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The Annals of Valahia University of Târgovişte, Geographical Series, Tome 6 -7, 2006 - 2007 _____________________________________________________________________________________________________________ L’EXPÉRIENCE GÉOLITTÉRAIRE DE LA VILLE CHEZ JULIEN GRACQ (LA FORME D’UNE VILLE) Muriel Rosemberg * Mots-clés : espace vécu, géographie et littérature, géographie sensible, Gracq, lisières, modèle géolittéraire, paysage urbain. Résumé : On propose une lecture géographique de La Forme d’une ville qui s’attache à analyser l’expérience géolittéraire de la ville chez Gracq. On montre ainsi comment s’élabore une relation paysagère à la ville, fondée sur une expérience sensible et un imaginaire des lieux, et comment elle s’exprime en des lieux privilégiés, les lisières, qui manifestent une préférence paysagère de l’écrivain et un modèle géolittéraire. Par son titre déjà, La Forme d’une ville témoigne que « la question des lieux engage l’œuvre dans toute son extension et dans sa matière intime » 1 . Pour qui cherche dans la littérature des ressources cognitives pour comprendre des réalités qui relèvent d’une géographie sensible, l’analyse de la géogracquie 2 semble incontournable. Pour qui s’intéresse en particulier aux représentations littéraires de la ville, La Forme d’une ville, récit consacré à Nantes, est une destination obligée. Dans une œuvre qui a donné peu de pages à la ville, La Forme d’une ville, seul récit consacré à la ville qui soit composé « dans le flux même de l’écriture » 3 , semble à part. C’est plutôt un aboutissement, réflexion ultime à l’issue d’une vie d’écriture, sur l’expérience première et primordiale qui a façonné le moi de l’écrivain. Dernier récit écrit par Gracq, empreint tout entier d’une émotion intacte pour cette ville « restée (sa) ville » (p.11 4 ), où « contre elle, selon elle, mais toujours avec elle, (il s’) était formé » (p.197), ce texte quasi testamentaire ne peut que retenir l’attention du géographe. Non qu’on doive attendre un portrait de Nantes : même si son savoir géographique s’observe dans quelques notations 5 , même si sa sensibilité aux discontinuités urbaines n’est certainement pas indifférente à sa formation géographique, quand Gracq fait un livre, comme il le confie à J-L. Tissier (1981), il n’a pas pour but de faire de la géographie. La Forme d’une ville est le récit d’une expérience de la ville, imprégnée d’une « phénoménologie intuitive » 6 , qui permet de pénétrer dans le processus intime de l’élaboration d’une relation à la ville, de nature paysagère. Le livre est aussi « récit des origines d’une création, exploration des sources d’une imagination » en cela même qu’il * EHGO-Géographie-cités (UMR 8504) 1 Murat, 2004, p.9. 2 Par géograquie, J-L. Tissier désigne le « monde validé par l’écriture de J.Gracq », fait de « lieux communs avec la géographie » mais dont « la qualité et la présence tiennent d’abord à des mots » (Tissier, 1995). 3 Comme l’écrit Bernhild Boie. Le livre sur Rome, Autour des sept collines, est quant à lui, « constitué de notes disséminées à travers les cahiers et organisées après coup dans la structure d’un livre » (Boie, 1995, p.1553). 4 La pagination est celle de la 5 ème édition de La Forme d’une ville, 1990, José Corti. 5 Particulièrement lorsqu’il évoque le mode d’inscription de la ville dans son arrière-pays (p.184 à 194 ch.9). 6 Murat, 2004, p.11.

L’expérience géolittéraire de la ville chez Julien Gracq · The Annals of Valahia University of Târgovişte, Geographical Series, Tome 6 -7, 2006 - 2007 L’EXPÉRIENCE GÉOLITTÉRAIRE

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The Annals of Valahia University of Târgovişte, Geographical Series, Tome 6 -7, 2006 - 2007 _____________________________________________________________________________________________________________

L’EXPÉRIENCE GÉOLITTÉRAIRE DE LA VILLE CHEZ JULIEN GRACQ

(LA FORME D’UNE VILLE)

Muriel Rosemberg*

Mots-clés : espace vécu, géographie et littérature, géographie sensible, Gracq, lisières, modèle

géolittéraire, paysage urbain.

