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Maurice Merleau-Ponty Le visible et l'invisible SUlVi de Notes de travail TEXTE ETABLI PAR CLAUDE LEFORT ACCOMPAGNÉ D'UN AVERTISSEMENT ET D'UNE POSTFACE Gallimard

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  • Maurice Merleau-Ponty

    Le visible et l'invisible

    SUlVi de

    Notes de travail

    TEXTE ETABLI PAR CLAUDE LEFORT

    ACCOMPAGN D'UN AVERTISSEMENT

    ET D'UNE POSTFACE

    Gallimard

  • Cet ouvrage a initialement paru dans la
  • Avertissement

  • Maurice Merleau-Ponty est mort le 3 mai 1961. Dans ses papiers se trouvait notamment un manuscrit contenant la premire partie d'un ouvrage dont il avait commenc la rdaction deux ans plus tt. Celui-ci est intitul : Le visible et l' invisible. Nous n 'avons pas trouv trace de ce titre avant mars 1959. Auparavant des notes se rapportant au mme projet portent la mention: tre et sens ou Gnalogie du vrai, ou encore, en dernier lieu, L'origine de la vrit.

    Le manuscrit

    Il comporte cent cinquante grandes pages, couvertes d'une criture serre, et abondamment corriges. Les feuilles sont crites recto-verso.

    Sur la premire page, figure la date de mars 1959: sur la page 83, celle du 1er juin 1959. Vraisemblablement, l 'auteur a rdig cent dix pages entre le printemps et l 't de la mme anne. Puis il a repris l 'automne de l 'anne suivante la rdaction de son texte, sans tenir compte des huit dernires pages (p. 103-110) qui inauguraient un second chapitre. La date de novembre 1960 est porte sur la seconde page 103, au-dessus du titre Interrogation et intuition.

    Structure de l'ouvrage

    Les indications de plan sont rares et ne s'accordent pas exactement entre elles. Il est certain que l 'auteur remaniait son projet au fur et mesure de l 'excution. On peut toutefois prsumer que

  • 10 Le visible et l 'invisible

    l 'ouvrage aurait eu des dimensions considrables et que le texte que nous possdons n 'en constitue qu 'une premire partie, jouant le rle d'une introduction*.

    Voici les quelques schmas que nous avons pu retrouver: a) Mars 1959, en tte du manuscrit:

    1re Partie. tre et Monde. Chap. 1. Rflexion et interrogation. Cha p. Il. L'tre probjectif: le monde solipsiste. Cha p. III. L'tre probjectif: l' intercorporit. Chap. IV. L'tre probjectif : l'entremonde. Chap. V. L'ontologie classique et l'ontologie moderne. ne Partie. Nature. Ille Partie. Logos.

    b) Mai 1960, dans une note, sur la premire page : tre et Monde. 1re Partie:

    Le monde vertical muet

    ou l'tre interrogatif brut sauvage.

    La ne Partie sera: L'tre sauvage et l'ontologie classique. Et sur la seconde page: Chap. 1. La chair du prsent ou le il y a . Chap. Il. Le trac du temps, le mouvement de l'ontogense. Chap. Ill. Le corps, la lumire naturelle et le verbe. Chap. IV. Le chiasme. Chap. V. L'entremoJ:lde et l'Etre.

    Monde et Etre. c) Mai 1960, dans une note:

    1. tre et Monde. 1re Partie : Le .Monde vertical ou l 'tre sauvage. ne Partie : L'Etre sauvage et l'ontologie classique:

    Nature Homme Dieu.

    Conclusiol} : la pense fondamentale - Passage aux diffrenciations de l'Etre sauvage. Nature - logos histoire.

    l'tre cultiv

    Il. Physis et Logos l'Erzeugung

    * Cf. notre postface.

  • Avertissement

    d) Octobre 1960, dans une note: 1. tre et Monde. 1re Partie : Rflexion et interrogation. ne Partie : Le .monde vertical et l'tre sauvage. Ille Partie : l'Etre sauvage et l'ontologie classique.

    e) Novembre 1960, dans une note: 1. Le visible et la nature. 1. L'interrogation philosophique. 2. Le visible. 3. Le monde du silence. 4. Le visible et l'ontologie (l'tre sauvage). II. La parole et l'invisible.

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    f) Sans date, mais vraisemblablement en novembre ou dcembre 1960, dans une note: 1. Le visible et la nature. L'interrogation philosophique :

    interrogation et rflexion; interrogation et dialectique; interrogation et intuition (ce que je fais en ce moment).

    Le visible. La nature. Ontologie classique et ontologie moderne. II. L'invisible et le logos.

    Ces quelques indications ne permettent pas d'imaginer ce que l'uvre aurait t dans sa matire et dans sa forme. Le lecteur s 'en fera dj mieux une ide la lecture des notes de travail que nous publions la suite du texte. Mais du moins pouvons-nous en tirer parti pour percevoir plus clairement l'ordonnance du manuscrit lui-mme.

    nous en tenir, en effet, aux articulations marques dan le texte, il faudrait se borner mentionner une premire partie: Etre et Monde, un premier chapitre: Rflexion et interrogation, tandis que toutes les autres divisions se trouveraient sur un mme plan puisqu'elles sont indistinctement prcdes du signe. Or la note f, qui confirme et complte la prcdente et a l'intrt d'avoir t rdige en mme temps que le chapitre Interrogation et intuition (l'auteur prcise: ce que je fais en ce moment), montre que nous ne pouvons conserver ce dcoupage. Outre que le titre de la premire partie, tre et Monde, est abandonn et remplac par Le visible et la nature, les fragments prcds du signe sont regroups en fonction de leur sens et il devient clair que les deux derniers n'ont pas la mme fonction que les premiers. .

    Nous nous sommes donc dcid restructurer le texte en suivant les dernires indications de l'auteur. Nous avons d'abord distingu

  • 12 Le visible et l 'invisible

    trois chapitres en les rangeant sous la rubrique commune: L'interrogation philosophique. Le premier, Rflexion et interrogation, qui comporte trois articulations, enveloppe la critique de la foi perceptive, du scientisme et de la philosophie rflexive; le second, Interrogation et dialectique, divis en deux parties, comprend l'analyse de la pense sartrienne et l'lucidation des rapports entre dialectique et interrogation; le troisime, Interrogation et intuition, contient essentiellement la critique de la Phnomnologie.

    Restait situer le dernier fragment intitul: L'entrelacs - le chiasme, que la note (f) ne mentionne pas. Nous pouvions en faire soit le dernier chapitre de L'interrogation philosophique, soit le premier de la seconde partie annonce, Le visible. Le choix, nous en sommes persuad, pouvait tre justifi par des arguments de fond. Mais, en l'absence d'une recommandation expresse de l'auteur, ceux-ci n'auraient jamais paru dcisifs. Dans ces conditions, nous avons prfr nous rallier la solution qui faisait la moindre part notre intervention, c'est--dire laisser ce chapitre la suite des autres.

    tat du texte

    Le manuscrit du Visible et l'invisible a t longuement travaill, comme l'atteste la prsence de nombreuses ratures et corrections. On ne saurait toutefois penser qu'il tait parvenu son tat dfinitif Certaines redites auraient sans doute t limines et il n'est pas exclu que des remaniements plus amples auraient t apports. Sur l'ordonnance du dbut, notamment, un doute est permis puisqu'une note voque la possibilit d'un nouvel agencement de l'expos. L'auteur crit:

  • Avertissement 13

    Les notes de travail

    Nous avons cru bon de faire suivre le texte du Visible et l'invisible d'un certain nombre de notes de travail qui en clairaient le sens. L'auteur avait l'habitude de jeter des ides sur le papier, sans se soucier de son style, le plus souvent, et mme sans s'astreindre composer des phrases entires. Ces notes, qui tantt se rduisent quelques lignes, tantt s'tendent sur plusieurs pages, constituent l'amorce de dveloppements qui figurent dans la premire partie ou qui auraient figur dans la suite de l'ouvrage. Elles taient, depuis la fin de l'anne 1958, rgulirement dates et classes.

    Il n'tait ni possible, ni souhaitable de les publier toutes. Leur masse et cras le texte et, d'autre part, bon nombre d'entre elles, soit qu'elles fussent trop elliptiques, soit qu'elles n'eussent pas un rapport direct avec le sujet de la recherche, ne pouvaient tre utilement retenues.

    Ds lors qu'une slection s'avrait ncessaire, elle posait quelques problmes d'interprtation et nous tions dans la crainte de nous tromper. Mais, plutt que de renoncer, nous avons pris le risque de faire un choix, tant nous tions persuads que, par la varit des thmes abords, la qualit de la rflexion, l'expression abrupte mais toujours rigoureuse de la pense, ces notes pouvaient rendre sensible au lecteur le travail du philosophe.

    dition du manuscrit et des notes

    En ce qui concerne le manuscrit, nous nous sommes born prciser la ponctuation, dans le souci de rendre la lecture plus facile. En revanche, la disposition du texte, dans les notes de travail, a t conserve telle quelle, car il fallait laisser l'expression son premier mouvement.

    Nous avons donn, chaque fois que cela nous tait possible, les rfrences que demandaient les notes de travail ou complt celles de l'auteur.

    Quand nous avons d introduire ou rtablir un terme pour donner sens une phrase, nous l'avons plac entre crochets et accompagn d'une note justificative en bas de page.

    Les termes illisibles ou douteux sont signals dans le cours mme du texte de la manire suivante:

    illisible:[?]. douteux: [vrit?].

  • 14 Le visible et l 'invisible

    Les notes en bas de page sont toujours prcdes d'un chiffre arabe quand elles sont de l'auteur et d'un astrisque quand elles sont de notre main. Les commentaires marginaux que nous avons dcid de reproduire, quand ils n'taient pas littralement repris dans la suite du texte, sont insrs dans une note prcde d'un astrisque. Pour viter toute confusion, le texte de l'auteur est, quelle que soit la note, en caractre romain et le ntre en italique.

    C. L.

  • LE VISIBLE ET LA NATURE

    L'interrogation philosophique

  • R FLEXI O N ET INTERROGAT I O N

    La foi perceptive et son obscurit*

    Nous voyons les choses mmes, le monde est cela que nous voyons : des formules de ce genre expriment une foi qui est commune l'homme naturel et au philosophe ds qu'il ouvre les yeux, elles renvoient une assise profonde d' opinions muettes impliques dans notre vie. Mais cette foi a ceci d'trange que, si l'on cherche l'articuler en thse ou nonc, si l'on se demande ce que c 'est que nous, ce que c'est que voir et ce que c 'est que chose ou monde, on entre dans un labyrinthe de difficults et de contradictions.

