers, J.M. Le Pen et le courant conservateur de

qui prôna depuis 1985 une Machtpolitik responsable,courant des Tories britanniques, qui allait de l'ancien chancelier del'Échiquier, Norman Lamont, en passant par l'mlcien président du parti, LordTebitt, jusqu'à Jimmy Goldsmith et au député Bill Cash.

Leur point commun était la critique de l'Europe, Je rejet du destineuropéen leur pays, au nom d'une différence et d'tme vocation solitairedans le monde.

XI.I0 INTÉRÊTS COMMUNS ET DIPLOMATIE PRÉVENTIVE. SUR LA

« RAISON D'ÉTAT EUROPÉENNE ~~

La rétlexion sur l'Europe de la CDU/CSU a été l'expression de la volontéd'ancrer solidement l'Allemagne unifiée à une Europe intégrée, avec le butde convertir la puissance nationale de l'Allemagne, en puissance politique de

l'Union européenne.

Celle-ci ne sera cependant solide et digne de ce nom, que si une visiongéopolitique commune, et un rapport plus étroit entre la diplomatie et lastTatégie ne sont clairement établi.

Pour que l'équilibre des pouvoirs et la stabilité du continent deviennentles principes conducteurs de l'Union européenne, à valoir en toutecirconstance et dans un contexte global, il est nécessaire:

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Page 177: L'Europe entre utopie et realpolitik

. qne les intérêts communs de l'Union européenne intègrent it l'élaboration

d'une diplomatie préventive comme élément constitutif essentiel decelle-ci, une série d'options militaires adéquates, autrement dit, uneassociation permanente de la force militaire,

que les options militaires soient soumises au concept de leur limite, dont la

dét1nition est d'ordre politique;

.

. que toute spiralisation de la violence soit tranchée par un calcul stratégiqueau sens dn hut de guerre clausewitzien et comporte une distinctionrigourense entre une action déçisive et nne action. qne «l'intelligence personnit1ée » de ces intérêts connivents évalue, dans

lill contexte géopolitique global, toute « force » et sa propre force,en intégrant dans le calcul les forces culturelles profondes, commecomposantes permanentes de la politique mondiale.

En effet, il ne peut y avoir de diplomatie sans capacités militaires, ni degestion de crises par la seule rhétorique des négociations.

Or, le dialogue de la diplomatie et de la force doit devenir penuanent,puisqu'il n'existera jamais de politique policée, pas plus qu'une société civileglobale,

Toute dissociation des capacités militaires et de la volonté politiqueannihile la notion même de diplomatie.

La présence des premières doit être constante, l'existence de la secondeprimordiale.

XI.ll UNE BALANCE OF POWER AU SEIN DE L'UNION?

auintérêts nationauxsem de ru nion

Par quelle «main invisible» la logiques'harmoniserait-elle, sans toutefois disparaîtreeuropéenne?

des

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Page 178: L'Europe entre utopie et realpolitik

Les moteurs de toute politique de l'équilibre ont été, par le passé, leréalisme et l'État-nation, et l'Angleterre a réussi, plus encore que la France, àappliquer et à théoriser la balance of power.

L'équilibre de puissance n'exigeait guère, à l'âge de Richelieu, l'unitéidéologique du Congrès de Vienne ou la soumission de la politique étrangèredes États à des principes moraux supérieurs.

L'équilibre nucléaire a simplifié et stabilisé à l'extrême, à l'époque de labipolarité, l'équilibre des puissances et la diplomatie multipolaire, qui a été àla charnière entre le système de l'après-guerre et le nôtre. Il a fait sesvéritables preuves au service de la recherche d'une sécurité collective enEurope et en Asie.

Or, la garantie de tous, donnée à chacun, contre toute agression, est ce quicaractérise, pour l'essentiel, la sécurité collective.

C'est ce que demandaient les pays de l'Est, qui ne croient guère à l'unitéidéologique d'un consensus universel pour la préservation de la stabilité oude la paix en Europe centrale.

Un pacte de stabilité, dont les mécanismes diplomatiques ne soient pas enaccord avec la posture et les capacités militaires des pays qui en seraient lesgarants, ne peut être uni par la seule cohérence des intentions ou par desgénéralités brillantes.

Puisque la sécurité ainsi que la stabilité sont rarement indivisibles, lebesoin d'être garanti se fait sentir à l'intérieur des institutions d'appartenance.

Ainsi, les articulations du système institutionnel traduisent à leurmanière, par des jeux de compromis croisés, la recherche d'harmonie desintérêts nationaux et leur composition.

L'équilibre, au sein de l'Union, est une démarche partagée et acceptée.

Le « noyau restreint» y devrait jouer le rôle d'unité et de synthèse, entrecommunauté d'action et communauté de valeurs.

On a voulu voir, dans ce noyau, une surdétermination par l'économique.

On fait semblant de croire, restrictivement, que l'appartenance au « noyaudur » se fasse sur des bases et avec des critères de référence économiques.

Le « noyau dur » a été et demeure un concept politique et pas le substitutde ce concept.

À l'égard des politiques de stabilité en Europe, l'harmonisation desintérêts nationaux se fait au sein de l'Union européenne par les deuxobligations, de convergence (économique) et de cohérence (politique).

La réapparition d'un conflit Est-Ouest n'étant pas, dans l'immédiat, à

l'ordre du jour, les problèmes de sécurité se posent en termes collectifs.

L'OTAN demeure la seule alliance militaire multilatérale et c'est en sonsein qu'a pris forme, dans un premier moment, une identité européenne de

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défense, et donc l'avenir de l'Europe et celui de l'UEO, comme bras armé de

l'Union européenne.

Ainsi, l'institutionnalisation de la PESC et la persistance de politiquesétatiques, en matières de relations extérieures, peuvent favoriser le passage àune phase, où l'obligation de cohérence permet de passer des intérêtscommuns à des actions communes.

Au niveau de la politique étrangère, le message géopolitique de laCDU/CSU a été interprété comme une mise en garde, face au risque dedésarticulation du système institutionnel acquis jusqu'ici; risque quis'aggraverait, le cas où l'élargissement non accompagné par un renforcementadéquat des institutions ne parvenait pas à assurer la stabilité en Europecentrale.

À l'égard de lEst, la condition de tout partenariat efficace entre uneUnion européenne renforcée et une Russie rassurée devrait prendre la formed'une démarcation claire des limites tolérables dans les revendicationsd'influence de celle-ci.

Afin d'éviter que le partenariat proposé à la Russie ne comporte pasd'unilatéralisme exorbitant, qui consisterait à lui reconnaître un droit deregard et d'influence sur 1'« étranger proche », une délimitation des « intérêtsvitaux européens» dans l'Europe de l'Est apparaît comme la condition deréciprocité que l'Occident (Union européenne et États-Unis) exige, pour

l'aide à consentir à la Russie.

Le canal institutionnel de cette aide aurait pu être l'OCDE, en casd'adhésion à celle-ci de la part de la Fédération de Russie.

Si un cessez-le-feu définitif entre les démocraties est une hypothèseplausible, le dilemme le plus inquiétant, dans une optique prospective, étaitet demeure de s'interroger sur la stabilisation de la démocratie en Russie etdans l'Est européen, là où les États étaient organisés en vue de rivalitésbelliqueuses.

Dans quelle mesure, d'autre part, au sud de la Méditerranée, l'islams'adaptera aux exigences de la sécularisation, du développement et de lamodernité?

Revenant en arrière, à l'équilibre institutionnalisé des pouvoirs au sein de

l'Union européenne, cet équilibre tient conceptuellement d'une allianceétroite, que l'on peut appeler de noms différents, l'axe ou le couple, et d'unedémarche, la géométrie variable.

Cette démarche se caractérisait par une politique de compromis constants,et donc par des compensations et des négoces.

Stabilisée par la bipolarité, aucune remise en cause majeure n'étaitpensable avant 1989.

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C'était l'ère de la balance et de la stabilité globales, assurées parl'existence de l'équilibre nucléaire des deux « super grands ». Cet équilibres'effondra avec la ruine intérieure d'un des acteurs majeurs du système etl'effondrement d'un acteur principal entraîna dans sa chute le système toutentier.

Disparue la dialectique de la guerre froide et avec elle le jeu decontainment et rollback, tombée l'idéologie de la sécurité collective, commeciment de la sécurité atlantique; la réunification de l'Allemagne a conduittout droit au volet politique de Maastricht.

La rupture de l'équilibre extérieur eut un effet de domino sur leséquilibres intérieurs de la Communauté, puis de l'Union européenne.

Malgré l'effort américain de globaliser l'équilibre de puissance pendanttoute la guerre froide et d'établir des passerelles et des liens entre le systèmecentral et les interdépendances régionales par la politique du linkage, leparadigme de l'équilibre global, surdéterminé par la rivalité nucléaire et parun système d'alliances rigides (CEE - COMECOM/OTAN - Pacte deVarsovie), fit reprendre lentement ses droits à une diplomatie et unearchitecture institutionnelle multipolaires.

Cette architecture devait être à la fois plus souple et plus différenciée.

Le nucléaire, de facteur surdéterminant des relations d'alliance etd'équilibre, céda la place à des schèmes internationaux d'organisationéconomique, politique et de sécurité, de type polycentrique et à un cortèged'illusions et de concepts, sans cohésion politique et sans capacitésmilitaires.

Un nouveau « concert des nations» était né, d'où une nouvelle démarchede l'équilibre, redevenu tendanciellement multipolaire, qui perdait de sarationalité globale, pour devenir la résultante de situations plus fluides etplus aléatoires.

Ainsi, le seul équilibre viable, au sein d'une réorganisation multipolairedu monde, ne pouvait être désormais qu'une nouvelle triangulation et doncun nouveau linkage entre un système d'influence économique permanent(relayé par des institutions internationales), une projection de puissance inbeing (les différentes forces nationales d'action rapide) et des coalitionsrégionales contingentes et variables.

L'Union européenne fut prise par surprise dans cette tempête de l'histoire.

Elle devait s'y adapter et y faire face. Le moment de la réflexion est venuet ce moment a marqué pour l'Union un retour à la realpolitik et à la saisiedes relations internationales comme un tout, dans leurs dynamiques et dansleur globalité.

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XI.12 HISTOIRE ET CONJONCTURE

La carte de l'Europe et de son environnement au XXf siècle se précisalentement.

À un moment oÙ prit forme une nouvelle distribution des jeux et desstatuts politiques à l'échelle de la planète, dans un monde en pleineouvelture, l'Europe ne put s'isoler ni à l'Est ni au Sud.

Elle se devait au contraire renforcer son identité, sa compétitivité et sonesprit du grand large.

La montée de l'Asie, conjuguée à la renaissance de l'Amérique et àl'émergence des pays à bas salaire, poussa simultanément àl'internationalisation des marchés et aux disparités des structures.

mondialisation eut moins l'effet des idées et des courants depensées qu'une conséquence irréversible des techniques, dans les troisdomaines croisés, de la communication, de l'information et des transports.

Dans ce contexte, la tâche primordiale de l'Europe, sur le plan de sapolitique commerciale, fut de contribuer à une réglementation des échangesmondiaux, ce qui était la mission du GATT, et de faire en sorte que cettetâche demeure demain celle de l'Organisation Mondiale du Commerce(OMC).

11fallait éviter à tout prix qu'au désordre des nations s'ajoute le chaosd'une généralisation incontrôlée de négoces illicites.

L'Union européenne eut une place primordiale, dans la recherche d'uncadre d'accords respectés, pour gérer collectivement cette ouverture

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grandissante, y inscrire sa politique commerciale, conformément à unestratégie de «réciprocités de concession» et à une vision de ses intérêtsglobaux à long terme.

Sur le plan d'une réflexion plus générale, l'Europe, qui s'est faite par lepassé au gré des circonstances et par le poids de l'histoire, répond-elleaujourd'hui à un projet, ou à un destin propre?

Entre les trois Europes, qui se découpent, an plan culturel, civilisationnelet identitaire, sur une géopolitique redécouverte, l'Europe anglo-saxonne,l'Europe germano-latine et l'Europe slave, y avait-il un lien qui sert deréférence et d'unité au «pouvoir constituant» européen, prêt à dessiner lescontours géographiques et les équilibres des intérêts et des pouvoirs, dans lapréparation du débat sur la rédaction du nouveau traité de l'Union?

Le retour du politique, dont on clamait la nécessité, se fera-t-il à l'avenirpar une relance du processus d'intégration ou par voie intergouvernementale?

Et quels scénarios ou alternatives en cas d'échec?

Quels autres choix pour la France, pour le Land der M itte et pour lesautres pays qui appartiennent à la zone de turbulence de l'Est européen?

Les repères dont on dispose pour juger de la conjoncture européenneétaient tous incertains.

Élections politiques en Allemagne (octobre 1994), électionsprésidentielles en France, crises et instabilités politiques à l'Est (Pologne,Russie) comme à l'Ouest (Italie, Grande-Bretagne et Espagne).

À ses marches, la Fédération russe entama la fondation de la CEI sur unelogique néoimpériale et grande russe.

Deux modèles d'intégration coexistaient entre-temps en Europe del'Ouest, inspirés par deux visions, non substituables, britannique etcontinentale, au milieu d'un environnement international, signalé par laconstitution de zones d'intégration concurrentes.

La révision du traité a-t-elle sonné l'éveil d'une prise de conscience desenjeux de demain, devenus désormais mondiaux?

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XI.13 LA CONSCIENCE DES ENJEUX ET LE RETOUR DU POLITIQUE

Faire prévaloÜ la plimauté du politique, cela a-t-elk signifié pour l'Unioneuropéenne:. la relance des chemins de l'intégration ~. l'élandssement de la légitimité des institutions auprès des opinions

publiques. l'affirmation de l'importance de la voie intergouvernementale. dotantJ'Union d'un constituant ,>. la conception de la politique comme force. de J'équilibre comme balance etdu champ d'action comme stratégie?

Ceci n'allait pas parallèlement sans « politiser la méthodecommunautaire» et donc sans le fonctionnement des institutions, en faisantainsi le contrepoids à la perte de liberté des autorités nationales dansl'élaboration des choix publics.

Il fallait ajouter à ces aspects de politique intérieure un impératifconcernant le rôle que J'Union devait jouer dans J'identification des intérêtseuropéens, en matière de politique extérieure et de sécLU-ité.

Cet impératif imposa l'exigence d'une vision géopolitique etgéoéconomique de la scène mondiale, demandant un nouvel essor deprospective et de la stratégie.

L'Union européenne, née d'une idée et d'un objectif politiques, sedéveloppa dans le cadre d'une stratégie dite de substitution.

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Elle doit revenir à sa dimension originelle.

Après un long repli sur l'économique, au sens de la pleine réalisation dumarché intérieur, elle devait faire prévaloir à nouveau son projet initial parun « nouveau contrat fondateur» (Alain Lamassoure).

L'Union européenne est-elle un acteur autonome et distinct du jeuintemational ?

Douée de la pleine personnalité juridique, disposa-t-elle de toutesprérogatives et les potentiabtés des vieilles personnes nationales, ou nedemeura-t-elle pas, tout simplement, l'héritière d'une « int1uence collectivediffuse» (Stanley Hoffman) ?

Au sens propre, les capacités de décision et d'action, qui font d'une entitéinstitutionnelle un acteur politique souverain sur la scène internationale,découlaient et découlent encore, pour l'Europe, des seules capacités decoopération intergouvemementales.

XI.14 ÉLARGISSEMENTS ET MONDIALISME

Le réseau d'accords stipulés par l'Union européenne dans le monde est lerésultat d'un processus d'intégration qui a été parcouru en commun vers lamondiabsation de la politique commerciale, grâce aux deux vaguesd'élargissement de 1973 et de 1986.

Celles-ci ont permis de développer des accords de coopération vers l'airefrancophone dans un premier temps, puis d'y associer ceux de la zoneanglophone d'Afrique, lors de l'entrée de la Grande-Bretagne dans laCommunauté ensuite l'espace hispano-Iusophonc de l'Amérique latine,avec l'élargissement à l'Espagne et au Portugal.

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La dualité de politique commerciale et de coopération politique, qui aconstitué le socle de toute politique étrangère, a été complétée dans le Traitéde Maastricht, par l'inclusion de la dimension sécurité-défense, assurée par laPESe.

En d'autres termes, le rôle des élargissements successifs a été décisif dansl'orientation mondialiste des relations extérieurs de la Communauté, la seuleappropriée à un ensemble de nations marchandes.

L'interprétation extensive de l'art. 255 du Traité de Rome, qui a servi defondement à la genèse, puis au développement des différents accords decommerce et de coopération, a permis de jouer à l'analogie de traitement etdonc au parallélisme juridique, entre actes et compétences internes et actes etcompétences extérieures de la Communauté.

La constitution d'un immense réseau de relations d'association et decoopération dans le monde a été rendu possible grâce à l'extension politiquede la famille européenne, qui a étendu, à son tour, la portéeextracommunautaire de la dynamique d'intégration.

Ainsi, des relations de proximité, d'interdépendance et de solidarité avecl'Afrique ont pris une ampleur inégalée dans l'histoire et constituent lemodèle de référence pour l'ensemble des relations Nord-Sud.

Le but de se faire entendre et de peser sur les grandes affaires du monde adonné parallèlement naissance en 1970 à la Coopération PolitiqueEuropéenne (CPE).

Née en dehors du cadre communautaire et sur la base d'une logiqueintergouvernementale et non intégrationniste, cette ébauche d'une diplomatie« sui generis », a fonctionné comme un multiplicateur d'influence, dont laCommunauté avait besoin.

Elle a été le relais d'ambitions nationales pour certains États, dépourvusde la taille suffisante leur permettant de jouer à la Weltmachtpolitik, parl'extension de la scène planétaire.

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XI.15 LES ÉLARGISSEMENTS ET LEURS RÉPERCUSSIONS EN MATIÈRE

DE DÉFENSE. DE LA ePE À LA PEse

La séparation du high politics et du low poliTics ne pouvait durerindéfini ment.

Cette dualité, de coopération politique et de relations économiquesextérieures, fut mise à l'épreuve en matière de sanctions et dans l'utilisationde l'anne commerciale en situation de conflit (Malouines et Mrique du Sud).

Secondant l'évolution en cours, le Conseil européen de Milan, lors de larédaction de l'Acte unique, codifia en matière de politique étrangère :. l'engagement de cohérence et l'obligation de la part des Douze, d'éviter

toute prise de position nuisjble à cet engagement;

l'inclusion cle la dimension «sécurité ,>clans le champ de la CPE. IimJtéedans un premier temps aux «aspects poLitiques et économiques ».

.

Cette nouvelle dimension ne pouvait se borner à l'affirmation d'unestratégie déclaratoire, si souvent critiquée.

C'est en réponse à l'unification allemande et à l'etTondrement du blocl'Est que l'impératif d'un positionnement de l'Union européenne sur la scèneinternationale rendit possible une percée dans le domaine tabou de ladimension « défense ».

Cependant, le nouveau « pilier sécurité et défense », au lieu d'être intégrédans lme structure lmique, capable de conduire à une politique extérieure

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communautarisée, rassemblant relations économiques extérieures etpolitique étrangère de sécurité et de défense, resta bridé aux procédures decoopérations intergouvernementales et soumis à la règle décisionnelle del'unanimité au sein du Conseil.

Le repli sur l'économique, n'étant plus justifié, dans cette nouvelle phasede réouverture du jeu paneuropéen, l'éclatement de la politique étrangèreentre les trois piliers, a conduit au renforcement de la seule institution enmesure d'assurer la cohérence et la continuité des actions entreprises, leConseil européen, véritable clé de voûte du traité.

Le Parlement, relégué, en la matière, a un rôle consultatif; laCommission s'est vu confier un droit d'initiative, qui lui assure une fonctionde jonction dans le dualisme persistant, entre la politique commercialeextérieure et la politique de sécurité et de défense commune (PESC).

Mais la mise en oeuvre d'« actions communes », dans les domaines où lesÉtats membres ont des intérêts essentiels communs, exige, en effet, commepar le passé, une décision à l'unanimité.

Du point de vue institutionnel, la subordination de l'UEO (Union del'Europe occidentale, issue de la transformation du Traité de Bruxelles de1948) à l'Union européenne, et sa reconnaissance comme « bras armé» de

l'Union, a été assortie, dans l'annexe au traité, d'un lien particulier avecl'OTAN.

L'Alliance atlantique, au sommet de janvier 1994, a apporté son pleinappui au développement d'une identité européenne de sécurité et de défense(déclaration du Il janvier 1994).

Dans le cadre des élargissements aux pays AELE, cette évidente avancéede l'Union apportera une différenciation ultérieure à la «géométrievariable », malgré l'engagement de certains pays neutres (Autriche, Suède etFinlande) à respecter la totalité des obligations qui découlent du traité.

Il s'agissait d'engagements qui restaient pour le moment théoriques, car si

l'UEO, comme «pilier» européen de l'Alliance atlantique, était devenueffectivement le «bras armé» dont on parlait, tous les États membres de

l'Union européenne auraient eu vocation à être membres de l'UEO.

C'est ce qui avait été promis aux pays d'Europe centrale et orientale,devenus entre temps «partenaires associés» de l'UEO.

Ce partenariat devait leur permettre de bénéficier, le moment de leuradhésion, du même degré de sécurité que les autres pays membres.

Cette garantie de sécurité étant elle-même liée à la réassurance del'OTAN, l'adhésion à l'UEO ne pourrait pas être durablement dissociée decelle de l'OTAN.

Ainsi, une cascade d'engagements en chaîne suscita des réticences auxÉtats-Unis qui demeuraient les garants de la stabilité du continent.

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il semble ditfidle en fait qu'ils n'aient pas eu leur mot à dire, mêmeindirectement, sur élargissements. susceptibles de rompre aVè:Ctraditions établies et légitimer ainsi leur droit de regard d, aveto. sur l'élargissement de l'Union européenne.

L'Union ne put leur consentir ce droit et fut confrontée, par la logique desa mutation permanente, à des tensions ou à des malentendus avec les États-Unis d'Amérique.

XI.16VERS UN NOUVEAU TRAITÉ?

L'idée d'un nouveau traité fut lancée par GÜnter Rinsche (CDU), co-rédacteur des Réflexions Sllr la politique européenne de son parti, en pleindébat sur 1'«Europe à plusieurs vitesses ». au sein du Parlement européen.

Le scénario d'un acte de refondation qui «crée un traité à côté du traité,qtùtte à faire de la stmcture existante une coqui1le vide... ,je s'est déjà produit,au début des années 50, lorsque les Britanniques, qui n'avaient pas acceptéde faire le Conseil de l'Europe vers une union plus étroite,poussèrent les à d'abord la CECA (Communauté Européenne duCharbon et de l'Acier), puis la Communauté Économique Européenne(CEE).

L'évocation de cette hypothèse eu le mérite d'ouvrir un débatconstitutionnel, où il fut question pour l'Europe d'entrer dans une nouvelleétape politique.

Après la contribution allemande de la CDU/CSU, il devint patent quel'Europe prend conscience de ne plus être line entreprise définie par sonpropre processus d'élaboration intérieur, par l'économique ou par le droit,mais qu'elle doit s'inscrire dans une finalité clairement formulée et dans desperspectives institutionnelles portant sur son identité, sur sa dimension et sursa stmcture politiques.

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Les vieux problèmes, longtemps éludés, de la différence interne etl'altérité devaient être finalement aflrontés et il fallait apporter, àchacun d'eux, une solution appropriée.

Dans ce débat, certaines idées revenaient de loin, tels l'avenir et lecontenu de la souveraineté, ou l'impossible rationalisation oueuropéanisation des nations, d'autres apparurent avec les intérêtseuropéens communs exigeant qu'un nouveau linkage soumette ,<contrôlede l'Allemagne unie par ses partenaires. au contrôle de ceux-ci parl'Allemagne» (H. Kohl).

Un « contrat de partenariat» renouvelé s'offre aujomd'hui aux Emopéens,après la liquidation de l'Empire soviétique et face au t10ttement d'uneAllemagne réunifiée au sein d'une Emope incertaine.

La pression des deux vagues d'élargissements en chantier eut pour effetde rendre le processus d'intégration «poHtiquement moins essentiel poml'Allemagne et constitutionneJJement plus coûteux pour la souverainetéfrançaise» (1. L. Bourlanges).

XI.17LES INCIDENCES DES ÉLARGISSEMENTS LE

DÉDOUBLEMENT DE LA DIFFÉRENCIATION. «COMMUNAUTÉ

D'ACTION» ET« COMMUNAUTÉ DE VALEURS»

Le Traité de Maastricht constitutionnalisa sysŒme dual de laconstruction européenne, qui consiste à associer la méthode de l'intégration àcelle de la coopération intergouvemementale, amplifiant cependant cettedemière.

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Le cadre institutionnel unique du traité signifia que les institutions de

l'Union européenne sont communes aux trois piliers et que la clé de voûte ydemeure le Conseil européen.

Les élargissements antérieurs ont conduit la Communauté à se doter d'uneorientation mondialiste.

Il s'agissait à l'époque d'articuler le cadre européen des adhésions àl'horizon géopolitique de la solidarité et de l'aide au développement.

L'ensemble des nations de la Communauté avaient des traditionsmarchandes, linguistiques et culturelles tournées vers l'extérieur (Afrique ouAmérique latine).

Elles ont toujours prétendu les conserver et en assumer les responsabilitésconséquentes.

L'élargissement vers les pays du Nord (AELE) s'armonça comme uneopération périlleuse pour la cohésion de l'Union, non seulement à cause dupassé de neutralité de ces pays, aujourd'hui périmé, et qui, à lui seul, devraitaccentuer une « différenciation» dans la cohésion politique de l'Union, maisen raison de leur philosophie, moins intégrationniste et plus libre-échangistedu continent.

La double vocation de la construction européenne, à l'élargissement et àl'approfondissement, qui était dans la meilleure tradition communautaire,fut-elle définitivement rompue, dès lors que son unité était assurée del'extérieur par l'existence d'un ennemi commun?

L'Union européenne, qui prétend devenir un acteur unitaire de la scèneinternationale, devait se doter d'une stratégie anticipatrice et globale, fondéesur une communauté d'action, que seul l'approfondissement devrait luipermettre.

Communauté d'action et communauté de valeurs apparaissaient les deuxvecteurs conceptuels et les deux clivages de la querelle, qui a identifié lesdeux modèles d'intégration: l'approfondissement et l'élargissement.

Qu'en est-il de cette unité, qui s'était mutuellement renforcée jusque-là?

La communauté d'action visait explicitement l'organisation d'unleadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des« souverainetés partagées ».

Elle s'appuyait sur les pays qui avaient acceptés d'en payer le prix dans unensemble de domaines, qui relevaient des prérogatives exclusives des États,et cela soit de façon systématique, soit de manière plus pragmatique.

Le principe de sub sidi arité4 (qui dans son interprétation la plusconséquente, n'est rien d'autre, que l'autre nom du mot fédéralisme) ne

Voir sur ce point 1. Charpentier, «Quelle subsidiarité », dans L'Europe, de laCommunauté à l'Union, p. 55. La subsidiarité est en effet ce qui assure l'équilibre entre lessolidarités qui unissent et les particularismes qui distinguent.

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s'appliquerait, dans ce dernier cas de figure, que lorsque certains pays«veulent, mais ne peuvent pas» atteindre tout seuls, par leur proprespolitiques, les objectifs susvisés.

La communauté de valeurs peut s'accommoder d'un socle de relationsfondées sur le jeu des interdépendances économiques, modérant ainsi lesintérêts nationaux.

Un ensemble de valeurs de paix et de libertés politiques viendraitcouronner cette communauté de valeurs.

Cependant, cet ensemble n'exigerait point le partage de deux objectifsessentiels, celui d'un ideal type européen de société, et celui d'une présencede l'Europe dans le monde.

Ces deux modèles n'étaient pas interchangeables et, en effet, ils mettaienten œuvre des formes d'intégration dissemblables.

S'ils avaient coexisté jusque-là, c'est à cause de la division du monde eten raison d'une pression extérieure, forçant l'identité de l'Europe à se définir,moins par elle-même et par la force de ses institutions politiques que par lestermes imbriqués d'Occident et de marché, le premier faisant référence à uncamp qui incluait nécessairement l'Amérique, le deuxième renvoyant à unespace transnational, ouvert sur le grand large, mais sans identité définie.

La coexistence de cette dichotomie et de ces deux communautés vécut etla construction européenne dut faire aujourd'hui la différence et le choixentre les deux.

Le dédoublement fonctionnel est avant tout un dédoublement politique et,par conséquent, institutionnel.

En effet, la communautécommunauté de valeurs àfonctionnelle ment.

d'action avait vocation à se rétrécir et las'élargir géographiquement et à s'étendre

La communauté de valeurs apparaissait comme essentielle à l'époque dela guerre froide.

Elle était le reflet d'une opposition de philosophies, de modèles de sociétéet de grandes conceptions du monde.

Ainsi, la communauté de valeurs pouvait se suffire à elle-même etconstituer le critère d'inspiration pour une famille de nations, que les guerresciviles européennes avaient déchirées dans le passé et que l'appel auxsources originelles pouvait réconcilier à l'avenir.

Concrètement, ce fut par l'action et donc par un effort d'intégration réalisédans des domaines d'intérêts essentiels (le charbon et l'acier d'abord), que laCommunauté définit à l'époque son modèle d'identité.

Rien de tel plus tard quand la communauté de valeurs triompha bien au-delà des frontières de l'après-guerre et où le modèle d'intégration, par la voie

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Page 192: L'Europe entre utopie et realpolitik

des élargissements successifs, est devenu un impératif incontournable, tant à

l'Est qu'au Sud.

Avec la fin de la guerre frcÜde, l'unité de communauté d'action et decommunauté de valeurs, qui avaient permis la complémentarité del'approfondissement et de l'élargissement, ne suffit plus il générer d'elle-même ni un modèle d'identité ni un modèle décisionnel, indispensables il desinstitutions unitaires.

Rien de surprenant qu'un « nouveau contrat fondateur» fut mis à l'ordredu jour des travaux, visant à identifier «qui », dans un contexte dechangement du décor intemational « veut et peut» organiser lecapable d'orienter le cadre institutionnel unique, et «qui peut et veut»favoriser l'essor du «pouvoir constituant" du Parlement, et assurer à laCommission la place d'exécution dans le délicat éqtùlibre des pouvoirs ausein des institutions.

n appartient aux présidences, allemande et française, puis espagnole etitalienne, de trancher dans le vif ces débats et d'opérer ce dédoublementd'objectifs, les traduisant dans les travaux préparatoires de la conférenceintergouvernementale pour la révision du Traité, prévue pour 1996.

Le problème essentiel de l'Union européenne était et reste la coexistenceen son sein, de ces deux modalités d'intégration, reconnues par Traité deMaastricht, mais dont la dialectique unÜaire est devenue aujow'd'huiinféconde.

Passant Douze à Seize, puis del'Union peut-elle demeurer la même?

à Vingt-Quatre, la nature de

XI.18DIFFÉRENCIATION ET« GÉOMÉTRIE VARIABLE»

En réalité, plus l'Union s'élargit il de nouveaux membres, plus lapossibilité que l'ensemble des États partage la totalité des objectifs ou suive

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simultanément toutes les politiques (monnaie, défense, politique extérieure,marché intérieur) relève de l'utopie.

La « géométrie variable» s'impose eo ipso, comme seule résultante deraison, justifiant ainsi l'utilisation d'une expression abusée, celle d'« Europe àla carte».

La « différenciation» dans les domaines du choix ou dans les délais de laparticipation ferait en conséquence la distinction entre « ceux qui veulent»et ceux qui «ne peuvent pas» dans l'immédiat, à cause d'une série decontraintes politiques ou techniques.

Ce degré variable de participation ne peut constituer enfin un argument,pour faire du plus petit dénominateur le critère de marche de l'ensemble.

Sur le terrain de la volonté politique, la «théorie de la géométrievariable» est destinée à respecter tout à la fois, les exigences des Étatstechniquement inaptes ou politiquement récalcitrants, qui ne pourraientadhérer à la règle de l'unanimité, et la volonté des États, désireux de prendreles devants dans une série de domaines décisifs (politiques, militaires etmonétaires), permettant ainsi à l'ensemble de réaliser pleinement lespotentialités globales de l'Union.

En ce sens, la communauté d'action, rétrécie et ouverte à tous les pays quiveulent la rejoindre, pourrait organiser le leadership nécessaire aurenforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs,s'identifiant à son groupe de tête.

Ce dernier, jouerait un rôle politique moteur au plan institutionnel. Dansla politique extérieure il pourrait fonctionner comme stabilisateur en matièred'apaisement de conflits et de gestion de crise.

La stratégie d'élargissement passa par un aménagement institutionnelpérilleux pour la cohésion de l'Union et comporta, de ce fait, un « dialoguestructuré» avec les six pays liés à l'Union par des accords d'association, àsavoir la Pologne et la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, laRoumanie et la Bulgarie.

Ce dialogue implique un rapprochement des législations sur les grandspiliers du marché intérieur et une inclusion des dossiers transeuropéensd'avenir, tels l'énergie, l'environnement, les transports et la recherche.

À l'époque, la profession de foi intégrationniste et le caractère positif dudocument allemand CDU/CSU eurent le mérite de rappeler que le ralliementde l'Allemagne à une grande Europe à l'anglaise n'est fait ni dans l'intérêt nidans les objectifs de ce pays et que la France pourrait trouver son comptedans une sorte d'intégrationnisme politique, reposant sur une répartition plusclaire des compétences, communautaires, nationales et régionales.

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XI.19NOUVELLES IDENTIFICATIONS ET CHOC DES CIVILISATIONS.

L'OCCIDENT CONTRE LE RESTE DU MONDE

Alors que le vieux cadre des relations internationales apparut commedissous, le monde et l'Europe traversaient en 1994 un temps d'identification.

Le statut politico-militaire de l'Union européenne restait à imaginer et àconstruire et celle-ci devait passer d'une politique réactive à une politiqueprospective.

La question qui se posa, le moment oÙ on donnerait suite aux formesd'intégration des pays d'Europe centrale, était de savoir comment traiter de laRussie et avec la Russie.

Celle-ci, après tille péliode d'affaiblissement transitoire, retrouva till rôledominant en Eurasie.

Que restera-t-il alors de la décolonisation brutale de l'Empire soviétique?

Le retour du politique, dans la révision du Traité de l'Union, était bienplus qu'un processus de révision constitutionnelle.

Ce retour était dictée par l'impératif de penser le monde et les équilibresgéopolitiques globaux.

C'était en même temps une aide otlerte à la Russie, pour un réexamen deson rôle et des limites son action dans et avec l'Europe.

C'était une aide offerte à la communauté mondiale, afin qu'elle tiennecompte de l'émergence d'un acteur politique central et de ses intérêtsstratégiques à long terme.

C'était un apport à l'importance de la coopération internationale avec leJapon, les États-Unis, la Chine et l'Inde.

En effet, trois grandes réalités se superposaient sur la scène mondiale :l'interaction croissante des stratégies diplomatiques militaires,l'interdépendance des intérêts et des forces économiques, et les intertërences

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de société à société, au sein desquelles prévalent la communication etl'échange culturel.

Le dialogue entre universalité et traditions, identités et mondialisme s'enest trouvé évoqué comme le fondement de la complexité de notreconjoncture.

Dans le fil de ces préoccupations, pouvait-on passer sous silence le débatintellectuel qui a connu un grand retentissement aux États-Unis, suite àl'article du politologue de Harvard, Samuel P. Huntington, publié sur la revueForeign Affairs, n04 (été 1993) ?

Suivant un courant de pensée qui va de Spengler à Toynbee et de QuincyWright à Ortega y Gasset, Samuel P. Huntington propose un nouveau« paradigme », pour expliquer « la révolte contre la modernité », l'avenir desrelations internationales et les types de conflit auxquels l'Occident devra sepréparer.

Il s'agit du « choc des civilisations ».

Son hypothèse est que:

«Dans le monde nouveau, les conflits n'auront pas pour originel'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division de l'humanité et lesprincipales sources de conflit seront - ajoute-t-il - culturelles. Les États-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales,mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises desnations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocsdes civilisations seront les lignes de front de l'avenir ».

Après avoir rappelé que « la communauté de culture est une préconditionde l'intégration économique », il poursuit que « l'axe central de la politiquemondiale sera probablement, dans l'avenir, le conflit entre l'Occident et lereste du monde ».

Qu'est-ce-que cela implique pour l'Occident (Europe et États-Unis) ?

«Tout d'abord, que les identités forgées par l'appartenance à unecivilisation remplaceront toutes les autres appartenances, que les États-nations disparaîtront, que chaque civilisation deviendra une identité politiqueautonome ».

Ainsi, préconise S.P.Huntington : «à court terme, l'Occident a intérêt àdévelopper la coopération et l'unité à l'intérieur de la civilisation qu'ilreprésente, plus particulièrement entre ses composantes européennes et nord-américaine; à incorporer à l'Occident les sociétés de l'Europe de l'Est et del'Amérique Latine, dont les cultures sont proches, à étendre des relations decoopération avec la Russie et le Japon, à empêcher que des conflits locauxentre pays appartenant à des civilisations différentes ne dégénèrent pas enguerres majeures pour l'avenir du système ... ».

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Il a été observé, au sein du débat suscité en Europe par l'article de Samuelp. Huntington, que la tendance du monde contemporain vers la globalisation

n'a guère pour base un substrat civilisationnel.

La fragmentation du monde qui en résulte se conjugue avec la réalitéd'une indépendance multiforme, peu propice au maintien de la stabilité et quin'a pas de ressemblance avec la constitution de blocs homogènes décrite parS. Huntington.

Le processus de régionalisation en cours met l'accent sur ladiversification des intérêts plutôt que sur l'affirmation des identités.

En effet, la création de blocs régionaux ressemble à des conglomérats,composés de sociétés différenciées et guère à des ensembles, constitués àpartir de bases culturelles homogènes.

En Europe, comme dans le continent nord-américain, ce processus a saraison d'être dans la dynamique des interdépendances et dans la logique desavantages comparés.

Ainsi, la complémentarité des intérêts joue un rôle essentiel dans les deuxsens, de l'ouverture et de l'intégration, et ces deux mouvements sontbeaucoup plus favorables au compromis qu'à l'affrontement.

Les facteurs de diversification introduits par cette double tendance ne sesoldent pas nécessairement par le rejet de l'autre et la reconstitution de lalogique de l'ennemi.

La régionalisation du système mondial ne rassemble guère à des formesde morcellement politiques, dont les lignes de fracture seraient définies etaggravées par les religions et par des conflits civilisationnels.

En effet, tout système d'intégration où les critères de diversification seréaliseraient par des chocs identitaires et où les conflits locaux seraientsusceptibles de dégénérer en guerres majeures aurait failli à sa tâche.

L'Union européenne a tenu jusque-là sa promesse, celle de réaliser unezone de paix, de prospérité et de liberté.

Cette zone s'identifie à une aire de civilisation qui a connu par le passédes « guerres civiles» fratricides.

Une pareille entreprise dans l'espace ouvert par l'implosion du systèmesoviétique est encore à l'heure d'ajustements incertains.

L'Union européenne pensée par les Européens comme un modèleinstitutionnel achevé, par leur besoin irrépressible à problématiser le devenir(E. Morin), n'en finit pas de naître comme acteur international sur la scène

du monde.

Dans le nouveau jeu des nations, débridé par la disparition de la stabiliténucléaire, la sécurité collective demeurera encore longtemps le grand défi decette fin de siècle et dans la recherche de celle-ci, l'Union européenne pourray jouer le rôle de pôle de stabilité, de démocratie et de droit, à condition

qu'elle acquière une dimension politique et une capacité militaire efficace.

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XII. POUR UNE « EUROPE RESTAURÉE ».DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE

À LAMACHTPOLITIK.UNE RELECTURE DE CARL SCHMITT

XII.l CONSTITUTION ET CONCEPT D'ÉTAT. ÉTAT ET «SOCIÉTÉ

CIVILE»

Pouvons-nous adopter vis-à-vis de la Constitution européenne la critiquequi fut portée par Walter Rathenau il la nouvelle Constitution du Reich issuede J'effondrement de J'État impérial allemand? ,( La nouveUeConstitution,>, disait-il, «renonce en général à toute problématique quitouche il l'essence inteme du concept d'État (n.d.T. de l'État politique oud'une fédération d'États) [...]. Qui a vu le déchirement entre la direction duReich et les États fédéraux, les États fédéraux et la Prusse, les compétencesprussiennes entre elles et les compétences du Reich et du chancelier(aujourd'hui, président du Conseil de l'Union européenne, figurehypostasiée de la souveraineté, n.d.r.), qui a vu cela devrait savoir qu'ici onpeut travailler seulement au jour pour jour et que toute grande tâche estpulvérisée. »

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C'est le triomphe de la vie immédiate, celle de la « société civile» contrele temps et le sens de l'histoire, contre la volonté de jouer un rôle depuissance dans la vie internationale, par sa nature anticipatrice etdisciplinaire. La raison de cette pulvérisation des tâches et de cettedispersion du pouvoir est l'absence d'un projet politique de la sociétéeuropéenne, et la carence de centralité d'un leaderships unitaire6,institutionnel et personnalisé.

L'impossibilité de réunir harmoniquement dans la nouvelle Verfassungeuropéenne, Goethe et Dante, Shakespeare et Corneille, en les reliant auxfigures visionnaires de Churchill et De Gaulle, d'Adenauer et de Gasperi,témoigne de la difficulté d'établir une liaison organique entre finalités etmoyens, culture et Machtpolitik, idéalités et sécurité internationale sous lerôle monocratique d'un décideur, le chef décisif de Jean Bodin, celui quidélibère du « salut public ».

La crise latente de la Constitution européenne est de poser les valeurs« hors» de la politique, hors de la logique radicale de l'ami et de l'ennemi,dans un espace pacifié, au sein duquel règne un concept dépolitisé degouvernement, celui de «gouvernance» ou encore dans un espace defictions, l'égalité des États et l'existence d'une polyarchie administrativeneutralisée et aléatoire.

Ainsi, la logique des valeurs, au lieu de devenir l'élément constitutif etunificateur d'une nouvelle Gesellschaft douée d'une mission intégratrice etcivilisatrice, se transforme en idéologie de la « démocratie humanitaire» etfait l'objet d'une irruption du politique dans des aires extérieuresdéstabilisées, nécessitant une légitimation internationale (ONU) ou un brasarmé au commandement extérieur (OTAN).

La première conséquence est une difficulté d'opérer des synthèses de lapart du Parlement européen qui n'est pas encore l'expression d'une forcesociale et politique homogène et montante, la bourgeoisie du XIXe, d'où lafaiblesse permanente de la représentation où les intérêts particuliers, nondisciplinés par une «volonté générale» à forte résonance culturelle etéclatée en opinions nationales dissonantes, tendent à prévaloir, en faussant lerapport entre dirigeants et dirigés, forces nationales et direction de l'Union.

Leadership et monocratie demeurent complémentaires. En effet, la monocratieinstitue une magistrature de pouvoirs douée de capacités d'actions institutionnelles adéquates,cependant que le leadership définit l'investissement plébiscitaire et personnel finalisant cespouvoirs à des objectifs de succès politique, en particulier en situations d'exception. C'est lafoi dans sa mission qui permet au leader charismatique d'assurer le salut public comme « biende tous» et d'apparaître aux opinions comme 1'« homme de confiance (de la) des nation(s) ».Voué à une seule fidélité, celle du bien public, il est perçu comme l'interprète des réalités deson temps et le décideur providentiel de l'émergence.

Ou « gouvernement faible » aux articulations dissemblables, two-level governanceou multi-level governance.

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Ainsi, à défaut d'une « volonté générale », le risque d'identifier « sociétécivile» et représentation politique rend le Parlement plus perméable auxattentes sociales, renonçant ainsi à la fonction d'ordonnancement et desubordination qu'était celle au XIXe de 1'« État de droit» classique, pointd'équilibre entre l'État gouverneur et l'État législatif.

Cette identification progressive entre État et société correspond à unetendance profonde du monde occidental.

De l'État absolu du XVIIe et XVIIIe siècle, on passe à l'État libéral etneutre du XIXe, puis à « l'État total» et autoritaire de la première moitié duXXe siècle et enfin à l'État social de la deuxième moitié du XXe.

Dans cette perspective, la «société» devenue État est un «État del'économie, de la culture, de l'assistance, de la bienfaisance, de laprévoyance [...]. L'État [...] embrasse ainsi tout le social [...]. Les partis,dans lesquels s'organisent les tendances et les divers intérêts sociaux,constituent la société même, devenue l'État des partis (Carl Schmitt). »

Le transfert du régime des partis et du régime des représentants vers leParlement européen, qui ne devient pas pour autant le lieu de la sélection etde la formation des élites européennes, relègue la « Commission» à être uneinstitution d'initiative et d'exécution, surchargée de tâches de directionsocioéconomiques. La revendication de celle-ci de supplanter, par lareprésentation nationale des « commissaires », la fonction de « synthèse desintérêts» du Parlement, fait de la recherche de l' « intérêt commun» la ratioessendi de son existence. Ses pratiques législatives et réglementaires,qualitativement différentes des « actes de gouvernement» de la tradition dudroit administratif français ne lui ont pas permis de devenir jusqu'ici legouvernement de l'Union, par son incapacité à produire une légalité et unelégitimité propres. En effet, l'exigence d'un appareil administratif,déconnecté de tout risque politique et donc de toute sanction, c'est d'être, aumoins virtuellement, au service d'intérêts politiques divers et souventopposés.

Or, 1'« occasionalisme » politique, la persistante dualité des deux sphères,du privé et du publique, l'omniprésence du système des interdépendances etl'acquis institutionnel consistant à considérer la fonction politique commerégulation7, poussent à structurer le monopole de la décision politique,

encore partagée entre la centralité faible de l'Union (le Conseil de l'Unioneuropéenne) et l'écartèlement des pouvoirs nationaux résiduels, hors de laConstitution, dans les « crises» du système international.

La gouvernabilité et la souveraineté effectives exigent une directionunitaire, bref, la capacité de « décider d'une crise en situation d'exception»et donc, de disposer d'une Constitution avec leadership et des formes de

Régulation mixte, exécutive et législative, réduite à une politique de compromis et

de concessions, bref, une politique dépolitisée et non radicale.

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gouvernement monocratiques et fortes. En débattre de manière introvertie,c'est débattre de Ptolémée à l'âge de la révolution copernicienne.

Inutile d'ajouter que la «situation d'exception» est une donnéepermanente de la scène mondiale surtout lorsque la logique de la puissanceest de nature globale et que le théâtre de l'histoire offre un spectacledésarmant de violence et de sang, tirant sa raison d'être de la lutte pour la vieentre les forts et les faibles et de la lutte pour le pouvoir, intimement liée à lapremière, entre les hommes, les sociétés et les États.

Schmitt affirmait déjà dans les années 30, «on ne peut détermineraujourd'hui la politique en partant de l'État (n.d.r., ou de la Constitution,puisque l'État est sa Constitution) mais il faut que l'État (et donc, n.d.r., saConstitution) soit déterminé en partant de la politique» et, ajoutons-nous, dela Weltmachtpolitik.

Il s'agit d'une décision éminemment politique, car elle préside auregroupement en amis et ennemis et elle en résulte, en vertu d'unedétermination existentielle des stratégies d'avenir et de toutes configurationsde ses forces (choix des alliances et morphologie du système international).

L'absence de leadership et de «monopole politique» de la part de laConstitution et la rémission à ses institutions constitutives d'un «nouveaumode de gouverner» exalte la dispersion des pouvoirs et la « neutralité» del'action de bureau, autrement dit « leur dépolitisation ».

Elle fait de l'Europe une «puissance civile» et de l'organisationinstitutionnelle de l'Europe un État administratif, un État social en grand.

La partie se joue ailleurs, autour de la possession de ces instrumentsd'autorité et la politique est hors de cet enjeu.

La politique est hors de la Constitution, dans la décision du défi ultimequi tient à la sécurité et au droit de l'épée, car la Machtpolitik demeureencore dans les mains des États et repose dans les règlements des situationsde crise et dans l'ouverture par anticipation de celles-ci.

Un État administratif est un État qui administre, mais ne gouverne pas, où le droit

et la réglementation sont le fait d'une bureaucratie et de la « force normative » du factuel.

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XII.2 LA CONSTITUTION SELON CARL SCHMITT

G hédtier de la sdence juridique allemande de la seconde moitié du XIX"siècle, cene qui avait donné au jus publicum europaeum de Gerber à Jellinek,en passant par Giet'ke, Hanel et Gneist, les traits d'une civilisation du droitspécifique et exclusive de l'Occident, Carl Schmitt, fit reposer sa conceptionde la constitution sur trois significations distinctes: absolue, relative et

Cette conception se raccorde à celle de la subjectivité de la décision et àla priorité du concept de« politique », la dialectique de l'ami et de l'ennemi.

La première de ces trois variantes met en exergue, à l'intérieur l'aspectsingulier, essentiel, concret, d'un acteur historiquement vivant, comme« unité et ordre public d'un État déterminé », structuré hiérarchiquement.

L'État est sa constitution (Der politische

Cependant, entre Verfasszmg et KonstitutioN intervient la distinction duconcept absolu, de constitution connne « tout unitaire » et du concept relatifde constitution comme « multiplicité de lois singulières ».

L'ordre du devenir appartient au «, tout unitaire », à la Verfassung et seréalise par l'Ulùté d'une volonté, celle du décideur, détenteur du pouvoir, uneunité qui s'atlirme sur la constante précarité des désordres intérieurs ouextérieurs.

,<Unité et ordre public» (Schmitt) donc! Au-delà des transactions et despactes entre les intérêts pal1iculiers en conflit; et point dimensiontranscendallte et extérieure inspirée pal' un «devoir être » métahistorique,celui, par exemple, du normativisme, dont la Constitution représenteraitl'instrument nonnateur.

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Le noyau autour duquel se constitue la «volonté» étatique, comme« volonté générale », est le système de la représentation, l'ordonnancementjuridique qui se distingue de la constitution.

La constitution est une adaptation permanente de la lutte pOtU' la vie, cenede l'unité politique qui, à l'échelle mondiale, intègre les affrontementsincessants des intérêts, opinions et forces déchaînés dans les oppositions etles confIjts,

L'épaisseur d'une constitution et sa «qualité historique» s'établissentdans la tension entre la politique comme confIjt radical, issu de situationsd'exception, et le système nonnativisé de la vie étatique intélieure, parlequel les cas extrêmes chargent la constitution et de forceexistentielles, et à travers laquelle la « volonté >,étatique se commue, dans la

cité politique en loyauté et obéissance des citoyens et sur la scène mondialeen stratégie visionnaire et volonté d'affirmation histOliques.

XII.3 CONSTITUTION ET DÉCISiON

La «dédsion» s'insère dans cette tension entre la politique et laconstitution, comme passionaJité de l'action ou référence inconditionnée,conllne impératif historique el choix constitutionnel.

Si le concept de politique s'enracine dans l'opposition entre l'existentielet le normatif, la prolifération de représentations fonctionnelles estsusceptible d'induire une c'l'ise de légitimité atteignant toute la structure del'Union, et cela en raison de la faiblesse de la personnalisation et devisibilité du pouvoir,

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Au sein de la convention, la tendance de certains États, zélotesd'hégémonies extérieures et sans domicile constitutionnel fixe, a été celle derésoudre le problème de la souveraineté et de la direction politiques en lesniant; en niant les situations d'exception (Machtpolitik), et en même temps,l'exigence historique d'un pouvoir de décision, en essayant d'émanciper laconstitution de toute Zentralgebiete. En ce faisant, les États tournés vers lescompromis intérieurs ont exalté la métaphysique du « démocratisme pur » oudu « Dieu impuissant ».

La théorie de la décision de Schmitt et l'exigence de choix d'action del'Europe dans le monde se sont posées et se posent aux antipodes desstratégies fonctionnelles, et des fictions juridiques, bien au-delà desscepticismes publics ou des pondérations de pouvoir.

Une «constitution neutralisée» est une constitution dans laquelle lasouveraineté, partagée et sans leader, est incapable d'établir une ligne dedémarcation entre l'ami et l'ennemi surtout à l'extérieur et dans un mondede menaces combinées, une constitution inapte à redessiner dans uneconjoncture déterminée le profil de l'antithèse politique radicale, au-delà del'apparente normalité des équilibres constitutionnels.

La tension agonale de la vue internationale est ainsi étouffée dans lecadre d'une situation régulière et homogène, susceptible de permettrel'application de la règle démocratique et celle de la norme constitutionnelle.

Or, l'influence de la démocratie et celle de l'ordonnancement juridique,voire même de la constitution ne reposent guère sur la « normalité» ou surles équilibres régulés et gouvernables mais sur l'exception, sur les situationsextrêmes, fondatrices et originelles.

Dans le premier cas, l'essence de la norme s'appuie sur une logiquerationaliste et formelle, dans le deuxième, sur l'expérience de la viehistorique, existentielle et radicale.

Philosophiquement, la norme ne prouve rien et l'exception y est tout, carla règle vit de l'exception et celle-ci seulement intègre l'anarchie des sens etdes forces de la vie du monde.

Dans un cas, la norme apparaît figée et statique, dans l'autre, l'exceptionse dévoile, en son essence, passionnelle et tragique, car elle appréhende lagénéralité avec la passionnalité la plus énergique.

Une constitution qui vit de l'équilibre de ses normes et qui en est lagarante s'anéantit en elle-même. Elle se supprime et s'amenuise, elle sedépolitise et se neutralise d'abord dans les ajustements du système en tantque tel, ensuite parce que cette constitution aura perdu le sens profond dupolitique, la lutte pour le pouvoir et le règlement des conflits de son temps.

Le « sujet» de la souveraineté européenne destiné à assurer la stabilitéinstitutionnelle (président-ministre des Affaires étrangères) est à peineesquissé et ne peut être déduit que des impératifs de la M achtpolitik.

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Or, l'existenÜel et la dynarnique réelle des rapports mondiaux de forcesne sont guère le produit d'une loi, d'une délégaÜon ou d'une BildungraÜonaliste car la « décision >t et la «souveraineté T> ne sont pointimmanentes à la Verfassung mais bel et bien normtranszendent, absolus ausens propre.

Ainsi, et encore une fois, les concepts fondamentaux de la théoriemoderne de la consÜtution et de l'État demeurent des concepts théologiquessécularisés.

En effet, si la « vérÜé» existentielle du pohÜque est dans l' « étatd'excepÜon », au plan cognitif l'état d'exception dévoile le radicalisme de lavie naturelle des États et le « dogme ,>qui la secoue et l'inspire, la crise, dela même manière que le «miracle »,dévoile dans la théologie l'existenceéclairante et tenible du Dieu créateur.

XIIA L'EXISTEI\iTIELET L'OCCASIONNEL

Dans la dimension totale du poliÜque, \< souverain » est donc celui quidécide, selon Schmitt, sur l'état d'exception, celui qui est le maitre intégraldes affaires intérieures et extérieures. Or, toute circonstance, tout momentpoliÜque est virtuellement un moment d'exception (voir Je 11 septembre auxUSA).

C'est Je souverain qui décide de son actualisation (déclaraÜon de Bushsur la guerre au teITorisme international).

Le décisiOlmisme, introduit par l' « existentiel » n'est guèrer« occasionnel" mais r« ontologique ». L'existenÜel est l'antinormatif parexcellence, c'est-à-dire la « politique en devenir ».

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La politique comme décision tempestivecomme dieu mortel, et comme calcul

(Hobbes).

Par ailleurs, la Constitution et l'État, comme l'existentiel et le temps,doivent pouvoir saisir l'occasion et la prendre par les cheveux, ainsi quenous l'admirons dans la symbolique tapis de la Renaissance italiennecélébrant les Médicis. Quel système de décision, quel ensemble de nonnes,quel critère de vote, quel type de majorité permettront à l'Union d'être letemps de l'Europe qui prend l'occasion par les cheveux, l'oriente dans lesens du destin et tlnalement la domine?

(Machiavel) s'oppose à l'Étatrationnel, comme

XII.S THÉOLOGIE ET POLITIQUE

Puisque la vie spirituelle de toute époque est polycentrique et laphilosophie de l'histoire représente l'orientation imprimée à un sujetpolitique par ses élites-guides, le processus de sécularisation de l'Europe,que nous vivons depuis un siècle, affaiblit cene-ci par rapport à l'offensivethéologique, téléologique et métaphysique d'autres peuples, en lutte pour lavie, la survie ou l'hégémonie, offensive conduite aujourd'hui au nom de la« revanche de Dieu ».

Dans ce cadre, la décision politique ne dépend d'auclme structurejmidique, d'aucune technique séculaire, d'aucun cadre constitutionnel etinstitutionnel mais de l'enjeu existentiel le plus radical et radicalement

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négateur, l'opposition entre l'ami et l'ennemi, mise à nu par l'occasionnel,le conjoncturel et le circonstanciel.

L'ennemi public n'est pas l'ennemi personnel et privé l'inimicus mais

l' hostis, celui qui s'oppose à notre conception collective et occidentale de lavie et demeure le porteur d'une conception irréductible et incommensurablede l'existence et de la culture.

Le normativisme juridique, l'État de droit et la légitimité internationaleprêchant la « commensurabilité» et l'équivalence des intérêts neutralisentl'antithèse radicale de l'ami et de l'ennemi et la vident de sa substanceéthique, négatrice et créatrice; la vident de toute puissance de changement etd'avenir.

Ils la réduisent à un équilibre exsangue, à un calcul optimalisé,« commensurabilité» de valeurs incompatibles, en paix apparenteartifice absolu.

Le souverain qui décide de l'État d'exception ne peut être le chairman duConseil de l'UE9, qui fixe les règles du jeu et qui est un produit de lanormalité institutionnelle. Pour l'heure, ce président ne peut être le décideuret donc le «souverain », car il ne peut être le porteur d'une symbioseirrépressible de théologie, de philosophie et de droit-force, le droit-personnedu cas extrême, en mesure d'aller au-delà des horizons constitutionnelsactuels, postmodernes et posttragiques.

à uneet en

Le président permanent du conseil, simple président de séance dépourvu d'autoritéest ici un joueur parmi d'autres et dispose d'un pouvoir limité et dérivé, non originel, nonindépendant, non suprême. Selon A. Lamassoure, «[l]'évaporation de la fonction de la

souveraineté ferait en sorte que, dans la nouvelle constitution, le rôle du « maître d'ouvrage »sera partagé entre le Conseil de l'UE, le président permanent dudit conseil et le président de lacommission ». Cette évaporation tricéphale de la souveraineté est ainsi présentée: «laditefonction n'a pas besoin d'être exercée par une seule personne ni une seule autorité, comptetenu de la nature collective du projet.

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XII.6 ÉTHIQUE ET POLITIQUE. AU-DELÀ DE LA CONSTITUTION

Le concept de politique résultant de la double tension de la politique et del'État, a dans la dialectique de l'ami et de l' ennemi un renouvellementperpétuel. Cette dialectique condui t, dans chaque conjoncture, à des a]]jancesoccasionnelles et temporaires.

En travaillant sur System der Sittlichkeit de Hegel. Schmitt découvre que

l' « ennemi ,> se constitue comme tel par une différence éthique et cettedifférence est elle-même 1'« ennemi» un étranger à nier dans sa totalitéexistentielle.

En 1962, présentant à Pamplona sa Théorie des Partisanen, Schmittrendra un hommage appuyé à Lénine dont la supéliorité sm- tous les autresmarxistes de son temps consista à avoir approfondi et radicalisé la notiond'inimitié totale et d'en avoir fait r axe de gravité de la guene sociale.

L'essentiel pour Lénine fut de savoir d'abord qui était son ennemi. Cetennemi absolu fut identifié dans l'adversaire de classe.

Par cette opération, Lénine tït de r ennemi réel un ennemi absolu. Or,« celui qui est en lutte avec un ennemi absolu voit un avertissement dans sacapadté immédiate de lutte, voit son affaiblissement dans l' amlétisation, larelativisation et la neutralisation de l'ennemi. D'où l'inévitable manqued'objectivité de tOLItedécision politique. Ainsi, dans la lutte, la distinctionentre «légalité et illégalité» - dira Lukacs - « est pour les marxistes unproblème éminemment tactique », le marxisme se situant d'emblée au-delàdu droit existant et en rupture avec celui-ci,

Dans cette relativisation de l'État et du droit, hérités de la tradition dujuspublicum ellropaeum et de la civilisation juridique du XIX" siècle, nouspercevons la mise en valeur des concepts d' « ennemi» et de « puissance 't,

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Le droit perd de sa substance éthique et égare sa liaison conceptuelle avecles présupposés de la pensée théologique et les dogmes« pessimistes du pêché ».

Le dogme théologique fondamental sur la démonisation du mondeconduit à une division des hommes en « bons» et « mauvais », de la mêmemanière que la distinction en amis et ennemis.

En revanche, l'optimisme indifférencié, typique du concept universeld'homme aboutit à une conception du monde « bon », parmi lequel règnentnaturellement la paix, la sécurité et l'harmonie. Le concept d'humanité n'apas d'ennemis et comporte une obligation morale de fraternité et desolidarité. Ce même optimisme représente, par ailleurs, la dissolution del'histoire de l'Occident comme histoire de conflits et de luttes pourl'hégémonie, imposées politiquement par la « loi du mouvement », l'animamundi.

Cela aboutit à la conception dominante dans l'Europe d'aujourd'hui, oùle conflit séculaire entre le droit et la puissance est résolu par une moralepublique entièrement sécularisée et devenue totalement autonome parrapport à la métaphysique et à la religion.

Ainsi, dans le cadre d'une conception moralisante et légalitaire de la vieinternationale, le caractère radical de la distinction de l'ami et de l'ennemiest éclipsé par la confusion du politique et des valeurs et par la soumissionde ces dernières aux normes instituées, celles de l'économique et du droit.Suivant cette confusion, le concept politique de mouvement et de luttedevient, par l'influence de la pensée libérale, au plan économique,« concurrence» et, au plan spirituel, « discussion ».

Ainsi, les différends dans les relations internationales tendent à remplacerla clarté de la distinction entre «paix» et «guerre» par des approchesd'indécision, des options mixtes de légalité (manifestation du nomos, de lavoluntas, de 1'« éthos » étatiques comme coercition et force contraignante) etlégitimité (fidélité formelle à une autorité ou à un consensus occasionneldépourvus de sanction, démocratique ou juridique) ou encore de négociationet de refus d'engagement.

Cette conception est un «amas hétéroclite d'économie, de liberté, detechnique, de laïcisation éthique et de parlementarisme» (C. Schmitt).lO

10 Il aboutit, selon Marc Ferry, à un concept d'État où « sa vérité » se situerait dans lechoix d'une « alternative entre espace multiculturel des mondes fermés », autrement dit entrela société classique des États, comme «état de nature et guerre permanente » et l'« ordrecosmopolitique de sociétés ouvertes ». Cependant, il s'agit d'une alternative de réalitéspurement spéculatives, fondées sur un ordre défini dans la seule dimension du ius gentium ethominum, en vue de l'entente et de la coopération universelles.

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XII.7 LE RÉALISME RADICAL

Thomas Hobbes Nit'olo' Machial'elli

Les théoriciens de la conception «pessinÜste t, du monde - les réalistesradicaux, les réalistes classiques et, en particulier, Hobbes et Machiavel -

fondent la distinction entre amis et ennemis sur la conviction, ancrée dans lesparties antagonistes d'être dans Je », dans le ,<juste» et dans« bon », ce qui provoque le conflit de tous contre tous.

Dans les conceptions du temps présents deux univers culturelsmaintiennent cette foi et cette liaison existentielles avec la pensée politiqueet la radicalisent; les fondamentalistes américains et islamiques, et ils sedéclarent prêts à mourir au nom de leurs conceptions et pour leur triomphe.

Les hommes paisibles en général, et les Européens en particulier,cultivent r illusion d'une paix sans menaces et ne tolèrent guère les« pessimistes »,

Machiavel, Hegel et Fichte écrivaient dans une situation de « défensiveidéologique» et il fallait, dès lors, se prémunir de l'ennemi qui règne àl'intérieur par la démission spirituelle et les concepts démilitmisés (perçuspar J'Islam comme logés dm1s demeure la provisoire, DarKOl({i - l'Europe) et, à l'extérieur, pm' une pensée inspirée à la violence et àla vision antagonique du monde, Hors, pour terminer, de toute notion dejuste ou d'injuste, car il n'y a pas de nonnes universellement partagées àpm1:irdesquelles pOlm'ait se dégager un concept commun de justice.

Cette vision repose dans la conjoncture actuelle sur la distinction du« Peuple du Livre » en Dar at Hw-hi (la demeure de la guerre, J'Occident) eten « Dar al Islam» (la demeure de la paix et de la vraie religion,)

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En conséquence, l'Occident comme consteJlation démocratiséepacifiée d'États de droits, lorsqu'il est attaqué, doit porter la lutte hors dusystème du jus car la lutte est toujours décidée hors du champla Constitution et du droit, hors des institutions intergouvernementales etsupranationales, hors de l'interdépendance économique, de la diplomatie etde la gouvemance.

XII,S LE CONCEPT DE POLITIQUE ET SA MÉTAPHYSIQUE

Suivant Carl Schmitt, la Constitution, l'ordonnancement juridique,r ensemble des dispositions de droit, les procédures kgislatives ouréglementaires tirent leur signification profonde 1'« essence» dupolitique.

Le pohtique a ses critères propres et indépendants au sein de la pensée etde l'action humaine. En effet la distinction spécitïque à laquelle il estpossible de rapporter les actions et les mobiles polüiques est la dialectiquede l'ami (FrelU1d) et de r ennemi (Feind). Cette distinction pasdéductible d'autres critères et n'est guère fondée sur d'autres antithèses. Lasignification de cette distinction originelle et non dérivée, consiste à indiquerle degré d'intensité extrême d'une union ou d'une dissociation.

L'ennemi est r ennemi public, 1'« hostis» non» non «ekthros ». Dans le concept de

l'éventualité d'une lutte.

Or, la lutte et la guen'e conU11e possibilités réelles sont aujourd'huiémiettées et pulvérisées sous forme de «guerre civile mondiale >>.Cettepulvérisation concerne tout autant la grammaire (les moyens, les techniqueset les doctrines de combat) que la logique propre de la guerre (l'entendementet les visées politiques, le type de paix recherché, les choix et lesregroupements entre amis et ennemis).

», lepolitique rentre

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Dans l'État constitutionnel, «la Constitution est l'expression de l'ordresocial, l'existence même de la société des citoyens ». Ainsi, lorsqu'elle estattaquée, la lutte est décidée en dehors de la Constitution et du droit « par laseule force des armes» (Lorenz von Stein).

Or, si un peuple craint les fatigues et le risque de l'existence politique, ontrouvera un autre peuple disposé à assumer de telles fatigues, garantissant lepremier des ennemis extérieurs et gérant ainsi la domination politique.