Résumé :

On propose une lecture géographique de La Forme d’une ville qui s’attache à analyser l’expérience

géolittéraire de la ville chez Gracq. On montre ainsi comment s’élabore une relation paysagère à la

ville, fondée sur une expérience sensible et un imaginaire des lieux, et comment elle s’exprime en

des lieux privilégiés, les lisières, qui manifestent une préférence paysagère de l’écrivain et un

modèle géolittéraire.

Par son titre déjà, La Forme d’une ville témoigne que « la question des lieux engage

l’œuvre dans toute son extension et dans sa matière intime »1. Pour qui cherche dans la

littérature des ressources cognitives pour comprendre des réalités qui relèvent d’une

géographie sensible, l’analyse de la géogracquie2 semble incontournable. Pour qui

s’intéresse en particulier aux représentations littéraires de la ville, La Forme d’une ville,

récit consacré à Nantes, est une destination obligée. Dans une œuvre qui a donné peu de

pages à la ville, La Forme d’une ville, seul récit consacré à la ville qui soit composé « dans

le flux même de l’écriture »3, semble à part. C’est plutôt un aboutissement, réflexion

ultime à l’issue d’une vie d’écriture, sur l’expérience première et primordiale qui a façonné

le moi de l’écrivain. Dernier récit écrit par Gracq, empreint tout entier d’une émotion

intacte pour cette ville « restée (sa) ville » (p.114), où « contre elle, selon elle, mais

toujours avec elle, (il s’) était formé » (p.197), ce texte quasi testamentaire ne peut que

retenir l’attention du géographe.

Non qu’on doive attendre un portrait de Nantes : même si son savoir géographique

s’observe dans quelques notations5, même si sa sensibilité aux discontinuités urbaines n’est

certainement pas indifférente à sa formation géographique, quand Gracq fait un livre,

comme il le confie à J-L. Tissier (1981), il n’a pas pour but de faire de la géographie. La

Forme d’une ville est le récit d’une expérience de la ville, imprégnée d’une

« phénoménologie intuitive »6, qui permet de pénétrer dans le processus intime de

l’élaboration d’une relation à la ville, de nature paysagère. Le livre est aussi « récit des

origines d’une création, exploration des sources d’une imagination » en cela même qu’il

* EHGO-Géographie-cités (UMR 8504) 1 Murat, 2004, p.9. 2 Par géograquie, J-L. Tissier désigne le « monde validé par l’écriture de J.Gracq », fait de « lieux communs

avec la géographie » mais dont « la qualité et la présence tiennent d’abord à des mots » (Tissier, 1995). 3 Comme l’écrit Bernhild Boie. Le livre sur Rome, Autour des sept collines, est quant à lui, « constitué de

notes disséminées à travers les cahiers et organisées après coup dans la structure d’un livre » (Boie, 1995,

p.1553). 4 La pagination est celle de la 5ème édition de La Forme d’une ville, 1990, José Corti. 5 Particulièrement lorsqu’il évoque le mode d’inscription de la ville dans son arrière-pays (p.184 à 194 –

ch.9). 6 Murat, 2004, p.11.

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est auto(bio)graphique7. De fait, ce récit de formation raconte la naissance d’une

fascination pour la ville tout autant qu’il explore le passage de l’imaginaire à l’activité

poétique. Les deux expériences sont liées - bien évidemment puisque ce livre est

l’actualisation de ce lien - et la référence à Nantes s’inscrit dans une réflexion sur le

langage. En témoignent les pages sur la toponymie de la ville8, en témoigne tout au long du

récit la transfiguration poétique des paysages urbains.

Dans le cadre de cet article, on voudrait contribuer à une réflexion sur les relations

entre géographie et littérature en proposant l’analyse de l’expérience géolittéraire de la

ville chez Gracq. On s’attachera ainsi à préciser la façon dont se constitue cette expérience

(§1) puis la façon dont l’imaginaire se déploie sur des lieux privilégiés (§2) ; enfin on

montrera la dimension paysagère de cette expérience (§3).