    Ce que saint Augustin disait du temps : qu'il est parfaitement familier chacun, mais qu'aucun de nous ne peut l'expliquer aux autres, il faut le dire du monde. [Sans arrt, le philosophe se trouve]** oblig de revoir et de redfinir les notions les mieux fondes, d 'en crer de nouvelles, avec des mots nouveaux pour les dsigner, d'entreprendre une vraie rforme de l'entendement, au

    *L'auteur note, en regard du titre de ce chapitre: Notion de foi prciser. Ce n'est pas la foi dans le sens de dcision mais dans le sens de ce qui est avant toute position, foi animale et [?].

    ** Sans arrt, le philosophe se trouve . . . : ces mots que nous introduisons pour donner un sens aux propositions suivantes taient les premiers d'un corps de phrase entirement ratur par l'auteur.

  • 1 8 Le visible et l'invisible

    terme de laquelle l'vidence du monde, qui paraissait bien la plus claire des vrits, s'appuie sur les penses apparemment les plus sophistiques, o l'homme naturel ne se reconnat plus, et qui viennent ranimer la mauvaise humeur sculaire contre la philosophie, le grief qu'on lui a toujours fait de renverser les rles du clair et de l'obscur. Qu'il prtende parler au nom mme de l'vidence nave du monde, qu'il se dfende d'y rien ajouter, qu'il se borne en tirer toutes les consquences, cela ne l'excuse pas, bien au contraire: il ne la [l'humanit]* dpossde que plus compltement, l'invitant se penser elle-mme comme une nigme.

    C'est ainsi et personne n'y peut rien. Il est vrai la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre le voir. En ce sens d'abord que nous devons galer par le savoir cette vision, en prendre possession, dire ce que c'est que nous et ce que c'est que voir, faire donc comme si nous n'en savions rien, comme si nous avions l-dessus tout apprendre. Mais la philosophie n'est pas un lexique, elle ne s'intresse pas aux significations des mots, elle ne cherche pas un substitut verbal du monde que nous voyons, elle ne le transforme pas en chose dite, elle ne s'installe pas dans l'ordre du dit ou de l'crit, comme le logicien dans l'nonc, le pote dans la parole ou le musicien dans la musique. Ce sont les choses mmes, du fond de leur silence, qu'elle veut conduire l'expression. Si le philosophe interroge et donc feint d'ignorer le monde et la vision du monde qui sont oprants et se font continuellement en lui, c'est prcisment pour les faire parler, parce qu'il y croit et qu'il attend d'eux toute sa future

    * Il faut comprendre sans doute : dpossde l'humanit, ces termes appartenant au dernier membre de la phrase prcdente, ratur par l auteur et que nous reproduisons ci-dessous entre crochets ... le grief qu'on lui a toujours fait de renverser les rles du clair et de l'obscur [et de s'arroger de faire vivre l'humanit en tat d'alination, dans la plus complte alination; le philosophe prtendant la comprendre mieux qu'elle ne se comprend elle-mme.]

  • Rflexion et interrogation 19

    science. L'interrogation ici n'est pas un commencement de ngation, un peut-tre mis la place de l'tre. C'est pour la philosophie la seule manire de s'accorder notre vision de fait, de correspondre ce qui, en elle, nous donne penser, aux paradoxes dont elle est faite; de s'ajuster ces nigmes figures, la chose et le monde, dont l'tre et la vrit massifs fourmillent de dtails incompossibles.

    Car enfin, autant il est sr que je vois ma table, que ma vision se termine en elle, qu'elle fixe et arrte mon regard de sa densit insurmontable, que mme, moi qui, assis devant ma table, pense au pont de la Concorde, je ne suis pas alors dans mes penses, je suis au pont de la Concorde, et qu'enfin l'horizon de toutes ces visions ou quasi-visions, c'est le monde mme que j'habite, le monde naturel et le monde historique, avec toutes les traces humaines dont il est fait; autant cette convictions est combattue, ds que j'y fais attention, par le fait mme qu'il s'agit l d'une vision mienne. Nous ne pensons pas tant ici l'argument sculaire du rve, du dlire ou des illusions, nous invitant examiner si ce que nous voyons n'est pas faux ; il use en cela mme de cette foi dans le monde qu'il a l'air d'branler: nous ne saurions pas mme ce que c'est que le faux, si nous ne l'avions pas distingu quelquefois du vrai. Il postule donc le monde en gnral, le vrai en soi, et c'est lui qu'il invoque secrtement pour dclasser nos perceptions et les rejeter ple-mle avec nos rves, malgr toutes diffrences observables, dans notre vie intrieure, pour cette seule raison qu'ils ont t, sur l'heure, aussi convaincants qu'elles, - oubliant que la fausset mme des rves ne peut tre tendue aux perceptions, puisqu'elle n'apparat que relativement elles et qu'il faut bien, si l'on doit pouvoir parler de fausset, que nous ayons des expriences de la vrit. Valable contre la navet, contre l'ide d'une perception qui irait surprendre les choses au-del de toute exprience, comme la lumire les tire de la nuit o elles prexistaient, l' argu-

  • 20 Le visible et l 'invisible

    ment n'est pas [clairant?], il est lui-mme empreint de cette mme navet puisqu'il n'galise la perception et le rve qu'en les mettant en regard d'un tre qui ne serait qu'en soi. Si au contraire, comme l'argument le montre en ce qu'il a de valable, on doit tout fait rejeter ce fantme, alors les diffrences intrinsques, descriptives du rve et du peru prennent valeur ontologique et l'on rpond assez au pyrrhonisme en montrant qu'il y a une diffrence de structure et pour ainsi dire de grain entre la perception ou vraie vision, qui donne lieu une srie ouverte d'explorations concordantes, et le rve, qui n'est pas observable et, l'examen, n'est presque que lacunes. Certes, ceci ne termine pas le problme de notre accs au monde : il ne fait au contraire que commencer, car il reste savoir comment nous pouvons avoir l'illusion de voir ce que nous ne voyons pas, comment les haillons du rve peuvent, devant le rveur, valoir pour le tissu serr du monde vrai, comment l'inconscience de n'avoir pas observ, peut, dans l'homme fascin, tenir lieu de la conscience d'avoir observ. Si l'on dit que le vide de l'imaginaire reste jamais ce qu'il est, n'quivaut jamais au plein du peru, et ne donne jamais lieu la mme certitude, qu'il ne vaut pas pour lui, que l'homme endormi a perdu tout repre, tout modle, tout canon du clair et de l'articul, et qu'une seule parcelle du monde peru introduite en lui rduirait l'instant l'enchantement, il reste que si nous pouvons perdre nos repres notre insu nous ne sommes jamais srs de les avoir quand nous croyons les avoir; si nous pouvons, sans le savoir, nous retirer du monde de la perception, rien ne nous prouve que nous y soyons jamais, ni que l'observable le soit jamais tout fait, ni qu'il soit fait d'un autre tissu que le rve ; la diffrence entre eux n'tant pas absolue, on est fond les mettre ensemble au nombre de nos expriences, et c'est audessus de la perception elle-mme qu'il nous faut chercher la garantie et le sens de sa fonction ontologique. Nous jalonnerons ce chemin, qui est celui de la philoso-

  • Rflexion et interrogation 2 1

    phie rflexive, quand il s'ouvrira. Mais il commence bien au-del des arguments pyrrhoniens; par euxmmes, ils nous dtourneraient de toute lucidation, puisqu'ils se rfrent vaguement l'ide d'un tre tout en soi et, par contraste, mettent confusment le peru et l'imaginaire au nombre de nos tats de conscience, Profondment, le pyrrhonisme partage les illusions de l'homme naf. C'est la navet qui se dchire elle-mme dans la nuit. Entre l'tre en soi et la vie intrieure, il n'entrevoit pas mme le problme du monde. C'est au contraire vers ce problme que nous cheminons. Ce qui nous intresse, ce ne sont pas les raisons qu'on peut avoir de tenir pour incertaine l'existence du monde, - comme si l'on savait dj ce que c'est qu'exister et comme si toute la question tait d'appliquer propos ce concept. Ce qui nous importe, c'est prcisment de savoir le sens d'tre du monde; nous ne devons ldessus rien prsupposer, ni donc l'ide nave de l'tre en soi, ni l'ide, corrlative, d'un tre de reprsentation, d'un tre pour la conscience, d'un tre pour l'homme: ce sont toutes ces notions que nous avons repenser propos de notre exprience du monde, en mme temps que l'tre du monde. Nous avons reformuler les arguments sceptiques hors de tout prjug ontologique et justement pour savoir ce que c'est que l'tre-monde, l'tre-chose, l'tre imaginaire et l'tre conscient.

    Maintenant donc que j'ai dans la perception la chose mme, et non pas une reprsentation, j'ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en gnral de mon exploration; sans rien supposer de ce que la science du corps d'autrui peut m'apprendre, je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec mes yeux et mon corps: je ne la vois que si elle est dans leur rayon d'action; au-dessus d'elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indcis de mes joues; l'un et l'autre visibles la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du monde mme se faisait d'un certain point du monde.

  • 22 Le visible et l 'invisible

    Bien plus : mes mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans branler sa solidit fondamentale. chaque battement de mes cils, un rideau s'abaisse et se relve, sans que je pense l'instant imputer aux choses mmes cette clipse; chaque mouvement de mes yeux qui balayent l'espace devant moi, les choses subissent une brve torsion que je mets aussi mon compte; et quand je marche dans la rue, les yeux fixs sur l'horizon des maisons, tout mon entourage proche, chaque bruit du talon sur l'asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J'exprimerais bien mal ce qui se passe en disant qu'une composante subjective ou un apport corporel vient ici recouvrir les choses elles-mmes: il ne s'agit pas d'une autre couche ou d'un voile qui viendrait se placer entre elles et moi. Pas plus que des images monoculaires n'interviennent quand mes deux yeux oprent en synergie, pas davantage le boug de l' apparence ne brise l'vidence de la chose. La perception binoculaire n'est pas faite de deux perceptions monoculaires surmontes, elle est d'un autre ordre. Les images monoculaires ne sont pas au mme sens o est la chose perue avec les deux yeux. Ce sont des fantmes et elle est le rel, ce sont des pr-choses et elle est la chose : elles s'vanouissent quand nous passons la vision normale et rentrent dans la chose comme dans leur vrit de plein jour. Elles sont trop loin d'avoir sa densit pour entrer en rivalit avec elle: elles ne sont qu'un certain cart par rapport la vraie vision imminente, absolument dpourvues de ses [prestiges?] et, en cela mme, esquisses ou rsidus de la vraie vision qui les accomplit en les rsorbant. Les images monoculaires ne peuvent tre compares la perception synergique: on ne peut les mettre cte cte, il faut choisir entre la chose et les pr-choses flottantes. On peut effectuer le passage en regardant, en s'veillant au monde, on ne peut pas y assister en spectateur. Ce n'est pas une synthse, c'est une mtamorphose par laquelle les appa-

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    renees sont instantanment destitues d'une valeur qu'elles ne devaient qu' l'absence d'une vraie perception. Ainsi la perception nous fait assister ce miracle d'une totalit qui dpasse ce qu'on croit tre ses conditions ou ses parties, qui les tient de loin en son pouvoir, comme si elles n'existaient que sur son seuil et taient destines se perdre en elle. Mais pour les dplacer comme elle fait, il faut que la perception garde dans sa profondeur toutes leurs redevances corporelles : c'est en regardant, c'est encore avec mes yeux que j'arrive la chose vraie, ces mmes yeux qui tout l'heure me donnaient des images monoculaires: simplement, ils fonctionnent maintenant ensemble et comme pour de bon. Ainsi le rapport des choses et de mon corps est dcidment singulier: c'est lui qui fait que, quelquefois, je reste dans l'apparence et lui encore qui fait que, quelquefois, je vais aux choses mmes; c'est lui qui fait le bourdonnement des apparences, lui encore qui le fait taire et me jette en plein monde. Tout se passe comme si mon pouvoir d'accder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n'allaient pas l'un sans l'autre. Davantage: comme si l'accs au monde n'tait que l'autre face d'un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel d'y entrer. Le monde est cela que je perois, mais sa proximit absolue, ds qu'on l'examine et l'exprime, devient aussi, inexplicablement, distance irrmdiable. L'homme naturel tient les deux bouts de la chane, pense la fois que sa perception entre dans les choses et qu'elle se fait en de de son corps. Mais autant, dans l'usage de la vie, les deux convictions coexistent sans peine, autant, rduites en thses et en noncs, elles s'entre-dtruisent et nous laissent dans la confusion.