«Ce sera alors le protecteur à déterminer l'ennemi, en raison de larelation éternelle qui existe entre protection et obéissance» (c. Schmitt).

La relation entre l'Europe et les USA se rapporte-t-elle à une pareillehypothèse?

Déjà Hobbes avait indiqué que le but principal du Leviathan était deproposer aux yeux des hommes la « mutual relation between Protection andObedience ». Dans la parfaite sécurité du bien-être, le bourgeois - rajoutaitpolémiquement Hegel - trouve la compensation de sa nullité politique dansles fruits de la paix (comme l'Europe d'aujourd'hui) et demande à êtredispensé du courage et soustrait au danger de la mort violente.

Mais «l'ennemi est la différence elle-même et cette différence estéthique ». Elle ne peut être réglée par des discussions, par des votes, par unsystème de transactions, par une diplomatie de pures concessions.

Elle ne peut reposer sur des irrésolutions ni sur des attentes dans l'espoirque la confrontation de nature métaphysique entre vérités opposées puisseêtre repoussée et résolue par une négociation sans fin.

Tout système de vérités ne peut admettre l'affirmation et la diffusion deson contraire et doit le combattre, comme Dieu a combattu Satan, en lechassant du paradis terrestre.

Or, le «satanisme» est un concept intellectuel qui s'oppose à laséduction du paradis, dans lequel plongent les Européens, les héritiersd'Abel « qui chauffent leur ventre au feu patriarcal» du bourgeois.

Or, le « Satan» d'aujourd'hui est l'expression littéraire de l'élévation auTrône du «père adoptif» de tous ceux que, dans sa noire colère, Dieu achassé du paradis, et que le rachat du règne de Caïn le fratricide, par d'autres« vérités », veut élever au rang de Dieu, unique, vindicatif et tout-puissant.

Où sont-elles, dans le monde d'aujourd'hui, les réincarnations politiqueset stratégiques de ces doctrines théologiques?

Nous retrouvons aujourd'hui dans la lutte contre la politique, nonseulement les ennemis extérieurs qui combattent au nom de leurs « vérités»métaphysiques mais ceux qui, financiers, économistes, technocrates,s'unissent à l'intérieur pour demander que soit mis un terme à lapassionnalité de la politique par l'objectivité et l'interdépendance de la vie

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économique, par l'objectivisme des tâches admÎlùstratives, institutionnelleset managériaJes, ou par des techniques de régulation internationales.

Ces épigones postmodernes de la neutralisation du politique montrentleur absence de foi dans l'histoire, car, dans leur passivité et indifférencemorales, ils ont perdu de vue l'essence métaphysique de toute politique, unemétaphysique qui ne connaît pas de synthèse, ni de troisième voie.

XII,9 LA CONSTITUTION ET LA « GUERRE CIVILE MONDIALE »

L'expérience politico-constitutionneJJe de l'Occident moderne a tournéautour du rapport entre souveraineté, constitution et décision, et cetterelation autour du culemme du choix et du défi de l'action.

Toutes les formes d'État, démocratiques, monarchiques et aristocratiques,ont de résoudre le problème de la décision dans le cadre d'un choixjuridique et constitutionnel.

Le grand chantier du désenchantement du «politique» ouvert par Weber,pOllfsuivi et approfondi par Carl Schmitt, a été laissé de côté depuisl'émergence d'une pensée d'inspiration kantienne constituée d'un amasinanimé de fonctiOlmalisme, de sociologisme et de constructivisme.

De cette pensée sans histoire est née Jïllusion d'une union sans ennemisqtÙ peine à retrouver l'instinct du politique.

À l'instar du cosmopolitisme kantien et du de la républiqueuniverselle ainsi que de Jïdéologie postmoderne, selon laquelle l'humanité,au moins ew'opéenne, s'est commuée en une société pacifiée et en un mondehannonieux, où il 11'y aurait plus d'hostilité ni de sujets belliqueux ethostiles, ces demiers sont dégradés par les doctrinaires de la dépolitisationen partenaires cont1ictuels.

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Le vieux réflexe du politique comme lutte, guerre et conflit a été ainsiégaré. En effet, lorsque l'on redécouvre l'ennemi, on le fait de manièreprimitive et ancestrale dans la dimension pré moderne et dans les zonesgrises de la planète, autrement dit, dans un sens prépolitique.

La solution militaire d'un conflit politique s'inscrit désormais dans lecadre d'une «guerre civile mondiale» - la Weltbürgerkrieg, aux actantsmultiples et aux métamorphoses incessantes. Or, la dépolitisationeuropéenne est d'autant plus frappante que les nouveaux sujets de lapolitique s'expriment avec les vieux concepts de la lutte à mort, les conceptsradicaux d'ami et d'ennemi, et l'Occident y fait figure d'adversaire, sansdétour et sans nuances. Si la fin du marxisme a mis en crise les catégories dela théorie du progrès, la fin de la bipolarité a mis un terme à l'hégémonie dela rationalité occidentale.

Le XVIIIe éclairé avait adopté une conception orientée du progrès quiallait du fanatisme à la liberté, du dogme à la critique, de la superstition àl'illumination des esprits. Avec l'émergence d'un monde« désoccidentalisé » et hostile, ce cheminement s'est inversé. On passe del'illumination à la superstition, de la critique au dogme et de la liberté aufanatisme.

Cette inversion a une cible fixe et incontournable: l'Occident, objet apriori d'une haine absolue. Le conflit larvé entre, d'une part, ce qui estOccident et, d'autre part, ce qui ne l'est pas, est volontairement ignoré parles Européens car cela les dispense de s'armer spirituellement et de s'investirdans la création d'un outil de cohésion et d'action, une constitutionpolitique, une politique étrangère et de défense commune, qui sont lesconditions préalables pour l'émergence d'une volonté forte et d'une stratégieunitaire.

La pensée officielle veut ignorer la notion même d'opposition car lesvieilles oppositions ont eu pour enjeux des conflits. Ceci est dû au fait quenous vivons paisiblement une époque servile et docile, celle de l'âmedésenchantée, prophétiquement annoncée par Ortega y Gasset. La notiond'opposition, que la dialectique hégélienne a commuée en contradiction, aété trahie par la conversion marxiste et néolibérale de la politique dansl'économie.

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XII.IO UNE CONSTITUTION

RESTAURÉE

POLITIQUE POUR UNE EUROPE

La prise de conscience du contlit, qui s'effectue au niveau des idées, desgrandes conceptions du monde et des cultures, n'élimine pas, mais sesuperpose à la Machtpofitik, aux logiques stratégiques et géopolitiques desacteurs majeurs de la scène mondiale.

des classes dirigeantes européennes, la contestationopinions au sujet d'tme polarisation des débats entre l'éthique etr économique n'a réussi ni à extirper la politique et l'État ni à dépolitiser lemonde, ni encore à étouffer la recherche du sentiment universel de liberté.

La Constitution doit aider à la renaissance, désormais mûre, d'uneconscience géopolitique et d'un imaginaire européens, un retour auxintentions politiques originelles des pays fondateurs et à l'émergence d'unenouvelle ère, celle d'une Europe restaurée et donc refondée à r échelleplanétaire; une Europe qui dispose d'une force propre, car la force estindispensable pour les ensembles politiques qui veulent vivre sur la scène dumonde. La force demeure la ressource principale de l'agir stratégique.

Seuls les acquis de la puissance interdisent de confier son destin auxrêves de la paix, érigée en valeur absolue et instituée en régulatrice de lacompétition internationale.

choix entre idées-valeurs est un choix de destin et de ce fait un choixpolitique radical qui appartient au primat de la délibération politique et doncdu pouvoir souverain.

ce type de choix que découlent les grandes orientations de la viecollective, qui on1:à leurs deux l'exception et la norme, la paixguelTe, le passé et r avenir.

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Ainsi, la condition de survie d'un ensemble de peuples, liés par uneconstitution est de prévoir les cas d'exception et les figures de lasouveraineté qui délibèrent des cas extrêmes dans les situations extrêmes.

En réalité, si la politique est destin, le destin de l'Europe passe d'abordpar la politisation de sa constitution et par la militarisation de sa puissance,aujourd'hui « civile ».

Une constitution dans laquelle existe une autorité; une autorité parlaquelle se forge une décision; une décision qui s'impose par une volonté etse fasse valoir par une force, une finalité et un espoir, car, dans les décisionsles plus importantes, ce qui importe est ce que l'on décide et pas commenton décide.

En effet, la décision a son propre caractère et sa propre légitimité, etcelle-ci est dictée par l'intensité qui l'anime, par la grandeur qui la soutient,par la vérité transcendante qui en est la nécessité, le symbole et le mythe,l'idée du « bien », du «juste» et du « vrai» 11.

Si le texte de la convention a pour but de fixer des limites à laconcentration du pouvoir, il ne doit pas constituer une entrave à l'exercice duleadership, conformément à une démocratie monocratique et moderne. Il aégalement pour mission de donner une réponse à la défiance des institutions,au doute et à la résignation des élites, au ressourcement des forces duchangement et des réformes, aux évolutions de la scène mondiale, loin desimmobilismes politiques et des syndromes culturels d'abandon. Son objectifprincipal est de combler l'écart entre la Constitution et la pluralité des États,entre l'État central, détenteur exclusif de la souveraineté et les Étatsconstituants sans souveraineté12, entre le politique et la « société civile» quia été par le passé une cause permanente de crise dans le monde européen etqui est une cause de contestation permanente dans l'univers planétaired'aujourd'hui.

En termes théologiques, cet écart est marqué par la résurgence dans lesrelations extérieures d'un dualisme métaphysique à peine oublié, celui deDieu et du monde, de la toute-puissance et de la force démoniaque.

11 Nous sommes aux antipodes de l'idéalisme vénusien de Mario Télà, spécifiant quele «risque inhérent à certaines transactions de l'Europe-puissance est d'envisager unmouvement vers l'Union politique de type néo-hégémonique, néo-mercantiliste, ou basé surune « identité contre », liée à un modèle des relations internationales qui rappelle celui de labalance ofpower, aggravé parles tensions entre civilisations [...]. L'identité constitutionnelledémocratique de l'Europe est exactement le contraire de la construction d'une puissancerepliée sur elle-même et orientée vers un rôle politico-militaire hégémonique [...]. Laperspective kantienne est celle de la constitution d'un « pouvoir civil », aux frontières établiesmais ouvertes, composante et moteur d'une démocratie continentale et mondiale. »12 C'était le cas de la Fédération impériale du Reich allemand dont le simple rappelest susceptible d'induire plusieurs pathologies de rejet.

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Ce dualisme réapparaît de manière éclatante par l'appel ultime à Dieudans la « décision» de donner et se donner la mort lors d'attaques suicideset, d'autre part, par le recours à l'éthique de la force dans le cadre de

1'« action préventive» et de la riposte proportionnée à la menaceexistentielle de l'ennemi. C'est ce dualisme qui impose à chaque fois et danschaque conjoncture un choix existentiel entre l'ami et l'ennemi.

Ainsi, la force du « désenchantement» des « catégories du politique» deSchmitt apparaît avec la plus grande pertinence mais aussi dans ses limitescar, d'une part, l'État a perdu le monopole du politique suite à la naissancede pôles de pouvoir et de nouveaux sujets de la conflictualité à l'échelleinternationale (terrorisme, êtres politiques quelconques, mouvementsidéologiques ou identitaires, etc.), ce qui assigne à la politique mondiale unefonction de «gouvernabilité » et non d'intégration et, d'autre part, car lanaissance de théories sur le «pouvoir diffus» relativise la fonctionexistentielle du « politique pur » en dépolitisant ses « options ».

Le grand dilemme, élémentaire et immédiat, qui se pose à l'Europeconsiste à savoir si on peut faire coexister l'utopie du droit public et d'uneconstitution dépourvue de la majestas d'antan avec la réalité de la politiquemondiale de puissance et de force, et si 1'« essence» du politique peut êtreinscrite à l'extérieur dans la dialectique de l'un et du multiple et à l'intérieurdans un réseau de relations fonctionnelles, engendrant une version purementadministrative de la théorie de la décision et une image tranquillisante de lapaix, la pax apparens de Thomas d'Aquin.

Vivons-nous le dernier crépuscule de cette paix illusoire qui, en épaisbrouillard de l'esprit, nous interdit la représentation classique de lasouveraineté et des chefs fondateurs des républiques, celle insolente etinsoutenable du roi Soleil qui, comme la mort ne pouvait être regardé dansles yeux?

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XIII. LE SERVICE EUROPÉEN D'ACTIONEXTÉRIEURE. DU « PROJET DU TRAITÉCONSTITUTIONNEL» AU « TRAITÉ DE

LISBONNE»

XIII.l LA GENÈSE INSTITUTIONNELLE

Le Service européen d'action extérieure dont la nouveauté était inscritedans le projet de traité constitutionnel de la Convention européenne résultede trois innovations majeures:

. la première était celle de la création d'un ministre européen des Affairesétrangères, conduisant la PESC et s'appuyant sur ce service;. la deuxième. l'élection d'un président permanent du Conseil européen, élupour deux ans et demi, renouvelable une assurant la représentationextérieure de rUnion ;. la troisième, la reconnaissance et exp1icite de la personnalitéjuridique de l'Union. permett,mt à celle-ci d'agir sur la scène internationale.

Depuis le mandat accordé à la Convention de répondre à différentesquestions sur l'avenir de l'Europe et après un an et demi de travaux, laConvention était parvenue au consensus européen de Thessalonique du 20juin 2003, et donc à un projet de constitution qui disciplinait une série dematières et particulièrement l'action extérieure de l'Union. Celle-ci était

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présentée, dans le projet de traité constitutionnel de l'Union, sous un titreunique, alors que, dans précédents, elle figurait dans des textesdifférents,

Ce regroupement était justifié sur le plan de la logique et sur celui de lacohérence, puisque toutes les actions menées par l'UE sur la scèneinternationale, soient-elles économiques, humanitaires ou politiques, d'aideau développement ou de solidarité interne, dans le cas de la lutteantiterroriste, doivent avoir des objectifs communs.

En parcourant rapidement le texte en matière de politique étrangère, nousdevons prendre acte d'un élément de continuité et d'un facteur dediscontinuité.. L'élément de continuité était représenté par le vote à l'unanimité dans la

prise de décision au sein du Conseil. L'unanimité comporte ex COf/verso le«droit de veto de chaque État sur des dossiers portant atteinte il sesintérêts, à ses orientations ou à ses principes.

. Le facteur de discontinuité et donc d'innovation était constitué par lacréation de la fonction du futur ministre des Affaires étrangères qui devaitcumuler la charge du vice-président de la Commission européenne; doublecharge qui s'explique par le but de disposer d'un budget et d'un pouvoir decoordination afin de mener à bien les actions décidées par le Conseil.

XIII.2 SUR LA FIGURE DU « HAUT REPRÉSENTANT ~~

Au sein de la Commission, le ministre (aujourd'hui haut représentant),sera en prise directe, par le biais du collège des commissaires, avec les Étatsmembres sur toutes les questions qui touchent à la stratégie des moyens et àleur mise en œuvre, ainsi qu'aux orientations de politique générale.

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Le ministre des Affaires étrangères, M. Solana, qui avait été désigné dansla figure du haut représentant/secrétaire général actuel, devait faire en sorteque l'action de soit plus efficace et mieux écoutée dans le monde. Ildevait avoir pour tâche de présenter l'Union d'une «seule voix », d'assurerla coordination entre les institutions et autres acteurs de la politiqueextérieure, sans qu'aucune d'entre elles ne soit prépondérante, et de faireentendre cette «position concertée» à r Assemblée et au Conseil de sécuritédes Nations unies.

Ce nouvel outil diplomatique, sur lequel doit s'appuyer son action et dontla constitution doit être prévue, sera donc placé sous son autorité et prendrala forme d'un « Service européen d'action extérieure ».

Par le biais des délégations de la Commission dans près de pays, ilpourra disposer d'une structure int1uente et représentative dans les grandesrégions du monde.

XIII.3 LE STATUTDU SERVICE. UN ENJEU DE POUVOIR

La question la plus importante, qui a été et demeure l'objet d'une lutted'int1uence entre la Commission et le Conseil, est celle du statut de ce

Sera-t-il autonome ou sera-t-il rattaché en pmiie au Conseil ?

D'intenses débats ont eu lieu. lors de la présentation d'un «projet deservice» par le président de la Commission M. Barroso et Je hautreprésentant/secrétaire général M. Solana au Conseil, le 10 mm's 2005, entreles institutions de l'UE et les gouvernements des États membres.

Ces divergences ont porté sur la configuration du service et les liens entreles compétences et les fonctions respectives du Conseil, de la Commission etdes États membres, sous le contrôle du Parlement européen.

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Ce qui apparaissait certain, à l'époque, c'était que les directions généralesde la Commission, qui ont en charge k commerce extérieur, ledéveloppement, l'aide humanitaire, ainsi que la gestion des programmesd'assistance financière extérieure, ou encore les négociationsd'élargissement, restaient sous la responsabilité des commissaires désignés.

En revanche seraient placés directement sous l'autorité du chef de ladiplomatie européenne, l'état-major de l'UE ainsi que fonctionnairesdont les compétences recouvrent les grandes aires économiques et politiques.L'importance et le volume des effectifs devraient dépendre des optionsretenues, mais auraient dû être de quelques centaines de fonctimmaires. Unrapport fut présenté au Conseil européen les 16 et 17 juillet 2005, tranchantsur ces différents points.

XIII.4 LA NATURE DU SERVICE, SON AUTORITÉ, SES COMPÉTENCES

ET SES LIMITES

Labvrinthe de MVI10s. .

Considéré sous l'angle de ses compétences, le Service européen d'actionextérieure aura pour mission de concevoir et de mettre en œuvre Wl équilibredélicat entre le respect des politiques étrangères, de sécurité et de défensedes États membres de l'Union et le développement d'un processusdécisionnel, central et efficace, de capacités crédibles d'actionmilitaire. Dans le cadre du Traité Lisbonne, la maîtrise des traités restedans les mains des États et ceux-ci gardent la «compétence descompétences '>, autrement dit, la souveraineté pleine en matière d'actionextérieure. De ce fait, la capacité ultime de répondre de manière autonomeaux défis sécuritaires, militaires et civils de l'Union européenne ou il une

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crise existentielle et identitaire brutale, demeure dans les mains des États. Leservice est le moyen constitutionnel d'un progrès politique vers des formesd'intégration sécuritaires plus poussées. Son objectif est d'aider les Étatsmembres à se doter d'influence, de puissance et de capacités de coercitionpar la voie de la coordination et sur une base volontaire et pas de lesremplacer ou de se substituer à leurs pouvoirs. En son sein, les personnesétatiques les plus ambitieuses réaliseront des « coopérations renforcées» parla méthode européenne d'une éventuelle coalition de volontaires. Le servicedemeurera ainsi l'outil politique intégré d'une influence de l'Union qui n'estpas encore centralisée et fédérale, mais qui a besoin dans ce domaine d' « unplus d'Europe» et donc d'un plus de coordination. Il est 1'« outil deconception» des options, de mise en œuvre institutionnelle et des résultatspolitico-militaires, attendus dans le domaine de la stabilité et de lapacification partout là où des situations de crise exigent une présence del'Europe sous la contrainte d'états de nécessité et d'urgence ou pour leurprévention.

Aux termes du Traité de Lisbonne, les États membres ont souscrit àl'obligation de se consulter, de se coordonner et de se soumettre auxdécisions du Conseil en matière de PESC/PESD sans disposer cependantd'un pouvoir de contrainte ni de la possibilité d'un recours à la Cour dejustice, en cas de non-participation ou de non-exécution. En effet, les Étatsmembres restent pleinement souverains dans cette matière, car l'organe dotéd'un pouvoir d'autonomie et de responsabilité vis-à-vis des gouvernementsest le haut représentant de l'Union, lié au Conseil de l'UE. Ce dernierdemeure l'institution politique de représentation des États, qui gardent lamaîtrise des affaires étrangères et donc une compétence exclusive ne lesobligeant d'aucune manière à une position commune. Le silence du hautreprésentant en cas d'absence de position commune est l'expression de cetterègle, qui résulte simultanément d'un état de fait et d'un état de droit. Eneffet, la PESC/PESD repose totalement sur les moyens politiques etmilitaires des États membres, et ceux -ci demeurent les détenteurs exclusifsde toute autorité et de toute subjectivité en matière de droit internationalpublic. Une évolution est certes possible car la forme du traité elle-mêmen'est guère figée. En effet, elle est fondée, d'une part, sur l'évolution de lasituation internationale et, de l'autre, sur la capacité d'y répondre et de s'yadapter, par la progression d'une intégration plus approfondie dans lesdomaines essentiels de la sécurité intérieure et extérieure. Le monde, tel qu'ilest, est le vrai demandeur de «plus d'Europe », et il reste l'accélérateur leplus vraisemblable de sa constitution politique, la force dynamisante la plusprobable de sa « volonté» unitaire. Cependant, le poids du « hasard» ou dela machiavélienne Fortuna ne pourront rien sans un projet politique quidemeure le seul interprète du projet constitutionnel.

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XIII.5 LE TRAITÉ DE LISBONNE À L'HEURE DE SA MISE EN PLACE.

LA DUALITÉ DES POLITIQUES EXTÉRIEURES

Après le rejet du projet de traité constitutionnel, qui devait consacrer parsa réféœnce à la « loi fondamentale », d'une Europe politique, untraité modificatif simplitié fut à Lisbonne le 13 décembre 2007 par lesvingt-sept chefs d'État et de gouvernement et il est aujourd'hui à l'heure desa mise en place. Le tnùté, que les plus audacieux de ses opposants(N. Dupont-Aignan), présentèrent à l'Assemblée nationale française comme<,un véritable coup d'état simplifié» et d'autres encore comme un «déni de

démocratie» par la voie de ratitication choisie, consistant à refuser de lesoumettre une deuxième fois au référendum populaire, ce traité entrera envigueur le premier janvier 2009, après le processus de ratification desparlements nationaux des vingt-sept pays membres (sauf l'Irlande oùreferendum demeure une obligation constitutionnelle).

Dans sa partie consacrée à l'Europe comme acteur de la scène mondiale,les instruments pobtique extérieure seront regroupés par le traité, afin depermettre à l'Europe de «mettre» sa puissance économique, politique,diplomatique et humanitaire au service de ses intérêts et de ses valeurs dansle monde, tout «en respectant », je cite, « les intérêts pmticuliers des Étatsmembres, en matière de politique extérieure ».

Or, en tëvrier 2008, les premières tractations entre les Vingt-sept pour lamise en place des nouvelles institutions ont fait l'objet de débats surgrandes lignes du traité et tout pmticulièrement sur :. la présidence stable du Conseil de l'UE dans ses relations avec des

présidences tournantes. qui seront maintenues et effectueront la plupart dutravail prévu

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. ]a du « haut représentant de l'Union

politique de sécurité»affaires étrangères et la

. le «Service européen pour l'action extérieure », sur lequel s'appuierontl'mltorité et]a fonction du haut représentant,

Les rapports d'autorHé entre le haut représentant et le Service européend'action extérieure seront de types hiérarchique et fonctionnel,particulièrement politisés surtout en ce qui concerne les zones d'ombre dutraité, Ils se feront valoir sur un corps de fonctionnaires d'environ 5200unités (mille deux cents, auxquels s'ajoutent deux mille agents contractuelset deux mille agents locaux), Leur engagement, sous r autorité du hautreprésentant verra la réunification des deux directions générales des relationsextérieures, de la Commission et du ConseiL

La composition de ces services, les affaires politico-militaires du Conseil,l'unité politique du haut représentanUsecrétaire général, l'Eurogroupe et lespersonnels détachés des diplomaties nationales exprimeront l'inévitabledialectique des rapports entre l'Union et les États membres et unepermanente antithèse entre le communautaire et l'intergouvernemental.

XIII.6 LA PRÉSIDENCE DU CONSEIL DE L'VE ET LES PRÉSIDENCES

TOURNANTES. DIALECTIQUE, VISIBILITÉ ET ENJEUX

La présidence du Conseil de l'UE ne sera que partiellement unitïée, car laprésidence tournante continuera d'exister, y exerçant une fonctiond'exécution et réservant les aspects plus politiques de son action au Conseileuropéen (composé des chefs d'État et de gouvernement), au Conseil des

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ministres des Affaires étrangères et à l'Eurogroupe (Conseil Ecofin et BCE).Une partie des services nécessaires à la gestion de la présidence du Conseilde l'UE sera mise à la disposition de celle-ci par la présidence tournante àtravers le secrétariat général du Conseil. Le terme de complexité est le plusadéquat pour exprimer le fonctionnement de cette architectureinstitutionnelle. En effet, pour jouer un rôle de premier plan sur la scèneinternationale et faire face à des enjeux mondiaux tels que la sécurité del'approvisionnement énergétique, le changement climatique, ledéveloppement durable, la compétitivité économique, l'innovation sociale etle terrorisme, l'Europe peut se prévaloir de trois nouvelles dispositions:. la reconnaissance d'une personnalité juridique unique, renforçant son

pouvoir de négociation et de conclusion de traités dans l'arèneinternationale;. le renforcement de la cohérence et de la visibilité, dicté par l'exigence de«parler et d'agir comme une seule et même entité » ;

. et, enfin, l'insertion d'une «clause de solidarité » appelant l'Union et lesÉtats membres à agir conjointement en cas d'attaque terroriste.

Parler de visibilité à propos du premier président de l'Europe, dont le rôleest encore relativement peu défini, signifie faire appel à l'analogie historiqueet à une carence de représentativité et d'identité de l'Union. Quant àl'analogie ce sont de grandes figures fondatrices qui sont évoquées, tel un«George Washington» de l'Union, selon la plaidoirie de Valéry Giscardd'Estaing à Hambourg le 20 février 2008. Pour ce qui est du symbolique etde l'identitaire, l'association des opinions s'obtiendrait plus facilement dansle cas du choix d'une personnalité fortement représentative et pas à l'inverse,comme dans le cas d'une figure effacée et à la visibilité faible.

Telle est l'incarnation des deux rôles possibles du futur président. Cetteopposition a été une cause d'affrontement à la Convention pour l'Europe en2003. On y avait opposé à la figure d'un président chairman, simplecoordonnateur des travaux du Conseil, réunissant les chefs d'État et degouvernement, le rôle énergique et pionnier d'un président leader,charismatique et prestigieux, à fort impact populaire et à grande emprise surles opinions.

L'Union s'est dotée, depuis, d'une série de moyens qui lui permettent defaire face à des enjeux mondiaux dans la défense des intérêts et des valeursde l'Europe.

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XIII.7 LE SERVICE D'ACTION EXTÉRIEURE

Dans le « projet d'avis » <.kla commission Affaires étrangères du PEà l'intention de la commission des Affaires constitutionnelles sur Je TraitéLisbOlme du 5 décembre 2007, le rapporteur (Andrew Duff) prend note desmodifications structurelles m<\jeures du Traité de Lisbonne par rapport auprojet de traité de constitution.

modifications séparent les dispositions relatives à la PESC/PESD(chapitre V du traité sur l'Union) des dispositions générales du traité surfonctiOlmement de rUE, relatives à l'action extérieure (commerciale,humanitaire et civile).

Le rapport mentionne l'amélioration du dispositif existant par rapport aupassé, amélioration qui concerne:. la visibilité de l'Union et sa capacité d'agir avec efficacité. la personnalité juridique unique

le vote à la majorité qualifiée.. les coopérations renforcées (entre au moins neufs États) dans le domaine de

la PESe;

. l'élaboration des politiques et la cohérence de l'action extérieure grâce à lacréation d'un "poste puissant" de haut représentant et d'un ServiceEuropéen d'Action Extérieure (SEAE) chargé de le seconder. Je renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen surl'ensemble des dépenses de l'UE y compris le Service européen d'actionextérieure;. la mise en place d'tmePESD.

structurée permanente » en matière de

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Cette demière concerne les capacités militaires, par l'élargissement durôle de l'Agence européenne des armements et se distingue« coopérations renforcées» de la PESe.

Le rapport soubgne que les dispositions PESC ne portent atteinte ni auxresponsabilités des États membres pour l'élaboration et la conduite de leurpolitique étrangère, ni à la représentation de celles-ci au Conseil sécuritédes Nations unies.

S'agissant du Service européen d'action extérieure, le rapporteur, insistantpour qu'il soit lié organiquement aux délégations extérieures de laCommission, « souligne que ce service doit devenir un service diplomatiqueprofessionnel et permanent, à même de contribuer efficacement à laréalisation des objectifs de l'action extérieure et de soutenir le travail du hautreprésentant ».

La conception du professionnalisme projeté dans une dynamiqueperspective décrit bien le trait fondamental du sa formation et sonhomogénéisation ainsi que l'acquisition commune des ,<savoirs» et de« savoir-faire» indispensables.

XIII.S PROFESSIONNALISME ET FORMATION DU SERVICE. SUR

L'ACADÉMIE DIPLOMATIQUE EUROPÉENNE

C'est sur ce même sujet que le rapport final du groupe de travail VII surl'action extérieure de l'UE du 16 décembre 2002 a souligné l'importance et la

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«nécessité d'une académie diplomatique européenne », jugée indispensableet mentionnée comme telle.

En effet, à l'alinéa 69 du rapport, le groupe des parlementaires du WG(working group) XII-17 a préconisé en toutes lettres « la création d'une écolede diplomatie ,> de l'OE, assurant la formation des jeunes diplomatesoffrant formations à mi-canière, ainsi qu'un service diplomatique de

« à côté» de ceux qui existent dans les États membres, de même que ]edéveloppement d'une «coopération plus étroite» entre les servicesextérieures de l'Union et ceux des États membres. Ici, comme plus haut, unedistinction structurelle s'impose entre la PESC/PESD, car le «servicediplomatique », tout en inc1uant les deux volets de la politique étrangère deJ'Union, concerne la PESe et donc les aspects politiques et sécuritaires, de ]amême manière que les «coopérations renforcées» (PESC), se distinguantdes « coopérations structurées permanentes », concernent ]a PESD.

XIII.9 CORPS DIPLOMATIQUE ET «ÉCOLE DIPLOMATIQUE»

EUROPÉENS. LA LECTURE DE GERARDO GALEOTE QUÉCEDO

RÉADAPTÉE

« Afin de contribuer efficacement à ]a réalisation des objectifs de l'actionextérieure et de soutenir le travail du haut représentant» selon lesexpressions utilisées par Andrew Duff ]e 5 décembre 2007, il était apparuindispensable, déjà en 2000, au rapporteur du Parlement européen,M. Gerardo Galeote Quecedo, dans ]e «document de travai]» sur la

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diplomatie européenne, présenté à la « commission des Affaires étrangères,des Droits de l'homme, de la sécurité commune et de la politique dedéfense », de proposer la création d'un corps diplomatique européen, et, envue de la mise en place d'une formation spécifique dans le domaine desrelations extérieures, la constitution d'une « école diplomatiqueeuropéenne ».

Cette proposition visait à assurer aux fonctionnaires du Service européend'action extérieure non seulement une préparation technique aux politiquescommunautaires, mais aussi « une formation proprement diplomatique ».

Afin de mieux préciser ce qui sera l'objet des débats successifs intenses (àpartir surtout des travaux de la Convention européenne 2003), l'affectationde ce corps diplomatique sera ventilée, selon le rapporteur Gerardo GaleoteQuecedo, «non seulement dans les délégations, mais aussi dans toutes lesunités de la Commission et du Conseil, impliquées dans l'activité extérieurede l'Union ».

Ce rapport, retraçant le parcours de l'évolution de l'Union européenne,justifiait ses propositions par une série de constats, que nous adaptons à lasituation d'aujourd'hui et à notre grille de lecture.

Compte du fait tenu que:. l'action extérieure de la Communauté européenne, depuis son origine, n'acessé de croître ;. le caractère économique de l'activité extérieure était déjà en 2000 nettementdépassé;. l'aspect extérieur de l'Union comporte un aspect politique croissant etaujourd'hui majeur ;. les compétences extérieures de l'Union s'exercent de plus en plus dans desdomaines d'activités exigeant une anticipation, une interconnexion, et uneinterdépendance accrues;

en vue d'entretenir des relations permanentes avec des États tiers et desorganisations internationales, la Communauté européenne a été dansl'obligation de créer des «délégations» ayant fait fonction, par le biaisd'organes à caractère diplomatique, de la représentation extérieure de laCommission;

.

. la coordination entre l'activité extérieure à caractère commercial et,aujourd'hui, à caractère énergétique et la politique étrangère, de défense etde sécurité s'impose de manière évidente, au plan de la conception et de lamise en oeuvre, stratégique et prospective, des politiques;

un lien entre les diplomaties des États membres et celle commune duService européen d'action extérieure, au service de l'action du hautreprésentant de l'Union, constitue aujourd'hui une nécessité politique,géopolitique et stratégique;

.

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. l'Union européenne joue désonnais un rôle d'acteur civilisationnel et globalau sein du système international;. dans ses relations avec les acteurs de taille moyenne de la scène mondiale,ainsi qu'avec les acteurs tiers et les organisations internationales, l'Unionexerce un rôle éminent et une action soutenue, aux yeux et dans l'intérêtmême des acteurs régionaux et locaux, en quête de solidarité et d'appuisextérieurs;. les institutions de l'Union et les fonctionnaires qui les servent interviennentdésormais dans les domaines sensibles de la sécurité et de la gestion descrises et, de façon générale, dans des domaines autrefois «réservés » à ladiplomatie et à la politique étrangère, propres aux relations internationalesclassiques;. ces personnels grandissants et spécialisés participent désormais auxfonctions régaliennes de la politique internationale;. le haut représentant est doté de prérogatives étroitement liées auxdiplomaties des États membres et a en charge la responsabilité des unités deplanification des politiques et d'alerte rapide;

le Conseil, auquel le haut représentant est associé, définit les principes etles orientations générales de la PESC, en adoptant des stratégies

.communes;. la Commission, à travers la double fonction du haut représentant, sera deplus en plus associée aux travaux du Conseil en ce qui concerne la PESC,

ainsi qu'à l'exécution de la politique étrangère commune.

Nous concluons que les fonctionnaires du Conseil, de la Commission et desÉtats membres doivent disposer d'une vision appropriée du systèmeinternational et des concepts, des principes et des grilles de lecturescommunes, ainsi que des connaissances et pratiques propres à la politique àmettre en œuvre pour l'Union. Ces personnels doivent disposer, enconséquence et à cette fin, des capacités d'analyse, de prévision,d'anticipation et d'action, nourrissant les « savoirs » et les « savoir-faire » dela diplomatie naissante de l'Union.

Il en découle ainsi que la mise à niveau de ces connaissances tout commela conception et la mise en œuvre efficace des politiques décidées par leConseil exigent des programmes de formation continus, permanents, enalternance et en rotation, en mesure de remplir efficacement les rôlesassignés et d'agir efficacement dans l'intérêt de l'Union ainsi que dans lerespect de ses principes et de ses valeurs.

C'est la raison pour laquelle sont à prévoir et à réaliser des formationsspécialisées, impliquant tous les fonctionnaires des institutions de l'Union,dans l'apprentissage et dans l'homogénéisation des connaissances de base etdes procédures spécialisées relatives aux relations extérieures de l'Union etcela par une « véritable école diplomatique ».

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Ainsi, l'institution d'un corps diplomatique européen ne pouna se passerde la constitution d'un serviœ diplomatique professionnel, permanent etadapté à toute circonstanœ et, avec celui-ci, d'une « académie diplomatiqueeuropéenne» en mesure de remplir ce rôle important, en assurant unepréparation d'excellence et une fonnation spécialisée et de haut niveau.

XIII.10 ENCORE SUR L'AcADÉMIQUE DIPLOMATIQUE. UNE

«ÉCOLE DE PENSÉE» CARACTÈRE GÉOPOLITIQUE ET

STRATÉGIQUE. CARACTÉRISTIQUES ESSENTIELLES

La première caractélistique d'une académie diplomatique européennecommune est:. d'appréhender conceptuelJement l'unification stratégique capitale des

aspects politiques. géopolitiq ues, sécuritaires. économiques.technologiques, et diplomatiques des actions extérieures de la PESC/PESD.

l'action humanitaire et l'aide au développement;. de saisir la logique du système international (morphologie. polarisation,alliances...) ainsi que les politiques étrangè.res et de défense des acteursmègeurs de la scè.ne mondiale. en les abordant du point de vue des intérêtset des valeurs de l'Union. de valoriser l'approche historique, culturelle et anthropologique;

. de former il la genèse historique et au fonctionnement actuel desinstitutions européennes, de manière il pouvoir les réformer et les adapter

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constamment aux situations imprévues, en agissant toujours dans le sens

d'une transformation plus politique des structures existantes.

La centralité institutionnelle de l'outil de formation, lié à un réseaud'institutions de même nature, doit demeurer la caractéristique capitale del'académie, car elle est fondée sur la proximité immédiate du Conseil, de laCommission et du PE, valorisant l'interaction des contacts, des informationset des débats.

En termes prospectifs, l'académie diplomatique européenne doit devenirle creuset d'une « école de pensée» spécifiquement européenne, produisanten permanence des synthèses indépendantes par rapport aux tropismesanalytiques nationaux.

Cependant, une institution dont la fonction capitale est de rendrehomogènes les savoirs des diplomates doit axer ses formations sur son rôlepivot.

En effet, le caractère intergouvernemental de la PESC fait graviter lepoids du système sur le Conseil et déplace la prise de décisions des capitalesvers Bruxelles.

Créer l'environnement perceptuel, civique et commun, adapté aux valeurset aux intérêts de l'Europe, devient ainsi l'une des missions prioritaires del'académie.

Cela exige un flux constant de réflexions, en osmose institutionnellequotidienne. C'est là le premier jalon d'une indépendance d'approches, enmatière d'intelligibilité de la scène mondiale.

Cette intelligibilité repose sur l'émergence d'une culture internationalecommune, aujourd'hui inexistante et sur une grille de lecture, homogène etpartagée du monde contemporain.

La formation intellectuelle des jeunes diplomates européens ne peut quebaigner professionnellement au sein des institutions de l'Union, quiparticipent à des titres divers à la conception et à l'exécution de la politiqueétrangère.

XIII.ll LA FORMATION DIPLOMATIQUE. CENTRALITÉ ET

RÉSEAU. NOTES ET OBSERVATIONS

En quoi consiste-t-elle, une formation proprement diplomatique, dont ilest question dans le document de travail du Parlement européen du 7 février2000 (rapporteur Gerardo Galeote Quecedo) ?

Cette expression mérite réflexion, approfondissement, comparaison etanticipation cognitive:

231

Page 232: L'Europe entre utopie et realpolitik

. réflexion d'abord, quant à l'impératif de fournir les outilsconceptuels adéquats à l'exercice de la fonction diplomatiqueproprement dite (rédaction de notes ou de rapports, théorie etpratique de la négociation, importance et limites du droitinternational, ...), les connaissances historiques, géopolitiques,stratégiques, économiques, scientifiques, techniques, en scienceshumaines, permettant l'émergence d'un «corps de fonctionnairesd'excellence ».

. approfondissement, par l'exigence de faire recours à l'analyse dessituations et des cas et d'aboutir à des conseils et à des propositionsd'action.

. comparaison, par l'aptitude à intégrer, dans l'ordre de la conception

et de l'action, la connaissance des cultures, des mentalités et desphilosophies des acteurs mondiaux majeurs, en posture de rivalité oude compétition entre eux ou avec l'Union.

. anticipation, par la proposition de « scénarios» dans le domaine des

relations internationales, visant à favoriser le choix des optionsd'avenir, en situations de brouillard intellectuel, d'hypercomplexitédynamique, de rareté de ressources, de danger existentiel et derisque extrême.

C'est au sein d'un réseau pivotant sur Bruxelles que doit se forger le styled'une «diplomatie de sécurité» européenne disposant d'un tropismeessentiel, l'acuité du regard sur le monde et l'entraînement à espacerpolitiquement sur un système international, planétaire et global.L'aboutissement de cette formation indispensable est représenté parl'affectation de diplomates européens, issus d'une grande tradition de penséeet de cette grande école diplomatique émergeante, comme chefs dedélégation ou comme personnel de haut niveau, dans les 125 représentationsde la Commission éparses dans le monde.

Un concours spécifique pour le recrutement devra être mis en place pourla fonction diplomatique et les relations extérieures de l'Union. Celaentraînera nécessairement une modification des statuts des fonctionnaires,car l'excellence et la « qualité» de la formation seront renforcées, d'une part,par un mode d'accès sélectif et, d'autre part, par la présence incomparable

d'un réseau d'institutions internationales, académiques et universitairessituées dans l'environnement proche ou immédiat.

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Page 233: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV. LA THÉORIE RÉALISTE DE LA POLITIQUEÉTRANGÈRE ET LA PESC/PESD. CONCEPTIONS

CONVERGENTES OU ANTITHÉTIQUES?

XIV.l LA DOCTRINE RÉAUSTE : UN DÉTOUR THÉORIQUE

politique étrangère de sécurité et de défense commune PESC/PESD,est la partie la plus récente des politiques de l'Union. Elle il' a en etTet quedix ans (1999-2009). Dans la vision réaliste classique, la politique étrangère

Page 234: L'Europe entre utopie et realpolitik

est désignée comme Machtpolitik ou «politique de puissance ». Avec laterminologie anglo-saxonne, dépourvue de la métaphysique héritée de lapensée allemande du XIXe siècle, elle devient power politics.

Reinhold Niebuhr dira: «international politics, as all politics is powerpolitics ».

H. J. Morgenthau identifiera le critère principal du réalisme en politiqueinternationale dans le « concept d'intérêt» défini en termes de puissance etdéfinira le mécanisme régulateur du désordre international dans la balance ofpower, que traduit de manière imparfaite la notion d'équilibre.

R. Aron mettra l'accent sur la conception de la puissance comme moyende la politique étrangère par opposition à la vision transcendante de celle-ciet établira une liaison entre le soutien de l'intérêt national et l'exigence depréserver l'identité de la nation et sa survie.

Il critiquera l'identification par H. J. Morgenthau de l'essence de lapolitique internationale avec l'essence de la politique domestique, car,expliquera-t-il « pourquoi dans ce cas la guerre ne pourrait être éliminée dela scène internationale comme elle l'a été de la scène politique interne?

C'est sur ce point précis que la politique extérieure de l'UE se heurte auréalisme classique et à la conception de la politique comme hostilité etconflictualité structurelles et permanentes.

En effet, la conception sous-jacente de la politique extérieure de l'UE estde considérer celle-ci comme un prolongement de la politique domestique,comme politique de voisinage et de proximité, ou encore comme politiquede pacification et de stabilisation.

Cette conception est à la base de la politique d'élargissement, entendue etpratiquée comme une politique d'adhésion.

Or, une conception de cette nature fait semblant d'ignorer que desrégimes politiques différents mènent des diplomaties différentes et que lestraits communs à toutes les conduites diplomatico-stratégiques, par leurnature aventureuses, sont formels et se ramènent à l'égoïsme, au calcul desforces et à un mélange variable d'hypocrisie et de cynisme.

Aucun chef d'État et de gouvernement des vingt-sept États membres del'Union ne se reconnaîtra dans cette définition de la diplomatie et de lapolitique internationale et aucune page, aucun écrit ou aucune déclarationofficielle des responsables de l'Union ne prendra le risque d'en adopter laformulation. Mais le contraste et l'antinomie demeurent, entre l'idéalisationde la politique étrangère de l'Union et la réalité brutale, cruelle et chaotique,de l'environnent dans lequel elle est appelée à s'exercer.

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Page 235: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.2 POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET DE SÉCURITÉ COMMUNE i

POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE. TROIS

QUESTIONS

Au plan institutionnel, il est indispensable de préciser qu'unePESC/PESD cohérente exige de répondre à deux questions préalables:

Primo: L'Europe peut-elle devenir un acteur int1uent de scène mondialeau cours du XXI" siècle? Dans quel type de système intemational et avecquelle cohésion politique?

: Pour sur la scène mondiale, l'Europe a-t-elle besoinseulement d'une identité juridique reconnue et d'une conception de lalégitimité comme démocratie, ou, en revanche, ne doit-elle pas concevoirautrement ce qui est étranger à l'Union, la notion même d'extériorité?

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Page 236: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.3 LA NOTION D'EXTÉRIORITÉ

Les dispositions prévues pour la mise en œuvre d'un Service européend'action extérieure tiendront-elles compte des grandes orientations depolitique étrangère décidées par les Chefs d'États et de gouvernement,relayées par le haut représentant de l'Union, ou auront-elles pour tâche de lesinspirer, les concevoir et, en aval, les appliquer et les conduire?

Examinons point par point ces différents aspects:. Quant au premier point, trois études récentes, l'une du Transatlantic Watchau titre Gagnants et perdants en 2020. Quels changements de pouvoir dans

le monde ?, la deuxième du Centraal Planbureau des Pays-Bas, intituléQuatre Scénarios pour l'Europe et la troisième du National IntelligenceCouncil lié à la CIA (Central Intelligence Agency) au titre Mapping theGlobal Future, examinent les projections économiques, démographiques etstratégiques globales, dans le but d'offrir une image du monde en 2020. Lesrisques d'un déclin relatif du continent, par rapport aux puissancesmajeures et montantes du XXI" siècle, les États-Unis, la Chine et l'Inde, y

apparaissent sérieux.

Quant au deuxième point, je tâcherai d'en retenir les éléments saillants, enrappelant les points de force et de faiblesse de l'Union européenne.

.Paradoxalement, un point de faiblesse mais présenté traditionnellement

comme un point de force, concerne le «statut même» de l'Unioneuropéenne.

L'Union européenne est une invention, un projet, un produit typique desLumières, née d'un raisonnement, d'une stratégie substitutive, fonctionnelleet à caractère économique.

Ses fondements reposent sur les principes de rationalité, de compromis etde conciliation. Or, la totalité des États existants sont nés de l'épée, deruptures sanglantes, de bouleversements mondiaux et de guerres: bref par laforce de l'irrationnel, de la violence, et de la négation.

Face à la poussée d'intérêts contradictoires et à la prise de conscience dela réalité du système mondial, le vrai débat sur l'Europe politique est né avecla « Convention» et il a été à peine entamé avec le projet de constitutioneuropéenne ».

Il s'agit d'un tournant important et celui-ci a coïncidé avec le deuxièmeconflit irakien, qui a provoqué la division politique de l'Europe. Le débat ausein de la «Convention» a révélé des arrières pensés nationales, quiinterdisent à l'Europe la progression vers une fédération classique, bref, versune identité internationale reconnue.

Le constat que l'UE est beaucoup plus qu'une institutionintergouvernementale mais qu'elle demeure une forme politique hybride,n'aide pas les analystes à la concevoir comme puissance internationale.

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Page 237: L'Europe entre utopie et realpolitik

Celle-ci reste toujours une puissance civilisationnelle et identitaire. Comptetenu du fait que des deux principales l'onnes d'Ét:lt connues par l' histoiresont l'État-nation et l'empire, ce constat autorise-t-il les politologues àpenser l'Europe comme un « empire volontaire» ou comme un soft empire,selon l'expression de Robert Cooper?

Ce dernier a évoqué une hypothèse politique selon laquelle J'Europe,dépourvue d'identité et de leadership, est apte à s'insérer dans un contextemondial à tendance unipolaire. Un cas de figure dans lequel nous retrouvonscertaines caractéristiques de J'Union.

XIV.4 L'UNION EUROPÉENNE EST-ELLE UN SOFT EMPIRE?

En effet, qu'est ce qu'un salt empire?

. C'est (me organisation politique horizontale et multinationale; uneorganisation qui sacrifie la structure hiérarchique des pouvoirs aucaractère attractif d'un « club ouvert », atlXprincipes acceptés et auxrègles communes; les corrélats sont J'empire informatique oul'impérialisme du libre échange, fondé sur l'int1uence diffuse et uneintensité du contrôle direct, très faible, par rappOli auximpérialismes du XIX. et du XX. siècle.

. C'est l'absence d'une forme de souveraineté absolue qui acaractérisé les traits extrêmes (fÉtats-nations.

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Page 238: L'Europe entre utopie et realpolitik

un type de pouvoir ayant tendance à l'élargissement indéfini, àl'extension de ses compétences et de sa législation, à l'établissementd'un rapport de contiguïté avec des zones d'instabilités hétérogènes,éloignées et frappées par une forte conflictualité.

Dans ce cadre. l'extériorité pobtique n'est conçue que comme projection del'intériorité pacifiée et sous la forme d'lm prolongement des compétencesinternes.

caractéristiques de l'Union peuvent-elles être assimilées à unempire, à Ulle forme politique « ouverte» et « sans leadership» ?

Ainsi, cette « Europe-espace », s'incarnant comme empire volontaire etrationnel, ne risque+elle pas de s'épuiser historiquement à cause d'une« surextension territoriale» et, par suite, d'une excentration non maîtrisée del'autorité et du pouvoir?

La seule justification à cette Europe, condamnée à rester ouverte, repose surl'épuisement du projet initial, l'absence de volonté politique le processusde vieillissement des populations européennes. La chute de ses taux defertilité et, au plan sociétal, l'augmentation taux de dépendance entreactifs (15-64 ans) et inactifs (+65 ans) ont ainsi des conséquencesgéopolitiques, économiques et stratégiques considérables.

.

XIV.5 ÉLARGISSEMENT,

ADMINISTRATIVES

DÉPOLITISATION ET SURCHARGES

Deuxième faiblesse, l'Europe soutlre alÜolŒd'hui d'une dépolitisationcroissante, associée à une surcharge de problèmes administratifs.

Elle vit sous l'effet de «stress de subsidiarité» et de ,<demandesciviles », sociales et culturelles, non compensées par un accroissement duconsensus. Elle doit faire face à un « déticit de légitimation I>. Le pointlimite a été atteint par les deux referenda français et hollandais et par lacandidature la Turquie. Dans le cas d'un rapprochement de l'UE à raire

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Page 239: L'Europe entre utopie et realpolitik

d'instabilité allant de la Biélorussie à l'Ukraine, à la Moldavie et auxBalkans occidentaux, aux pays du Caucase, de l'Asie centrale et de l'Afriquedu Nord, le processus d'élargissement dessinerait une fédération hétérogène,multiethnique et eurasiatique. En son sein, les rapports de contiguïté feraientde l' « étranger proche », provenant d'un empire défunt, « un proche étranger», ayant vocation à devenir membre de l'Union européenne. Dans un pareilcas, l'Union deviendrait totalement dépourvue de personnalité structurée.

Ceci est dû, en particulier, au fait que l'Europe n'a pas une identitéoriginelle, ou intrinsèque, puisqu'elle est née d'une absence de conscienceidentitaire qui appartient à l'État-nation, dont le caractère repose sur uneassise naturelle, ethnique, culturelle ou religieuse.

Aujourd'hui, l'identité européenne est soumise, d'une part, à l'usure de ladépolitisation, dictée par des institutions non totalement légitimées, àl'émergence d'une société mondiale cosmopolite, enfantée par une économieglobale et, d'autre part aux déchirements de pouvoirs aspirants àl'hégémonie planétaire.

Elle est, enfin, secouée par des courants de radicalisme à base ethnique etreligieuse, dont l'islamisme est l'expression paradigmatique.

Perméable au terrorisme et à l'immigration massive, son plus grandrisque stratégique est constitué par sa dépendance absolue desapprovisionnements énergétiques venant de pays qui disposent d'un pouvoirde chantage (Russie) ou qui sont virtuellement hostiles (Moyen-Orient).

Par ailleurs lUE peut-elle poursuivre dans sa tentative de conciliationmodérée entre États-nations dépolitisés et un empire lâche et démocratisé?

Or, les deux problèmes des empires, celui de la cohésion et la légitimitédémocratique, peuvent-ils être résolus par une constitution ou par un traité,conçus comme équivalents tacites de l'unionisme?

Les ratifications en cours représentent-elles la solution à la quête d'unelégitimité encore liée à l'État-nation?

Les problèmes de la politique étrangère commencent là où le processusd'élargissement et les possibilités d'intégration ne sont plus possibles, là où

l'on ne peut plus résoudre les dilemmes de la cohésion et de la démocratiepar le consensus et sans recours à la force.

C'est là que la théorie réaliste de la politique étrangère apparaîtantinomique par rapport aux fondements conceptuels de la PESC/PESD.

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Page 240: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.6 L'EUROPE À L'HORIZON 2020. LES

TRANSATLANTIC WATCH

PROJECTIONS DU

Combien changera-t-il le pouvoir et quelle sera l'image du monde à

l'horizon? Le XXe siècle sera-t-il asiatique et ou verra-t-il unepoursuite de la « Pax Americana» avec Je maintien de son dans leprocessus de globalisation et dans la domination des institutionsmultinationales, politiques et financières? QueUe sera la dimension militairedu pouvoir et son revers démographique? Quelle sera la distribution duproduit mondial brut, pOlU' quelle croissance et avec quelles dynamiques?La taiJJe des acteurs relevants restera-t-elle la même et la globaJisation sepoursuivra-t-elle? Et, pOLIr terminer, la Chine ou J'Inde deviendront-ellesriches avant de devenir vieilles?

Quelles que soient les projections des trends démographiques,économiques et militaires, ceJJes-ci ne sont en mesure d'offrir une imageplausible du monde sans tenir compte de l'évolution possible des puissancesglobales de la planète, des hégémonies systémiques et régionales et desformes d'alliances entre grands pays.

À cet effet, s'il faut tenir compte de l'importance et de J'influence despolitiques menées par les grandes puissances du globe, il devient nécessairede donner une définition plausible de la puissance.

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Page 241: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.7 LES COMPOSANTES DE LA PUISSANCE

L'analyse de Transatlantic Watch a été menée en tenant compte desdifférents composants de la puissance, qui peut être distinguée selon lesfacteurs suivants:. la puissance militaire, pour mesurer la capacité de nuisance immédiate ou à

terme sur l'environnement international;. la puissance économique. technologique et financière pour définir le moyenterme;. la puissance démographique pour définir la force ou le potentiel sur le longterme;. la puissance politique et diplomatico-stratégique pour unifier, mobiliser etlier les trois autres facteurs, et leur con/ërer en caractère unitaire et globaLde de conception et d'action sur le bref. et le long terme.Autrement dit, comme capacité d'opérer un linkage prospectif au profitd'une maximisation des opportunités historiques.

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Page 242: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.8 CONCLUSIONS GÉNÉRALES PROVISOIRES

Ainsi, les choix de l'Europe ne dépendent pas uniquement de son poidspolitique ou militaire. démographique ou économique, financier ou technico-scientifique.

Ils résultent et résulteront en large partie de l'organisation et de la cultureperceptuelle commune, de la diplomatie et des capacités communes delecture et d'évaluation du système international, dont sera capable une classenouvelle de personnels. issus d'une diplomatie de haut niveau et d'uneacadémie diplomatique européenne émergeantes. que lUE a pour mission demettre en place.

Cette école et ce personnel y appOlteront le sens de la mission et lavocation à faire exister l'Europe dans le monde comme un des acteurscivilisationnels et politiques globaux du XXI" siècle.

XIV.9 PROGRÈS DE LA PESC, CORPS DIPLOMATIQUE DE L'UNION

ET REGROUPEMENT DES MISSIONS DIPLOMATIQUES

Dans le longpolitique global,pouvoir agir deinternational.

Cohérente, car elle a mis en place un minimum de moyens et decapacités, insérés dans un « concept de sécurité» qui éclaire la philosophiegénérale de l'Union sur la scène mondiale. C'est ainsi que la PESD

cheminement de promotion de l'Union comme acteurla PESD a réalisé un objectif important, consistant àmanière cohérente sur l'ensemble de l'envirOlmement

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Page 243: L'Europe entre utopie et realpolitik

représente un cadre opérationnel pour la PESC et les deux s'inSCl;ventensemble dans la durée et dans la continuité de l'action extérieure.

Crédible, car l'organisation des capacités de l'Union dansl'accomplissement de ses missions a dû choisir entre deux types de forces,également indispensables et pouvant constituer les deux phases d'une mêmeintervention militaire (OLlcivilo-militaire) : des forces de maintien de la paix,lourdes et statiques, d'intervention rapide, légères et flexibles.

Or, cette dichotomie montre bien le caractère instrumental de la stratégiegénétique de rUE (ou stratégie des moyens), qui doit traduire militairementla finalité politique générale affichée par l'Europe.

En effet, la PESD n'est pas une fin politique mais un moyen de celle-ci,dont le concept global demeure la stabilité et la sécurité.

Elle vise simultanément la projection des forces à l'extérieur et laprotection des citoyens à l'intérieur, et sa planification a pour objectifd'accroître les options des décideurs en cas de crise.

Les deux politiques dans la complexité d'un échiquierinternational dont le degré d'imprévisibilité est élevé, où les connits binairesont cessé d'exister, du moins en Europe, et les instabilités politiques etculturelles sont devenues systémiques.

Ainsi, dans un monde globalisé, l'élaboration des solutions politiquespour les conflits en cours dans la recherche des capacités nécessaires exigeun équilibre savant entre les nations et les institutions de rUE.

Di, lomti,," de Soim Malu

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Page 244: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.i0 PROGRÈS DE LA PEse ET CONSENSUS POLITIQUE

C'est pourquoi la politique européenne de sécurité et de défense doit êtrefondée non seulement sur la crédibilité et le réalisme mais aussi sur unconsensus politique à l'intérieur de l'Union, ajusté à la complexité croissantedu système international.

Ce consensus peut être amélioré par l'adoption des résolutions du PE surles progrès de la PESC, et notamment par celle adoptée le 12 juin 1997(rapport A4-0193/97), cité dans le rapport G. Galeote Quecedo, où estrappelée la «nécessité d'adapter les corps diplomatiques et les services derenseignement nationaux, aux aspirations de la PESC », ou encore celle du18 juillet 1996 (rapport A4-0193/97), où est souligné le «rôle important quejouent les services diplomatiques nationaux dans la définition de la politiqueextérieure et le peu d'encouragement dont ils bénéficient pour s'adapter à lanouvelle approche intégratrice de l'Europe ».

Le rapporteur en conclut que l'établissement d'un lien entre lesdiplomaties des États membres et le corps diplomatique européen doit allerau-delà de la coordination accrue entre les ambassades des États membres etles missions diplomatiques et consulaires nationales, les délégations de laCommission, pour que l'Union dispose d'un appareil diplomatique qui luisoit propre, mais qu'il soit urgent, outre que nécessaire de créer des« ambassades de l'Union» et un « collège », une « académie diplomatique »,pour préparer la mise en place d'une telle diplomatie européenne commune,

l'objectif n'étant pas d'instaurer une diplomatie unique qui se substitueraitaux services extérieurs des États membres, mais d'adapter ces services à lanouvelle réalité de l'Europe dans le monde.

Dans l'ordre de la perspective historique, deux grandes questions restentcependant à démontrer:. la première est de savoir si la politique qui a été à la base de rUE et qui a

consisté à éradiquer le conflit et la violence entre les États membres est lameilleure formule pour assurer la stabilité et la sécurité à l'extérieur ;

la deuxième est de s'interroger s'il est possible de promouvoir et deprojeter cette politique de bonne gouvernance et de démocratie, fondée surdes valeurs de paix, de justice et de respect du droit, dans notreenvironnement immédiat, et plus loin, sur la scène politique globale.

.

Il n'est pas sans pertinence, par ailleurs, qu'une série de réserves soitposée sur la défense européenne:. certaines concernent les aspects politiques;. d'autres les aspects plus proprement stratégiques;. d'autres encore tiennent aux contraintes sociétales.

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Page 245: L'Europe entre utopie et realpolitik

Pouren dire plus sur chacun des trois points et en partant des aspectspolitiques, il semble difficile de concevoir une PESC/PESD dans une Uniondépourvue de volonté politique et d'un modèle d'Europe à bâtir (pôleuniquement économique ou pôle politique renforcé) ?

Que dire d'une Europe qui embrasse délibérément le multilatéralisme, quidemeure une puissance incomplète et de type généraliste et qui s'interdit dedéfinir ses zones d'« intérêts vitaux» ? La définition de l'intérêt communet/ou vital est indispensable au niveau de chaque pays et à celui de chaquenation, mais elle est davantage indispensable au niveau européen.

Quant aux aspects stratégiques, une série de faiblesses affecte l'Union etprincipalement l'absence de stratégie commune, un déficit de capacitésmilitaires, en particulier, dans le domaine du transport stratégique et celuides moyens de projection de puissance. Dans cette situation, il n'est pasétonnant que l'OTAN constitue le référent et le moteur de la modernisationdes forces européennes, dans le but de combler le «gap capacitaire» parrapport aux forces des États-Unis d'Amérique.

Quant au troisième aspect et donc aux contraintes sociétales, laprofessionnalisation des armées doit tenir compte, de plus en plus, del'hibernation de la démographie européenne et d'une structure de populationvieillissante, d'investissements militaires réduits, d'un retard technologiquesignificatif et d'une industrie de l'armement en phase de restructuration.

Il pèse sur l'ensemble, le conditionnement d'une société, antihéroïque etdépolitisée, qui a banni la guerre de son univers mental, une guerre qui, parailleurs, est toujours d'actualité en ce début de millénaire.

Quels espaces de manœuvres restent-ils à l'Union dans le domaine del'autonomie et de l'indépendance politico-stratégique et donc à une Europede la diplomatie, de la politique étrangère et de la défense face aux grandesmenaces d'aujourd'hui et aux grands défis de demain?

Parviendra-t-on progressivement à une véritable politique de défenseeuropéenne?

C'est la grande question de l'Europe en construction.

Celle-ci échapperait ainsi à une bifurcation de l'avenir dont une avenueconduit à un rôle subalterne de l'Union et l'autre accompagne le déclin ducontinent et la sortie de l'Europe de la grande histoire, l'histoireperpétuellement tragique de son passé, mais aussi de l'avenir assurémentturbulent du monde.

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Page 246: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIV.ll LA DISSUASION FRANCAISE ET SES ADAPTATIONS

DOCTRINALES AU MOIS DE MARS 2008

la marge de toute analyse de la PESD, il est instructif de réfléchir audiscours sur la dissuasion française prononcé ]e jeudi 19 janvier 2006 à l'îleLongue, base de la force océanique stratégique, par le président Chirac.

Dans un environnement géostratégique en évolution, le droit deusage de ]a force de la part de la France est pris en considération sous l'ang]edes hypothèses suivantes:

. le cas où la relation entre les différents pôles de puissance, sombrant dans

l' hostilité. donnerait lieu il un retournement imprévu du systèmeinternational ou il une surprise stratégique. le cas où l'intégrité du telTitoire. la protection de la population, le libreexercice de la souveraineté, constituant le cœur des <,intérêts vitmlX de lanation. seraient affectés

le cas Ol! seraient remises en cause la garantie des approvisionnementsstratégiques et la défense des pays alliés.

C'est de la responsabilité du chef d'État - ajoute+il - d'apprécier ]alimite des ,<intérêts vitaux» dont ]a perception évolue au rythme du monde.L'incertitude de cette «limite» est consubstantielle à la doctrine de ladissuasion. Plus loin, ]e président Chirac, par référence à la PESD, atlÏn11eque la dissuasion nucléaire française demeure, par sa seule existence, unélément incontoumable de la sécurité du continent européen.

Historiquement et suite à la disparition deux blocs à ]a fin de ]aguelTe froide et, avec elle, l'ennemi la stratégie du « faible» ou

» perd de sa signification. Ainsi, le président Chirac a confirmé

.

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Page 247: L'Europe entre utopie et realpolitik

l'évolution de la doctrine militaire française et les adaptations de celle-ci àl'apparition de nouvelles menaces.

La doctrine actuelle se précise comme menace de riposte vis-à-vis d'unÉtat voyou, qui porterait atteinte aux intérêts vitaux de la France et ses alliés,en faisant recours au terrorisme. Riposte antiterroriste donc.. Elle se différencie comme riposte du nucléaire au chimique, mais aussi au

biologique dans le jeu des asymétries psychopolitiques.. Elle se confirme comme riposte «en ultime avertissement» contre

l'utilisation «envisagée » d'armes de destruction massive.. L'ambiguïté entretenue à ce sujet assimile cette conception à la doctrine dela préemption (intention) et de la prévention (acte imminent) sansdistinguer nettement entre les deux moments.

Sur le fond, puisque le nucléaire n'est pas une « arme d'emploi» mais de« non-emploi» et donc de dissuasion, il ne saurait être situé dans unecontinuité d'outils militaires toujours plus puissants. Il ne pourrait servird'arme tactique de bataille ou de théâtre à des fins militaires, maisseulement comme support ultime à des finalités politiques (oustratégiques), inhérentes ou but de la non-guerre.

.

En conclusion, la révision de la doctrine nucléaire française constitue-t-elle un «aggiornamento majeur» de la pensée stratégique de l'Hexagone,apte à susciter une relance de la réflexion sur l'avenir de la dissuasionnationale?

La première innovation de ce renouveau a été inscrite dans la prise encompte des changements du paysage stratégique international et del'évaluation de leurs répercussions sur la doctrine française. La spécificité dela révision entamée repose sur une «inversion déductive» au sujet delaquelle 1'« autonomie stratégique» incarne, tout en se substituant à celle-ci,la notion d'« indépendance nationale ». Il s'agit de la préservation, au cœurdu système de l'Alliance atlantique et de ses engagements, non pas d'uneautonomie dynamique, engendrée «dans et par l'action », mais d'uneautonomie principielle dictée par l'appréciation politique d'une menaceportée aux intérêts vitaux du pays par des puissances régionales dotéesd'armes de destruction massive. L'aggiornamento doctrinal apporté àl'exercice de la dissuasion, face à des puissances proliférantes, tient à ladiversification des menaces et à la crédibilité de la « pédagogie dissuasive»à mettre en œuvre, et donc au dialogue et à la « sémantique» de l'échangemutuel en situation de crise majeure. Par ailleurs, l'élargissement de ladoctrine des intérêts vitaux à l'Europe impose non seulement une flexibilitéstratégique, liée à la géographie, dans le « choix du moment », démarquantle concept de menace à la survie, aux frontières du pays, de celui de lamenace à la sécurité (aux frontières des voisins), mais aussi une flexibilitépolitique liée à l'appréciation des conditions proprement politiques d'emploi

d'une arme incomparable à toute autre.

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Page 248: L'Europe entre utopie et realpolitik

L'appréciation de ces conditions s'inscrirait donc dans la possibilité d'unrôle européen pour l'avenir de la dissuasion française, à établir par la Franceen concertation avec ses alliés. Ce rôle serait moins lié à la géopolitique qu'àcelle de la sécurité commune, car il comporterait l'appréciation de la menaceportée aux intérêts vitaux communs, rendant ainsi inséparable la distinctionde l'atteinte portée aux équilibres socioéconomiques, de celle affectant lesgrands équilibres sociostratégiques, propres à l'ensemble des sociétéseuropéennes. L'innovation plus clairement stratégique concerne in fine le« ciblage» de la dissuasion française, qui, sans renoncer aux «optionsantiforces », « antiéconomiques » ou « antidémographiques », serait exercéedésormais directement à l'encontre des élites dirigeantes. Cet emploi, plusdiversifié, rendrait plus crédible la flexibilité politico-stratégique globale. Lacontinuité directe de la stratégie de dissuasion française comme stratégie deprévention constituerait aussi, selon l'énoncé même du président Chirac,

1'« expression ultime du fait nucléaire ».

