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D ans cette publication, qui constitue une mise à jour d’un en- tretien publié par la Fondation en 2014, Amy DAHAN et Ste- fan C. AYKUT, auteurs de nombreux travaux universitaires sur les questions climatiques, reviennent notamment sur les rapports du GIEC, les notions de «régime climatique» et «schisme de réalité», le rôle de l’Europe dans la lutte contre le changement climatique et les enjeux de la Conférence des Nations unies sur le climat (COP21) qui se tiendra à Paris en décembre 2015. Alors que se profile la Conférence climat de Paris en dé- cembre 2015, pouvons-nous faire le bilan des connais- sances scientifiques sur le changement climatique is- sues des rapports du GIEC ? Pouvez-vous aussi nous expliquer où nous en sommes de l’alerte climatique ? L’Europe face au changement climatique Amy Dahan & Stefan C. Aykut entretien avec la FEP et Rémi Beau AMY DAHAN Historienne des sciences, directrice de recherche émérite au CNRS. Elle est membre du Conseil scientifique de la Fondation de l’Ecologie Politique. STEFAN C. AYKUT Politiste et sociologue. Docteur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Stefan Aykut et Amy Dahan sont les auteurs de Gouverner le climat ? 20 ans de négociations climatiques (Presses de Sciences Po, 2015, 752 pp.). LES NOTES DE LA FEP Amy DAHAN : L’alerte climatique est relativement ancienne. Elle est montée en puissance dans les an- nées 1980 et fut suffisamment forte pour conduire à la création de cet or- ganisme d’expertise internationale qu’est le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolu- tion du climat). Si cet organisme est assez singulier dans son fonctionne- ment, il avait tout de même un mo- dèle qui était le dispositif de surveil- lance de la couche d’ozone. L’alerte au trou d’ozone apparue également dans les années 1980 avait, en ef- fet, conduit à la création d’un orga- nisme scientifique de veille. Celui-ci continue d’ailleurs à fonctionner même si la question de l’ozone est moins d’actualité, précisément parce que les engagements pris par les pays signataires du protocole de Montréal en 1987 ont permis de réduire de façon drastique les émis- sions de chlorofluorocarbures. Le GIEC est créé, quant à lui, en 1988. Cette création fut très compliquée, notamment du fait de son caractère multilatéral. Toutefois, un grand nombre d’acteurs de différents pays ont exprimé le désir d’y voir plus clair dans la question clima- tique. Aux États-Unis, en particulier, des controverses opposaient dif- férents organismes, départements ou agences, à propos des choix de politiques énergétiques qu’il fallait faire. De ce point de vue, l’idée était de demander à un ensemble d’ex- perts scientifiques de trancher ces questions. C’est dans ce contexte que le GIEC a fait son apparition. Son cinquième rapport, paru en 2013, délivre un message sans hé- sitation : la situation empire, elle empire même énormément. Nous avons émis, tous pays confondus, toutes régions du monde confon- dues, 550 gigatonnes (gt) de car- bone cumulées depuis 1870. Durant la seule année 2013, nous avons émis 9,9 gt de carbone et ce volume annuel continue de croître ! Or, tous les scientifiques s’accordent à dire N°4 - Juin 2015 #Climat #COP21 #Énergie #Géopolitique #Politique_Européenne

L'Europe face au changement climatique

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Notes De La Fep #4*** L'Europe face au changement climatique ***Par Amy Dahan & Stefan C. Aykut

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  • Dans cette publication, qui constitue une mise jour dun en-tretien publi par la Fondation en 2014, Amy DAHAN et Ste-fan C. AYKUT, auteurs de nombreux travaux universitaires sur les questions climatiques, reviennent notamment sur les rapports du GIEC, les notions de rgime climatique et schisme de ralit, le rle de lEurope dans la lutte contre le changement climatique et les enjeux de la Confrence des Nations unies sur le climat (COP21) qui se tiendra Paris en dcembre 2015.Alors que se profile la Confrence climat de Paris en d-cembre 2015, pouvons-nous faire le bilan des connais-sances scientifiques sur le changement climatique is-sues des rapports du GIEC ? Pouvez-vous aussi nous expliquer o nous en sommes de lalerte climatique ?

    LEurope face au changement climatique

    Amy Dahan & Stefan C. Aykut

    entretien avec la FEP et Rmi Beau

    AMY DAHANHistorienne des sciences, directrice de recherche mrite au CNRS. Elle est membre du Conseil scientifique de la Fondation de lEcologie Politique.STEFAN C. AYKUTPolitiste et sociologue. Docteur de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.Stefan Aykut et Amy Dahan sont les auteurs de Gouverner le climat ? 20 ans de ngociations climatiques (Presses de Sciences Po, 2015, 752 pp.).

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    Amy DAHAN : Lalerte climatique est relativement ancienne. Elle est monte en puissance dans les an-nes 1980 et fut suffisamment forte pour conduire la cration de cet or-ganisme dexpertise internationale quest le GIEC (Groupe dexperts intergouvernemental sur lvolu-tion du climat). Si cet organisme est assez singulier dans son fonctionne-ment, il avait tout de mme un mo-dle qui tait le dispositif de surveil-lance de la couche dozone. Lalerte au trou dozone apparue galement dans les annes 1980 avait, en ef-fet, conduit la cration dun orga-nisme scientifique de veille. Celui-ci continue dailleurs fonctionner mme si la question de lozone est moins dactualit, prcisment parce que les engagements pris par les pays signataires du protocole de Montral en 1987 ont permis de rduire de faon drastique les mis-sions de chlorofluorocarbures. Le GIEC est cr, quant lui, en 1988. Cette cration fut trs complique,

    notamment du fait de son caractre multilatral. Toutefois, un grand nombre dacteurs de diffrents pays ont exprim le dsir dy voir plus clair dans la question clima-tique. Aux tats-Unis, en particulier, des controverses opposaient dif-frents organismes, dpartements ou agences, propos des choix de politiques nergtiques quil fallait faire. De ce point de vue, lide tait de demander un ensemble dex-perts scientifiques de trancher ces questions. Cest dans ce contexte que le GIEC a fait son apparition.Son cinquime rapport, paru en 2013, dlivre un message sans h-sitation : la situation empire, elle empire mme normment. Nous avons mis, tous pays confondus, toutes rgions du monde confon-dues, 550 gigatonnes (gt) de car-bone cumules depuis 1870. Durant la seule anne 2013, nous avons mis 9,9 gt de carbone et ce volume annuel continue de crotre ! Or, tous les scientifiques saccordent dire