    Que serait-ce si je faisais tat, non seulement de mes vues sur moi-mme, mais aussi des vues d'autrui sur lui-mme et sur moi? Dj mon corps, comme metteur en scne de ma perception, a fait clater l'illusion d'une

  • 24 Le visible et l 'invisible

    concidence de ma perception avec les choses mmes. Entre elles et moi, il y a dsormais des pouvoirs cachs, toute cette vgtation de fantasmes possibles qu'il ne tient en respect que dans l'acte fragile du regard. Sans doute, ce n'est pas tout fait mon corps qui peroit: je sais seulement qu'il peut m'empcher de percevoir, que je ne peux percevoir sans sa permission; au moment o la perception vient, il s'efface devant elle et jamais elle ne le saisit en train de percevoir*. Si ma main gauche touche ma main droite, et que je veuille soudain, par ma main droite, saisir le travail de ma main gauche en train de toucher, cette rflexion du corps sur lui-mme avorte toujours au dernier moment : au moment o je sens ma gauche avec ma droite, je cesse dans la mme mesure de toucher ma main droite de ma main gauche. Mais cet chec du dernier moment n'te pas toute vrit ce pressentiment que j'avais de pouvoir me toucher touchant: mon corps ne peroit pas, mais il est comme bti autour de la perception qui se fait jour travers lui par tout son arrangement interne, par ses circuits sensori-moteurs, par les voies de retour qui contrlent et relancent les mouvements, il se prpare pour ainsi dire une perception de soi, mme si ce n'est jamais lui qu'il peroit ou lui qui le peroit. Avant la science du corps, - qui implique la relation avec autrui -, l'exprience de ma chair comme gangue de ma perception m'a appris que la perception ne nat pas n'importe o, qu'elle merge dans le recs d'un corps. Les autres hommes qui voient comme nous, que nous voyons en train de voir et nous voient en train de voir, ne nous offrent qu'une amplification du mme paradoxe. S'il est dj difficile de dire que ma perception, telle que je la vis, va aux choses mmes, il est bien impossible d'accorder la perception des autres l'accs au monde; et, par une sorte de contrecoup, cet accs que je leur dnie, ils me

    *En marge: l'tLox60[lO comme l'image monoculaire: il n'est pas interpos, isol, mais il n'est pas rien.

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    le refusent aussi. Car, s'agissant des autres ou de moi (vu par eux), il ne faut pas seulement dire que la chose est happe par le tourbillon des mouvements explorateurs et des conduites perceptives, et tires vers le dedans. S'il n'y a peut-tre pour moi aucun sens dire que ma perception et la chose qu'elle vise sont dans ma tte (il est seulement certain qu'elles ne sont pas ailleurs), je ne puis m'empcher de mettre autrui, et la perception qu'il a, derrire son corps. Plus prcisment, la chose perue par autrui se ddouble: il y a celle qu'il peroit Dieu sait o, et il y a celle que je vois, moi, hors de son corps, et que j'appelle la chose vraie, - comme il appelle chose vraie la table qu'il voit et renvoie aux apparences celle que je vois. Les choses vraies et les corps percevants ne sont plus, cette fois, dans le rapport ambigu que nous trouvions tout l'heure entre mes choses et mon corps. Les uns et les autres, proches ou loigns, sont en tout cas juxtaposs dans le monde, et la perception, qui n'est peut-tre pas dans ma tte, n'est nulle part ailleurs que dans mon corps comme chose du monde. Il parat impossible dsormais d'en rester la certitude intime de celui qui peroit: vue du dehors la perception glisse sur les choses et en les touche pas. Tout au plus dira-t-on, si l'on veut faire droit la perspective de la perception sur elle-mme, que chacun de nous a un monde priv: ces mondes privs ne sont mondes que pour leur titulaire, ils ne sont pas le monde. Le seul monde, c'est-dire le monde unique, serait xo{vo XW/lO, et ce n'est pas sur lui que nos perceptions ouvrent.

    Mais sur quoi donnent-elles donc? Comment nommer, comment dcrire, tel que je le vois de ma place, ce vcu d 'autrui qui pourtant n'est pas rien pour moi puisque je crois autrui, - et qui d'ailleurs me concerne moi-mme, puisqu'il s'y trouve comme une vue d'autrui sur moi*? Voici ce visage bien connu, ce sourire, ces

    * En marge: Reprise: Pourtant, comme tout l'heure les fantasmes monoculaires ne pouvaient pas rivaliser avec la chose, de mme main-

  • 26 Le visible et l 'invisible

    modulations de la voix, dont le style m'est aussi familier que moi-mme. Peut-tre, dans beaucoup de moments de ma vie, autrui se rduit-il pour moi ce spectacle qui peut tre un charme. Mais que la voix s'altre, que l'insolite apparaisse dans la partition du dialogue, ou au contraire qu'une rponse rponde trop bien ce que je pensais sans l'avoir tout fait dit, - et soudain l' vidence clate que l-bas aussi, minute par minute, la vie est vcue : quelque part derrire ces yeux, derrire ces gestes, ou plutt devant eux, ou encore autour d'eux, venant de je ne sais quel double fond de l'espace, un autre monde priv transparat, travers le tissu du mien, et pour un moment c'est en lui que je vis, je ne suis plus que le rpondant de cette interpellation qui m'est faite. Certes, la moindre reprise de l'attention me persuade que cet autre qui m'envahit n'est fait que de ma substance: ses couleurs, sa douleur, son monde, prcisment en tant que siens, comment les concevraisje, sinon d'aprs les couleurs que je vois, les douleurs que j'ai eues, le monde o je vis? Du moins, mon monde priv a cess de n'tre qu' moi, c'est maintenant l'instrument dont un autre joue, la dimension d'une vie gnralise qui s'est greffe sur la mienne.

    Mais l'instant mme o je crois partager la vie d'autrui, je ne la rejoins que dans ses fins, dans ses ples

    tenant on pourratt dcrire les mondes privs comme cart par rapport au MONDE MME. Comment je me reprsente le vcu d'autrui: comme une sorte de duplication du mien. Merveille de cette exprience: la fois je peux tabler sur ce que je vois, et qui est dans une troite correspondance avec ce que l'autre voit- tout l'atteste, la vrit: nous voyons vraiment la mme chose et la chose mme - et en mme temps je ne rejoins jamais le vcu d'autrui. C'est dans le monde que nous nous rejoignons. Toute tentative pour restituer l'illusion de la

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    extrieurs. C'est dans le monde que nous communiquons, par ce que notre vie a d'articul. C'est partir de cette pelouse devant moi que je crois entrevoir l'impact du vert sur la vision d'autrui, c'est par la musique que j'entre dans son motion musicale, c'est la chose mme qui m'ouvre l'accs au monde priv d'autrui. Or, la chose mme, nous l'avons vu, c'est toujours pour moi la chose que je vois. L'intervention d'autrui ne rsout pas le paradoxe interne de ma perception: elle y ajoute cette autre nigme de la propagation en autrui de ma vie la plus secrte - autre et la mme, puisque, de toute vidence, ce n'est que par le monde que je puis sortir de moi. Il est donc bien vrai que les mondes privs communiquent, que chacun d'eux se donne son titulaire comme variante d'un monde commun. La communication fait de nous les tmoins d'un seul monde, comme la synergie de nos yeux les suspend une chose unique. Mais dans un cas comme dans l'autre, la certitude, tout irrsistible qu'elle soit, reste absolument obscure; nous pouvons la vivre, nous ne pouvons ni la penser, ni la formuler, ni l'riger en thse. Tout essai d'lucidation nous ramne aux dilemmes.

    Or, cette certitude injustifiable d'un monde sensible qui nous soit commun, elle est en nous l'assise de la vrit. Qu'un enfant peroive avant de penser, qu'il commence par mettre ses rves dans les choses, ses penses dans les autres, formant avec eux comme un bloc de vie commune o les perspectives de chacun ne se distinguent pas encore, ces faits de gense ne peuvent tre simplement ignors par la philosophie au nom des exigences de l'analyse intrinsque. moins de s'installer en de de toute notre exprience, dans un ordre pr-empirique o elle ne mriterait plus son nom, la pense ne peut ignorer son histoire apparente, il faut qu'elle se pose le problme de la gense de son propre sens. C'est selon le sens et la structure intrinsques que le monde sensible est plus vieux que l'univers de la pense, parce que le premier est visible et relativement

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    continu, et que le second, invisible et lacunaire, ne constitue premire vue un tout et n'a sa vrit qu' condition de s'appuyer sur les structures canoniques de l'autre. Si l'on reconstitue la manire dont nos expriences dpendent les unes des autres selon leur sens le plus propre, et si, pour mieux mettre nu les rapports de dpendance essentiels, on essaie de les rompre en pense, on s'aperoit que tout ce qui pour nous s'appelle pense exige cette distance soi, cette ouverture initiale que sont pour nous un champ de vision et un champ d'avenir et de pass . . . En tout cas, puisqu'il ne s'agit ici que de prendre une premire vue de nos certitudes naturelles, il n'est pas douteux qu'elles reposent, en ce qui concerne l'esprit et la vrit, sur la premire assise du monde sensible, et que notre assurance d'tre dans la vrit ne fait qu'un avec celle d'tre dans le monde. Nous parlons et comprenons la parole longtemps avant d'apprendre par Descartes (ou de retrouver par nousmmes) que notre ralit est la pense. Le langage, o nous nous installons, nous apprenons le manier d'une faon sense longtemps avant d'apprendre par la linguistique ( supposer qu'elle les enseigne) les principes intelligibles sur lesquels reposent notre langue et toute langue. Notre exprience du vrai, quand elle ne se ramne pas immdiatement celle de la chose que nous voyons, est indistincte d'abord des tensions qui naissent entre les autres et nous, et de leur rsolution. Comme la chose, comme autrui, le vrai luit travers une exprience motionnelle et presque charnelle, o les ides, - celles d'autrui et les ntres -, sont plutt des traits de sa physionomie et de la ntre, et sont moins comprises qu'accueillies ou repousses dans l'amour ou la haine. Certes, c'est trs prcocement que des motifs, des catgories trs abstraites, fonctionnent dans cette pense sauvage, comme le montrent assez les anticipations extraordinaires de la vie adulte dans l'enfance: et l'on peut dire que tout l'homme est dj l. L'enfant comprend bien au-del de ce qu'il sait dire, rpond bien