La nouvelle formulation de la prévention française se rapproche-t-elle dela pre-emptive strategy américaine, dans le contexte d'une réponse globale àdes menaces plus diversifiées?

XIV.12 LES PERSPECTIVES OUVERTES

L'AGGIORNAMENTO DOCTRINAL DE 1996

PAR

Les perspectives ouvertes par cette révision reposent sur l'assuranceultime, appuyée sur la force de la certitude, que les intérêts vitaux de lanation seront garantis. Le chantage insupportable à l'encontre de ces intérêts,notamment en matière d'approvisionnements stratégiques des autres payseuropéens, peut-il conduire, en raison de l'interdépendance et de lamondialisation, à considérer qu'ils entrent dans les champs de ces intérêts?Par ailleurs, compte tenu du fait que la dissuasion ne peut s'exercer àl'encontre des terroristes fanatiques, l'hypothèse d'une réponse adaptée detype conventionnel, concertée avec les alliés, devient plausible. Or, puisquela consultation militaire s'effectue pour l'essentiel au sein de l'OTAN entrepuissances nucléaires (USA, Grande-Bretagne, France) et autres puissancesnon nucléaires, cette coopération a pour base la combinaison des deuxdimensions de la dissuasion nucléaire: la dissuasion proprement dite,exercée en toute autonomie par la puissance détentrice de l'atome et des sesvecteurs, et la réassurance de la puissance hégémonique, leader de camp etgarant de la sécurité ultime de ses protégés. Dans ce cadre, et compte tenu dudéplacement des foyers potentiels de crise et de confrontation, en Asie et auMoyen-Orient, la divergence entre alliés européens sur la gravité desmenaces et la différente assurance psychopolitique sur la protection et lagarantie ultime du leader de coalition réduisent considérablement le rôleautonome de la PESC/PESD en cas de crise militaire d'envergure.

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L'éventualité de l'usage de la force, découlant d'une culture spécifique dela diplomatie et des classes dirigeantes relance l'exigence et l'urgencepermanente d'une consultation politico-militaire entre alliés européensnucléaires et non nucJéaires. Ainsi, aux défis d'ordre politique etparticulièrement de vision et d'ambitions, se rajoutent d'autres défis, prenantforme de dilemmes, qui sont d'ordre opérationnel, scientifique et budgétaire.Dans de telles conditions, il est difficile pour les pays européens confrontés àun chantage existentiel soudain, de sortir d'une contrainte paralysante entre« inaction» et «anéantissement ». L'aggiornamento doctrinal de ladissuasion française rend indispensables un effort interne et une coopérationinstitutionnelle avec aUiés de la France dans le domaine nucléaire etconventionnel, pour optimiser les interventions militaires européennes « horsdu théâtre» et pour marquer till début de rét1exion concrète entre Européensen matière de dissuasion.

XIV.12.1Sarkozy et le recadrage doctrinal

Le recadrage de la doctrine nucléaire française par le président Sarkozy,annoncée le 21 mars 2008 à Strasbourg, marque-t-il une pause del'aggiornamento défini par son prédécesseur ou une int1exion de celui-ci,caractédsée par un retour aux fondements classiques de la «dissuasionnationale '>?

L'annonce du président semble marquée par deux objectifs:. revenir à la définition des « intérêts vitaux» snsceptibles de provoqner nne

riposte nucléaire sans en détailler les hypothèses d'utilisation. afin de garderl'ambiguïté et le doute dissuasif sur sa crédibilité en situation de crise. À cesujet. trois énoncés ne sont plus repris en compte:

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. Le premier est constitué par la défense des pays alliés.

. Le deuxième par l'élargissement de la garantie nucléaire

aux approvisionnements stratégiques.

. Le troisième la riposte contre les dirigeants qui auraient

recours à des moyens terroristes.

Dans ce dernier cas, il est à rappeler que la dissuasion est une relation etdonc une riposte d'État à État, un « usage de légitime défense », et celle-ci nepeut être confondue avec une posture « antipersonnelle », qui en abaisseraitle seuil d'emploi. L'abandon de ces trois mesures qui avaient été jugées« contre-productives» s'accompagne de propositions adresséesindirectement à deux diverses catégories d'acteurs:. le lancement d'une initiative en faveur du désarmement et contre

la prolifération, prenant la forme d'un traité d'interdictioncomplète des essais (TICK) (visant les USA, la Russie, la Chine,l'Iran, l'Inde, le Pakistan et Israël) ;

des dispositions concernant les missiles sol-sol à portée courte ouintermédiaire, allant de 500 à 5.500 km, et visant à ne pasabaisser le seuil nucléaire en riposte au projet de Bouclieraméricain Anti-Missiles (BAM).

La finalité générale de ces propositions, formulées dans la perspective dela conférence sur le réexamen du Traité de Non-Prolifération (TNP) prévupour 2010, vise à inciter les puissances nucléaires à des gestes plustransparents et significatifs à ce sujet. Par ailleurs, en termes de choixstratégiques et budgétaires, ayant pour but d'assurer la crédibilité de ladissuasion nucléaire française, le président a confirmé l'impératif pour laFrance de conserver les deux composantes de la force de dissuasion,océanique avec les SNLE et aéroportée, avec les missiles air-sol ASMP, dontle maintien avait été posé dans le débat sur la rédaction du « Livre blanc» dela défense et la sécurité nationale, et dont le nombre est cependant réduitd'un tiers.

.

Ces initiatives s'accompagnent et se complètent de l'intention de laFrance, annoncée à Londres les 26 et 27 mars par le président Sarkozy, envisite d'État, de reprendre « toute sa place» au sein des structures militairesde l'OTAN et d'augmenter l'engagement français en Afghanistan, décisiondont la confirmation serait faite au sommet de l'OTAN de Bucarest du 2 au 4avril 2008.

Dans le sillage de ces initiatives, reste-t-il un avenir, pour la capacité nonseulement de la France, mais aussi d'une Europe unie, selon les expressionsdu Premier ministre britarmique Gordon Brown, «de changer les chosesdans le monde, en devenant un acteur global et en travaillant pour des enjeuxmondiaux dans la société mondiale» ?

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XV. L'IRAK ET LE PROCHE-ORIENT.L'IRAK EN L'ABSENCE DE L'EUROPE.

LA « LONGUE GUERRE» À LA TERREURET LES LEÇONS DES CAMPAGNES

DE L'IRAK ET DU LIBAN

XV.1 ENJEUX ET LÉGITIMITÉ DES CONFLITS

Toute politique active à l'échelle internationale pose l'exigence de définiravec rigueur le but de la stratégie et celui de la guerre.

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Or, comprendre et identifier le but de guerre implique de délimiter troistypes de problèmes:. celui des enjeux et de la nature de l'ennemi réel;

celui de son environnement politique, social et culturel;.. celui de son influence, ses valeurs et sa légitimité et, en conséquence, la. légitimité de la campagne voulue et du combat choisi.

Par cette compréhension élargie de la nature de la confrontation, l'axe degravité du conflit se déplace de l'aspect «hard» du dialogue violent àl'aspect «soft» du conflit civil. Cet élargissement conceptuel embrassel'étendue capacitaire du pouvoir de nuisance et les résistances du systèmesociopolitique adverse et circonscrit l'aire de crise dans l'espace cognitif, quiva de la stratégie de destruction des forces à la légitimité morale du conflit. Ils'agit d'un déplacement génétique vers l'amont de la guerre, justifiantl'action militaire par la chute préalable du pouvoir antérieur et ledésarmement actuel de l'adversaire.

Dans certaines situations, l'Irak par exemple, l'émergence de formes derésistance qui ôtent la victoire aux forces d'occupation, gagnantes sur leterrain, montre l'incapacité du vainqueur de proposer une légalité nouvelle etde fonder ainsi une légitimité politiquement incontestée. Celle-ci prendordinairement la forme d'une administration de la société fondée sur unrégime politique représentatif. L'occupant n'aura pas gagné tant qu'ilcoexistera sur le terrain, un mélange d'ordre mal défini et de désordreétendu, de passé révolu et d'absence de perspectives.

L'insurrection des forces vaincues se nourrit des faiblesses de l'occupant,dont l'impasse repose sur l'impossibilité de rétablir la sécurité et d'imprimerun cours normal à la vie civile, exprimant la légitimité et l'espoir des tempsde changement. Il n'y a pas de stratégie pour combattre des insurgés sansaller à la source de l'inimitié et aux revendications affichées par l'adversaire.La contre-insurrection, qui se pratique en cas de résistance civile et militaire,implique un bilan de la campagne menée, une idée de la reconstruction encours et un «projet» de la société à venir. Pour atteindre ces objectifs,l'occupant a besoin de la collaboration des forces internes, convaincues deleurs responsabilités nationales et donc d'un «ordre réformateur» etdécidées à jouer la «ruse» sur les deux versants, celui de la légitimitéinterne, fondamentale pour maintenir le pouvoir à long terme et celui de lalégitimité internationale, décisive immédiatement pour le conquérir.

La stratégie militaire de l'occupant ne pourra s'affermir sur le seul terraindu combat et de la contre-insurrection, sans la recherche d'une stratégiepolitique visant l'émergence d'un acteur d'unité nationale dans lequel sereconnaissent toutes les composantes du pays.

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Ainsi, la lutte pour la réconciliation et le processus de pacification ne peutêtre pratiquée que comme une étape ou un segment 'militaro-civil' d'unestratégie générale politique, affichant des objectifs partagés et suscitantr émergence d'une légalité nationale à parfaire.

XV.2 POUR UNE APPROCHE THÉORIQUE DU TERRORISME

FONDAMENTALISTE; CLANDESTINITÉ ET ACTION INDIRECTE

Une importante question, non seulement théorique, sur les différentessituations d'attrition des forces, peut être ainsi formulée «Le terroristeislamique peut-il être considéré comme un résistant ou un insurgé, bref unpartisan? ». Si l'on considère que son combat est mené contre la légalitéformelle des régimes arabes et contre l'illégitimité étrangère au nom deCharia », cela revient à dire que la seule légitimité sur laqueUe il se fondeest, non pas la légalité (républicmne et laïque) États-nations modernes oula forme démocratique de gestion du pouvoir, ni la lutte pour la libération etl'indépendance nationales, mms un système de valeurs partagées par lasociété tradiüonnelle musulmane.

Dans ces conditions, toute doctrine de contre insurrection l'occupantest condamnée au Mcompte des cadavres et des attentats suicides et devientvide de perspective politique. En effet elle se réduit aux seuls aspectstechnico-milÜaires car la légitinÜté des insurgés s'identifie à Wle légalitétrahie et mal interprétée. Ainsi, par le biais de l'insuITection terroristes'affirme un combat asymétrique entre une légitimité sociale étendue et unelégalité tonnelle, dont la torme pure et plus élevée est la « Charia » et guèreune démocratie représentative.

La '<Charia », par l'étroite association du spirituel et du temporel possèdela force de décision de la loi positive et ]a capacité de transfol1ller le droitreligieux en loi de ]a communauté. En l'absence d'un pouvoir légal stable,

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c'est donc le droÜ traditionnel qui s'arroge la tâche d'identifier l'ennemidans l'occupant, en affirmant ainsi sa propre légalité à

La dernière étape ou le dernier stade de l'action terroriste est l'extensionet la fixation quasi permanente du théâtre de guerre à la ville, dans l'habitaturbain, au cœur de la population civile considérée comme bouclier humain(lieux de culture et de culte inclus) ce qui permet llne occultation deJ'jnsurgé et interdit la frappe ciblée par crainte des dégâts collatéraux.

Si le « combat régulier» avait autrefois son expression distinctive dansl'uniforme du ,<soldat », combattant à visage découveli et dans la tenueimprovisée du clandestin, à cette dichotomie périmée s'ajoute aujourd'huiune forme supplémentaire de clandestinité, sociale et technique.

La sortie de la clandestinité, comme commwlÎcation, défi et appel à lalégitimÜé populaire se fait aujourd'hui par l'action indirecte, par lesémissions « légales» d'AI-Jazeera, Al Manar ou des médias occidentaux -avec la lecture publique sentences (tribunaux) ]' exécution en directed'otages et l'appel insuITectionnel pennanent de terroristes notoires.terroriste, s'il ne veut pas être confondu avec le criminel de droit commun, aun besoin absolu de légitimation que la «légalité» démocratique luiaccorde.

XV.3 CAUSES ET CADRES LOCAUX, CAUSES ET CADRE PLANÉTAIRE

Au Moyen-Orient, le mode offensif du combat terroriste se met auservice d'une politique régionale et nationale, relayée par les asymétries desforces régulières de pays perturbateurs (Hezbollah et Hamas par rapport à laSyrie et à l'Iran).

aiIJeurs, il devient l'expression d'une agressivité planétaire, celledéclarée par le fondamentalisme religieux à l'Occident. Son mode combat

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repose sur la stratégie d'interdiction et sur la lutte à la « paix de compromis»entre pays hostiles, en contlit latent.

La <ifoi» du terroriste islamique transcende le cadre national d'action etle caractère défensif du combat mené par r armée régulière du pays. Dansplusieurs cas, le terroriste est un «sous-traitant» de pouvoirs extérieurs« hors la loi », agissant sous l'inspiration, l'accord tacite et le financement deceux-ci. Son espace de manœuvre plus celui d'une guerre calculée,limitée, contrôlée et circonscrite, celle d'un « désordre» manœuvré par lesgrandes puissances, mais celui, plus autonome, de réseaux d'activation interet subétatiques, qtÙ alimente le choc Orient-Occident.

Le terroriste islamique est moins un combattant qu'un martyr.

C'est là toute la difficulté de mettTe en œuvre une dissuasion efficace vis-à-vis de ses agissements. La destruction en représaî11es des maisons,dissimulant des caches d'armes et des postures de tir ou abritant les famillesd'origine du «martyr» par Israël, est une «dissuasion partielle» dont lerevers est représenté par la réaction à tache d'huile de la haine despopulations palestiniennes ou libanaises concernées.

L'ordre tactique de Napoléon, face à la «guerre du peuple » menée parles Espagnols entre 1803 et 1813« il faut opérer en partisans (n.d.r., demanière radicale, totale et par tous les moyens 1), partout où il y a despartisans! », est-il app1icable aujourd' hui par les forces arméesd'occupation?

XV.4 HORIZONS ET LIMITES DE LA «THÉORIE DU PARTISAN

LOGIQUE POLITIQUE ET « CONFLITS MÉTAPOLITIQUES »

La règle d'action du partisan peut se résumer en deux principes,rnimdisation et légitimation.

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Selon le premier, le partisan doit se mêler au peuple comme le poissondans l'eau (Mao Tse Tung).

Selon le deuxième, le peuple est source de solidarité existentielle et delégitimité politique. La nouveauté théorique de la figure du terroriste parrapport au partisan est de deux types:. Le partisan était un combattant irrégulier et son combat se situait «à la

marge» de l'action régulière de l'État occupant et de son armée. Lepartisan classique en somme s'insérait dans le cadre d'une guerreinterétatique et en assumait les valeurs, essentiellement européennes. Dansle cas du double engagement, de la «guerre politique et de la guerresociale » ou de la guerre de libération nationale révolutionnaire, la fidélitéaux idéaux utopiques «du parti », à l'époque du marxisme, représentait uneadhésion totale à ses buts et objectifs, constituant l'épine dorsale desmouvements de décolonisation.

Dans le cas du terrorisme islamique, il n'y a plus d'idéologie, mais leterreau du groupe ethnique et de la confession religieuse. Son ancrage estdavantage dans le passé que dans l'avenir, et sa logique est d'ordremétapolitique et transcendantal et, de ce fait, radical et total.

Le combattant irrégulier classique d'expérience européenne, celle de la« guerre du peuple» menait une « petite guerre» (guérilla) par rapport à la«grande guerre », (conduite par les armées régulières) et la coopérationentre forces régulières et irrégulières était étroite et constante. L'actionpartisane est fondée sur la mobilité, la rapidité, la surprise et la ruse tactique.Dans l'action terroriste en revanche, le coup porté à l'ennemi est à la foisune « fin en soi », une action démonstrative, une opération de résistance etun combat d'usure.

.

L'objectif se consomme en sa valeur symbolique et son sème prolifèrepar l'exemple.

Le terroriste, qui s'appuie sur un réseau clandestin et sur des États « hors-la-loi» ou «tiers intéressés », ne demande pas la reconnaissance decombattant et il n' y a guère de droit international public qui permette de le

traiter comme «prisonnier de guerre ». Ainsi, il ne bénéficie pas deprotection juridique (Guantanamo) et ne peut être retenu ni condamné sur labase du principe: nullum crimen, nulla poena sine lege, mais se prévaut, enretour, d'une adhésion politique et symbolique larges.

La distinction fondamentale, de caractère conceptuel, entre « partisan» et« terroriste» est dans le but de l'action, qui est « politique» chez le premier,« politique» chez le commanditaire ou le «tiers intéressé» et« métapolitique» chez le martyr ou le résistant. Dans l'absence du relaisinstitutionnel du parti révolutionnaire, «la branche armée» dicte lesconditions de l'action et définit les programmes politiques immédiats, mêmesi la finalité ultime reste utopique ou métapolitique. (Indépendance del'Ulster ou du Pays basque dans le cas de l'IRA et de l'ET A, État

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rigoureusement islamique, Califat, émirat islamique du Waziristan dans lecas des Talibans, d'AI-Qaïda ou du Hamas) et se no UlTit d'un combatnihiliste, radical et utopique, ce qui lui pennet d'accéder au pou voir lé gaI.

Dans le monde islamique, le «terroriste» fait figure de «héros» desdéshérités. Il en est le chef symbolique, le Zaïm, une sorte de porte-drapeaude la lutte qui rachète la dignité et l'honneur de la communauté et prive delégitimité J'acquiescence des classes dirigeantes impies aux puissances de

l'Occident. A partir de ces prémisses, une question s'impose: En Irak,sommes-nous en présence d'un mouvement organisé de résistance ?

XV.5 CONTRE INSURRECTION ET « CONCEPT D'INIMITIÉ ».

« ENNEMI »,« GUERRE» ET« TIERS INTÉRESSÉ»

Selon J'application du manuel américain de «contre insurrection j"comment peut être obtenu le but de la pacification et de la réconciliationnationales et donc l'intérêt de la puissance d'occupation à la tranquillité et à

l'ordre publics sans l'accord de la population, qui est elle-même déchirée parle conflit, interreligieux et interethnique, une population qui demande unsupplément de protection à l'occupant, ultime recours contre lesdéchirements de la guerre civile en acte, une population non couverte par lerisque d'une violence généralisée et prise en tenaille entre représailles etcontre représailles?

Aux yeux du droit international, le terroriste islamique est-il un hasti"ou un sujet sans droits et sans loi? Le fait qu'il ait pour théâtre

d'opérations le monde entier et qu 11 ne puisse être reconduit à la fi gure dudéfenseur « autochtone d'un sol national occupé» engendre une antinomieprofonde entre « le concept d'inimitié ", comme hostilité principielle entre

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normes morales et valeurs irréconciliables, exprimant une antithèse éthique,et le « concept de guerre» qui est, en son principe, politique et interétatique.

Selon le premier cas, l'irrégulier est la figure centrale d'une guerre dereligion non déclarée, d'un véritable choc de civilisations, un choc deprincipes premiers et ultimes, où l'occupation n'est plus le caractère dirimantdu combat et où la volonté de frapper acquiert la caractéristique d'unerévolte de croyances irréconciliables, dans le deuxième un combattant quiopère dans l'illégalité, dans le cadre d'un mouvement de résistance contreune armée d'occupation étrangère.

L'ennemi est le porteur hostile d'autres certitudes, d'une autre morale etd'une éthique radicalement négatrice de ce qui relève de la « souveraineté»traditionnelle de la loi et de ses valeurs.

Cette présence négatrice de la figure de l'ennemi attise en profondeur la« guerre des Dieux»

L'Occident, les citoyens de l'Ouest combattent en effet un double conflit,un conflit évident avec eux-mêmes sur la manière de défendre leurs systèmesde garanties et de droits, (la démocratie, la tradition, les Lumières, etc.) et unconflit équivoque et confus, sur la manière de conduire la guerre, insidieuseet ouverte, que mènent le radicalisme et le fondamentalisme islamiques, àl'intérieur et à l'extérieur des sociétés ouvertes et libres, contre le mode devie et l'esprit de l'Occident; contre les puissances mondiales qui en sontl'expression morale, intellectuelle, scientifique et militaire, les États-Unis etl'Europe, et plus banalement les croisés et les juifs. L'ambiguïté de ce conflitrepose sur une opposition évidente entre deux idéaux, de la liberté et de lasécurité:. le premier porte d'atteinte à l'individu;. le second aux intérêts fondamentaux de la nation.

Il en découle que l'arsenal des mesures répressives, judiciaires etpolicières a été renforcé et le dilemme persiste entre écoles de pensée sur lecaractère conciliable ou irréconciliable des mesures contre le terrorisme et dedéfense des droits de l'homme.

Le conflit contre l'Occident tient à deux concepts, «d'ennemi» et de« guerre ». Étant donné l'incertitude qui règne au sein des classes dirigeantesoccidentales sur la « nature» de « l'ennemi» et de la « guerre », le problèmede fond est d'identifier «l'ennemi réel », au-delà des délimitationsrestreintes des conflits traditionnels.

C. Schmitt parlant de Lénine rappelle que celui-ci opéra le transfert, surle plan politique, de l'axe de gravité de la «guerre », transformant« l'ennemi réel» en « ennemi absolu ».

C'est le même transfert qu'opère le fondamentalisme islamique vis-à-visde l'Occident.

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Au cœur de la distinction entre ami et ennemi, l'inimitié confère aucontlit son sens et son caractère et cette inimitié repose sur intérêt laGumma» (communauté des croyants).

C'est le «degré d' inimité» qui est à l'origine de la distinction entredifférents types de guerre. Si le « partisan» ou « l'insurgé» de la DeuxièmeGuelTe mondiale, ou des guerres coloniales de libération nationale étaient

jésuites de la guene », selon l'expression de Che Guevara, les soldatsde la « foi» politique et de J'engagement militant absolu, le tenoriste en estle «martyr », celui dont la prédestination au salut est hors de la portéeséculière et de r horizon humain.

Il transcende l'intérêt politique et la «cause» révolutionnaire, pouraffermir un but sacrificiel et métapolitique, mythifié par les prêchesextrémistes.

Ce qui est digne d'approfondissement est la nature « politique» de laliaison que ce terroriste entretient avec la figure du «tiers intéressé »,commanditaire ou inspirateur de l'action, l'acteur politique de relais quiopère dans le contexte de la vie intemationale, à la marge de sa « légalité j>.

C'est J'acteur perturbateur, «paria» ou «hors la loi », qui confère lesmoyens et assure les marges et les espaces de manœuvre aux «fous deDieu ».

XV.6 UNE GUERRE SUR PLUSIEURS FRONTS. ENNEMI RÉEL ET

ENNEMI ABSOLU

PtÜsque pour le « tenoriste » l'ennemi réel est toujours un ennemi absolu,le caractère politique de son combat est dicté par son protecteur, le « tiers

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intéressé », qui détermine et inspire la direction de l'action et le degréd'intensité de celle-ci.

C'est lui qui définit non seulement le type de guerre et les moyens d'yfaire face, mais aussi la stratégie politique à mener, à l'échelle régionale oumondiale. Cette stratégie et cette tactique constituent la « vraie politique» du« terrorisme» et donc le caractère « limité» ou «illimité» du conflit, danslequel il est engagé.

Ainsi, le moment «critique », le «seuil », «les lignes rouges» parlesquelles l'inimitié devient absolue, ce moment est imprévisible et souventimparable.

Le point de transition est celui où s'installe la suspicion d'une attaque,vole en éclat la structure des régularités ordinaires des relationsinterétatiques et le conflit se 'spiralise' et monte aux extrêmes. C'est à cepoint que l'espérance de gain politico stratégique perd de sa rationalité et seconvertit en son contraire. Cette absolutisation de la figure de l'ennemi et cebrouillage des calculs, constitue l'inconnue toujours immanente de la réalitédu nucléaire et l'extrême complexité de sa prolifération, l'arrière-fond et le« moment critique» du dérapage terroriste. Cette situation hypothétique estprécisément celle qui est susceptible de se vérifier lorsque se brise la relationhobbesienne entre protection et obéissance et le protégé, en raison de laradicalisation et de l'absolutisation de la figure de l'ennemi, se considèredélié du caractère inéluctable des obligations humaines et dansl'antagonisme irrépressible des croyances et des dieux, tient l'ennemicomme totalement dépourvu de valeur et décrète son anéantissement, sonindignité à exister et à vivre. C'est là que la théorie de « l'irrégulier» trouveson accomplissement extrême et la doctrine du terrorisme débouche sur unnouveau nomos de la terre, absolument annihilateur, l'état « hors la loi» quirequiert au combattant une adhésion totale velayat-e-faqih à un Guidesuprême (wali-e-faqih) dans 1'« intérêt de la oumma ». Cette adhésion totalen'est en effet que le prélude à la « guerre totale» comme accomplissementultime de l' « inimitié radicale et absolue ».

Pendant la Deuxième Guerre mondiale la résistance, comme mouvementde libération nationale, ne pouvait gagner seule ni militairement nipolitiquement contre la « machine de guerre» allemande.

Il fallait le soutien de la force principale menant le conflit, en actantmajeur de ce dernier. La résistance n'était pas l'outil militaire d'un « tiersextérieur », mais d'une partie prenante au conflit. La résistance islamique enrevanche est une force de déstabilisation politique, l'outil combattant d'un«tiers intéressé », mais non engagé dans le conflit. Ne disposant pas del'appui d'un appareil militaire comparable à l'armée et au pouvoirsoviétiques ni à l'armada d'invasion anglo-américaine et à l'influence desdémocraties occidentales, le terrorisme islamique s'organise militairement enunités tactiques mobiles, douées d'armements sophistiqués et modernes et

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peut agir sur plusieurs fronts à la fois, tout en menant un combat directcontre l'occupant. structure de commandement opère grâce à des œllulessemi-autonomes, avec une différence politique et opérationnelle en Irak et auLiban. En Irak, le conflit central transformé en combats sanglants entreformes d'extrénÜsme intercorrfessionnel chiites et sunnites pour le contrôlede secteurs-clés de la vie économique et sociale du pays, tandis qu'au Libanla chaîne de direction et de commandement opérationnelle reste tmitaire. Parailleurs, l'organisation combattante du Hezbollah dispose d'unereprésentation ministérielle. Dans ces conditions son armement est toutautant politique que militaire, car il fait partie des équilibres internes decertains pays (Liban, Irak. Autorité palestinienne) et s'appuie sur lalégitimité de larges parties des opinions. En tant que forœ armée, il agit surle front intérieur de l'adversaire et en tant que force politique sur lesdécisions et les stratégies des gouvernements de coalition dont il fait partie.Puisque le terrorisme islamique maîtrise la guerre 'réseau centrée' et peutprendre l'initiative simultanément sur plusieurs échiquiers, cettecaractéristique l'immunise de toute action visant son éradication décisive.

XV.7 LE TERRORISME LA DISSUASION CONVENTIONNELLE. UNE

MODIFICATION DANS LA NATURE DES CONFLITS MODERNES

Terrorisme et antiterrorisme jouent ainsi d'une double dissuasion: àterme, car ils visent l'inaction et la paralyse de l'unité politique et moraleadverse, connne élément clé de leur propre dissuasion; à long tenne, carl'autre n'a d'alternative et de choix que de se mesurer à la même capacité defrappe, de résistance ou d'usure, d'oÙ la 'spiralisation' des actions et

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caractère psychopolitique du duel militaire. Ce type de différend actualise lesintuitions clausewitziennes sur la guerre, bouleversant la nature de celle-ci.En effet, apaisement et action violente ne sont plus assurés uniquement parl'outil militaire représenté par l'armée régulière et les forces étatiques. Lesforces armées irrégulières et les mouvements radicaux deviennent desactants de campagnes redoutables, mélangeant le Zweck et le Ziel etintroduisant une relation nouvelle et plus intime entre les deux. Cetteintimité du but stratégique et de la fin politique modifie la théorie de laguerre moderne et reconfigure les notions d'inimitié et d'ennemi quideviennent à la fois plus universelles et plus culturelles.

Dans cette métamorphose, le rapport entre le politique et le social se faitplus profond et s'insère dans le dialogue entre le conventionnel et lenucléaire. En effet, l'interaction entre le politique et le social transformel'influence réciproque des crises internes et des crises internationales et enaffecte les issues. Les conceptions traditionnelles d'offensive et de défensiveainsi que celle d'attaque en profondeur sur le territoire de l'ennemi changentles contenus des notions utilisées, en particulier celle d'adversaire etd'inimitié, qui acquièrent une portée éthique, principielle et absolue. La lignede frontière et de résistance entre forces de combat régulières et forces derésistances irrégulières - forces armées et populations civiles - s'en trouveainsi estompée. Cette radicalisation des conflits favorise les mouvementsfondamentalistes et les États qui les soutiennent et altère les règles del'intimidation et de la menace jadis interétatiques. La logique del'affrontement devient indirecte et diffuse, sans un front principal censéinduire une concentration des forces. La bataille, l'attaque et le gain politico-stratégique se mesurent davantage sur le front de la légitimité, interne etinternationale et la capacité de contrainte se déplace vers l'actiondiplomatique, vers les fronts ou les coalitions juridiques, agrégéspolitiquement lors des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.

À la capacité de coercition directe, individuellement maîtrisable, toutestratégie politique devra désormais intégrer un élément volatil, de persuasionet de compromis, immédiatement incontrôlable et influencé par lescampagnes médiatiques et publiques, ou encore, par le développement d'unegéopolitique du non-isolement et d'appui régional.

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XV.S LES FACES CACHÉES DE LA MENACE TERRORISTE

En ce qui concerne les faces cachées de la menace terrOliste dudjihadisme international, nous sommes conti'ontés à une clandestinitéépaisse, ceBes des communautés islamistes dans le monde, repliées sur e1les-mêmes.

Europe ce sont des minisociétés non intégrées et, en conséquence,aliénées, qui constituent des réservoirs silencieux de kamikazes. Cetteclandestinité a deux volets: un volet technologique par lequel ]' innovationdes tedmiques balistiques et explosives est constante et puise sur internet. Etun volet opérationnel et logistique grâce auquel le terrorisme est cordonné ennébuleuses nationales et interconnecté en réseaux, ce qui favorisel'adaptation à des régimes de contrôle et de sécurité, changeants en fonctionde révolution de la menace.

La matrice de recrutement de ce djihadisme demeure, en Occident,l'existence de ces minisociétés parallèles, constituant des bases d'action pour« imposer la menace» de r intérieur, comme« défi permanent» dans lequotidien des populations européennes et dans le « quadlillage totalitaire etmoral» des individus, tentés par la ,<dissidence» d'une assimilationmalvenue au sein de la culture intégratlice de l'Occident.

Au Liban rune des faces cachées de Hezbollah et de ]' intluencegrandissante du « croissant chiite» (Iran, Syrie, Liban), s'inscrit dans lamouvance d'une résistance à Israël que l'armée libanaise ne peut contrasterni combattre, et <-rune remise en question de l'État central etinterconfessionnel que l'ancienne puissance mandataire avait laissé dans lesmains de la minorité maronite. Cette résistance, profondément enracinéedans la société libanaise oblige à repenser les ditférentes manifestations duterrorisme dont les expressions politiques et sociales exigent des réponsesdiverses et appropriées pour chaque situation.

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Pour J'heure, des voix s'élèvent au Liban, protestant que legouvernement se soit retrouvé à la merci des « Fous Dieu », quant à \ew'initiative unilatérale à l'origine des hostilités.

XV,9 LE LIBAN, LE HEZBOLLAH L'IRAN

Le Liban, depuis les déclenchements de la guelTe civile (1975-1990) a ététraversé par des influences, des soutiens et des pressions extérieurs venantdes autres puissances régionales. Le Hezbollah en représente r élémentparadigmatique, car il est né comme émanation indirecte de l'expérience etla méthode de la République Islamique d'Iran, Au regard des islamisteschiites, la République islamique et son GtÜde suprême (wali-e-faquih) ontété les inspiratems d'un mouvement national libanais qui a donné lieu en1982 à une formation unique, le Hezbollah, autour de trois idées-forces:. l'Islam comme méthode globale

. la résistance à l'occupation israélienne comme terrain d'expérience;

la direction politique, légitime et religieuse, du Guide suprêmefaqih) comme successeur de Prophète.

L'indépendance de ce mouvement de résistance à Israël, qui se réclamed'une légitimité charismatique et traditionnelle est assurée par la directioncollective de la choum, vis-à-vis de la direction politique du Guide suprême,garant des intérêts de la Oll1mna (communautés des croyants). Cetteindépendance se situe dans une relation que l'on peut qualifier de stTatégie à

.

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tactique, ou de philosophie générale à adaptation conjoncturelleopérationnelle.

XV.lO LÉGITIMITÉ, CONFLITS ASYMÉTRIQUES ET

MÉDIATIQUE. LE TEMPS ET L'ESPACE EN STRATÉGIE

BATAILLE

Les champs des engagements futurs dans le domaine r asymétrie etdonc de la présence SlU'le terrain de forces irrégulières ne doivent faire sous-estimer que la cohérence et l'unité des engagements d'un acteur régulierclassique se situent désormais en dehors du seul conŒt armé et se repèrentdans la dimension indirecte et psychologique de celui-ci, de ce fait, dansla bataille médiatique. n s'agit là d'un combat pour la légitimation du contlitet pour l'exercice des jeux d'influences futurs.

Le combat terrestre confirmera l'importance et le rôle central du champde bataille pour l'élimination et le désarmement de l'adversaire en situationde confrontation directe, cependant que la dimension indirecte, celle desopinions et de l'unité morale du pays engagé, est signalée par une mutationstratégique importante, celle des jeux et des manœuvres d'intluence, decommunication, de contre-information et d'intoxication, Si la prévention etJ'interdiction de la guerre totale accordent la priorité aux forces classiques,par le recours à l'action militaire directe ou à la dissuasion, la nécessitéd'agir sans liens directs avec la défense des intérêts vitaux ou, à l'inverse,l'impératif de promouvoir une « cause» (la « cause palestinienne », la « luttecontre l'occupation étTangère », le «combat contre l'Amérique» ou «contreJ'Occident ») élargissent le champ de J'asymétrie à deux domaines, celui de

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la guerre des ondes, tlle guerre médiatique et psychologique, et celui du «compromis diplomatique ». La dimension indirecte de la stratégie étend sanscesse son théâtre d'opérations au mental des populations et à une multitudede revendications occasionnelles et locales.

XV.ll TACTIQUE ET STRATÉGIE DANS L'ACTION DE REPRÉSAILLES

L'action de représailles et de «défense offensive» menée par Israël auLiban prouve que les actions de destruction aériennes ou aéronavales,sélectives, de précision ou « ciblées », ne peuvent emporter la décision àelles seules, et qu'elles doivent être coordonnées avec rythmes et lespelformances actions terrestres, avant le recours à l'action diplomatiquemultilatérale. En efIet toute intervention militaire semble devoir se soumettreà la nouvelle règle de combat, la bataille psychologique, celle de r espace depropagande, précédant l'action diplomatique et militaire.

combat vise plusieurs fronts. la communauté internationale. les opinions des parties aux prises

l'armement moral des troupes:.. les forces irrégulières d'insurrection et la campagne de contre insurrection.

Il s'agit de collectiviser et de coordonner le processus de légitimationintemationale et donc la « diplomatie intemationale onusienne,) et les

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institutions de décision intergouvernementales, universelles ou régionales(ONU/PESC/PESD/UE« Quartet », etc.).

La cohérence du champ stratégique général et « unilatéraliste » demeurel'apanage de 1'« intelligence personnifiée» de l'État et du gouvernementpolitique qui promeut l'action militaire offensive. Celui-ci a pour tâched'assumer la maîtrise complète des systèmes d'armes, le contrôle de lacampagne militaire sur le terrain, la conduite des champs d'affrontementscollatéraux et la coordination globale, efficace et unitaire, de la diplomatieclassique et de diplomatie publique.

Il s'agit là d'une mutation stratégique majeure dans la mesure où le centrede gravité de conflit se déplace vers le soft power, qui est le reflet de lacomplexité du système international. Le renouveau conceptuel affecte lastratégie générale des États et les différends stratégiques d'action, élaborésdans le contexte historique des guerres totales du XXe siècle et des stratégiesdissuasives de l'époque de la bipolarité. Ce renouveau laisse ouverte unesérie de questions:. «Comment gagner une bataille sans la mener? »

. «Comment défaire un ennemi par l'extension et le renversementconceptuel et opératoire du champ des asymétries? »

«Comment emporter la décision avec un rôle limité confié aux forcesclassiques, et un rôle accu aux stratégies diplomatiques et médiatiques? »

.

. « Comment convaincre un adversaire, le terroriste, qui n'a pas de stratégiegénérale propre, mais uniquement des tactiques, ou ses inspirateurs, les« tiers intéressés », expressions d'une «inimitié radicale », les convaincreque poursuivre le combat est inutile? »

La résistance du Hezbollah au Liban, mobile, dispersée et clandestine,montre encore une fois, les impasses des opérations «Stand off» oul'inefficacité politique du privilège accordé aux stratégies des moyens,orientées vers l'acquisition de capacités de destruction à distance, sélectives,mais «limitées» au seul théâtre des opérations, sans avoir à occuper leterrain, et en évitant ou en retardant le combat physique au sol? Ce dernierseulement est en mesure d'assurer l'ascendant moral, qui, par l'affrontementterrestre, affaiblit la volonté adverse.

« Comment persévérer dans l'illusion des nouvelles mythologies », cellesde la «non-létalité des combats» (zéro morts) ou d'absence de «dégâtscollatéraux? »

« Comment tenir compte, dans le processus d'engagement des forces etde la montée aux extrêmes de la violence, du rôle stratégique «des tiersintéressés », commanditaires des actions de théâtre, en oubliant sur l'autel dela supériorité et du succès tactique, la prudence nécessaire dictée par lagéopolitique régionale et donc par la dangerosité des «tiers intéressés »,mais non engagés? »

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Cette prudence induit une économie des forces dans l'éventuahté, nonnulle, d'une duplication, plus dramatique, du duel des volontés, un duel dansleque1le coup décisif sera essentiel.

En effet, si en Irak ou au Liban le concept d'opération militaire ou ladoctTine de théâtre sont déterminants de « l'épreuve de force », « l'épreuvede volonté» dépasse largement l'acception géopolitique couverte par leterme de théâtre et recouvre celle, de plus grande complexité, «d'échiquierrégional » Golfe », «Proche-Orient », « grand Moyen-Orient »), échiquierà plus forte épaisseur, sociologique, historique, pohtique, culturelle, etsociale. Cet édùquier s'élargit et bascule vers l'Iran. C'est vers la «Perse»que se déplace l'axe de gravité du conflit entre Orient et Occident, un conflitqtÙ s'est polarisé depuis soixante ans sur le différend israélo-pa1estinien etqtÜ inclut désormais le plateau turc.

XV.12 LE« TEMPS» EN STRATÉGIE, DANS L'ÉPREUVE DE FORCE ET

DANS l'ÉPREUVE DE VOLONTÉ

La différente conception de «l'épreuve de force» et de « l' épreuve devolonté» de la part des partisans, (irréguliers, ou résistants) ou de la partd'une année régulière, se mesure au «temps opératoire », et au «tempspohtique ». Le premier est signalé par l'élaboration d'une tactique etl'épuisement des forees au combat. Le deuxième se mesure à l'élaborationd'une stratégie ou à l'usure de l'unité morale et politique de la nation auxprises. Sur le long terme, dans la conscience collective que certainesépreuves appartiennent à la dimension de l' histoire. C eUe différenteconception du temps peut eHe s'appliquer à la conduite des opérationsmenées par Israël ou par le Hezbollah enjuillet/août 2006 ?

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XV.13 LE TEMPS ET L'ESPACE DANS LES STRATÉGIES D'IsRAËL ET

DU HEZBOLLAH

Au cours de la campagne débutée le 12 juillet 2006, si Israd a opté pourla recherche de la décision, à obtenir dans un temps supposé rédtÜt:, misantsur le dés,u-t11ement et le recul de Hezbollah, ce dernier à adopté la stratégie

celle de ,<l'attente », visant à épuiser r adversaire, en frappant lesalTières Nord du pays, Haïfa et la Galilée.,

Sa manœuvre a consisté à durer, à conserver ses forces militaires, àgalvaniser son moral et celui de la population libanaise, en mettant en crise

l'unité morale d'Israël et de son armée, convaincu, à raison, de combattreune «guerre juste» ou existentielle, une confrontation indirecte etsémiologiquement préemptive contre l'Iran. Malgré l'offensive aérienne etnavale d'Israël. conduite dans toute la profondeur du théâtre libanais, lesoutien populaire n'a pas fait défaut au Hezbollah, qui a donné la preuve desa préparation militaire, de son entraînement, de sa capacité de recrutementet d' lille légitimation large. Celles-ci n'ont interdit ni le retrait ni la capacitéde retarder les opérations, cédant de l'espace au profit du temps derésistance, bref de jouer au recul stratégique au profit du gain politique,sachant que l'adversaire ne pouvait lui porter le coup décisif, carsanctuarisation lui serait offerte, soit P,ll' un compromis diplomatique, soitpar une couverture venant de la Syrie et/ou de J'Iran.

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XV.14 LES STRATÉGIES

INTERNATIONAL

DOMINANTES ET LE CADRE

Le temps de l'action militaire d'Israël s'inscrit dans la stratégie généralede « mouvement» prônée par les USA. C'est le temps de la guerre mondialeau tenorisme au nom de la doctrine de l' ,<élargissement de la démocratie »,

le temps de la manœuvre par opposition au ,<temps suspendu» destratégie d'« endiguement », s'opposant à toute tendance vers la multipolmisation du monde, dont on craint l'instabilité chronique.

Ainsi, la politique de 1'« élm'gissement de la démocratie » ou du « chaosconstructeur» axée sur équilibres régionaux et l'instauration d'unnouveau principe de légitinÜté, vise l'Asie centrale, le Golfe et le grandMoyen-Orient et valorise le renversement du statu quo,

La manœuvre stratégique offensive d'Israël slnscrit dans une dimensionrégionale, où se jouent l'enjeu même de son et la légitimité de sondroit de un enjeu chm'nière de la logique du système allant au-delà dela géopolitique régionale,

En revanche, la nouvelle doctrine américaine de 1'« endiguement »comme celle qui l'a précédée du temps de la guerre froide, apparaît commeune stratégie planétaire et vise l'intégration de la Chine, peer competitor,dans un ordre mondial renouvelé.

Elle est justifiée par line vision du monde appuyée sllr la mondialisationet sllr l'émergence de nouvelles grandes puissances dans une perspectiveultime de stabilité.

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Or, H est clair que la prospérité induite par une conception redistributricede la mondialisation, s'oppose au dynamisme politique de l'élargissement dela démocratie, comme principe de légitimité requis pour rexercice rationnelet modeme du pouvoir et dont la simple évocation app,u.aît commedéstabilisante et critique par les autorités en place dans les pays du Golfe etdu grand Moyen-Orient, pays dans lesquels le principe de légitimitédominant est de type traditionnel et charismatique.

La dynamique américaine y est dictée par la lutte au tenorismeinternational oÙ les succès militaires doivent cOlTespondre aux changementspolitiques souhaités. C'est dans cet envirOlmement d'ajustementsvolontaristes que s'est inscrite la stratégie israélienne de «défenseoffensive >'>.Le temps de l'offensive israélienne s'est greffé, en raccourci,dans le temps de longue haleine de la guerre au tenorisme international et audjihadisme fondamentaliste, qui menace également, de l'intérieur, l'Unioneuropéenne et la Fédération de Russie. 11 s'agit d'une guerre dans laquelles'opposent deux sociétés et deux principes de légitimité et qui est à la foisidéologique et historique. Elle est idéologique en ce qui concerne lerenouveau des régimes, des élites et des cultures politiques, elle esthistorique dans le sens où elle vise un changement dans la structure profondede ces ensembles sociaux, un approfondissement de la réflexion entre foi etraison, religion violence, ainsi qu'une accélération du processus demodernisation. Dans les deux acceptions, elle s'appuie sur l'idée d'uneouvelture progressive et permanente de l'espace de liberté.

XV.IS LES LIMITES DE LA STRATÉGIE D'IsRAËL

Or, la stratégie israélienne, décidément unilatéraliste n'a pas été en phasecependant, avec les réalités politiques et opérationnelles de la région. Fondéesur la supériorité de l'instrument militaire, r absence d'interlocuteurs

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crédibles et l'idée d'un conflit de basse intensité, elle n'a pas su ni isoler nidésarmer militairement le Hezbollah par un accord de compromis avec laSyrie et a sous-estimé son degré d'armement et sa capacité de résistance.Conduisant une offensive aéronavale de forte intensité, les fondements de ladoctrine militaire officielle et les prémisses stratégiques qui la supportaientont dévalorisé la supériorité traditionnelle, de mobilité et de manœuvre, deTsahal, la « nation en armes », vouée à la Blitzkrieg, mais tenue en attente etfreinée dans le but d'occuper le terrain sans parvenir à contrôler la frontièresyro-libanaise qui est l'artère vitale de l'aliment opérationnel du Hezbollah.Par sa pression politique et militaire sur l'autorité palestinienne et sur lespopulations civiles, elle a légitimé le terrorisme au lieu de l'isoler. Ainsi s'enest trouvée réduite « la doctrine du levier» prônée par une partie de l'état-major israélien, visant à tenir « sous pression» l'Autorité palestinienne pourla forcer à lutter contre le terrorisme, en lui faisant payer le prix de sonsoutien.

Trois dimensions ont été sous-estimées par le pouvoir politique etmilitaire israélien dans cet épisode du long conflit régional:. Le premier concerne « les limites de la dissuasion », à concevoir en termes

politiques et pas uniquement militaires ou des rapports de forceopérationnels. Par ailleurs, le conflit pour combattre le terrorisme n'est plusbinaire et d'autres acteurs agissent comme «tiers intéressés, mais nonengagés ».

. Le deuxième concerne « les limites de la force », la légitimité politique deson emploi et la prééminence de la pensée militaire. L'impossibilité dedésarmer immédiatement le Hezbollah et le refus de traiter avec

l'adversaire en recherchant un règlement politique global ont engendré lesyndrome de l'échec. Cet échec « légitime» «le Parti de Dieu» et leconstitue en interlocuteur politique outre que militaire pour tout règlementrégional futur.. Le troisième tient aux « limites de légalité » et du pouvoir légal au Liban,ce qui induit une erreur sur «la nature de l'adversaire ».

En effet, c'est davantage la légitimité et guère la légalité qui estimportante dans l'analyse concernant le potentiel de résistance. La premièrea été du côté des forces combattantes qui sont à la fois des partis politiques etde milices armées. Ces milices ont réussi à faire le front uni avec lespopulations civiles et celles-ci sont devenues un soutien moral desrevendications nationalistes avec lesquelles il faudra compter à l'avenir. Ladeuxième s'est rétrécie d'autant et ne reflète désormais que partiellement lesfondements interconfessionnels et sociologiques du pays.

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XV.16 L'HEURE DES BiLANS

l' heure des bilans et des révisions conceptuels, des questionsméritent d'être posées: «L'unilatéralisme israélien» au Liban et au ProcheOrient montre-t-if les mêmes limites de l'engagement ,<unilatéraliste» desÉtats-Unis au Golfe et en Irak '?

Le Proche Orient connue Golfe. malgré des timides avancéesdémocratiques sont-ils à un moment charnière de leur histoire, au cœur duconi1it élargi qui se situe entre démocratie et terrorisme'? La campagne duLiban sonne-t-elle le glas des régimes laïques dans toute la région du grandMoyen-Orient, qui a connu une sclérose politique depuis plusieursdécennies'? Si l'islamisme militant n'a pas réussi à faire l'unité du mondemusulman, l'internationale djihadiste peut-elle encore progresser avec desfractures idéologiques et opérationnelles importantes'? Quelle estaujourd'hui la consistance mondiale de la menace terroriste et des groupestenoristes spontanés? Et pour terminer, si l'extTénlÎsme violent etl'idéologie du radicalisme islamique représentent la maladie infantile dumonde musulman au XXI" siècle, le combat engagé par l'Occident a+Hlégitimé la démocratie ou le terrol1sme ? Dans cette deuxième hypothèse,l'impasse d'une dissuasion purement militaire justifie l'urgence d'uneouverture des négociations entre toutes les pm-ties. En effet, l'effondrementde la conception stratégique kontzeprzia de Tsahal. remet en l'honneur lavision politique des règlements régionaux, car l'emploi de la pureapparah aujourd'hui dénoué de sens. En perspective, l'accroissementtendanciel de la menace terroriste impliquera une dérive horizontale de laviolence et tIDe évolution des objectifs de la teneur vers des cibles sociétales.Il est fort probable que la connotation de cette violence sera moins politiqueet plus civilisationnelle, relativement plus memirière et simultmlément plusdjihadiste.

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Quant au thème la légalité et la légitimité de la guene, il estimportant d'en les contenus et d'en repères les racines anciennesdans le jus Et dans toutes les doctrines et stratégiesphilosophiques et juridiques qtÜ constituent le dégtÜsement et la justificationde la lutte politique et de la violence année, comme «violenceconquérante ».

Les doctrines qui fondent en droit le statut belligérants constituent letelTain des compromis diplomatiques et permettent en même tempsd'encadrer la prise de conscience du caractère éminemment politique du« juridisme » et du « moralisme» du droit international moderne.

XV.17 LOGIQUES POLITIQUES ET STRATÉGIES JURIDIQUES; LE

DROIT INTERNATIONAL PUBLIC ET LA LÉGITIMATION DE LA

GUERRE

Les théories universalistes du droit international par leurs enracinements« politiques» dans la défense des « statu quo >, s'opposent à la logique demouvement de la période d'ajustements du système international successif àl'implo&Îon du système bipolaire.

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Il s'agit d'une période révisionniste, signalée par la déstabilisation del'ordre antérieur et par des revendications ethniques, confessionnelles,démocratiques et nationales, où les finalités conservatrices de droit publicinternational révèlent leur nature illusoire. L'instrumentalisation politique dudroit y prend la forme d'un système universaliste de justifications. Au nomdu droit humanitaire ou de tendances et philosophies pacificatrices, cesystème montre son caractère trompeur. Ce droit ne peut ni freiner lesmouvements politiques d'ajustement, ni les entériner. L'émergence denouvelles « nations» et les revendications indépendantistes etsécessionnistes de pays nouveaux, faisant appel à l'autodétermination n'ontd'autres moyens de s'affermir que des relations d'inimitié, d'hostilité et decombat, et ces relations sont irréductibles au statu quo, garantissant etconstitutionnalisant du droit international. Celui-ci apparaît discriminatoireet déphasé, si l'on considère l'état anarchique de la société internationale etsa logique « horizontale », correspondant à la coexistence d'une pluralité desouverainetés militaires et d'unités politiques non hiérarchisées etformellement égales. Chacun de ces acteurs est détenteur individuel de lalogique unilatéraliste du «droit force ». Selon cette approche, l'ordreinternational ne pourrait être que «commun» et donc «privé» et guèrepublic; international et non supranational. Il n'obligerait que par sa seulelégitimité, celle du consensus, et ne primerait pas sur les légalités positivesdes droits internes et les décisions souveraines de ces membres. Les droitsinternes n'en seraient pas infériorisés au nom d'une instance supérieures'arrogeant des formes inédites de contrôle et d'intervention. Or, l'évolutionuniversaliste de droit public international fait du «règne du droit» nonseulement le garant de« statu quo », sous la forme d'une validation destraités en vigueur, mais également l'instance où les puissances dominantesexercent le monopole de «la désignation de l'ennemi» et font appel à cedroit, en l'interprétant et en l'appliquant sous forme de « résolutions », maisau nom de leurs intérêts.

Cette légitimation «juridique» et morale du «statu quo» et, enconséquence, cette « interprétation multilatéraliste » de « l'actioncollective », déclassifiant la notion de « guerre» en « action de police» et la«sécurité collective» en gestion de crise, n'interdit nullement l'actionunilatérale, mais la justifie au nom de «la légitimité de l'autodéfense» etd'une agression, actuelle ou virtuelle, réactive ou préemptive.

Paradoxalement, la supériorité des forces du « statu quo» ne peut stopper«le mouvement» de l'histoire, ni la logique de contestation de l'ordre. C'estainsi que les perturbateurs de toute nature, les puissances « hors la loi », lesirréguliers et les actants anonymes, jusqu'aux garants suprêmes de l'ordreinternational, agissent au nom du « droit force» et décident dans le cadre dela légalité, mais non de la légitimité internationale.

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L'expression juridique de la puissance, en matière de la sécurité et deconflit, consiste à établir une discrimination dans la définition de ce qui« multilatéral» et de ce qui « unilatéral» et, pour en venir au contenu de cesnotions clés, à décider du régime des sanctions applicables et de l'intensitéde la riposte adéquate à décourager la menace, dans le cadre onusien ou horsde celui-ci, et du niveau de criminalisation morale et politique de l'ennemidésigné, ainsi que sa mise « au ban » de la communauté internationale.

Cette évolution de droit international comporte trois tendances:. une tendance au «déni de justice », pour les puissances insatisfaites etrévisionnistes, have not, au profit des États satisfaits, have, et, de ce fait, lapénalisation individuelle de toute initiative perturbatrice ou déstabilisante ;

une dogmatisation doctrinale du droit qui, renforçant les institutions de «sécurité collective », accompagne la transformation du jus ad bellum(égalité formelle et reconnaissance mutuelle des belligérants, justifiée par leprincipe de jus belli ae paeis), vers une conception de jus in bello qui

discrimine l'adversaire, perturbateur ou agresseur virtuel, le disqualifiant aunom d'une violation du statu quo, ce qui consacre l'inégalité des États et leprimat de la loi naturelle de la force;

.

. l'affirmation d'une idéologie humanitaire, qui tache de faire coexisterl'utopie abstraite du droit et les réalités rugueuses des réalités (Droits del'homme et droit d'intervention humanitaire) légitimant une intrusion dessouverainetés dominantes, extensible à la planète, et, par la globalisation dutheatrum belli, à toute situation et à tout acteur du système. Cette extensiondisloque l'équilibre de la scène mondiale par l'application intéressée etdiscriminatoire de la violence, sous la forme de linkages horizontaux, enintensifiant et en internationalisant de plus en plus les conflits.

Or, la prolifération des situations de crise due à l'accroissent desrevendications des acteurs insatisfaits, et à une exigence générale de stabilitéet d'ordre étend l' « état de guerre civile »ou de « conflit virtuel » au cœur età la périphérie du système international, dans les différents échiquiersrégionaux (Extrême-Orient, Golfe, Proche-Orient, Balkans européens eteurasiens), sans que le droit ou la force puissent les contenir ou les emayer,ni proposer une idée de maîtrise, de gouvernance ou d'hégémonie. Pour cettegrande ambition, l'entrée de l'DE sur la scène régionale et mondiale revêt lavaleur d'un impératif politique, plus encore que d'un engagement moral.

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XVI. SYSTÈME INTERNATIONAL ET CONFLITSMÉTA POLITIQUES

XVI.1 SENS, VIOLENCE ET SYSTÈME

Un nouveau système international est né des événements du Ilseptembre, C'est un système sans contrepoids, à la géopolitique bouleverséeet à l'écart grandissant entre les deux hémisphères, où l'élément central dujeu est représenté par les États-Unis d'Amérique, Ce système a été enfantécomme toujours pm' la violence. puissance de négation. qui demeure. avec letravail positif des sociétés, le fondement premier ultime de l'histoirehumaine. l'ultima ratio gentium. De nouvelles règles du jeu émergent de cetensemble turbulent, travaillé en profondeur par la crainte, l'insécurité etl'incertitude et éveillé par le retour des <,Léviathans », Des règles dictées parr exigencede la part des acteurs majeurs de la scène planétaire de répondre àla menace non seulement là où elle se manifeste, au cœur même de lacosmopole impériale, mais là où elle est abritée et tire ses raisons d'être.opérationnelles et doctlinales. dans les sanctuaires. Dans ce défi inédit etsans compromis, l'ennemi ne sera plus invité à négocier le retour à l'ordre,car le but de r affrontement est d'éliminer le perturbateur et d'anéantir touteforme de son soutien à l'alTière, Cependant, l'objectifpenl1anent des acteursfondamentatLX du système reste la stabilité et la pacification des conflits.

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la stabilité que s'attaque le terrorisme intemational et c'est la stabilitéque l'apparition de menaces non conventionnelles. menacesviennent aujourd'hui de foyers de tension multiples, dont le principal, pourr escalade de la violence et la difficulté de relance de processus de paix, estreprésenté par le conflit israélo-palestinien. C'est en effet du Proche et duMoyen-Orient que peut venir une déstabilisation élargie de plusieurs régimespolitiques à la légitimité chancelante. En ses répercussions innombrables, laviolence terrOliste a engendré un tournant dans les relations internationaleset a ouvert une nouvelle ère à la politique globale. Par sa fonction objective,le terrorisme apparaît comme le pouvoir égalisateur des faibles et par safonction subjective, comme une stratégie d'usure et d'activation politiques.Dans ses répercussions immédiates, il a atfecté les rapports de l'Amériquevis-à-vis de la Russie et de la Chine, devenues coopératives au nom de lamultipolarité et de la lutte internationale contre l'islamisme radical. sousl'égide du «groupe de Shanghai 7>.Au plan général et malgré certainesréticences, les événements du Il septembre ont engendré le dépassementdéfinitif de l'esprit de la guerre froide et l'apparition d'un nouveau type deconflits, les conf1its « métapolitiques », qui constituent désormais une descatégories des conflits asymétriques.

XVI.2 LES CONFLITS MÉTAPOLlTIQUES

Ce sont des conflits qui réunissent, sous un concept commun, trois typesde guelTes et donc trois formes d'historicité qui coexistent dans le mondeles guerres prémodemes, modemes, et postmodemes. Sont à considérermétapolitiques non seulement les conflits qui modèlent l'organisation des

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armées et la nature des combats, ou ceux qui influent sur la variété des étatsde violence, mais ceux qui se distinguent pour les « sens» qu'ils assignent àla violence, et donc pour la diversité et la complexité de la réflexion sur lesquestions ultimes qu'animent les décideurs et les stratèges et qui inspirentune profonde diversité des buts, des rationalités et des pratiques stratégiques.Ces conflits, issus des crises périphériques et conduits sous forme decoalitions, comportent par nécessité un leadership unilatéraliste qu'assurentla prédominance et la légitimité de la hiérarchie du commandement, l'unitéde l'effort de guerre et la vision stratégique et opérationnelle de l'entreprisecommune. On peut noter incidemment que plus une coalition est hétéroclite,plus l'unilatéralisme s'impose comme la loi du mouvement et comme leprincipe-clé de l'action. Par ailleurs, le caractère hétéroclite des coalitionsengendre l'unité des asymétries du champ de bataille sous le couvert d'unconcept commun, la matrice métapolitique. Les conflits métapolitiquespermettent de définir désormais la nouvelle doctrine des engagements desforces dans la perspective des événements du Il septembre et dans le cadred'une initiative globale de défense antiterroriste. Celle-ci doit tenir compteégalement d'un corrélat important qui est celui de la «légitimité et de la« limite» de l'engagement militaire et donc de sa durée. Ces deux notions de« légitimité" et de « limite» ont une implication générale, car elles mettenten valeur la phase de préparation amont et le rôle intense de la diplomatie etde la négociation. Il s'agit d'un rôle déterminant, car il définit les optionspolitiques, stratégiques, économiques et sociétales des issues finales desopérations de pacification, de stabilisation et de gouvernabilitéinternationales.

Le rôle de la diplomatie des États, de la diplomatie des idées et de celledes Églises a une importance décisive non seulement dans la prévention,mais aussi dans le règlement des issues des conflits métapolitiques. En effetsi, au sens le plus large, la notion de conflit désigne une confrontation armée,une confrontation d'intérêts, la spécificité des «conflits métapolitiques»repose sur l'opposition de principes, de perspectives et de valeurs, due àl'incidence de «sens », de philosophies et de systèmes éthico-culturelsdivergents, voire antagonistes.

Ce sont ces systèmes politico-culturels qui définissent l'âpreté,l'irréductibilité et la radicalité des confrontations militaires nonconventionnelles dans lesquels les systèmes des valeurs font simultanémentpartie du problème et de sa solution. Historiquement appartiennent à lacatégorie des conflits métapolitiques les conflits qui baignent dans leschamps des croyances: les croisades chrétiennes en terre d'Islam, lesguerres européennes de religion, les persécutions menées contre lesminorités dans l'histoire de l'Europe par le Royaume de France ou laCouronne d'Aragon, les pogroms antijuifs et plus proche de nous, la Shoah,le conflit israélo-palestinien, le Djihad, les guerres balkaniques, lesaffrontements bosniaques, les formes de terrorisme islamique, le conflit

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afghan, etc. En effet, tous les conflits au cœur desquels les dimensionsculturelles, civilisationnelles et identitaires constituent les aspectsfondateurs, voire essentiels de l'engagement sacrificiel et de l'esprit decombat, portent en soi un fil profond de préjugés et de ressentimentshistoriques, une continuité des haines qui nourrissent la mémoire desviolences du passé en les liant à celle du présent.

Oppositions sourdes et violences irrationnelles, politiquement suscitéesou spontanées, le sens de ces déchaînements constitue le fondement destratégies délibérées ou inconscientes et alimente le commerce violent entrecommunautés hostiles constituant le mobile, latent et quotidien, d'unecartographie des conflits aux ramifications multiples. Est conflitmétapolitique en somme celui qui transcende à la fois la sphère du pouvoir etcelles du présent et qui s'étend bien au-delà des limites d'une frontière. Cetype de conflit appartient à la catégorie des défis non conventionnels.Opposant des morales différentes et des formes de spiritualités exacerbées, lesens de ces conflits, et celui de la violence qui s' y inspire, est de nature

théologique, car il nourrit l'histoire des communautés aux prises. Il s'agit du« sens» assigné par les forces en lutte au prix du sang et à la valeursalvatrice d'un message et du «destin », transmis dans la mémoire despeuples, sous forme d'interprétations ritualisées ou vécues.

Ce sont des conflits qui se distinguent des conflits de pouvoir ou depuissance «purs », les conflits géopolitiques classiques ou interétatiques,mais qui peuvent s'en mêler ou interagir avec eux. Dans cette mixité desformes d'historicité se conjugue un très grand nombre de dimensions:politique, diplomatique, économique, militaire, idéologique, ethnique,identitaire et religieuse, au sein desquelles interfèrent les mobiles activateursles plus divers, ceux des atavismes, de la psychologie, et de la tradition. Entermes de compréhension et d'approfondissements ultérieurs, si la distinctiondes conflits métapolitiques par rapport aux conflits conventionnels réside enlarge partie ou essentiellement dans les fins et dans les objectifs poursuivis,leurs buts transcendent la notion et la sphère proprement occidentales del'autorité, du pouvoir et de la légitimité et embrassent des systèmes decroyances, des conceptions du monde et des systèmes de forces, issues deconfigurations civilisationnelles éloignées voire hétérogènes.

Au plan proprement épistémologique, puisque la politique s'emacinedans la culture et puisque les conflits métapolitiques sont partiellement sinonessentiellement des conflits de valeurs, le degré d'intensité de la violence etle ciblage des victimes de la coercition sont toujours liés pour une part à larégulation internationale de l'ordre et pour l'autre à la lutte irréconciliableentre systèmes et conflits. Quelle est l'autorité légitime et légale qui a lepouvoir d'employer la force pour régler ce type de conflit, est une questionessentielle pour définir la pertinence du droit à trancher sur l'issue de lalutte. Quelle est la nature, abstraite ou objective, de la morale naturelle ayant

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pouvoir de trancher sur la justice de r emploi de la force est une questionliberté et de choix entre cultures èt systèmes culturels en conflit.

XVI.3 SÉMIOTIQUE ET CONFLITS MÉTAPOLITIQUES

Dans son expression terroriste, le conflit métapolitique déploie lme fon11ede violence nouvelle aux buts stratégiques imprécis, liant messianismeplanétaire et intelligence sophistiquée. Dans les attentats du Il septembre,cette violence a ainsi produit trois types d'effets; un effet symbolique, unchoc médiatique, une atteinte irréversible à toute conceptiond'invulnérabilité des USA. Les objectifs visés résumaient bien la magnitudedu projet et la remise en cause du système, ce qui révélait son haut niveau desophistication. Il s'agissait de frapper simultanément trois symboles dupouvoir américain: politique (la Maison Blanche), économique (Je WorldTrade Center), militaire (le Pentagone) et d'occuper la scène médiatiquemondiale.

Puisque cette violence s'identitle à la diffusion et à J'amplification designaux signitiants. elle acquiert la valeur d'une véritable sémiotique. Dansle conflit israélo-palestinien et le conflit de J'Irak. la violence réelle se traduiten violence symbolique, soHicitant une solidarité émotionnelle plus largeenlTe deux camps. pro arabe et pro israélien. ce qui fait rejaillir à chaque foisle problème de la légitimité internationale de J'action violente. Le conflitmétapolitique est non seulement un conflit symbolique, mais également unconnit subliminal. n symbolique puisqu'il appartient à une dimensionancestrale, il est subliminal parce qu'il met en scène rétlexesconditionnés par la remémoration du passé. Ce rappel des codes passionnelsdu passé inscrit au cœur de la conscience coJJective des acteurs deux visionsdifférentes de r avenir, puisque l'avenir s' enracine toujours dans un passé,

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comme le rappelle Ortega y Gasset. Des comprorrus sont ditTiciles, voireimpossibles, dans les contlits métapolitiques, car toute interprétation radicaledes valeurs exclut l'idée même de compromis. Elle exclut également celle deneutralité, ce qui explique que, d'attaques en représailles les parties auxprises sont enfermées dans un cycle de violences ininterrompues, où leséléments activatems du conflit peuvent être retrouvés dans le « déjà vu » dela tradition, dans la mémoire des temps écoulés, dans les rituels et lessymboles de la haine ancestrale.