    N4 - Juin 2015

    #Climat#COP21

    #nergie

    #Gopolitique#Politique_Europenne

  • que si lon atteint une somme cumule qui avoisine les 800 gt de carbone, la hausse de la temprature moyenne de la plante de 2 C sera atteinte.Et lon considre que cest une zone dangereuse, parce que lhumanit na jamais vcu en dehors dune four-chette de temprature qui sloigne de plus de 2C par rapport une temprature moyenne de 15C. Or, la tem-prature moyenne a dj augmente de 0,6C depuis le dbut de lre industrielle. Par ailleurs, si on continue le business as usual, ce ne sera pas une augmentation de 2C mais de 5 ou 6C laquelle le monde sera confront.Bien sr, cette temprature est trs abstraite, cest une moyenne tablie partir des tempratures variables des diffrentes rgions du globe et qui permet de mesurer le

    rchauffement anthropique. Cette approche a fait lobjet de nombreuses critiques et connu une rception poli-tique complique. Aprs tout quest-ce que cette temp-rature moyenne du globe ? quelle ralit renvoie-t-elle ? Tout cela semble la fois trs abstrait et trs globalis. Nous touchons l une caractristique trs importante du problme climatique : le caractre abstrait, globalis, non directement perceptible, des phnomnes auxquels il renvoie; auxquels il faut ajouter le caractre irrver-sible, le fait que cest dj dans les tuyaux, mme si nous ne le percevons pas encore. Ce sont cette abstraction et cette globalit qui le rendent trs difficile apprhender, qui suscitent des problmes de comprhension, des dif-ficults cognitives.

    Rmi BEAU : Le changement climatique nest pas une question purement scientifique, mais possde galement une dimension politique. Afin de rpondre lalerte climatique, sest dvelopp un pro-cessus de ngociations multilatrales engageant la quasi-totalit des tats du monde. La question du climat renvoie ainsi la fois ltablissement dun diagnostic scientifique et la construction dun accord politique. Afin de dcrire le caractre multidimensionnel du problme, vous utilisez lexpression de rgime climatique . Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette expression ? Amy DAHAN : Le mot rgime a bien sr plusieurs accep-tions. Je lutilise ici, en effet, pour capturer la complexit du problme. Le rgime climatique renvoie la notion politique de rgime de relations internationales , le processus de la convention en est un, mais il renvoie aus-si la notion pistmologique de rgime de production des savoirs . Cette expression invite examiner la faon dont les sciences sorganisent, la faon dont les connais-sances sur le climat sont produites. Les scientifiques ont jou et jouent un trs grand rle dans le processus poli-

    tique. La question des rapports entre le diagnostic scien-tifique et le processus politique est trs importante, en premier lieu, parce que, dune certaine faon, le proces-sus politique mane de ce diagnostic, mais aussi parce ce dernier a pu tre mis en cause au prtexte quil servi-rait des intentions politiques. Avec cette expression de rgime climatique, jessaie ainsi danalyser les relations complexes entre sciences et politiques qui se nouent dans les diffrentes arnes climatiques (les confrences des parties, les institutions comme le GIEC, les ONG, etc.).

    Rmi BEAU : Pouvez-vous nous dcrire la mise en place de ce rgime climatique, ses lments de cadrage, son volution ? Peut-on faire ensuite le bilan du processus des ngociations climatiques qui dure depuis une ving-taine dannes ?

    Amy DAHAN : La Convention-cadre a t cre en 1992 au moment du sommet de la Terre de Rio. Elle sest mise en place en 1994 et un an plus tard se tenait la premire Confrence des parties, qui se runit depuis annuelle-ment. Cest un processus trs compliqu et trs lourd, comme tous les processus multilatraux. Pendant la pre-mire dcennie, cest--dire durant les annes 1990, cela a t la ngociation du Protocole de Kyoto. Quel a t le cadrage de cette premire priode du processus onu-sien ? En premier lieu, il faut souligner limportance des

    travaux du GIEC. Ses rapports dexpertise ont eu une im-portance cruciale. Le diagnostic scientifique de lalerte climatique est le point de dpart du processus politique. Au courant des dix premires annes du processus la ngociation stait notamment droule entre les pays dvelopps (qui voulaient sengager chacun le moins possible), tandis que la polarisation Nord / Sud tait trs forte. Pour les pays du Sud, le changement climatique ne concernait que les pays du Nord. En fait, beaucoup de pays en dveloppement (PED) taient quasiment scep-- 2 -

    Note n4 - Juin 2015 LEurope face au changement climatique

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    tiques par rapport la question climatique. Sans ltre compltement du point de vue des sciences, cela en tout cas ne les concernait pas. Ils considraient pour la plu-part que ctait une sorte de cauchemar fabriqu uni-quement pour gner leur dveloppement. De ce point de vue, les scientifiques du climat ont fait un effort p-dagogique norme et cest lun des mrites indniables du GIEC que dtre parvenu convaincre ces pays que le changement climatique existait, quil tait une menace relle. Cet effort, auquel ont contribu les ONG environ-nementales, a si bien march que les PED, en particulier les pays les plus vulnrables et les plus pauvres, sont devenus de plus en plus actifs dans les ngociations et ont contribu inflchir, au dbut des annes 2000, le cadrage du rgime climatique.De faon plus prcise, je dirais que les rapports de force gopolitiques ont bascul vers 2002. Dabord, parce que les pays mergents ont merg et que a change tout... De plus, rticents initialement, les PED pauvres sont devenus trs prsents dans les ngociations et ils placent au centre des dbats la question des pertes et des dommages quils vont subir du fait du change-ment climatique. Comment va-t-on compenser ces lost and damages ? De ce point de vue, le groupe 2 du GIEC, qui traite des questions de la vulnrabilit de certaines rgions du monde et de limpact du changement clima-tique, prend de limportance. La question de ladapta-tion monte en puissance, alors quauparavant seuls les objectifs de rduction des missions de gaz effet de serre taient discuts. Ce dplacement vers le thme de ladaptation sopre galement dans les pays du Nord, qui ont connu des vnements climatiques extrmes et qui reconnaissent dsormais quil faut mener les deux luttes de front rduction et adaptation. Les annes 2000 ont t au fond marques par lvidence de la prsence du rchauffement du climat : le changement climatique est l.Ceci nous amne aux annes 2010 et la situation minemment dlicate dans laquelle se trouve actuel-lement le processus. Pour le dire simplement, depuis Copenhague, il est dans une impasse de gouvernance norme. Nous allons revenir sur ce point. Toutefois, je ne voudrais pas quapparaisse, au terme de ce bilan rapide, une vision totalement ngative du processus. Premirement, il y a eu une monte en puissance de la conscience du problme lie la construction dif-ficile du processus multilatral et tout ce qui la ac-compagn, les Confrences des parties, mais aussi le dveloppement parallle dautres arnes climatiques, ce que lon dsigne, par exemple, comme le off du pro-cessus, auquel ont contribu les ONG. Deuximement,