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    au-del de ce qu'il saurait dfinir, et il n'en va d'ailleurs pas autrement de l'adulte. Un vritable entretien me fait accder des penses dont je ne me savais, dont je n'tais pas capable, et je me sens suivi quelquefois dans un chemin inconnu de moi-mme et que mon discours, relanc par autrui, est en train de frayer pour moi. Supposer ici qu'un monde intelligible soutient l'change, ce serait prendre un nom pour une solution, - et ce serait d'ailleurs nous accorder ce que nous soutenons: que c'est par emprunt la structure monde que se construit pour nous l'univers de la vrit et de la pense. Quand nous voulons exprimer fortement la conscience que nous avons d'une vrit, nous ne trouvons rien de mieux que d'invoquer un r6:n:o VOrJO qui soit commun aux esprits ou aux hommes, comme le monde sensible est commun aux corps sensibles. Et il ne s'agit pas l seulement d'une analogie: c'est le mme monde qui contient nos corps et nos esprits, condition qu'on entende par monde non seulement la somme des choses qui tombent ou pourraient tomber sous nos yeux, mais encore le lieu de leur compossibilit, le style invariable qu'elles observent, qui relie nos perspectives, permet la transition de l'une l'autre, et nous donne le sentiment, - qu'il s 'agisse de dcrire un dtail du paysage ou de nous mettre d'accord sur une vrit invisible -, d'tre deux tmoins capables de survoler le mme objet vrai, ou, du moins, d'changer nos situations son gard, comme nous pouvons, dans le monde visible au sens strict, changer nos points de station. Or, ici encore, et plus que jamais, la certitude nave du monde, l' anticipation d'un monde intelligible, est aussi faible quand elle veut se convertir en thse qu'elle est forte dans la pratique. Quand il s'agit du visible, une masse de faits vient l'appuyer: par-del la divergence des tmoignages, il est souvent facile de rtablir l 'unit et la concordance du monde. Au contraire, sitt dpass le cercle des opinions institues, qui sont indivises entre nous comme la Madeleine ou le Palais de Justice, beau-

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    coup moins penses que monuments de notre paysage historique, ds qu'on accde au vrai, c'est--dire l'invisible, il semble plutt que les hommes habitent chacun leur lot, sans qu'il y ait de l'un l'autre transition, et l 'on s'tonnerait plutt qu'ils s'accordent quelquefois sur quoi que ce soit. Car enfin, chacun d'eux a commenc par tre un fragile amas de gele vivante, et c'est dj beaucoup qu'ils aient pris le mme chemin d'ontogense, c'est encore beaucoup plus que tous, du fond de leur rduit, ils se soient laiss happer par le mme fonctionnement social et le mme langage; mais que, quand il s'agit d'en user leur gr et de dire ce que personne ne voit, ils en viennent des propositions compatibles, ni le type de l'espce, ni celui de la socit ne le garantit. Quand on pense la masse des contingences qui peuvent altrer l'un et l'autre, rien n'est plus improbable que l'extrapolation qui traite comme un monde aussi, sans fissures et sans incompossibles, l'univers de la vrit.

    La science suppose la foi perceptive et ne l 'claire pas

    On pourrait tre tent de dire que ces antinomies insolubles appartiennent l'univers confus de l'immdiat, du vcu ou de l'homme vital, qui, par dfinition, est sans vrit, qu'il faut donc les oublier en attendant que la seule connaissance rigoureuse, la science, en vienne expliquer par leurs conditions et du dehors ces fantasmes dans lesquels nous nous embarrassons. Le vrai, ce n'est ni la chose que je vois, ni l'autre homme que je vois aussi de mes yeux, ni enfin cette unit globale du monde sensible, et la limite du monde intelligible que nous tentions de dcrire tout l'heure. Le vrai, c'est l'objectif, ce que j'ai russi dterminer par

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    la mesure ou plus gnralement par les oprations qu'autorisent les variables ou les entits par moi dfinies propos d'un ordre de faits. De telles dterminations ne doivent rien notre contact avec les choses: elles expriment un effort d'approximation qui n'aurait aucun sens l'gard du vcu, puisque le vcu est prendre tel quel et ne peut autrement tre considr en lui-mme . Ainsi la science a commenc par exclure tous les prdicats qui viennent aux choses de notre rencontre avec elles. L'exclusion n'est d'ailleurs que provisoire: quand elle aura appris l'investir, la science rintroduira peu peu ce qu'elle a d'abord cart comme subjectif; mais elle l'intgrera comme cas particulier des relations et des objets qui dfinissent pour elle le monde. Alors le monde se fermera sur lui-mme et, sauf par ce qui, en nous, pense, et fait la science, par ce spectateur impartial qui nous habite, nous serons devenus parties ou moments du Grand Objet.

    Nous aurons trop souvent revenir sur les multiples variantes de cette illusion pour en traiter ds maintenant, et il ne faut dire ici que ce qui est ncessaire pour carter l'objection de principe qui arrterait notre recherche ds son dbut: sommairement, que le Koa!l08EwQ6 capable de construire ou de reconstruire le monde existant par une srie indfinie d'oprations siennes, bien loin de dissiper les obscurits de notre foi nave dans le monde, en est au contraire l'expression la plus dogmatique, la prsuppose, ne se soutient que par elle. Pendant les deux sicles o elle a poursuivi sans difficult sa tche d'objectivation, la physique a pu croire qu'elle se bornait suivre les articulations du monde et que l'objet physique prexistait en soi la science. Mais aujourd'hui, quand la rigueur mme de sa description l'oblige reconnatre comme tres physiques ultimes et de plein droit telles relations entre l'observateur et l'observ, telles dterminations qui n'ont de sens que pour une certaine situation de l'observateur, c'est l' ontologie du Koa11ofkwQ6 et de son corrlatif, le Grand

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    Objet, qui fait figure de prjug pr-scientifique. Elle est nanmoins si naturelle, que le physicien continue de se penser comme Esprit Absolu en face de l'objet pur et de mettre au nombre des vrits en soi les noncs mmes qui expriment la solidarit de tout l'observable avec un physicien situ et incarn. Pourtant, la formule qui permet de passer d'une perspective relle sur les espaces astronomiques l'autre, et qui, tant vraie d'elles toutes, dpasse la situation de fait du physicien qui parle, ne la dpasse pas vers une connaissance absolue: car elle n'a de signification physique que rapporte des observations et insre dans une vie de connaissances qui, elles, sont toujours situes. Ce n'est pas une vue d'univers, ce n'est que la pratique mthodique qui permet de relier l'une l'autre des vues qui sont toutes perspectives. Si nous donnons cette formule la valeur d'un Savoir absolu, si nous y cherchons, par exemple, le sens ultime et exhaustif du temps et de l'espace, c'est que l'opration pure de la science reprend ici son profit notre certitude, beaucoup plus vieille qu'elle et beaucoup moins claire, d'accder aux choses mmes ou d'avoir sur le monde un pouvoir de survol absolu.

    Quand elle a accd aux domaines qui ne sont pas naturellement donns l'homme, - aux espaces astronomiques ou aux ralits microphysiques -, autant la science a montr d'invention dans le maniement de l'algorithme, autant en ce qui concerne la thorie de la connaissance elle s'est montre conservatrice. Des vrits qui ne Adevraient pas laisser sans changements son ide de l'Etre sont, - au prix de grandes difficults d'expression et de pense -, retraduites dans le langage de l'ontologie traditionnelle, - comme si la science avait besoin de s'excepter des relativits qu'elle tablit, de se mettre elle-mme hors du jeu, comme si la ccit pour l'tre tait le prix dont elle doit payer son succs dans la dtermination des tres. Les considrations d'chelle, par exemple, si elles sont vraiment prises au srieux, devraient non pas faire passer toutes

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    les vrits de la physique du ct du subjectif, ce qui maintiendrait les droits l'ide d'une objectivit inaccessible, mais contester le principe mme de ce clivage, et faire entrer dans la dfinition du rel le contact entre l'observateur et l'observ. Cependant, on a vu beaucoup de physiciens chercher tantt dans la structure serre et la densit des apparences macroscopiques, tantt au contraire dans la structure lche et lacunaire de certains domaines microphysiques, des arguments en faveur d'un dterminisme ou, au contraire, d'une ralit mentale ou acausale . Ces alternatives montrent assez quel point la science, ds qu'il s'agit pour elle de se comprendre de manire ultime, est enracine dans la pr-science, et trangre la question du sens d'tre. Quand les physiciens parlent de particules qui n'existent que pendant un milliardime de seconde, leur premier mouvement est toujours de penser qu'elles existent au mme sens que des particules directement observables, et seulement beaucoup moins longtemps. Le champ microphysique est tenu pour un champ macroscopique de trs petites dimensions, o les phnomnes d'horizon, les proprits sans porteur, les tres collectifs ou sans localisation absolue, ne sont en droit que des apparences subjectives que la vision de quelque gant [ramnerait ]* l'interaction d'individus physiques absolus. C'est pourtant postuler que les considrations d'chelle ne sont pas ultimes, c'est de nouveau les penser dans la perspective de l'en soi, au moment mme o il nous est suggr d'y renoncer. Ainsi, les notions tranges de la nouvelle physique ne le sont pour elle qu'au sens o une opinion paradoxale tonne le sens commun, c'est--dire sans l'instruire profondment et sans rien changer ses catgories. Nous n'impliquons pas ici que les proprits des nou-

    * Ramnerait est biff et porte en surcharge retrouverait. Nous rtablissons la premire expresswn, la correction tant manifestement incomplte.