Dans l'acte terroriste, le cœur ancien a besoin pour agir d'une mainmoderne. Ainsi, la sophistication de la violence est l'aspect postmoderne ducontlit métapolitique. Au plan général, la fonne de violence induite par lesconf1its métapolitiques remet en cause le cadre général du systèmeinternational, l'ensemble des alliances militaires et les rapports politiquesqu'a pris l'interdépendance entre les nations et entre celles-ci et les acteursnon étatiques. Pour l'Ünportance des enjeux, elle influe sur les <,linkageshorizontaux» entre théâtres de crise et sur les espaces régionaux dedéséquilibre et d'instabilité. Les politiques et les appareils de sécmité et dedéfense de la plupart des pays en sont atTectés, de même que les formes deleur opérationnalité militaire.

XVI.4 REDÉFINITION DES STRATÉGIES

Or, ce que les événements du I j septembre ont mis en valeurvitesse et la capacÜé de réaction des appareils de pouvoir face àsituations et à l'importance des solidarités d'action. qu'ils ontmodifié la reformulation des stratégies d'acteurs à l'échelleinternationale. Nous pouvons le constater aisément à partir de la politique

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la

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étrangère des États-Unis et du comportement de la Russie dans le contexteglobal, en considérant le chamboulement complet des équilibres stratégiqueset l'acquiescement russe au projet américain de «bouclier antimissile»auquel s'oppose la Chine. En effet selon les propres mots du présidentPoutine du 13 décembre 2001, ce projet« ne représente pas une menacepour la sécurité nationale de la Fédération de Russie ».

L'adoption aux nouvelles réalités apparaît pour la Russie comme uneoption qui permet de garder l'initiative en absence d'autres choix, le repliexclu. En Europe la dynamique des relations germano-russes en est affectée,puisque d'une part le resserrement des liens entre Berlin et Moscou entraîneune influence politique et diplomatique de l'Allemagne plus large, et del'autre l'arrimage de la Russie à l'Europe ouvre la voie à une intégration,aujourd'hui encore prématurée, de la Russie à l'OTAN. Au vu de cettehypothèse, la transformation de l'OTAN d'alliance militaire en alliancepolitique et donc en une organisation de sécurité, incluant des membres sansstatut militaire, situe son « malaise identitaire» dans le cadre général desnouvelles relations occidentales et euro-américaines. Elle place ainsi dansune perspective totalement révisée la question de l'élargissement aux pays del'Europe centrale et orientale, que la Russie n'a pas acceptée. L'adhésionéventuelle de la Russie poserait le problème de la coordination et de laconcentration sur les problèmes de sécurité entre trois acteurs majeurs duthéâtre eurasiatique à statuts politiques et militaires différents, l'UE, l'OTANet la Russie. En Asie centrale la nouvelle donne renforcement le rôle de laRussie et celui de la CEI comme cadre de consultation et de décision pourles pays membres, mais pourrait également limiter l'influence de la Russiedans l'espace postsoviétique, en inversant la dépendance économique debeaucoup d'États de l'Asie centrale, par la promotion d'un pluralismeintéressé. Dans les cas mentionnés, des capacités de décision rapide et celuides capacités de reformulation stratégique, l'Europe risque d'êtresensiblement affaiblie par les événements du Il septembre.

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XVI.5 TERRORISME, GLOBALISATION ET GÉOPOLITIQUE

Par la dynamique de ses répercussions générales, la violence terrodsteimpose la révision d'une certa.ine conception de la globalisation, interprétéede manière trompeuse en sa seule dimension économique et sociale, voiretechnologique ou communicationnelle et qui a eu des effets géopolitiquesdifférents de région à région.

Cette violence éclaire les observateurs sur le rapport profond et caché quela mondialisation entretient, en son sein, entre le politique et le militaire, lepolitique et le culturel, et au-delà, le religieux. En effet le processus demondialisation en cours met en évidence une désintégration idéologique ethumaniste qtÙ prend la forme diffuse d'une révolte antioccidentale. Ceprocessus southe simultanément la carence d'un système global desécurité, non identifiable à la gouvemance, ni à la régulation économique, niau système des Nations unies aux compétences résiduelles, mais qui pourraitêtre une relation spéciale entre l'OTAN, la PESC /PESD et/ou d'autressvstèmes de forces.

J

Puisque ridée de la mondialisation a assimilée à celle d'économie demarché et de hbéralisme économique, induisant en ricochet le phénomènedésétatisation croissante des sociétés, r atfaiblissement de l'État a engendrétrois conséquences d'ordre général:

. un relâchement de la cohésion sociale;

l'éclatement du concept d'intérêt. crédité au monopole de l'État..

. la prolifération des stratégies d'acteurs, trans- et subétatiques.

Ainsi. la société-monde, sur le modèle du paradigme étatique, estapparue très vite dépourvue d'une instance de régulation politique et

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sécuritaire, instance qui ne peut ètre remplie par la gouvemance, soit-ellerégionale ou mondiale.

Le nouveau système intemational est le CTeusetd'un monde hétérogène,signalé par des Üvalités croissantes et par la prolitëration des zones de non-droit, mais au sein duquel se fait jour la naissance incertaine d'un droituniversel. un monde sans papes empereurs, autrement dit, sanslégitimé respectée et sans hiérarchies exclusives, dépourvu d'unesouveraineté universelle ayant des capacités de contrainte.

La lente émergence d'un droit universel (TPI et CPI) est faussée par lacontradiction éclatante entre les passions des « démocraties d'opinion » sous

1'« effet CNN ,> ou «Al Jazeera» et la logique du calcul diplomatico-stratégique propre à la pennanence de la conduite el'État. En une formule, lenouveau système intemational est caractérisé par un progrès de la logiquedes conflits et par la prolifération des zones de tension et de crise, autrementdit par la pérennisation de 1'« état de nature» hobbesien, ainsi que parl'entendue, à l'échelle planétaire, de la survivance de l'État-nation commeforme d'organisation politique des sociétés humaines menacée mais nondépassée et encore moins moribonde.

XVI.6 UN SYSTÈMEINTERNATIONAL EN QUÊTE DE MULTIPOLARITÉ

Comme vecteur de violence intemationale, le terrorisme devient ainsi

l'une de principales questions de sécurité et la priorité critique du nouveau

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système international. Il restaure les grandes conceptions de la géopolitiqueclassique, déplaçant vers l'Asie, aux confins de mondes russe, perse etchinois, via le Moyen-Orient et le Golfe, le centre de gravité du monde, lefoyer de conflits futurs du XXI" siècle. C'est en Asie que le décloisonnementdes espaces politiques produit une prolifération des armements à largeéchelle et une expansion des champs d'affrontement qui a profité de laliquidation d'imposants appareils militaires hérités de la bipolarité. Ainsi, lesévénements du Il septembre achèvent un processus de réorganisationgénérale des relations internationales, commencées par la chute du mur deBerlin et par l'échec de la transformation des empires en confédérations. Cetéchec est signalé par une aspiration collective à la nation à basemonoethnique et religieuse et par l'égarement de l'héritage humaniste etuniversaliste qui avait pris la forme de l'internationalisme socialiste ouprolétaire. Le cours de ce processus a baigné dans un malaise et unressentiment profond que la redistribution des rôles, des statuts et desespaces de souveraineté a provoqués dans le monde. C'est ainsi que dans ladécomposition de la notion d'ordre international se décèle la positiondominante des États-Unis d'Amérique. Les champs de décompositionhistorique, géopolitique et stratégique, perceptible dans la sphère des intérêtsqui définissent les enjeux de puissance depuis l'effondrement de la bipolaritéet la disparition de l'ennemi désigné est, comme toujours, l'Eurasie. Cettedisparition a été avant tout la fin de la vocation d'un acteur majeur de lascène mondiale à prétendre, par une menace unique et dominante, à unealternative globale de système. Or, le monde issu de l'implosion du mondesoviétique a engendré une extraordinaire balkanisation politique, undétournement des messages de la démocratie et un dépérissement desalliances traditionnelles à fondement idéologique.

Nous pouvons affirmer en somme que le système international de cedébut du XXIe siècle n'est pas encore celui de la multipolarité, ni celui d'unmonde unipolaire, où s'imposerait un seul acteur prépondérant aux capacitésglobales, les États-Unis d'Amérique. Mortimer Zuckermann a pu dire: «leXVIIIe siècle fut français, le XIXe anglais et le XXe siècle américain. Leprochain sera à nouveau américain ». Or, même si les États-Unis occupentune position sans équivalents dans l'histoire moderne et s'ils n'ont guère,dans un avenir immédiat, d'adversaires stratégiques susceptibles de remettreen cause les équilibres planétaires, en théorie les systèmes unipolaires nonhiérarchiques sont des systèmes en transition et en tant que tels, précaires,aux stratégies combinatoires, sans statu quo ni maîtrise définitifs et àl'hégémonie perpétuellement menacée. Ils préludent soit à des cyclesininterrompus de désordres publics conduisant à une paix d'empire et àl'émergence d'une monarchie universelle, soit à la dislocation progressive del'ordre ancien, dérivant vers une période chaotique. Dans cette sorte deretour à un «état de nature» des nations, s'affronteraient sans merci desÉtats batailleurs, des acteurs non étatiques et des êtres erratiques à l'issue de

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cette péliode de troubles s'affinneraient lùstoriquement des tmités politiquesclassiques, en quête d'affirmation, de sécurité ou nouvelles hégémonies.Ainsi, le monde qui s'ouvre à nous est plus incertain, plus conflictuel, plusfragmenté et globalement plus dangereux de celui qui l'a précédé. Lastratégie américaine de primauté visant à pérenniser une hégémoniemomentanée et justifi<mt de budgets militaires imposants, consacre

]' ambition d'assurer l'invulnérabilité de la «grande île du monde» et unnouveau linkage avec les théâtres extélieurs, en Asie, dans le Pacifique, enEurope et dans les deux Amériques. Ainsi, cette stratégie de primauté et cettevision du monde à prédominance américaine, où la puissance militairedemeure toujours aussi significative dmlS les relations intemationales, ont étéà la fois bouleversées et renforcées par des événements du Il septembre2001.

XVI.7 LA PLACE DE L'EUROPE, UNE RÉVOLUTION CONCEPTUELLE

Plusieurs conséquences, générales et locales, découlent de cesprésupposés et premièrement celle de la place qu'occupera l'UE dans lesystème intemational de demain. L'influence qu'elle pourra y exercer et letype d'institutions qui pourront lui assurer des options plus affennies, enparticuber en matière de capacités conception, de décision et d'action.Plus loin, quelles relations, bilatérales ou multilatérales, pourra-t-elleentretenir, selon le cas et les situations, en Europe avec la Russie et dans lemonde multipolaire de demain, avec les USA? Quel rôle devra-t-elle jouerau Proche-Orient entre Israël et r Autorité palestinienne, et dans laMéditerranée, dans le (Tolfe, au Moyen-Orient jusqu'au Pakistan, l'Inde etLa Chine, vis-à-vis du monde m'abo-musulman ? Cette évolution exige de la

pm'! de rUE une véritable existence politique et, en corrélat, une stratégieglobale. Autrement dit des institutions cohérentes, des procéduressimplifiées, un budget et des moyens nlÎlitaires adéquats et croissants et une

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volonté d'ordonnancement de la puissance en fonction d'une influencepolitique efi~ctive. élément d'ordonnancement ou d'unificationstratégies locales, nationales ou partielles appelle à une .z< stratégie globale t'et doit se déployer à l'échelle planétaire. De manière générale, lesévénements du 11 septembre remettent en cause les unités politiques quin'utilisent pas leur ptÜssance militaire pour exprimer leur puissance civile ouéconomique.

Dans ce cadre, l'Europe a un besoin urgent d'accomplir sa révolutionconceptuelle et institutionnelle: conceptuelle, pour ce qui est des grandesaffaires politico-stratégiques, institutionnelle, pour ce qtÜ relève desexigences d'etricacité en matière de délibération et d'action. Une révolutionqtÙ la fasse sortir des limites contraignantes du passé, afin qu'elle puisse tirerprofit de l'évolution rapide de l'environnement stratégique mondial. Celui-ciest c<Œactérisé par de nouvelles triangulations du jeu politique à l'échelleglobale et par l'évolution parallde de dissuasion nucléaire, remise encause par l'Administration Bush le 13 décembre 2001. La déclaration deretrait du «traité ABM " de 1972, visant à parer aux nouvelles menacescomporte non seulement une réorientation de la politique de sanctuarisationdu tenitoire américain. mais une révision de la politique de modernisation dela panoplie américaine de défense en ses différentes composantes. Elle ouvrela voie à une conversion des moyens de la dissuasion nucléaire àdissuasion conventimmelle ou classique, adaptés à des opérationsd'interdiction, en soutien à des interventions extérieures. impliquera deschangements dans l'élaboration de nouveaux de cadres des relations politico-stratégiques à l'échelle globale.

XVI,8 LES NOUVELLES

MÉTAPOLITlQUES

RÈGLES DU JEU ET LES CONFLITS

Simultanément à ces transformations d'ordre technique et sociopolitiquel'évolution du système international précipite l'écroulement du «derniertabou » de l'Occident, reposant sur l'idée, désormais falsifiée après la mort

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philosoplùque de Dieu, de la fin définitive des guerres religion. Certainsanalystes ont fait remarquer que si Édit de Nantes » conclut le cycleguerres européennes de religion, la guerre du Golfe ouvre la des guerresmondiales de religion. Guerres politiques les unes comme les autres, ellessont en effet des « guerres métapolitiques» car ceHes lient étroitement foi etengagement, religion et combat. Ce sont des guerres qui naissent et sedéveloppent sur un autre terrain que celui des seuls enjeux de pouvoir et dontle «centre de gravité » est ailleurs, dans une sorte de rhétorique d'oppositioninterreligieuse à la recherche de solidarités radicales. Ces guerresembrasseraient d'autres champs, d'autres continents et d'autres enjeux,philosoplùques, historiques et culturels. La distribution du pouvoir obéit ici àd'autres critères que l'enjeu conflictuel entre et nor. Ces guerresintroduiraient en protagonistes du politique, les exclus de la modernité et dudéveloppement, en y associant les héritiers des traditions et du livre. Ellestranscendent r espace occiden tal de la laÏci té et projettent le religieux dansdes perspectives de combat et d'action militante plus vastes. Ce sont desguerres ou s'entrechoquent, comme nous dit, trois dimensions del'historicité: le pré moderne, le moderne et le postmoderne, bref le religieux,le laïc et le postidéologique. Des guerres soumises à trois conceptions de laliberté et à trois types de rationalités stratégiques, sera sur ces guerres quese mobiliseront les conflits futurs et se définiront les nouvelles lignes declivage et de rupture dans le monde, car ces conflits engloberont desconceptions différentes de l'économie, de J'organisation sociale et del'autorité.

XVI.9 CENTRE DE GRAVITÉ ET VARIABLES« ASYMÉTRIQUES»

Ces guerres ne seront pas seulement des conf1its qui opposent sur leterrain des États et des acteurs non étatiques aux capacités qualitativementinférieures, ce semnt des guenes étendues, dont les enjeux les potentiels

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de mobilisation diffèrent énormément. En effet, elles peuvent faire basculerle ,<centre de gravité» des conflits demain. À titre d'exemple et en raisondes finalités des combats ou des perspectives ultimes, ce type de violenceassume une fonction de «transfert» et induit des effets psychologiquesdifférents dans le champ mental des instances politiques et des populationsadverses, influençant l'inconscient collectif et les mouvements globauxd'opinion. Dans le pire des scénarios, tme attaque chimique précédée pal' uneattaque informatique «discrète », mais de grallde envergure, menéeconjointement contre les systèmes d'approvisionnement électrique,énergétique et de télécommtmications par une organisation terroriste et unÉtat offensif, peut provoquer un collapse sociétal terrifiant d'une palt etattiser les convoitises et les appétits d'autres États, provoquaut desrevirements d'alliances et des effets de dominos tout à fait imprévisibles.Une attaque de cette nature peut anéalltir le moral des populations et donc lavolonté des acteurs postmodernes, mais elle peut éveiller puissamment celuides acteurs pré modernes au mobile fondamentaliste, idéologique oureligieux. Puisque les guenes métapolitiques sont également des guerresasymétriques, c'est la « variable de l'asymétrie» au sein d'une coalition parsa nature hétérogène, qui peut faire basculer le» centre de gravité» desconflits futurs. Or, chaque coalition a une <,variable asymétrique» qui lui estpropre et spécifique, dont les composantes peuvent changer en fonction desévénements, de la composition des forces au combat, de l'interrelation entreséCLuité extérieure et sécurité interne (liée aux flux d'immigration et auxpossibilités d'activation et de nuisance de ces populations), des buts descoalitions en face à face, bref conceptions du monde qui les inspirent,des perspectives d'intégration l'adversaire après sa défaite, ded'entraînement, des jdées de changement et de développement, del'imaginaire dominante de l'avenir.

XVI.I0 ÉVOLUTIONS

ASYMÉTRlQUES

STRATÉGIQUES ET RUPTURES

En considération de J'importance de l'enjeu, les conflits métapolitiquesdoivent être considérés des <,guen'es non conventionnelles >, ou des

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« conflits de basse intensité» (Law Intensity Conflicts - LIC). Menés contreun adversaire sub- et transétatique, à l'identité multiple, ces conflits sontplacés « en dehors» du droit international et prospèrent dans des zones de« non-droit ». Quelques facettes seulement de ces conflits peuvent êtreassimilées à des affrontements typiques des situations de guerre. C'est souscet aspect que les opérations militaires conduites pour justifier des actions derétorsion ou de représailles, actions tactiques directes, raids, démonstrationsou projections des forces doivent être légitimés aux yeux des opinions dansl'environnement mondial contemporain. Dans ce contexte, «la guerre del'information» et celle de la « désinformation» contribuent à cette finalité etconstituent de véritables campagnes de soutien à l'importance croissante.Leur but est d'influencer simultanément l'ami et l'ennemi et d'affecter lemoral, la discipline et la prise de la décision des deux camps adverses avecdes effets politiques et stratégiques opposés. D'un point de vueépistémologique, le conflit métapolitique peut apparaître anodin dans sadéfinition, mais fécond de promesses dans son évolution. Il confirme encoreune fois non seulement la supériorité de la stratégie sur la tactique, et doncdu domaine de l'esprit sur l'effort physique pour vaincre l'adversaire aumoyen de la puissance, mais l'avantage de la liberté de manœuvre, permise àl'acteur dominant grâce à l'effort diplomatique déployé en amont du conflit.

L'effort de coalition building visant à étendre la combinaison des forceset le linkage des théâtres et des unités politiques amies, sont un élémentintrinsèque de l'asymétrie, qui se fait valoir sur le terrain comme supérioritéde la campagne sur le combat. Il s'agit d'un élément décisif du rapport deforces entre adversaires. Puisque supériorité des conceptions stratégiques estcelle qui importe dans les conflits ou la coordination de forces hétérogènesest essentielle, cette supériorité est la clé décisive de la victoire militaire etpolitique et revient aux belligérants capables d'exercer la maîtrisestratégique, depuis sa conception jusqu'à sa mise en œuvre, dans l'espace etdans le temps. La «maîtrise stratégique », comme unité de vision sur laconduite de la guerre dans son ensemble et comme lutte d'intelligence et dejugement dans le déroulement des opérations militaires, a évoluédifféremment au cours de la campagne antiterroriste menée par les USA enAfghanistan, en Asie Centrale, au Moyen-Orient et sur l'échiquierinternational depuis le Il septembre. En effet, les affrontements qui ont eulieu sous la direction des États-Unis ou avec leur consentement, dans lesdifférents théâtres de lutte, ont appliqué deux principes, aux apparencescontraires, l'emploi combiné de la « diversion» et celle de la « dislocation »,autrement dit de l'approche indirecte et de l'approche « directe ». L'emploide la diversion dans un premier temps du conflit afghan a visé les forcesvives et les forces morales talibanes, en leur refusant toute occasion de livrerbataille dans une position défensive et sur un front déterminé.Simultanément il a soumis ses forces à une pression aérienne et à unerésistance omniprésente, par «Alliance du Nord» interposée.

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Enfin, cette approche a provoqué l'excentration systématique de latalibane et son épuisement physique. psychologique et spirituel.

deux temps de la manœuvre ont précédés par une préparationconjointe, menée sur le tenain, par les unités spéciales américaines etbritanniques. Cette phase de préparation et d'observation a permissuccessivement la dislocation de l'adversaire par une manœuvre offensive,qui a provoqué le renversement complet de la puissance de résistance de

l'ennemi et sa mise en pièce rapide. Cependant, l'élément central du succès aété dans un premier moment la capitulation morale, la rupture de « centre degravité » au sein forces averses, obtenue par une rupture de r asymétrie àcaractère métapolitique, entre combattants afghans et combattants d' Al-Qaïda. Cela a une rupture de détermination, de motivations et de<,sens », une rupture dans la conception ultime du «combat de Dieu» et

dans l'emploi extrême et inconditionnel de la violence. Cette rupture étaitinspirée et soutenue par la ditlérence de conception sur les tÏnalitéspolitiques et sur le but stratégique de la guerre. Une dichotomie subtile ajoué sur la différente radicalité du conflit, même si elle résultait partiellementde la composante ethnique des forces au combat. Elle a joué jusqu'au boutdans la résistance, l'affrontement et la lutte à mort engagés par les deuxcomposantes de ces forces, internationales et/ou afghanes, radicales et/oumodérées.

XVI.ll ÉVOLUTIONS CONCEPTUELLES. L'ASYMÉTRIE ET LES

CONFLITS ASYMÉTRIQUES

eifet, une nouvelle torme de conflit apparaît et l'étend dans le systèmeinternational issu de la bipolarité définissant un autre concept de guerre.

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Ce nouveau concept exprime l'essence de la distinction entre modèles deguerres, interétatiques et transnationales, symétriques et asymétriques.

La conception clausewitzienne de la guerre comme « acte de violence»visant à «imposer notre volonté» s'en trouve bouleversée. La conceptionclassique du conflit qui conduisait à une intensification des forces sur unchamp de bataille ou sur un théâtre d'opérations données entre belligérantsde même nature et de force (à peu près) équivalente, maîtrisant la violenceselon des règles codifiées et traçant une séparation entre avants et arrières,champ de combat et société civile, semble s'effacer, au moins pour lesconfrontations inhérentes à des sociétés pré modernes.

Le conflit européen classique reposait sur un principe-clé, la symétrie.Symétrie rationnelle ou de calcul, fondée sur l'espoir de gain politico-stratégique, symétrie de planification et de conduite, fondée sur un échangeentre acteurs politiques de type étatique, symétrie morale ou éthique entre« actants» de la violence légale et légitime, fondée sur des armées demétiers, qui respectaient la règle de la séparation entre le champ de la guerreet le champ de la non-guerre, le temps de la paix ou de la trêve provisoire, etle temps de l'engagement et du combat violent.

Dans les sociétés pré modernes, la disparition progressive des armées etdes militaires professionnels, comme spécialistes de la guerre et l'extensionsociétale du champ de la violence, exprime très clairement l'absence de lanotion occidentale d'État et de raison d'État et l'effacement de la séparationclassique entre les deux espaces, de la paix et de la guerre, du champ de laviolence codifiée, rationalisée et politisée et de l'extension des zones de non-droit.

En termes opératoires on va vers la dissolution du principe de laconcentration des forces (centralisation du combat et verticalité de ladécision) et en direction du principe opposé, l'absence de bataille décisive etla dispersion des milices. La notion tactico-stratégique de victoire disparaîtde la grammaire militaire et ne peut plus être utilisée par le vocabulairepolitique.

La notion intense et radicale de combat est remplacée par celle génériqueet dispersée d'affrontement. Ce dernier n'oppose plus deux forces, mais deuxchamps où un seulement est offensif et armé et le deuxième défensif etfaiblement armée ou désarmée. Cette disparité des forces engendre uneffacement des codes, des rationalités et donc des « limites» de la violence.Celle-ci devient «hors limite », «hors de calcul» et «hors descodes normatifs préétablis (droit, éthique et morale)>>. Cette disparité del'affrontement aboutit au meurtre collectif, au génocide et au massacre. C'estla dissolution du principe de l'équilibre des forces et de violence entre campsopposés, qui ne se reconnaissent pas le droit à l'existence.

L'asymétrie ou le conflit asymétrique opposent en effet, en son essence,deux types de sociétés, une davantage constituée et politiquement organisée

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et l'autre à l'état naissant, chaotique, ou en dissolution extrême. Letemps et l'espace n'ont guère même valeur, le même sens et mêmesrépercussions politiques pour les belligérants en situation d'asymétrie. Lamilitarisation des nouveaux espaces de l'asymétrie est l'apanage des forts etdes puissances technologiquement plus avancées, cependant que leprolongement indéfini de la duré du cont1it est dans l'expression du faible etdes sociétés «héroïques» où dans l'éternelle dialectique de la tragédiehumaine l'un joue la loi de l'autre à son meilleur profit, dans la mâItlise dutemps, de la violence aveugle et de la force.

XVI.12 ÉVOLUTIONS

MÉTAPOLITIQUES

TECHNIQUES ET CONFLITS

Depuis toujours le «sens ,> de l'action pénètre les tlnalités de la«manœuvre stratégique >, et influence ses modalités et ses moyensopératoires. Depuis la fin de la guelTe froide, ce « sens» a investi le champde la pensée et de r action militaire et a modelé de sa rhétorique lesconceptions générales de l'action internationale des États. La responsabilitééthique est devenue ainsi dans le camp occidental un élément constituant desstratégies de stabilisation, et l'intervention morale une option politique,promue par l'exigence de combattre le telTorisme et de porter assistance àpopulations en danger. Cette exigence a désigné une dialectique à chaquefois singulière de l'intérêt et de la morale. Au plan de l'action militairecependant, ces t1nalités nouvelles ont pénétré les fLgures des belligérants,s'étendant au calcul des aléas, des lisques et des virtualités générales del'action. Ainsi, le sens profond de la violence a rebondi sur son emploi,virtuel ou réel, et sur les effets, inhibitoires ou coercitifs, des mesures plisesou de celles envisageables. Grâce aux évolutions des technologies optiques,

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balistiques et informationnelles, de nouveaux réseaux de nuisance sontapparus dans le champ du maniement de la violence et de l'actioninternationale.

Ces réseaux se bifurquent en deux sources de danger à classer parmi lesmutations des défis de sécurité, dans le champ des nouvelles menaces auxeffets universels: les dangers des hackers au sein du cyberespace et de lacyberguerre et le danger des unités terroristes de nuisance politique, maniantindifféremment les frappes classiques, biologiques et nucléaires. Ainsi, lesinnovations techniques et l'apparition de ces nouvelles unités de nuisancemodifient le rapport entre la force et la masse au profit de la force. Cetterupture de la force et de la masse, annoncée par la frappe à distance, produitune rupture de l'espace géopolitique et une désanctuarisation élargie desgrands ensembles territoriaux. L'avantage assuré à la frappe s'exprime parune double modalité:. la projection des forces (concernant les puissances aux capacités globales) ;. la projection de nuisances (par des unités sacrificielles organisées en

réseaux).

Cette série de ruptures a profité au nouveau terrorisme et a engendré denouvelles vulnérabilités, dues aux mobiles fondamentalistes, radicaux etmétapolitiques. Ces mêmes ruptures influencent également les modèles et lesadaptations stratégiques des appareils occidentaux de défense, l'usage plussouple, sophistiqué et dosé de la violence, ainsi que l'amplification de sasémiotique, et donc du discours de la guerre et la dialectique conflictuelleavec l'autre ou les autres. Au cœur même des hostilités, des pas décisifsviennent d'être franchis dans la «manœuvre stratégique », grâce à «laguerre du commandement» et à « la guerre de l'information ». Cette séried'évolutions, modifiant la nature des conflits périphériques, influe sur lesrelations à l'intérieur des coalitions et engendre un autre type de hiérarchie etde commandement entre le leader de la coalition et l'ensemble des autresmembres. C'est là, que « l'art de la manœuvre» introduit dans la logiquestratégique des dimensions qui revalorisent les fonctions de vision, liées auxpercées diplomatiques et conceptuelles de la grande politique, que seul leleader possède, puisqu'il possède, avec la conception hégémonique del'action, les ressources et les moyens de la politique globale.

C'est face à ces scénarios, à la rationalité politique ouverte, à ces optionsaux capacités de manœuvre élargies que se mesureront demain les États-Unisd'Amérique, l'Europe, la Russie, ainsi que la multitude des acteurs quis'affrontent, globalement et localement, pour un monde bâti comme toujourssur des philosophies discordantes voire opposées.

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XVI.13 NOTES

1. Sanctuaires ou États sanctuaires, ce sont deux catégories d'États, lesRogue-States (États hors la Loi) et les États vides de la notion d'État. Des« trous-mondes » de la globalisation, proliférant de réseaux parasitaires(mafias, corruption, criminalité, bandes, trafiques illicites) en proiepermanente au chaos et aux conflits, aux atrocités diverses et à la famine.Des États-objets, cancéreux et sans espoir, où la notion de crime doit êtreremplacée par celle de survie. En effet, il n'y a de crime, que là où il y aloi, droit et société.

2. Conflits prémodernes (subétatiques et sociétaux), modernes (classiquesou interétatiques), postmodernes (de projection des forces,informationnels et médiatiques). C'est dans des variables asymétriquesque l'Europe renforce le rôle des États-Unis et introduit dans le jeu

international des éléments et des objectifs de souplesse, adaptés à dessituations à chaque fois complexes.

3. Ces conflits peuvent venir :. des zones de crises, intéressant directement la sécurité de l'Europe(Balkans, CEI, Maghreb ou Proche-Orient) ;. des zones de l'arc de crise, intéressant indirectement la sécurité de

l'Europe. Il s'agit de zones à haut risque d'affrontements et dedéstabilisation, qui se prolongent en direction de l'Asie du Sud Est,en passant par l'Asie Centrale. Ici les affrontements et les enjeuxconcernent les grands acteurs stratégiques, internationaux (USA,Russie, Chine, l'Iran, l'Inde, Pakistan), et l'Europe y est concernée

en tant qu'acteur continental dans le cadre de l'échiquier stratégiquemondial.

Des répercussions de la mondialisation (terrorisme, immigrantsclandestins, prolifération, menaces NBC). En effet les répercutionsde celles-ci transforment la portée et les enjeux des conflits que nousappelons « métapolitiques » par une sorte de « Linkage horizontal »les commuant en conflits transcontinentaux (Golfe, Soudan,Afghanistan, USA, Russie, l'Europe, Pakistan, Chine). L'impactstratégique de ces conflits à la violence polymorphe et au senspolitique multiforme, exige d'une part une vision globale du longterme (stratégie) et d'autre part une riposte militaire immédiate(coalitions ad hoc).

4. Un« office de l'influence stratégique » (OSI) a été créé par le ministèreaméricain de la Défense, dans le but de mener la «guerre de

l'information ». Il s'agit d'une subordination de 1'« office des opérationsd'information », dépendant de l'état-major interarmées.

.

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XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMESINTERNATIONAUX. DU CONGRÈS DE VIENNE

À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUEEUROPÉENNE AU TOURNANT DU XXIESIÈCLE

XVII.1 LE CONGRÈS DE VIENNE ET SES FONDEMENTS

Pour qui veuiHe étudier l'histoire du monde et l'évolution des systèmesinternationaux, le concept d'équilibre des forces semble constituer le fil

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conducteur de la recherche sur la paix et sur la sécurité internationale.Lorsque après des périodes troubles ou des guerres inexpiables, des Étatsconservateurs ont voulu restaurer un système universel de valeurs et un ordremondial plus stable, comme ils le firent au Congrès de Vienne, ces principesne pouvaient être que l'expression des sociétés et des puissancesvictorieuses, pour qui la vie internationale a été longtemps et perdure encoresynonyme de lutte et de combat violent. Un contraste apparut très vite, en1815, entre ces deux objectifs et ces deux écoles de pensée, donnantnaissance à deux types de diplomatie; une diplomatie fondée sur des valeurscommunes et une diplomatie reposant sur l'équilibre de puissance, ou poursimplifier à l'extrême, une diplomatie inspirée et messianique et unediplomatie réaliste et calculatrice. La nouveauté du Congrès de Vienne et duPrince de Metternich qui en maîtrisa les débats, fut d'avoir réalisé uneconvergence entre ces deux aspirations fondamentales, souventantinomiques, de la légitimité et de l'équilibre. La légitimité fut celle,retrouvée des gouvernements d'ancien régime, et l'équilibre des forcesactifs, celui qui avait été reconnu en 1648 par le Traité de Westphalie, bâtisur la logique des engagements, la raison d'État et la défense de l'intérêtnational vital. L'équilibre du Congrès de Vienne durera cent ans ets'effondrera avec la Première Guerre mondiale. L'échec des Traités deVersailles et du Trianon le condamnera définitivement, jetant l'Europe dansl'abîme historique, culturel et moral de la Deuxième Guerre mondiale.L'équilibre du concert européen de 1815 ressemble-t-il à l'équilibreunipolaire élargi ou multipolaire souple de l'âge planétaire et du monded'aujourd'hui? C'est là toute la question de notre temps. En Europe, lesguerres de la Révolution française résultèrent, comme la guerre des TrenteAns, du passage des sociétés féodales, fondées sur un principe de légitimitéd'ordre traditionnel, la hiérarchie, l'honneur et l'ordre, vers des sociétésmodernes fondées sur la nation, la raison d'État, la logique du changementet, plus tard, la volonté générale; en un mot, sur un principe de légitimiténational-populaire. Les guerres totales du XXe siècle marquèrent la rupturede cette adaptation, qui se révélera conflictuelle, entre le principe delégitimité dynastique des empires multinationaux, austro-hongrois, ottomanet plus tard soviétique, et le principe de légitimité national-populaire à basedémocratique, ayant comme aboutissement final l'indépendance politique etl'identification de l'État et de la nation. Le principe de légitimité communrevendiqué au sein de cet amalgame informel de traditions et d'histoireslocales est de nature civilisationnelle et à base ethnico religieuse. Dans cettetransition, ce qui était apparu comme une organisation politique etterritoriale cohérente et prospère, les États multinationaux, devinrent soudainanachroniques et dépassés. Ce fut de même de ces ensembles disparates, lescolonialismes occidentaux, qui avaient constitué des communautés d'intérêtset de culture, comme les empires coloniaux français et britarmique.

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XVII.2 L'ORDRE MONDIAL ACTUEL

En 1989, la transition de la bipolarité de la guerre froide et de son schémarigide à la multipolarité tendancielle du monde d'aujourd'hui, présente-t-el1edes caractéristiques comparables, à une échelle de complexité plus vaste etplus profonde, avec la stabibté et l'ordre européens établis à Vieille en1815 ? La période que nous vivons vit en effet dans un équilibre précaire derapports politiques, caractérisés par une logique générale de mouvement etpar une «balance» de forces, où pèsent d'un poids différent trois grandsordres de grandeur

. Un nombre réduit de puissances de tame continentale surclassant toutes lesautTes les États-Unis. l'Europe, la Chine, la Russie. le Japon et peut-être

I"Inde qui sont les composantes essentielles de l'ordre mondial et il quiitlcombe ln responsabilité de la stabilisation des relatiotls de pouvoir il

l'échelle planétaire ainsi que la tâche et le credo les plus absolues que l'onpeut triompher de l'histoire et qu'on peut surmonter toute épreuve fut-elle

la plus telTible et la plus inhumaine. C'est à ce niveau où le poids politico-militaire joue un rôle de premier pl<m et dicte ses exigences de contrôle, parlill club de puissances fermé. sur la prolifération des armementsconventionnels, balistiq ues et nucléaires.

. Une société civile et un systè.me économique mondial, interdépendants etoù la distribution de la des biens et services, définit

des régions économiques ouvertes, mais différenciées, selon les taux et lepotentiel de croissance, le poids démographique, les formes d'innovation etd'intervention de I"État, les coûts sociaux et salaliaux, etc.

. Un paysage de nations recherchant des ajustements et des formes destabilité conjoncturelles et précaires. Ce paysage définit des zones de

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rivalités et d'instabilités, où l'on retrouve des aspects conjoints, de faibledéveloppement, de traditionalisme, d'anachronisme et de conservatisme dupouvoir, face auquel s'oppose un radicalisme violent. C'est le paysagedévastant de formes d'État en faillite. Ce sont des zones de vide juridique etpolitique, de conflits régionaux et locaux, de tensions chroniques et deguerres civiles permanentes et tragiques.

Par une sorte de paradoxe de l'histoire, le XXI" siècle est néprématurément en 1989, avec l'effondrement de l'Empire soviétique,montrant la pertinence des idéaux de la liberté. Cette naissance, au forcepsde l'imprévisible, vit se liquéfier avec une extrême rapidité le collantidéologique et militaire qui avait intégré au monde slave du Nord le mondemusulman du Caucase et de l'Asie centrale.

Naquirent alors des revendications d'indépendance venant de laprofondeur de traditions anciennes et de la vie séculaire des peuples. Leurprincipe d'identité et de vie ne pouvait plus être une idéologie, prêchant uneconversion forcée à la raison, mais un passé lointain, repérant une originecommune dans le message de la foi ou dans les rapports de faciès d'uneethnie. Dans la plupart des cas, ce message venait des régions les plusanciennes du monde où la revendication politique s'emacine presquenaturellement dans les trois ordres de vie; l'Ancien Testament, le NouveauTestament et le Coran. Ce retour du passé déplaça l'ordre des controverses etdes conflits du domaine des rapports de puissance et de l'équilibre desforces, à celui du système des valeurs et donc de la religion et du sacré. Laconfrontation entre monde moderne et monde traditionnel ou, de manièreplus abrupte, entre Occident et Islam, pour l'affirmation de formesd'indépendance et de souveraineté nouvelles, lia son sort aux vérités révéléeset à leurs affirmations conquérantes et souvent radicales. Ainsi, en deuxsiècles seulement, les relations internationales passèrent de la prédominancedu principe de légitimité dynastique, inspirant les gouvernements desempires multinationaux, au principe de légitimité nationale, puis populairedes États-nations; et enfin, au principe de légitimité ethnique et religieuxdans les anciens espaces de fracture, le long des frontières culturelles entreles trois grands monothéismes. En parallèle, en Europe, à la lente retombéedes fièvres des guerres des religions, s'accompagnera un processus desécularisation et de dépolitisation du politique qui n'est pas à sa fin. L'espaceoccidental, entièrement laïcisé, mène désormais un combat défensif dans lemonde face à l'éveil de l'Islam, à la violence religieuse et à l'émergenced'un fondamentalisme radical.

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XVII.3 MORALE

INTERNATIONALES

ET INTÉRÊT DANS LES RELATIONS

Avec J'effondrement de la bipolarité, comme à la fin de la guene deTrente Ans, le passage de l'universabté du Moyen Âge à la pratique del'équilibre, reposa le problème séculaire de l'importance de la moralité et del'intérêt dans les relations intemationales. Ainsi, les rôles que doivent jouerle droit (nomos), l'éduque et la force (kratos) dans les grandesaffaires du monde fut repris et rediscuté dans une arène des débats devenuede plus en plus large, publique et mondiale. On croyait avoir appris duCongrès de Vienne que l'équilibre des forces, à lui seul, ne pouvait aboutir àla paix, ni se définir comme principe de gouvernement du monde. Parailleurs, le Congrès de Vienne ne visait pas la paix, mais uniquement lastabilité et la modération des intérêts. Cette leçon d'autolimitation deségoïsmes sembla inspirer décideurs politiques du monde, au tout débutdes années 1990. Mais à la ditlérence de l'époque du concert européen,morale et le droit apparurent comme des références précieuses pour tempérerl'emploi brutal de la force, en 1991 les grands principes universels neconstituaient plus une référence commune, car disparut définitivement

l' homogénéité culturelle du monde et s'affirma une hétérogénéité detraditions et de ptincipes, btisant l'unité conservatrice du monde que lesdeux « super-grands» avaient préservée. Les règles et les principes régissantla recherche la sécurité et celle de la stabilité internationale s'évanouirentface au radicalisme et au fondamentalisme religieux, mêlé auxrevendications nationales et déclarant une guene à outrance aux puissancesdominantes, à l'hégémonisme mondial des États-Unis et à l'État d'Israël,politiquement précarisé et déclassé en« entité sioniste ». Ainsi, la mise en

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place d'un éqlÜlibre géopolitique modéré fut de plus en plus compliquée etdifficile à atteindre. Avec l'eflondrement de l'Union soviétique commedernier avatar de l'utopie de la « raison », se brisa l'équilibre entre les troisaires cultureJJes dont elle était limitrophe et qu'elle portait en son sein,l'Europe, l'Asie et le monde musulman, et, et par-dessus tout l'équilibre descroyances, entre le logos occidental et la foi révélée de r Islam. Cette ruptureraya de la logique des contrepoids, l'élément de modération qui avait limitéjadis remploi brutal de la force. La modération et l'autolimitation de laviolence ont été des référents fondamentaux pOllr que puisse fonctionnercon-ectement un système de sécurité comparable à celui du concert européen.Sur quoi donc faudra-t-il s'appuyer à l'avenir, dans l'ordre des motivationséthiques, pour rétablir une couvergence de retenue dans le gouvernement dumonde?

La fill de la Première Guem:: mondiale avait apporté une nouveautéimportante et visionnaire en matière de sécurité avec les « Quatorze Points t>de Woodrow \Vilson. La proposition de remplacer le système des alliances,basées sur le principe de l'équilibre des forces, avec un système de« sécurité collective », bouleversa les mœurs de la realpolitik européenne.L'émergence d'une menace Oll d'un défi, portés à l'ordre régulé des nationsdevait s'appuyer désormais sur un engagement solennel, celui, improbable,d'élinÜner la guerre de privilégier l'intérêt commun à l'intérêt nationalvital.

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XVII.4 LA« SÉCURITÉ COLLECTIVE ». OBJECTIFS ET

PRiNCIPES« PAIX PAR LA FORCE» OU « PAIXPAR LE DROIT» ?

Un système de « sécurité collecÜve » n'avait jamais existé auparavant et,avec la Première Guerre mondiale il fallait la destl1lcÜon de toute unegénération, pour faire basculer les convictions bien ancrées des décideurseuropéens vers l'idéalisme d'un président américain pour qui il ne pouvaitexister qu'une seule forme de sécurité, celle de la comnnillauté internationaletout entière. Le postulat œntral la sécurité collective reposait sur une idéetrès noble, mais fausse, que tout acte d'agression ou toute violation duprincipe d'lUl règlement pacifique devait être sanctionné, en dernièreinstance, <,par l'opinion publique du monde civilisé ».

La faiblesse principale de la sécUlité collecÜve reposa sur son abstractionet sur son caractère générique. Elle n'indiquait pas un ennemi ou unadversaire, elle ne définissait ni tille menace till risque particulier, maislaissait Jïnterprétation des dangers aux humeurs tluctuantes d'institutions oud'Assemblées ayant un penchant de circonstance pour le mainÜen de la paix.Par ailleurs, cette dernière trouvait sa garanÜe ultime dans les illusions dudroit international. La sécurité collective se satisfait d'une simple préventiondes conflits, la défense du « statu quo ». Les « causes » des cont1its, dans lecadre de cette doctrine, ne sont pas idenÜfiées dans la volonté d'unperturbateur d'imposer son intérêt, ni d'agir en fonction d'un but desuprématie ou d'influence, ou de subvertir la nature de l'ordre international,tmùs dans la simple perception de ses intentions. Le système des alliancestraditionnelles que la sécurité collective allait remplacer partiellement, étaitdur et impitoyable. TI désignait un adversaire, prévoyait un dangerspécifique, proclamant nn «casus belli » éventuel, contre toute atteinte à

l'équilibre des forces, étudiait la manœuvre, la défense et l'attaque. Le but de

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guerre commandait au plan de campagne et se traduisait en stratégies dethéâtre, devant s'imposer à l'adversaire. Le gain politico-stratégique n'étaitpas « la paix par le droit », mais « la paix par la force» et la géopolitiquedictait ses lois à la psychologie des décideurs, car ses lois avaient l'avantaged'être permanentes, et elles s'imposeraient au-delà de la contingence et deshumeurs passagères. L'intérêt national, la raison d'État et l'équilibre depuissance devaient inspirer la conduite d'une diplomatie et celle d'unepolitique étrangère, où l'idée de compétition l'emporte sur celle decoopération, de négociation ou de dialogue. Par ailleurs, cette dernièrerisquait d'introduire subrepticement une politique de concessions, dedémissions, voire de capitulation. Avec la sécurité collective, c'est la forcedes convictions, c'est le déterminisme des idéaux et des principes quidoivent inspirer une politique de sanctions. L'histoire de la diplomatieeuropéenne a toujours dosé, selon ses traditions nationales, les voies àutiliser pour créer des contrepoids aux tendances prévisibles de laconjoncture historique. Dans ce cadre, elle a regardé toujours plus loin deshorizons locaux et toujours plus haut de la logique du combat immédiat oude l'affrontement solitaire. En ce sens, la bataille des idées et les passionscollectives ont été des composantes importantes du rapport général desforces, mais rarement l'interprétation du principe de légitimité est allée plusloin du choix des élites. La caractéristique de l'époque que nous vivonsrepose sur cette nouveauté et sur ce paradoxe, que la diffusion de cettenotion imprécise et pourtant essentielle pour la stabilité du monde, la notionde légitimité, puise désormais dans la géopolitique des croyances. Ainsi, larupture de l'unité morale et culturelle du monde, propre aux élites de jadisfait découvrir qu'il existe plusieurs principes de légitimité, plusieursrevendications ou raisons de lutte et de conflit et qu'il y a désormais autantde « casus belli» que d'acteurs irréguliers. De surcroît, on retrouve dans unenvironnement international d'une complexité inégalée des systèmes devaleurs disparates et irréconciliables.

Les préoccupations dominantes de la période qui précède le Congrès deVienne ou la Révolution française furent, à des degrés divers, l'ordre internede chaque pays européen, la hiérarchie des pouvoirs établis et les ambitionsillimitées des monarques d'Ancien Régime. Les menaces extérieures sedéfinirent peu à peu, à partir des tentatives répétées de faire recours à l'usagede la force. Ce fut dans une pareille conjoncture que force et justification ou,en d'autres termes, pouvoir et légitimité commencèrent à se poser dans unerelation d'interaction permanente, de nécessité et en même tempsd'autolimitations réciproques. Dans les années qui suivirent les guerresnapoléoniennes, la légitimité des gouvernements d'Ancien Régime futharmonisée avec l'équilibre des forces entre les puissances majeures ducontinent et cette convergence fut liée à l'exigence d'assurer une conditionde stabilité relative aux pouvoirs des monarques et des princes. Il s'agissaitd'une stabilité conservatrice, obtenue par la modération dans l'utilisation de

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la force et l'affinnatÎon d'une conception de la justice protégée des illusionsde ses Quant au ptincipe de légitimité dynastique, le concert européenétablit un engagement commun contre les revendications de nationalité et enfaveur de la défense des empires multinationaux. Les alliances et lesconcessions géopolitiques étaient préférables aux dangers idéologiques,susceptibles de remettre en cause, par les appels révolutionnaires, la stabilitéacquise, de manière autrement plus générale et plus ruineuse. C est pourquoila mission commune des princes de la Sainte-Alliance prit la forme del'obligation de préserver le statu quo intérieur en Europe.

XVII.5 LE« SYSTÈME METTERNICH» ET L'UNITÉ

CONSERVATRICE DE LA SAINTE~ALLIANCE. PRÉSERVATION DU

STATU QUO INTÉRIEUR

Or, si la légitimité constitua le ciment idéologique de l'unitéconservatrice, à partir du Congrès de Vienne, ce ciment fut mis à mdeépreuve par tm double danger: celui des courants nationaux et desmouvements libéraux à l'œuvre au sein des empires multinationaux etprincipalement du plus hagile d'entre eux, l'Empire des Habsbourg. Faceaux tensions et aux ambitions géopolitiques révolutionnaires s'abreuvantdes illusions temps de changements, Metternich bâtit avec lucidité unconsensus moral autour du principe dominant du statu quo. La combinaisonde ce principe et des exigences de la sécurité géopolitique, conduisitMettemich à identifier les risques et les dangers potentiels dans les plusdiverses manifestations du nationalisme et de l'indépendance nationale.

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Le «système Metternich» était par sa nature fragile pour des raisonsd'ordre historique et en même temps pour des causes profondes d'ordrenaturel. Selon les premières, chaque époque est porteuse d'une idée centralequi éclaire toutes les manifestations de la période et cette idée reposait alorssur le sentiment irrépressible d'appartenance et d'indépendance nationale;selon les deuxièmes, le fondement de toute revendication est l'intérêtnational et cette définition découle de l'ordre naturel du monde, de l'égoïsmedes nations et de la peur des peuples. Aucune sécurité collective et aucunconsensus moral ne pouvaient garantir pour longtemps l'unité des puissancesconservatrices. De surcroît, le principe de légitimité, lié à des formes degouvernements inadaptés, ne pouvait plus concilier la dissociation d'unmême phénomène de pouvoir en deux tendances contradictoires:

. le déclin régulier et constant de la puissance de l'Autriche;

. et la poussée de la force militaire de la Prusse et de la Russie.

Ce fut à ce moment que le nouveau ciment unificateur des équilibresantérieurs et en même temps le nouveau principe destructeur devenaitdésormais la realpolitik. La légitimité du consensus moral et de l'unitéconservatrice cédait le pas au principe nouveau et bien connu, la légitimitéde la puissance et celle de la force. Le principe du consensus moral assuraitla non-ingérence intérieure par une sorte de multilatéralisme conservateur,cependant que le principe de nationalité devenait le principe dedésarticulation de l'ordre ancien et le référent obligé d'une entreprisegénéralisée de subversion. L'émergence de ce nouveau principe delégitimité, le principe de nationalité et l'affirmation de son expressionconcrète, l'intérêt national géopolitique, provoquèrent la désintégration deséquilibres généraux fondés sur la crainte convergente des monarqueseuropéens et sur l'unité morale qui régna entre eux. La conduite des princeset le style politique qu'ils adoptèrent modérèrent pendant un siècle ladiplomatie des principales puissances du continent.

Pour le dire avec un langage moderne, face à la politique de primauté deBismarck et à l'équilibre asymétrique qu'il essaya de bâtir, la rupture de lapolitique multilatéraliste d'entente collective, mit en lisère la logique descontrepoids qui en garantissait l'efficacité. Dans ce travail de génial artisande la «grande politique », Metternich apparaît aujourd'hui comme lepremier acteur à avoir conçu et pratiqué l'interdépendance de tous leséléments de l'équation géopolitique et morale du moment, et se révélacomme l'inspirateur d'un multilatéralisme continental d'orientationconservatrice.

Implicitement hostile à toute forme d'activisme et d'unilatéralisme decirconstance, Metternich avait compris que la légitimité partagée constitue lefondement le plus solide de la paix. Ce terrible constat fut en même tempsune leçon sévère de réalisme et une force contraignante de l'esprit de

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compromis. Dans la conjoncture actuelle, la disparition de l'unité morale dumonde et de la logique modératrice des contrepoids laisse la porte ouverteaux inconnues des aventures solitaires, et il la plus subversive d'entre dies,celle de la force pure. sonci de revendications nationales,fondamentalistes ou extrémistes et les contraintes existentielles d'wIedéfense active (Israël) ou encore d'une volonté de déstabilisationgéopolitique au grand Moyen-Orient (États-Unis) font de la diplomatie del'Union européenne, sans mérites évidents, une puissance de conciliation,dans un contexte planétaire de turbulences et de mouvement.

XVII.6 LA REALPOLITIK ET LA CHUTE

EUROPÉEN. NAPOLÉON III ET BISMARCK

DU CONCERT

Le « système Metternich » fut-il uu facteur de modératiou sur le plan deséquilibres européens? Fut-il adapté à son temps? Parvint-il à résoudre lesproblèmes de l'Autriche-Hongrie et les défis qui s'annonçaient, menaçants etturbulents au tournant du siècle? La monarchie austro-hongroise, constituéeen avant-garde de lutte contre le nationalisme et le libéralisme, était devenue,avec le prince-chancelier, le pivot d'une double stratégie: celle intérieure quireposait sur la Sainte-Alliance pour l'unité conservatrice et ce11e de laQuadruple Alliance pour la sécurité géopolitique et r équilibre territorial ducontinent. La fragilité du système reposait sur le fait que les dogmesqu'affectaient les mouvements d'idées ou le principe de nationalité

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relevaient de la Sainte-Alliance, mais avaient tendance à se répercuter sur lesproblèmes de nature géopolitique, car ces derniers concernaient desconsidérations d'intérêt national. Puisque l'intérêt national accentua lesrivalités et correspondait à la realpolitik et donc à un principe de légitimitéqui allait de toute façon s'imposer, l'attachement de l'Empire à l'unitéconservatrice des souverains ne pouvait plus constituer pour longtemps la cléde la paix. Une fois affirmée l'importance de l'intérêt national, la Grande-Bretagne ne se soucia plus de répéter que le principe invariable qui avaitréglé son action sur le continent n'avait jamais été idéologique maisl'interprétation naturelle de l'intérêt national. Ainsi, l'ordre européen quisuccéda au « système Metternich » ne fut plus fondé sur le but de la stabilité,assurée par le consensus moral et sur le principe de légitimité des Princes,mais sur un nouveau système d'alliances, qui devait tenir compte, pourNapoléon III, du principe de nationalité et, pour Bismarck, de la realpolitik.Ce système s'effondra dans le conflit et par la logique de la confrontation,parce que, aux yeux de Napoléon III, il affaiblissait irrémédiablementl'influence prépondérante de la France en Europe et aux yeux de Bismarck,il enfermait la Prusse en une position subalterne vis-à-vis de l' Autriche-Hongrie au sein de la Confédération germanique.

Ainsi, lorsque l'occasion se présenta, Bismarck paracheva ce queNapoléon III avait à peine ébranlé: la remise en cause de l'équilibreeuropéen. Bismarck signifia très clairement que le principe de légitimité (ou«consensus moral ») ne pouvait plus constituer le principe directeur del'ordre international et qu'il n'était pas question de partager avec d'autres leleadership sur l'Allemagne. Il ne restait désormais que l'équilibre despuissances et le fondement de la force pure pour résoudre les différends etles litiges qui ne tarderaient pas à se manifester. Ainsi, la realpolitik(équilibre des forces et intérêt national) pouvait aisément se substituer àl'unité conservatrice des Monarques d'Ancien Régime et la force acquise parla Prusse, après la guerre austro-prussienne, pouvait permettre à celle-ci denouer des relations plus équilibrées avec la Russie, même sans le contrepoidsde la Sainte-Alliance. En Europe continentale, le système de Metternichavait fonctionné sur la base d'un triple équilibre:. l'équilibre des forces européen;. l'équilibre de prédominance au sein du monde germanique entre la Prusse

et la double monarchie;. l'équilibre des alliances dynastiques fondées sur l'unité conservatrice et lalégitimité des Princes.

Dans l'univers de Metternich, qui reflétait la représentation de l'Europeque le XVIIe se faisait à l'âge européen, l'unité morale du camp conservateurreprésentait un contrepoids à l'équilibre des forces pures, tandis que dansl'univers de la realpolitik, l'intelligence personnifiée de l'État, assimilait lesidées aux forces, à la manière des idéologues marxistes du XXe siècle.

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Aplaties au rang des seuls facteurs de mobilisation et des multiplicateurspuissance, les idées perdirent de leur importance comme éléments demodération ou de contrepoids. II en est de même dans la logique de l'universcontemporain, où les croyances agissent non seulement en déments derupture de l'unité morale du monde, mais établissent une interactionpuissante entre foi et pouvoir, pouvoir et violence. Les idées sont soumises àla guerre et par la parenté qui existe entre foi et pouvoir, la guerre même estsanctifiée, radicalisée et exaltée à une dimension jamais atteinte. Lalégitimité de notre temps est donc ceJJe de la soumission de la foi à la guerre,puisque c'est la guerre eHe-même qui règle les problèmes de la foi. Lapériode de la guerre des Dieux (croyances et légitimités) est aussi la périodede la guerre des religions entre elles, du choc de leurs cultures et de leurssociétés. La guerre perd ses connotations d'acte politique et d'épreuve devolontés, pour devenir un acte métapolitique et une aftïnnation sacrificielle.

XVII,7 « LÉGALITÉ» ET «LÉGITIMITÉ ». CONCEPTIONS

CLASSIQUES ET RELATIONS INTERNATIONALES

L'idée de légitimité est toujours à l'ordre du jour dans les revendicationsdes révi&ionnistes, des radicaux et des fondamentalistes ainsi que dans lesdébats qui ont pour objet le règlement des litiges internationaux et pourfondement la justice et la paix. Ce thème est d'actualité pour au moins troisraisons:

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. la première concerne la procédure adoptée pour établir le consensus le pluslarge au sein des Nations unies ou dans le cadre des institutions de sécuritécollective, en matière d'imposition ou de rétablissement de la paix.. La deuxième pour décider du mode, de la forme et des limites del'intervention de la communauté internationale. La troisième pour trier les acteurs chargés de mener l'action, et visant àrétablir le « statu quo » ou à préserver l'ordre existant.

Un quatrième aspect concerne la justification de l'action entreprise vis-à-vis de certains régimes politiques (tyranniques, autocratiques ou totalitaires),qui vont à l'encontre des tendances générales d'une époque (la tendance parexemple à la forme de gouvernement démocratique considérée de nos tempscomme seule forme légitime du pouvoir) et débordent du cadre del'expérience culturelle et politique d'une seule communauté.

Sous cet aspect, le thème de «l'élargissement de la démocratie»appartient à la fois à la justification de l'action internationale et à la croyancede principes politiques très généraux concernant la stabilité politique. Pourterminer, la distinction du pouvoir, rationnel et impersonnel ou traditionnel etpersonnel, et en termes de sources du droit, de la coutume et de la loi, permetde désigner la conformité du critère retenu par rapport à la typologiewébérienne et à la nature de la société analysée. En matière de relationsinternationales, ce qui fait problème est non seulement l'existence d'unepluralité de régimes politiques et de formes d'État, mais la mixité des formesde légitimité existantes. En termes plus abstraits, la légitimité, en tantqu'attribut de l'autorité, exprime une connexion entre la théorie générale dupouvoir et la théorie générale du droit, et en tant qu'idée morale supérieureau droit, le sentiment d'adhésion et d'espoir qui transcende la sphère de lapolitique. Ainsi, la source ultime de la légitimité se situe sur un plan qui vaau-delà de l'ordre juridique et remonte à la justification même de l'autorité(potestas). Depuis Ulpien et Thomas d'Aquin, la légitimité a été penséecomme raison d'être de la société et comme causa remota du pouvoir. Cetaspect est exprimé par saint Thomas par une formule qui institue la politiqueet fixe son fondement dans une collectivité humaine en vue de son «biencommun»: Omnis potestas a Deo, per populum. Dans cette recherche dessources de la légitimité et de conformité du pouvoir du prince à la volonté deDieu, politologues et philosophes ont approfondi l'analyse des fondementsde la légitimité dans les pays occidentaux, en la repérant dans la souverainetépopulaire. Est légitime non seulement ce qui est conforme à la volonté dusouverain, mais ce qui est exprimé et régi par des lois, car « les lois sont desactes de la volonté populaire » et résultent d'un débat civique: Lex est quodpopulus iubet, alque contituit. À titre comparatif, toute autre est la clé pourcomprendre la validité du droit, et l'obéissance des sujets à la loi dans le casde l'Islam. Le pouvoir est exercé ici sous la dictée d'une interprétationvenant de docteurs de la Loi qui délibèrent en fonction des intérêts de la

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oumma (communauté des croyants). Cette interprétation ne laisse aucunespace au « libre arbitre» individuel, comme pouvoir de la raison. Le sujetde droit (au sens passif) ne peut contester la loi, ni les décisions suprêmes,car l'exercice d'interprétation du Coran est légitime et légale par le seul faitd'exister. Il s'agit là du fondement religieux et politique de la sociétémusulmane et la causa ultima et remota du pouvoir. Schématisant les deuxtraditions juridiques et culturelles de l'Occident et de l'Islam, dans le cas del'Islam le droit est à dire et qui le dit, le pouvoir ou les docteurs de la loi, estau-dessus du droit. En Occident, le droit est déjà dit et le souverain ou lepouvoir doivent s'y soumettre. Dans le premier cas, la légalité renvoie de basen haut à sa validité, la validité à la légitimité et la légitimité àl'interprétation «juste» de la parole révélée du Prophète. Dans les cas dessociétés occidentales, le processus s'inverse et le pouvoir du souverainrenvoie la légalité du haut en bas aux normes d'exercice de l'autorité.L'exercice «juste» du pouvoir, fonde à la fois la justification de l'autorité etle fondement ultime de la souveraineté. L'exercice «inique» est source detyrannie et justifie le droit de sédition des sujets, instituant virtuellement uneautre légitimité. Dans un cas, la summa potestas est le « livre» (le Coran) del'autre, l'ordre juridique en tant que tel. En effet la fiction qui assigne aupouvoir sa légitimité dans l'exercice de l'autorité, est le Demos. Dans lapremière hypothèse, le pouvoir vient de Dieu et de la parole de Dieu, parl'interprétation du prophète. Dans la deuxième, du consentement des sujets àla volonté générale et à souveraineté populaire. Ainsi, entre ces deuxconceptions, ces deux cultures et ces deux sociétés, nihil est medium.

Or le jugement sur l'iniquité du prince et le droit de sédition des sujetsn'appartiennent pas à la tradition de l'Islam et interdisent la naissance etl'affirmation de la « raison politique» et d'un espace progressif de liberté dejugement et d'expression.

Sous le profil de la permanence historique et sous celui de l'influenceextérieure, la légitimité, consacrée par le temps, est une garantie de stabilité,cependant que la légitimité imposée par la force équivaut à l'instabilité et audésordre.

La première peut être cruelle, mais supportable si elle est autochtone, ladeuxième insupportable et dure si elle est étrangère. Dans ce deuxième cas,elle apparaît comme le produit d'une corruption extérieure, cosmopolite etuniverselle, une conception qui n'est issue d'aucune usurpation ancienne,ancrée dans la mémoire des pères et de leurs postérités lointaines, mais vientde « l'autre », du porteur d'une autre conception éthique, celle de la négationde soi et de son anéantissement moral.

Au plan des conclusions la fin des idéologies et l'usure des mythes, n'ontfait que confirmer la pérennité des croyances. Ainsi, la double liaisonentretenue par le pouvoir avec la force et avec la foi, fait apparaître une failleet une dichotomie profonde entre pays chrétiens et pays islamiques.

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SécularisaÜon dépolitisaÜon du pouvoir en Occident, coupé de Dieu, sansaucune racine dans la transcendance et totalement « nu » devant la force.

Reviviscence de l'appel au Djihad en terre d'Islam, ce qui renforce le liencirculaire entre la violence et la foi, le pouvoir et la force. Cette liaisonsubÜle entretient la peur, au regard de laquelle la violence est un malprimordial. L'usage de la force sur le terrain de la foi représente rexécutionmorale et légale de la parole Dieu, l'expression fatale d'une loi deNature. Peur exorcisée et surmontée en Occident, et peur subie et acceptéeen Islam, le pouvoir ne serait à l'origine qu'une défense contre l'anarchie etla guerre. La restriction du pouvoir face à des situations virtuelles detyrannie et d'abus ne peut être déterminée que par l'incarnaÜon d'une autrelégitimité en Occident et par le rappel du devoir d'obéissance politique etreligieuse inconditionnelle en Orient. Ici plus qu'ailleurs il n'existe aucunediscontinuité entre Dieu et Natuœ, morale naturelle et loi révélée.

XVII.S SYSTÈME EUROPÉEN ET SYSTÈME

LE RÔLE DE LA STABILITÉ ET DE L'ORDRE

PLANÉTAIRE.

Quel rapport, outre qu'historique, peut-il exister entre l'âge planétaire et

l'âge européen, entre le système virtuellement multipolaire d'aujourd'huile système européen d'il y a ? En 1815, l'antinomie entreprincipes de gouvernements opposés s'exprimait par la divergenceconceptuelle entre la légalité formelle des pouvoirs en place et le sentimentde légitimité diffus reliant les populations de pays disparates à leurs maîtres.La légitimité monarchique, fondée sur Ledroit divin et la tradition, pennettaitde mettre en lumière, au-delà des fictions d'ordre juridique OLlconstitutionnel, le contraste naissant entre la légalité des Princes et lalégitimité peuples. Autorisait-elle et des non-dits dela diplomatie et la politique étrangère, face aux problèmes éternels de lastabilité et de la paix? dans le laboratoire de cette période que se sont

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confrontées avec lucidité les deux logiques de la restauration et de larévolution. C'est dans cette période, qu'un artisan de génie, le princeKlemens Wenzel Nepomuk Lothar von Metternich, prince de Metternich-Winneburg-Beilstein, adulé et détesté, fit ses preuves à l'école de la«Grande Politique ». Il le fit, en étant pris intellectuellement etpassionnellement par un choix sans concessions entre conservatisme etréaction, libéralisme et nationalisme, sociétés d'ordres et sociétésdémocratiques, empires et nations, hommes et principes.

Né à Coblence, dans la partie occidentale du Saint-Empire romaingermanique, cet héritier de la haute noblesse rhénane méprisa de tout soncœur les doctrines émergentes de la modernité, le libéralisme, lenationalisme et la révolution. En conservateur d'esprit et de convictions,Metternich s'appliqua, avec des remarquables intuitions géopolitiques àmaintenir la paix, à modérer l'utilisation de la force et à craindre lesidéologies dont il pressentait les excès et les ruines futures. Manœuvrantentre la prudence et la méfiance anglaises, les ardeurs et les ambitionsfrançaises, le fanatisme religieux et la brutalité russes, l'agonie de l'Europeottomane, auxquels s'ajoutaient dangereusement l'anarchie séculaire desBalkans et les mouvements idéaux et insurrectionnels de Hongrie, d'Italie etd'Espagne, ce grand acteur de la vie européenne rechercha obstinémentl'élément de cohésion de l'Europe du XIXe siècle. Il le repéra dans lalégitimité dynastique des Empires multinationaux chancelants, Chancelier etreprésentant de l'Empire d'Autriche, il était presque impossible en 1815 demaintenir le centre de gravité politique d'Europe à Vienne dans le bassin duDanube et dans la région de la Basse-Autriche, sans savoir manœuvrer entrepressions et tensions opposées, venant de l'Est et de l'Ouest, du Sud et duNord, des puissances européennes et de provinces ottomanes. En effet, danscet empire extraordinaire et hétérogène, sans véritable unité territoriale,culturelle, linguistique, religieuse, la fragilité était consubstantielle à cetorganisme politique d'exception.