1 - La forme d’une expérience

Entre la forme de la ville - entendons telle qu’elle s’est découverte à lui dans une

prospection décousue - et la forme du livre, il y a correspondance9. La liberté de la forme

s’accorde à la liberté de la découverte. Le livre est ainsi composé de chapitres à peine

formalisés - ni numérotation, ni titres - dont la succession ne coïncide ni avec un ordre

chronologique ni avec un ordre cartographique. En effet, pas d’événement dans ce récit

hors celui des cheminements dans la ville ; peu d’indices temporels puisque l’espace

absorbe le temps10, passé et présent étant surimposés dans ce qui est moins souvenir

qu’image encore agissante de la ville, puisque l’expérience de la ville est intemporelle :

L’ancienne ville – l’ancienne vie – et la nouvelle se superposent dans mon esprit plutôt qu’elles ne

se succèdent dans le temps : il s’établit de l’une à l’autre une circulation intemporelle qui libère le

souvenir de toute mélancolie et de toute pesanteur ; le sentiment d’une référence décrochée de la

durée projette vers l’avant et amalgame au présent les images du passé au lieu de tirer l’esprit en

arrière. (p.9)

Ville (…) qu’aucun repère n’ancre en moi dans le passé à une date fixe. (p.213)

Les deux grandes périodes qui semblent organiser le livre correspondent ainsi à des

modalités de cheminement différentes (figures 1 et 2), non à des cycles de la vie. Les

parcours imposés des « promenades » réglementaires dessinent les radiales qui mènent de

la cellule germinale, quartier de la « clôture laïque », contigu au lycée, vers les périphéries

de la ville (chapitres 3 et 411) ; la découverte plus libre du centre, dont les temporalités sont

floues12, se fait comme en spirale, l’espace étant exploré de proche en proche, du cœur de

la ville aux rives du fleuve (chapitres 5 à 7).

La réclusion lycéenne est déterminante dans la connaissance de Nantes (figure 1).

Non seulement parce que l’espace connu est limité, réduit au quartier administratif et

7 Selon B. Vercier c’est ainsi que Julien Gracq conçoit l’autobiographie, indifférente à l’auteur, attentive à

l’écrivain (Julien Gracq, Actes du colloque international - Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l’Université

d’Angers, 1982). 8 p. 201 à 210 - ch.10. 9 Ce qui est bien le moins dans un récit qui s’ouvre par un vers de Baudelaire, que Gracq s’est approprié en

supprimant la notation nostalgique produite par le « hélas » : « La forme d’une ville, on le sait, change plus

vite que le cœur d’un mortel ». 10 Ce qui caractérise le récit poétique. 11 La numérotation ne procède pas de Gracq, n’apparaît dans aucune édition. 12 Les cheminements spontanés semblent associés aux dimanches ou aux trajets anciens repris au moment où

s’écrit le texte ; ceux du temps où Gracq habite Nantes pour y accomplir son service militaire et enseigner ne

semblent avoir laissé aucun souvenir concret : « ce temps où j’ai vécu à Nantes comme tout le monde est resté

pour moi comme s’il n’avait jamais été » (p.5).

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clérical dans lequel s’insère le lycée, et à ses abords, au sud le boulevard qui mène à la

gare, à l’est les emprises militaires. Non seulement parce que la connaissance se diffuse

vers les lisières par des itinéraires qui, interdisant les divagations, cloisonnent l’espace.

Mais plus encore parce que la réclusion a permis l’éclosion d’un espace vécu bien plus

riche que l’espace pratiqué, nourri qu’il était d’un imaginaire construit par les lectures, les

rêveries, le désir. A cet égard, le Jardin des Plantes aura joué un rôle essentiel, laissant

pénétrer les rumeurs de la ville, la rendant plus proche et inaccessible à la fois, lui

conférant un pouvoir érotique.

Des promenades réglementaires qui conduisent aux périphéries de la ville

(périphéries des années vingt bien sûr), reste le souvenir imprimé de la déréliction attachée

aux avenues rectilignes, aux routes sans repères, aux mornes, interminables boulevards

mais aussi, paradoxalement, une attention à la façon dont la ville se dissout dans la

campagne, un goût prononcé « pour les zones bordières ». Font exception quelques

parcours menant vers le sud, au « village solaire » de St-Sébastien dont « la lumière de

vacances » le « rapatriait déjà à moitié » (p.60) ou les promenades qui conduisent au Petit

Port, à la Colinière, au parc de Procé, lieux remarquables par les aperçus qu’ils offrent sur

les vallons du Cens (le Petit Port) ou de la Chézine (le parc de Procé), plus encore par leur

aptitude à être des « espaces de rêve » où « rien ne venait contraindre

l’imagination » (p.63).