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    veaux tres physiques dmontrent une nouvelle logique ou une nouvelle ontologie. Si l'on prend dmonstration au sens mathmatique, les savants, seuls en mesure d'en fournir une, sont seuls aussi en mesure de l'apprcier. Que quelques-uns d'entre eux la refusent comme ptition de principe 1, cela suffit pour que le philosophe n'ait pas le droit, mais pas non plus l'obligation, d'en faire tat. Ce que le philosophe peut noter, - ce qui lui donne penser -, c'est que les physiciens prcisment qui conservent une reprsentation cartsienne du monde2 font tat de leurs prfrences comme un musicien ou un peintre parlerait de ses prfrences pour un style. Ceci nous permet d'avancer, - quel que soit le sort, dans la suite, de la thorie microphysique -, qu'aucune ontologie n'est exactement requise par la pense physique au travail, qu'en particulier l'ontologie classique de l'objet ne peut se recommander d'elle, ni revendiquer un privilge de principe, alors qu'elle n'est, chez ceux qui la conservent, qu'une prfrence. Ou bien l'on entend, par physique et par science, une certaine manire d'oprer sur les faits par l'algorithme, une certaine pratique de connaissance, dont ceux qui possdent l'instrument sont seuls juges, - et alors ils sont seuls juges aussi du sens o ils prennent leurs variables, mais ils n'ont ni l'obligation ni mme le droit d'en donner une traduction imaginative, de trancher en leur nom la question de ce qu'il y a ni de rcuser un ventuel contact avec le monde. Ou au contraire, la physique entend dire ce qui est, mais alors elle n'est plus fonde aujourd'hui dfinir l'tre par l'tre-objet, ni cantonner le vcu dans l'ordre de nos reprsentations, et dans le secteur des curiosits psychologiques; il faut qu'elle reconnaisse comme lgitime une analyse des dmarches par lesquelles l'uni-

    1. Par exemple, Louis de Broglie, Nouvelles perspectives sur la Microphysique [Paris, Albin Michel. 1956.]

    2. Louis de Broglie, mme ouvrage.

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    vers des mesures et des oprations se constitue partir du monde vcu considr comme source, ventuellement comme source universelle. dfaut de cette analyse, o le droit relatif et les limites de l'objectivation classique soient reconnus, une physique qui conserverait tel quel l'quipement philosophique de la science classique et projetterait dans l'ordre du savoir absolu ses propres rsultats, vivrait, comme la foi perceptive dont il procde, en tat de crise permanente. Il est saisissant de voir Einstein dclasser comme psychologie l'exprience que nous avons du simultan par la perception d'autrui et le recoupement de nos horizons perceptifs et de ceux des autres : il ne saurait tre question pour lui de donner valeur ontologique cette exprience parce qu'elle est pur savoir d'anticipation ou de principe et se fait sans oprations, sans mesures effectives. C'est postuler que ce qui est est, non pas ce quoi nous avons ouverture, mais seulement ce sur quoi nous pouvons oprer; et Einstein ne dissimule pas que cette certitude d'une adquation entre l'opration de science et l'tre est chez lui antrieure sa physique. Il souligne mme avec humour le contraste de sa science sauvagement spculative et de sa revendication pour elle d'une vrit en soi. Nous aurons montrer comment l'idalisation physique dpasse et oublie la foi perceptive. Il suffisait pour le moment de constater qu'elle en procde, qu'elle n'en lve pas les contradictions, n'en dissipe pas l'obscurit et ne nous dispense nullement, loin de l, de l'envisager en elle-mme.

    Nous arriverions la mme conclusion si, au lieu de souligner les inconsistances de l'ordre objectif, nous nous adressions l'ordre subjectif qui, dans l'idologie de la science, en est la contrepartie et le complment ncessaire, - et peut-tre serait-elle, par cette voie, plus facilement accepte. Car ici le dsordre et l'incohrence sont manifestes, et l'on peut dire, sans exagrer, que nos concepts fondamentaux, - celui du psychisme et celui de la psychologie -, sont aussi

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    mythiques que les classifications des socits dites archaques. On a cru revenir la clart en exorcisant l' introspection . Et il fallait en effet l'exorciser: car o, quand et comment y a-t-il jamais eu une vision du dedans ? Il y a, - c'est tout autre chose, et qui garde sa valeur -, une vie prs de soi, une ouverture soi, mais qui ne donne pas sur un autre monde que le monde commun, - et qui n'est pas ncessairement fermeture aux autres. La critique de l 'introspection dtourne trop souvent de cette manire irremplaable d'accder autrui, tel qu'il est impliqu en nous. Et par contre, le recours au dehors , par lui-mme, ne garantit nullement contre les illusions de l'introspection, il ne donne qu'une nouvelle figure notre ide confuse d'une vision [psychologique : il ne fait que la transporter du dedans au dehors]. Il serait instructif d'expliciter ce que les psychologues entendent par le psychisme et autres notions analogues. C'est comme une couche gologique profonde, une chose invisible, qui se trouve quelque part derrire certains corps vivants, et l'gard de laquelle on suppose qu'il n'est que de trouver le juste point d'observation. C'est bien lui, en moimme, qui s'inquite de connatre le psychisme, mais il y a l en lui comme une vocation continuellement manque : comment une chose se connatrait-elle ? Le psychisme est opaque lui-mme et ne se rejoint que dans ses rpliques extrieures, dont il s'assure en dernire analyse qu'elles lui ressemblent, comme l'anatomiste s'assure de trouver dans l'organe qu'il dissque la structure mme de ses propres yeux: parce qu'il y a une espce homme . . . Une explication complte de l'attitude psychologique et des concepts dont le psychologue se sert comme s'ils allaient de soi, montrerait en elle une masse de consquences sans prmisses, un travail constitutif fort ancien qui n'est pas tir au clair et dont les rsultats sont accepts tels quels sans qu'on souponne mme quel point ils sont confus. Ce qui opre ici, c'est toujours la foi perceptive

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    aux choses et au monde. La conviction qu'elle nous donne d'atteindre ce qui est par un survol absolu, nous l'appliquons l'homme comme aux choses, et c'est par l que nous en venons penser l'invisible de l'homme comme une chose. Le psychologue son tour s'installe dans la position du spectateur absolu. Comme l'investigation de l'objet extrieur, celle du psychique ne progresse d'abord qu'en se mettant elle-mme hors du jeu des relativits qu'elle dcouvre, en sous-entendant un sujet absolu devant lequel se dploie le psychisme en gnral, le mien, ou celui d'autrui. Le clivage du subjectif et de l' objectif, par lequel la physique commenante dfinit son domaine, et la psychologie, corrlativement, le sien, n'empche pas, exige au contraire, qu'ils soient conus selon la mme structure fondamentale: ce sont finalement deux ordres d'objets, connatre dans leurs proprits intrinsques, par une pense pure qui dtermine ce qu'ils sont en soi. Mais, comme en physique aussi, un moment vient o le dveloppement mme du savoir remet en question le spectateur absolu toujours suppos. Aprs tout, ce physicien dont je parle et qui j 'attribue un systme de rfrence, c'est aussi le physicien qui parle. Aprs tout, ce psychisme dont parle le psychologue, c'est aussi le sien. Cette physique du physicien, cette psychologie du psychologue, annoncent que dsormais, pour la science mme, l'tre-objet ne peut plus tre l'tre-mme: objectif et subjectif sont reconnus comme deux ordres construits htivement l'intrieur d'une exprience totale dont il faudrait, en toute clart, restituer le contexte.

    Cette ouverture intellectuelle dont nous venons de tracer le diagramme, c'est l'histoire de la psychologie depuis cinquante ans, et particulirement celle de la psychologie de la Forme. Elle a voulu se constituer son domaine d'objectivit, elle a cru le dcouvrir dans les formes du comportement. N'y avait-il pas l un conditionnement original, qui ferait l'objet d'une science ori-

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    ginale, comme d'autres structures moins complexes faisaient l'objet des sciences de la nature ? Domaine distinct, juxtapos celui de la physique, le comportement ou le psychisme, objectivement pris, taient en principe accessibles aux mmes mthodes, et avaient mme structure ontologique: ici et l, l'objet tait dfini par les relations fonctionnelles qu'il observe universellement. Il y avait bien, en psychologie, une voie d'accs descriptive l'objet, mais elle ne pouvait par principe conduire ailleurs qu'aux mmes dterminations fonctionnelles. Et, en effet, on a pu prciser les conditions dont dpend en fait telle ralisation perceptive, telle perception d'une figure ambigu, tel niveau spatial ou color. La psychologie a cru enfin trouver son assiette et s'attendait dsormais une accumulation de dcouvertes qui la confirmeraient dans son statut de science. Et pourtant, aujourd'hui, quarante ans aprs les dbuts de la Gestaltpsychologie, on a de nouveau le sentiment d'tre au point mort. Certes, sur bien des points, on a prcis les travaux initiaux de l'cole, on a acquis et on acquiert quantit de dterminations fonctionnelles. Mais l'enthousiasme n'y est plus, on n'a nulle part le sentiment d'approcher d'une science de l'homme. C'est que, - les auteurs de l'cole s'en sont bien vite aviss -, les relations qu'ils tablissent ne jouent imprieusement et ne sont explicatives que dans les conditions artificielles du laboratoire. Elles ne reprsentent pas une premire couche du comportement, d'o l'on pourrait passer de proche en proche sa dtermination totale : elles sont plutt une premire forme d'intgration, des cas privilgis de structuration simple, l'gard desquels les structurations plus complexes sont en ralit qualitativement diffrentes. Le rapport fonctionnel qu'elles noncent n'a de sens qu' leur niveau, il n'a pas force explicative l'gard de niveaux suprieurs et finalement l'tre du psychisme est dfinir non pas comme un entrecroisement de causalits lmentaires, mais par les structurations htrognes

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    et discontinues qui s'y ralisent. mesure qu'on a affaire des structures plus intgres, on s'aperoit que les conditions rendent moins compte du conditionn, qu'elles ne sont pour lui l'occasion de se dclencher. Ainsi le paralllisme postul du descriptif et du fonctionnel tait dmenti. Autant il est facile, par exemple, d'expliquer selon ses conditions tel mouvement apparent d'une tache lumineuse dans un champ artificiellement simplifi et rduit par le dispositif d'exprience, autant une dtermination totale du champ perceptif concret de tel individu vivant tel moment apparat non pas provisoirement inaccessible mais dfinitivement dpourvue de sens parce qu'il offre des structures qui n 'ont pas mme de nom dans l 'univers OBJECTIF des conditions spares et sparables. Quand je regarde une route qui s'loigne de moi vers l'horizon, je peux mettre en rapport ce que j'appelle la largeur apparente de la route telle distance, - c'est--dire celle que je mesure, en regardant d'un seul il et par report sur un crayon que je tiens devant moi -, avec d'autres lments du champ assigns eux aussi par quelque procd de mesure, et tablir ainsi que la constance de la grandeur apparente dpend de telles et telles variables, selon le schma de dpendance fonctionnelle qui dfinit l'objet de science classique. Mais considrer le champ tel que je l'ai quand je regarde librement des deux yeux, hors de toute attitude isolante, il m'est impossible de l'expliquer par des conditionnements. Non que ces conditionnements m 'chappent ou me restent cachs, mais parce que le conditionn lui-mme cesse d'tre d'un ordre tel qu'on puisse le dcrire objectivement. Pour le regard naturel qui me donne le paysage, la route au loin n'a aucune largeur que 1 'on puisse mme idalement chiffrer, elle est aussi large qu' courte distance, puisque c'est la mme route, et elle ne l'est pas, puisque je ne peux nier qu'il y ait une sorte de ratatinement perspectif. Entre elle et la route proche, il y a identit et pourtant !lra{3aau; fi aUo ytvo, passage de l'apparent