Cette fragilité trouvait ses expressions extrêmes dans une mosaïqued'histoires continentales, où coexistaient une pluralité de nations (allemande,italienne, hongroise, polonaise, tchèque), de religions et de croyancesdiverses (catholiques d'Italie et d'Autriche, calvinistes de Hongrie,protestants de Saxe, orthodoxes de Roumanie et de Serbie, musulmans deBosnie et juifs de Pologne), de langues continentales, allemandes, slaves etlatines (1'allemand, l'italien, le serbe, le croate, le macédonien, le slovène, letchèque, le polonais, l'ukrainien et le russe) d'institutions régionales etlocales, de groupes ethniques que la langue allemande n'avait pas assimiléset d'organisations sociétales moyenâgeuses ou modernes (société d'ordres,de castes, de privilèges et de devoirs). Cet empire était dominé par unepuissante aristocratie et par les Diètes provinciales. Un seul attachementtenait ensemble ces éléments disparates, la dynastie des Habsbourg, un seulesprit pouvait les faire cohabiter, la tolérance politique, une seule légitimité

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en justifiait l'unité, l'empire. Un seul père de famille créait des liens desolidarité, r Empereur, qui en était le pn::mier serviteur et le premier grandfonctiOlmaire; un modèle d'efficacité et simplicité, une incamation desdevoirs civiques. De quoi émerveiller les plùlosophes postmodemes et lesfonctionnaires du dernier empire continental européen, sans couronne et sanssouverains, l'Union européenne, un empire décentralisé et démesurémentélargi. Le «système Mettemich» fut-il efficace, fut-il adapté il son temps,fut-il prêt à résoudre les problèmes de l'Autriche-Hongrie et ceux quis'affichaient au monde et au concert européen, au tournant du XXe siècle, unsiècle de guerres totales, d'acier et de sang '?

XVII.9 LA POLITIQUE EUROPÉENNE ET MONDIALE AU

TOURNANT DU XX JE SIÈCLE. L'INTÉGRATION

COMMUNAUTAIRE À LA LUMIÈRE DU RÉALISME POLITIQUE,

L'HISTOIRE SUBIE ET L'HISTOIRE VOULUE

Raisonner de la politique européenne non plus en tennes intégrationnistes(et donc fonctionnels), mais en termes de balance, de calcul d'influence et

d'Ültérêts nationaux vit..'lux, c'est surmonter une longue parenthèse d'oubli,celle de l'histoire européenne.

Raisonner en termes vulnérabilité et d'occasions signifie penserl'histoire en maitre et renoncer à juger la réalité sur la base de plincipesuniverselle, en arbitres des décisions à prendre et des situations à créer enorchestrant les libertés contradictoires des opinions et des faiseursd'opinions. Ll1istoire de l'intégration européenne apparait sous cet anglecomme un long cheminement idéaliste des rapports intemationaux au cœurde l'histoire de la realpolitik, une sorte d'antihistoire de l'Europe séculaire,menant les jeux de la « Grande Politique ».

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En revenant sur les analogies du passé, si le Congrès de Vienne alliait lalégitimité et l'équilibre et donc une diplomatie de valeurs communes avecune politique de la «balance des forces », les Traités de Rome et l'Europecommunautaire ne veulent pas se prévaloir, après cinquante ans derhétorique sur les valeurs communes, d'une définition quelconque qui fasseréférence à l'équilibre des forces.

La politique mondiale de l'âge planétaire a-t-elle encore besoin d'unéquilibre de freins et de contrepoids, semblable à l'équilibre conservateur duCongrès de Vienne? Aucune république ou aucun empire n'a été instituédans l'histoire en vue de réaliser le règne de l'harmonie universelle ou letriomphe d'un système de valeurs communes. L'idée de nation commeindividualité historique de l'espèce humaine a encore son droit de cité dansle monde. En Europe, elle réclame ses droits existentiels et ses exigences depérennisation au sein d'entités plus vastes et à caractère fédéral. L'Europed'aujourd'hui ne peut prétendre au partage illusoire de son vieux rêvemédiéval d'empire universel, même dans sa forme moderne, celle d'unsystème de valeurs partagées. Comment obtenir dès lors la stabilité et lamodération des conduites, réalisées partiellement par le Congrès de Vienne?L'Union européenne d'aujourd'hui est un empire pacifié et postmoderne, carson principe directeur repose sur la légitimité d'une forme de libertéinstituée, fondée en raison, mais guère sur la force ou sur l'équilibre desforces. Dans les conflits asymétriques et classiques qui s'annoncent,l'Europe doit s'armer d'un arsenal complet de moyens, pour faire face auxdéfis futurs, mais surtout d'une volonté d'exister politiquement, afin des'adapter à des situations culturelles et sociétales fort différenciées etvirtuellement turbulentes. Les parentés de civilisation et de culture jouerontun rôle grandissant dans un monde hétérogène, où beaucoup d'acteursrevendiquent un rôle qui ne peut plus être local et demeurent cependantimperméables aux préoccupations du système international, qui dépassentleurs visions du monde et pour beaucoup, leur champ d'intérêt. Il s'agitd'acteurs qui contestent la suprématie globale de l'Occident et cela nonseulement pour l'avenir, mais jusqu'aux aventures d'expansion coloniale dupassé. Les élites intellectuelles et politiques du monde n'ont pas assez decohésion intellectuelle ni des traditions communes pour aller plus loin d'unerégulation, très relative, de la mondialisation, ni pour définir des principes derèglement des conflits, dans lesquels soient impliqués les intérêts desgrandes puissances. Le monde qui se dessine pour demain ne peut tenir enune formule de régulation, ni en un dessein politique individuel, fut-ilhégémonique et encore moins en une visée d'universalité qui rappelle lesrêves des empires du passé. La seule méthode qui produit des changementsradicaux reste celle de la force, car celle-ci inclut une certaine idée de lalégitimité, si bien que le hard power montre visiblement ses limites en Iraket au Moyen-Orient. Les limites ont une frontière invisible, celle de lalégitimité de l'intérêt national.

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Le concert européen de l'Union européenne est entré dans une crisedurable et profonde, après le double constitutionnel français ethollandais, car sa politique interne et surtout sa politique extérieure ne sontpas fondées sur le sentiment d'appartenance politique, ni même sur lalégitimité de ses élites, mais sur une logique d'appareil qui ne reflète pas lapersonnalité politique des traditions nature]]es y compris religieuses, maissur l'anonymat d'une administration qui n'a ni une vision planétaire, ni unegéopolitique globale. À mesure que le nombre d'acteurs et les niveauxd'interdépendance sociétale augmentent les relations d'interaction, leséléments d'ordre exclusivement juridique montreront leurs insuffisances, caraucune puissance n'est en mesure d'éradiquer les vrais défis à l'ordre dumonde.

Le paradoxe européen d'aujourd'hui que le rapport des forces qui aparticulièrement présent dans l'histoire européenne devrait conduire

logiquement à une définition claire de l'intérêt commun l'Europe dans lemonde. Cette définition exige un dosage savant entre données géopolitiqueset de contTaintes morales. Or, la première diftÏculté est de faire reposer lescontraintes morales sur le consensus et sur les valeurs communes. TIs'agitd'une difficulté de politique inteme et surtout de politique internationaledans la mesure oÙ le fondement de la démocratie impose un frein à l'espritpartisan. Ainsi, le thème de réJargissement de la démocratie ne peut êtrecrédible là où manque le consensus collectif des parties constituantes sur ladéfinition de l'intérêt national.

XVII.l0 LES TRAITES DE ROME ET LE CONGRÈS DE VIENNE.

DEUX LÉGITIMITÉS, DEUX TYPES DE STABILITÉ ET DE

CONTREPOIDS

Le retour à la stabilité en Europe après la période des guerresnapoléoniennes s'éditïa autour de trois principes;. la restauration de l'ordre dynastique et la guerre aux idées révolutionnaires

de 1789. Cette restauration était assortie de la réintégration de la France qui

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avait semé le trouble en Europe pendant deux siècles dans le concerteuropéen;. l'unité conservatrice des princes autour de la Sainte-Alliance comme unitéde principes et de règles aboutissant à un « consensus » entre les régisseurspolitiques. Il s'agissait d'une « unité de valeurs communes », appuyées sur

la légitimité dynastique et la sauvegarde du statu quo;

l'équilibre approximatif des forces, en ses expressions stratégiques (oucapacitaires) et en son aspect géopolitique et territorial.

Après les deux guerres totales du XXe qui conduisirent à l'effondrementde l'Europe, la nécessité de reconstruire l'ordre continental prendra formeautour de la création d'un espace économique homogène avec les traités deRome. Le concept d'équilibre s'exprimait dans l'idée que chacun doitmodérer l'autre ou les autres, par un partage d'intérêts qui ne relèvent pascependant de l'intérêt géopolitique. Les affinités culturelles et le passéhistorique constituaient des liens tels que rien d'équivalent n'existait ailleursdans le monde. Paradoxalement et en rupture profonde avec le passéeuropéen séculaire, le nouvel équilibre européen ne comptait pas sur la forcepour se maintenir. Il reposait uniquement sur une entente de principes et devaleurs communes. L'ordre européen de l'après-guerre devait avoir poursocle une conception commune de la société et de la politique, visant àréaliser une «union de plus en plus étroite ». La réussite de l'expérienceengagée se mesurait à la manière dont le processus d'intégration permettaitaux vieilles nations de tenir une place dans l'équilibre des forces du mondeet de jouer un rôle dans l'organisation politico-stratégique de la bipolarité. Àla tentative hégémonique de l'Allemagne, par deux fois mise en échec sur lecontinent, se substituait l'idée que les rôles historiques exercés par les deuxprincipaux pays du continent, la France et l'Allemagne, s'inscrivaientdésormais dans une politique de pacification et dans la volonté de la France,épuisée, mais restaurée dans sa vocation à reprendre de la hauteur sur lecontient divisé, de maintenir un rapport d'équilibre asymétrique etsimultanément de neutralisation réciproque entre les deux Allemagnes aucœur du continent. Sur le plan de l'analogie, la restauration de l'ordredémocratique ou le consensus des valeurs autour de ce postulat de baseconstituent le point commun entre le Congrès de Vienne, misant sur l'ordredynastique comme fondement de la stabilité et les Traités de Rome visantl'ordre économique et social comme base d'un nouveau pacte social étendu àl'échelle continentale. Cet ordre reposait sur une réintégration del'Allemagne dans la famille des pays fondateurs et sur une économie fondéesur le libre échange. Sur le plan des idées, ces accords étaient assortis d'uneguerre ouverte aux appels révolutionnaires se réclamant du marxisme-léninisme et plus tard du maoïsme. Les hommes d'État réunis à Romeentreprirent l'effort de consolider l'économie du continent et, en particulier,

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l'économie de l'Allemagne de l'Ouest, mais guère d'unifier l'Allemagne oule continent.

Quant au deuxième point de l'analogie, l'unité conservatrice des paysfondateurs avait un ciment idéologique dans le maintien de la libertérécemment reconquise, par des constitutions nouvelles, par l'alternance dujeu politique et par le ciment d'un fondement spirituel, les racineschrétiennes de l'Europe, dont la traduction politique était celle des partisdémocrates-chrétiens dans la plupart des grands pays fondateurs. Cependant,assurant la défense commune dans le cadre de l'OTAN et sous lecommandement intégré américain, l'organisation de l'Atlantique Nordréalisait le double exploit, d'assurer un système de défense collectiveefficace vis-à-vis de l'Est et de tenir sous contrôle le réarmement allemand,décourageant toute entreprise d'unification de la RFA fondée sur une assisenationale forte et sur une neutralisation négociée de l'Allemagne. Cettefinlandisation du cœur du continent aurait créé un vide de pouvoir propiceaux tentations et aux aventures de Moscou. L'Europe et la France comprirentcomme l'avait compris le concert des princes à l'époque du Congrès deVienne que l'Europe serait plus en sécurité avec une Allemagne solidementintégrée à l'Ouest et donc bridée plutôt qu'exclue du Club des vainqueurs.En effet, une exclusion de la République fédérale alimentant soninsatisfaction, aurait favorisé une entente à l'Est. La légitimité démocratiquefondée sur le passé chrétien, l'appui des églises et les valeurs conservatricesde l'Europe anticommuniste constituèrent le fondement de l'ordre européendes années cinquante/soixante. Les «hautes vérités» de la pensée chrétiennesoutinrent ce projet avec la résistance puis la mobilisation des institutionsreligieuses à l'Est et à l'Ouest et constitueront un puissant rempartidéologique contre la vocation de conquête et d'asservissement, de la raisonet des âmes, du « communisme athée ». La « maison commune» européennepréserva le «statu quo» intérieur en Europe et s'appuya sur lareconstruction du tissu économique du continent et sur les «miracles»successifs des pays vaincus, l'Italie et l'Allemagne, et cette repriseéconomique fut le terrain du développement qui caractérisa les «trenteglorieuses ». Sur le plan des idées politiques, les courants nationaux furentdissociés des courants libéraux pour éviter des retours dangereux àl'affirmation de puissance de l'Europe du passé et pour éviter les crisesmajeures et en particulier la lutte de classe contre classe, chère aux motsd'ordre marxistes, en bâtissant un consensus moral large, interclassiste ou decoalition. Au niveau du système international, la division du monde en deuxblocs associait le but de maintenir la paix, aux quatre dimensions essentiellesde la diplomatie de la «guerre froide », la dissuasion nucléaire (oul'équilibre de la terreur), la stratégie indirecte par la dérivation de la violenceà la périphérie, en définissant une catégorie particulière de crise, le conflitlimité, piloté et dirigé par les grandes puissances, la légitimité démocratiquecomme expression politique et la lutte internationale contre le communisme

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dans la formulation géopolitique et géostratégique du containment. Lalégitimité démocratique sera assurée d'une base sociale large, grâce à despolitiques de redistribution welfaristes et keynésiennes qui deviment leciment des pays libres, et l'attrait désagrégeant de l'Est du continent quidevait se libérer du joug du soviétisme.

Quant au troisième point, la construction européenne mit en sourdine,mais exclusivement à l'échelle européenne la realpolitik classique et lalégitimité de la défense de l'intérêt national. Celle-ci restait cependant lecorpus de référence des principales diplomaties du monde. Le mot mêmed'intérêt national fut banni et honni pendant longtemps et ne figurait jamaisdans le jargon communautaire. Cependant, cette éradication apparente nepouvait cacher son existence inavouée dans toute posture de négociationentre pays membres. Les convictions personnelles des fédéralistes et deshommes d'État les plus généraux ou les plus calculateurs, ne pouvaientopérer la distinction entre les buts politiques profonds et la «rhétoriquecommunautaire ». L'ordre communautaire, symbolisant l'idée de l'Europequi s'était constituée dans la résistance aux aventures fascistes et nazies etqui s'était figée en une diplomatie obsédée par l'immobilisme institutionnel,était incapable de séparer les articles de foi et les convictions personnelles,de l'évolution de la conjoncture mondiale, occupée comme elle le fut par lesaffaires intérieures et la défense des acquis. Venait ainsi à prendre corps unepratique diplomatique rejetant comme obsolète la théorie darwinienne del'évolution de l'espèce, dont Karl Marx fut admirateur et interprète. Théoriequi accorde le prix de la survie aux individus mieux armés dans un théâtre dela nature, par essence violent et où, dans le struggle for life, il ne peut y avoirde pitié pour les faibles. Cette faiblesse apparut au conformisme ambiant et àdeux générations d'Européens, hommes politiques, sociologues etphilosophes, comme une vertu individuelle et collective. L'exaltation de laforce et celle de la gloire découlant de son emploi s'étaient métamorphoséesen son mépris. La faiblesse des institutions gouvernementales et le sentimentd'une profonde vulnérabilité intérieure et extérieure, avaient fait oublierl'essentiel, qu'une politique étrangère ne peut se fonder uniquement sur lessentiments, les opinions, la légitimité et le système de valeurs, le patriotismeconstitutionnel ou l'anomie des abstractions, mais sur les rapports de force,leur évaluation et leur calcul rigoureux. Le conservatisme légitimiste des«pères fondateurs» et le vide cognitif d'une technocratie dépolitisée,interdirent de considérer les rapports internes aux États membres et lesrelations extérieures comme les deux faces d'une même realpolitik cachée etaujourd'hui de retour. Ils accordèrent leurs options profondes aux illusions,comme on peut l'accorder à l'amour et l'harmonie universelle ou à l'art.Ainsi, si le Congrès de Vienne avait représenté une révolution diplomatiquepour avoir introduit dans l'ordre des considérations de politique générale leprincipe de légitimité et le statu quo, obtenus par la guerre aux idéesrévolutionnaires, les Traités de Rome bouleversèrent la règle impitoyable de

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la diplomatie classique et de la realpolitik, par l'affirmation du principe deconciliation et par la méthode qui devait le traduire en accords politique, lanégociation et le compromis. Le concept d'hégémonie renforçant l'interditdu kratos, le rejet de la violence fut reporté, comme expression exécrable,sur l'image et la politique de l'Amérique. Ainsi, jusqu'à l'implosion du blocde l'Est (1989) puis de l'URSS (1991), la perception de la sécurité, celle demenace et l'élaboration générale d'une stratégie de défense, furent garantiespar l'organisation de l'Atlantique Nord (OTAN) et reposèrent surl'axiomatique américaine de planification politico-stratégique globale.Jusqu'aux armées quatre-vingt-dix, les Européens mirent l'accent sur ladiplomatie et les jeux d'influence. La préférence accordée au droit surl'emploi de la force, à la politique de séduction sur la coercition violente,conduisit deux générations de décideurs et d'intellectuels européens à laréprobation de l'unilatéralisme et à la théorisation de l'Union européennecomme instrument d'une gouvernance mondiale pacifiée. La logiquegéopolitique et sécuritaire que les Européens avaient oubliée, avant et aprèsla chute du Mur de Berlin, reprit ses droits de primogéniture politique contreles fictions de l'ordre juridique international vers lesquels convergeraientnaturellement les idéaux et les intérêts. Au sein d'un monde gouverné par lesprincipes du multilatéralisme qui assignent un même poids aux Étatsdémocratiques et aux États despotiques et voyous, aux géants etaux lilliputiens, l'enivrement pour le système des valeurs a fait oublier à lapostérité des pères fondateurs des « Traités de Rome» que l'hégémonie et lapuissance constituent les traits permanents de la poétique historique, de toutepolitique étrangère et de tout système international; de telle sorte que lerecours unilatéral à la force fixe la profondeur de la fraternité entre lespeuples et le degré d'égalité entre les nations. Ainsi, la realpolitik, sortie dela scène politique européenne en 1945, puis sujette à oubli et à méprisdédaigneux, pendant la longue période de stabilité qui va de la signature desTraités de Rome à la deuxième guerre d'Irak (2003), fit son irruption dansles relations internes de l'Union européenne et se retourna contre l'Union, envengeresse de ses droits originels, en particulier dans les relationsextérieures. Ce fut par le choc du conflit irakien et par le traumatisme desdivisions induites au sein de l'Union que la construction européenne montrasa fragilité profonde et le principe même de sa réversibilité historique. Ainsi,l'Europe découvrit en 2003 que si le multilatéralisme du «Congrès deVienne» était consensuel et d'unité d'action, le multilatéralisme européend'aujourd'hui est idéologique et structurel et désigne une hétérogénéité decultures, de valeurs et d'intérêts, qui, dans les relations internes de la Sainte-Alliance, étaient de nature presque exclusivement géopolitique.

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XVII.ll L'UNION EUROPÉENNE ET LA RÉFLEXION SUR

L'AVENIR. DE L'UNITÉ CONSERVATRICE DU CONGRÈS DE

VIENNE À L'UNION INTÉGRATRICE DU XXI" SIÈCLE

XVII.12 LES TRAITÉS DE ROME ET LE CONGRÈS DE VIENNE.

RESSEMBLANCES ET DISSEMBLANCES

Si l'histoire rEurope s'identifie à la realpolitik, l'antihistoire ducontinent européen est marquée par la rhétorique d'une Sainte-Alliance desvaincus. Cette antihistoire s'étale de la déclaration Schuman et des traités deRome à nos jours. Elle est présentée comme une révolution diplomatique etpolitique au bout de laque1Je l'intergouvernemental se convertirait encommunautaire, l'intégrationnisme en fédéralisme, et la politique endépolitisation et, sur le plan philosophique, le kI-atos en ethos, l'affrontementviolent en conciliation, négociation et compromis. Avec la guerre en Irak, la

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surprise de cette impossible conversion conceptuelle et, en même temps, larupture de l'unité morale de l'Occident marquèrent le retour à la politique deforce, à la Weltpolitik de la puissance et à la géopolitique de l'intimidation. Ils'agit d'un tournant majeur invoquant un défi régional au nom de la doctrinede l'action préemptive. Face à l'invasion américaine, la réaction européennefut la division, puis l'isolement de l'Europe. Aux yeux du monde, laPrachtbericht de la politique du non-engagement et du non-alignement de laFrance trouva son expression la plus brillante dans l'intervention deDominique de Villepin au Conseil de sécurité de l'ONU, s'opposant à larésolution 1559 avec des arguments qui mettaient en valeur l'incompatibilitédes visions et des intérêts entre l'Europe continentale et l'Amérique.

La stabilité atteinte par le continent en cinquante ans de paix et sonbesoin de statu quo la rendit incapable de penser qu'une rupture en son seinentre la « vieille» et la « nouvelle Europe» comporterait l'éventualité d'unefaille permanente entre les deux bords de l'Atlantique et que cette évidenceentrainerait le déclin du vieux continent. Après la manifestation de ceschisme géopolitique et stratégique, la division des opinions induite parl'échec des referenda français et hollandais, il devint difficile de prévoir ladirection vers laquelle irait l'Empire européen d'Occident. L'unitéallemande, née de l'effondrement de la RDA, ne reflétait que la réalité d'uneabsence d'anticipation politique des courants d'idées existants. Cette réaliténe tirait pas sa légitimité d'un quelconque principe d'autodétermination despeuples, mais d'une double ruine historique, celle du système de Versailles etcelle du système de Yalta. Cela emporta la fin des illusions de la sécuritécollective et de l'ordre figée de la bipolarité. Du premier échec naquit leprocessus d'intégration européenne et de la fin du deuxième le retour del'unité allemande. Dans ce cas, l'Europe fut prise de cours par la rapidité desévénements et par l'absence d'une conceptualisation de la réalité mondiale.Le retour de la géopolitique, cette fois-ci, planétaire et la vague montante dela Weltmachtpolitik semblèrent ne pas sortir les Européens de leurs habitudesmentales et de la longue torpeur de la bipolarité. Le poids prépondérantacquis par l'Allemagne, son refus de participer à un conflit unilatéraliste,l'auto-isolement progressif de la France, doublé d'un activisme dela Grande-Bretagne et de l'alignement proatlantique des pays périphériquesdu continent représentèrent la rupture de l'unité politique et morale del'Occident et l'apparition de la première grave crise Ouest-Ouest. L'agoniede l'unité conservatrice de l'UE reflétait la fin de la stabilité, rendue possiblepar le condominium militaire des deux grands.

La fuite en avant de l'UE, en termes d'élargissement et d'érosion de lagouvernance institutionnelle, suivie de sa paralysie décisionnelle furent latraduction de l'impréparation des dirigeants européens à penser le nouveaurôle de l'Europe dans le monde et d'ouvrir la page politique de l'unificationdu continent. La configuration internationale naissante comportait plus dejoueurs que par le passé dans les Balkans et en Asie centrale, revendiquant

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l'exigence de définir une nouvelle carte du monde dans la doubleperspective, d'une stabilité incertaine et d'une reconnaissance des identitésforgées par l'histoire.

Le nouveau paradigme de la politique mondiale de l'UE devenaitdésormais l'Eurasie, sans que cette prise de conscience affecte les élitesdécisionnelles et la géopolitique de l'Union. La diplomatie européenne étaitdésormais confrontée aux aléas de la complexité et à ses conséquences.Ainsi, la rupture morale du monde, celle qui avait existé entre l'Europe et lesUSA pendant la guerre froide et celle qui résultait désormais du face à facede l'Occident et de l'Islam, eut comme résultat l'apparition menaçante del'hétérogénéité profonde des espaces civilisationnels, mettant en crise l'idéemême d'universalité comme terrain d'entente et de coopération, qu'elle soitde raison ou de foi. Crise de l'universalité qui rend vain l'appel européen àune solidarité de dialogue entre l'Europe et l'Amérique, le Nord et le Sud.S'ajouta à ces considérations, inhérentes aux options contradictoires sur lalégitimité de l'Europe à intervenir et à prendre parti dans les conflits, unefaiblesse permanente des appareils militaires et des capacités de manœuvreet d'action. Par ailleurs, l'élargissement de l'Union, sans approfondissementdes institutions vida de contenu l'élargissement de la démocratie, qui, dénuéedes contraintes, des devoirs et des allégeances, faisait apparaître ledessèchement du sentiment d'adhésion volontaire, rendant la démocratierevendicatrice et ingouvernable et de plus en plus soumise aux craintes duterrorisme international.

Ces considérations résument les dilemmes évidents de l'Uniond'aujourd'hui face aux rendez-vous impérieux de l'histoire. La fin desutopies, des idéologies et des révolutions, la dissipation des illusions, desgénérosités et des messianismes et la renaissance du goût de l'intimidation etde la menace eurent un double impact sur les courants d'idées, éradiquées del'humus démoniaque du polemos, depuis la désacralisation de la politique.L'éveil des religions anciennes et les sortilèges éphémères de lacommunication sur les opinions limitèrent l'importance des décisionspolitiques à des objectifs du court terme et aux émotions de l'immédiat. Sansprise sur l'avenir et sans clairvoyance sur le présent, les gouvernements del'Union reprirent, avec un penchant ruineux, le parcours des voies nationalessolitaires et la mythisation parallèle des « sociétés civiles », remplaçant les«démocraties de pouvoir et de projet» par des «démocraties derevendications, d'influence et de rejet ». L'arbre de la pérennité n'est pas dugoût des hommes politiques d'aujourd'hui et, en ce qui concerne l'Europe,les deux derniers grands, Kohl et Mitterrand, laissèrent, le premier,l'Allemagne réunifiée dans un état où l'intuition unitaire ne permit pas àl'Ouest d'assimiler l'Est et, le deuxième, la France en état de divisioninterne, que son successeur aggravera d'une paralysie géopolitique etstratégique.

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XVII.13 L'EUROPE ET LE DÉCLIN FRANÇAIS

L'intégration européenne, fondée sur le modèle intergouvernemental etsur le partenariat franco-allemand, avait besoin d'un leadership, qui futpolitiquement asyméttique jusqu'en 1989. Ce modèle agrégea un consensusdans la classe politique française autour d'une défense européenne et d'unepolitique étrangère «indépendante» vis-à-vis des États-Unis d'Amérique.Ce binôme semblait donner satisfaction aux deux objectifs majeurs, dumaintien de la paix en Europe et de la préservation de lÏnfluence française.Par ailleurs, la vision française de r Europe résultait de deux logiquescontradictoires: celle, fédérale, de Jean Monnet et celle,intergouvernementale, du Général De Gaulle. Le «pari sur l'Europe» de laFrance ne pouvait résulter que d'un renforcement institutionnel de typetechnocratique comme gage de préservation de la souveraineté nationale etd'opposition doctrinale et politique aux USA formulée en termes demultipolarité. La réticence de l'Allemagne à choisir entre ParisWashington et son refus de suivre les États-Unis ont poussé la France à uneconfrontation hasardeuse avec les États-Unis, sans définir pour autant un butstratégique majeur pour l'Europe à l'échelle globale, ni une préférencecontinentale pour le système intemational de demain, unipolaire élargi oumultipolaire souple, L'impossibilité actuelle d'une synthèse stt"atégique entrela France, r Allemagne et la Grande-Bretagne affaiblit le pays des Gaules etinterdit à l'Europe de progresser. Or, selon certains, la « fin de l'exceptionfrançaise» (celle d'un système politique déséquilibré sur la gauche) enprépare une autre (celle d'un déséquilibre sur la droite) èt la défaite auréférendum constitutionnel se solde par une perte de « statut politique t>etpar une incapacité de formuler et de proposer aux autres pays du continent

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une idée partagée de l'Europe. Ainsi, l'histoire cachée de la realpolitik n'apas encore tourné sa page et continue de produire des soubresautssous les apparences idéalistes de son antihistoire, celle d'une Unioninstitutionnellement inachevée et politiquement inclassable.

XVII.14 K.W.N.L. VON METTERNICH. L'HOMME, LE

DIPLOMATE CHANCELIER. LA LUTTE CONTRE L'« HYDRE

DE LA RÉVOLUTION », LE NATIONALISME ET L'IDÉOLOGIE

NATIONALE

Kleme", l'on J.Jetferflich

Klemens Wenzel Nepomuk Lothar von Metternich, plince de Metternich-Winneburg-Beilstein (né à Coblence le 15 mai 1773 mort à Vienne le 11juin 1859) fut le grand instigateur de la politique étrangère la doublemonarchie, l'artisan et le maître du concert européen, l'ordonnateur deséquilibres de puissance issus du Congrès de VÎenne. Ministre puis chancelierde l'Empire austro-hongrois, ce personnage essentiel de l'Europe de laRestauration, qui s'installe dans les esprits et dans la politique de 1814 à1848, inscrit sa vie, sa pensée et son œuvre dans une dimension humaine etphilosophique, qui converge en une même conception de la politique,

l' humobiHsme de principe et l'absolutisme d' obédience.

Sa naissance et son éducation, la fortune ptÜS la ruine de sa famille,chassée de ses terres, le domaine de Winneburg, par les années de la

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révolution, les privilèges de sa caste qui favorisèrent son introduction dansles sphères de la grande politique et enfin son mariage avec la jeune et belleEleonor von Kaunitz, petite fille du célèbre Chancelier de l'empire, Comtevon Kaunitz, puis encore les amours avec Laure Junot et Caroline Bonapartel'initièrent aux saveurs de la passion et aux ambitions les plus élevées del'ordre hiérarchique de la double monarchie.

Son intelligence et son style, portés au mépris des débordements et à lapolitique extérieure, lui firent avouer avec humour: «Je gouverne parfoisl'Europe, mais jamais l'Autriche ». C'est en jugeant avec désenchantementles événements qui allaient se produire qu'il saisit avec la précision d'unobservateur implacable la trajectoire existentielle et politique de Napoléon, àqui il s'opposa à Dresde, dans un entretien agité, en 1813, après le désastrede la campagne de la Russie et à la veille de la campagne de l'Allemagne, luilançant l'expression prémonitoire: «Vous êtes perdu Sir! Je m'en doutaisen venant ici, maintenant je le sais! »

En fidèle serviteur de François I et d'une conception de la politique àl'empreinte traditionnelle, il perçut lucidement que la stabilité de l'Empired'Autriche ne pouvait être assurée que par la stabilité de l'Europe, d'où salutte obstinée aux agitations révolutionnaires et à l' «hydre de larévolution », le nationalisme et l'idéologie nationale. Dans son actioninflexible et tenace, il ne s'attarda guère à attaquer toute forme de remise decause du principe de légitimité dynastique par une lutte sans relâche contreles tentations libérales. Or, pour triompher dans ce combat, mené contre l'airdu temps et contre le vent de l'histoire, il lui apparut indispensable des'appuyer sur les forces conservatrices et traditionnelles de la société, sienracinée en Europe centrale, l'aristocratie terrienne, le corporatisme urbainet la force de l'Église. Dans la même lignée, il lui fallait limiter les pouvoirsdes assemblées constitutionnelles et celui des diètes régionales susceptiblesde s'émanciper de la double monarchie, ce qu'il fit avec fermeté et souplessetactique. Répression et censure des idées furent les deux points saillants deson programme de gouvernement. Mais le mouvement des nationalités dansl'Europe de l'époque devenait progressivement plus fort de toute adaptationou réforme institutionnelle. Le sentiment national, en effet, tirait ses originesde la force des traditions et des croyances ancestrales des hommes. On nefaisait pas résulter ce sentiment d'une volonté fictive, celle de la volontépopulaire, qui apparaissait comme le produit de l'universalisme et la filleobsessionnelle de la raison pure. Le romantisme, exaltant les originesmillénaires des nations, s'opposait aux tables rases radicales des« Lumières ». En cette période de mise en place de la modernité, les idées etles principes de la Révolution de 1789 étaient mis à l'écart de toutecontagion morbide à l'adresse des minorités et des nationalités turbulentes.Ainsi fallait-il limiter le pouvoir des assemblées et des autorités élues et leuropposer la logique des contrepoids, par la pérennisation du «concerteuropéen» et par la concertation politique entre souverains.

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Dans cette œuvre de tous les instants, sa tâche n'était pas des plus aisées,mais elle avait quelque chose de provocant, qui l'incitait à préserver et àréussir. C'est la raison pour laquelle son effort pour maintenir la paix et lesacquis des traités de 1815, son désintérêt pour la poudrière des Balkans,n'avait d'égal que dans son souci de préserver l'équilibre de prépondéranceen Allemagne. Au-delà de la Slovénie se consumerait lentement l'agonie del'Empire ottoman et se faisait sentir à la fois l'appétit dévorant du tsar detoutes les Russies et les craintes autrichiennes d'avoir le chaos nationalisteaux portes de l'empire. En Allemagne, par contre, la monarchie disposaitencore d'une influence plus importante que celle de la Prusse, montante etmenaçante. La mise en place par l'Autriche de la Confédération germaniqueGuin 1815), regroupant trente-neuf États sous la présidence de l'Empire,ressembla à l'érection d'un barrage destiné à assurer une garantie collectivecontre la montée des universalismes des idées de 1789 et contre lesrevendications et la révolte de certaines nationalités de l'Empire. Révoltesvite écrasées par l'ordre conservateur, porté par les baïonnettes dégainées etsanglantes des armées russes et autrichiennes. Cependant, les chances del'Empire pour l'avenir furent hypothéquées par le refus de consolider lesarmées de la Confédération germanique, en isolant Vienne des lieuxd'intervention et de crises en Europe, et par l'exclusion de l'Autriche del'union douanière, le Zollverein (1834), qui allait se tisser autour de la Prusseen ceinture de développement et d'échange.

Ainsi, lorsque les demandes de réformes des institutions politiques et desatisfaction des revendications nationales allèrent se présenter, avec le« printemps des peuples» en 1848, en Hongrie, en Italie et en Allemagne, iln'y avait plus de politique de rechange possible, mais uniquement undurcissement conservateur, et, après Sadowa (1866), jusqu'en 1914, unesubordination diplomatique de l'Autriche à l'Allemagne. L'Empire se fissurasans mourir, mais sa destinée était désormais scellée et elle était frappée dusouvenir et de la nostalgie exprimés par la formule latine des tempsmeilleurs de jadis Austria Felix.

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XVII.IS DE L'EuROPE À L'EURASIE. UN CHANGEMENT DANS

LES PARADIGMES GÉOPOLITIQUES

L'etlondrel1lent de l'Empire soviétique a engendré une cause de tensionentre les etlmts mis en œuvre par les États de proximité d'atIaiblir ]e centreimpérial et ]a réaction du centre impérial pour maintenir ou reprendre sonautorité à la périphérie, L'Iran, la Turquie et la Chine cherchent à accroîtreleur influence dans les républiques d'Asie centrale à populationsmusulmanes, Les perspectives de paix à long terme dans cette régionresteront influencées par la réorganisation du pouvoÜ russe et par ]e retouréventuel de sa politique de pression et d'influence,

La Russie et l'ensemble des pays d'Asie centrale jusqu'aux pays duGolfe, du Moyen-Orient et du Maghreb manquent de leaders ayant faitl'expérience de la démocratie et l'Union européenne n'a pas conceptualiséjusqu'ici une limite stratégique globa]e entre l'Atlantique et l'Asie centralepassant par la bordure de la Méditerranée, et remontant l'Asie mineureCaucase, pour parvenir au pivot des terres, ]e dans un butpacification, d'inf1uence et de maîtrise des tensions. C'est l'adoption parl'Al1iance atl<:mtiquede cet important défi qui opère la soudure de l'intérêtgéopolitique dans cette immense étendue entre l'Amérique et l'Europe.L'existence de l'OTAN et son adaptation permanente ont la double missionde gérer la résurgence des tentations impériales de la Russie et d'interdire àl'Allemagne réunifiée de devenÜ ]e partenaire principal maîtres duKremlin ou de convertir ce partenariat, en cas crise, en adversité et eninimitié existentielles.

Par ailleurs, l'identification des États européens de l'Est aux institutionset aux méthodes de gouvernement de l'Union européenne offre uncontrepoids à la résorption de ceux-ci dans l'aire d'inf1uence de la Russiepostsoviétique et assure à ces pays la stabilité économique et politiquenécessaire. Cependant, la sécuri té de cette marche de l'empire européen estassurée par l'Alliance atlantique et par une PESCIPESD désormais crédible.

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Dans le cadre plus général des relations mondiales, l'hostilité historique desidées wilsoniennes pour la logique des alliances et pour l'équilibre des forcesétait fondée sur l'idée que celles-ci mènent insensiblement à desaffrontements futurs, tandis que l'adhésion européenne à la sécuritécollective et au multilatéralisme onusien est présentée comme la rechercheou le maintien d'une paix ayant pour but de décourager les agressionspotentielles.

Compte tenu de ces considérations sur les équilibres internes de l'Unioneuropéenne, assurés jusqu'ici par la légitimité d'un système de valeurscommunes, mais dépolitisées et sur les équilibres extérieurs, garantis par lepoids des institutions de sécurité collective, l'Europe ne peut établir unelogique maîtrisable de freins et de contrepoids semblable à celle du Congrèsde Vienne, dans le cadre des relations euro-atlantiques remodelées, puisquela stabilité est le produit d'équilibres multiples. La logique de ces équilibreschange de nature en Europe et en Asie au sein de l'Union élargie, au Moyenet en Extrême Orient, où prévalent des équilibres de sécurité fondés sur lapolitique traditionnelle des alliances, semblables aux équilibres des forces duXIXe siècle européen. Si l'Europe se considère une communauté de

traditions et de principes communs, rien de semblable n'existe en Asie où lejeu de la realpolitik est une réalité d'évidence et où des cadres de paix,stables et durables, ne sont possibles que sur la base de la balance of power.

Dans cette vision eurasienne de la paix et de la sécurité, toute coopérationde l'Europe avec l'Amérique ne pourra se faire que sur la base d'unrééquilibrage des poids et des responsabilités, portant sur les mêmesprincipes de légitimité et sur les mêmes valeurs morales et historiques. Unsystème planétaire proche du système du Congrès de Vienne sera un systèmepolitique viable à deux conditions; que l'unité morale s'inspire d'unconsensus retrouvé entre l'Europe et l'Amérique et que, à défaut del'existence de formes de démocratie solidement ancrées dans des valeursuniverselles, la paix et la sécurité soient assurées par des structures mixtes,économiques, politiques et stratégiques, et cela dans le cadre d'un systèmeplanétaire de sécurité où se reconnaissent et se retrouvent les pôles depuissances de demain.

Si aucun principe organisateur ne semble structurer le systèmeinternational actuel, ce dernier peut faire penser à l'ordre européen du XVIIesiècle, antérieur à la paix de Westphalie (1648). Un ordre ravagé par lesguerres de religion et les conflits entre les princes des principales puissances.Les valeurs universelles semblaient l'emporter à l'époque sur la logique del'intérêt national, sur lequel s'appuiera le cardinal Richelieu pour redéfinir leparadigme essentiel de toute politique étrangère et, en particulier, celle de laFrance. Ce paradigme s'imposa au cours du XVIIe siècle, jusqu'auxbouleversements des principes et des équilibres de la Révolution française etdes guerres napoléoniennes. Le concert des nations, issu du Congrès de

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Vienne, s'opposait par règle de prudence il ce qu'une puissance puissedevenir assez forte pour menacer l'équilibre de l'.::nsemble et se dressacontre la prétention qu'aucune d'entre eUes n'incarne il elle seulel'affirmation de valeurs universelles.

À la différence de l'époque de la bipolarité, la ditlïculté majeure dusystème international d'aujourd'hui repose sur l'impossibilité de négocier lesissues de crises internationales sérieuses il cause de la double dispersion, dela puissance et des acteurs engagés. Il est ainsi impossible d'inscrireles formes de compromis acceptables dans une négociation avec lespuissances globales intéressées il la stabilité. Si tel est le cas de l'Europedans son environnement de proximité, les Balkans, la Méditerranée, leMoyen-Orient ou le Golfe, qu'en est-il des États-Unis qui restent l'acteurglobal le plus engagé et le plus int1uent dans la dialectique éternelle de lapaix et <.kla guerre? L'analogie historique est-elle éclairante pour décrire lemonde du xxr siècle et pour en dégager le sens? Quelle valeur accorderaux propos de Kissinger, suggérés au forum intemational Bertelsmann àBerlin, selon lequel le (. monde ressemble à l'Europe du XVII", il faudra

qu'elle devienne l'Europe du XIX" », ce]]e du Congrès de Vienne, deJ'équilibre des pouvoirs et d'un principe de légitimité partagée. QueIJe valeuraccorder aux propos qui renvoient, d'une part, à la théorie des relationsinternationales et, de r autre, à la praxéologie et aux décisions de la highpolitics?

XVII.16 ANALOGIES HISTORIQUES ET CONSTELLATIONS

DIPLOMATIQUES. LA CONJONCTURE MONDIALE ACTUELLE -LIMITES ANALYTIQUESET TRAITS TYPIQUES

Au point de vue du système intemational, quel est le sens desparallélismes et des analogies, sinon celui de définir J'originalité d'uneconjoncture typique et donc la portée et les buts d'une politique étnmgère, en

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insérant les aspects particuliers de celle-ci dans le cadre d'une constellationglobale?

Quel rapport établir, à l'échelle planétaire, entre relations de puissance,système de valeurs et schémas d'équilibre?

Et quelle est la marge de liberté d'action à l'intérieur d'un État ou d'uneforme de régime politique, des décideurs et des institutions, dansl'élaboration et la conduite de la diplomatie, vis-à-vis de l'idéologieambiante, des groupes de pression, des passions populaires et des intérêtsgéopolitiques durables d'une nation ou d'un groupe de nations?

Autrement dit, quel lien s'établit-il entre politique intérieure et politiqueextérieure à un moment où le primat philosophique et sociologique de lapolitique étrangère est devenu la réalité évidente du monde global?

Quel est in fine le sens qu'il convient de donner à la rivalité violente, dansl'action extérieure d'un État ou d'un groupe d'États, face à l'élargissementplanétaire du champ diplomatique, fixant l'interdépendance étroite desobjectifs ultimes de la géopolitique et des capacités illimitées de violence ?

L'unité planétaire du champ diplomatique, devenu intercontinental,marque l'émergence politique, économique et militaire de grandespuissances mondiales et souligne l'importance du processus d'intégration del'Union européenne. Cet élargissement a été la résultante des deux guerrestotales du XXe siècle et du déplacement de l'axe de gravité de la politiquemondiale du vieux continent aux États-Unis, puis à l'Asie. Ce déplacement adébuté avec la guerre de 1914-1918 et le passage du concert européen auconcert euro-atlantique, puis eurasien.

Cet élargissement a rendu caducs les calculs des équilibres des forcestraditionnels et l'expression des universalités qui en constituaient lescontrepoids. Les catégories traditionnelles de la science politique s'entrouvèrent impliquées et bouleversées, celles, en particulier, de lasouveraineté, de la légitimité et de l'unité de défense des appareils militairesnationaux. Une rupture radicale allait apparaître, après 1945, avec larévolution de l'atome et la césure balistico-militaire, plaçant au cœur de lanotion de responsabilité l'homme, mis désormais en possession de sa mort(Sartre). Depuis 1945, la capacité de gouverner le monde s'estdéfinitivement dissociée de la capacité de frapper l'adversaire, d'intimiderl'ennemi virtuel et d'instaurer un équilibre sans précédent dans l'histoire,l'équilibre de la terreur. Ainsi, l'État hégémonique peut dominermilitairement le monde, mais ne peut régner sur lui. Face à cesbouleversements stratégiques, géopolitiques et historiques, l'Europe, aprèsl'effondrement de 1945, abandonna les critères de lecture de la réalitémondiale en termes de calculs réalistes, qui étaient conformes à sa traditionet à son histoire ainsi qu'à la vieille philosophie de l'intérêt national.

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Depuis, l'Europe ne parviendra pas à redéfinir l'intérêt vital commun àl'échelle continentale et adoptera une politique étrangère idéalisante etpolicée. En ce début du XXI" siècle, la constellation diplomatique du concerteuropéen et celle du Congrès de Vienne de 1815 se sont emichies de critèresde lectures qui reflètent le passage d'une conjoncture continentale à uneconjoncture mondiale.

Ses traits caractéristiques de la conjoncture planétaire actuelle méritent unrappel simplifié:. établissement d'un réseau diplomatique défini par un champ d'intérêts

unifiés;. dépassement des limites traditionnelles d'intervention et d'influence desgrands États continentaux au-delà de leur sphère de civilisation;

instauration d'un schéma d'équilibre, d'abord à deux pôles de puissance etdonc à coalitions rigides (guerre froide), puis, tendanciellement, à plusieurspôles, à potentiels de forces comparables où la logique des coalitions et les

déterminismes de circonstance peuvent l'emporter sur les décisions deshommes;

.

. non-reconnaissance, négation et suppression de l'ennemi dans les conflitsprémodernes et modernes;. limites de la diplomatie et droit de la guerre, se situant dans une relationtrès variable et définissant des catégories de comportement, allant dumachiavélisme tactique au machiavélisme intégral et débouchant sur

l'idéalisme en une improbable jurisprudence pénale des conflits. Aucunobservateur ni analyste ne mettrait aujourd'hui en discussion le caractèreirréversible de l'unité du champ diplomatique et, par là, du systèmeplanétaire. Ce qui hante encore les esprits, c'est la dispersion de lapuissance et la coexistence conflictuelle de plusieurs formes de sociétés,archaïques, traditionnelles et modernes, disposant chacune de principesd'autorité, de gouvernement de légitimité, et de combats particuliersasymétriques;

développement des connaissances scientifiques et leurs applicationstechnologiques et militaires, creusant un écart entre niveauxd'accumulation des savoirs et de leurs doctrines d'emplois;

.

. implosion des fédérations et des empires idéologiques, faisant apparaître denouvelles lignes de fractures, à caractère ethnique et religieux, et donc dessystèmes de pouvoir, remettant en cause les relations multiples qui les lientaux puissances régionales ou mondiales;. le globalisme asymétrique faisant valoir les solutions qui sont données parcertains grands pays aux problèmes internes et qui retentissent au-delà deleurs frontières. L'accumulation des menaces et des inquiétudes entraîne

l'isolement et l'accroissement de la vulnérabilité aux agressions;

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. l'influence de l'émotionnel et de l'imprévisible due à l'influencegrandissante de l'opinion dans la politique étrangère, entraînant un écartentre messianisme et réalisme, générosité et égoïsme;. les coûts environnementaux du développement de certaines régions;

l'irréalisme des formes de multilatéralismes abstraits fondées sur de faussesconceptions de l'égalité entre les nations.

.Ainsi, sur le plan des analogies historiques et de la comparaison des

situations et des conjonctures, les seules limites du champ diplomatique,s'imposant aux États, mais non aux formes diverses de subversion,d'illégalité ou de terreur, ce sont les espaces unifiés par le combat. Parailleurs, les configurations variables des alliances et des forces qu'imposentles bouleversements incessants des techniques, dessinent des figuresculturelles, civilisationnelles et stratégiques mouvantes de l'ami et del'ennemi. Lorsque le champ diplomatique s'étend, changent rapidement lecalcul des forces et les rapports d'équilibres et, parallèlement, les systèmesdes valeurs et les logiques des contrepoids. L'extension du champdiplomatique justifie parfois une amplification de la puissance, obtenue parune progression des techniques ou par une politique d'alliances.

En termes de menaces, l'extension du champ diplomatique rendproblématique toute politique de contrôle des formes de prolifération desarmements, en particulier, balistico-nucléaires, provocant une course quiaccroît les risques d'une dissuasion ouverte et donc d'une guerre générale.Le lien historique entre les formes de la puissance et le caractère,idéologique ou messianique, d'une politique étrangère caractérise desconjonctures typiques et rend nécessaire la saisie de la constellation globalepour la compréhension générale du sens que les acteurs attribuent à leursambitions ou à leurs responsabilités. Ainsi, dans la conjoncture globale del'âge planétaire, il est particulièrement dangereux de ne pas tenir compte del'importance des facteurs aléatoires et de l'extrême complexité desconstances qui rendent inévitables les recours à une exigence primordiale desurvie, celle de ne pas s'en remettre aux autres, et d'enquérir une réponseunilatéraliste aux stratégies dominantes et aux chantages perturbateurs, ainsiqu'aux fanatismes des acteurs qui opèrent en dehors des espacesd'homogénéité, civilisationnels et culturels.

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XVIII. RÉALISTES ET IDÉALISTES.À LA RECHERCHE D'UNE MORALE D' ACTION

EN POLITIQUE ÉTRANGÈRE

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XVIII,l LE DROIT ET LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE

Hug" Omriu,,"

réactivation de la diplomatie institutionnelle au sein du Conseil desécurité des Nations unies a remis à l'ordre du jour, depuis la première guelTedu Golfe, la problématique traditionnelle relative à la primauté du droit dansles relations internationales et a suscité une réflexion renouvelée sur lasignification et la portée de l'approche normative sur la scène internationale.

Une longue tradition doctrinale ex:plique le jeu politique et la dynamiquedes rapports entre les États, par les traits de la société internationale, soncaractère imparfait, inorganisé et peu structuré.

Constatant que le pouvoir y demeure décentralisé. inconditionné etsouvent violent et que l'ordre jUlidique repose sur le consentement des États,cette école en a déduit que l'absence d'autorités instituées et de règles deconduite communes justifiait la référence à la sécurité et à l'ordreinternational, par le recours à la doctline de la puissance et de l'équilibre desforces.

L'originalité de ce type de relations résiderait dans le fait que, à ladifférence de toutes autres relations sociales, les rappOlis interétatiques sedéroulent «à l'ombre de la guelTe» CR. Aron). où l'ordre y est moins

juridique que politique, moins institutionnel que relationnel.

Les conséquences de cette doctrine conduisent à une dévalorisation dessolidarités, due à la morale ou au droit et à une marginalisation relative dumodèle légaliste dans l'explication de la société internationale.

La surabondance du discours juridique et de la justification normative àpropos du «droit d'ingérence ou d'intrusion », évoquant l'avènement durègne de la loi, traduit-elle en profondeur un changement de la sociétéinterétatique ?

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Si l'on accepte les axiomes des deux formules célèbres, celle de R. Arond'abord, selon lequel la politique internationale « a été, toujours et par tousreconnue pour ce qu'elle est, une politique de puissance », et de H. J.Morgenthau ensuite, pour qui « international politics, like all politics, is astruggle for power », l'approche «moraliste-légaliste» signale plutôtl'impuissance du droit dans l'ordonnancement d'une société atomisée et nonintégrée que son primat sur la morale du combat ou sur les buts inavouablesde la force.

Aussi longtemps que les États n'auront pas conclu un «contrat socialinternational» et surmonté l'absence d'une sanction organisée, les rapportsentre les États seront soumis, selon cette doctrine, aux jeux des intérêtségoïstes, au sein desquels règnent des facteurs de dissension plutôt que desprincipes de solidarité.

Peut-on, dès lors, civiliser et discipliner une société sui generis etvaloriser le concept des communautés internationales (Gemeinschaft), quitraduit l'unité fondamentale de l'humanité à la recherche d'une organisationcommune, par rapport à celui de société internationale (Gesellschaft), érigéesur la compétition et le conflit, soumettant l'une et l'autre à un fond communde règles juridiques et de valeurs morales?

L'alternative de ceux qui s'opposent à la justification oligopolistique de laviolence légitime, prétendant forcer en brèche le paradigme réaliste de lapluralité des souverainetés militaires, en appelle à la revendication, selonlaquelle «une seule souveraineté est admissible, celle du droit» (R. J.Dupuy).

Si l'avènement du règne de la loi internationale ne peut être déduit desvœux de Georges Bush senior, exprimés au Congrès des États-Unisd'Amérique le Il septembre 1990, d'un «monde où la primauté du droitremplace la loi de la jungle », l'idée de sécurité collective peut-elle setraduire en impératif juridique?

y a-t-il une théorie du droit international, satisfaisante et efficace, capabled'apporter une contribution substantielle à la cause de la paix?

Le droit international est-il doté des caractéristiques essentielles du droitinterne, soumission à arbitrage de la loi et force irrésistible, pour en imposerles sanctions?

La paix par le droit, implique-t-elle le partage d'une idée morale ou lacroyance en un postulat légal, le refus de l'anarchie internationale?

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XVIII.2 LE DISCOURS JURIDIQUE ET SES FONCTIONS:

NORMALISATION, CRÉATION ET COMMUNICATION

La pratique internationale des États est largement empreinte par le droit.

Le juridisme affiché des relations diplomatiques incorpore une finabtérégulatlice, qui vise à int1uencer les comportements des autres acteurs.

Il exerce, comme tel, une fonction de création de l'ordre, dans la mesure« verbe» diplomatique, conformément aux énoncés de la ,<théorie des

actes du langage» Amselek), confère un minimum de prévisibilité auxoptions des autres joueurs.

Il contribue ainsi à un travail de rationalisation des rapp0l1sinternationaux et engendre par là une dynamique favorable à l'établissementde la confiance et de la sécurité, facilitant les procédures de coopération,l'acceptation d'instances d'arbitrage, le règlement de différends ou de litiges,et l'intégration, par la négociation, des sources de tension ou de conflit.

Dire la légalité internationale, ou en fonder la présomption surqualification d'actions confonnes à des normes internationales reconnues, neconespond pas seulement à la définition de stratégies discursives efficaces,mais à la création et à la communication de volontés et d'agir connotés dansla scène internationale.

Dire la légalité, c'est aussi identifierlégislation universelle de la conscience,nascenti ou in{ïeri.

Le discours organisé et institutionnel, étatique et supraétatique, se nOUlTÜde la <.parole» anonyme des opinions et des masses et s'identifiesimultanément aux besoins de légitimation des élites politiques d'un pays,

d'tme conjoncture et d'une époque.

Or, la référence aux de tout discours justificateur ne peut sepasser des relations contradictoires, entre et réalité et devoir,

lieu et les acteurs cettequi demeure condenda, statu

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positivité et rigorisme moral, éthique de la responsabilité et éthique de laconviction.

XVIII.3 PERSONNALITÉS ET CONVICTIONS DANS L'ACTION

DES HOMMES D'ÉTAT

Les enjeux idéologiques sous-jacents à la querelle sur le rôle du droit etdes convictions, dans la internationale, doivent être intégrésl'influence des détenninismes, culturels et historiques, des idées dominantesd'une époque et enfin des traits du caractère et de la personnalité deshommes d'État.

Le poids des facteurs spécifiquement humains dans le fonctionnementla société internationale n'a rien perdu de sa force, car la prise de décisionindividuelle, distincte du système de prise de décision des institutions qui lapréparent, s'explique en partie par les problèmes à résoudre et en partie par laphilosophie des hommes au pouvoir.

Les diplomaties de tous les régimes politiques et celles, en particulier, desrégimes autoritaires sont souvent soumises aux impondérables de lapsychologie et aux réactions imprévisibles des chefs charismatiques.

Le but de cet essai est moins de livrer une réflexion d'ensemble sur le rôledes normes et les indications de l'histoire dans le fonctionnement desrapports internationaux que de fournir un éclairage sur les philosophies et lescourants doctrinaux, influant sur les options et les conduites de pohtiqueétrangère.

L'affrontement traditionnel relatif à la place la morale et du droit dansles relations interétatiques a reposé sur deux conceptions, jumelées etopposées, de la société internationale, !'tme idéaliste, l'autre réahste;expressions, la première, d'un optimisme et, la deuxième, d'un pessimisme

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philosophique, qu'inspirent respectivement une multitude de solidarismes etde volontarismes, de projets et d'actions.

Les termes de ce débat nous incitent à privilégier une perspectiveépistémologique, axée sur la recherche des motivations, avouées ouimplicites des et sur les exigences d'une explicationconditionnelle du monde, fondée sur une vision, pluraliste et antidéterministede l'histoire.

XVIII.4 THÉORIE ET REPRÉSENTATIONS

Ces motivations seront mieux perçues. si elles sont filtrées par le recoursà des approches historiques et théoriques.

Au regard d'une finalité intelligible. la fonction de la théOl;e est-elle lamême. ou du moins semblable. dans les deux domaines, de l'action et de laconnaissance ?

La théorie des relations internationales traduit simultanément, pour lesanalystes et les policy une certaine représentation de la scèneinternationale et lIDe explication, plus ou moins formalisée, de celle-ci.

Elle esquisse, à grands traits, une mappe de J'horizon diplomatique.

Le champ même de la théorie n'apparaît alors qu'une simplification de laréalité, en mesure de dégager la stl1lcture des forces et la logique des acteurs.

La pluralité des lmités politiques et la multiplicité des buts et des sens dela politique internationale infirment toute possibilité d'établir une rationalitéunivoque ou de saisir des dynamiques normatives, dans les interactionspolitiques entre joueurs en compétition.

Quels sont, dès lors, les intérêts et les cadres conceptuels, susceptibles decerner les perspectives que délimitent les relations internationales?

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Les théories n'ont pas pour seul but de décrire de comprendre. maisaussi de définir les frontières extrêmes des choix historiques.

Elles doiwnt disposer d'une vue de l'ensemble. pour insérer \es leçons dupassé dans des schèmes formels et dégager la part d'inédit, émergeant desévénements, afin de les fondre en un corps cohérent de doctrines.

L'utilisation d'une théorie comporte l'inscription de la délibération d'unacteur dans une conjoncture particulière et la mise en accord de celle-ci avecl'évolution du cadre général de la conjoncture globale.

Régularités et accidents se combinent et s'influencent ainsiréciproquement, et cela demande de rendre homogènes les interprétations,théoriques et empiIiques, afin que soit mieux desservie la définition de laconduite diplomatico-stratégique. dont l'orientation et la méthode mènent lecommerce entre les États.

L'objet d'une «grande théorie» des relations internationales demeure lasaisie de ce jeu et de ce nœud de la politique mondiale, de cette interférencemultidimensionnelle entre système global et sous-systèmes régionaux.

C'est ainsi qu'elle est en mesure d'alimenter le dialogue des schématismesrationnels, centrés sur le cadre général, et l'analyse sociologique orientéevers les contextes locaux.

Une collaboration étroite est donc indispensable entre anthropologie.sociologie, histoire et théorie pour nourrir l'exigence d'intelligibilité généraled'une période ou d'une situation.

XVIII.5 « GRANDE THÉORIE» ET NÉORÉALISME

L'ambition d'tme «grande théorie» des relations internationales estd'atteindre la globalité.

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Elle tend ainsi à privilégier l'analyse systémique, seule approche enmesure de prendre en considération les caractéristiques structurelles dessystèmes internationaux (morphologie, hiérarchie, balance, polarisation,intégration, homogénéité).

L'adoption de cette perspective, projetée vers l'élaboration de modèlesexplicatifs de portée générale, tâche de mettre en évidence les régularités etles variables de comportement des acteurs internationaux et revendique ainsil'universalité des cadres formels retenus (schèmes théoriques).

Cherchant à éclairer l'ensemble des relations internationales, elle ne peutse satisfaire de théories partielles (Middle Range Théories) focalisées autourde certaines catégories de phénomènes, mais prétend s'étendre à plusieurschamps d'investigation, qui se sont constitués autour de domaines jadisnégligés, que les politiques appellent «régimes », espaces denses enrelations institutionnelles, se situant entre les États et les sociétés.

L'hégémonie du réalisme et de la tradition réaliste, ne s'est guèreestompée par la floraison de ces nombreuses approches aux relationsinternationales émiettées en autant de champs qui avaient été sous-estiméspar le réalisme classique, qu'il s'agisse du système des interdépendances oudes relations transnationales, économiques, culturelles oucommunicationnelles, jusqu'aux issues areas qui remplacent la conceptiond'un espace « stato-centrique » par celui d'un univers décentré.

Mettant en valeur le rôle que peuvent exercer, sur la scène internationale,certains facteurs, dont on évite de préciser la place et l'importanceexplicatives, la plupart des paradigmes évoqués affaiblissent plutôt qu'ilsrenforcent la compréhension historique, sociologique et psychopolitique del'univers interétatique.

À titre d'exemple, la restriction du jeu des puissances à la toute-puissancede l'économie ou l'identification des notions d' « intérêt national» au postulatutilitariste des modèles économétriques (modèles de l'équilibre ou du marchéoptimisant la répartition de la puissance entre unités politiques afind'éliminer les enjeux des conflits) conduisent à l'effacement du rôle dupolitique et de celui des États sur la scène internationale.

Plus grave, elles ignorent l'essence des relations internationales, la naturede ses enjeux ou celle de ses acteurs, de leurs cultures, de leurs visions et deleurs histoires.

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XVIII.6 EN QUÊTE DE lA PAIX. ÉTHIQUE ET POLITIQUE

La politique mondiale, en soi hétérogène et, par inhérence, désordonnée,souligne, si besoÜl était, que ni ks acteurs réguliers et classiques niactants irréguliers et exotiques n'obéissent aux mêmes principes et valeursaux mêmes visions et rationalités.

Quels sont, dès lors, les représentations et les paradigmes d'actionqu'inspirent ou suscitent les ambitions des hommes d'État?

La recherche, qui tendait à exclure du domaine des «causes », lacompréhension du «sens subjectif» des conduites et la diversité desjustifications et des objectifs, dont se réclament les acteurs, équivaudrait ànégliger les formes changeantes qu'assument historiquement les problèmespennanents de l'homme.

E. H. Carl' s'était employé à démontrer, à la veille du deuxième conflitmondial (\ 939), l'inanité des constructions normati ves et utopiques, quiavaient eu COUTSdans rentre-deux-guerres.

R. Aron et H. Morgenthau ont tourné en ironie les approches kgalistes-moralistes de la politique internationale.

Ils n'ont cessé de rappeler que la conduite des États est irréductible à desrègles normatives, ayant pour but de discipliner un milieu asocial.

Les paradigmes de rationalité, réalistes et néo-réalistes de l'actionétatique, se sont assigné pour but de purger les relations internationales, devisions ou valeurs métapolitiques et métastratégiques.

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L'imperfection essentielle de tout système international est telle qu'on nepeut exclure l'emploi de la force, ni par le recours à un ordre juridique ni par

l'appel à une idée morale.

Au sein d'un système bâti sur la compétition et les rivalités violentes,quelle est la part accordée par les hommes d'État à la qualification des faitset à l'interprétation des normes, et quelle est celle qui est faite aux instancescontraignantes de la nécessité, de l'opportunité et des moyens militaires?

La compréhension des faits n'a jamais rendu inutile un éclairage sur lesens de l'action et sur les dilemmes perpétuels des choix ultimes.

Aux yeux d'une connaissance globale des conjonctures historiques,aucune théorie du droit ni aucune théorie morale n'ont été satisfaisantes etefficaces, ni en elles-mêmes ni par rapport aux réalités internationales.

Politiquement et logiquement, la conduite diplomatico-stratégiquecomporte la référence constante aux éléments uniques de la conjoncture et àla pluralité des buts qui en définissent les enjeux.

En son sein, la composante signifiante acquiert une valeur capitale, carelle vise à établir une concordance entre faits et principes.

Les États n'ont jamais consenti de se soumettre à l'arbitrage d'une idée oud'une norme, lorsque des questions d'intérêt vital étaient en cause.

Ils ont toujours eu recours à la parole pour s'en justifier ou s'en défendre.

Les justifications historiques, juridiques ou morales des délibérationsprises ont toujours constitué des enchaînements et des habillagesdiplomatiques, indispensables à la logique des États et à l'affirmation deleurs intérêts.

La scène internationale demeure ainsi l'espace du verbe, au même titreque celui de l'action ou de l'épreuve.

Chaque acteur est le juge exclusif de la légitimité et de la moralité de sonengagement.

Or, les États ont tous une moralité relative, car nul État ne tient unprincipe pour un absolu auquel tout puisse être sacrifié.

Il est difficile de définir une morale, lorsque l'existence physique est enJeu.

L'emploi de la force est-il moral ou immoral? L'État peut-il se soumettreà une loi et, si oui, laquelle?

Quelle est la partie du droit international, coutumier ou public, qui mérited'être considéré comme du droit stricto sensu?

L État ou l'homme d'État peuvent-ils traduire une idée en statut territorialou en acquis politique? Peuvent-ils méconnaître les nécessités stratégiqueset les contraintes économiques?

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Ces dilemmes suscitent des débats graphologiquessur l'idéalisme ou k réalisme des doctrines d'action,prudence, l'imprudence ou les paris des stratèges et

L'idéalisation de la puissance et de l'intérêt de l'État s'est toujoursopposée à l'utopisme du droit, ou à l'idéalisation de l'idée historique.

Les États, personnes et nations, agissent dans le contexte d'un systèmeplanétaire, où l'élargissement des aires de souveraineté, à l'intérieur d'unehistoire unique, n'a rien changé à la nature de cette société, qui demeuretoujours semblable à elle-même, société hobbesienne et sui generispartiellement organisée et façonnée par la jealous emulation.

Opposées à J'approche réaJjste et à J'égoïsme des nations, les théoriesidéalistes prétendent accréditer l'idée de la soumission des conduitesinterétatiques à des valeurs communes et à des règles, permanentes ettranscendantes, supérieures aux intérêts nationaux.

Cette métaphysique prend appui sur une approche volontariste: substituerle règne de la violence par le règne de la justice et de la loi.

politique étrangère, cette approche se caractérise par le refusd'accepter J'idée que tout ordre international ne peut être réduit à uneperspective normative, soit fondée sur l'autolimitation de la souveraineté(Jellinek), sur le principe de l'tmilatéralisme jmidique (pacte sunt servanda)ou sur le nOrInativisme d'une Grundnorm (Kelsen).

XVIII.7 IDÉALISME LÉGALISTE ET IDÉALISME IDÉOLOGIQUE

L'approche idéaliste change de forme ou d'expression, selon qu'elle fasseréférence aux impératifs du droit international ou de l'idée historique.

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L'idéalisme juridique rejette le postulat d'une différence essentielle entrepolitique nationale et politique internationale, bref, entre pacificationinfraétatique et rivalité interétatique. Il place les États au service desindividus et ceux-là au service de la loi internationale (Droits de l'homme,ingérence ou intrusion).

Cette perspective comporte une dévalorisation de la politique étrangère etdu primat de l'intérêt d'État, si chers aux réalistes westphaliens.

La diplomatie idéaliste-légaliste, prête aux risques et aux sacrifices lesplus extrêmes, souvent vouée aux objectifs illimités, suggère des options etdéfinit des stratégies en fonction de règles abstraites (l'équité ou la justiceprincipielles).

Elle glisse ainsi, insensiblement, vers les utopies d'une paix perpétuelle,du triomphe de la démocratie dans le monde et du châtiment des coupablesqui enfreignent un principe ou transgressent un certain statu quo.

L'accent posé sur les traités et les droits, ou sur la sauvegarde de l'ordrejuridique, visant à mettre en place un système de sécurité collective, acomme objectif d'éliminer les guerres d'agression.