    si les ngociations semblent bloques, certains pays ont tout de mme mis en uvre des politiques visant rduire leurs missions de gaz effet de serre. Il y a eu des avances, qui ne sont, certes, pas la hauteur de la dgradation climatique, mais qui tmoignent de cette prise de conscience. Nous pouvons dire quune v-ritable course de vitesse est lance entre la dgradation du climat qui va beaucoup plus vite que lon ne pensait et des politiques, locales ou nationales, qui essaient de la freiner, sans quil y ait une mobilisation vritable-ment internationale. Stefan C. AYKUT : Malgr ces quelques avances et la monte dune prise de conscience mondiale, nous sou-lignons dans notre analyse lcart qui spare la bulle des ngociations onusiennes du monde extrieur, un tat de fait que nous avons appel dans notre livre schisme de ralit . En effet, on ne peut qutre frap-p du hiatus qui spare ces deux mondes : dun ct les ngociations, rgies par les rgles de consensus et de civilit onusienne, organises autour de la volont de faire face un risque global, et construites autour de notions comme celles de responsabilit, dquit, et de partage du fardeau des rductions. De lautre ct, le monde de la gopolitique et de la lutte pour laccs aux ressources, la concurrence conomique effrne entre pays, et la propagation quasiment universelle du mode de vie occidental, trs intense en carbone. Ainsi, il y a tout un ensemble dvnements et de dynamiques ext-rieures qui ont eu un impact dcisif sur le monde dans lequel nous vivons, mais qui ne sont absolument pas reflts et digrs dans le rgime climatique. On peut citer les deux guerres du Golfe qui ont, sous impulsion amricaine, rorganis le grand jeu du ptrole, tout en scurisant laccs cette ressource considre comme vitale pour lAmerican way of life et au-del, pour nos modes de vie en Europe et ailleurs. Plus rcemment, on peut penser la crise conomique et financire qui a affaibli lEurope, et qui parachve la transformation de lordre gopolitique mondial, avec lascension des puissances mergentes et surtout de la Chine, l encore une volution dont les implications profondes nont pas trouv lcho quelles mriteraient dans le rgime climatique. Cest une crise profonde de lOccident, de son modle de croissance comme de son hgmonie. Les problmes de la crise conomique, le prix de la dcarbonisation des conomies, les opportunits of-fertes par les innovations technologiques et la transi-tion nergtique pour aborder les problmes demploi ou des reconversions industrielles, constituent une liste dlments importants mais qui nont jamais v-

    Note n4 - Juin 2015LEurope face au changement climatique

  • ritablement t considrs dans le processus de gou-vernance climatique. Ce schisme entre la ralit du monde et la pratique de la gouvernance climatique a t son comble la Confrence de Copenhague, en 2009, construite dans un exercice de volontarisme plantaire frntique comme un moment dcisif mondial o tout allait se jouer pour le climat et o tout pouvait se rgler.Amy DAHAN: De plus, des murs coupe-feu sparent le rgime climatique dautres rgimes internationaux sur lnergie, sur le dveloppement, sur le commerce mondial vitant que la gouvernance du climat in-terfre avec ces questions considres comme stra-tgiques. Or, en procdant de la sorte, le rgime clima-tique na jamais russi avoir une prise relle sur ce qui cause le problme climatique ! Et plus que cela : il na pas non plus de prise sur ce qui pourrait consti-

    tuer des solutions. Pour donner un exemple, une des volutions majeures de ces dernires annes dans le paysage nergtique mondial a t lessor sans prc-dent des nergies renouvelables, surtout du solaire et de lolien. LAgence Internationale de lEnergie vient de constater, la surprise de tout le monde, que lan-ne 2014 a t la premire anne depuis 40 ans, en dehors des priodes de crise conomique, voir une stagnation des missions mondiales. Elle explique que cette volution est surtout due au dveloppement des renouvelables, notamment en Chine. Or dans les ngo-ciations climatiques, il sagit de discuter des objectifs dmissions long terme, mais pas des questions mat-rielles de production et de technologies nergtiques. Par consquent, nous ne disposons toujours pas dou-tils et dinstruments pour renforcer une dynamique po-tentiellement positive pour le climat. Rmi BEAU : Vous avez soulign la faon dont lopposition Nord / Sud a structur les premires annes du processus climatique, mais aussi comment lengagement des pays en dveloppement (PED) dans les ngociations sest peu peu renforc, modifiant les grandes lignes de force de la gopolitique du climat. Quels sont lheure actuelle les grands groupes de pays que lon peut identifier comme les acteurs des arnes climatiques ? Amy DAHAN : De faon trs schmatique, nous pou-vons dire que jusque trs rcemment, lon pouvait re-prer trois grands acteurs dans les ngociations clima-tiques, lEurope, les tats-Unis et un grand groupe de pays 77 pays lorigine et, aujourdhui, 132 , trs h-trogne, qui porte le nom de G77+Chine. Pour dcrire brivement leurs positions respectives, lUnion euro-penne sest longtemps montre proactive dans les po-litiques climatiques, se prononant de faon constante en faveur dun trait ambitieux, liant vritablement les pays qui le signaient. Les tats-Unis, quant eux, ont toujours voulu prserver leurs intrts (conomiques, nergtiques) et ils ont toujours fait de lengagement de tous les pays la condition de leur adhsion un trait, visant, en particulier, lengagement de la Chine. Or, cette dernire avec le G77 a principalement dfendu la ligne mettant en avant la responsabilit des pays du Nord. La Chine sest, en effet, trs tt positionne en tant que porte-parole des pays en dveloppement, se proposant de dfendre leurs intrts dans les arnes climatiques.Ce schma trs simple se complexifie lorsque lon exa-mine dun peu plus prs la composition de ce groupe trs particulier quest le G77. Ce dernier rassemble, en effet, des pays aux intrts et aux niveaux de dvelop-

    pement trs diffrents. Cest ainsi que lon peut rep-rer au sein de cette entit un certain nombre de sous-groupes. En premier lieu, nous pouvons citer les grands mergents, la Chine, le Brsil, lAfrique du Sud et lInde. Ces pays se sont rassembls autour dintrts communs dans un groupe appel BASIC (Brsil, Afrique du Sud, Inde, Chine). Tout en reprsentant dsormais, du fait de leur dveloppement spectaculaire, une part importante des missions actuelles, ces pays maintiennent que les efforts doivent tre accomplis essentiellement par les pays du Nord. Un deuxime sous-groupe est constitu par lensemble des pays les moins avancs et des pays les plus vulnrables aux risques associs au rchauffe-ment du climat. Ces pays se sont peu peu dmarqus de la position des mergents, soulignant la faon dont le dveloppement de ces derniers les mettait dsor-mais en danger. Parmi eux, nous pouvons citer les pays insulaires de lOcanie, particulirement vulnrables, et rassembls sous lappellation dAOSIS (Alliance of Small Island States). Ces lignes de fracture ont t par-ticulirement visibles Copenhague, dune faon telle que lon peut parler dune vritable explosion du G77 lors de ce sommet.- 4 -

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    Rmi BEAU : Au fond, si lon compare les recommandations scientifiques pour rester sous les 2C et les engagements pris par les tats lissue du processus de ngociations multilatrales, on ne peut que constater llargissement du gap qui les spare. Toutefois, vous semblez indiquer quaux niveaux national ou rgional, si lon pense lEurope, des politiques climatiques ou nergtiques permettent daller au-del de ces engagements. Est-ce l la voie suivre pour dpasser les blocages rencontrs au niveau international ?