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    au rel, et ils sont incommensurables. Encore ne dois-je mme pas comprendre ici l'apparence comme un voile jet entre moi et le rel : le rtrcissement perspectif n'est pas une dformation, la route proche n'est pas plus vraie : le proche, le lointain, l'horizon dans leur indescriptible contraste forment systme, et c'est leur rapport dans le champ total qui est la vrit perceptive. Nous sommes entrs dans l'ordre ambigu de l'tre peru, sur lequel la dpendance fonctionnelle ne mord pas. Ce n'est qu'artificiellement et verbalement qu'on peut maintenir dans ce cadre ontologique la psychologie de la vision : les conditions de la profondeur, - la disparition des images rtiniennes par exemple -, n'en sont pas vraiment des conditions, puisque les images ne se dfinissent comme disparates qu' l'gard d'un appareil perceptif qui cherche son quilibre dans la fusion des images analogues, et que donc le conditionn conditionne ici la condition. Un monde peru, certes, n'apparatrait pas tel homme si ces conditions n'taient pas donnes dans son corps : mais ce ne sont pas elles qui l 'expliquent. Il est selon ses lois de champ et d'organisation intrinsque, il n'est pas, comme l'objet, selon les exigences d'une causalit bord bord . Le psychisme n'est pas objet; mais, - notons-le bien -, il ne s'agit pas ici de montrer, selon la tradition spiritualiste que certaines ralits chappent la dtermination scientifique : ce genre de dmonstration n'aboutit qu' circonscrire un domaine de l'antiscience qui, d'ordinaire, reste conu, dans les termes de l'ontologie qui prcisment est en question, comme un autre ordre de ralits . Notre but n'est pas d'opposer aux faits que coordonne la science objective un groupe de faits, - qu'on les appelle psychisme ou faits subjectifs ou faits intrieurs -, qui lui chappent, mais de montrer que l'tre-objet, et aussi bien l'tresujet, conu par opposition lui et relativement lui, ne font pas alternative, que le monde peru est en de ou au-del de l'antinomie, que l'chec de la psychologie

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    objective est comprendre, - conjointement avec l'chec de la physique objectiviste -, non pas comme une victoire de l' intrieur sur l' extrieur , et du mental sur le matriel , mais comme un appel la revision de notre ontologie, au rexamen des notions de sujet et d'objet. Les mmes raisons qui empchent de traiter la perception comme un objet, empchent aussi de la traiter comme l'opration d'un sujet , en quelque sens qu'on la prenne. Si le monde sur lequel elle ouvre, le champ ambigu des horizons et des lointains, n'est pas une rgion du monde objectif, il rpugne aussi bien tre rang du ct des faits de conscience ou des actes spirituels : l'immanence psychologique ou transcendantale ne peut pas mieux que la pense objective rendre compte de ce que c'est qu'un horizon ou un lointain ; la perception, qu'elle soit donne elle-mme en introspection , ou qu'elle soit conscience constituante du peru, devrait tre, pour ainsi dire par position et par principe, connaissance et possession d'elle-mme, - elle ne saurait ouvrir sur des horizons et des lointains, c'est--dire sur un monde qui est l pour elle d'abord, et partir duquel seulement elle se fait comme le titulaire anonyme vers lequel cheminent les perspectives du paysage. L'ide du sujet aussi bien que celle de l'objet transforment en adquation de connaissance le rapport avec le monde et avec nous-mme que nous avons dans la foi perceptive. Elles ne l'clairent pas, elles l'utilisent tacitement, elles en tirent des consquences. Et puisque le dveloppement du savoir montre que ces consquences sont contradictoires, il nous faut de toute ncessit revenir lui pour l'lucider.

    Nous nous sommes adresss la psychologie de la perception en gnral pour mieux montrer que les crises de la psychologie tiennent des raisons de principe, et non pas quelque retard des recherches en tel domaine particulier. Mais une fois qu'on l'a vue dans sa gnralit, on retrouve la mme difficult de principe dans les recherches spcialises.

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    On ne voit pas, par exemple, comment une psychologie sociale serait possible en rgime d'ontologie objectiviste. Si l'on pense vraiment que la perception est une fonction de variables extrieures, ce schma n'est (bien approximativement) applicable qu'au conditionnement corporel et physique, et la psychologie est condamne cette abstraction exorbitante de ne considrer l'homme que comme un ensemble de terminaisons nerveuses sur lesquelles jouent des agents physico-chimiques. Les autres hommes , une constellation sociale et historique, ne peuvent intervenir comme stimuli que si l'on reconnat aussi bien l'efficience d'ensembles qui n'ont pas d'existence physique, et qui oprent sur lui non selon leurs proprits immdiatement sensibles, mais raison de leur configuration sociale, dans un espace et un temps sociaux, selon un code social, et, finalement, comme des symboles plutt que comme des causes. Du seul fait qu'on pratique la psychologie sociale, on est hors de l'ontologie objectiviste, et l'on ne peut y rester qu'en exerant sur l' objet qu'on se donne une contrainte qui compromet la recherche. L'idologie objectiviste est ici directement contraire au dveloppement du savoir. C'tait par exemple une vidence, pour l'homme form au savoir objectif de l'Occident, que la magie ou le mythe n'ont pas de vrit intrinsque, que les effets magiques de la vie mythique et rituelle doivent tre expliqus par des causes objectives , et rapports pour le reste aux illusions de la Subjectivit. La psychologie sociale, si elle veut vraiment voir notre socit telle qu'elle est, ne peut pourtant partir de ce postulat, qui fait lui-mme partie de la psychologie occidentale, et en l'adoptant, nous prsumerions nos conclusions. Comme l'ethnologue, en face de socits dites archaques, ne peut prjuger par exemple que le temps y soit vcu comme il est chez nous, selon les dimensions d'un pass qui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore, et d'un prsent qui seul est pleinement, et doit dcrire un temps mythique o certains vnements du dbut gardent

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    une efficacit continue, - de mme la psychologie sociale, prcisment si elle veut connatre vraiment nos socits, ne peut pas exclure a priori l'hypothse du temps mythique comme composante de notre histoire personnelle et publique. Certes, nous avons refoul le magique dans la subjectivit, mais rien ne nous garantit que le rapport entre les hommes ne comporte pas invitablement des composantes magiques et oniriques. Puisque l' objet ici, c'est justement la socit des hommes, les rgles de la pense objectiviste ne peuvent le dterminer a priori, elles doivent au contraire tre vues elles-mmes comme les particularits de certains ensembles socio-historiques, dont elles ne donnent pas ncessairement la clef. Bien entendu, il n'y a pas lieu non plus de postuler au dpart que la pense objective n'est qu'un effet ou produit de certaines structures sociales, et n'a pas de droits sur les autres: ce serait poser que le monde humain repose sur un fondement incomprhensible, et cet irrationalisme serait lui aussi arbitraire. La seule attitude qui convienne une psychologie sociale est de prendre la pense objective pour ce qu'elle est : c'est--dire comme une mthode qui a fond la science et doit tre employe sans restriction, jusqu' la limite du possible, mais qui, en ce qui concerne la nature, et plus forte raison l'histoire, reprsente plutt une premire phase d'limination* qu'un moyen d'explication totale. La psychologie sociale, comme psychologie, rencontre ncessairement les questions du philosophe, - qu'est-ce qu'un autre homme, qu'est-ce qu'un vn,ement historique, o est l'vnement historique ou l'Etat ? -, et ne peut par avance ranger les autres hommes et l'histoire parmi les objets ou les Stimuli . Ces questions, elle ne les traite pas de front: c'est affaire de philosophie. Elle les traite latralement, par la manire mme dont elle investit son objet et progresse vers lui. Et elle ne rend

    * Sans doute faut-il comprendre : limination de l'irrationnel.

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    pas inutile, elle exige au contraire un claircissement ontologique en ce qui les concerne.

    Faute d'accepter rsolument les rgles de l' objectivit vraie dans le domaine de l'homme et d'admettre que les lois de dpendance fonctionnelle y sont plutt une manire de cerner l'irrationnel que de l'liminer, la psychologie ne donnera des socits qu'elle tudie qu'une vue abstraite et superficielle en regard de celle que peut offrir l'histoire, et c'est en fait ce qui arrive souvent. Nous disions plus haut que le physicien encadre dans une ontologie objectiviste une physique qui ne l'est plus. Il faudrait ajouter qu'il n'en va pas autrement du psychologue, et que c'est mme de la psychologie que les prjugs objectivistes reviennent hanter les conceptions gnrales et philosophiques des physiciens. On est frapp de voir un physicien* qui a libr sa propre science des canons classiques du mcanisme et de l'objectivisme, reprendre sans hsitation, ds qu'il passe au problme philosophique de la ralit ultime du monde physique, la distinction cartsienne des qualits premires et des qualits secondes, comme si la critique des postulats mcanistes l'intrieur du monde physique ne changeait rien notre manire de concevoir son action sur notre corps, comme si elle cessait de valoir la frontire de notre corps et n'appelait pas une revision de notre psycho-physiologie. Paradoxalement, il est plus difficile de renoncer aux schmas de l' explication mcaniste en ce qui concerne l'action du monde sur l'homme, - o cependant ils n'ont jamais cess de soulever des difficults videntes -, qu'en ce qui concerne les actions physiques l'intrieur du monde, o ils ont pu bon droit, pendant des sicles, passer pour justifis. C'est que cette rvolution de pense, en physique mme, peut apparemment se faire dans les cadres ontologiques traditionnels, au lieu que, en phy-

    * Par exemple, Eddington [Arthur Eddington. Cf. notamment Sur les nouveaux sentiers de la Science, Paris, Hermann & Cie, 1936].