De cette expérience de la ville, limitée et encadrée, imaginée et rêvée, émerge avant

tout l’image d’un nœud mal serré de radiales divergentes au long desquelles le fluide

urbain fuit (p.42), entre lesquelles les liaisons sont lâches (p. 200), qui laisse des zones

opaques (ainsi l’ouest de la ville - p.46). Le cœur de la ville, objet de fascination, découvert

plus librement, est tout autant un canevas troué, un espace marqué de discontinuités, formé

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d’îles connues et de blancs (figure 2). L’exploration n’en est pas continue mais guidée par

des polarisations, par le contraste puissant entre des points d’ignition et des espaces muets :

à cet égard le contraste entre le « Nantes balzacien », vestige du quartier médiéval,

« traversé distraitement, plus souvent évité » (p.84) et le quartier Graslin du Nantes des

Lumières et de l’Opéra, véritable « centre d’innervation » (p.87), est significatif des

préférences gracquiennes (son goût pour l’opéra) comme de son usage de la ville. Car ce

qui définit la ville pour Gracq, c’est qu’elle est un milieu sous tension, où souffle « la vraie

vie », non pas un espace aux usages spécifiés, aux formes muséifiées, aux monuments

classés. L’attention « à l’odeur, au hâle, au grain de peau d’une ville », l’indifférence

« aux bijoux dont elle s’enorgueillit » (p.109), cette attitude à la ville se forme dans les

déambulations spontanées, dans ce mode d’exploration qui dessine la figure d’une spirale

autour du cœur de Nantes (figure 2).

« J’allais à l’aventure, en petit sauvage, dans les rues d’une ville non triée, non étiquetée, non

répertoriée, me laissant imprégner indistinctement de ses masses de pierre inégales, de ses trouées

de lumière, de ses chemins d’eau, des tranchées ombreuses de ses rues encaissées, comme on

s’imprègne d’un paysage (…) » (p.108).

On observera que les espaces évoqués sont des espaces ouverts13 qui engagent le

mouvement et la vision, avec lesquels se noue une relation paysagère (les rives de la Loire

- p.120 ; la promenade sur l’Erdre - p.138), sur lesquels le regard n’est jamais neutre :

« vers l’ouest les longues avenues rectilignes perdent tout caractère, et toute vie

originale » (p.103), la rue du Calvaire est « aussi attirante qu’un couloir de métro aux

heures de pointe » (p.104), la place du Palais de Justice « aussi vacante sous ses arbres

nains qu’une cale sèche inoccupée » (p.104). Le déroulement des images de la ville suit le

cheminement du promeneur, qui est aussi un cheminement de la pensée : ainsi sont mis en

contiguïté par l’écriture des lieux éloignés, le quai de la Fosse délaissé par le port, où la

respiration de la mer n’est plus perceptible (p.137), l’Erdre, aujourd’hui absente du centre

(p.138).

Des parcours au long des radiales puis dans le centre et les quartiers contigus,

l’image de Nantes qui ressort n’est certes pas celle d’un plan de la ville14. Y manquent des

secteurs entiers d’un espace urbain ignoré, y manque aussi la trame précise des liaisons

entre les lieux. Mais la ville dans sa diversité, dans la typologie pourrait-on dire de ses

quartiers centraux, péricentraux et périphériques, dans la position relative des lieux et sa

structuration, est représentée.

13 « Je n’entrais que là où (…) j’étais admis (bien sûr gratuitement) c’est-à-dire à peu près nulle part »

(p.108). 14 « Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale

qui surgit en nous, à l’appel de son nom, du sédiment déposé dans la mémoire par nos vagabondages

quotidiens » (p.3).

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La forme de la ville, avec la discontinuité majeure de la Loire, avec les contrastes

nets entre la ville médiévale et la ville classique de part et d’autre du cours des Cinquante

Otages (l’ancien lit de l’Erdre), entre le cœur actif de la ville et les quartiers résidentiels

faits « pour le veuvage et le retirement » (p.86), n’est certes pas indifférente à la forme de

la découverte et de sa traduction.