    Amy DAHAN : Lide centrale, cest surtout quil faut changer de paradigme. Il faut rompre avec la manire actuelle de mener les ngociations climatiques. Tant que lattention reste centre sur les objectifs long terme, sur la question du caractre contraignant ou non des traits internationaux sur le climat, les vritables pro-blmes ne sont pas traits. Comment produire une ner-gie plus propre ? Quelles techniques peuvent contribuer leffort de rduction ? Ce sont des questions concrtes, matrielles, et auxquelles des rponses doivent tre ap-portes. En bref, il faut re-territorialiser et re-mat-rialiser le cur des ngociations.Sur ce point, il est vrai que tandis que le processus de ngociation sest en quelque sorte fig dans ce cadre nolibral, attendant que le march sautorgule et ap-porte une solution au problme du climat, certains pays ont pris conscience que cela ne pouvait pas durer, quil fallait interroger le mode de dveloppement suivi par les pays du Nord et qui sexporte dans le monde entier. Les pays en dveloppement ou les mergents se rendent

    compte que ce type de dveloppement nest pas viable, pas simplement pour la plante, mais avant tout pour eux-mmes. En Chine, nous voyons bien comment les questions climatiques, par lintermdiaire du problme connexe de la pollution atmosphrique, sont peu peu (trop lentement) prises en main. Un certain nombre de pays se sont empars du paradigme de la modernisa-tion cologique et cherchent affirmer leur leadership de ce point de vue. Cest le cas de lAllemagne, bien sr, qui est le pays le plus avanc. Mais, cest aussi, dans une autre mesure, le cas de la Core du Sud, et surtout de la Chine qui veut fabriquer et vendre des technologies so-laires dans le monde entier.Dans ce contexte, la question dun accord au niveau in-ternational rapparat, alors, dans loptique de saffran-chir de la comptition conomique effrne entre les tats, dont la lutte contre le rchauffement climatique ptit bien plus quelle ne profite. Cest pourquoi il est im-portant de sortir le processus de la situation de blocage dans laquelle il se trouve actuellement.

    Rmi BEAU : Pour sortir prcisment de cette impasse dans laquelle semble engag le processus, il nous faut comprendre les causes de cette situation. Quels ont t les principaux facteurs de blocage dans les ngociations climatiques ? Amy DAHAN : Historiquement, nous pouvons reprer un certain nombre de causes qui ont, en quelque sorte, mis le processus sur la mauvaise voie. Certains des l-ments de cadrage, que nous avons voqus, lui ont t, en effet, prjudiciables. En premier lieu, la faon dont le cas de lozone a servi de modle pour apprhender la question climatique a induit une erreur de comprhen-sion. Le problme de la couche dozone est un problme de pollution aux chlorofluorocarbures. Par consquent, la rponse consistait trouver des produits de substitu-tion ces polluants. Mais, il est tout fait clair quil en va autrement pour la question du climat. Le carbone nest pas une pollution, il est prsent dans toutes nos activi-ts, dans nos vies, dans les cycles physiologiques. Je crois quavoir construit initialement le problme comme une question de pollution globale nous a empch de saisir les vritables enjeux du rchauffement climatique.

    La deuxime cause historique de blocage concerne le rle quont jou les tats-Unis dans le processus. Dune certaine faon, je dirais quune vritable fiction a t construite au sujet de leur intgration dans le processus. En effet, si les tats-Unis ont bien particip llabora-tion du Protocole de Kyoto, qui tait cens distribuer un fardeau rpartir entre les pays du Nord, ils ne lont, cest bien connu, jamais ratifi. Les tats-Unis nont donc pas sign en 2001 et le Protocole a commenc sans eux en 2004, ds lors que suffisamment de pays signataires furent rassembls. Or, nous navons pas cess de faire comme si les tats-Unis allaient ratifier le Protocole. Nous avons, en quelque sorte, continu les attendre. Nous navons pas pris acte de ce non-engagement et de la faon dont cela dcrdibilisait le processus de ngo-ciations. Cette fiction amricaine a fortement alourdi le processus.

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  • La troisime cause de blocage, sur laquelle je voudrais insister, est le cadrage conomique nolibral des an-nes 1990. Le march devait tout rgler ! Il ntait donc pas question de parler de rgulation, de remise en cause de nos modes de production, de nos modles nerg-tiques. La ngociation ne soccupait que des problmes en fin de tuyau et jamais la source. Linterrogation portait sur les produits et sur les rejets polluants, jamais sur les faons dont nous produisons. Dans ce cadre, les ngociations se sont centres sur deux questions : la dfinition dun calendrier dcrivant un chelonnement dobjectifs de long terme et la mise en place dun march du carbone. Or, une nouvelle fois, ces deux points pre-ment discuts se sont avrs striles. Le calendrier du processus a fix des objectifs trop loin-tains et trop abstraits. Quant au march du carbone, il ne fonctionne pas. Il ne gnre pas de flux financiers susceptibles de soutenir des investissements dans des technologies vertes . Le prix du carbone est bien trop bas pour esprer que ce mcanisme puisse dcarbo-ner lconomie. De ce point de vue, llment cl de lapproche librale du problme climatique est un chec.Si lon sintresse maintenant des causes de blocage plus conjoncturelles il faut se rendre compte que le monde a beaucoup chang ces vingt dernires annes. Des acclrations incroyables ont eu lieu et la ngocia-tion climatique na pas pris la mesure de ces change-ments. Lacclration de la mondialisation des changes, le d-veloppement rapide des pays mergents et la transfor-mation du paysage nergtique mondial sont autant de changements importants qua connu le monde ces vingt dernires annes et dont le processus de ngociations doit sefforcer de prendre la mesure afin de sortir de la situation de blocage dans laquelle il se trouve. Pour cela, il doit aller au-del des pesanteurs internes qui gnent