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    siologie des sens, elle met en cause immdiatement notre ide la plus invtre des rapports de l'tre et de l'homme et de la vrit. Ds qu'on cesse de penser la perception comme l'action du pur objet physique sur le corps humain et le peru comme le rsultat intrieur de cette action, il semble que toute distinction du vrai et du faux, du savoir mthodique et des fantasmes, de la science et de l'imagination, soit ruine. C'est ainsi que la physiologie participe moins activement que la physique au renouveau mthodologique d'aujourd'hui, que l'esprit scientifique s'y conserve quelquefois sous des formes archaques et que les biologistes restent plus matrialistes que les physiciens. Mais ils ne le sont, eux aussi, que comme philosophes et beaucoup moins dans leur pratique de biologistes. Il leur faudra bien un jour la librer tout fait, poser, propos du corps humain aussi, la question de savoir s'il est un objet et, du mme coup, celle de savoir s'il est avec la nature extrieure dans le rapport de fonction variable. Ds maintenant, - et c'est ce qui nous importait -, ce rapport a cess d'tre consubstantiel la psycho-physiologie, et avec lui toutes les notions qui en sont solidaires, - celle de la sensation comme effet propre et constant d'un stimulus physiquement dfini, et, au-del, celles de l'attention et du jugement, comme abstractions complmentaires, charges d'expliquer ce qui ne suit pas les lois de la sensation . . . En mme temps qu'il idalisait le monde physique en le dfinissant par des proprits tout intrinsques, par ce qu'il est dans son pur tre d'objet devant une pense elle-mme purifie, le cartsianisme, qu'il le voult ou non, a inspir une science du corps humain qui le dcompose, lui aussi, en un entrelacement de processus objectifs et, avec la notion de sensation, prolonge cette analyse jusqu'au psychisme . Ces deux idalisations sont solidaires et doivent tre dfaites ensemble. Ce n'est qu'en revenant la foi perceptive pour rectifier l'analyse cartsienne qu'on fera cesser la situation de crise o se trouve notre savoir lorsqu'il

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    croit se fonder sur une philosophie que ses propres dmarches font clater.

    Parce que la perception nous donne foi en un monde, en un systme de faits naturels rigoureusement li et continu, nous avons cru que ce systme pourrait s'incorporer toutes choses et jusqu' la perception qui nous y a initis. Aujourd'hui, nous ne croyons plus que la nature soit un systme continu de ce genre; plus forte raison sommes-nous bien loigns de penser que les lots de psychisme qui flottent ici et l sur elle soient secrtement relis par le sol continu de la nature. La tche s'impose donc nous de comprendre si, et en quel sens, ce qui n'est pas nature forme un monde , et d'abord ce que c'est qu'un monde et enfin, si monde il y a, quels peuvent tre les rapports du monde visible et du monde invisible. Si difficile qu'il soit, ce travail est indispensable si nous devons sortir de la confusion o nous laisse la philosophie des savants. Il ne peut tre accompli en entier par eux parce que la pense scientifique se meut dans le monde et le prsuppose plutt qu'elle ne le prend pour thme. Mais il n'est pas tranger la science, il ne nous installe pas hors du monde. Quand nous disons avec d'autres philosophes que les stimuli de la perception ne sont pas les causes du monde peru, qu'ils en sont plutt les rvlateurs ou les dclencheurs, nous ne voulons pas dire que l'on puisse percevoir son corps, nous voulons dire au contraire qu'il faut rexaminer la dfinition du corps comme objet pur pour comprendre comment il peut tre notre lien vivant avec la nature ; nous ne nous tablissons pas dans un univers d'essences, nous demandons au contraire que l'on re-considre la distinction du that et du what, de l'essence et des conditions d'existence, en se reportant l 'exprience du monde qui la prcde. La philosophie n'est pas science, parce que la science croit pouvoir survoler son objet, tient pour acquise la corrlation du savoir et de l'tre, alors que la philosophie est l'ensemble des questions o celui qui questionne est lui-

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    mme mis en cause par la question. Mais une physique qui a appris situer physiquement le physicien, une psychologie qui a appris situer le psychologue dans le monde socio-historique ont perdu l'illusion du survol absolu : elles ne tolrent pas seulement, elles imposent l'examen radical de notre appartenance au monde avant toute science.

    La foi perceptive et la rflexion

    Les mthodes de preuve et de connaissance, qu'invente une pense dj installe dans le monde, les concepts d'objet et de sujet qu'elle introduit, ne nous permettent pas de comprendre ce que c'est que la foi perceptive, prcisment parce qu'elle est une foi, c'est--dire une adhsion qui se sait au-del des preuves, non ncessaire, tisse d'incrdulit, chaque instant menace par la non-foi. La croyance et l'incrdulit sont ici si troitement lies qu'on trouve toujours l'une dans l'autre et en particulier un germe de non-vrit dans la vrit : la certitude que j 'ai d'tre branch sur le monde par mon regard me promet dj un pseudomonde de fantasmes si je le laisse errer. Se cacher les yeux pour ne pas voir un danger, c'est, dit-on, ne pas croire aux choses, ne croire qu'au monde priv, mais c'est plutt croire que ce qui est pour nous est absolument, qu'un monde que nous avons russi voir sans danger est sans danger, c'est donc croire au plus haut point que notre vision va aux choses mmes. Peut-tre cette exprience nous enseigne-t-elle, mieux qu'aucune autre, ce qu'est la prsence perceptive du monde : non pas, ce qui serait impossible, affirmation et ngation de la mme chose sous le mme rapport, jugement positif et ngatif, ou, comme nous disions tout l'heure, croyance et incrdulit ; elle est, en de de l'affirma-

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    tion et de la ngation, en de du jugement, - opinions critiques, oprations ultrieures, - notre exprience, plus vieille que toute opinion, d'habiter le monde par notre corps, la vrit par tout nous-mme, sans qu'il y ait choisir ni mme distinguer entre l'assurance de voir et celle de voir le vrai, parce qu'ils sont par principe une mme chose, - foi donc, et non pas savoir, puisque le monde n'est pas ici spar de notre prise sur lui, qu'il est, plutt qu'affirm, pris comme allant de soi, plutt que dvoil, non dissimul, non rfut.

    Si la philosophie doit s'approprier et comprendre cette ouverture initiale au monde qui n'exclut pas une occultation possible, elle ne peut se contenter de la dcrire, il faut qu'elle nous dise comment il y a ouverture sans que l'occultation du monde soit exclue, comment elle reste chaque instant possible bien que nous soyons naturellement dous de lumire. Ces deux possibilits que la foi perceptive garde en elle-mme cte cte, il faut que le philosophe comprenne comment elles ne s'annulent pas. Il n'y parviendra pas s'il se maintient leur niveau, oscillant de l'une l'autre, disant tour tour que ma vision est la chose mme et que ma vision est mienne ou en moi . Il faut qu'il renonce ces deux vues, qu'il s'abstienne aussi bien de l'une que de l'autre, qu'il en appelle d'elles-mmes puisqu'elles sont incompossibles dans leur littralit, lui-mme, qui en est le titulaire et doit donc savoir ce qui les motive du dedans, qu'il les perde comme tat de fait pour les reconstruire comme possibilits siennes, pour apprendre de soi ce qu'elles signifient en vrit, ce qui le voue et la perception et aux fantasmes; en un mot, il faut qu'il rflchisse. Or, aussitt qu'il le fait, par-del le monde mme et par-del ce qui n'est qu'en nous , par-del l'tre en soi et l'tre pour nous, une troisime dimension semble s'ouvrir, o leur discordance s'abolit. Par la conversion rflexive, percevoir et imaginer ne sont plus que deux manires de

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    penser* . De la vision et du sentir on ne retient plus que ce qui les anime et les soutient indubitablement, la pure pense de voir ou de sentir, et il est possible de dcrire cette pense-l, de montrer qu'elle est faite d'une corrlation rigoureuse entre mon exploration du monde et les rponses sensorielles qu'elle suscite. On soumettra l'imaginaire une analyse parallle, et l'on s'apercevra que la pense dont il est fait n'est pas, en ce sens prcis, pense de voir ou de sentir, que c'est plutt le parti pris de ne pas appliquer, et mme d'oublier les critres de vrification, et de prendre comme bon ce qui n'est pas vu et ne saurait l'tre. Ainsi les antinomies de la foi perceptive semblent tre leves ; il est bien vrai que nous percevons la chose mme, puisque la chose n'est rien que ce que nous voyons, mais non pas par le pouvoir occulte de nos yeux : ils ne sont plus sujets de la vision, ils sont passs au nombre des choses vues, et ce qu'on appelle vision relve de la puissance de penser qui atteste que l'apparence ici a rpondu selon une rgle aux mouvements de nos yeux. La perception est la pense de percevoir quand elle est pleine ou actuelle. Si donc elle atteint la chose mme, il faut dire, sans contradiction, qu'elle est tout entire notre fait, et de part en part ntre, comme toutes nos penses. Ouverte sur la chose mme, elle n'en est pas moins ntre, parce que la chose est dsormais cela mme que nous pensons voir, - cogitatum ou nome. Elle ne sort pas plus du cercle de nos penses que ne le fait l'imagination, elle aussi pense de voir, mais pense qui ne cherche pas l'exercice, la preuve, la plnitude, qui donc prsume d'elle-mme et ne se pense qu' demi. Ainsi le rel devient le corrlatif de la pense, et l'imaginaire est, l'intrieur du mme domaine, le cercle troit des objets de pense demi penss, des demi-objets ou fantmes qui n'ont nulle consistance, nul lieu propre, disparaissant au soleil de la pense

    * En marge: idalit (ide et immanence de vrit).

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    comme les vapeurs du matin et ne sont, entre la pense et ce qu'elle pense, qu'une mince couche d'impens. La rflexion garde tout de la foi perceptive: la conviction qu'il y a quelque chose, qu'il y a le monde, l'ide de la vrit, l 'ide vraie donne. Simplement, cette conviction barbare d'aller aux choses mmes, - qui est incompatible avec le fait de l'illusion, - elle la ramne ce qu'elle veut dire ou signifie, elle la convertit en sa vrit, elle y dcouvre l'adquation et le consentement de la pense la pense, la transparence de ce que je pense pour moi qui le pense. L' existence de brute et pralable du monde que je croyais trouver dj l, en ouvrant les yeux, n'est que le symbole d'un tre qui est pour soi sitt qu'il est, parce que tout son tre est d'apparatre donc de s'apparatre, - et qui s'appelle esprit*. Par la conversion rflexive, qui ne laisse plus subsister, devant le sujet pur, que des idats, des cogitata ou des nomes, on sort enfin des quivoques de la foi perceptive, qui nous assurait paradoxalement d'accder aux choses mmes, et d'y accder par l 'intermdiaire du corps, qui donc ne nous ouvrait au monde qu'en nous scellant dans la srie de nos vnements privs. Dsormais, tout parat clair ; le mlange de dogmatisme et de scepticisme, les convictions troubles de la foi perceptive, sont rvoqus en doute ; je ne crois plus voir de mes yeux des choses extrieures moi qui les vois : elles ne sont extrieures qu' mon corps, non ma pense, qui le survole aussi bien qu'elles. Et pas davantage je ne me laisse impressionner par cette vidence que les autres sujets percevants ne vont pas aux choses mmes, que leur perception se passe en eux, - vidence qui finit par rejaillir sur ma propre perception, puisque, enfin, je suis un autre leurs yeux, et mon dogmatisme, se

    * En marge: passage l'idalit comme solution des antinomies. Le monde est numriquement un avec mon cogitatum et avec celui des autres en tant qu'idal (identit idale, en de du plusieurs et de l'un).