Mais le regard géographique qui réordonne à distance le désordre des images

perçues spontanément n’est pas non plus absent de la relecture géogracquienne. Témoin de

l’imprégnation géographique par exemple, la vision de la ville comme un milieu sous

tension que caractérise l’antagonisme entre les forces centrifuges qui « mènent le noyau

urbain vers son émiettement périphérique, et la puissante astreinte centrale qui les

contrebalance, et qui maintient la cohésion de la cité » (p.199) ou l’attention portée aux

discontinuités urbaines, sans pour autant que le mot soit utilisé. On ne peut cependant

considérer La Forme d’une ville comme la représentation géographique de Nantes, sauf à

préciser que la géographie en œuvre est une géographie sensible, qui nous renseigne non

sur l’espace mais sur la relation à l’espace, qui nous invite à élucider notre rapport au

monde (Tissier 1995). On ne peut davantage la considérer comme une carte mentale tant

l’expérience de la ville est médiatisée par l’imagination et son image réfractée par le

prisme de l’écriture : ainsi le paysage de tours, de blocs et de barres de la partie de l’île

Beaulieu récemment urbanisée, est-il transfiguré en « pépinière capricieuse de bétons » et

la Loire, à son contact, « en rio texan, ourlé de gratte-ciels » (p.123).

Dans l’entre deux d’une réflexion géographique sur le rapport au monde - la forme

est empreinte et matrice - et d’une réflexion sur l’écriture poétique de cette expérience - la

forme est image et représentation -, La Forme d’une ville est l’expression « d’un lieu

d’une vie » 15. Comment lit-on/écrit-on le sens des lieux, cette question ouvre et ferme le

15 On a choisi cette parataxe qui mime En lisant en écrivant, pour insister sur la relation symbiotique nouée

entre Gracq et Nantes (p.9).

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récit : « Je voudrais essayer de montrer comment elle m’a formé (…) et comment de mon

côté je l’ai remodelée » (p.7) ; « Mais la vérité est que, ni par le sortilège de ses noms, ni

par les instantanés qu’elle a gravés dans la mémoire, la ville ne se laisse tout à fait

ressaisir » (p.210). Lire une ville, c’est y chercher les structures qui l’organisent, ses

polarités, ses lignes de fracture, son système de pentes, tous termes présents dans le texte

de Gracq ; c’est également y trouver « des repères, des modèles et des chemins » pour

l’imagination (p.64). Car l’activité d’imagination qui s’exerce dans l’écriture comme dans

la lecture, s’exerce aussi bien dans l’expérience du monde. Or l’imaginaire se déploie de

façon privilégiée sur des lieux qui fonctionnent comme des « attracteurs », aptes qu’ils sont

à cristalliser les images, les souvenirs, l’émotion.

2 – Le déploiement de l’imaginaire

La lisière - et ses équivalents que sont les marges, les frontières, les confins -

apparaît comme un paysage et une figure privilégiés de l’œuvre gracquienne. Son pouvoir

attracteur tient, me semble-t-il, à ce que la lisière représente un modèle géolittéraire, c’est-

à-dire à la fois une structure spatiale propice à l’interrogation géographique et au

déploiement de l’imaginaire, et un objet quasi obligé de l’expérience tant il est prégnant

dans le paysage. En témoigne ce commentaire de Gracq sur son intérêt pour les lisières16 :

« (…) c’est une situation qui me plaît en imagination17. Mais il est vrai qu’en géographe j’aime

beaucoup les zones de transition, de passage d’une région à une autre ».

« Je vivais près de cette lisière [la frontière géologique entre le Massif armoricain et le Bassin

parisien. C’est une frontière rurale, c’est une frontière politique aussi.], et j’avais des parents qui

habitaient le Saumurois : j’avais l’occasion de franchir souvent cette frontière. En vingt ou trente

kilomètres, le paysage muait ».