Cette diplomatie prétend enlever aux unités politiques, par définitionsouveraines, l'essentiel de leurs prérogatives, l'usage légal de la force et lapossibilité d'être à la fois juges et parties en situation de litige ou de conflit.

C'est bien dans le pouvoir de sanction que réside l'antinomie capitaleentre la légitimité classique des États, érigée sur le principe de l'égalité desdroits entre les unités politiques, et la légitimité d'un forum international,visant à sanctionner par les armes, d'un acteur principal ou d'une coalitiond'acteurs, les violations d'une norme, édictée par la communautéinternationale.

La critique de l'idéalisme juridique est que tout combat est douteux et lepartage du tort et de la raison, ambiguë et difficile, car il n'est guère d'Étatpur dans l'histoire.

Les États ont tous une moralité relative et ils obéissent souvent àl'opportunité.

Les jugements historiques reflètent en partie les émotions populaires et semêlent parfois des espoirs collectifs.

Peu de gens s'accommodent d'explications rationnelles ou de dévotionsabstraites envers les idées ou les théories.

À l'examen même approximatif de l'idéalisme légaliste, il sauteimmédiatement aux yeux que celui-ci revêt deux aspects principaux: la non-reconnaissance des mutations produites par la force et le refus d'accepter lalogique du fait accompli.

Il s'agit, dans les deux cas, de corollaires importants des principes de lapaix par le droit et de la mise hors la loi des guerres d'agression.

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La paix par le droit est-elle une idée la raison, au sens kantien duterme, indiquant une direction il l'action qui ne saurait jamais être réaliséedans l'histoire, ou bien condition de fonctionnement d'un systèmeinternational?

L'idéalisme idéologique considère l'idée historique comme le critèreexclusif de son jugement sur le juste et l'injuste, la vérité ou l'elTeur.

Lorsque la victoire de cette idée est posée au-dessus de tout, l'idéalismese commue en fanatisme ou en messianisme.

Qu'il s'agisse de J'idée de nationalité ou du principe des peuples àdisposer d'eux-mêmes, cette forme d'idéalisme assoit sa raison d'être sur lacapacité de mobHisation des convictions, considérées comme les véritablesmoteurs de l'histoire.

XVIII.S CYNISME ET RÉALISME

Cynique est en revanche la conception de ceux qui considèrent les idées,les nonnes ou les principes comme des habillages ou des travestissements del'intérêt étatique ou de la volonté de puissance.

Cynisme et oppOliunisme, déliés de tout esprit de système, sont souventconfondus, identifiés ou associés l'un il l'autre.

Le cynique et l'opportuniste donnent lieu à des comportements et à desfigurations pratiques, peu doctrinaires, très flexibles, souvent stupéfiants.

Le premier règle sa conduite sur la circonstance, le deuxième soumet lesintérêts les plus universels à l'égoïsme sacré de son pays, de son ethnie et deson État.

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La souplesse, dans la poursuite des objectifs affichés, n'est guèreembarrassée par l'imprévu, car le style de ces deux types de décideurs estfortement imaginatif, capable d'inventer, dans chaque cas, des solutionsoriginales.

Il en est tout autrement du comportement du réaliste.

La nature de l'homme, intéressé ou violent, ou la nature de la politique,qui ne peut se passer de la compétition et de la force, demeurent les pointsd'ancrage du réalisme.

Le réaliste n'oppose guère la moralité à la politique ni la puissance à laloi, mais la société pacifiée à une société de nature, sans pouvoirs organisés,radicalement asociale.

Le réaliste part des données empiriques, des conduites et de leursjustifications, des conséquences des actions, prises par elles-mêmes, en vued'y adapter sa politique et de l'inscrire dans un tout, dans une globalité etdans une conjoncture durable.

Dans les conditions ainsi décrites, les hommes d'État, réalistes ouidéalistes, doivent-ils avoir pour objectif la puissance ou la sécurité?Entendent-ils plier les autres unités politiques par leurs ressources ou parleurs idées?

L'analyse des relations internationales est-elle indépendante desconsidérations morales ou des préoccupations métaphysiques?

y a-t-il séparation entre la sphère éthico-politique et celle des jugementshistoriques?

La nécessaire distinction des deux sphères s'étend-elle aux finalités desacteurs et au succès ou à l'insuccès de leurs aventures?

Toute restriction de la politique, interne ou internationale, à une valeur ouà un objectif unique manque l'essentiel, car le sens profond de la politiquecomporte le maintien d'une pluralité de buts, de voies et de moyens, visant àrechercher des solutions, historiquement changeantes, pour résoudre lesproblèmes permanents de la vie collective.

La distinction entre réalistes et idéalistes tient-elle à la philosophie, àl'épistémologie ou à la politique?

Réside-t-elle en une prise de partie divergente face au monde, en uneappréciation diverse, sur le sens accordé aux événements et sur le rapportentre faits et valeurs?

Le réaliste et l'idéaliste considèrent différemment l'ordre des choses et lalogique du devenir.

Différentes analyses des causes, des motivations et des événements sont àla base du partage qu'ils établissent entre choix personnels et objetsd'observation.

L'action en est influencée.

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XVIII.9 DEUX IDEAL-TYPEN : LERÉALISTE ET L'IDÉALISTE

Ott" ,'on Bi"""rc'k W<wilrow,Vi/son

Pour le réaliste, observer ce n'est pas transformer, éclairer ce n'est pointchanger, On n'a pas à identifier justification et explication, prédilection etintellection,

Le réaliste s'en tient à l'expérience, à la leçon des choses et, dans sonraisonnement n'exclut jamais la cOnlunis opil1io, les ido[a Jàri de Bacon,

Pour comprendre, il ne dispose pas d'un système de concepts ou d'unethéorie, clos, définitifs et fixes, mais d'un ensemble de coordonnées,dispersées ti.'U1Sl'infini inépuisable du devenir,

Un tel homme n'est pas cynique, il ne renonce pas à ses principes, iln'aliène guère son âme, mais il est capable de se soumettre au syndicat del'épreuve, à la comparaison des divinités et des convictions humaines, pardéfinition innombrables.

« Dans la lutte entre une multiplicité de valeurs, où chacune d'entre elles,prise en soi, apparaît contraignante, l'homme doit choisir, en toute autonomieet responsabilité, lequel de ces dieux il veut et doit servir, ou bien, quand à

l'un et quand à l'autre.

Nullement passif ou acquiescent à l'arbitraire, réaliste n'adhère point àl'apostolat d'une doctrine, il ne prêche guère à une synthèse universelle.

Sans être soumis aux raisons de la violence et au visage démoniaque dupouvoir, il en comprend les impératifs et la nécessité.

lJ M. Weber. Zwischeu zwei Gesetzen. Mohr. TÜbillgen. 1971. p. 145,

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Il sait pertinemment que la sphère de la politique est une sphère, danslaquelle se nouent et se déploient des rapports de force (Macht) et desrapports de domination (Herrschaft), rapports de compétition et de lutteentre individus, groupes, classes, ethnies, peuples et nations, autour troisgrands enjeux: l'idée, l'ambition et la puissance.

Il sait que le pouvoir n'est qu'un moyen, pouvant servir les finalités lesplus diverses, et que son maintien et sa durée demeurent tributaires de laruse, de la légitimité et de la force, car chaque acteur garde la responsabilitéde son destin, de ses intérêts suprêmes et de sa survie.

Indifférent aux querelles sur la distinction entre les formes de pouvoir,bonnes ou mauvaises, oligarchiques ou polyarchiques, ou au dilemme, si legouvernement par la loi est supérieur au gouvernement par les hommes,

l'essentiel ce n'est point de définir la meilleure forme de gouvernement, maisla plus stable, celle sur laquelle on peut fonder un calcul, en vue de larecherche d'équilibres plus favorables, moins désavantageux ou plus assurés.

Le réaliste s'assigne en conclusion un but rationnel: l'acceptation desfaits, indépendamment des préférences et des valeurs et, en corollaire, lerefus de toute ethicisation du politique.

L'éthique doit être comprise en son sens objectif, comme le résultat d'unedélibération et comme choix du politique.

Ce qui est capital, là même où il y a arbitraire dans l'exercice dugouvernement, c'est qu'il y ait un pouvoir, un titulaire de la puissancesouveraine et que l'on puisse répondre aux questions récurrentes: Quellessont les alternatives disponibles? Quel type d'ordre est susceptible de mieuxgarantir la paix civile à l'intérieur, la sécurité et l'indépendance àl'extérieur? Quelles sont les bases d'un consensus, rendant possible lacoopération entre les nations?

Le corps doctrinal du réalisme est fondé sur une conception imparfaite dumonde, comme produit des forces qui se dégagent de la nature humaine.

Cette naturalisation des relations de puissances et des intérêts opposésfixe l'idée, selon laquelle, dans un univers où les principes moraux nepeuvent se réaliser que partiellement, ils peuvent toutefois trouver un champd'application dans l'équilibrage provisoire des intérêts et dans le règlementprécaire des conflits et des crises.

L'équilibre de puissance demeure le paradigme rationnel de la« prudence », en matière de sécurité, et le principe de légitimité le mieuxassuré, pour affermir une conception de l'ordre stable.

Dans la dimension du droit et dans celle des rapports de commandementet d'obéissance, le réaliste s'en tient à l'existence d'une hiérarchie, naturaliséein illo tempore, selon laquelle la puissance est une domination de l'hommesur l'homme, la capacité de restreindre la liberté d'un autre homme dans le

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choix de sa conduite, et de l'exercer, conformément à une légalité, grâce à unsystème d'ordre, imposé et institutionnalisé.

Ce réaliste voit dans l'illusion le principe même de la tromperie.

Quant à la nature humaine, il en aperçoit toute la grandeur et toutes leslimites, qui lui interdisent de croire aux radicalismes excessifs et aux espoirsinsensés.

En ce qui concerne les intérêts d'État, il fixe une frontière infranchissableentre les appétits récurrents des régimes politiques et les intérêts essentielsdes nations.

Le statut de l'illusion, est, pour lui, celui de l'apparence erronée et dumauvais calcul, qui ne cessent cependant d'opérer, contrairement à l'erreur,même lorsque cette apparence est bien perçue et reconnue comme telle.

Son anthropologie philosophique est là, donatrice de son idée de l'histoireet de sa vision de la politique.

Il en conclut pour une interprétation globale de toute la réalité, en toutesses équivoques et en toutes ses antinomies, conformément à ce qui est, etdonc au monde, hybride et impur, des idées et des passions, et guère à ce quidevrait être, au cas où les hommes, épris par leurs seules convictions,obéiraient à des impératifs moraux, séculaires ou transcendants.

À l'opposé de cet homme, l'idéaliste!

«Pour celui-ci, la réalité n'est queefficiente du monde, l'esprit absolu du(Spinoza).

Cette réduction de l'objet de connaissanceremplacement de la «cause» par un «sens»« conviction », une « religion» ou une « doctrine ».

La structure de l'ordre et la nécessité du pouvoir ne sont perçues qu'enfonction de leurs buts et jamais de leurs enjeux.

La paix à travers le droit! La mise hors la loi de la guerre! Lasoumission des États à la morale et à la justice! Telles sont les devises dumoraliste-légaliste!

Le pacifiste est-il un idéaliste? Obéit-il à une idée historique, auximpératifs d'une religion ou à la culture dominante d'une époque?

Le devoir de l'obéissance doit correspondre, pour l'idéaliste, à unecertaine idée de la légitimité, la paix ou la sécurité à l'extérieur, la protectiondes individus désarmés et la catharsis définitives des conflits à l'intérieur dela cité.

L'idéaliste est incapable d'accepter le divorce de l'âme et de la raison, dela vérité et du monde et ne peut exalter que l'éthique de la conviction,oscillant perpétuellement entre l'intégrisme négateur de la réalité, celui, bien

le dérivé d'un principe, originetout, hors duquel rien n'existe»

à l'idée comporte lede l'analyse, par une

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ancien, du fiat veritas, pereat mundu/4 et l'utopisme palingénésique, del'incipit vita nava15.

La subjectivité, constitutive de l'engagement idéaliste met en lumière,comme sa propre loi, une fonction essentielle de la règle morale, l'actionselon une fin.

L'idéaliste fait de cette règle un impératif humanitaire: «Considèrel'humanité en toi-même et dans les autres, toujours comme une fin et jamaisexclusivement comme un moyen» (E. Kant).

La réforme de la volonté qui unit à la raison, remplace les idéaux, venusde l'extérieur, par la soumission de l'homme, sujet moral, à uncommandement universel, conforme à une loi de nature.

Cette identification percutante et inextirpable de la liberté et de l'impératifcatégorique à l'ordre naturel du monde, est une des tentatives de l'Aufklarungde retrouver l'union de l'homme et de l'univers.

Les dilemmes de la politique internationale tiennent en permanence à ladialectique de ces oppositions et de ces déchirements internes.

Chez les réalistes, les modes d'action découleront des dictées del'expérience, chez les idéalistes d'une syntaxe à réécrire ab imis fundamentis,selon les « voies très certaines de la science» (Descartes).

Mais les idéalistes, comme «les conquérants savent que l'action est enelle-même inutile et qu'il n'yen aurait qu'une d'utile: celle qui refit l'hommeet la terre» 16.

14 Soit la vérité que périsse le monde.

« Commence une vie nouvelle »

A. Camus, Le mythe de Sisyphe.

15

16

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XVIII.l0 STYLES ET DOCTRINES

Sur quel type de doctrine faut-il comprendre une morale d'action enpolitique étrangère?

Une différence s'impose.

Elle se situe entTe Je temps relatif et linÜté de la politique et le tempsabsolu des grandes certitudes et des grandes fondations.

Le premier cOlTespond au style légaliste et pragmatique, où vivent

l'homme d'État, les unités politiques et la communauté internationale.

Le second est calqué sur la réconciliation définitive de J'humanité, del'histoire et de la vérité.

C'est le style des prophètes et des guérisseurs.

« Une mappe du monde sans utopie est-elle désirable? »Oscar Wilde.

se demandait

«L'utopie n'est-elle pas à la politique, ce que J'hérésie est à lathéologie? » eut J'air de commenter Thomas Molnar avec le recul du temps.

Mettre en accord la morale du siècle et la vocation surnaturelle des idées,telle est la tâche du réformiste modéré, tel est J'objectif d'une politique dupossible.

La conciliation de ces deux morales est une source de chagl;n pour lesfaiseurs d'histoire, constatant sur le telTain, qu'il ne peut y avoir d'ordre, deconsensus et de stabilité, aussi longtemps que le gouvernement des faits,demeure étranger au gouvernement des idéaux, liés aux espoirsperpétue11ement ressortissants des hommes.

L'art de gouverner doit pouvoir équilibrer, en sismographe très sensible,ces deux extrêmes, inégalement présents dans les esprits et inégalementactifs dans les frémissements émotionnels des passions profondes.

L'art de la politique a pour mission de faire converger ces deux tendancesvers une même légitimité.

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Par quel autre wlemme serait pris l'homme d'État qlÜ veuille préserver ouinstaurer un ordre intemationaI stable, n'était en mesuœ comprendre etde concilier la fureur, parfois sanglantes des grands perturbateurs, et la ruse,souvent cynique, de la conservation ou de la simple prudence

XVIII.ll MODÈLES IDÉAUX ET SYSTÈMES D'ACTION

Les remarques présentées n'auraient qu'une valeur incomplète si ellesétaient pt;ses jsolément, sans relation au contexte de l'action, à la natUrehétérogène de ce demier, à l'impureté de ces deux modèles idéaux, mélangéset confondus dans un même caractère.

Au moÜ1S trois ordres de considérations doivent intervenÜ', pour intégrerles propos ci-dessus formulés17 :. la nature des régimes politiques. démocratiques ou autoritaires. dans

lesquels les personnalités agissent. La concentration ou la dispersion de lapuissance influencent ici les délibérations et adoptées. le caractère. révolutionnaire ou conservateur, des élites, corœspondant auxtypes décrits, Une approche à la théorie des élites, violentes ou non

violentes. aventuristes ou traditionalistes. est ici capitale:. ]a place de la politique étrangère, dans la réalisation des ambitions que leréaliste ou l'idéaliste se donnent eux-mèmes comme en lesimposant pm'allèlement au monde,

" Voir sur ce point R. Aron in Démocratie et Totalitarisme, « Commentaire"

N 24198:1/84.

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L'analyse du primatconsidération, de natureéclairante.

L'importance du phénomène idéologique, religieux ou doctrinaire peutconstituer un facteur d'illustration complémentaire entre les deux cas defigure.

Il va de soi que l'ordre des contraintes, que ces protagonistes auront àaffronter ou qui se seront elles-mêmes créées dans l'action, nous ramèneencore une fois en amont, à leur philosophie, à la nature de leurs idéaux, auxcomportements qu'ils auront mis en œuvre, pour atteindre leurs buts,rationnels ou fanatiques.

Les formes de la démagogie et de la propagande ne sont pas les mêmeschez l'idéaliste et chez le réaliste, et changent, par conséquent, la nature etl'amplification des messages et les techniques de communication adoptées.

C'est le rapport des élites aux masses, c'est la relation des élites aupouvoir qui doivent alors être examinés.

Le rapport de mépris ou de respect envers les individus et envers lesformes politiques constituées joue comme un facteur différentiel d'efficacité.

Le rapport à la force et au droit détermine enfin les conditionsd'organisation et les modes d'obtention du consensus.

Les réalistes et les idéalistes ont des prédilections différentes, quant à lamanière de surmonter leurs contraintes, et ils ont une conception opposée dela légitimité et de la grandeur extérieures.

Le sens de leur « mission» en découle.

de la volonté de puissance sur toute autreéconomique ou idéologique, est à cet égard

L'importance dans laquelle ils tiendront les phénomènes de « lecture» dela politique internationale influence la conjoncture historique et jette unéclairage sur les conflits qui peuvent surgir sur leur parcours.

L'analyse du pourquoi, du moment et du comment, des élites, réalistes ouidéalistes tendent à transférer la solution des problèmes internes versl'extérieur, devient ainsi un objet de réflexion capital.

La relation de l'un ou de l'autre, à la légitimité de l'État, reflète leurconception de la politique, de la morale et du droit.

Dans l'ordre international, le réaliste perçoit très clairement l'autonomiede la vie morale, vis-à-vis de la vie naturelle de l'État. Il ne peut que douterde l'indépendance de la première, car il considère les contraintes de l'instinct,des égoïstes et des intérêts beaucoup plus fortes que celles de l'esprit.

Cette reconnaissance ne comporte pour lui ni d'idéalisations excessives nid'adorations démoniaques. Il n'ignore point que les impératifs de l'actionpeuvent être dictés par la loi morale, ou par la vie intérieure, en deçà et au-delà de la logique d'État.

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L'idée. selon laquelle l'individualité de la vie morale est sauvegardée parle naturalisme de la vie étatique, l'oblige à reconnaitre que l'dficacité desnonnes est toujours tributaire de l'efficacité de l'ordonnancement juridique,et que les atteintes extérieures, portées à l'État, sont des atteintes portéesindirectemen t à l'indi vidu.

Cette zone crépusculaire, où s'entremêlent l'instinct et la raison,sentiments éthiques et les passions naturelles, les dilemmes de laraison d'État. Elle circonscrit également le périmètre de la liberté humaine.

Cet univers de contrastes n'est autre chose que l'univers de la politique etde la morale, confrontées l'une à l'autre et souvent soumises aux démons dela puissance.

Le réaliste ne se plie guère à ce constat désannant. Il constate l'existenced'une sphère de rapports, celle des relations exJérieures, où l'instinct deptÜssance domine sur l'idéal de la justice.

Ce même homme. pour qui l'unité de la politique d'État est caractériséepar la distinction entre la moralité de ]' individu et l'amoralité de l'État,considère que l'impératif de ce dernier consiste à s'affinner comme pouvoirface au citDyen et comme puissance au regard du monde.

XVIIL12 CULTURE DE L'HUMANITÉ ET MORALITÉ DES ÉTATS

Il est convenu de recOlmaÎtre que les États constituent des personnalités,d'abord juridiques, douées d'une volonté, d'une intelligence, d'un intérêt etdonc d'une raison propre, et que l'État dispose à ce titre et à plus forte raison

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d'une moralité et d'un sens historiques, assurés par un héritage particulier etpar une volonté transcendante, qui dépassent celle des vivants, et s'exprimentà travers les siècles, dans une culture, une tradition et une identitéspécifiques?

Dès lors, la moralité de l'État doit-elle être considérée semblable ousupérieure à celle des individus?

Dans le combat incessant, engagé pour la domination ou la survie, onpeut déceler le sens que les différentes doctrines ont donné à la compétition,obstinée et périlleuse, entre unités politiques.

Puisque aucune de ces unités combattantes n'est dépourvue de « raison»dans l'affirmation de ses intérêts et dans les formes de ses engagements, ledevoir des États, dit le réaliste, au sein de la société des peuples ou dans lacontribution, apportée à la constitution de la culture de l'humanité, est dedéfendre « sa » propre raison.

La moralité et l'évolution morale des États en résultent, avec cettedistinction que la morale des individus peut obéir à l'engagement personnelet à une logique transparente des convictions privées, tandis que la moralitédes États a le droit d'être équivoque.

Elle reflète le comportement qui s'impose au sein de la sociétéinternationale et demande à ne rien méconnaître, ni les arguments deprincipe ni les considérations d'opportunité.

Au sujet de la moralité, toutefois, l'ambiguïté de la société internationaleinterdit d'aller jusqu'au bout de toute logique partielle, soit-elle celle de laforce, de la puissance, de la philosophie, ou du droit.

Aucun des arguments de principe et d'opportunité, apportés par ceslogiques partielles, ne peut être écarté d'une réflexion pratico-moraleradicale, car celle-ci peut aboutir à l'emploi illimité de moyens paroxystiquesde la part d'un État, de son intelligence politique et de son système d'action.

Les problèmes éthiques, soulevés par des conflits qui pourraient conduireau suicide ou à des blessures mortelles de tous ou d'une partie desbelligérants, sont reconduits le plus souvent aux moyens et aux formes deces conflits possibles, tandis que les arguments historiques concernentdavantage les ambitions et les buts des acteurs et les répercussions de leursissues sur la vie des peuples, la configuration des systèmes et le devenircollectif de l'humanité.

Tant que la vie internationale conservera un caractère mixte, mi-social etmi-asocial, l'action diplomatico-stratégique gardera un caractère antinomiqueet la morale de la politique étrangère sera, elle aussi, équivoque et hybride,différente, en son essence, de celle des individus.

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XVIII.13 MORALE DU COMBAT OU MORALE DE LA LOI?

Les peuples ne peuvent ignorer la morale du combat, même s'ils luiprétèrent la morale de la loi ou l'impératif de la paix.

La morale du combat gardera tout son sens, pour les coUectivités et leshommes d'État, aussi longtemps que les engagements violents demeurerontles sanctions nltimes et permanentes des relations internationales.

Puisque la force a fait et défait, depuis des millénaires, les États, et qu'eUeest à l'origine du droit, résultant de leurs constitutions et de leurs accordsréciproques, il est stérile de proclamer J'injustice intrinsèque de la force, oude décréter l'immoralité principielle de la lutte, car la lutte sanglante entreunités politiques a partie intégrante du mouvement idées, dudéveloppement de la culture et du devenir des civilisations.

Pour juger moralement des conduites de combat et des modalités parlesquelles celui-ci a été mené, il faut apprécier à chaque fois les l'onnes et laspiralisation la violence, et donc les principes et les craintes de sécurité etde survie des dnellistes d'un système.

Celui qui veut comprendre l'histoÜe ne peut proclamer d'avanceJ'injustice d'un cont1it ou d'une guerre, au risque d'en méconnaître le sens etla fonction, bref le rapport d'inhérence à l'homme et à la politique.

Invoquer J'intérêt national ou l'exigence de survie, c'est une manière dedéfinir une approche à la réalité internationale, plutôt que de dégager WIeprospective.

Subordonner la sécurité collective à la survie, cela exige de clarifierpréalablement la notion de survie, vu la multiplicité des interprétations decette notion, par laquelle on peut sous-entendre les idées d'indépendance etde liberté d'action extérieure, la nature des régimes politiques et J'identité,culturelle ou religieuse, d'un pays ou d'une nation.

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Vouloir préserver l'indépendance nationale peut vouloir dire sauvegarder,au besoin, jalousement l'expression de la variété de la richesse humaine.

S'opposer à l'empire universel, c'est juger impossibles ou historiquementinactuels l'illusion ou le rêve de l'humanité de se constituer en État unique(Menschheitsstaat) et de concrétiser ainsi un idéal élevé de pacification et degouvernement.

C'est juger cet idéal comme «une conversion de l'histoire et non dansl'histoire» (R. Aron).

Enfin, d'un point de vue culturel, les nations ne réalisent quepartiellement le contenu de la culture, car celle-ci demeure fortementindividualisée et porte l'empreinte originelle du génie de chaque peuple.

La vocation à l'universel contredit la loi de l'enrichissement réciproque,qui consiste à donner et à recevoir, à établir un commerce de langues etd'expressions diverses, dans le domaine de l'esprit.

Ainsi, les peuples de culture portent en haut degré l'orgueil de féconderl'univers intellectuel d'une époque, avec la supériorité de leur philosophie,politique et morale.

Puisque l'idée de l'humanité n'est pas donnée immédiatement auxhommes, la pleine expression de la richesse humaine conduit, d'une part, à lapluralité des États, inégaux et hétérogènes et, de l'autre, à l'individualisationet aux particularismes nationaux de la culture.

La tentative d'un peuple ou d'un État de parvenir à l'universel, par laconscience de sa vocation civilisatrice, ou par la création de valeurs moralessupérieures, a engendré par le passé une évidente surestimation de soi, qui aété à l'origine de l'arrogance ou de la superbe des nations, d'où les excès,consistant à vouloir accomplir, par les détours d'une idéalisation de lapuissance, une mission et une œuvre de culture.

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XVIII.14 DE L'IDÉALISATION DE LA PUISSANCE

L'INTERDÉPENDANCE DE LA POLITIQUE MONDIALE

À

Un excès d'idéalisation de la puissance a été lié aux conceptualisations dela Machtpolitik allemande et a conduit aux exaltations nationalistes bienconnues.

Cependant, une mutation spirituelle s'est produite, dans l'après-guerre etau-delà de l'Atlantique, lorsque la Machtpolitik est devenue power politics.

Cette mutation a été de taille.

Elle a été tout d'abord philosoplùque. car elle a visé à remplacer laphilosophie politique du contrat par la conception individualiste de r homo

soumis au seul respect de la loi internationale.

Cette mutation a été parallèlement théologique, puisqu'elle était fondéesur une certaine conception de la nature humaine, selon laqueJJe laCOlTuption de J'homme par le péché se manifeste à travers l'expressionviolente du cours de l'histoire.

La transformation du climat social et intellectuel a joué son rôle enfin,puisqu'elle a conduit à la dévalorisation de la politique étrangère et àl'effacement de la distinction entre politique interne et politiqueinternationale. surtout chez le courant idéaliste.

Tout cela n'a pu aboutir qu'à une conception, restrictive et moralisante,selon laqueJJe la force n'est admissible qu'aux seules fins de la sécuriténationale.

La prise de conscience des intérêts de la collectivité internationale a enfinabouti au souci de surmonter les égoïsmes sacrés des moi collectifs.

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Le lien qui avait été naguère emphatisé entre politique de puissance etœuvre de culture se dissipa.

Les nationalistes allemands avaient fait de la puissance une valeur en soi,les réalistes américains constatent son existence et se plient à ses impératifset à sa loi.

Dès lors que l'on quitte le terrain de la métaphysique de la guerre et durapport d'inhérence de celle-ci à la culture et à l'État, la recherche dessubstituts ou des «équivalents moraux de la guerre» conduit auquestionnement, puis à l'examen de l'étendue de la notion d'intérêt national etde la prise de conscience, par chaque unité politique, des intérêts des autres.

C'est seulement l'intérêt national qui semble justifier, aux yeux desréalistes américains, la poursuite d'une politique de puissance et l'utilisationrésolue de la force.

Puisque la loi et les traités internationaux ne peuvent constituer desimpératifs contraignants et dissuasifs, l'opposition permanente entremonopole de la violence légitime et pluralité des souverainetés militairessemble autoriser l'insistance portée par ce courant sur la notion de survie.

XVIII.15 SURVIE ET SÉCURITÉ COLLECTIVE À L'ÂGE DE LA

BIPOLARITÉ

Selon la transcription américaine de la Machtpolitik allemande, la powerpolitics ne peut être réduite à la seule survie nationale.

La pluralité des sens de la notion de « survie» (indépendance et libertépolitiques, sécurité relative et refus de l'holocauste) n'a pas interdit lastabilité stratégique de l'après-guerre, paralysant toute délibération politico-diplomatique insensée, immodérée ou irrationnelle.

Dans un monde bipolaire et nucléaire, elle a engendré la prudence et adéveloppé un souci partagé, de compréhension des intérêts de l'autre.

Elle a enfin conduit à l'approfondissement de la notion de sécuritécollective.

Si différente et si commune aux deux camps, la prudence, ce véritableSaint-Esprit de la sagesse politique, n'a jamais été si pratiquée et si peuaffichée.

Elle a découragé tout esprit missionnaire par l'idée ou par le droit,limitant également l'ambition ou l'illusion de l'empire universel, à la portéedes détenteurs des armes de destruction massive. Elle a contraint les hommesau réalisme authentique, et donc à la prise en considération la plus large detoute la réalité, sous toutes ses formes, politiques, militaires, économiques,

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démographiques et psychologiques, en d'autres termes, rationnelles etirrationnelles.

Elle a soumis à la rigueur d'une évaluation très sévère le rapport entre lesobjectifs visés et les résultats probables de l'action ou de l'inaction, de laguerre et de la non-guerre!

Face à l'inconnue d'un pari sans précédent, qui était à la fois d'un risque etd'un intérêt partagés, seuls les moralistes de la conviction ont proclamé quele coût de l'asservissement, d'un peuple ou d'une culture, est insignifiant faceà l'anéantissement ou à l'holocauste collectifs.

Ces moralistes ont contribué, à leur manière et par leurs conseils,équivoques et faux, « il faut capituler plutôt que risquer! », à jeter les bases,dans l'après-guerre, d'une stratégie rationnelle et d'une politique raisonnable,si nécessaires, pour les esprits peu doués d'illusions, jusqu'au jour oùl'humanité réussira, sans trahir l'idéal, à s'évader de l'histoire sanglante et àensevelir l'institution belliqueuse.

Il ne s'agissait pas de substituer le risque d'une guerre par sa fatalité ou sacertitude ni de sauver l'humanité, mais notre humanité, car l'idéal, ce n'estjamais la vie en elle-même, c'est une certaine conception de la vie, celle quiconfère un sens ou une valeur à l'existence collective; sens ou valeurs quideviennent, à certains moments, absolus.

L'ensemble de ces postulats, axiomes ou simples préceptes, demeure-t-ilencore le même dans le monde chaotique et, en perspective multipolaire quiest le nôtre, et à la lumière d'enjeux et de tendances lourdes, qui débouchentsur des incertitudes majeures et remettent en cause la hiérarchie et lesfrontières entre les nations, transforment le rôle des États et métamorphosentles conditions de régulation de la sécurité collective, tant à l'échelle régionaleque mondiale?

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XVIII,16 SYSTÈMES D'ACTION ET SCHÈMES DU DEVENIR. SUR

LA CONDUITE DIPLOMATICO-STRATÉGIQUE

Le théâtre des événements historiques résulte d'une pluralité indétlnie deprincipes, d'idéalités et de motivations et d'une pluralité d'intérêts et dedocttines, qui orientent1es schèmes du devenir.

La culture, tt'availlée par l'héritage des peuples et les principes deconstitution des États agit indirectement sur ces schèmes et intlueprofondément sur les délibérations des hommes d'État.

La reconnaissance de la diversité, d'époque en époque, des institutions etdes idées suggère à l'analyste, la prise en considération des formesculturelles, qui inspirent ou commandent à la délibération politique.

Les théories relatives aux schèmes du devenir et aux visions del'évolution future, constituent autant d'interprétations du passé et, parconséquent, des traditions, de pensée et d'action, auxquelles ne peuvent sesoustraire facilement les policy makers dans la définition de la politiqueétrangère.

Dans une conjoncture planétaire et dans un système qui unifie en uneperspective unique des civilisations hétérogènes, insérer des visions descivilisations non européennes et des conceptions de l'histoire autres, dansJ'analyse des relations internationales, c'est tenir compte des répercussionsdes conceptions traditionneJJes sur l'ordre mondial et sur le comportement decertains acteurs, étatiques ou subétatiques, de la scène mondiale.

L'acteur, individuel ou collectif, n'est intelligible que par référence à laconjoncture et aux psychismes de ses déterminismes culturels.

Or, la conjoncture s'inscrit dans des rapports de force et dans tm espacehistorique, tandis que le « caractère» du décideur se dégage des buts et de lamanière par lesquels il pense le monde.

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Le mode d'action qu'il adopte résulte tout autant de « sa » volonté que del'influence de visions ou de perceptions, dues à des particularismes culturelsirréductibles.

Sa «décision» s'explique en somme par cette dualité, conjoncture ourapport de force, conception ou vision du monde, autrement dit, stratégie ettactique de l'acteur et philosophie et perception globale de la politique, ouencore, combinaison, aventureuse et risquée, de la conduite calculée et de laconduite probable.

Aux yeux de l'histoire, les donnéeschangeantes ne mettent guère en douteévénements.

durables et les circonstancesl'incohérence principielle des

C'est la politique, c'est le commerce des États qui tâchent de définir lesconduites probables d'autres acteurs, ennemis, rivaux ou alliés, afin de sedéfinir, eux-mêmes, par rapport à un ordre ou à un désordre donnés dumonde.

C'est la politique qui fixe un but à la stratégie, instrumentale etaventureuse et c'est l'étude de cette conduite, qui doit passer en revue lesvariables principales de l'action et écarter toute idée approximative et touteperspective, artificiellement simplifiée du système, dans lequel elle s'insère.

En matière de relations internationales, plus une décision s'inscrit dansune conjoncture globale, plus les éléments disparates et irrépétiblesapparaissent avec force et la conjonction des facteurs, qui influencent lasituation d'ensemble est perçue comme unique.

Plus la situation est orientée vers une décision locale, ou un objectiflimité, plus les facteurs de régularité interviennent, pour fixer, au moins auniveau tactique, une certaine homogénéité de styles ou de comportement,autorisant à la formulation de prévisions ou de conjectures d'action.

Les prescriptions normatives qui en résultent diffèrent d'un champ àl'autre, selon la nature des conduites dont les théories représentent lacompréhension systématique et sont subordonnées, à leur tour, aux principes,contradictoires, de l'indéterminisme probabiliste et des régularitéshistoriques.

Ces deux référents demeurent indispensables à toute analyse desconstellations diplomatiques.

La conduite diplomatico-stratégique, ou conduite de politique étrangère,prétend établir une relation constante entre les indéterminismes de laconjoncture globale et les contraintes des situations locales, dictées à leurtour par la logique de sous-systèmes dissemblables.

Cette conduite, a toujours prétendu se justifier par des idées, obéir à desimpératifs ou à des normes, se plier ou s'adapter à des principes.

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Elle ne demeure toutefois pas la même pour tous les régimes et pour tousles États, au-delà éléments formels, qui en caractérisent les traitspermanents: calcul des égoïsme étatique, intérêt national, ambigui'téet cynisme.

Nul n'est en mesure de comprendre la politique étrangère d'un État sansétudié, au préalable, la culture polÜique et la philosophie morale

hommes qui l'inspirent, la décident et l'exécutent.

Les problèmes soulevés par la compétition violente entTe les États et paTles exigences de la politique de puissance, semblent condamner d'avance lerecours à tout esprit de système et à toute orientation doctrinaire.

XVIII.17 VERS DE NOUVEAUX MODÈLES THÉORIQUES?

L'actuelle contestation des souverainetés étatiques, nationales oufédérales, au nom de la reviviscence du principe d'autodétermination etd'autogouvel11ement des peuples, aboutit à la valorisation du concept decommunauté (ou Gemeinschqft), par opposition à celui de sociétéinternationale (ou Gesellschqft).

Cette contestation n'échappe pas, d'une part à la projection des valeursuniversalistes dans le processus d'analyse des relations intel11ationales et del'autre, au travail d'érosion, découlant de la découverte de nouvelles formesde sohdarîté, juridiques et culturelles.

Assistons-nous à une reformulation des dilemmes de politiqueintel11ationale, par un dépassement de la conceptualisation stato-centrique,érigée sur les principes de l'équilibre de puissance et d'économicisation dupolitique?

L'accent posé par certains, sur lesdétermineraient le comportement des États,les problèmes, philosophiques et moraux,délibérations des hommes d'État?

contraintes structurelles, quiélimine-t-il ou marginalise-t-ilde l'analyse politique et des

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DépolùlJé de toute subjectivité, au profit d'une investigation positiviste, leprincipe moral du réalisme, reprend à son compte l'approche classique entenœs d'équilibre des forces, qui redevient, le synonyme de l'équitable,opposé et perpétuellement éloigné de l'idéalmétapolitique du juste.

En intégrant l'économique dans une perspective docttinale, bâtie autourdes concepts centraux de la tenants du néoréalismestructurel renoncent à ce qu'il y a d'essentiel dans les conduites de politiqueétrangère, l'impact des phénomènes culturels et identitaires et l'orientationdes valeurs?

L'analyse la dimension transculturel1e apparaît plus en plusindispensable, car elle dégage un nouvel horizon prospectif, faisant place àd'autres visions et à d'autres rationalités, géopolitiques et géostratégiquesl'ordre mondial, au sein d'un système international plus fortementhétérogène, particulariste et peu intégré.

XVIII.18 PARTICULARISMES

INTERNATIONALE

CULTURELS ET PROSPECTl VE

Les difficultés de l'analyse théorique en matière de relationsinternationales s'expliquent en partie, par les tentatives de recherchethéories indifférentes à la dynamique histOlique et à J'hétérogénéité culturellede l'univers fini.

Le paradigme de J'interdépendance, prétendant dégager les fondements deconduites plus solidaires et valorisant l'importance des forcessuprauationales, transnationales et subnationales, n'a pas tiré parti, malgré lafécondité de sa démarche, de l'importance de la dimension culturelle, pour lacompréhension du système international de l'âge planétaire.

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Le processus d'universalisation en cours s'accompagne de perspectives defragmentation et de diversification des contenus de la culture et, parconséquent, d'une dialectique très aléatoire de l'un et du multiple, duparticulier et de l'universel.

Maints exemples nous prouvent l'influence de schémas traditionnelsconditionnant, à des degrés divers, la conduite diplomatico-stratégique et lescomportements collectifs de certaines ethnies, dans leurs rapports deproximité avec d'autres groupes.

La nécessité de renforcer l'approche régionale, en matière de relationsinternationales appuyant cette démarche par la définition de critèresdifférents de ceux qui ont été couramment utilisés jusqu'ici nous rappelle lesouci de prendre en compte les affinités de parenté, culturelles et spirituelles,afin de mettre en valeur la pertinence partielle de visions du monde,spécifiques à chaque région de la planète.

L'existence de particularismes multiples fournit une démonstration de lapersistance, à travers les âges, de schèmes mentaux qui influencent lesmotivations et les conduites de l'action diplomatico-stratégique.

La prise de conscience de la part des peuples de leur solidarité communeet de leur appartenance à un même genre, celui de l'humanité, ne va pas sansconflits ou sans contrastes.

Au sein du processus de globalisation de l'histoire humaine, parlerd'enjeux limités dans les formes de lutte menées un peu partout dans lemonde peut apparaître candide ou aveugle.

La diversité des cultures et des peuples qui restent les sujets collectifs del'histoire appelle à une diversité de perceptions, dans l'affrontement entreidentités, longtemps reniées, et aujourd'hui ressurgissantes.

Parallèlement au mouvement de mondialisation, de nouveaux facteurs defragmentation et de désordre accroissent l'hétérogénéité du système etsimultanément les mécanismes de régulation existants, régionaux ouuniversels, apparaissent inappropriés à gérer ou à maîtriser l'interdépendancede la planète.

Du point de vue prospectif, l'uniformisation de la culture nous montre quele processus de mondialisation a pour corollaire, l'irruption de nouveauxacteurs, l'individu et les minorités, par delà les États ou les sociétés,revendiquant la reconnaissance de leurs statuts, juridiques et politiques, dansun horizon temporel amplifié et de ce fait, plus complexe.

En même temps, et en réaction à ce mouvement, des cultures fermées,xénophobes, particularistes et locales émergent d'un autre âge, et s'opposentau processus d'universalisation et à celui de sécularisation et demodernisation qui accompagne le premier.

Puisque les idées, traditionnelles ou modernes, et les courants de pensée,idéalistes ou réalistes, constituent l'une des causes qui déterminent le cours

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de l'histoire, l'univers des convictions celui des croyances apparaissentcomme fondateurs de l'ordre social et politique, au même titre et avec lamême capacité d'entraînement de l'idée historique ou des découvertes descience.

Si le rôle des acteurs et celui des courants transnationaux tendentaujourd'hui à s'accroître, le rôle des États s'en trouve par contre moditïé etamoindri.

La neutralité de celtains État,>est remise en cause (arc islamique), et laconscience religieuse, distincte ou séparée de la conscience uationale,absente, insuffisante ou inefficace, est remplie par un contenu identitaire, quirevendique tantôt un renouveau au moyen de la tradition, tantôt le de lalaïcité, comme séparation radicale du pouvoir et de la foi.

Ailleurs (arc balkanique), la coexistence des diversités ethniques,compromise pour longtemps par des troubles et des conflits difficiles àéteindre, cède la place aux sentiments de nationalité, conçue comme héritagedu jus plutÔt que connue serment de tous les jours et commefondement la citoyenneté politique.

XVIII.19 ESPOIRS ET MENACES A L'AUBEDU MILLÉNAIRE

Cette conjonction de menaces, déferlant vers derupture, se somme à des dét1cits de toute nature,croissance ou de liberté.

C'est une injure quotidienne aux droits, civiques et politiques, ainsiqu'aux attentes, économiques et sociales, qui fait qu'il n'y a plus un coin de laplanète, dans un monde interdépendant, dans lequel l'humanité puisse seconsidérer hors de danger ou hors de

multiples pôles dedémocratiques, de

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La liaison entre la paix et le développement replace les espoirs et lesmenaces de notre temps dans le cadre d'une histoire unique, dans laquelletout schéma préétabli est antinomique vis-à-vis de la complexité du réel et nereprésente qu'une fenêtre, parmi d'autres, ouverte sur l'avenir.

La notion de survie de l'humanité, combinée à celle de sécurité collective,liée aux différents pays et aux différentes nations, nous interpelle avec plusde force, devant la montée de l'irrationnel, du fanatisme religieux et des Étatsthéocratiques, qui annulent les acquis séculaires de la libération de nosesprits.

D'autre part, l'injustice explosive de sociétés inégalitaires, l'absenced'institutions et de volontés organisatrices, à l'échelle régionale ouuniverselle, la multiplicité des chemins empruntés par les nations nantiespour se développer et se placer en position d'avantage dans une compétitionincessante, rendent le monde plus étroit, plus changeant et plus dangereux.

Au regard d'une perspective réaliste, il n'existe de problèmes queplanétaires.

En se plaçant à ce niveau, des signaux d'alarme font état d'un doublegénocide, l'un, silencieux, se consommant dans le Tiers et Quarts Mondespar l'effondrement de continents de nécessiteux, l'autre, bruyant et sanglant,qui résulte d'une histoire de haines inassouvies, s'affrontant un peu partoutdans le monde.

Au cœur d'un univers où tout est signifiant, une accumulation dehandicaps, fortement médiatisés, pousse au paroxysme de l'inacceptable.

Les grands équilibres, qui ont permis notre victoire dans la bataillemillénaire menée contre les forces aveugles de la sélection naturelle, risquentd'inverser le rapport originel entre le prédateur et sa proie, l'homme et lanature.

L'espèce humaine a cessé d'être un facteur passif de la sélection.

Elle a commencé à en contrôler le processus, grâce aux ressources de lascience et de la technologie, pendant que la mort des forêts, le progrès de ladésertification, l'épuisement et la pollution des mers, le tarissement dessources d'énergie font peser le tribut de la misère sur les faibles et refoulentles nécessiteux vers les zones plus prospères du monde.

Le brassage qui en résulte alimente puissamment une myriade de conflitsqui germent sur la planète.

L'insécurité politique, déjà insupportable au Sud, monte d'un cran dansles deux hémisphères. Elle n'est qu'un aspect de la plaie cancéreuse de notreépoque.

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L'extrême urgence des maux de la terre est un message, parmi d'autres,des risques qui peuvent conduire les hommes, riches et pauvres, à « se livrerles uns et les autres à des actes contre nature» (K. Fukui).

Si l'homme était un être de raison, capable de maîtriser ses sentiments etses passions, l'ordre international ne serait pas bâti sur un comportementdestructeur et les États accepteraient de se plier, dans leurs rapports mutuels,à des règles du jeu établies et respectées, et de gérer ensemble la planète.

Or, la paix, comme but et comme espoir, n'est pas seulement absence deguerre, mais processus de développement de la culture, de la civilisation etde la civilité.

Dans cette perspective, la sécurité d'une nation dépend de plus en plus dela sécurité des autres, et l'identification des caractéristiques communes despeuples, constitue un aspect de tout premier plan, dans l'établissement d'unclimat de confiance, à rechercher sans relâche.

Une vision optimiste des relations internationales portant sur les menaces,actuelles ou futures et sur les espoirs du nouveau millénaire, met en relationle destin de l'humanité avec le développement de la science, de l'éducation etde la culture.

Toute spéculation sur l'état du monde apparaît de plus en plus inséparabled'une réflexion sur la science, car le développement de la recherche et de laculture scientifiques, aura permis l'apparition d'un type de société, où lanotion de responsabilité, individuelle et collective, est plus répandue qu'ellene l'a jamais été.

Cette notionuniversel, danss'épanouir.

Ce langage suppose le partage du savoir et la diffusion de concepts, quijettent un regard neuf sur le monde, et aura eu, au moins, le mérited'accentuer la pression humaine sur l'intolérable et de briser les barrièresentre les situations inacceptables et ceux qui peuvent les dénoncer, au prix deleur vie et de leurs libertés.

Par ailleurs, le transfert des centres de décision, du domaine politique audomaine scientifique, a multiplié l'inconnue des expérimentations humaineset a engendré une bifurcation morale dans l'histoire de l'espèce, à partir delaquelle il serait suicidaire de laisser l'interrogation éthique et la recherchescientifique suivre chacune son propre parcours.

En traitant des problèmes de paix et de sécurité et les liant au sens et à lafonction du progrès scientifique, l'interrogation sur le sujet « Comment faireface au futur? », légitime la réponse, selon laquelle il subsiste desproblèmes, politiques et sociaux qui ne relèvent ni des lois ni des raisonsscientifiques.

aura favorisé l'émergence progressive d'un langagelequel les hommes peuvent vivre, communiquer et

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Il est utile d'ajouter toutefois que la science, comme la politique, est unphénomène culturel et que l'interdépendance des deux champs ainsi queleurs transformations réciproques sont le produit de découvertes décisives,découlant d'une manière nouvelle de poser un autre regard sur le monde.

L'approche de la science, dans cette éducation à la rationalité et à laresponsabilité, consistant à porter un «regard original sur la vie et sur

l'univers », est devenue ainsi capitale.

« Réfléchir pour ordonner, éclaircir la complexité, grâce à de nouveauxmodes de pensée, non seulement pour ce qui concerne le progrèsscientifique, mais, bien au-delà, pour tenir compte des incertitudes et mieuxles analyser, signifie que le présent, tel qu'il est, ou tel qu'il nous estaccessible, ne conditionne pas de façon automatique le futur ».

«Le présent est complexe, protéiforme, multicolore et contradictoire,

l'avenir n'est pas écrit et nous gardons sur lui une forte capacité d'influence »(I. Prigogine).

Responsabilité, science et prudence politiques peuvent-elles maîtriser lespérils, les fanatismes, les irrationalités et la violence et les convertir encommencement de promesses pour l'avenir?

« Les sciences ne reflètent pas l'identité statique d'une raison, à laquelle ilfaut se soumettre ou résister, elles participent à la création du « sens », aumême titre que l'ensemble des pratiques humaines. Elles explorent uneréalité complexe, qui associe, de manière inextricable, ce que nous opposonssous le registre de l'être et du devoir-être» (I. Prigogine).

Dans une conjoncture dans laquelle nous ne pouvons plus identifiercertitude et raison, ni probabilité et incohérence et dans une vision del'univers, où convergent notre expérience de l'existence et notre refus desmystiques, anciennes ou nouvelles, la réalité, sous toutes ses formes et entoute son équivoque, nous pousse à renoncer à l'illusion de «vivre» cemonde comme mémoire, nostalgique ou fanatique du passé, ou encore,comme réconciliation définitive et utopique de la vérité et de l'histoire,permettant d'échapper aux drames de la vie.

Les réalistes tâchent de vivre ce monde comme un univers impur, maisintelligible, et refusent l'idéal d'une action ou d'un savoir, qui échappe auxtourments du changement, dans lequel nous reconnaissons notre liberté dechoix et notre idée de rationalité.

Rationalité, responsabilité, morale.

Au cœur d'un monde parfaitement incohérent, les hommes d'État et lespolicy makers doivent définir à chaque fois les conduites, aléatoires etprobables, qui sont celles d'un milieu, où manœuvrent des acteurs rationnelset irrationnels.

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Ils doivent s'assigner un objectif de gouvernabilité et sontd'accorder au poids des principes la même importance de lal'opportunité, ou de la valeur intimidatrice de la menace.

Dès lors, la prescription de la prudence, comme recherche d'un ordrestable, bâti sur un équilibre toujours précaire, apparaît comme la seule règle,qui, sans résoudre les antinomies du monde, permet de trouver, en chaquesituation, les compromis les plus acceptables entre les aspirations morales del'humanité, les expédients juridiques des institutions et le recours ultime à laviolence.

Nous nous bornerons, en conclusion, à distinguer, dans toute analyse, lepluralisme moral des acteurs et l'indéterminisme de la conduite historique, de

l'unité juridique, formelle et apparente, de la communauté internationale, car,s'il est certain que ce sont les convictions qui rendent effective la cohésiond'un système, légal ou moral, c'est une attitude de prudence, qui demeure laplus acceptable ou la moins contestable, en situation d'affrontement.

La prescription de la prudence, interdisant d'aller jusqu'au bout de toutelogique partielle, du droit, de la force ou de la morale est à son tour,incapable de satisfaire pleinement les disciples de la puissance, ou lespartisans d'une vérité, d'un idéal ou d'une utopie.

Elle ne vise guère à refaire le monde, mais à vivre avec lui, sans le sauverou le guérir ab imisfundamentis.

tenus ainsilogique de

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XIX. «LES LIMITES DE L'EUROPE ». ANALYSEDES « LIMITES» GÉOPOLITIQUES ET

STRATÉGIQUES DE L'UNION EUROPÉENNE.EXAMEN DE LEURS RÉPERCUSSIONS

INSTITUTIONNELLES ET BUDGÉTAIRES

Les « limites» de l'Europe et du processus d'intégration en cours sontmultiples. Celles qui ont une implication directe ou indirecte sur la politiqueétrangère et de sécurité et sur les relations extérieures de l'Union européennesont de plusieurs ordres et peuvent regroupées autour différentescatégories d'objets.

En commençant par les plus significatives, nous prendrons enconsidération celles qui touchent:. it la stabilité e( it la sécurité internationale:. au système économique mondial:. it l'ordre «légal» international et aux diftërentes stratégies de paix. it la philosophie politique de l'Union et it la dialectique des antagonismes.

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XIX.l LES LIMITES « GÉOPOLITIQUES ~~ET« STRATÉGIQUES»

Appartiennent à première catégorie les grandes doctrines opératoiresque nous appelons «géopolitique» et «stratégie ». Elles définissent leschamps clés de l'action internationale des États et détenuinent la place de

l'Europe dans le monde, définissent l'identité et la personnalité du continentet, plus concrètement, sa géographie et son histoire.

Sont impliquées par ces «limites» les politiques de sécurité et dedéfense, les politiques d'élargissement et de voisinage et les «capacitésd'absorption» de l'Union qui en constituent le coronaire logique etindispensable.

affaires intérieures de l'Union, les stratégies énergétiques et lespolitiques de la science et de la technologie façonnent également desdomaines oÙ les capacités d'action de l'Union peuvent être améliorées etrendues cohérentes et crédibles. 11s'agit de ,<limites» importantes, car c'estautour d'elles que se fera ou ne se fera pas, à r avenir, l'Union politique ducontinent comme « Communauté de destin et de responsabilités >t.

Les domaines mentionnés marquent tous des insuftÏsances, soit deconception soit d'action, par rapport à une exigence fondamentale dusystème mondial: la <,gouvernabilité internationale ».

Elles soulignent la faible capacité de modelage de l'ordre, ]' absence dehiérardùe dans la subordination des domaines sectoriels ou partiels à unevision politique globale et intégrée de la scène mondiale.

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Le domaine où les « limites» de l'Europe sont les plus évidentes est celuide puissance politico-militaire et d'une diplomatie de coercition et deforce, agissant ou réagissant à des situations de désonnais multiformes.

Le refus européen d'int1uer en profondeur sur les conceptions dominantesdu système international, ou sur la distribution mondiale de la puissance, faitclasser le pouvoir de l'Union dans la catégorie du la situant endeçà de la politique de puissance de classique.

XIX.2 LA PESCIPESD ET LA STRATÉGIE DE PAIX DE L'UNION

EUROPÉENNE

La PESC/PESD ne peut échapper à cette logique et à ces « limites"

ouconditionnements de conception et d'orientations générales de rUE sur leplan international. En effet, la PESD n'est pas une fin politique, mais unmoyen la politique étrangère de l'Union dont concepts globauxdemeurent la stabilité et la sécurité. En tant qu'outil politico-stratégique detoute première importance, elle vise simultanènent la projection des l'orees àr extérieur et la protection des citoyens à l'intérieur et sa planification a pourobjectif d'accroître les options des décideurs en cas de crise.

Les deux politiques de la PESC et de la PESD s'insèrent d'autre part dansla complexité d'un échiquier international dont le degré d'imprévisibilité est

où les conflits binaires ont cessé d'exister et les instabilités politiqueset culturelles sont devenues systémiques.

Les «limites» de la PESC/PESD, induites jusqu'ici par la retenuestratégique de l'Europe dans l'emploi de la force, sont justitïées en termes« stratégie de paix» et de « sécurité collective ». Les dilemmes classiques dela philosophie du droit sur la « guene juste» et sur la « guerre injuste» sont

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invoqués pour traduire les doctrines d'emploi en légitimité interne etinternationale. Une limite conceptuelle évidente est l'absence d'un débateuropéen sur l'impératif d'agir en situation de danger grave et imminentdans le cadre d'une stratégie militaire préemptive. Il s'agit là d'un débat dela plus haute importance, aux implications multiples, géopolitiques,stratégiques, juridiques et morales.

Ainsi, entre les deux conceptions de l'ordre international, la coopérationet le multilatéralisme d'une part, ou la résolution forcée et l'unilatéralismed'autre part, l'Europe a choisi volontairement la première solution, prenantle parti philosophique de la recherche permanente du compromis, de ladépolitisation des enjeux et du cosmopolitisme moral.

XIX.3 SUR LA

EUROPÉENNE

« CULTURE STRATÉGIQUE» DE L'UNION

En amont des capacités et du dispositif d'action, l'environnement et laculture stratégiques jouent un rôle décisif. Et on peut commencer à définircet environnement par une série de questions.

Une culture stratégique européenne existe-t-elle ? Peut-elle naître d'unepratique opérationnelle intégrée, mais limitée et quels en sont les fondementset les contours? Les expériences nationales peuvent-elles nourrir un débutde convergences de visions du monde, de traditions et de modesopératoires? Comment l'Europe peut-elle percevoir les menaces communes,promouvoir ses valeurs et défendre ses intérêts eu égard à l'emploi de laforce dans la scène régionale et mondiale? Dans quelle mesure la proximitédes pratiques de défense des États membres peut-elle surmonter lesspécificités géopolitiques de chacun d'entre eux et les divergences despolitiques étrangères nationales? De quelle manière la coopération militaireinteralliée peut-elle contribuer à la naissance et à la reconnaissance d'uneculture de la force commune, venant d'héritages et d'appareils de défensenationaux?

Le développement d'un modèle de l'interdépendance et del'interopérabilité peut-il suffire aux niveaux les plus élevés, politique etstratégique, à identifier des buts spécifiques aux besoins de sécuritéeuropéens et à dissuader ou contraindre des adversaires, dans le domaine desrivalités et des antagonismes, potentiels ou réels?

Comment peut-on définir une situation d'hostilité, sans définir l'identitéde l'ennemi? La stratégie génétique ou des moyens est-elle un déterminismeou une résultante de cette culture européenne embryonnaire? La politiqueétrangère ou de sécurité comme synthèse dialectique des défis et des dangers

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actuels et futurs est-elle toujours le vecteur unifiant du verbe diplomatique etde ]' action militaire?

Et quelles sont pour terminer les antinonùes institutionnelles qui freinent,limitent, ou bloquent l'émergence européenne d'une culture de la force, sicapitale et si décisive sur le plan historique?

XIX.4 LA POLITIQUE D'ÉLARGISSEMENT ET DE VOISINAGE ET LES

« LIMITES» SECTORIELLES DES POLITIQUES DE L'UNION

Au sein d'un débat qui a pour objet tantôt les ditlicultés institutionnelles,tantôt les lacunes conceptuelles ou encore les enements du processusd'intégration, il est nécessaire de classer parmi les « limites» de J'Union, lapolitique d'élargissement et de voisinage et la ddinition des « frontièresextérieures» de J'UE.

L'éqnivoque fondamentale de l'Europe a été de considérer le processusd'élargissement ou d'adhésion à l'Union comme une sorte de politiqueétrangère, comme la seule politique étrangère pleinement praticable par uneUnion conçue en tant que «puissance civile» et puissance responsable.Celle-ci aurait dÙ garantir la stabilité aux pays de l'adhésion au cours dudouble processus de transition des régimes totalitaires antérieurs vers ladémocratie et vers l'économie de marché. En scellant l'unÜé historique ducontinent, la ,( carence >? de la politique d'élargissement a reposé sur lavolonté de changer la ,<nature?> politique de «l'autre» par l'expériencebrutale de la globalisation. Cependant, la véritable limite atteinte par leprocessus d'intégration est dans l'usw-e et dans l'affaiblissement du

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leadership (noyau dur ou groupe pionnier). Les « revers institutionnels» decette fonction primordiale pour l'élaboration d'une politique étrangère et desécurité commune se traduisent par le caractère intergouvememental de cettepolitique et par le « principe de l'unanimité ,>qui la régit. En effet l'adoptiondes «coopérations renforcées» consacre cette ditliculté d'avancer àplusieurs, avec un dénominateur institutionnel paralysant et consensuel. Leconcept consumériste «d'Europe à la carte» en exprime le paradoxegnostique. Plus en amont et plus en profondeur, l'approche sécuritaire del'Union est marquée par un vide théorique, la disparition de la notiond'ennemi, qui induit une dépolitisation des relations intemationales etgomme, dans lm monde dédramatisé, le porteur de la menace, de lapuissance de négation et de l'altérité existentielle.

Par ailleurs, il relève de l'évidence que l'on ne participe pas à ladialectique historique sans une taille démographique adéquate. Or, l'uneévidences de l'Europe est son vieillissement et son déclin démographique.

anémie existentielle freine le dynamisme social, lui interdisant lerenouvellement des générations et hypothéquant son présent et SUltout sonavenir. Ainsi, à la sonnette d'alarme institutionnelle et conceptuelle, il fautajouter la cloche du danger mortel qu'impose un redressement de la natalité,liée à la faiblesse de la croissance et à la stagnation économique.

XIX.S ÉVIDENCES ET BLOCAGES DU PROCESSUS D'INTÉGRATION

NOTES SUR LE DÉBAT EN COURS À PROPOS DU PROJET DE

TRAITÉ CONSTITUTIONNEL

En rétléchissant aujourd'hui à l'Europe et au projet politique de l'Unioneuropéenne, la première évidence pour un analyste désenchanté est l'absenced'une culture politique partagée, à la mesure enjeux européens etmondiaux.

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La deuxième évidence est que l'Union européenne, avec sesélargissements successifs, a évolué depuis 10 ans, beaucoup plus vite vers laformation d'un espace de stabilisation et de pacification interne, que vers laconstitution d'une véritable puissance, exprimée par le renforcement de sesinstitutions.

La dilution progressive de l'Union vers une Europe-espace quis'élargirait indéfiniment, incluant la Turquie, l'Ukraine, la Géorgie etd'autres pays issus de la dislocation de l'ancien Empire soviétique, pourraitengendrer une série de conséquences préjudiciables et parmi celles-ci:. l'abandon du projet fédéral de l'Union ou de l'unité politique du continent;

le déséquilibre entre centre et périphérie, autrement dit la substitution de laproblématique du renforcement institutionnel par celle de la

modernisation et de rattrapage de développement des nouveaux pays,aggravées par des questions non résolues de démocratie politique et des

droits des minorités...

.

D'autres conséquences préjudiciables apparaissant comme «limites» del'Europe actuelle ou pour le dire autrement:. en ce qui concerne l'aspect politique, comme redéfinition d'un projet

d'Union, encadré par une avant-garde d'États, décidés à aller plus loin dansles deux domaines essentiels, celui de la politique étrangère, de sécurité etde défense commune et celui de la coordination plus poussée des politiqueséconomiques et monétaires;. en ce qui concerne l'aspect économique et social, une politique de relancede l'emploi et de l'innovation, conformément aux objectifs fixés par lastratégie de Lisbonne;. en ce qui concerne l'aspect énergétique enfin, la définition d'une stratégiecommune à l'échelle communautaire.

Le risque de régression de l'Union vers une zone de libre échangeaméliorée, accompagnée par la prééminence de préoccupations sociales etéconomiques, induites, d'une part par les standards européens et de l'autrepar les poussées désagrégeantes de la mondialisation, fait ressortir l'exigenceinvoquée, à droite comme à gauche, de fixer les « limites» géographiques etpolitiques de l'Union.

Par ailleurs, la double emprise, de l'influence britarmique sur lespolitiques internes et de l'influence américaine sur les politiques extérieureset de sécurité, impose de trouver une solution à l'absence de leadership(avant-garde, noyau dur ou centre de gravité politique), dont la traductioninstitutionnelle est le renforcement des institutions. Le projet de traitéconstitutionnel a voulu reprendre l'expression de cette exigence de réformes.Mais le débat provoqué sur ce texte a été dévoyé de son but. Certains y ontvu une rédaction insuffisante, d'autres une rationalisation indispensable,d'autres encore un projet non nécessaire pour la constitutionnalisation de

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l'Europe, qui existerait déjà de facto. Il s'agirait, selon ce dernier courant depensée, d'éviter de remuer les mémoires nationales et les symboles d'uneidée constitutionnelle inappropriée. Ce débat n'est ni conclu ni enterré, maisil a été aiguisé par le « double rejet» référendaire français et hollandais.

En ce qui concerne le seuil critique atteint par le processus d'intégration,des réponses n'ont pas été apportées à une série de questions fondamentales.

Quel est le soutien réel au projet d'une Europe fédérale et donc d'uneEurope puissance politique auprès des élites, intellectuelles, administrativeset politiques aujourd'hui en Europe? Et quel est le soutien des opinions etdes sociétés?

Qui est prêt en Allemagne, en France, en Autriche, en Espagne ou auxPays-Bas à supporter des coûts d'une vraie fédéralisation des politiqueséconomiques et monétaires.

Où doit s'arrêter l'Union européenne, avec quelles frontières et avec quelprojet pour le monde?

Ainsi, une harmonisation entre la finalité politique de l'Union, latemporalité nécessaire à la mettre en œuvre et la modalité institutionnellepour la traduire en expression juridique et symbolique, est plus nécessaireque jamais.

Pour ce qui est du thème de la légitimité de l'Union vis-à-vis descitoyens, l'aile « libérale» des commentateurs politiques a relevé qu'on nepeut plus «cacher l'Europe» et que la longue période de l'éloignementtechnocratique est révolue. Ces analystes en ont conclu que tout systèmed'oppression, soit-il éclairé, reste un despotisme et que son nom le plus vraiest celui d'un despotisme technocratique puisqu'il n'a pas pour origine une« volonté générale ». Il s'agirait là d'une oppression réglementaire qui est lamaladie commune des démocraties représentatives modernes. Par ailleurs, lecaractère illisible de la constitution aurait été l'une des raisons de son rejet,auquel on a rajouté la non-simultanéité des referenda. Cette dernièreremarque argue que la non-simultanéité des scrutins aurait faussé la totalitéde la consultation, là où elle a lieu, par des effets d'entraînements pervers,travestissant en expression de la volonté démocratique des enjeux nationaux,étrangers en débat européen. Ainsi, si l'Europe a existé dans les débatsréférendaires, elle n'a été qu'un alibi, un otage et un témoin impuissant.L'impasse de fond et la véritable « limite» de l'Europe actuelle est qu'il n'ya plus en Europe un consensus sur ce qu'il faut faire et donc sur le « sens»et la nécessité d'agir en commun. La période de la modernisationeuropéenne, de la signature du Traité de Rome à la moitié des arméessoixante-dix a été marquée par la convergence des idéologies et par la tutellede la puissance publique allant dans le sens d'une modernisation contrôlée,de telle sorte qu'il pouvait y avoir une liaison inavouée entre dirigismesnationaux et coordination européenne et que depuis les années quatre-vingt,ce mécanisme s'est bloqué.

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À partir des almées quatre-vingt-dix, cette hybridation des volontés, desrhétoriques et pratiques a cohabiter dérégulation libérale et modèlesocial national. Aujourd'hui, cette convergence ayant disparu, il apparait fortproblématique de pomsuivre le processus d'adaptation et de modernisationappelé «Stratégie de Lisbonne >', puisque d'une part les objectifsapparaissent impossibles à tenir et de r autre, ils constituent matière decompétence nationale, la ComnÜssion em'opéenne n'y jouant qu'un rôled'incitation et d'accompagnement rhétorique.

XIX.6 LES «FRONTIÈRES EXTÉRIEURES» ET LES «CAPACITÉS

D'ABSORPTION» DE L'VE

Pour ce qui est du problème des « ti'Olltières extérieures ,) de l'Europe, cethème est sorti du domaine de l'abstraction et est devenu un sl~iet d'actualitéet d'interrogation institutionnelle, un thème de réflexion géopolitique etstTatégique, mais aussi de débat citoyen, à paltir de la décision du Conseil du17 décembre 2004 d'ouvrir les négociations d'adh6sion avec la Turquie.