    lavance des ngociations. Il faut sortir du paradigme top-down qui a prvalu jusquici et qui sappuyait sur les objectifs de long terme et le march du carbone pour aller vers un nouveau paradigme, construit suivant un modle bottom-up partir des questions matrielles et des problmes rels rencontrs par les diffrents pays. Sur ce dernier point, il me semble crucial pour la ngo-ciation de reconnatre que les tats ont des intrts qui leur sont propres et quils sefforcent de dfendre dans les arnes climatiques. Certains de ces intrts contra-rient trs clairement lavancement de la lutte contre le rchauffement climatique, mais ce nest pas en les igno-rant que nous pourrons poursuivre le dveloppement du processus de ngociations. Il faut, au contraire, intgrer les intrts gopolitiques divers dans le processus.Paralllement, et ce sera ma dernire recommandation pour sortir le processus de lornire dans laquelle il se trouve actuellement, il faut dsenclaver le problme du climat, tout en cernant de faon claire les questions qui relvent du rgime climatique. Sur la scne inter-nationale, les ngociations sur le climat sont trop iso-les des autres processus multilatraux : tous les jours, dans toutes les autres arnes internationales ou tous les autres rgimes internationaux, sont prises des dcisions contraires lintrt de la lutte contre le rchauffement climatique. Cest vrai pour lnergie, pour les transports, pour le dveloppement des villes, etc. Or, paradoxale-ment, si lon observe sa communication, le rgime clima-tique semble soccuper de tout, tout relverait du climat. Il sagirait en quelque sorte dtablir le business plan de la plante. Cette contradiction entre lenclavement du climat sur la scne internationale et la prtention de la ngociation dembrasser le monde fabrique de la lenteur et maintient le processus dans limpasse.

    Rmi BEAU : Venons-en lEurope. Quel est le statut de lEurope dans les ngociations climatiques ? Quel a t le rle historique de lEurope ? Quel est son statut actuel ? Stefan C. AYKUT : Dans cette construction trs particu-lire des ngociations climatiques, cest lEurope qui a historiquement t la puissance motrice. Elle y a investi beaucoup de capital politique. Depuis les ngociations de Rio, en 1992, et mme avant, lEurope a port le pro-blme. Il faut garder en tte que ctait une poque assez particulire, la fin du monde bipolaire, la fin de lempire sovitique, mais aussi le dbut de la politique trangre de lUnion europenne. LEurope est la recherche de questions sur lesquelles elle peut sengager de faon

    commune, lenvironnement en est une. Plusieurs com-munications des institutions europennes sur les ques-tions de lenvironnement en gnral, et sur la question du climat en particulier, voient alors le jour. Et, ds ce moment-l, lUnion se positionne dans le rgime clima-tique comme une puissance, un soft power, et cherche exercer un leadership dans une arne dont les tats-Unis sont assez largement absents.Dans les ngociations elles-mmes, lEurope dfend ds le dbut une approche qui cherche dfinir des objec-- 6 -

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    tifs et un calendrier contraignant, une approche ap-pele target and timetables, qui soppose lapproche pledge and review (promesses vrifiables), beaucoup plus souple, plbiscite du ct amricain. Cette divi-sion structure les ngociations depuis trs longtemps. Aprs Rio, lEurope a eu un rle dterminant. Cest elle qui a organis la premire Confrence des parties, Berlin en 1995, de laquelle merge le mandat de Ber-lin, qui a, lui-mme, conduit au Protocole de Kyoto. Au-trement dit, lEurope a su imposer son approche dans la prparation de Kyoto. linitiative, notamment, de lAllemagne et de la Grande-Bretagne, le trait a t construit en incluant un calendrier et des objectifs am-bitieux de rduction des missions des gaz effet de serre. Cest ainsi que lapproche target and timetables sest impose.Toutefois, comme nous lavons voqu, si les Amri-cains nont finalement pas ratifi le Protocole de Kyoto, ils ont nanmoins particip sa construction, et le r-gime climatique tel quil est aujourdhui porte la marque des souhaits amricains. Linfluence des tats-Unis se montre par exemple sur la question des mcanismes flexibles du Protocole : mcanisme de dveloppement propre, mise en uvre conjointe et march de carbone, auquel sajoute le mcanisme REDD (programme vi-

    sant la rduction des missions provenant de la dfo-restation et de la dgradation des forts). Autrement dit, si lide est bien datteindre des objectifs chiffrs de rduction des missions, on sappuie pour cela sur les mcanismes du march. Le Protocole mle ainsi les deux approches, amricaine et europenne. Il en rsulte lexistence, aujourdhui, de plusieurs marchs de carbone au niveau international et des chelles nationales, et lutopie que de ces diffrents marchs mergera, terme, un prix du carbone unique au ni-veau mondial.Parce quelle y a investi son capital politique, parce quelle a les objectifs de rduction les plus ambitieux, et parce quelle a le march du carbone le plus important, lEurope est troitement lie cette construction de Kyoto. Il y a une forme de dpendance forte ce sentier qui a t suivi, notamment au niveau de la diplomatie europenne. Or, cette voie est en grande difficult la fois au niveau global et au niveau de lEurope elle-mme. Le march du carbone, linstrument central des politiques clima-tiques europennes, trs visiblement, ne fonctionne pas. Cela pose un problme important de crdibilit pour lEurope dans les ngociations climatiques.

    Rmi BEAU : De ce point de vue, peut-on encore aujourdhui parler dun leadership europen dans les questions climatiques ? Amy DAHAN : lheure actuelle, il me semble que ce leadership est trs fragilis.Stefan C. AYKUT : Pourtant, il y a eu trs clairement un leadership europen. Sans lEurope, il ny aurait pas

    eu de Protocole de Kyoto ! Mais, aujourdhui, cette sta-ture est, en effet, mise mal. Il reste, tout de mme, une sorte de leadership moral. LEurope fait encore figure dautorit sur les questions environnementales, sur-tout si on la compare aux autres pays industrialiss.

    Rmi BEAU : Cette perte de leadership est apparue en pleine lumire la Confrence de Copenhague o lon a vu le centre des ngociations climatiques se dplacer vers les tats-Unis, la Chine et les autres grands mergents. LEurope est-elle dornavant marginalise dans le rgime climatique ? Amy DAHAN : Marginalisation est sans doute un terme trop fort. Il est vrai que depuis Copenhague, lEurope peine peser vritablement dans les ngociations. Il y a eu un sursaut Durban, mais les tats qui staient en-gags sous la pression europenne se sont depuis majo-ritairement rtracts. Il me semble quil faut se rendre lvidence, lheure actuelle, lEurope nest pas parmi les puissances qui comptent le plus dans le rgime cli-matique.