Dans ces mots s’exprime la convergence idéale que constitue la lisière, entre une

structure spatiale (zone de transition) héritée du donné naturel (frontière géologique) et du

donné social (frontière rurale et politique), un espace pratiqué (je vivais près de, j’avais

l’occasion de franchir), une image motrice matérielle (le paysage muait) et idéelle (en

imagination). Manque seulement, à ce qu’on pourrait appeler l’espace vécu d’un écrivain

géographe, un élément qui intervient dans la composition de ce modèle : l’écriture/la

lecture. Dans le langage aussi, Gracq aime les lisières, ce qu’il nomme les litiges de

mitoyenneté des mots : « Ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi des

mots, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance

presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté .

Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n’est contenu »18 et le sens

bien souvent ne se constitue qu’à la marge, dans cette zone indécise qu’il nomme le halo

des mots19. Comment s’établissent des interférences imaginaires entre une sensibilité, un

lieu et une image littéraire, comment « l’émotion née d’un spectacle naturel peut se

brancher avec liberté sur le réseau [d’images littéraires] où elle trouvera à voyager plus

loin »20, en bref comment fonctionne l’imaginaire de Gracq, n’est pas le propos21. Il suffit

de préciser qu’il faut, pour que les images littéraires soient prises dans la dynamique de la

16 « Entretien avec Jean-Louis Tissier – 1978 », op.cité, p.1198. 17 C’est nous qui soulignons. 18 En lisant en écrivant in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, p. 736. 19 Marot, 1991, p.139. 20 Les Eaux étroites in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, p. 535. 21 Sur cette question, on se reportera à l’analyse donnée par Claude Dourguin dans la notice des Eaux étroites

in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, p.1458-1471, et bien sûr au texte de Gracq.

55

rêverie, « un stimulant imaginatif initial », une expérience paysagère suffisamment forte :

précisément, les confins, les marges, les lisières, parce qu’ils sont des lieux sous tension,

parlent à l’imagination.

Le tropisme gracquien des lisières (Tableau 1) est un goût marqué aussi bien pour

les limites de la ville, ces espace indécis où le « tissu urbain se démaille et s’effiloche »,

que pour les ruptures intra-urbaines, ces espaces sous tension : les lignes de fracture, les

enclaves, les enclos, la micro-discontinuité de la Tour de Bretagne (« pieu de Dracula »).

Mais plus encore ce sont les terrains vagues qui séduisent Gracq, ces espaces ambigus,

« zone verte à l’époque toujours plus ou moins lépreuse », « espace vert à-demi en

friche », « aménagés et adhérant encore par un bout à la cité, négligés et glissant par

l’autre à la campagne22 » (ch.4). Indécis, ambigus ou contrastés, ces espaces ont en

commun leur aptitude à provoquer l’émotion, à éveiller l’imaginaire. Les zones bordières

nourrissent « un sentiment doux-amer » (p.43), les terrains vagues sont propices au rêve et

au libre vagabondage (p.63) ; quant aux clairières urbaines23, la fascination qu’elles

exercent tient à leur irruption étrange en plein cœur de la ville. Etranges, insolites,

inattendus, tous qualificatifs qui valorisent ces espaces irréductibles à toute spécification

trop claire, ces espaces entre deux.

L’entre deux c’est ce qui permet d’être ici et ailleurs, dans le réel où la ville (sur ses

lisières) est « ressentie grâce au recul dans son immensité », et dans l’imaginaire où elle

« devient une hantise, à la manière d’une bête géante et tapie dont on ne percevrait que le

souffle » (p.43). Entre la sensation et l’imagination, il y a bien souvent le livre, qui nourrit

l’imaginaire pour infuser en retour l’expérience du monde, ou bien qui prolonge

l’expérience sensible et lui donne consistance. Dans l’exemple cité, la ville rimbaldienne

fait ressurgir l’impression vécue et lui insuffle la puissance d’un modèle. De l’expérience

d’un lieu au tropisme des lisières, il y a la médiation du livre qui ouvre sur d’autres

horizons, il y a l’expérience d’autres lieux qui font écho à ce lieu. La signification associée

aux lisières de Nantes s’est trouvée ainsi amplifiée par le pouvoir érotique conféré au parc

londonien de Hampstead Heath, lui-même perçu en référence aux lisières nantaises comme

une forme indécise : à la fois jardin botanique et bruyère écossaise. Parce qu’il servait

« d’abri pour les ébats off record de la banlieue », le parc londonien, nimbé de mystère,

d’interdits, d’érotisme, et par contamination en retour les lisières de Nantes, expriment le

désir et le rêve.