La crainte d'avoir atlaire à une Union qui ne connaît plus de limites, ni à

l'Est ni au Sud-Est du continent, ni dans la région du Caucase du Sud et de lamer Noire, pour ne pas parler du Moyen-Orient et du Golfe, exige ladéfinition d'un cadre organisateur général des relations extérieures de rUE,sm un double plall, régional et mondial, et cela en raison de l'interconnexiondes défis et des dangers, étendus et multifonnes, et du repositionnell1ent

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géostratégique de l'Occident, l'Occident européen et l'Occident nord-américain, en Irak et en Afghanistan.

Ainsi, deux dimensions problématiques sont concernées, une, de natureinstitutionnelle et, l'autre, de nature sécuritaire.. La première est liée aux «capacités d'absorption » de l'Union européenne,

et concerne la représentation, le poids et l'équilibre institutionnel au sein duConseil des ministres de l'Union, mais aussi les capacités budgétaires et lespolitiques de solidarité et de cohésion.

La deuxième se réfère aux relations de proximité, les Balkans occidentauxen particulier, à des zones à très forte instabilité politique, à haut potentielde conflits, à un degré élevé de spiralisation de la violence, en raison del'interaction de problèmes non résolus, de haines ancestrales et de laprésence de ressources et de revendications territoriales, aiguisant les criseslatentes ou gelées.

Il faut y ajouter, au Proche-Orient, en Asie Mineure, en Asie du Sud-Estet en Extrême-Orient, les problèmes liés à la prolifération des armes dedestruction massive et la porte ouverte sur un « clash de civilisations » entrel'Islam et l'Occident, avec, sur toile de fond, dans le Golfe et en Afrique duNord, l'écart persistant entre la modernité occidentale et l'emprise derégimes autocratiques, incapables de se réformer.

Au niveau du système international, la gestion des relations extérieures etles retournements stratégiques des situations, voire le cas de l'Iran, imposentà l'DE d'avoir une personnalité politique forte, une structure de décisionefficace et une définition des « frontières sûres », qui ne demeurent plus unesource d'équivoques, ni de perceptions erronées. Ceci exige une visionréaliste du monde, car la coexistence de la paix et de la guerre est toujoursd'actualité, la dialectique des antagonismes toujours à l' œuvre et laconscience de l'hétérogénéité du monde est toujours là pour prouver que lesindividus et les peuples n'obéissent pas aux mêmes conceptions du juste etde l'injuste, de la démocratie et de la liberté et que la diversité des régimespolitiques et des corps sociaux engendre différents types d'inégalités,d'inimitiés et de conflits. Par ailleurs, l'hétérogénéité des cultures rajoute àce tableau une exigence de détermination et de prudence, face à descomportements qui demeurent sourds à la raison, extrêmes dans les idées etradicaux dans l'action.18

.

18 La« capacité d'absorption »de l'Union.

Le traité de Copenhague a fixé parmi les critères d'adhésion de nouveaux pays la«capacité d'absorption de rUE ». Depuis Copenhague, la prise en considération de ce critère,qui touche tout autant aux aspects institutionnels et politiques (pondération des voix etcapacité de décision) qu'aux aspects géopolitiques et budgétaires, a été oubliée.

Or, dans la «pause de réflexion» constitutionnelle menée sous la présidenceautrichienne de l'Union, le Parlement européen a pris l'initiative d'une remise en question descritères adoptés jusqu'ici, en matière de candidatures à l'adhésion, dans une résolution

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Page 383: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIX.7 UN CHANGEMENT DE

L'EURASIE. SUR LES

CIVILISATIONNELLES. UN

MONDIAL

PARADIGME: DE L'EuROPE À

« LIMITES» RÉGIONALES ET

SEUL ÉCHIQUIER, L'ÉCHIQUIER

Parmi les «linÜtes» qui se dressent en Europe à la conception d'unepolitique étnmgère commune, la plus importante est le changement deparadigme intervenu depuis la fin de bipolarité. En effet, la matrice

le 16 man; 2008 à une large majorité. 397 voix contre 95. Le PE a demandé à laCommission européenne de donner une définition claire de ce critère-clé et a exigé d' en

et J'étendue, Cette résolution implique dès lors une réorientation évidente et

. des perspectives des élargissements. de la nature et de l'identité de l'Union, y compris dans ses ,<limites"géographiques;

. de J'ouverture d'une nouvelle issue pour les « pays vivant dans

de l'adhésion ». celle d'un cadre multilatéral de relations,

La prise en considération d'autres options pour les pourparlers entre l'UE et les paystiers permettrait de surmonter les impasses et les blocages éventuels inhérents à la définitiond'une perspective d'aboutissement un.Îque.

Par ailleurs et dans le souci de respecter les « engagements déjà pris" par rUE, enparticulier avec la Turquie, il importe de souligner que l'ouverture de négociations avec cepays a été prise sur la base d'un plincipe. celui d'un "processus ouvert» dont l'issue ne peutètre garantie à l'avance.

En réponse à 1a demande du parlement. la commission devra fournir uneformulation cohérente et concrète du quatlième critère de Copenhague concernant la capacitéd'absorption de l'Union par l'explicitation politique, qualitative et quantitative de sesimplications, Le document de la commission est d'aut<uJt plus nécessaire au plan géopolitiqueet des frontières. puisque sans un rapport au sol et à la définition de l'espace. il ne pourrait yavoir de stratégie ni de culture de défense européenne, En effet, le rapport à estconstitutif de l'imaginaire, identitaire, politique, stratégique et culturel et des grands équilibresentre la terre et la mel: Les rationalités civiles doivent ètre intégrées de plus près auximpératifs de la realpolitik.

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fondamentale des raisonnements géopolitiques et stratégiques est devenuel'Eurasie, qui sera le paradigme géopolitique et conceptuel dominant au

XXI" siècle. Le monde a changé de centralité et donc d'horizon historique.Ce n'est plus l'Europe seulement le sujet sur lequel nous devons réfléchir,mais le continent eurasien. Cela implique un changement de perspectives,d'alliances et de parentés civilisationnelles.

C'est pourquoi cette nouvelle «limite» doit être surmontée par larecherche d'une plus grande intégration politique et par le choix, qui seradécisif pour l'avenir de l'Europe et du monde, entre «unipolarisme élargi»ou « multipolarité ». En effet, il faudra raisonner dès à présent à partir d'unnouveau centre de gravité du monde et d'un seul et grand échiquier,l'échiquier mondial.

Les implications de ce changement d'horizons, en termes de politiqueextérieure et de sécurité de l'UE, sont énormes et bouleversantes. En effet,cela implique la participation directe de l'UE à la gouvernabilité du systèmeinternational. En conséquence, les trois espaces européens, nordique, centralet méditerranéen, doivent s'intégrer, par le biais de l'axe baltique, à la merNoire et, plus au sud, au Proche-Orient et au golfe Persique. Dans le Caucasedu Sud et dans la grande mer Noire, une série de «partenariats privilégiés etactifs» avec l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie devraient définir lanouvelle «feuille de route» européenne, aidant, d'une part, à la créationd'une « aire de stabilisation» (incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan et demainl'Iran) et, de l'autre, à une réorientation démocratique de la Communauté desÉtats indépendants. Cette « aire de stabilisation» projetterait l'influence del'UE en Asie centrale, en faisant de celle-ci un acteur géostratégique majeurdans la zone de ressources énergétiques qui va du Caucase au golfe Persique.Cependant, ces « partenariats privilégiés» précisent les contours de relationsd'amitié avec l'Union, mais confirment en même temps l'exigence de définirdes relations d'extériorité territoriale, autrement dit des frontières.

Autant de défis, mais aussi de dangers, car les lieux et les enjeux majeursdes conflits à venir se déplacent du centre de l'Europe vers les borduresméridionales de l'océan Indien et de l'Asie extrême-orientale. L'unificationdu continent européen, jadis pensée comme réconciliation régionale, est-ellecapable de stabiliser à long terme les relations de l'Europe et de la Russie,d'éradiquer le terrorisme international et de domestiquer les antagonismes etles rivalités entre les puissances majeures de la planète? Dans l'hémisphèrenord du continent européen, deux États-tampons séparent désormais l'UE dela Russie, l'Ukraine et la Biélorussie. Ils représentent une «limite»sécuritaire évidente dans la logique des élargissements de l'VE, mais pas unefrontière et ils demeurent par conséquent une zone recouverte par desrapports de voisinage. Cependant, une frontière a existé et existe encoreentre le monde germanique et le monde slave d'Occident. Elle est dix foisséculaire et son tracé est défini par une longue ligne de partage confessionnel

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représenté par les coupoles des églises romanes ou gotlÜques qui deviennentprogressivement orthodoxes ou orientales le long verticalecontinentale qui va de la Baltique à la Méditerranée.

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XIX.S L'EuROPE, LA RUSSIE ET LES FRONTIÈRES SPIRITUELLES

Ainsi, une double séparation, spiritueIJe et principieJle, existe encoreentre rUE et l'expélience russe postsoviétique. C'est tme «lignepartage» qui est inscrite dans les consciences, dans le droit, dans lapolitique, dans les couleurs des révolutions et dans les régimes en couleurs.Le problème du voisinage immédiat est de savoir si celui-ci représente unrapprochement politique ou bien un voisinage disputé et si l'objet de ladispute est celui d'une chasse gardée du nationalisme slave ressurgissant,proche de la culture russe et sous l'influence politique d'un panslavisme deretour. Dès lors, comment l'Europe peut-elle renforcer son engagementmilitant en de la démocratie et aux confins de la Russie postimpérialepartagée entre les «nationalistes" et les eurasianistes et les derzhavniki(étatistes) et oÙ se situent aujourd'hui les « frontières >,ultimes de J'Europe?Dans le domaine de la géographie ou dans celui de la tradition et de l'esprit?

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Page 387: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIX.9 L'EuROPE ET LA MONDIALISATION. LES LIMITES DE LA

STRATÉGIE EUROPÉENNE DE SÉCURITÉ. UNE SEULE RÉALITÉ,

LA COMPÉTITION VIOLENTE

Dans le contexte d'une interdépendance accme entre toutes les régions dumonde et d'une mondialisation poussée des échanges de plus en plus ouve11set de moins en moins régulés, il faudra subordonner les questionséconomiques aux finalités politiques des Dans ce même contexte,les questions stratégiques et militaires représentent des défis spécifiques. Eneffet, elles sont liées à la paix et à la sécurité internationale, aujourd'huiglobales et mondiales, et apparaissent universellement comme prioritaires.

Ainsi, une réflexion stratégique sur la politique de sécurité de l'Europes'impose pour en déceler les limites et pour essayer de les sm-monter. aumoins en théorie.

La menace systémique fondamentale contre la sécurité du monde etcontre la stabilité internationale exige une identitication et un recensementde ses formes et donc une hiérarchisation de leur importance.

La sécurité de l'Europe dépend tout autant de l'ensemble des niveaux derisque que du choix de ses amitiés ou de ses inimitiés. Ainsi. elle se doit dese doter des instmments et des mécanismes d'action pour chaque catégoriede vulnérabilité et de danger extérieur et pour la coordination globale dechaque type de riposte.

Elle dépend également des conceptions du système international, de sesacteurs majeurs et des options, de la puissance hégémonique. L'Europe

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dépendra en particulier du concept de «guerre longue », développé par lePentagone en réponse à la menace tenoriste, et de la coalitionvolontaires qui la mènera, mais aussi de sa durée et de la magnitude de cetteguerre longue qui sera la marque, selon certains, du XXI" siècle.

XIX.l0 LA SÉCURITÉ ÉNERGÉTIQUE EN QUESTION

En quoi la définition des frontières influence-t-elIe la sécuritéénergétique?

En termes de stratégie énergétique, le différend gazier msso-ukrainien ennovembre 2005 avec la coupure de gaz a joué un rôle de révélateur. Il arévélé d'une pmi Iïmportance des enjeux liés à la production et à ladisttibution mondiale de J'énergie et il a mis en évidence d'autre part ladangerosité d'une situation où le contrôle énergétique devient un facteurdéterminant des équilibres mondiaux du XX" siècle. une arme de dissuasionet de destruction économique massive.

Ce différend a souligné la gravité de toute situation porteuse de risquespour la paix, pour J'indépendance politique d'llll pays pour la libertéchoix des ayant à se détenniner entre démocratie èt alkgeanceétrangère.

Le conflit gazier russo-ukrainien apporte ainsi un avant-goût des conflitsd'avenir. Les tensions et les conflits ouverts liés à une croissance mondialede la demande d'énergie en feront un phénomène planétaire. Compte tenu dufait que le commerce des hydrocarbures se réalisera de plus en plus à une

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échelle globale, il n'est guère réalisable de penser un monde où les questionspolitiques se lieraient inextricablement au commerce et au transportinternational de l'énergie.

En effet, l'énergie sous toutes ses formes (gazière, pétrolière, nucléaire)est devenue un outil de politique étrangère et dicte de plus en plus sesconditionnements à une « diplomatie des ressources» et desapprovisionnements sécurisés, qui est mondialement ramifiée. Cetteramification, extrêmement sensible, est constituée par un réseau de pipelinesen Eurasie et dans les deux Amériques et par les voies maritimes en borduredes Océans empruntées par les tankers et les méthaniers.

Suivre une approche purement économique en matière d'énergie,focalisée sur l'ouverture du marché de l'électricité et du gaz, et ne pas y voirun enjeu géostratégique capital et à traiter comme tel est pour l'UE unegrave démission de responsabilité. Ainsi, dans un monde qui est entré dansune ère d'insécurité, caractérisée par la flambée des cours de l'or noir, par lepremier conflit gazier en Europe entre la Russie et l'Ukraine, et par lesperspectives d'un protocole de Kyoto 2 sur la réduction des émissions de gazà effet de serre (Co), la résolution du problème de l'énergie de substitutionpar le nucléaire civil, devient la grande affaire du XXI" siècle.

Au plan du système international, la nouvelle géopolitique des ressourcesplace en position de force les pays producteurs et en position de faiblesse lespays consommateurs, contraints à une « diplomatie de l'approvisionnementsécuritaire » particulièrement délicate. Il s'agit d'une diplomatie qui obligetout à la fois à une diversification des ressources, à une politique d'alliancespour le transit des gazoducs et à une stratégie de contrôle des routesmaritimes pour le pétrole.

Le contrôle des détroits et des points névralgiques des voies maritimes,vulnérables aux attaques terroristes, demeurera dans les décennies à venir unenjeu géostratégique majeur des Américains, des Chinois et, dans unemoindre mesure, des Européens. Il en découle que l'internationalisation descrises et des conflits à venir est une menace lourde, qui relance les politiquesdestinées à renforcer la sécurité énergétique des nations et qui aura desconséquences importantes sur la géopolitique et la stratégie navaleeuropéenne.

Ainsi, l'indépendance, ou la moindre dépendance, en matière d'énergie,devient un facteur déterminant de la stabilité internationale. Elle constitue unrappel de l'exigence de relancer une stratégie européenne sécurisée del'énergie, aujourd'hui inexistante, liée à une définition claire des frontièresextérieures.

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Page 390: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIX.11 LE CADRE MULTILATÉRAL DE L'ACTION

INTERNATIONALE DE L'UNION ET lES PARTENARIATS DE L'UE

DANS LE MONDE

L'Europe contribue beaucoup moins que les États-Unis à l'organisationde l'ordre mondial et à la promotion de l'intégration régionale, hormis lazone méditerranéenne. En effet. l'utilisation coercitive de la puissancemilitaire est envisagée par l'UE exclusivement dans lill cadre multilatéral etsur la base d'un mandat explicite du Conseil de sécurité des Nations unies.s'inscrivant dans les procédures de la «sécurité collective» définies parl'article VII de la Charte des Nations un ies.

La légalité et la légitinÜté de l'emploi de la sont détïnies sur la basedu pmienariat de rUE avec les Nations unies pour la prévention des conflits,définition qui viendra du cœur même de l'imperfection essentielle du droitinternational et de l'hétérogénéité institutionnalisée du système planétaire.qui est source de décisions imprévisibles et de légitil1Ütés provisoires. Cepartenariat est différent. dans son contenu, des t'onnes de pm-tenm-iats quilient l'Union européenne à d'autres grandes puissances, cm' ces relations ontdes objectifs différents. Elles prônent la sécurité collective dans la quasi-totalité des cas en s'inspirant de la <~gouvemabilité » régionale du systèmeinternational.. Le partenariat avec J'OTAN a eu pour but de garantir la défense de

l'Atlantique Nord vis-à-vis des menaces portées contre les intérêts desécurité des pays membres. L'OTAN, conçue à J'origine comme alliancemilitaire défensive pour assurer la sécurité collective en Europe porteencore l'empreinte de la bipolarité, Il s'agit d'une Alliance à deuxeuropéen et ,1tlantique, dotée d'un système de décision consensuel etmultilatéral et d'une diplomatie coercitive.

Plus large et plus mticulé est le partenariat euro-atlantique dont l'objet estdouble. Il repose, d'une part, sur la maîtrise de la paix et sur ]a« gouvernance du système mondial assurées par les institutions deBretton Woods (BM. FMI. OMC, OECDE, et, d'autre pm't. sur lamaîtrise de la sécurité et la gouvernabilité politique, diplomatique etmilitaire assurée par l'Occident.

.

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. La troisième forme de partenariat est le forum paneuropéen de sécurité,rOSCE. Il est pourvu d'une diplomatie préventive et est axé sur la défensedes valeurs politiques de la démocratie et des Droits de l'homme. Cetteinstitution de dialogue politique, née dans les années a eu pour butd'établir des points d'ancrage entre l'Est et l'Ouest emopéens, caractérisésjadis par deux systèmes sociopolitiques antinomiques et hostiles. L',jbsence

de coordination entre l'OSCE et le partenariat euro méditerranéen n'apermis l'émergence d'une stratégie continentale européenne nila prise en considération d'un cercle stratégique large incluant la dimension

"Nord/Sud-Est" avec le "pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la

grande mer Noire ».

Dans le but de promouvoir la sécurité collective, l'Union européenne atissé un ensemble de partemuiats multilatéraux dans le monde. Or, lamultiplicité de ces accords comporte des limites et ces limites sontreprésentées par la prépondérance de la culture du partnership sur la culturedu leadership et l'absence évidente d'une vision systémique. Par ailleurs, ceslimites sont évidentes dans l'élaboration intégrée d'une politique de sécuritéglobale dans la partie occidentale de l'Eurasie, allant de la Baltique à la merCaspienne et de Gibraltar à l'Asie centrale, et en passant par la Méditerranéeet la grande mer Noire. Ces partenariats ne sont pas pensés comme lesarticulations d'lm cadre global, mais comme des pièces juxtaposées etdépourvues d'une idée directrice forte, celle de la grande politique. il ymanque en outre le souffle unilatéraliste nécessaire à l'exercice del'indispensable fonction du leadership.

XIX.12 LES FAIBLESSES DU

INSTITUTIONNALISÉ ET L'ABSENCE

L'ENNEMI

MULTILATÉRALISME

DE LA FIGURE DE

coopération européenne est-elle pertinente pour définir une politiqueétrangère. de défense et de sécurité commune dans le monde? Le système

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d'ouverture intrusive et mutuelle des pays membres de l'Union entre eux est-ilIa recette-clé de la paix et de la stabilité globale et peut-il s'appliquer à laSyrie, à l'Iran ou à la Corée du Nord? Ce système remplace-t-illa politiquede l'équilibre des forces et de la balance of power qui a caractérisé lessystèmes internationaux du passé?

Compte tenu du caractère indivisible de la sécurité globale, un concept desécurité à caractère régional ne peut définir des critères de suffisance enmatière de capacités militaires de l'Union. De surcroît, un concept desécurité, adéquat à la résolution des problèmes du XX le siècle, ne peut être

dégagé d'une conception harmonieuse des relations internationales ni d'uneorganisation mondiale de la coopération qui gomme les antagonismes, leshostilités et les conflits.

La définition d'un multilatéralisme institutionnalisé, fondé sur des règlespréétablies est par ailleurs en contradiction avec la réalité de la politiqueinternationale comme compétition permanente. Elle est le contraire de lastratégie comme indétermination d'une conduite aventureuse de typezweckrational à mener contre des adversaires, dont les valeurs sontirréductibles aux mêmes principes de raison, de proportionnalité et de calculpoli tico-straté gique.

Il faut ajouter que la doctrine de la « gouvernance » comme politique decoopération volontaire, destinée à accroître la légitimité des acteurs quiacceptent les principes de la responsabilité et de la solidarité internationale,n'est pas la riposte adéquate au désordre de la société internationale, unesociété sui generis, qui demeure le théâtre de stratégies asymétriques et deconflits de haute intensité.

Les causes profondes de l'instabilité et de l'insécurité sont, par leurnature, multiformes et exigent des instruments polyvalents pour être traitéesopportunément. Nous serions sortis définitivement de l'histoire, par essencetragique, si nous pouvions imaginer des solutions prises en dehors de lalogique parétienne de maximisation de «l'intérêt national» (qui est uneréalité difficilement saisissable) pour soigner le monde et pour bannir laviolence armée, sous sa forme organisée ou irrégulière.

La défense de l'intégrité territoriale en Europe, qui se traduisait autrefoisen engagements de réponse mutuels et en alliances traditionnelles, doitdéfinir désormais une distinction appropriée, à l'échelle continentale, entredes formes des «coopérations renforcées» et des mesures de police et decontrôle aux frontières (Schengen, Eurojust, Europol).

L'assainissement de l'environnement immédiat de l'Union a été conçupar l'Union comme l'établissement de relations préférentielles avec les paysdu voisinage, axées sur un juste équilibre entre des rapports bilatéraux etmultilatéraux. L'objectif du rapprochement de ces pays ou de ces ensemblesà l'UE, justifié par le principe de la non-adhésion et de la non-intégration, acomporté la création d'une série extrêmement variée de relations de

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coopération, culturelles, scientifiques, financières, économiques,commerciales et tarifaires, et plus globalement civiles, sans exclureaccords d'assistance politieo-militaires.

En ligne générale, la dépolitisation des relations extérieures a été le filconducteur de l'Union dans le but de poursuivre un ordre de pacificationprogressif dans le monde, s'appuyant sur un processus d'homogénéisationinduit par la logique d'intégration menée jusqu'ici au nom de l'intérêtpartagé.

XIX.13 LES LIMITES DU PROCESSUS D'INTÉGRATION ET LA

LOGIQUE DES« INTÉRÊTS PARTAGÉS»

La crise que traverse aujourd'hui l'Europe incite à revenir sur les« limites ,>du processus d'intégration et sur les présupposés « théoriques »qui en sont à l'origine.

Ce bref retour en arrière, ou, pour être plus précis, en amont de l'histoirede l'unification du continent explique ainsi la fragilité de la constructionellropéenne.

Par ailleurs, il aide à mieux comprendre lill paradoxe, le réveil de lapolitique et l'impact des «opinions» nationales dans l'espace publiceuropéen à l'occasion du « non » référendaire français et hollandais.

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Le premier de ces présupposés repose sur la notion « d'intérêt partagé »,le deuxième sur le refoulement de la finalité politique de l'action collective.

Dans le premier cas, la notion d'intérêt partagé demeure l'élémentunificateur de la coopération internationale et, comme telle, du processusd'intégration européenne.

Compte tenu de la nature des débats qui ont un lieu tout au long de lacampagne française, c'est intérêt n'a été ni compris, ni partagé et il est deplus en plus contesté à l'intérieur des pays membres, soit par les adversairesde l'Union soit par une partie de la classe politique.

Le deuxième présupposé est constitué par le refoulement de la finalitépolitique du processus d'intégration et repose sur le constat que ce type deprocessus, par sa nature, ne laisse aucun espace au principe du choixpolitique et à la compréhension du but de l'action collective.

En effet la dynamique de l'intégration, fondée sur l'extension progressivede nouvelles fonctions à des champs d'activité diversifiés, par une sorted'effet de rechute (<< spill over effect») ne mobilise pas les sentimentsd'appartenance et ne suscite guère l'émergence d'enjeux symboliques, ni lamanifestation de « l'intérêt général» des citoyens.

Le processus d'intégration substitue en somme aux déterminismestraditionnels de l'intérêt national et de sécurité, ceux de la paix et du bien-être. Par conséquent, l'intégration régionale apparaît comme une premièreétape dans une vision des relations internationales apaisées et remodelées parl'harmonie des intérêts. Cette intégration obéit, d'autre part, dans lesintentions de la théorie, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité, plusqu'à celui d'une stratégie ou d'une vision volontariste de l'histoire. Il endécoule la perte de l'identité et du sens, fondée sur la centralité de la grandepolitique et sur les aléas de la vie internationale. Par ailleurs, la conceptionstructurante des intérêts partagés s'appuyait à l'origine sur une vision quiaffichait la volonté de transformer les objectifs de la politique de puissance,en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes de poursuivredes buts de coopération dans les secteurs qui étaient aussitôt exclus dudomaine du débat public et qui étaient confiés à des autorités administrativesou techniques. Cette carence explique ce qu'on appelle le «déficitdémocratique ».

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale et selon certains courants depensée, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de labalance of power, de la logique contradictoire des intérêts nationauxconcurrents, de l'utilisation de la violence, de la peur et de l'animositéréciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de l'harmonie des intérêts,au lieu et à la place de leurs oppositions.

Cet abandon, des contrastes et des équilibres fortement dramatisés par lesconflits entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, a montré sa

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limite lors de récents sommets des chefs d'État et de gouvernement, qui ontéchoué sur des divergences de fond, les perspectives financières de l'UE parexemple. L'apparente irréversibilité du processus d'intégration ainsi que sonautomatisme, permettait, dans l'illusion fonctionnaliste, de passer avecgradualité à une intégration politique. Or, cette illusion n'a pas seulementexclu la volonté générale de l'espace public, mais la politique elle-même.

En effet, celles-ci sont restées du ressort des États.

Il en découle que les problèmes de la participation et de la légitimité ne selimitent pas aux aspects constitutionnels et au partage des pouvoirs entre lesinstitutions et ils ne s'épuisent guère dans leur réforme. Ils supposentl'ouverture d'un chantier qui a été baptisé Plan «D », (débat, démocratie,dialogue) et qui portera sur les relations entre le rôle respectif des acteursnationaux et des institutions européennes, la loyauté et l'allégeance descitoyens, la fonction de la démocratie et ses limites, les attentes etmotivations de la société civile, le problème essentiel de la volonté et de ladécision nationales, en matière de politique extérieure, de sécurité et dedéfense.

Il s'ajoute à ces différentes composantes celle qui repose sur la stabiliténécessaire à l'exercice du pouvoir institutionnalisé et donc à un consensuslarge, qui fait aujourd'hui défaut, suite à l'expansion de l'interventionnismegénéralisé, des États d'abord et de l'UE ensuite.

Faut-il ajouter que la matrice théorique de tout processus d'intégrationpolitique implique un double partage, le partage des intérêts exclusifs et lepartage de la souveraineté. Il s'agit là d'une opinion désormais acquise auplan doctrinal, mais difficile à atteindre dans les périodes courtes del'expérience historique. Ces transitions dans le remodelage des espacespublics ont marqué jadis le passage de la lutte à mort originelle entre lesjoueurs, à la «paix de droit» ou de « satisfaction », et postulent en amontune conversion de la volonté de puissance en un pacte fédérateur, visant àinterdire les hostilités et à prévenir l'éclatement de l'ensemble.

Ainsi, entre la société hobbesienne et l'empire universel nous identifionsun espace civilisé et apaisé que nous pouvons définir «fédération », uneétape intermédiaire entre la loi de nature et le règne de la loi, un espacepropice à toute sorte de nouveauté institutionnelle et politique.

Cependant, l'histoire n'attend pas et la «pause» de réflexion instauréepar les responsables de l'Union, quant au débat institutionnel, légitime uneinterrogation de fond sur le projet européen et sur son inspiration initiale.

Le « sens» de la construction européenne qui est de proposer une échelled'action pertinente entre le national et le mondial, ne doit pas nous faireoublier la montée en puissance de l'Asie, ni le face à face des USA et de laChine, ni les changements intervenus dans la géopolitique européenne.

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En Europe, la périphérie du continent, l'Espagne, la Grande-Bretagne, lespays nordiques et les pays de l'élargissement se montrent actifs etperformants et ne se sentent plus marginalisés sur le plan des propositions etdes décisions tandis que le vieux cœur politique du continent a perdu de sacentralité. Ce qui redevient central en revanche, dans les préoccupations desanalystes, est la contemporanéité des conflits postmodernes (reconnaissancemutuelle, tolérance constitutionnelle et acceptation des différences) etmodernes (conflits de redistribution, d'identités et de valeurs).

Peut-on se demander à ce stade si la politisation croissante de ces conflitsresserre le noyau institutionnel ou n'affecte pas, en revanche son unité?

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XX, LES« LIMITES» SPIRITUELLES ET LES

GRANDES ÉTAPES DE LA SÉCULARISATION DUPOLITIQUE

XX.l LES GRANDES ÉTAPES DE LA SÉCULARISATION DU POLITIQUE

ET DE LA DÉPOLITISATION DE LA PENSÉE EUROPÉENNE

Nous constatons aujourd'hui l'existence d'un écaTt et donc d'une« limite » entre les objectifs poursuivis et les résultats obtenus. Or, cet écartest d'abord philosophique et ne date pas d'anjourd'hui. Avec le recul de cinqsiècles, il nous semble indispensable de parcourir r évolution philosophiquede cet écart qui a marqué le parcours de la dépolitisation du politique et qui aexisté jadis comme frontière entre l'ordre de l'esprit et du sacré, d'une part,et l'ordre du siècle et l'économisation de la vie sociale, d'autre pmi. Dansl'effort de concilier la dualité insurmontable de la théorie juridique de l'Étatet de la compréhension scientifique de la politique, Carl Schmitt dans despages bien connues, disait déjà dans les almées trente: «Nous vivons, enEurope centrale sous l' œil des Russes. Depuis un leur observationpsychologique analyse nos grands principes et nos grandes institutions. Leurvitalité est suffisamment grande pour pouvoir s'emparer, comme des annes,de nos connaissances et de nos techniques. Leur force, face à l'orthodoxie dubien et du mal, est bouleversante. Ils ont réalisé cette fusion entre lesocialisme et le slavisme que Donoso Cortes avait prophétisé en 1848comme l'évènement décisif du siècle suivant !T.

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XX.2 SUR LA CONNAiSSANCE DU PRÉSENT

Or, ajoute-t-il «on ne peut rien dire de signifiant sur la relation entreculture et histoire sans être conscients de notre propre situation culturelle ethistorique.» «Ainsi, de Hegel à Croce on nous a enseigné que touteconnaissance histOlique est une connaissance du présent. » Avec le recul de70 ans et en faisant nôtre l'analogie proposée, nous pouvons dire que toutesles caractéristiques de notre temps nous indiquent que nous vivons unepériode d'épuisement. L'Europe est devenue une ptùssance qui rechercheune seule légitimité, œUe du statu quo.

Or, tous les grands changements et toutes les grandes révolutions ouencore toutes les grandes réformes proviennent d'un <i principe ascétique »,d'un principe de «pauvreté volontaire », le refus de la sécurité garantie parle statu quo.

Dans le monde d'al~iourd'hui les États-Unis et la Chine et confusémentcertains États musulmans se proclament puissances révisionnistes etpuissance de changement. En effet, les États-Unis paT le revival religieux etla Chine par l'usage de la modemisation, et certains États musulmans, sousla contestation radicale de l'islamisme, renforcent la structure étatique et lanotion d'autorité et de pouvoir vertical. Dans même temps, l'Europethéorise les principes de la su bsidiatité, les structures institutionneUes enréseau et le pouvoir en network.

Un antipolitisme fond, découlant d'une hybride de lasécularisation de la foi, du néo-fonctionnalisme ambiant, de la neutralisationet laïcisation des consciences, remporte désormais sur rengagementpolitique et la foi combattante.

Or, toute époque est sous le regat'd méprisant de l'acteur international leplus radical. Son objet d'observation demeure aujourd'hui encore l'Europe,ce pilier de l'Occident qui a le chemin de son engagement politique

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dans le monde qui l'a amené de la realpolitik au néo-kantisme. L'Europemène à son bout un processus débuté il y a cinq siècles, processus desécularisation de la politique.

Dans les cinq derniers siècles, l'Europe a connu quatre ou cinq phasesdifférentes de son évolution. Elle a été organisée par ses élites autour dequatre grands regroupements de principes ou de centres de référencesspirituels, avant d'en venir à l'époque actuelle, une époque d'agnosticisme etdïnditlérence, caractérisée, selon l'expression de Ortega y Gasset par« l'âme servile et docile ».

À ce qui se passe sur la scène mondiale des croyances oùtoute reconnaissance authentique de la religion apparaît comme un retour àun principe premier, la désacralisation absolue de l'Europe et de l'espriteuropéen a progressé dans la vie publique comme dépolitisation. Cetteneutralisation de l'existence est vécue par les masses comme une phase decessation de la guerre et comme l'affirmation définitive de la «paixuniverselle », ou comme « la fin de l'histoire» selon \' expression captivantede Francis Fukuyama.

Cependant, la loi secrète et improférable du vocabulaire de l'histoire nousdit que la <,guerre la plus teITible peut être conduite au nom de la paix,l'oppression plus tenible au nom de la liberté et de la déshumanisation plusabjecte seulement au nom de l' humanité» (CSchmitt-1929).

XX.3 LUMIÈRES ET ANTI-LuMIÈRES. Aux

PHILOSOPHIQUES D'UNE « AUTRE MODERNITÉ»

RACINES

La tradition des Lumières, définies par le culte de la raison, l'affinnationde l'universalisme et l'autonomie de l'individu, s'incarnant politiquementdans la civilisation qui porta la révolution des droits de l'homme, n'apparaît

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plus comme la source unique de la modernité occidentale. Une «autremodernité », se définit par opposition aux Lumières, par un corpus dedoctrines anticosmopolitiques, nourrissant une culture dans laquelle lescertitudes de la raison sont désormais combattues par les vieuxenchantements de la religion et de la foi.

Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorceentre la foi et la raison qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale del'islam, activée par une hostilité principielle à l'Occident, et, de l'autre, par lerelativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité.Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'hommeet de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, MontesquieuRousseau et Kant, la rupture du rationalisme avec la pensée de la tradition,s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalementles idées reçues et l'ordre établi.

Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIIIe, l'opposition auxLumières se fit cependant au nom de l'affirmation d'une « autre modernité »,qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797 - historien anglo-irlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803 - pasteur et patrioteallemand).

Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance descommunautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de laGesellschaft, seules matrices culturelles de l '« essence» spirituelled'individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujourssingulière.

Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral s'opposantau déracinement de l'abstraction, de la raison pure et du culte des idées,faites pour être aimées par elles-mêmes dans le seul but de réinventer lemonde.

Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, une pensée« sans pères ni ascendants », le jacobinisme engendrera les doctrines duchangement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l'utopiemarxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but deréaliser une société unifiée et homogène, sans divisions et sans conflits.

Or, puisque les Lumières marquèrent une rupture avec la théologiechrétienne, les idées de raison pure et le système des droits de l'homme, quiconstituèrent le fondement du libéralisme politique et de la démocratiereprésentative, apparurent plus exportables à d'autres contextes culturels,généralisables à d'autres traditions et à d'autres histoires sociales etpolitiques.

Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la même légitimité quela démocratie représentative moderne, le relativisme historique ne devient-il

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pas la doctrine philosophique plus pertinente ponr comprendre le mondecontemporain, son pluralisme et sa compJexit6 ?

Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source delégitimité est une fiction, la

" volonté générale », peut-elle constituer encorele dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre depouvoir propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style

d'tme collectivité ainsi que son histoire?

XX.4 SUR LES « LIMITES

D'AUJOURD'HUI

SPIRITUELLES» DE L'EuROPE

Pour mieux en venir anx « limites» de l'Europe actuelle et à l'utopie dela réconciliation et de l'harmonie des intérêts, ainsi qu'à l'humanismemoralisant de la «pensée servile », l'Europe est passée par quatTe étapessuccessives à la dépolitisation de la vie publique. Il faut en venir à ce procèsunique de rhistoire européenne et suivant Vico, Comte et Schmitt à la portéede cette évolution, penl1èttant de dégager une loi générale du développementhumain.

Cette loi fait référence à l'existence de centres organisateurs de la viespirituelle d'une époque, lùérarchisant toutes les grandes orientations venantdes élites-guides, « l'6vidence leurs convictions et de leurs arguments, lecontenu de leurs intérêts spirituels, les principes de leurs actions, le secret deleur succès et la disponibilité des grandes masses à se laisser intluencer »(Schmitt). Ainsi, la neutralisation spirituelle de la conscience européenneremonte au XIXe siècle à l'appalition d'une neutralité culturelle générale

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dont 1'« État agnostique et laïc» est l'expression emblématique. Lalégitimité de l'État repose désormais sur ça neutralité et son agnosticismemoral. C'est un État qui renonce à commander l'économie, mais aussi lesconsciences. Dans l'évolution de l'histoire de l'esprit européen, il importe desouligner que le centre de référence des idées est un terrain de lutte et decombat. En effet, l'accord ou le désaccord principal auquel tout le reste estsubordonné permet d'atteindre l'évidence des choses, la compréhension desphénomènes et l'ordre de participation dans la vie sociétale. Cette migrationeuropéenne des centres de référence intellectuels d'un terrain à l'autre,désacralise progressivement l'histoire de la pensée européenne, la neutraliseet la dépolitise. L'humanité européenne a accompli en cinq siècles unecomplète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre allant de la foivers l'agnosticisme, des guerres de religion aux guerres nationales, puiséconomiques et pour finir idéologiques.

Dans cette transition il y a eu déplacement successif du terrain ducompromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social etenfin idéologique et pour terminer neutre. Au bout du parcours la neutralitéspirituelle et politique parvient à atteindre un état de néant spirituel, celuid'une politique sans âme. C'est à ce stade, le stade du vide de l'esprit, quetriomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée etdépolitisée, celle de l'Europe comme État postmoderne, un État sans État,une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisationsans légitimité; une forme d'État sans sujets, car l'idée même de citoyen setraduit en un concept vide et totalement désincarné.19

19 Ce procès aurait traversé quatre phases:

1. la première du théologique (XVr) au métaphysique (XVIIe), une époquemarquée par la transition du savoir-mathématique et scientifique, vers un grandsystème rationalisé de type métaphysique;

la deuxième (XVIIIe), empreinte par la vulgarisation théiste à grandeéchelle des résultats du XVII", poursuivant le travail parallèle de l'humanisationet de la rationalisation. Période où la critique est utilisée contre le dogme;

la troisième phase, du XIXe siècle, celle de la morale humanitaire, unephase intermédiaire d'hybridation entre le moralisme du XVIIIe et l'économismedu XIXe. Les catégories centrales de l'existence humaine reposent ici sur laproduction et sur l'industrialisme. Dans cette phase, l'essence de l'économie, le«mode de production », définit selon Marx non seulement les formes de l'espritet le mode d'organisation du pouvoir, mais la succession des époqueséconomiques de l'humanité. Le XIXe est le siècle de la naissance de l'idée deprogrès où la vieille foi du miracle se transforme en une religion du miracletechnique et, au XXe, en une foi religieuse de la technique et en pouvoirdominant du technicisme ;

la quatrième phase, le XXe siècle de fer, de sang et d'acier, a été vécucomme l'heurt gigantesque et terrible entre les deux utopies révolutionnaires, dedroite et de gauche, en même temps comme une période de conversion descontenus spirituels de l'époque dans la double direction, de l'idéologisation et dela sécularisation de l'espoir de Salut.

2.

3.

4.

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Page 403: L'Europe entre utopie et realpolitik

On ne peut plus combattre pour un principe, car on ne peut combattrecontre l'oppos6 de ce principe, soit-il homme, parÜ ou mouvement.

L'idée du politique comme sphère de la «violence conquàante >? adisparu, puisque, dans la pensée du libéralisme, le concept politique de« lutte» devient « concurrence» sur le plan économique et « discussion oudébat» sur le plan spirituel.

Le peuple se transforme en opinion et le « citoyen» en consommateur decommunication et de messages.

Les programmes des autorités se calquent sur les attentes et lesrevendications de la masse ou de la rue et les marginaux de la cité et descités ébranlent la cohésion des sociétés au nom d'identités refoulées et de lasubversion des pouvoirs en bandes.

XX.5 POUR UNE APPROCHE SÉCURITAIRE DU CONCEPTDf« ENNEMI» ET POUR UNE AXIOMATIQUE RÉNOVÉE DELf« ACTION PRÉEMPTlVE »

Le concept d'« ennemi» est central pour les relations de sécurité. Eneffet, il implique une définition identita.ire essentielle, et en même temps il

tl'ace les contours d'une altérité hostile. C'est un concept incontournable etpolymorphe qui a une source génétique et une mutation phénoménologique,source et mutation qui reposent sur les notions d'adversaire et d'hostilitétantôt permanents, tantôt circonstanciels. Pour acquélir une plausibilité etune signification politiques et historiques, concepts doivent être mis àJ'épreuve des circonstances et des réalités L'hostilité comme latence de

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l'ennemi est le présupposé de crises et de conflits constituant les révélateursde formes d'inimitiés antérieures.

Nous nous bornerons à analyser les différentes typologies de l'animushostilis et donc des relations d'hostilités possibles pour la sécurité del'Union. Leur variation recouvre l'éventail des relations extérieures ouintérieures selon les conjonctures et les situations. Ces variations s'appellentalliances ou coalitions à l'extérieur et cohésion stratégique à l'intérieur.Ainsi, nous reviendrons sur la matrice principielle du concept d'ennemi etsur ses figures.. Est un «ennemi» public, l'acteur étatique ou subétatique, qui, par sa

philosophie, par ses ambitions ou ses intérêts, porte atteinte à la sécurité de

l'Union, à son intégrité territoriale et à celle de ses États membres, ainsiqu'à la cohésion stratégique des sociétés européennes.. Est un «ennemi » latent l'acteur régulier, ou l'organisation irrégulière qui,par ses déclarations d'hostilité et de haine, par son comportement violent

ou menaçant, par ses agissements terroristes évidents et occultes, porte àmaturation un danger imminent et grave pour l'Union européenne20, sesÉtats membres et ses citoyens, en faisant usage ou menaçant de faire usagede la force et de capacités conventionnelles, balistiques, nucléaires,

20 Un débat est en cours aux États-Unis et aux Nations unies, sur la recherche d'unjuste équilibre entre le droit à l'autodéfense et 1'« action préemptive » pour contrer l'absenceactuelle de toute règle commune au sujet d'une menace imminente et grave.

La quête des certitudes quant à la nature de la menace et à 1'« imminence » de samise à exécution engendre une série de dilemmes qui ont pour objet:. la nature du système international et le rôle de la dissuasion dans le cadre d'un

environnement où plusieurs équilibres doivent être assurés simultanément par unepluralité d'acteurs rivaux ou hostiles;. les traits essentiels des régimes politiques hostiles, aspirant à devenir des puissancesbalistiques et nucléaires;. la difficulté de négocier avec des organisations ou des régimes perturbateurs,autocratiques et proliférant s, en leur accordant des garanties de sécurité dans leurcourse à l'arme de la terreur et de la puissance politique;. le dilemme du retard au sujet d'une action irrévocable et contre un ennemi déclaré;. la soumission du droit naturel à l'autodéfense, à la preuve imparable d'uneagression;

Cette inversion des rôles entre agressé et agresseur virtuels mais désignés et laprime accordée à l'agresseur en cas d'attaque conforte la liberté d'agir en premier et restreintle droit de l'agressé à l'autodéfense.

La reformulation du principe de sécurité et d'autodéfense et le renouvellement del'axiomatique de la menace et de sa perception sont à la base de l'adaptation des principes dela légalité et de la légitimité internationale aux réalités du monde contemporain.

Si, face aux menaces nouvelles, chaque acteur est dans l'obligation de redéfinir lesrègles de sa riposte aux vulnérabilités et aux défis émergeant s, une convergence des Étatsmajeurs de la planète peut parvenir à définir les nouvelles conditions de la riposte individuelle(unilatérale) ou collective (multilatérale) dans le cadre d'un droit universel reformulé etadapté à notre époque (voir en ce sens Henry Kissinger, Le Monde du 21 avril2006).

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.biologiques, seul ou en liaison avec d'autres acteurs, bannis par la

communauté internationale et par l'ordre légal interétatique.

L'ennemi n'est pas toujours l'agresseur au sens de la logique juridique,pénale et criminelle du droit public international. L'ennemi est l'incarnation

d'un danger ou d'un risque politique objectif, la source et le présupposé del'agression, le perturbateur de demain. L'ennemi préexiste à l'acte agressifet il en est la cause et l'origine. C'est le rapport d'inimitié qui constitue

l'essence et la source des phases et des mutations successives de l'hostilitéet son actualisation événementielle ou circonstancielle, préemptive oudéfensive.. Est un « ennemi » géopolitique de l'Union, de ses États et de ses citoyens,tout acteur ou tout actant, qui porte atteinte à la stabilité mondiale,régionale ou locale, utilisant la force ou la menace directe ou indirected'emploi de la force dans le but de provoquer des tensions ou des crisesgraves; en agissant par la subversion idéologique ou politique appuyée surla subversion armée, ou visant à conquérir et subjuguer les esprits par

l'intimidation ou le chantage.. Est un «ennemi» idéologique, l'actant étranger qui tend à instaurer unevision du monde, une philosophie ou un régime éthico-politiqueincompatible avec l'histoire, le système des droits, des valeurs et descroyances existantes au sein de sociétés européennes désormaismulticulturelles.. Est un «ennemi» total ou systémique le perturbateur stratégique etcivilisationnel, porteur d'une remise en cause de la balance of power et dela sécurité globale et d'une culture de rejet de l'Occident, d'une volontéd'inversion des hiérarchies établies et visant à instaurer, directement ouindirectement, par la force ou sous la menace de la force, par ladiscrimination identitaire, religieuse, culturelle ou ethnique, des régimespolitiques et des visions de l'avenir négateurs, irréductibles dans leurs

fondements structurels et moraux aux convictions profondes héritées par latradition judéo-chrétienne, puis laïque de l'Europe et partagée par lesopinions et par les modes de pensée dominants, en ce qui concerne lesvaleurs de paix, d'universalisme, de coexistence et de raison, valeurs quiconstituent les legs de l'Occident et les horizons souhaitables de l'évolutionhumaine pour les siècles à venir.

C'est ainsi que l'absence de la figure de l'ennemi dans la définition duconcept européen de sécurité est capitale pour la compréhension de safaiblesse. Elle est essentielle pour déceler la nature du comportement et desmesures prévues pour faire face aux défis et aux menaces extérieures. Cetteabsence de la figure de 1'« ennemi » en acte n'exclut guère la définition d'unétat latent d' hostilité, comme situation intermédiaire entre l'état de conflit etl'état de paix qui puisse servir à déguiser le concept et à en masquer lesmanifestations les plus évidentes. Le dépassement de la conception purementmilitaire des conflits interdit d'évaluer correctement la signification despostures politiques et des options diplomatiques pour conjurer les difficultés

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des sÜuations de tensions de crise. Par aineurs, elle ôte aux modalitésdiplomatiques la possibilité de gouverner le système international. Etpuisqu'il n'existe pas un monde de seuls amis, (de la démocratie ou delibe11é), il interdit de faire le partage entre la politique de compromis et lapolitique de coercition, entre multilatéralisme et unilatéralisme. La limite duconcept de sécurité est dans la dilution de la personnalité de l'Union dans tilltout politiquement hétérogène, le multilatéralisme des Nations unies, où lesÉtats démocratiques coexistent avec des États voyous, des Étatsautocratiques et des États en faillite. Il en résulte une autre «limite» derUE, son aveuglement et sa cécité conceptuelle. En réalité la caractéristiqueplincipale d'mIe puissance est son unilatéra1isme, autrement dit l'évaluationindépendante et autonome de ses choix essentiels, ne comportant pas dedilution de la volonté d'affirmation de son identité et de son avenir, au seindes délibérations d'une enceinte IlHlltilatérale, les Nations unies, à l'âme«servile et docile », une enceinte qui n'est guère l'expression de lapuissance de la paix et de son idéal, mais le simple substitut de la puissancequi lui fait défaut.

XX.6 SUR LA PREEMPTIVE STRATEGYET LA« DÉMOCRATIE ARMÉE ».

LA «SOUVERAINETÉ FICTIVE» ET LA «SOUVERAINETÉ

LIMITÉE»

En ce qui concerne r ,<action préemptive» et le nouveau concept demenace, le débat amélicain opère un rattachement conceptuel opératoire)

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entre phénomène terroriste et responsabilité des États, utilisant l'armeterroriste pour porter des coups qu'ils ne peuvent plus assener directement.Ainsi, la menace de fond, indéterminée et générale de « l'état de nature» deHobbes, se précise dans certaines circonstances comme une «menacecritique », dépendant essentiellement de la perception d'un acteur. C'estpourquoi l' «agression virtuelle» dont être en mesure de «prendre ledevant» d'une situation de danger (action préemptive), et cela dans le cadred'un droit d'autodéfense reformulé.

La frappe unilatérale désarmante (préemption), sans préavis tactique nimanœuvres dilatoires, risque de supprimer la distinction entre conditionsgénérales de risque et conditions régionales spécifiques de dangerositéindividuelle. À la dynamique classique de la vérification des capacités(balistiques et nucléaires) et du déploiement constaté des systèmes de tirpermettant de remonter à l'intentionnalité d'un acte hostile imminent, lachaîne des preuves de la «volonté agressive» peut rejaillir vers desmoments intangibles et invérifiables (acquisition de techniques et savoir-faire). Cette intentionnalité relève du jugement politico stratégique et de laprééminence de considérations systémiques, géopolitiques et historiques.

Le désarmement de l'adversaire (agresseur virtuel) est strictementassocié, dans le but de l'action (Zweck et non Ziel) à un changement derégime politique. Dans le cas de la « menace terroriste» et de la difficulté defournir toutes les preuves des relais et des appuis logistiques, indirects ettactiques, le seul jugement de l'action est de nature politique, affranchi dujuridisme des pièces à conviction. En effet, la survie et la sécurité relèvent dela logique existentielle de l'état de nature et guère de la «communautépolicée de la sécurité internationale. Avec l'abandon des critères factuels etde ceux des compromis possibles, la nouvelle identification de la menacerelève d'un état latent d'hostilité (condition vérifiable) et de la «nature»politique de l'adversaire (psychologie du décideur, régime politique, enjeuxgéostratégiques, etc.).

L' «action préemptive» opère en outre un linkage volontaire entrecontainment et roll back, isolement et déstabilisation.

L'identification, la résistance ou la réactivation extérieure de la menacene sont pas sans liaison avec la «cohésion stratégique» interne, vu lecaractère composite ou «multiculturel» des «sociétés occidentales ». Leschoix conjoncturels des fins et la détermination des moyens, dans toutepolitique active à l'échelle internationale ne peuvent être dissociés de laconsidération que la guerre n'est guère un acte isolé et que celle-ci estmarquée par l'expression culturelle et sociétale de l'acteur qui la mène et del'idée, de l'ambition ou du sens de la mission que cet acteur poursuit àl'échelle historique ainsi que de la figure politique du monde qu'il prétendconstruire. Dans toute politique active, la «démocratie armée» est lacondition sine qua non d'une action autrement impensable.

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Ainsi, la « démocratie» vit dans le dilemme de « ne pas agir» face à undanger imminent au risque de mettre en danger la sécurité de ces citoyens,ou d'« agir» et donc de porter atteinte aux libertés civiles à l'intérieur et audroit international à l'extérieur.

L'action préemptive, comme action militaire prise en l'absence d'unavertissement tactique, n'est qu'une reformulation de la première frappe dela doctrine de dissuasion, mais elle s'assimile à la riposte graduée plutôt qu'àla riposte massive. Dans la phase actuelle, les États-Unis veulent refouler leterrorisme et non pas seulement le contenir. Dans le containment, del'époque de la guerre froide les États-Unis ne se souciaient de ce qui sepassait à l'intérieur du bloc communiste que dans la mesure où cela prenaitune dimension offensive et expansive. Aujourd'hui, on est passé à une formede roll back qui consiste à agir contre des régimes autoritaires, à lesdéstabiliser et à les reconstruire. Le nation building est une pièce maîtressede la stratégie qui s'appelle « démocratisation », et comporte un changementdes régimes politiques dans les États aux bases sociales non viables. Lesattentats du Il septembre ont provoqué une révision de la politiqueextérieure des États-Unis vis-à-vis des autocraties qui ne respectent pas leurspeuples ni les droits élémentaires. Vis-à-vis de ces États, Richard Haas aélaboré la doctrine des «limitations de souveraineté» applicables auxrégimes autoritaires et intégristes. À une « souveraineté fictive» doit faireplace une « souveraineté limitée ». Il n'existe plus, aujourd'hui, une alliancestratégique entre les USA et les régimes régionaux, justifiée par la présence

d'une menace politico-idéologique à caractère systémique. Si l'inactionengendre une stabilité illusoire au Golfe, l'action générale génère du nationbuilding. Or, si le terrorisme est une tactique, quelle est la stratégie pourcombattre la menace terroriste dont les finalités restent générales et lesméthodes multiformes?

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XXI. « L'EUROPE ET LA GRANDE STRATÉGIE»VERS UN MULTIPOLARISME COOPÉRATIF

À l'heure du gel des négociations d'adhésion de la Turquie, une série deréalités méritent rétlexion et rappel :. la durée d'un processus

l'avance » ;dont l'issue « ne peut être garantie it

. l'énoncé du cadre des négociations, précisant que si la Turquie n'adhère pasit l'Union, elle devra être «pleinement ancrée dans les structureseuropéennes it travers le l.ien le plus fort possible" :

le critère dirimant de Copenhague selon lequel l'Union européenne doj(disposer de ]a ,<capacité d'absorption de nouveaux États membres >, ;

.

. la définition des frontières de l'Europe, soit une réflexion de fond surl'identité de l'Europe, sa géographie, son histoire et sa culture:. et, pour terminer, la recherche d'un cadre organisateur des relationsextérieures de rUE à l'est et au sud-est du continent ainsi que dans larégion du Caucase et de la mer Noire,

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XXI.l L'UE, LES PARTENARIATS PRIVILÉGIÉS (AVEC L'UKRAINE, LA

MOLDAVIE, LA GÉORGIE, L'AZERBAÏDJAN ET L'ARMÉNIE) ET

LE «PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD ET DE LA

GRANDE MER NOIRE » (CADRE ORGANISATEUR RÉGIONAL DE

RÉORIENTATION GÉOPOLITIQUE ET STRATÉGIQUE DE L'UE)

Bataitl" de Up""te, J 57 !

L'adhésion de la Turquie demeure le pivot d'un problème politique plusvaste, celui de la stabilité régionale et jette un éclairage nouveau sur leprocessus d'intégration de rUE, sur la personnalité géopolitique etstratégique de celle-ci.

En dfet, une série de « partenariats privilégiés et actifs» avec l'Ukraine,la Moldavie et la Géorgie, devraient définir la nouvelle « feuille de route»européenne au grand Moyen-Orient, aidant d'une part à la création d'uneaire de stabilisation de la Mer Noire (incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan etdemain l'Iran) et de l'autre à une réorientation démocratique de laCommunauté des États indépendants.

Cette aire de stabilisation projetterait l'influence de l'UE en AsieCentrale, en faisant de cene-ci un acteur géostratégique majeur dans la zonede ressources énergétiques qui va du Caucase au golfe Persique.

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XXI.2 UNE TRANSFORMATION DE L'ÉQUATION STRATÉGIQUE EN

ASIE CENTRALE

La création de cette zone, de la plus haute importance géopolitique,pourrait favoriser également les dfOIis conjoints de l'Europe et des USAdans le but de rendre vÜlble en Iran une perspective d'ouverture. Ainsi, cespartenariats auraient pour effet de transfonner r Iran el' acteur politiqueet radical en facteur de stabiJjsation régionale.

Au plan politique, la c1'éation d'une zone de stabilité dans cette régioncharnière pourrait faire reculer la relation d'interaction qlÜ existe entrenationalisme turc et fondamentalisme théocratique iranien, épousant lescauses ethniques et nationalistes avec des sentiments xénophobesincontrôlables.

L'adhésion de la Bulgarie de la Roumanie à rUE et la réorganisationdes patienariats actifs des pays du Sud/Sud-Est l'Europe pourraient êtrel'occasion pour l' DE de lancer un « pacte de stabilité du Caucase du Sud etde la grande mer Noire '>, constituant le concept organisateur et le cadregéopolitique et stratégique de la réorientation régionale en matière desécurité.

Ainsi, avec r aide un meiHeur accès aux ressources énergétiquesde Centrale influencera le vent de libéralisation et de pluralismepolitique qui soutt1e sur la pattie la plus conservatrice et la plus autOlitairedes pays de la CEl. Dans la logique de ses intérêts bien compris, eHe pourraitinduire la Russie à favoriser le retour de l'Europe dans le « grand jeu » quiest mené en Asie Centrale et dans la bordure des « Balkans eurasiens, parles États-Unis, la Chine, le Pakistan et l'Inde.

1J Les «Balkans eurasiens »constituent, selon Brzezinslù. une mosaïque ethnique. le

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Cette réorientation du processus d'élargissement comporterait unetransformation de J'équation stratégique, qui va du Caucase à l'Asie centraleet k cœur de la tene centrale, au golfe Persique.

D'autres progrès seraient possibles autour de trois objectifs majeurs,J'allègement de l'hostilité du monde arabe envers Israël, l'éradicationprogressive l'islamisme et du tenorisme et enfin une responsabilitépartagée de l'environnement conflictuel la prolifération nucléaire de lapart de rUE et des

XXI.3 LA TURQUIE, L'IRAN ET L'AVENIR DU TNP

Au sujet du grand Moyen-Orient paraissent réunis tous les ingrédientsd'un cocktail explosif, la déstabilisation du golfe Persique, (concemantd'abord l'Irak et demain l'Iran), les approvisionnements en pétrole et lesproblèmes de l'énergie, d'ébullition de l'Islam en toutes ses variantes,les caractéristiques d'instabilité permanente du Caucase innuant surréorientation pro-occidentale de certains pays de la CEl. et, pour terminer,l'avenir du régime intemational de non-prolifération des armes nucléaires.

cœur d'une vaste "zone de pouvoir vacant» et d'instabilité interne. Ils regroupent neuf pays:le Kazakhstan. le Kirghizistan. le Tadjikistan. l'Ouzbékistan. le Turkménistan. l'Azerbaïdjan,l'Arménie. la Géorgie et l'Afghanistan. On peut y inclure la Turquie et l'Iran (voir carte enannexe ).

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Page 413: L'Europe entre utopie et realpolitik

Dès lors, il est hnpératif pour rUE de donner une réponse constmctive etun cadre cohérence à un ensemble de pays22, à qui il est impossibled'accorder une adhésion pleine et donc un partage de souveraineté, maispour qui il demeure indispensable d'inventer de nouveaux cadres decoopération et de nouveaux laboratoires sociétaux pour la résolution desproblèmes globaux.

XXI.4 LE« PACTE DE STABILITÉ POUR LES BALKANS OCCIDENTAUX

ET L'EuROPE DU SUD-OUEST» ET LE « PACTE DE STABILITÉ DU

CAUCASE DU SUD ET DE LA GRANDE MER NOIRE ». FAUSSES

ANALOGIES ET VRAIES DIFFÉRENCES. OPPOSITION ET

COMPLÉMENTARITÉ ENTRE DEUX PARADIGMES: « EUROPE»

ET« EURASIE »23

" L'Ukraine, la Moldavie.

La" gouvernabilité »se définit par le but de réguler l'anarchie internationale et lesintérêts égoïstes des États. La" gouvernance >,pm l'idée d'établir un~ coopération vertueuseentre les institutions et des formes améliorées de coordination entre l'Etat et la société, aptes àrendre etlicace l'action publique et à la légitimer aux des citoyens. Dans tout systèmeinternational. hétérogène nature, la est la résuItiUlte de f0l111eSdecoopération incomplètes. compétitions violentes ou de de coalition entre acteursétatiques. influencés par les logiques contradictoires de o(p011'er. Dans cel'équilibre et le déséquilibre sont considérés comme des inslllJments de régulation du désordreinternational. De la même manière, la dissymétrie des politiques. culturelles etmilitaires dicte une hiérarchie de statuts qui engendre un état ,constant de tension etd'insécurité entre acteurs essentiels el non essentiels. États conservateurs et Étalsperturbateurs, stmctures de pouvoir établies et êtres politiques quelconques. Ceci tàit Je la"gouvernabilité,> principal de la poétique historique. Le mot de "gouvernabililé »évoque celui d'" ingouvernabilité» et de ,<crise» et postule en retour un étal de tensionpermanente entre intérèts discordants et principalement une division des rôles politiques entrepuissances symétriques et asymétriques.

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Le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» aune portée politique englobante et générale, car il a vocation à intégrer,coordonner et réorienter l'ensemble des initiatives régionales menéesjusqu'ici par l'UE. En particulier celles qui ont été inspirées au principe de laPolitique Européenne de Voisinage (PEV) ou de la coopération économiqueautour de la mer Noire (BSEC).

Ces initiatives demeurent d'utiles instruments de réflexion qui peuventélargir le champ d'action existant et constituer des plates-formes potentiellespour des formes de dialogue plus large entre ces pays et l'UE.

Cependant, il est utile de souligner que le « pacte de stabilité du Caucasedu Sud et de la grande mer Noire» est un concept géopolitique à portéestratégique. Il dépasse et reformule les politiques d'élargissement et devoisinage qui ont pour paradigme l'Europe, l'UE, les institutionscommunautaires. En effet il unifie ces politiques partielles sous le primatd'une vision sécuritaire globale. Son but principal est de souligner que lastabilisation de cette région charnière affecte directement la sécuritémondiale de l'UE et sa stratégie énergétique.

L'idée centrale du « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grandemer Noire» repose sur l'unité conceptuelle d'un nouveau paradigme,l'Eurasie, unité géopolitique et stratégique majeure, car elle demeure legrand balancier du pouvoir mondial. Cette unité conceptuelle déterminera lapolitique étrangère de sécurité et de défense de l'UE et celle des puissancesmajeures de la planète, les États-Unis, la Russie et la Chine. Mais elle dicteraégalement la conduite des puissances régionales moyennes comme laTurquie et l'Iran.

L'UE a donc un intérêt primordial à la reformulation des ses paradigmeset des ses critères d'analyse et de décision et, à partir de ceux -ci, àl'harmonisation, la coordination et la hiérarchisation de ses politiquesd'intervention et d'influence. Ces différentes politiques auront désormaisune portée planétaire et pas seulement sectorielle.

La catégorie des réflexions a laquelle appartient le projet de « pacte destabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» est celle de lapolitique mondiale, de la « gouvernabilité » internationale, de la Weltpolitiket de la balance of power. Ce pacte est déjà en lui-même et en son concept,de nature systémique, une forme de Machtpolitik.

En revanche, la sous-catégorie à laquelle appartient la politiqued'élargissement et de voisinage est celle de la « gouvernance » et de ce fait,

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des compromis et des ajustements, et pas celle des solutions de pacification àvaleur permanente et stable.24

Quant à la sémiotique, si le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de lagrande mer Noire» évoque celui promu par l'VE dans les Balkansoccidentaux, la différence y est radicale.

Le premier a été conçu dans un échiquier régional comme plan d'urgenceet de manière réactive, suite à l'effondrement d'une société, à l'oppositionviolente de deux modèles culturels et à l'essoufflement du système depouvoir et d'équilibres dictés par les particularismes locaux. Le deuxièmedésigne une grande stratégie, proactive et de stabilisation, à partir d'unparadigme central, l'Eurasie, et d'un seul et grand échiquier, l'échiquiermondial. Cela implique la participation directe de l'VE à la gouvernabilitédu système international.

Dans ce pacte et au sein des États concernés, les peuples et les États quien feront partie, ne sont guère des sinistrés, des désastres et des humiliés del'histoire, administrés et soumis à tutelle, mais des alliés et des fédérés, des

24 Au sens large, le terme de «gouvernance» est pertinent pour analyser lesproblèmes des communautés amalgamées, dont le but est principalement le renforcement dela paix entre des États souverains qui ont établis des normes et des institutions communes, oùle dialogue et le consensus interne ouvrent la voie à des unions d'États. Il en découle que lesproblèmes de la participation et de la légitimation politique ne peuvent être résolus dans leseul cadre du partage des pouvoirs ou d'une meilleure gouvernance. Le besoin de définir la«bonne gouvernance» et d'en reformuler les critères de pertinence traduit aujourd'huil'éloignement et la crise de l'action publique et la difficulté de concilier et surtout de justifier,par une plus grande visibilité, l'effort déployé par les autorités. Le but général en est de rendrecompatible la multiplicité des intérêts privés avec l'« intérêt général ». Dans ce cas le mot de« gouvernance » désigne une politique néo-institutionnaliste à base rationnelle. L'objectif decette politique consiste à maximiser l'emploi des moyens institutionnels en vue del'élargissement des bases de la légitimation politique. Le présupposé principal de lagouvernance est que l'« intérêt partagé » est le principal élément unificateur de la coopérationinternationale et donc du processus d'intégration européenne.

Dans un monde en globalisation accélérée, le concept d'organisation internationale,axée sur une coopération accrue, et visant des relations prévisibles et pacifiques, s'est dilué,d'abord, dans la notion de «régime »et, aujourd'hui, dans celui de «gouvernance globale ».Amputé de la voix de la sécurité collective, d'ordre des hégémonies ou encore d'alliance, leschéma explicatif de la « gouvernance globale » est faible.

Celle-ci ne participe pas vraiment à la création d'un «ordre international », ausens plein du terme, ni à l'élaboration de droits universels (non-recours à la force, non-intervention, respect de l'indépendance politique et des droits de l'homme), ni à leurapplication uniforme. L'absence de consensus international sur les conditions pratiques deleur mise en œuvre, exigeant la réunion de critères objectifs et subjectifs à chaque foisspécifiques, restreint la notion de «gouvernance globale» aux seuls aspects de gestion,purgés des traits saillants des divergences et donc d'autres visions de la politique. La«déterritorialisation» de l'ère« post-westphalienne» engendre l'illusion d'une société civileen germe, érodant certes l'ordre des souverainetés, sans pour autant changer la donne de sa« gouvernabilité » ou d'atténuer la dimension, de plus en plus impérative, d'une « stratégieglobale ».

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acteurs à part entière de leur propre lÜstoire, entrés volontairement dans uneaUiance régionale et à caractère intergouvernemental où le prix de l'adhésionest la démocratie et la liberté. Ni la tutelle, ni la colonisation, ni la contrainte,ni le collapse sociétal, mais le désenclavement, la communication maritimeet terrestre, le décollage économique et la respiration du monde.