    Stefan C. AYKUT : Jajouterais quil ne sagit pas simple-ment dune question de puissance conomique. LEu-rope, on le sait, traverse une grave crise conomique et financire, mais cela nexplique pas entirement la perte de son leadership dans les questions climatiques. Jen veux pour preuve que, dans les ngociations, des pays qui ne sont pas parmi les plus puissants dun point de vue conomique, les petites les du Pacifique, le Bangla-desh, ont historiquement jou un rle important. Le pro-blme de lEurope, ce nest pas uniquement sa relative

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  • faiblesse conomique, ni le fait quelle ne reprsente que 10 % des missions totales de gaz effet de serre. Le point crucial, cest que lEurope nest plus une force de proposition. Elle na plus de leadership intellectuel sur le processus. Pour le dire un peu schement, lUnion europenne ne propose rien de nouveau et les me-sures quelle souhaite mettre en avant ne fonctionnent pas. Cest mon avis la vritable raison de la perte de son leadership.

    Rmi BEAU : Quelles sont les causes de cette apathie politique de lEurope sur la question climatique ?

    Amy DAHAN : Il faut tout de mme parler de la ques-tion de lengagement financier. Copenhague, lide de crer un climate fund Fonds vert pour le climat a t approuve. Des objectifs quantitatifs ont mme t fixs, ils avanaient que 100 milliards deuros devraient tre consacrs annuellement au problme climatique partir de 2020. Mais, en ralit, cet objectif est un serpent de mer issu des ngociations. Depuis 2009, nous discutons de la faon dont ce fonds pourrait tre abond, mais lessentiel, larchitecture institutionnelle du fonds manque toujours et cest devenu une question tout fait dterminante pour la survie du processus climatique. Les pays en dveloppement, soutenus sur ce point par les mergents, exigent plus que jamais un engagement financier des pays du Nord.De ce point de vue, les difficults conomiques que connaissent, pas simplement lEurope, mais la plupart des pays dvelopps les tats-Unis, dans une certaine mesure, le Japon ou encore lAustralie psent bien sr lourdement. Cest aussi trs prcisment sur ce point que lEurope doit faire des propositions nouvelles. Afin de trouver des solutions de financement pour ce fonds susceptibles de redonner confiance en le processus, lUnion europenne peut, par exemple, sinspirer de travaux acadmiques qui voquent la possibilit dasso-cier les pays ptroliers un tel financement. Lide est alors de faire des propositions ces pays afin quils investissent de largent dans la dcarbonisation de lconomie mondiale.Cest cette voie que lEurope doit suivre si elle veut reprendre le leadership dans le rgime climatique, et non pas celle quelle a continu tracer Rio en 2012. Les propositions soutenues par lUnion europenne lors de cette rencontre qui marquait le vingtime an-niversaire du sommet de la Terre de 1992 la cration dun Organisme mondial de lenvironnement et le d-veloppement de lconomie verte ont toutes t ba-layes par les nouveaux blocs en prsence. LOrganisa-

    tion mondiale de lenvironnement na pas vu le jour et la conception de la green economy avance par les pays du Nord a t massivement rejete par les mergents et par les pays en dveloppement. De ce point de vue, Rio+20 a confirm la disqualification du leadership in-tellectuel et politique de lEurope.Stefan C. AYKUT : LEurope doit dfinir une nouvelle approche politique du problme climatique. Elle doit repenser la question de la lutte contre le rchauffement du climat en lassociant celle du dveloppement, dans le contexte actuel de la mondialisation conomique. A lencontre du fonctionnement actuel de lconomie et de la finance mondiales qui prend mal en compte le long terme, il existe des propositions bases sur linves-tissement et le financement durables qui permettent de sinscrire dans un horizon temporel plus lointain. Au sein mme de lEurope, nous pouvons observer la faon dont lAllemagne finance sa transition nerg-tique. Celle-ci bnficie assez largement des fonds dont dispose un organisme peu connu en Europe, mais tout fait central en Allemagne, le Kreditanstalt fr Wie-deraufbau (tablissement de crdit pour la recons-truction), qui fut, lorigine, cr pour soutenir la re-construction industrielle de lAllemagne de lEst. Cette institution sest peu peu reconvertie dans les inves-tissements verts et reprsente aujourdhui une large part des crdits attribus la transition nergtique. Elle a, notamment, t un levier formidable pour le d-veloppement des nergies renouvelables, des rnova-tions de btiments et de construction de btiments plus cologiques. LEurope peut sinspirer de cette faon de dgager des fonds pour le climat, par exemple, par le biais de la Banque centrale europenne. La question laquelle il nous faut rpondre est la suivante : comment rorienter les investissements au niveau europen, puis au niveau mondial ? Cest au fond la question du financement de la transition.

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    Rmi BEAU : Peut-on dire aujourdhui que lEurope parle dune seule et mme voix sur le climat ? Peut-on, dans le cas contraire, identifier quelques lignes de partage internes entre les diffrents tats de lUnion ? On pense videmment la question des rapports entre lAllemagne et la France.

    Stefan C. AYKUT : Le positionnement lgard du char-bon dfinit une premire ligne de partage importante entre les pays europens.La deuxime ligne de partage, cest bien sr le nuclaire. Cest une question centrale et, dune certaine manire, toujours sous-jacente dans les discussions sur le prix du carbone ou dans les ngociations sur les taxes car-bone. La question du nuclaire est aussi dterminante dans le fait quil ny ait pas de politique nergtique commune au niveau de lEurope. De ce point de vue, nous ne pouvons pas dire, en ef-fet, que lEurope parle dune seule et mme voix sur les questions nergtiques et donc sur les questions clima-tiques. Les politiques nergtiques en Europe restent de la comptence des tats et tant que les divergences demeureront si grandes, cette situation restera fige. Ceci tant dit, ce nest pas parce que les pays euro-pens prsentent des mix nergtiques diffrents, pour des raisons autant historiques et culturelles, quco-nomiques, quil ne peut pas y avoir de politique euro-

    penne en la matire. Nous pouvons reprer plusieurs points de convergence. Par exemple, tous les pays sac-cordent pour encourager le dploiement des nergies renouvelables. Des accords sont galement envisa-geables concernant la gestion des rseaux, le soutien aux politiques defficacit nergtique et de matrise de la demande, et le fait de mieux exploiter les compl-mentarits entre les pays.Si elle est assez divise sur la question, lEurope a quand mme une chance formidable, celle prcisment de la diversit de ses politiques nationales nergtiques. Cette diversit pourrait donner lieu un apprentissage mutuel entre les pays. Or, ce que lon constate, cest que plus quun enrichissement mutuel, lheure actuelle, il y a une sorte de crispation sur les politiques nationales. Cest trs clair dans le cas de la France, o lon critique trs svrement le tournant nergtique allemand, sans vraiment en comprendre les ressorts et sans profi-ter des enseignements quon pourrait tirer de ce qui se passe dans le pays voisin. Il faut surmonter ces clivages.

    Rmi BEAU : Quel rle joue la question du climat dans la construction europenne ? La ncessit dor-ganiser la lutte contre le rchauffement du climat peut-elle tre loccasion davancer dans la voie du dveloppement dune vritable dmocratie europenne ? Enfin, en particulier, quel pourrait tre le rle du parlement europen dans ce processus ?