Tableau 1 – Le tropisme des lisières Chapitre

(pages)

Lieux Qualification géolittéraire du contact Réminiscences

Ch.3

(p.32-38)

rue de Richebourg

rue Ecorchard

manufacture des

tabacs

Jardin des Plantes

cicatrice indurée d’une ancienne frontière militaire

ligne de démarcation qui fragmente une ville

ligne de clivage

petite enclave

placide enclave chlorophyllienne, petite oasis

banalisée

Nord contre Sud, Atala

Ch.4

(p.42-82)

en lisière de la ville

radiales divergentes

en lisière de la ville

ouest de la ville

Tour de Bretagne

Place Viarme

Vers le Nord-Ouest

terrain vague, zone verte plus ou moins lépreuse

fluide urbain fuit et se dilue dans la campagne

sur ces glacis atones, ville est ressentie dans son

immensité

jachères urbaines [lisière mentale]

le pieu de Dracula au cœur de la ville

quartier qui n’a pas rompu ses attaches à la

campagne

les zones bordières dans

ses livres

Rimbaud

rêve sur Caen et Quimper

22 C’est nous qui soulignons. 23 Appelées communément friches urbaines (« Les distensions et même les déchirures que crée

momentanément en plein centre d’une ville l’arasement d’un quartier vétuste » - p.112).

56

Vers le Nord

Pont-du-Cens

Vers l’Est

Vers le Sud

St-Sébastien

Le Petit Port, la

Colinière, le parc de

Procé

Le parc de Procé, la

Chézine

Au-delà du vallon

du Cens

L’hippodrome du

Petit Port

La Colinière

ville finit par un semis sans caractère de maisons

isolées et de champs ouverts, cité se dissout peu à peu

panorama sur les toits de Nantes, sur la cathédrale

limite de la ville, vergers, carrières, friches

pavillons, garages, usines, terrains maraîchers

île Beaulieu, décharge industrielle, assujettissement

résidentiel

avant poste des campagnes vendéennes, à l’abri de

l’air de la ville

espaces à-demi en friche, aménagés et négligés, entre

ville et campagne, espaces de rêve et de vagabondage

s’enfonce dans la ville par un semis discontinu de

pelouses, de jardins

l’enclos de l’Ancien Observatoire

lieu de délaissement, clairière inoccupée, donnait sur

la pleine campagne

s’encastrait dans la campagne sans s’en isoler

vraiment

Claudel

Poe

Charette

Parc londonien de

Hampstead

Rimbaud, Breton, un

vallon de la forêt

d’Ardenne, la Bièvre à

Paris au siècle dernier,

Amsterdam

La maison Usher,

Dracula, le Port Blanc,

Vasterival, l’Athanor

René, Le Roi Cophetua

Les Chouans, certains

romans russes

Ch.6

(p.112-115)

lit comblé des bras

de la Loire (île

Feydeau)

Ligne de fracture, cicatrice mal refermée, béance non

colmatée

trop large percée centrale, percée urbaine trop

volumineuse

le plateau Beaubourg, les

friches sauvages de

Rome

Ch.7

(p.119,120,

126,129)

le fleuve et la ville

à l’amont

quai de la Fosse

la rive sud

la Loire qui s’infiltrait jusqu’au cœur s’est trouvée

exclue, rejetée par les comblements ; séparation de

corps, chassée du centre

vastes glacis de prairies nues

zone d’interdit, mélange de clandestinité et de

relégation ni la ville ni vraiment la banlieue, plantation

pavillonnaire assez diluée, poussière confuse de

bicoques neuves, semis anarchique et hasardeux

Vermeer

Lautréamont

Ch.9

(p.182,184,

187-190)

l’approche de la

ville

vers l’aval de la

ville

est-ouest

nord-sud

Changements progressifs du paysage qui

l’annoncent, signes d’infiltration de la campagne par

les digitations du noyau urbain

un horizon

essaime par grappes (ses usines), nébuleuse

industrielle peu condensée où la campagne s’insère

dans les intervalles

contraste entre la Loire des pêcheurs d’anguilles et la

Loire des raffineries de pétrole

passage de l’ardoise à la tuile, un dégradé, entre un

nord au sommeil rural épais et un Midi timide

au nord, un border isolant sépare Nantes de la

Bretagne

d’une vallée tourangelle

à un estuaire nordique

Charette

René-Guy Cadou

Les lieux et les livres, ou selon le mot de Gracq, la bibliothèque et le monde,

nourrissent ainsi à part égale l’espace vécu de Gracq. L’espace vécu, entendons l’espace

éprouvé par une sensibilité orientée vers le monde, en prise avec le monde.