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    communiquant aux autres, revient sur moi comme scepticisme, - car s'il est vrai que, vue du dehors, la perception de chacun semble enferme dans quelque rduit, derrire son corps, cette vue extrieure est prcisment mise, par la rflexion, au nombre des fantasmes sans consistance et des penses confuses : on ne pense pas une pense du dehors, par dfinition la pense ne se pense qu'intrinsquement ; si les autres sont des penses, ils ne sont pas ce titre derrire leur corps que je vois, ils ne sont, comme moi, nulle part ; ils sont, comme moi, coextensifs l'tre, et il n'y a pas de problme de l'incarnation. En mme temps que la rflexion nous libre des faux problmes poss par des expriences btardes et impensables, elle les justifie d'ailleurs par simple transposition du sujet incarn en sujet transcendantal, et de la ralit du monde en idalit: nous atteignons tous le monde, et le mme monde, et il est tout chacun de nous, sans division ni perte, parce qu'il est ce que nous pensons percevoir, l'objet indivis de toutes nos penses; son unit, pour n'tre pas l'unit numrique, n'est pas davantage l'unit spcifique : c'est cette unit idale ou de signification qui fait que le triangle du gomtre est le mme Tokyo et Paris, au ve sicle avant Jsus-Christ et prsent. Cette unit-l suffit et elle dsamorce tout problme, parce que les divisions qu'on peut lui opposer, la pluralit des champs de perception et des vies, sont comme rien devant elle, n'appartiennent pas l'univers de l'idalit et du sens, et ne peuvent pas mme se formuler ou s'articuler en penses distinctes, et parce qu'enfin nous avons reconnu par la rflexion, au cur de toutes les penses situes, enlises et incarnes, le pur apparatre de la pense elle-mme, l'univers de l'adquation interne, o tout ce que nous avons de vrai s'intgre sans difficult . . .

    C e mouvement rflexif sera toujours premire vue convaincant : en un sens il s'impose, il est la vrit mme, et l'on ne voit pas comment la philosophie pour-

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    rait s'en dispenser. La question est de savoir s'il la conduit au port, si l'univers de la pense laquelle il conduit est vraiment un ordre qui se suffit et qui termine toute question. Puisque la foi perceptive est paradoxe, comment y resterais-je ? Et si je n'y reste pas, que puis-je faire, sinon rentrer en moi et y chercher la demeure de la vrit ? N'est-il pas vident, justement si ma perception est perception du monde, que je dois trouver dans mon commerce avec lui les raisons qui me persuadent de le voir, et dans ma vision le sens de ma vision ? Moi qui suis au monde, de qui apprendrais-je ce que c'est qu'tre au monde, sinon de moi, et comment pourrais-je dire que je suis au monde si je ne le savais ? Sans mme prsumer que je sache tout de moi-mme, il est certain du moins que je suis, entre autres choses, savoir, cet attribut m'appartient assurment, mme si j 'en ai d'autres. Je ne puis imaginer que le monde fasse irruption en moi, ou moi en lui : ce savoir que je suis, le monde ne peut se prsenter qu'en lui offrant un sens, que sous forme de pense du monde. Le secret du monde, que nous cherchons, il faut de toute ncessit qu'il soit contenu dans mon contact avec lui. De tout ce que je vis, en tant que je le vis, j 'ai par-devers moi le sens, sans quoi je ne le vivrais pas, et je ne puis chercher aucune lumire concernant le monde qu'en interrogeant, en explicitant ma frquentation du monde, en la comprenant du dedans. Ce qui fera toujours de la philosophie rflexive, non seulement une tentation, mais un chemin qu'il faut suivre, c'est qu'elle est vraie dans ce qu'elle nie : la relation extrieure d'un monde en soi et de moi-mme, conue comme un processus du type de ceux qui se droulent l'intrieur du monde, qu'on imagine une intrusion du monde en moi ou, au contraire, quelque voyage de mon regard parmi les choses. Mais le lien natal de moi qui perois et de ce que je perois, le conoit-elle comme il faut ? Et parce que nous devons assurment rejeter l'ide d'un rapport extrieur du percevant et du peru, faut-il passer l'antithse de

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    l'immanence, mme tout idale et spirituelle, et dire que moi qui perois je suis pense de percevoir, et le monde peru chose pense ? Parce que la perception n'est pas entre du monde en moi, n'est pas centripte, faut-il qu'elle soit centrifuge, comme une pense que je forme, ou comme la signification que je donne par jugement une apparence indcise ? L'interrogation philosophique, et l'explicitation qui en rsulte, la philosophie rflexive les pratique dans un style qui n'est pas le seul possible, elle y mle des prsupposs que nous avons examiner et qui finalement se rvlent contraires l'inspiration rflexive. Notre lien natal avec le monde, elle ne pense pouvoir le comprendre qu'en le dfaisant pour le refaire, qu'en le constituant, en le fabriquant. Elle croit trouver la clart par l'analyse, c'est--dire sinon dans des lments plus simples, du moins dans des conditions plus fondamentales, impliques dans le produit brut, dans des prmisses d'o il rsulte comme consquence, dans une source de sens d'o il drive* 0 n est donc essentiel la philosophie rflexive de nous replacer, en de de notre situation de fait, un centre des choses, d'o nous procdions, mais par rapport auquel nous tions dcentrs, de refaire en partant de nous un chemin dj trac de lui nous : l'effort mme vers l'adquation interne, l'entreprise de reconqurir explicitement tout ce que nous sommes et faisons implicitement, signifie que ce que nous sommes enfin comme naturs, nous le sommes d'abord activement comme naturants, que le monde n'est notre lieu natal que parce que d'abord nous sommes comme esprits le berceau du monde. Or, en cela, si elle s'en tient ce premier mou-

    * En marge: ide du retour - du latent: ide de la rflexion revenant sur traces d'une constitution. Ide de possibilit intrinsque dont le constitu est l'panouissement. Ide de naturant dont il est le natur. Ide de l'originaire comme intrinsque. Donc la pense rflexive est anticipation du tout, elle opre toute sous garantie de totalit qu'elle prtend engendrer. Cf. Kant : si un monde doit tre possible . . . Cette rflexion ne trouve pas l'originaire.

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    vement, si elle nous installe par rgression dans l'univers immanent de nos penses et, dans la mesure o il y a un reste, le destitue, comme pense confuse, mutile ou nave, de toute puissance probatoire par rapport elle-mme, la rflexion manque sa tche et au radicalisme qui est sa loi: car le mouvement de reprise, de rcupration, de retour soi, la marche l'adquation interne, l'effort mme pour concider avec un naturant qui est dj nous et qui est cens dployer devant lui les choses et le monde, prcisment comme retour ou reconqute, ces oprations secondes de re-constitution ou de restauration ne peuvent par principe tre l'image en miroir de sa constitution interne et de son instauration, comme le chemin de l'toile Notre-Dame est l'inverse du chemin de Notre-Dame l'toile: la rflexion rcupre tout sauf elle-mme comme effort de rcupration, elle claire tout sauf son propre rle. L'il de l'esprit a, lui aussi, son point aveugle, mais parce qu'il est de l'esprit, ne peut l'ignorer ni traiter comme un simple tat de non-vision, qui n'exige aucune mention particulire, l'acte mme de rflexion qui est quoad nos son acte de naissance. Si elle ne s'ignore pas, - ce qui serait contre la dfinition -, elle ne peut feindre de drouler le mme fil que l'esprit d'abord aurait roul, d'tre l'esprit qui revient soi en moi, quand c'est moi par dfinition qui rflchis ; elle doit s'apparatre comme marche vers un sujet X, appel un sujet X, et l'assurance mme o elle est de rejoindre un naturant universel, ne pouvant lui venir de quelque contact pralable avec lui, puisque prcisment elle est encore ignorance, elle l'voque et ne concide pas avec lui, ne peut lui venir que du monde, ou de mes penses en tant qu'elles forment un monde, en tant que leur cohsion, leurs lignes de fuite, dsignent en de d'ellemme un foyer virtuel avec lequel je ne concide pas encore. En tant qu'effort pour fonder le monde existant sur une pense du monde, la rflexion s'inspire chaque instant de la prsence pralable du monde, dont elle est

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    tributaire, laquelle elle emprunte toute son nergie. Lorsque Kant justifie chaque dmarche de son Analytique par le fameux: si un monde doit tre possible , il souligne que son fil conducteur lui est donn par l'image irrflchie du monde, que la ncessit des dmarches rflexives est suspendue l'hypothse monde et que la pense du monde que l'Analytique est charge de dvoiler n'est pas tant le fondement que l'expression seconde du fait qu'il y a eu pour moi exprience d'un monde, qu'en d'autres termes la possibilit intrinsque du monde comme pense repose sur le fait que je peux voir le monde, c'est--dire sur une possibilit d'un tout autre type, dont nous avons vu qu'elle confine l'impossible. C'est par un appel secret et constant ce possible-impossible que la rflexion peut avoir l'illusion d'tre retour soi et de s'installer dans l'immanence, et notre pouvoir de rentrer en nous est exactement mesur par un pouvoir de sortir de nous qui n'est ni plus ancien ni plus rcent que lui, qui en est exactement synonyme. Toute l'analyse rflexive est non pas fausse, mais nave encore, tant qu'elle se dissimule son propre ressort, et que, pour constituer le monde, il faut avoir notion du monde en tant que pr-constitu et qu'ainsi la dmarche retarde par principe sur ellemme. On rpondra peut-tre que les grandes philosophies rflexives le savent bien, comme le montrent, chez Spinoza, la rfrence l'ide vraie donne, ou, chez Kant, la rfrence trs consciente une exprience pr-critique du monde, mais que le cercle de l'irrflchi et de la rflexion est en elles dlibr, qu'on commence par l'irrflchi, parce qu'il faut bien commencer, mais que l'univers de pense qui est ouvert par la rflexion contient tout ce qu'il faut pour rendre compte de la pense mutile du dbut, qui n'est que l'chelle que l'on tire soi aprs avoir grimp . . . Mais s'il en est ainsi, il n'y a plus de philosophie rflexive, car il n'y a plus d'originaire et de driv, il y a une pense en cercle o la condition et le conditionn, la rflexion et

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    l'irrflchi, sont dans une relation rciproque, sinon symtrique, et o la fin est dans le commencement tout autant que le commencement dans la fin. Nous ne disons pas autre chose. Les remarques que nous faisions sur la rflexion n'taient nullement destines la disqualifier au profit de l'irrflchi ou de l'immdiat (que nous ne connaissons qu' travers elle). Il ne s'agit pas de mettre la foi perceptive la place de la rflexion, mais, au contraire, de faire tat de la situation totale, qui comporte renvoi de l'une l'autre. Ce qui est donn ce n'est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pense adquate, c'est une rflexion qui se retourne sur l'paisseur du monde pour l'clairer, mais qui ne lui renvoie aprs coup que sa propre lumire.

    Autant il est vrai que je ne peux, pour sortir des embarras o me jette la foi perceptive, m'adresser qu' mon exprience du monde, ce mlange avec le monde qui recommence pour moi chaque matin ds que j 'ouvre les yeux, ce flux de vie perceptive entre lui et moi qui ne cesse de battre du matin au soir, et qui fait que