    Stefan C. AYKUT : En premier lieu, les questions de lnergie ont toujours t au cur de la construction eu-ropenne avec, dune part, la Communaut du Charbon et de lAcier, qui est lanctre de la Commission europenne, et dautre part, le trait Euratom sur le nuclaire. Les fon-dements de lUnion europenne dans laprs-guerre sont dans le secteur nergtique. Toutefois, ces deux projets ne peuvent plus tre au cur de la construction europenne puisque, dun ct, nous cherchons dsormais rduire lutilisation du charbon et, de lautre, nous navons pas de position commune sur le nuclaire. Quel projet peut aujourdhui porter la construction europenne ? Il me semble que les nergies renouvelables sont une piste intressante. Il y a depuis quelques annes des proposi-tions et initiatives pour la fondation dune communaut europenne pour les nergies renouvelables. Ce serait un trait quivalent ce qui a t fait pour le charbon et lacier et pour latome, mais cette fois pour les nergies renouvelables. Ce trait pourrait marquer une nouvelle

    tape dans la construction europenne. Quant au parlement, il a traditionnellement t plutt proactif dans les politiques environnementales. Il a bien sr un rle jouer dans les politiques climatiques, mme sil est travers par dimportants intrts industriels qui sont lorigine de blocages. Il faut sortir de ces blocages, sur lautomobile, sur le nuclaire. Cela doit tre un su-jet central dans les lections europennes. Par le vote au niveau europen, nous avons une possibilit de dire que ce ne sont pas nos intrts qui sont dfendus quand nos gouvernements dfendent le nuclaire ou lindustrie automobile. Cest un moyen direct de dire quil y a des intrts communs lEurope et que ces intrts doivent tre reprsents et dfendus. Ces intrts, ce sont les in-vestissements dans les nergies vertes. Cest la protec-tion du climat. Cest la dcarbonisation de lconomie.Amy DAHAN : Jajouterai que lon peut reprer au ni-veau des forces politiques reprsentes au parlement

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    europen, des groupes qui cherchent faire merger un nouvel horizon pour lEurope, plus mobilisateur, plus positif, lheure o les populismes se multiplient et croissent de faon inquitante dans de trs nombreux pays europens. Ces groupes parlementaires doivent porter lide que lEurope peut tre autre chose que limage que renvoie actuellement la version nolib-rale de lUnion. Lide de la transition cologique peut

    permettre de proposer un horizon politique diffrent pour lEurope. Il faut aussi pour cela redfinir le rle de la Banque centrale europenne, qui pourrait jouer en faveur dune rorientation des investissements et de lpargne vers la transition cologique plutt que vers le profit financier. Il y a l quelque chose de positif, de mobilisateur, aux groupes parlementaires europens de sen saisir !

    FEP : En mars dernier, la nouvelle Commission europenne a publi sa contribution denga-gement sur la rduction des missions de gaz effet de serre pour la 21e Confrence des Parties sur le climat (COP21) qui se tiendra Paris en dcembre 2015. Elle se prononce en faveur dun accord dynamique et juridiquement contraignant. Est-ce que ces premiers lments de position-nement peuvent tre analyss comme un signal positif ? LEurope saura-t-elle surmonter ses in-certitudes internes pour tre un mdiateur entre le Nord et le Sud, et mettre sur les rails un scnario de limitation du rchauffement 2 en accord avec les analyses du GIEC ?

    Stefan C. AYKUT : La proposition pour Paris contient surtout des choses connues : la raffirmation de lob-jectif des 2C et dun objectif de rduction global des missions de 60% jusquen 2050 ; le principe dun trait juridiquement contraignant et volutif , pour lequel lEurope propose la forme dun protocole ; len-gagement de rduire ses propres missions dau moins 40% jusquen 2030, un engagement dj pris par lEu-rope avant la confrence de Lima en dcembre 2014. LUnion europenne suit donc en grande partie la voie ouverte par la Plateforme de Durban qui dfinissait les grandes lignes de ngociations pour Paris, ainsi que la communication conjointe de la Chine et des Etat-Unis de lautomne 2014, en mettant des accents propres, par exemple sur la forme juridique du trait attendu et sur le niveau de lambition. Par ailleurs, la communication a t publie comme partie du paquet sur lUnion de lnergie (nouvelle politique nergtique de la Com-

    mission europenne visant rduire la dpendance de lUE aux nergies fossiles). Est-ce un bon signe ? Oui, on ne peut que saluer la volont de lUnion europenne de connecter les dossiers du climat et de lnergie et de lier ainsi les questions de dcarbonisation, de comp-titivit et de scurit nergtique dans une approche globale. En ralit, cest une stratgie qui date des d-buts de lengagement europen sur le climat dans les annes 1990, mais elle na peut-tre jamais t affirme de faon aussi forte. Amy DAHAN : Il faut constater que dans les sessions prparatoires la COP 21, la diplomatie amricaine est aussi trs active. Elle veut un succs de la Confrence mais dfend une approche bottom-up , peu ambi-tieuse, qui risque de ntre quune addition dgosmes nationaux, approche qui peut convenir aux mergents.

    FEP : Lmergence dune nouvelle conception du projet europen, sappuyant pour partie sur la transition cologique de lconomie et de la socit et vhicule par le dsenclavement de la question climatique vous semble-t-il encore un horizon raliste ? Stefan C. AYKUT : La mise en avant de la modernisa-tion cologique comme cadre conceptuel et normatif des politiques climatiques europennes nest pas nou-velle, elle date du dbut des annes 2000. LUnion cher-chait alors articuler son positionnement ambitieux sur la question climatique la stratgie de Lisbonne sur la comptitivit conomique. Or, comme dj cette poque, on ne sait pas aujourdhui lequel des trois ob-

    jectifs qui structurent les politiques nergtiques eu-ropennes scurit dapprovisionnement, comptiti-vit, et protection de lenvironnement primera dans les faits sur les autres dans la construction de lEurope de lnergie. Les trois sont mentionns dans la commu-nication. Le nouveau Commissaire lnergie, Miguel Caete, est rput proche de lindustrie ptrolire, et la Commission continue, dans un autre volet de la mme