XXI.5 LA « GÉOPOLITIQUE GLOBALE» DE L'UE EN DIRECTION DE

L'ASIE CENTRALE

Le temps presse l'Europe à élaborer une politique vers l'Europe du Sud-Est et l'Asie centrale. Le cœur la terre centrale constitue une aire depouvoir vacant et se situe au croisement de deux axes, l'axe Est-Ouest(Europe, Olient, Asie) et Nord-Sud (monde slave, monde musulman),en surplomb sur le subcontinent indien et son océan.

Ainsi, par la définition d'une géopolitique globale, rUE, endécJoisonnant l'Europe du Sud et du Caucase du Sud, décloisonne dansJe mème temps l'Asie centrale.

Les objectifs de cette percée sont au nombre de quatre:. développer un accès différencié aux ressources de la région. surtouténergétiques, en alternative au Golfe. en particulier dans les situations de

crise

. prévenir l'extension des wnes de conflit à proximité de l'Europe du Sud-Est et du Golfe:

. éviter sur cette région centrale l'hégémonie d'une seule puissance (Russie,Chine.

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. étendre des garanties de stabilité et de sécurité à Moscou, Téhéran et Pékin.

D'un point de vue géopolitique la caractéristique principale du lien Sud-Est, Grand Moyen-Orient, est de faire émerger à la conscience collective despolicy makers européens l'importance d'une approche régionale (celle duCaucase du Sud et de la grande mer Noire), qui découle d'une nouvelleconfiguration géostratégique de l'Asie centrale (transcaucasie et océanIndien).

L'impact de cette approche sur les relations internationales (euro-russes,euro-asiatiques et euro-atlantiques) et sur les rapports de force globaux esténorme. En effet, cette région sera l'axe porteur d'une stratégie qui aura sonpoint de gravité communautaire dans l'Europe du Sud-Est. Cet axe sebifurque au nord de la mer Noire vers la Roumanie, et au sud-ouest de la merNoire vers la Turquie et le plateau turc.

Dans l'hypothèse de l'adoption d'un pacte de stabilité sauteimmédiatement aux yeux toute l'importance de la fonction de partenairestratégique privilégié et actif de la Turquie en direction de l'Asie centrale etl'intérêt d'un partenariat étroit de l'DE envers ce pays.

La mise en évidence de la liaison entre l'Europe du Sud-Est (Bulgarie etRoumanie) et le Grand Moyen-Orient a pour but de valoriser à long terme lazone pivot, représentée par la Roumanie, dont le modèle culturel estl'Europe, et plus en général, l'Occident.

Ce lien peut être aussi considéré comme un vecteur de la pénétrationeuropéenne en direction de l'Asie centrale, via la mer Noire et la merCaspienne, débouchant, au-delà, sur l'océan Indien à travers l'Iran.

L'hypothèse de faire reposer les attentes géopolitiques sur un pays pivot,la Roumanie, découle du pari que le pays choisi est capable d'opérer à termeune recomposition politique régionale, par la polarisation de troisdynamiques:

. une dynamique moyen-orientale vers l'hémisphèrecentrale/axe baltique) ;

une dynamique régionale autonome (mer Noire et bordure du Caucase) ;

nord (Europe

.. une percée de rUE à l'Est et au Sud, en direction de l'Ukraine.

L'objectif stratégique est de créer un nouvel espace géopolitique, apte àconstituer ainsi une zone d'interposition entre l'Europe et l'Asie profonde etun carrefour de sécurité et d'échanges. Cette stratégie globale est fondée surle souci d'une coopération intercontinentale inspirée par l'DE et reposant surl'assouplissement des relations conflictuelles. La gouvernabilité du systèmeplanétaire et l'émergence de l'Europe comme acteur eurasien unitaire et

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comme puissance mondiale informelle et influente en seraient ainsisensiblement favorisées.

XXI.6 LA GÉOl)OLITIQUE DES RESSOURCES, L'AFFIRMATION DE

L'AsIE ET LA ZONE D'INFLUENCE POTENTIELLE DE lA CHINE

Face aux USA et à l'Asie montante, l'UE doit élaborer d'urgence unegéopolitique des ressources dont l'absence réduit les marges de manœuvrede J'Union dans le monde.

Si l'Asie représente aujourd'hui 35,6 % du PIB mondial (paysindustrialisés; Japon, 7,5 %. pays en développement: bassin pacifique,

Chine, %)"5 contre 26,1 % de J'UE (UE à quinze, 21,2 % ; paysde l'Est, 4,9 dans lme perspective rapprochée, l'économie chinoise et,de pr.?:s,l'économie indienne auront dépassé les trois économies les plusperformantes et les plus puissantes d'Europe: l'allemande, Ü'ançaise etl'anglaise, inversant le jeu des investissements productifs et financiers.

L'augmentation prévisible de la demande mondiale d'énergie, qui devraitavoisiner en 2030 60% du volume actuel, sera accaparée, à hauteur des deuxtiers, par la Chine27 et par l'Inde.

" Data 2003. voir annexe.

Data voir annexe.'027 En 2003. la Chine est devenue Je deuxième consommateur et Je troisièmeimportateur mondial de pétrole. Son importation devrait avoir doublé en 2025 et cettecontrainte lui impose une de sécurisation des yoies maritimes. Sa stratégie. dite du

collier de perles couloir maritime des impOltations pétrol ières entre leGolfe et le détroit Malacca, en modernisant le port de Gwadar et celui de Chittagong en

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Par conséquent, des milliers de milliards d'euros devront être investispour couvrir l'ensemble des besoins mondiaux. Si l'Europe n'arrive pas àélaborer une stratégie énergétique cohérente, investissant dans ladifférenciation des ressources (énergie solaire, éolienne et nucléaire,accompagnée des technologies de l'hydrogène), l'UE verra grandir sadépendance énergétique au profit d'une Asie en développement, surpeupléeet davantage consommatrice de pétrole et de gaz naturel. Ainsi, son influencedirecte en Eurasie demeure une question vitale non seulement pour la paix etla stabilisation de la région, mais également pour sa propre survie et pour lastabilité mondiale.

XXI.7 AXE BALTIQUE/GRANDE MER NOIRE

L'épicentre du séisme politique des révolutions démocratiques en Ukraineet en Géorgie et son intensité se mesurent comme toujours par la forcebouleversante de l'onde de choc.

Bangladesh, pourrait la conduire à adopter une politique duale, maritime et terrestre, enmatière d'énergie. Ainsi l'équation stratégique de l'Asie centrale pourrait changer d'enjeu etd'orientation, si la politique de coopération et d'entente entre Beijing et Téhéran prenaitforme à partir d'un troc entre pétrole et technologies balistiques et nucléaires. L'affirmation etle développement économique de la Chine et de l'Extrême-Orient, avec des taux decroissance à deux chiffres (de 8 à 10%) pendant plus de vingt ans, interdit désormais demaintenir la dichotomie, développement et Occident d'une part et sous-développement etreste du monde de l'autre. La «zone économique chinoise » est devenue le quatrième polemondial de croissance après les USA, le Japon et l'Allemagne. L'affirmation politique,psycho-politique et militaire modifie les équilibres de puissance entre l'Asie et l'Occident.Parallèlement une grande «renaissance culturelle» gagne l'Asie et les élites politiquesdominantes ont introduit une stratégie de reformes dictée après l'échec du modèle soviétiquede jadis et l'effondrement de l'Union soviétique. Ouverture vers l'Occident, capitalismerampant et participation à l'économie mondiale se sont alliés à l'autoritarisme d'un systèmetraditionnel de pouvoir et au réengagement dans la culture chinoise. Ainsi, à la légitimitédécoulant de la réussite économique s'ajoute la légitimité nationale découlant du caractèredistinctif de la civilisation confucéenne. C'est dans ce sillage que la démocratie appairaitcomme une intrusion de l'étranger et un affaiblissement du nationalisme Han. La réussiteéconomique est perçue en grande partie comme la résultante de la culture asiatique, jugéesupérieure à celle de l'Occident. La notion même de réussite n'est-elle pas une conquête del'ordre collectif sur l'ordre individuel et de l'éthique du groupe sur celle de l'individu?L'ensemble de ces considérations a fait dire à l'ancien Premier ministre de SingapourMahatihir que « [l]es valeurs asiatiques sont des valeurs universelles. Les valeurs européennessont des valeurs européennes. » Le sous-entendu était que toute civilisation puissante estuniverselle et toute civilisation faible, déclinante ou affaiblie est particulariste et tournée surelle-même. Par ailleurs, à l'ambition d'affirmation économique s'ajoute la volontéd'affirmation politique et stratégique. La montée de la puissance militaire et spatiale de laChine inquiète l'Amérique et le Japon et la modernisation accélérée de son appareil militairepose des interrogations sur ses intentions et constitue potentiellement une menace pour lasécurité régionale et un défi pour l'ordre mondial.

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Celle-ci va de la mer Noire à la mer Caspienne et de l'Asie centrale àl'Atlantique. Elle affecte comme telle la « communauté des démocraties» etplus en profondeur, l'ensemble des intérêts géopolitiques de la communautéeuro-atlantique.

Par une sorte de diffraction culturelle et géopolitique, l'axe baltique(Estonie, Lituanie, Lettonie et Pologne) la grande mer Noire (Ukraine,Moldavie, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie et Turquie), à laquelle s'ajouterontles deux nouveaux pays de l'élargissement, la Bulgarie et la Roumanie,renforcera le club des nouveaux amis de la démocratie, secouant ainsil'ensemble des pays islamiques du Sud-Est asiatique et donc les grandsBalkans eurasiens.

L'évolution prudente de la Chine répercute cependant cette vague vers lePacifique. Ainsi, une orientation et une préférence politique initiale,d'inspiration pluraliste, venant de pays bien identifiés, produit desrépercussions insoupçonnées dans les équilibres de puissance globaux.

C'est dans ce cadre que doivent être situées les négociations de l'VE avecla Turquie, un cadre qui comporte un tracé des élargissements qui s'arrête àla Bulgarie et la Roumanie, mais qui demeure ouvert, sous forme departenariats privilégiés, à l'ensemble des pays qui font partie de la zone,l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie.

Dans ce cadre, un pacte de stabilité politique, modernisateur etréformateur, doué d'un potentiel de développement et de croissance élevéréduirait le terrorisme et les trafics illégaux, ouvrirait une nouvelledimension à la démocratie politique et sociale et justifierait la viabilité desformes d'intégration et de régionalisme économiques.

C'est également dans ce cadre que doit être comprise la réorientation dela Roumanie démocratique de Traian Basescu, dont la perspective d'unnouvel axe de politique étrangère « Bucarest/Londres/Washington » porte ensoi, à défaut d'une réflexion géopolitique de l'UE, un élément de fracture etde crise au sein de la PESC/PESD.

Les voies à parcourir par l'UE dans ses négociations avec la Turquiedoivent être complétées par les opportunités d'associer la Russie à cesinitiatives régionales, dans un souci de coopération, de développement etsurtout de sécurité. Ce serait contre-productif de l'exclure ou d'en limiter lesformes à des aspects économiques ou énergétiques.

Le partenariat sécuritaire avec la Russie28 dans son aspect hard serait uneopportunité pour celle-ci, à condition qu'elle soit maîtrisée par l'UE, et dansson aspect soft, elle serait centrée sur le développement régional et sur lapromotion démocratique de la société civile.

28 Partenariat stratégique.

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XXI.8 LE « PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD ET DE LA

GRANDE MER NOIRE» ; VERS UN MULTIPOLARISME

COOPÉRATIF

la lumjère de ce qui a été dit, le « pacte de stabilité du Caucase du Sudet de la grande mer Noire,> apparaît comme le moyen pour rUE deconstruire des alliances durables en Eurasie, fondées sur une cohérence etsur un pouvoir fédérateur équivalent à celui des USA.

Il est également lm laboratoire qui consiste à appréhender les turbulenceset les conflits dans leurs dimensions mondiales et à maîtriser la proliférationbalistique et nucléaire et le telTorisme de portél': internationale. C'est enfinun test des « limites » de l'intégration fonctionnelle, marquant la transitionvers un plus haut niveau de complexité, un progrès vers une interaction entrela gouvernance interne et la gouvernabilité internationale. Enfin, c'est letelTain de vérification des deux hypothèses centrales du systèmeinternational, celle du dialogue ou celle du « choc des civilisations ».

Dans la mesure oÙ cette zone charnière représente une limite informelleentre stabilité régionale et stabilité mondiale, elle est aussi le lieud'expérimentation d'une influence éclairée de l'UE sllr les grandes affairesdu monde et plincipalement sur le « grand jell » et pour le désenclavementde l'énergie, du pétrole et des matières premières au cœur de la telTecentrale, Ie heartland de Halford MacKinder29.

"" L'amiral britannique H. J. MackinJer (1861-1947 J, qui fut professeur de géographie

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Au niveau du système international, il représenterait le relais manquantdans l'évolution vers une forme de multipolarisme coopératif et vers desformes d'interdépendances régionales.

à Oxford (de 1887 à 1905), puis à la London School of Economics and Political Science (de1895 à 1908), est le fondateur de la géopolitique classique, celle qui oppose la terre et la mer.Il a exposé ses théories dès 1904 et les a révisées quarante ans plus tard, dans le contexte de laDeuxième Guerre mondiale. La vision mondiale de la géopolitique de Mackinder est celled'une « île mondiale » organisée autour d'un pivot, le heartland, centre de gravité de tous lesphénomènes géopolitiques. L'Eurasie, inaccessible à la puissance maritime, a pour cœurl'Asie centrale. Celle-ci est protégée par un croissant de zones faisant obstacle à la pénétrationdepuis les côtes, l'inner crescent constitué par la Sibérie, l'Himalaya, le désert de Gobi, leTibet. Plus loin se trouvent les pays ayant accès aux océans, le coastland. Au-delà des mersqui délimitent l'île mondiale se trouve l'outer crescent, composé de la Grande-Bretagne et duJapon. Enfin, plus loin encore est situé le Nouveau Monde, dont le cœur est représenté par lesÉtats-Unis. L'ensemble des phénomènes géopolitiques se résume en une lutte entre leheartland et l'outer crescent. La doctrine de Mackinder est caractérisée par la doctrine de lasuprématie de la puissance continentale: « Qui tient l'Europe orientale tient le heartland, quidomine le heartland domine l'île mondiale, qui domine l'île mondiale domine le monde. »Lahantise de Mackinder était une alliance entre l'Allemagne et la Russie qui auraient ainsidominé l'île mondiale. C'est pourquoi le cœur du monde doit être encerclé par les alliésterrestres de la Grande-Bretagne. Cette dernière doit contrôler les mers, mais également lesterres littorales qui encerclent la Russie, c'est-à-dire l'Europe de l'Ouest, le Moyen-Orient,l'Asie du Sud et de l'Est. La Grande-Bretagne elle-même avec les États-Unis et le Japonconstituent le dernier cercle qui entoure le cœur du monde.

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XXI.9 LE RÔLE DE LA RUSSIE ET LES INTERDÉPENDANCES

RÉGIONALES ÉQUILIBRÉES

Dans cette prospective la Fédération de Russie, en chute démographiqueet économique pourrait y jouer un rôle de rivale amicale plutôt que d'acteurhostile, car elle n'a d'autres altematives en Asie centrale et en Extrême-Orient que le choix entre le Japon et la Chine dans les orientations depolitique générale que sont la coopération, l'aide au développement et lepeuplement. En complément elle serait conduite à réduire ses points defriction avec rUE à l'Ouest, de la Baltique au Caucase, en passant parl'Ukraine.

La création de cette zone serait un puissant facteur de développementdémocratique de type pacifjque. Elle aiderait puissamment audésenclavement énergétique, géoéconomique et géostratégique de la régioncentrale de l'Asie, davantage adaptée à un monde multipolaire et à desmodèles de sociétés mixtes, mi-tracutionnelles et mi-modemes, mais àéconomie ouverte et à tendance libérale. Une pareille hypothèse équilibrerait

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et renforcerait l'entente euro-américaine dans le monde, en rapprochant cettezone chami~re de l'Europe.

Cette vision européenne de la mullipolarité serait basée sur un ensembled'interdépendances régionales équilibrées et intégrées. plus fondées sur lagouvernance que sur la gouvemabilité, plus coopératives qu'antagoniques.Cette vision ne s'oppose pas à la dominance coopérative de l'unipolarismeaméricain élargi à l'Europe et tient compte davantage des évolutions plusrécentes de la politique mondiale. Elle induit l'Europe à mieux profiler sapersonnalité internationale, lui permettant de faire face aux nouveaux défisde la globalisation et de r écosyst~me et au degré très élevé de complexitéqui les cm'actétise.

Après l'implosion de l'Union soviétique et l'effondrement du bloc de

l'Est, nous entrons dans une troisième phase de l'hérHage de la postguerrefroide, et donc de la logique de la stabilisation des relations politico-stratégiques, par les élargissements conjoints de rUE et de l'OTAN,mm'qués pm' le sommet de Varsovie, puis de Vilnius et, après le 11 septembreet la lutte internationale au terrorisme, par la « phase de Kiev et de Tbilissi ».

XXI.l0 PROJECTION DE L'DE VERS LE CAUCASE ET L'ASIE

CENTRALE ET OBJECTIFS SOUHAITABLES

",-W,-,.",W.,'.:!S>1

Cette projection de l'Union européenne vers le Caucase et r Asie centraleavec un dessein stratégique et culturel, défini en toute indépendm1ce à pm'tirde ses intérêts propres, pourrait satisfaire à une série d'objectifs:. fixer les limites de l'UE, ainsi que celles des élcu'gissements et des

demandes d'adhésion, et soutenir ses choix à raide de moyensconséquents;

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. faire deredéfinie ;

un partenaire influent dans une politique mondiale

. favoriser un dialogue et une planification mondiale par r identification desdétïs il affronter collectivement (détérioration de l'environnement,surpopulation, fanatismes, pandémies. catastrophes naturelles)

fixer un agenda de sécurité planétaire au XXI" qui ait pour missiond'adapter le rôle de l'Ouest dans son ensemble il une phase d'éveil dumonde et sous l'effet des menaces que fQnt peser sur la planète lesturbulences exacerbées par les arsenaux nucléaires et par les dynamiques depuissance en Extrême-Olient et dans les grands Balkans eurasiens,

.

La création de cette <. zone de stabilité régionale », pm' la signature depmienm'iats privilégiés et actifs avec la série de pays membres de la CEl,ayant choisi la forme régime qui assure le mieux leur vocation auchangement politique et à l'ouverture internationale, est la seule compatibleavec le maintien du projet européen et la préservation de son message et deson héritage,

à partir de cette perspective et guère d'une dangereuse dilution del'Europe dans des cercles d'élm'gissements de plus en plus excentrés et sanslimites que rUE pourrait inscrire son avenir dans la sauvegarde de sonidentité.

XXI.ll ÉLÉMENTS DE GÉOPOLITIQUE THÉORIQUE. LE

<~RIMLAND DE L'INTÉRIEUR» ET LE DOUBLE ANNEAU DES

TERRES: LE CAUCASE DU SUD ET LA GRANDE MER NOIRE

Dans quelle perspective géopolitique inscrire une réflexion sur le.< Rimland de l'intérieur ». le Caucase et la grande mer Noire, le double

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anneau des terres qui définit les bornes intérieures de l'Europe et de l'Asie?Comment faire en sorte que les lacs de cette zone-clé deviennent des facteurs

de désenclavement et de communication et que le « croissant instable» qui

va de l'Atlantique à l'Indus favorise les voies de transit et d'ouverture pour

les puissances terrestres entre la masse de l'Est, à dominance sinique,mongole et turque et l'ensemble de l'archipel occidental de l'Asie, l'Europe,

à dominance anglo-saxonne et nordique?

Dans quelle dynamique de changement canaliser les inégalités duprocessus d'urbanisation, de vieillissement des populations et de

déséquilibre démographique entre le Nord et le Sud? Peut-on passer sous

silence la convoitise des ressources en phase d'épuisement rapide, en Asiecentrale, le déplacement de l'axe de gravité de l'ensemble des économies de

la planète et la montée des périls venant de la bordure des grands Balkans

eurasiens et de l'Asie pacifique?

Chaque puissance politique assigne une fonction stratégique particulière

au pivot des terres, au sein duquel l' ordre des inégalités fait en sorte que laprolifération des moyens de violence et de coercition incite au

développement du terrorisme, tenant place, dans la logique des miséreux,

d'une orgueilleuse stratégie de dissuasion et de ce fait de la fonction, bienconnue, d'égalisateur de puissance aux mains de «pouvoirs et d'États

parlas ».

Dans le même temps une humanité indésirable et un sous-prolétariat

extérieur ont repris leurs grandes transhumances vers les mégalopoles despays « civilisés », où une sourde dialectique de violence, se polarisant autour

du sentiment de « rejet» des «hôtes» et de rancœur des « intrus », trouve

dans le radicalisme religieux un aliment et un facteur rédhibitoire de la« guerre intérieure », la guerre des banlieues et des villes.

Par ailleurs, jusqu'à nouvel ordre et donc jusqu'à la première grande

confrontation nucléaire, la plupart des responsables des questions de sécurité

se trouvent dans une phase de conscience pré atomique et les mentalitéstraditionnelles, prépondérantes, n'ont pas pris la mesure de la perspective

d'un cataclysme nucléaire, toujours immanent en Asie, en raison de laprolifération horizontale et balistique des armes de destruction massive.

Dans la prospective d'Hégémon et du point de vue géopolitique, une

Fédération de Russie fortement décentralisée en Asie centrale et dans le

Caucase du sud, afin de répondre aux aspirations de ses multiplesnationalités, serait «équilibrée» géographiquement, économiquement et

culturellement au Nord par l'Allemagne, séculairement complémentaire dumonde slave et au Sud, en Asie mineure, par le bastion incontournable de la

masse continentale turque.

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Dans ces deux cas, selon les circonstances et les enjeux, les États-Unissoutiendraient alternativement l'un ou l'autre de ces trois acteurs, afin demodérer la quête de puissance de chacun d'entre eux.

En ce sens le «Riuùand extérieur» de Spykman30 visant à contenir lamasse eurasienne sur les bordures occidentales et méridionales de la terrecentrale, perdrait de son importance et les pays péninsulaires de la « marge»atlantique, Espagne, France et Italie, deviendraient les «arrières », nondécisifs, d'une projection de la puissance hégémonique vers le golfePersique et le grand Moyen-Orient.

30 Dans Géographie de la paix, publiée un an après sa mort, Nicholas Spykman(1893-1943), père de la théorie du containment et géopoliticien et géostratège déterministe,argue que la « balance du pouvoir » en Eurasie affecte directement la sécurité des USA. Sonidée centrale repose sur le constat que la mobilité maritime œuvre de nouvelles possibilités àune autre structure géopolitique, celle des « empires étrangers ». Nicholas Spykman adopte ladistinction géographique du monde définie par H. J. Mackinder: le heartland, Terre centraleou Central Asia; Ie Rimland, inner crescent ou marginal crescent; offshore, IslandContinents (le outer or inner crescent). Ces zones sont subdivisées en trois portionsgéographiques et climatiques: the European Coast Land, the Arabian Middle-East Land, theAsiatic Monsoon Land (Indian Ocean, Littoral, distinct et séparé du Chinese Land, au plannaturel et civilisationnel). Les deux continents qui flanquent l'Eurasie sont l'Afrique etl'Australie.

En termes de dynamique historique, Spykman reformule l'opposition et ladialectique entre puissance de la terre et puissance de la mer et redéfinit ainsi la fameuseformule de H. 1. Mackinder : « Qui contrôle l'Europe orientale contrôle la Terre centrale; quicontrôle la Terre centrale (Eurasie) contrôle l'Île du Monde (Amérique) ; qui domine l'Île duMonde domine le monde ». Avec la formule du «Rimland de l'intérieur» ou inner crescenten tant qu'espace de mobilisation et de protection des deux zones intérieures, il en résulte quela zone péninsulaire à l'Ouest et la zone continentale à l'Est constituent un facteur d'ouverturede la Terre centrale et peut être considérée comme un espace de frontière entre l'Europe etl'Asie. La véritable exigence de contrôle sur cette zone repose sur l'interdiction à laréunification de l'espace continental et sur la prévention à la maitrise de celle-ci par une seulepuissance. Interdire l'unification territoriale de l'Eurasie et l'émergence d'une nouvelle formede bipolarisation du monde, et décourager l'émergence d'un pouvoir accédant au contrôleprépondérant des ressources énergétiques de la terre centrale: «Qui contrôle le Rimlandcontrôle l'Eurasie; qui contrôle l'Eurasie contrôle la destinée du monde. »

427

Page 428: L'Europe entre utopie et realpolitik

XXI.12 LE « RIMLAND DE L'INTÉRIEUR)} OU INNER CRESCENT

On peut entendre pour « Rimland de l'intérieur» J'espace intermédiaireentre le heartland et le European coastland; un double anneau de terres,situé sur la diagonale qui va de la Baltique à l'océan Indien. C'est une zonede pouvoir contesté, divisé et instable, dont le centre de gravité politique estailleurs, th-aiBéentre l'Est et l'Ouest, J'hémisphère nord et J' hémisphère sud,selon les humeurs de l'histoire.

Ainsi, la liberté de cette région a été menacée hier par J'expansion et lecontlit entre la Russie et l'Allemagne au septentrion, et la Russie et laTurquie en Asie mineure et il ne pourra être remis en cause demain que parla montée croissante de la Chine.

Dans r impossi bilité d'une alliance continentale de l'Europe et deJ'Empire du milieu, le clin d'œil de cette zone vers l'Occident est à la fois lmregard de survie et un gage d'espoir, puisqu'il aspire à s'assurer d'un avenirdans le désordre du monde.

Maintenir et fomenter les divisions et les conflits, en int1uant à leuravantage sur les équilibres locaux, a été jusqu'ici l'intérêt des empiresextérieurs sur cette zone.

L'UE est le seul pouvoir extérieur de l'histoire en acte, en mesure defavoriser et de promouvoir dans la région. la stabilité et la prévention descontlits,

En effet le poids de la force qu'elle peut jeter dans la balance estinsuffisant pour modifier la distribution du pouvoir continental, maissuffisant à interdire la prédominance et le contrôle de l'Est et du Nord.

Cette ouverture des horizons du <~Rimland de l'intérieur» ne peut venirque d'tme association, un ancrage ou d'une ,( intégration extérieure >, avec

428

Page 429: L'Europe entre utopie et realpolitik

les terres du littoral qui côtoient J'Atlantique et constituent le premier cercleentourant le cœur du monde.

Si la suprématie de la puissance continentale appartient demain à la Chinemontante. la réhabilitation du Rimland de J'extérieur et du Rimland del'intérieur apparaît à l'évidence comme le seul moyen d'établir une zoned'interposition et un moyen éprouvé pour contenir l'expansion territOliale etmaritime de l'Empire du milieu en Eurasie, en dehors l'utilisation demenace verticale.

XXL13 L'UE, LA RUSSIE ET LA CHINE

Dans ces conditions, le soutien de la part de l'UE à la création d' un <~

pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» devientimpératif et presque inévitable.

La création <.k cette zone favoriserait l'Europe dans Je but laconjonction et la solidarité géopolitique entre le pivotgéographique de r histoire et cœur du continent du commencement premieret Je Sud, le Golfe et le Moyen-Orient.

Par ailleurs, il pemlettrait à la Russie de recentrer ses ambitions et sonprocessus de réformes et d'adaptation à l'économie globalisée, comblant le« trou mou », situé au milieu de son ancien empire.

Entïn, l'éloignement relatif de la Chine de l'Asie centrale, demeurant lapréoccupation géopolitique d'une grande manœuvre de contournement de lapart des États-Unis, interdirait un jour la revanche de la puissance de la teneet tracerait une ligne de partage des ressources vitales de demain.

Cet objectif se fait valoir aujourd'hui par la présence et l'utilisationunilatérale de la force dans toute la région, dans une péliode orientée vers lel11ultilatéralisme universel.

Page 430: L'Europe entre utopie et realpolitik

Ainsi, l'DE a un intérêt primordial à développer sa stratégie dans ladirection du «Rimland de l'intérieur ».

Si, à défaut d'engagement et de combat, dans la chaotique géographie dusystème planétaire, où l'espace continue d'être une force politique etl'inspirateur des desseins de la puissance, l'DE prétend de faire avancerl'évolution des équilibres mondiaux vers un multipolarisme coopératif et nonantagonique, elle se doit de promouvoir l'évolution de son voisinage à l'Estvers une zone de stabilité élargie à la grande mer Noire et au Caucase duSud.

La création de cette zone dans l'axe Baltique/CaucasefTurquie, séparantgéographiquement les puissances du littoral des lacs intérieurs qui dominentles terres centrales, opposerait, en termes de réalités humaines etsociopolitiques, les conceptions pluralistes et mouvantes de la cité politiqueeuropéenne, érigées sur la liberté et le changement politique à celles,autocratiques, immobilistes et conservatrices de l'ordre sans limites dessteppes.

Sur la carte, enfin, elle désigne l'anneau marginal intérieur, la crush zone,la zone de rencontre ou de collision entre deux espaces de civilisation, dontla dynamique est fondée sur deux modèles culturels et deux obsessionsantinomiques, l'appel du sol, de la tribu et du elan ou l'appel des villes, de lafacilité des mœurs et de l'échange intellectuel.

Il est donc primordial pour la liberté de l'Europe que le déséquilibre entrela bordure occidentale et orientale de l'Europe ne comporte pas uneinversion de la balance, avec une DE impuissante, une Fédération russeaffaiblie et une Chine montante, conquérante et surpeuplée.

430

Page 431: L'Europe entre utopie et realpolitik

XXI.14 STRATÉGIE EUROPÉENNE ET GESTION DES ALLIANCES

EN ASIE CENTRALE. SUR LES FORMES DE CONSENSUS

ENVISAGEABLES PAR L'DE

Le domaine des relations internationales a été profondément influencé paTles attentats du Il septembre 2001 et la réponse de l'Amérique a étendu sonrayon d'action à l'Irak et à rAfghanistan en Asie Centrale.

Cela a exigé une gestion des alliances mondiales et un consensusstratégique entre l'Europe, le Caucase et l'Asie de l'Est, autour d' WIestratégie à long tenne par le bjais de l'OTAN.

POUTêtre acceptée politiquement, une présence de l'UE dans le croissantinstable du Caucase du Sud et de la grande mer Noire doit être porteused'intérêts globaux et pour être défendable all plan de l'dlicacité, elle doits'appuyer sur un système articulé d'alliances, impliquant des partenairescrédibles, orientés vers l'Occident susceptibles de partager les mêmesconvictions morales et historiques.

Ainsi, J'Ukraine, la Roumanie, la Géorgie et la Turquie pourraient y jouerun rôle de premier plan, non seulement pour définir une coalition anti-islamique nécessairement conjoncturelle, mais pour apporter des réponsesdifférenciées et concertées avec leurs partenaires régionaux, sur une quantitéde problèmes de développement et de modernisation.

Un agenda commun devrait en définir les priorités et les moyens. Ainsi,une cooptation des alliés, plus proches aux intérêts de rUE, devraitconstituer renjeu et le choix de la diplomatie de l'Europe.

431

Page 432: L'Europe entre utopie et realpolitik

Dans ce cadre, l'extension géographique la sphère de stabilité etdéveloppement devrait pouvoir concerner, à des titres la Fédérationde Russie dans l'hémisphàe nord et la Turquie dans le plateau anatolien

l'Asie mineure, avec lm prolongement évident de l'int1uence renforcée decelle-ci dans l'espace turcophone de l'Asie centrale, vivifié par unpartenariat Plivilégié avec l'UE.

XXI.15USA

LA STABILITÉ MONDIALE ET LE RÔLE DE t'UE ET DES

Au niveau mondial, la gestion de ces nouveaux équilibres de stabilité etde sécurité trouverait son pendant conséquent dans la triangulationstratégique de l'Amérique en Extrême-Orient, obtenue par lille diplomatiebi-multilatérale et ouverte vers le Japon, la Chine, le Pakistan et l'Inde, paysdont les ambitions internationales sont clairement affichées.

Ainsi, les moyens de la stabilité mondiale et de la prospérité économiquereposeraient sur delLXpiliers solides, l'Europe et les USA.

Dans cette zone, le poids de l'int1uence respective de run et de l'autrepourra jouer un rôle bénéfique, plus déterminant pour l'influence américaine

432

Page 433: L'Europe entre utopie et realpolitik

au Moyen-Orient et plus prometteur pour l'UE au grand Moyen-Orient, enraison du maillage de ses relations historiques.

L'enjeu est moins d'émanciper et de dissocier les destinées et lesambitions des deux puissances globales de la planète, l'UE et les USA, etd'établir entre elles une logique de contrepoids que de les solidariserdavantage, dans leur responsabilité à long terme consistant à apporter desréponses viables à l'ensemble de l'humanité.

Si la tâche principale de l'UE a été le développement étendu de lastabilité internationale qui constitue le cadre conceptuel de l'intégration ducontinent et sans lequel la construction européenne s'écroulerait del'intérieur, le prolongement de cette responsabilité dans la région du Caucasedu Sud et de la grande mer Noire, lui permettrait d'atteindre un niveau deresponsabilités politiques qui dépassent la sphère régionale et atteignent lastabilité mondiale, dessinant ainsi un partenariat systémique avec les USA.

En particulier, dans la zone visée par le « pacte de stabilité du Caucase duSud et de la grande mer Noire », aucun des grands partenaires régionaux n'ani la force ni les moyens, ni dispose d'un consensus stratégique luipermettant de prétendre à la prééminence régionale: ni la Russie, installéejadis en position de contrôle impérial exclusif, ni la Turquie, dont le passépérilleux et le présent ambigu ne rassurent leurs voisins, ni même l'Iran,pratiquant une politique de compétition vigoureuse pour la répartition desressources dans la mer Caspienne et un jeu d'insularisation politico-stratégique dans le golfe Persique.

XXI.16 LE JEU DES RIVALITÉS LOCALES ET DES ARBITRAGES

MONDIAUX

Cette région, à la sécurité et aux développements économiques malassurés, est travaillée par d'intenses rivalités claniques, ethniques etreligieuses, alimentées par une constellation d'enclaves sur lesquelles jouentla confrontation et le jeu d'influence des puissances majeures, la Russie, laTurquie et l'Iran.

C'est pourquoi un rôle important peut être rempli dans la région par rUEcomme puissance extérieure influente, imposant une concorde forcée à deslitiges qui peuvent exploser à tout moment en éruptions violentes.

Alors que la recherche d'accommodements est possible de la part de laRussie avec l'alliance Atlantique et l'UE, dans le but de parvenir à desformes de pacification en Tchétchénie autres qu'un génocide inavouable, laTurquie pourrait se déterminer à des solutions d'ouverture vis-à-vis del'Arménie et celle-ci vis-à-vis de l'Azerbaïdjan.

433

Page 434: L'Europe entre utopie et realpolitik

La Russie, ayant accepté, non sans résistances intérieures, la prééminencede la communauté des démocraties èt des institutions européennes èt euro-atlantiques dans la détïnition de l'ordre mondial de sécurité, une impulsionsupplémentaire découle pour dans dynamique d'influence, au-delàdes élargissements successifs et de la politique de voisinage, et cela suite àl'ouverture des négociations pour l'adhésion avec la Turquie.

L'incertitude quant aux finales de ces pourparlers devraitencourager la Turquie à considérer comme convenant à llne capacité deretenue dans la région du Caucase, en y développant des relationsd'ouverture et des échanges intensifiés.

permettrait de considérer la longue phase des négociations commeun test de la bonne volonté de ce pays et comme une adaptationindispensable aux standards de conduite, internes et internationaux, exigésdans l'hypothèse d'une adhésion à très long terme.

XXI.17 GÉOPOLITiQUE LOCALE ET GÉOPOLITIQUE

MONDIALE. LE « PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD

ET DE LA GRANDE MER NOIRE» : NOYAU RÉGIONAL DIUN

NOYAU MONDIAL DE STABILITÉ

Ce test, correspondant aux intérêts profonds et bien compris d'Ankara,pOlllTait être interprété comme l'antichambre nécessaire à l'adhésion, voirecomme tIDe démarche complémentaire ou alternative à celle-ci.

434

Page 435: L'Europe entre utopie et realpolitik

C'est donc sur ces bases que rUE, les USA et la Russie pounaientreconnaitre l'utilité politique, économique et stratégique d'un «Pacte deStabilité régionale du Caucase du Sud et de la grande mer Noire 7>,lancé parrUE dans le but de promouvoir l'intérêt commtm dans le respect de lastabilité, de la souveraineté et de J'intégrité territOliale de toutes les nationsde la région. Ce serait là le noyau régional d'un noyau mondial de stabilité,jetant les bases d'tm système de sécurité eurasien d'enverguretranscontinentale et susceptible d' intluer profondément sur le comportementdes puissances politiques de l'Asie du Sud et de l'Extrême-Orient.

XXI.IS LE « PACTE DE STABILITÉ» ET L'INTÉRÊT DE LA

RUSSIE FACE À UN TRIPLE DÉFI

'.".""" ""'''',. _w",w,

Aucun acteur global ne peut jouer tout seul en Eurasieconce11ation et la coopération des autres, en paI1iculier dans leseurasiens. aux bordures centrales et méridionales du continent.

Après J'effondrement des blocs et l'immense amputation tenitoriale subiepar l'URSS, l'héritière de l'empire déftmt doit relever un triple défi qu'ellene peut atlronter toute setùe :

sans laBalkans

. Le premier est constitué par le rapprochement graduel au système européende l'Ouest, ce qui exige une démocratisation progressive tie r« étrangerproche» de jadis et en premier lieu de r Ukraine, de la Moldavie et de laGéorgie, sortant de la zone d'influence de Moscou.

435

Page 436: L'Europe entre utopie et realpolitik

. Le deuxième est l'hostilité croissante de 300 millions de musulmans duSud, dont la quête d'indépendance est représentée par les Tchétchènes,agissant par la terreur jusqu'au cœur de la Moscovie.

Le troisième est signalé par la vulnérabilité et l'insécurité territoriales deses confins, situés au-delà de la Caspienne et du Ienisseï et traversant laSibérie extrême jusqu'à la bordure de Sakhaline.

Sur toute la longueur de cette ligne imaginaire, 3 milliards d'hommesobservent avec un regard frémissant l'immense étendue de l'espace vide etsous-peuplé de l'hémisphère nord, où une trentaine de millions d'hommesvivent désormais sans l'illusion d'une utopie.

Pour l'exploitation de cet eldorado de richesses énergétiques et minières,la Russie a un besoin d'aide, dramatique et pressant, et n'a d'autre choix quela subordination pure et simple à la Chine ou la coopération et le concoursintensifié de l'Ouest (UE, USA et Japon).

Dans ce contexte, le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de lagrande mer Noire» représente un allègement considérable des tensions desprovinces du Caucase du Nord, une stabilisation de celles du Sud etl'ancrage et le désenclavement stratégique des républiques ex-soviétiquesd'Asie centrale, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan.

Il s'agit d'un espace de développement économique et commercial,profitable demain à la Turquie, une fois celle-ci renforcée par son insertiondans une zone de stabilité régionale liée à l'UE.

Les implications géostratégiques de la création de cette zone sont doncénormes.

.

En effet, la coopération régionale dans cette zone charnière pourraitconduire à l'extension des bénéfices locaux, obtenus grâce à l'UE, etpourrait se ramifier et s'amplifier dans l'Asie du Nord-Est. La simpleexistence de cette zone aurait comme conséquence politique immédiate latransformation de l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopérationen Europe) et l'évolution de celle-ci en une pièce importante d'un forum desécurité transeurasien.

Il s'agirait de la préfiguration d'un véritable système de sécurité pourl'Eurasie dont le bras armé demeurerait l'OTAN, puisque son champd'action stratégique y serait étendu progressivement.

C'est pour cette raison que l'Europe, éprise par une audace inhabituelle ettotalement originale pourrait jouer un rôle mondial autonome dans le concertdes grandes puissances de demain, celles qui forgeront le visage du systèmeinternational du XX le siècle.

Ce visage ne passerait plus nécessairement par les prismes de ladépendance stratégique vis-à-vis de l'OTAN, ni de la subordination politique

436

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vis-à-vis des USA, mais d'une conscience géopolitique nouvelle et de lamise en place de capacités de projection européennes efficaces et crédible.

437

Page 438: L'Europe entre utopie et realpolitik

SUR L'ICONOGRAPHIE DU TEXTEOU L'ÉLOGE DE LA PENSÉE PAR LES IMAGES

Depuis que l'écrit a abandonné la calligraphie (kaUas =beauté et graphia

= écriture) la beauté de la langue écrite a perdu de son attrait. L'irruption del'abstraction a contribué à la rendre desséchée et vide de forme, rendanténigmatiques sa compréhension et son sens. Les hommes sont-ils toujoursépris par la recherche du beau? S'accommodent-ils au divorce de l'idée etdu signe? L'étroite parenté de la pensée et de l'image remonte, dansl'histoire occidentale, aux philosophes médiévaux, Duns Scot et Guillaumed'Ockman. Le premier abordait la compréhension de l'œuvre en passant parles formes, le deuxième par la rigueur et les termes logiques.

La « logique» comme la « parole» réduisent-elles en cendre l'écriture?

Réconcilier l'art et le texte, ou encore les concepts et les formes a été lepari de notre approche. Avons-nous réussi?

La question est peut-être prétentieuse, car elle voudrait rendre captif lejugement, mais elle repose sur un constat. L'absence, en science politique,

d' œuvres qui font art ou création. Dans cette situation, le «sens» desœuvres comporte-t-il une dérive de la compréhension vers la représentation,s'éloignant de l'idée, et légitimant la liberté d'une quête séparée dubonheur? La frappe sur le clavier d'un ordinateur a-t-elle épuisé tout effortd'une poétique imagée, ignorant la symbolique des évènements et leursécueils périlleux?

Voyager dans les langages formels des abstractions, des mathématiques etdes parcours institutionnels signifie-t-il l'abandon définitif des vieillesfonctions scripturales, celle de la beauté textuelle et de l'art de l' œuvre? Misau pied du mur par les dérives de ces disciplines sévères, fallait-il vivrejusqu'au but la résignation du terne, de l'anonyme et de l'opaque au seulprofit de l'intelligible?

Dès lors, notre pari a été de conceptualiser, mais aussi de représenter, ensomme, de communiquer par des symboles. Quel choix d'images pourraitreprésenter telle intuition de la pensée? Ce fut à chaque fois la questionposée par le concept à sa forme. La gratuité et l'imperfection génétiques deslangues naturelles annihilent-t-elles le projet de leur traduction en un langageuniversel?

Représenter et faire trace, traduire et faire sens, donner de la puissance auverbe et de la chair à l'essence, fut à ce point le défi de l'entreprise, celuid'une œuvre où l'idée est corps, où la circonstance est drame, où le meurtreest création, où la révolte est vie.

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L'iconographie du livre a été intimement liée aux symboles,philosophiques, mathématiques ou politiques. Cette recherche a été souventdifficile, toujours exigeante.

Le réel cache-t-il une musique et la musique un principe premier, uneorigine surnaturelle? Nous l'avons cherché par la beauté et par l'icône. Afinque l'intellection ne soit pas disjointe de l'interprétation, le monde du regard,l'énergie de la matière, nous nous sommes penchés sur la recherche de leurunité profonde. Ainsi, d'une collaboration intense et infatigable entre Abou-Bakr Mokadem-Chouili, fidèle des fidèles et navigateur de l'inconnu, etmoi-même, n'est peut-être pas né le« Gustave Doré» des temps modernes,mais la tentative d'un genre nouveau, où le verbe et le signe participentintimement d'une création intégrale.

Porté par des voiles puissantes et poussées au dessus des vagues par lahardiesse du vent, une autre « surprise» est venue s'ajouter à cette aventureocéane, un marin femme Mia Bertetto Lambot.

Dès lors, le texte, le contexte, la structure, la cohérence, la consécutionlogique, le chiffrage, l'espace et le temps s'en sont trouvés unifiés et ont subiune inflexion, celle d'une courbe cosmique et une accélération sidérale. Lesparticules de l'infiniment petit sont entrées de force dans les trajectoires del'infiniment grand, redessinées par le maître de l'univers. Dans cet effortconceptuel, le passage de la comète étoilée de Halley fut appréhendéconfusément par notre regard d'hommes, épris par l'unité de l'œuvre. Quecette unité t'appartienne, ô lecteur inconnu, grand astronaute de la sciencepolitique européenne. Cette unité de l'idée et du signe a été l'œuvre, commeà l'origine, d'une Trinité, celle de l'idée, du verbe et de l'action, ou encore,de la pensée, de l'image et du sens.

Elle t'appartient.

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TABLE DES MATIÈRES

PREFACE de Graham Watson 5

I.

Les postulats du réalisme et leur abandon 6

INTRODUCTION 6

Ll Les postulats du réalisme 7

1.1.1 Les postulats du réalisme et leur abandon 7

1.2

1.3

N éokantisme et intégrationnisme Il

Pacifisme et utopisme légaliste 13

lA Souveraineté et droit international 14

1.5 L'Union européenne entre transferts de compétences et partage desouveraineté 16

1.6

I.7

Fédération et confédération 18

Soft Empire, intégration et «pacifisme rationnel » 20

Le retour de la realpolitik 211.8

1.9 Un impératif d'avenir: la Machtpolitik 23

Nota bene 24LlO

II. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE SIÈCLE. UNEVUE PROSPECTIVE. 25

ILl

II.2

La scène internationale de demain 25

L'Europe et les États-Unis. Des partenaires égaux ou équivalents 7 28

II.3

lIA

Instruments de pouvoir et intérêts géopolitiques 30

Environnement international: unipolarisme cooptatif ou multipolarité 731

11.5

II.6

L'Europe et la «révolution dans les affaires politico-stratégiques » 33

L'ordre international de demain 35

II.7

11.8

Le choix de l'Europe 36

Prospective et rétrospective 38

II.9 L'Amérique et la politique de primauté .4

III. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE SIÈCLE:UNIPOLARISME ÉLARGI OU MULTIPOLARITÉ 7 LE DÉBAT SUR LESYSTÈME INTERNATIONAL DE DEMAIN 43

IILl

III.2

Sur la «logique unipolaire » ou la logique de primauté .4

Droit et force 47

Page 442: L'Europe entre utopie et realpolitik

III.3

IlIA

Tony Blair et le choix de l'uni polaris me élargi .4

Système multipolaire et« security complex» 51

III.5

111.6

Multipolarité et instabilité internationale 52

Le système multipolaire et l'option française 54

III.7

111.8

Hétérogénéité et politique globale 55

Partenaires ou rivaux? État de nature ou règne de la loi? 58

111.9 Tensions internationales, discontinuités politiques et sous-systèmesrégionaux 59

III.lOlimité » ?

Acteurs globaux et sous-systèmes. La France, un «adversaire6l

IV CHINE USA. VERS UN NOUVEAU BIPOLARISME ENEXTRÊME-ORIENT? 63

IVl Acteur ou système? L'approche systémique et les processus de mutationdes relations internationales 63

IV2

IV3

Chine - USA. Un bipolarisme émergeant? 65

Théorie des systèmes et «révolutions systémiques » 66

Morton Kaplan. De la balance of power au système bipolaire « souple »...68

IV4

IV5

IV6

Le système bipolaire et ses règles 69

Un bipolarisme sans alternative de bloc? 71

IV7forces

Morphologie du système bi-multipolaire et configuration des rapports de

71

IV8

IV9

Homogénéité ou hétérogénéité 72

Hétérogénéité et légitimité 73

V NOUVELLES MENACES, NOUVELLES VULNÉRABILITÉS. LESMENACES BALISTIQUES ET CYBERNÉTIQUES. LE BOUCLIER ANTI-MISSILES (BAM) ET LE CONTEXTE GLOBAL DE SÉCURITÉ 75

VI Le contexte de sécurité 75

V2

V3

La menace balistique et nucléaire 76

Le Bouclier Anti-Missiles (BAM) 78

VA Cyberguerre et menace informatique. Guerres hypothétiques ethyperboliques 79

VI. LA GÉOPOLITIQUE EURASIENNE. GUERRE ET GÉOPOLITIQUE.SUN TZU ET CLAUSEWITZ 83

VI.l Le «Livre des mutations ». Frapper la tranquillité par l'imprévu et l'êtrepar le chaos 87

442

Page 443: L'Europe entre utopie et realpolitik

VI.2

VI.3

VIA

VI.5

VI.6

Guerre et géopolitique. Sun Tzu et Clausewitz 88

Discours occidentaux et discours chinois sur la politique et la guerre 90

Géopolitique et guerre 92

Le « désarmement de l'ennemi » dans la pensée chinoise 93

Le désarmement de l'adversaire dans la pensée occidentale 94

VI.7 Sun Tzu et « l'Art de la Guerre ». La « lutte moderne » entre Clausewitzet Liddel Hart. 96

VI.8 Les enseignements de Sun Tzu et de Clausewitz peuvent-ils être desréférences dans le monde d'aujourd'hui ? 98

VII. L'EUROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL À L'AUBE DU XXIESIÈCLE. POUR UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE 101

VII.1

VII.2

VII.3

VIlA

Vers une Ostpolitik mondiale de l'UE 104

Ostpolitik eurasienne 107

L'océan Indien. Pivot géographique du XXIe siècle 108

Synthèse provisoire. Une autre stratégie pour l'Europe 109

VIII. UNILATÉRALISME ET MULTILATÉRALISME. LA SÉCURITÉ ETLA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DE LAMENACE 111

VIII.1 Unilatéralisme- multilatéralisme 114

VIII.2

VIII.3

VIllA

VIII.5

La nouvelle géopolitique des menaces 118

Géopolitique et multilatéralisme culturel.. 119

Perception de la menace 121

L'Europe et les États-Unis face à la perception de la menace 121

IX. L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ET LESCHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS 123

IX.1 Les changements des paradigmes structurants. L'espace européen: del'Europe à l'Eurasie 124

IX.2

IX.3

Le « combat contre le terrorisme international » 125

La glo balisation médiatique 126

X. DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À LA PUISSANCEGLOBALE. LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE GLOBALE 129

X.1

X.2

X.3

La puissance mondiale classique 129

Les éléments de la puissance 131

La notion de puissance et sa transformation 132

XA L'intelligence, la surveillance stratégique et la ramification spatiale dupouvoir d'État 133

443

Page 444: L'Europe entre utopie et realpolitik

X.5 La puissance globale et ses attributs: le linkage, la diplomatie totale,

1'« alliance globale », la globalisation médiatique et la «guerre hors limite» 134

X.6

X.7

X.8

X.9

X.lO

X.Il

X.12

X.l3

Les principes du linkage 135

X.6.1 L'aspect stratégique 135

X.6.2 Un choix entre « confrontation et négociation » 136

X.6.3 L'aspect tactique 137

Le linkage nord-sud 138

La diplomatie totale ou le linkage accompli 139

L' alliance globale 139

La glo balisation médiatique 141

La guerre « hors limite » 142

L'inversion de la symétrie. Axe numérique - axe des combats 143

Le linkage vertical ou le réseau des cryptocapacités satellitaires 144

X.14 La puissance globale, la dominance stratégique et les nouvelles frontièresde l'espace. Missiles et antimissiles. Reconnaissance optique, télédétection etalerte précoce 145

X.15 Sur la surprise stratégique -le concept.. 148

XI. LE« NOYAU DUR ». RÉTROSPECTIVE D'UN CONCEPTPOLITIQUE DANS LE DÉBAT FRANCO-ALLEMAND SUR L'AVENIR DEL'EUROPE 151

XU

XI.2

XU

Le « non » irlandais. Droit de veto, vote à la majorité et « noyau dur » 151

Les premières réflexions sur l'avenir de l'Europe 153

L'interview du Premier ministre français. « L'union à trois cercles » 154

XIA Le texte de la CDU/CSU allemande. Géopolitique et stratégieinstitutionnelle 156

XI.5 L'option française et le nouveau rôle de l'Italie 160

XI.6 Conjoncture diplomatique et statuts politiques: les États-Unis, la Franceet l'Angleterre face à leur rang 164

XI.7

XI.8

Le « noyau dur» et l'argument économique 168

L'Europe et le système international 170

XI.9 Intérêts nationaux et intérêts européens. Vers une « normalisation » de lapolitique étrangère allemande 173

XI.I0 Intérêts communs et diplomatie préventive. Sur la «raison d'Étateuropéenne » 176

XUl Une balance ofpower au sein de l'Union? 177

444

Page 445: L'Europe entre utopie et realpolitik

XI.12

XI.13

XI.14

Histoire et conjoncture 181

La conscience des enjeux et le retour du politique 183

Élargissements et mondialisme 184

XI.15 Les élargissements et leurs répercussions en matière de défense. De laCPE à la PESC 186

XI.16 Vers un nouveau traité ? 188

XI.17 Les incidences des élargissements et le dédoublement de ladifférenciation. « Communauté d'action »et« communauté de valeurs » 189

XI.18 Différenciation et « géométrie variable » 192

XI.19 Nouvelles identifications et choc des civilisations. L'Occident contrele reste du monde 194

XII. POUR UNE «EUROPE RESTAURÉE ». DE LA CONSTITUTIONEUROPÉENNE À LA MACHTPOLITIK. UNE RELECTURE DE CARLSCHMITT 197

XII.l

XII.2

XII.3

XIIA

XII.5

XII.6

XII.7

XII.8

XII.9

XII.lO

Constitution et concept d'État. État et « société civile » 197

La Constitution selon Carl Schmitt 201

Constitution et décision 202

L'existentiel et l' occasionnel 204

Théolo gie et politique 205

Éthique et politique. Au-delà de la Constitution 207

Le réalisme radicaL 209

Le concept de politique et sa métaphysique 210

La Constitution et la « guerre civile mondiale » 212

Une constitution politique pour une Europe restaurée 214

XIII. LE SERVlCE EUROPÉEN D'ACTION EXTÉRIEURE. DU «PROJETDU TRAlTÉ CONSTITUTIONNEL» AU «TRAITÉ DE LISBONNE » 217

XIII.1

XIII.2

XIII.3

XIII.4

La genèse institutionnelle 217

Sur la figure du « haut représentant » 218

Le statut du Service. Un enjeu de pouvoir 219

La nature du service, son autorité, ses compétences et ses limites... 220

XIII.5 Le Traité de Lisbonne à l'heure de sa mise en place. La dualité despolitiques extérieures 222

XIII.6 La Présidence du Conseil de l'UE et les présidences tournantes.Dialectique, visibilité et enjeux 223

XIII.7 Le Service d'action extérieure 225

445

Page 446: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIII.8 Professionnalisme et formation du service. Sur l'académiediplomatique européenne 226

XIII.9 Corps diplomatique et « école diplomatique » européens. La lecture deGerardo Galeote Quécedo réadaptée 227

XIII.lO Encore sur l'Académique diplomatique. Une «école de pensée» àcaractère géopolitique et stratégique. Caractéristiques essentielles 230

La formation diplomatique. Centralité et réseau. Notes et observations231

XIV LA THÉORIE RÉALISTE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET LAPESC/PESD. CONCEPTIONS CONVERGENTES OU ANTITHÉTIQUES? 233

XlVI La doctrine réaliste: un détour théorique 233

XIII.ll

XIV2 Politique étrangère et de sécurité commune; politique étrangère desécurité et de défense. Trois questions 235

XIV 3

XIV4

XIV5

XIV 6

XIV 7

XIV 8

La notion d'extériorité 236

L'Union européenne est-elle un soft empire? 237

Élargissement, dépolitisation et surcharges administratives 238

L'Europe à l'horizon 2020. Les projections du Transatlantic Watch 240

Les composantes de la puissance 241

Conclusions générales provisoires 242

XIV9 Progrès de la PESC, corps diplomatique de l'Union et regroupementdes missions diplomatiques 242

XIVIO

XlVII2008

XIV12

Progrès de la PESC et consensus politique 244

La dissuasion française et ses adaptations doctrinales au mois de mars246

Les perspectives ouvertes par l'aggiornamento doctrinal de 1996...248

XIV12.1 Sarkozy et le recadrage doctrinal 249

XV L'IRAK ET LE PROCHE-ORIENT. L'IRAK EN L'ABSENCE DEL'EUROPE. LA« LONGUE GUERRE » À LA TERREUR ET LES LEÇONSDES CAMPAGNES DE L'IRAK ET DU LIBAN 251

XVI Enjeux et légitimité des conflits 251

XV2 Pour une approche théorique du terrorisme fondamentaliste; clandestinitéet action indirecte 253

XV3 Causes et cadres locaux, causes et cadre planétaire 254

XV4 Horizons et limites de la «théorie du partisan »; logique politique et« conflits métapolitiques » 255

446

Page 447: L'Europe entre utopie et realpolitik

XV5 Contre insurrection et «concept d'inimitié ». «Ennemi », «guerre» et« tiers intéressé » 257

XV6 Une guerre sur plusieurs fronts. Ennemi réel et ennemi absolu 259

XV7 Le terrorisme et la dissuasion conventionnelle. Une modification dans lanature des conflits modernes 261

XV8

XV9

Les faces cachées de la menace .terroriste 263

Le Liban, le Hezbollah et l'Iran 264

XVIO Légitimité, conflits asymétriques et bataille médiatique. Le temps et

l'espace en stratégie 265

XVII

XV12volonté

XV13

XV14

XV15

XV16

Tactique et stratégie dans l'action de représailles 266

Le « temps » en stratégie, dans l'épreuve de force et dans l'épreuve de~8

Le temps et l'espace dans les stratégies d'Israël et du Hezbollah 269

Les stratégies dominantes et le cadre international 270

Les limites de la stratégie d'IsraëL 271

L' heure des bilans 273

XV17 Logiques politiques et stratégies juridiques; le droit internationalpublic et la légitimation de la guerre 274

XVI.

XVI.1

XVI.2

XVI.3

XVI.4

XVI.5

XVI.6

XVI.7

XVI.8

XVI.9

XVI.10

XVI.11

XVI.12

XVI.13

SYSTÈME INTERNATIONAL ET CONFLITS MÉTAPOLITIQUES 277

Sens, violence et système 277

Les conflits métapolitiques 278

Sémiotique et conflits métapolitiques 281

Redéfinition des stratégies 282

Terrorisme, globalisation et géopolitique 284

Un système international en quête de multipolarité 285

La place de l'Europe, une révolution conceptuelle 287

Les nouvelles règles du jeu et les conflits métapolitiques 288

Centre de gravité et variables « asymétriques » 289

Évolutions stratégiques et ruptures asymétriques 290

Évolutions conceptuelles. L'asymétrie et les conflits asymétriques. 292

Évolutions techniques et conflits métapolitiques 294

Notes 296

447

Page 448: L'Europe entre utopie et realpolitik

XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMES INTERNATIONAUX. DU CONGRÈSDE VIENNE À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUE EUROPÉENNE AU

E'TOURNANT DU XXI SIECLE 297

XVII.1

XVII.2

Le Congrès de Vienne et ses fondements 297

L'ordre mondial actuel 299

XVII.3 Morale et intérêt dans les relations internationales 301

XVIIA La « sécurité collective ». Objectifs et principes « Paix par la force »ou « paix par le droit » ? 303

XVII.5 Le« système Metternich» et l'unité conservatrice de la Sainte-Alliance. Préservation du statu quo intérieur 305

XVII.6Bismarck

La realpolitik et la chute du concert européen. Napoléon III et3m

XVII.7 « Légalité» et «légitimité ». Conceptions classiques et relationsinternationales 309

XVII.8

l'ordre

Système européen et système planétaire. Le rôle de la stabilité et de312

XVII.9 La politique européenne et mondiale au tournant du XXIe siècle.L'intégration communautaire à la lumière du réalisme politique. L'histoire subie et

l' histoire voulue 314

XVII.10 Les traites de Rome et le Congrès de Vienne. Deux légitimités, deuxtypes de stabilité et de contrepoids 316

XVII.ll L'Union européenne et la réflexion sur l'avenir. De l'unitéconservatrice du Congrès de Vienne à l'union intégratrice du XXIe siècle 321

XVII.12 Les traités de Rome et le Congrès de Vienne. Ressemblances etdissemblances 321

XVII.13 L'Europe et le déclin français 324

XVII.14 K.W.N.L. von Metternich. L'homme, le diplomate et le chancelier. Lalutte contre 1'« hydre de la révolution », le nationalisme et l'idéologie nationale ....

3~

XVII.15 De l'Europe à l'Eurasie. Un changement dans les paradigmesgéopo litiq ues 328

XVII.16 Analogies historiques et constellations diplomatiques. La conjoncturemondiale actuelle -limites analytiques et traits typiques 330

XVIII. RÉALISTES ET IDÉALISTES. À LA RECHERCHE D'UNE MORALED'ACTION EN POLITIQUE ÉTRANGÈRE 335

XVIII.1 Le droit et la société internationale 336

448

Page 449: L'Europe entre utopie et realpolitik

XVIII.2 Le discours juridique et ses fonctions: normalisation, création etcommunication 338

XVIII.3

XVIII.4

XVIII.5

XVIII.6

XVIII.7

XVIII.8

XVIII.9

XVIII.l 0

XVIII.ll

XVIII.l2

XVIII.l3

XVIII.l4mondiale

XVIII.l5

Personnalités et convictions dans l'action des hommes d'ÉtaL 339

Théorie et représentations 340

«Grande théorie» et néoréalisme 341

En quête de la paix. Éthique et politique 343

Idéalisme légaliste et idéalisme idéologique 345

Cynisme et réalisme 347

Deux Ideal-typen : le réaliste et l'idéaliste 349

Styles et doctrines 353

Modèles idéaux et systèmes d'action 354

Culture de l'humanité et moralité des États 356

Morale du combat ou morale de la loi? 358

De l'idéalisation de la puissance à l'interdépendance de la politique300

Survie et sécurité collective à l'âge de la bipolarité 361

XVIII.16 Systèmes d'action et schèmes du devenir. Sur la conduitediplomatico-stratégique 363

XVIII.l 7

XVIII.l8

XVIII.l9

Vers de nouveaux modèles théoriques? 365

Particularismes culturels et prospective internationale 366

Espoirs et menaces à l'aube du millénaire 368

XIX. «LES LIMITES DE L'EUROPE ». ANALYSE DES «LIMITES»GÉOPOLITIQUES ET STRATÉGIQUES DE L'UNION EUROPÉENNE.EXAMEN DE LEURS RÉPERCUSSIONS INSTITUTIONNELLES ETB UDG ÉTAIRES 373

XIX.l

XIX.2

XIX.3

Les limites « géopolitiques » et « stratégiques » 374

La PESC/PESD et la stratégie de paix de l'Union européenne 375

Sur la « culture stratégique » de l'Union européenne 376

XIXA La politique d'élargissement et de voisinage et les «limites»sectorielles des politiques de l'Union 377

XIX.5 Évidences et blocages du processus d'intégration Notes sur le débat encours à propos du projet de traité constitutionnel 378

XIX.6 Les «frontières extérieures »et les «capacités d'absorption »de rUE

381

449

Page 450: L'Europe entre utopie et realpolitik

XIX.7 Un changement de paradigme: de l'Europe à l'Eurasie. Sur les« limites »régionales et civilisationnelles. Un seul échiquier, l'échiquier mondial.

383

XIX.8 L'Europe, la Russie et les frontières spirituelles 386

XIX.9 L'Europe et la mondialisation. Les limites de la stratégie européennede sécurité. Une seule réalité, la compétition violente 387

XIX.10 La sécurité énergétique en question 388

XIX.ll Le cadre multilatéral de l'action internationale de l'Union et lespartenariats de rUE dans le monde 390

XIX.12 Les faiblesses du multilatéralisme institutionnalisé et l'absence de lafigure de l'ennemi 391

XIX.13 Les limites du processus d'intégration et la logique des «intérêtspartagés» 393

XX. LES «LIMITES» SPIRITUELLES ET LES GRANDES ÉTAPES DELA SÉCULARISATION DU POLITIQUE 397

XX.1 Les grandes étapes de la sécularisation du politique et de ladépolitisation de la pensée européenne 397

XX.2 Sur la connaissance du présent.. 398

XX.3 Lumières et anti-Lumières. Aux racines philosophiques d'une « autremodernité » 399

XXA Sur les « limites spirituelles » de l'Europe d'aujourd'hui .41

XX.5 Pour une approche sécuritaire du concept d'« ennemi » et pour uneaxiomatique rénovée de 1'« action préemptive » .43

XX.6 Sur la preemptive strategy et la «démocratie armée ». La« souveraineté fictive » et la « souveraineté limitée » .46

XXI. « L'EUROPE ET LA GRANDE STRATÉGIE » VERS UNMULTIPOLARISME COOPÉRATIF 409

XXI.1 L'UE, les partenariats privilégiés (avec l'Ukraine, la Moldavie, laGéorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie) et le «pacte de stabilité du Caucase du Sud

et de la grande mer Noire » (cadre organisateur régional de réorientationgéopolitique et stratégique de rUE) .40

XXI.2

XXI.3

Une transformation de l'équation stratégique en Asie Centrale 411

La Turquie, l'Iran et l'avenir du TNP .42

XXI.4 Le « pacte de stabilité pour les Balkans occidentaux et l'Europe duSud-Ouest » et le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande merNoire ». Fausses analogies et vraies différences. Opposition et complémentaritéentre deux paradigmes: «Europe »et« Eurasie » .43

XXI.5 La « géopolitique globale » de rUE en direction de l'Asie centrale416

450

Page 451: L'Europe entre utopie et realpolitik

XXI.6 La géopolitique des ressources, l'affirmation de l'Asie et la zoned'influence potentielle de la Chine .48

XXI.7 Axe baltique/grande mer Noire 419

XXI.8 Le« pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande merNoire » : vers un multipolarisme coopératif .41

XXI.9 Le rôle de la Russie et les interdépendances régionales équilibrées 423

XXI.IO Projection de rUE vers le Caucase et l'Asie centrale et objectifssouhaitables 424

XXI.ll Éléments de géopolitique théorique. Le « Rimland de l'intérieur» et ledouble anneau des terres: le Caucase du Sud et la grande mer Noire .45

XXI.l2

XXI.l3

Le « Rimland de l'intérieur » ou inner crescent .48

L'UE, la Russie et la Chine .49

XXI.14 Stratégie européenne et gestion des alliances en Asie centrale. Sur lesformes de consensus envisageables par rUE .4l

XXI.l5

XXI.l6

La stabilité mondiale et le rôle de rUE et des USA .42

Le jeu des rivalités locales et des arbitrages mondiaux .43

XXI.l7 Géopolitique locale et géopolitique mondiale. Le «pacte de stabilitédu Caucase du Sud et de la grande mer Noire» : noyau régional d'un noyaumondial de stabilité 434

XXI.l8 Le « pacte de stabilité » et l'intérêt de la Russie face à un triple défi ....4~

Sur l'iconographie du texte ou l'éloge de la pensée par les images 438

451

Page 452: L'Europe entre utopie et realpolitik

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Page 453: L'Europe entre utopie et realpolitik

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