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    communication sur lUnion de lnergie, promouvoir les ptroles et gaz de schiste comme une rponse au problme de scurit nergtique. Cela alors que nous savons pertinemment que dsormais, la question nest plus celle de trouver de nouvelles rserves non-conven-tionnelles, mais bien de rflchir comment sassurer que les rserves conventionnelles connues ne seront pas exploites ! Nous sommes face au raisonnement ca-ractristique du schisme de ralit dont nous avons parl plus tt.Le constat est similaire propos du lien qui est fait entre les politiques climatiques et le rcent plan din-vestissement europen. L encore, cest une bonne chose. Mais on aimerait en savoir plus sur la faon dont on compte sassurer que ces investissements porteront sur des projets de dcarbonisation en lieu et place din-frastructures intenses en carbone.Un dernier point me semble important. La seule men-tion substantielle du commerce international dans le document concerne la volont de lEurope de promou-voir la libralisation dans les biens et services verts . Cela nest pas suffisant ! La propagation dun modle de dveloppement intense en carbone dans les dernires dcennies est le rsultat de la politique de libralisa-

    tion dans les annes 1970 et 1980, qui sest faite laide de traits et dinstitutions qui ne donnaient aucune place la protection de lenvironnement. Pour ne pas rpter la mme erreur, il faut que la protection du cli-mat soit dsormais partie intgrante des traits sur le commerce international. Cela doit par exemple inclure la possibilit de prendre des mesures tarifaires et pro-tectionnistes contre des pays qui nont pas de politique de rduction des missions. Trois points nous semblent donc cruciaux : 1. la question de lextraction et de la production des nergies fossiles doit tre pose de faon claire dans les politiques nergtiques et climatiques europennes ; 2. ladquation entre politiques dinvestissement dans les infrastructures et politiques climatiques doit tre assure de manire crdible et durable ;3. toute initiative en faveur du commerce mondial doit prendre en compte la question climatique.Amy DAHAN : Dsenclaver le climat, identifier les contradictions avec les autres rgimes et vouloir les r-soudre, ncessite un courage politique et des efforts de longue haleine.

    FEP : La France prsidera en dcembre 2015 la 21e Confrence des parties. Pour esprer la si-gnature dun nouvel accord vous prconisez la fois la re-territorialisation et re-matrialisation du cur des ngociations et la convergence des agendas internationaux climatique, nergtique, commercial et du dveloppement. Comment travailler sur ces deux chelles ? La Prsidence fran-aise est-elle sur la bonne voie ? Amy DAHAN : Les regards seront braqus sur Pa-ris. Cest une occasion de relancer le processus. Cette Confrence peut tre importante dans loptique de la redfinition la fois de la forme et du fond des discus-sions sur le climat. Il faut comprendre que le tournant du climat vers les enjeux locaux - qui englobent ceux de ladaptation - est un tournant majeur. Ladaptation et la rduction des missions doivent progresser en-semble. Il faudrait accorder la plus grande attention la prparation de la confrence, en associant nos parte-naires europens, en organisant par exemple des COP territoriales . La territorialisation est une cl pour la rappropriation de la question du climat par les popu-lations. Il faut apprhender le changement climatique comme une affaire de toutes les chelles qui doit se traiter tous les niveaux. La concentration de tous les espoirs sur la seule chelle internationale du processus est contre-productive. Il faut aussi commencer nom-

    mer les transformations profondes, matrielles, nces-saires pour relever le dfi climatique et en dbattre. Elles ne se feront pas en catimini. Une nouvelle fois, il faut concevoir lchance de manire radicalement dif-frente, de celle de Copenhague. Stefan C. AYKUT : Entendons-nous bien, nous ne di-sons pas quil ne faut rien attendre de la COP 21. Il faut repenser les critres qui permettront de juger de son succs ou de son chec. Le but dune telle confrence ne peut tre de sauver la plante ! Lnergie mobilise pour atteindre un but que lon sait inaccessible lest en pure perte. Il faut penser les confrences climatiques, non pas comme le lieu o on trouvera la solution miracle au changement climatique, mais plutt comme des arnes partir desquelles on peut lancer une dynamique et des initiatives multiples. En cela, la Confrence de Paris est une formidable occasion !

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  • Les auteurs

    Amy DAHAN est historienne des sciences, Directeur de recherche mrite au CNRS, Centre Alexandre Koyr (CNRS-EHESS). Ses travaux rcents, dont sont issus plus dune trentaine darticles scientifiques, ont port sur la question climatique et ses modles, lexpertise du GIEC, la gouvernance climatique internationale, etc. Elle a di-rig louvrage Les modles du futur. Changement climatique et scnarios conomiques: enjeux scientifiques et poli-tiques, La Dcouverte, 2007. Elle est lauteur avec Stefan Aykut dun rapport pour le Centre dAnalyse Stratgique intitul : De Rio 1992 Rio 2012 vingt annes de ngociations climatiques : quel bilan ? Quel rle pour lEu-rope ? Quels futurs ? Amy Dahan est membre du Conseil scientifique de la Fondation de lEcologie Politique. Stefan Cihan AYKUT est politiste et sociologue. Docteur de lEHESS, sa thse sintitule Comment gouverner un nouveau risque mondial ? La construction du changement climatique comme problme public lchelle globale, europenne, en France et en Allemagne . Actuellement postdoctorant au LATTS (Universit Paris-Est), Stefan est lauteur de plusieurs articles sur les politiques climatiques dont : Gouverner le climat, construire lEurope : lhistoire de la cration du march de carbone ETS , in Critique internationale, 62, 2014; Climate Change Controversies in French Mass Media 1990-2010 [avec Comby, J.B. & Guillemot, H.], in Journalism Stu-dies, 2012, 13(2); Le rgime climatique avant et aprs Copenhague: sciences, politiques et lobjectif des deux degrs [avec Dahan, A.], in Natures, Sciences, Socits, 2011, 19(2).Rmi BEAU est philosophe. Il a soutenu en 2013, lUniversit Paris 1 - Panthon-Sorbonne, une thse intitule thique de la nature ordinaire . Ses domaines de recherche sont lthique et la philosophie de lenvironne-ment. Il est actuellement post-doctorant lInstitut de Gographie et Durabilit de lUniversit de Lausanne, au sein de lquipe Humanits environnementales .Amy Dahan et Stefan C. Aykut sont les auteurs de Gouverner le climat ? 20 ans de ngociations climatiques, Presses de Sciences Po, Paris, 2015. Retrouvez un compte-rendu de lecture de Gouverner le Climat ? par Lucile Schmid, Vice-Prsidente de la Fondation de lEcologie Politique sur le site de la Fondation : http://www.fondationecolo.org/blog/Lecture-Gouverner-le-climat-de-Aykut-Dahan-par-Lucile-Schmid

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    La Fondation de lEcologie Politique - FEP31/33 rue de la Colonie 75013 ParisTl. +33 (0)1 45 80 26 07 - [email protected] FEP est reconnue dutilit publique. Elle a pour but de favoriser le rassemblement des ides autour du projet de transformation cologique de la socit, de contribuer llaboration du corpus thorique et pratique correspondant ce nouveau modle de socit et aux valeurs de lcologie politique. Les travaux publis par la Fondation de lEcologie Politique prsentent les opinions des leurs auteurs et ne refltent pas ncessairement la position de la Fondation en tant quinstitution. www.fondationecolo.org

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