Gracq invoque explicitement « la fonction matricielle » (p.195) de Nantes qui a façonné en

lui, par la manière même dont elle s’est découverte à lui, une image idéelle et en même

temps idéale de la ville. Par les cheminements qu’elle lui imposait, la ville a creusé et durci

en lui « un réseau d’ornières mentales » (p.8). Parce qu’elle était une ville

« périodiquement réintégrée et quittée », Nantes a éveillé en lui une attention marquée aux

changements progressifs du paysage à l’approche d’une ville. Parce qu’elle était aussi

régulièrement appréhendée dans un mouvement inverse du

centre vers la périphérie lors des promenades réglementaires, la ville figurait « un nœud

mal serré de radiales divergentes » (p.42). C’était donc une ville qui s’annonçait et qui se

57

dérobait, dont le cœur fascinait, proche et pourtant inaccessible, « un horizon plus qu’un

milieu » (p.184). L’horizon, qui représente ainsi l’entité urbaine comme la figure même de

la discontinuité, s’inscrit dans un paysage, celui du Jardin des Plantes, qui condense

l’image de Nantes. Eprouvé quotidiennement, puisque « la ligne festonnée du lourd et

capiteux moutonnement vert » formait « l’horizon suggestif de [la] cour de récréation »

(p37), associé au premier contact avec la ville dont le « parfum inconnu, insolite, de

modernité » reste lié aux pouvoirs érotiques de l’été, des marronniers en fleur et des

magnolias du Jardin des Plantes (p.27), ce paysage est décisif dans la formation d’une

représentation et d’un imaginaire de la ville :

« Ce skyline végétal, plus suggestif pour moi que n’a jamais pu l’être le profil contre le

ciel d’aucune ville, est resté pendant des années le répertoire de lignes et de couleurs,

l’alphabet végétal simpliste, mais inépuisable en combinaisons, où sont venus puiser leurs

enluminures par dizaines les livres aimés (…) » (p.37-38).

Car ce sont des formes spatiales concrètes éprouvées (skyline suggestif) qui en

modelant la sensibilité, en déterminant la prise avec une ville particulière, composent les

éléments d’une représentation de la ville qui nourrit, et qui est nourrie par, l’écriture/la

lecture (répertoire, alphabet, enluminures). L’imaginaire s’appuie sur une expérience

sensible qui en retour apporte consistance aux images mentales. De là naît une complicité

avec les lieux, une certaine manière de les habiter et d’être habité par eux, qui rend

possible l’expérience paysagère. La Forme d’une ville est précisément le récit de cette

expérience paysagère.

3 - Une relation paysagère à la ville

Nantes n’est pas regardée par un sujet objectivant le milieu mais saisie par les sens

d’un promeneur en mouvement. La position surplombante, qui invite à une objectivation

du lieu, est donc exceptionnelle dans La Forme d’une ville 24. Dominent au contraire des

aperçus, des silhouettes, des parfums, des sonorités, des bribes de la ville, banales ou

insolites, saisies dans l’instantané, par les sens en éveil. Le récit est ainsi rythmé par une

attention aux moindres signes de la ville, par une aptitude à se laisser impressionner, au

sens photographique, par les lieux, à se laisser cerner par eux. Car la ville est agissante :

matrice (p.195), présence incubatrice (p.211), marquant son empreinte sur « une sensibilité

encore sans guide et sans modèle, qui suivait sa seule pente » (p.213). La ville se laisse

découvrir, accessible par l’absence même de beautés architecturales ; elle ne se laisse pas

cerner par une représentation claire, elle impose sa présence. Car cette ville est moins

l’empreinte physique à partir de laquelle se sont formées ses « vues intérieures » que la

matrice qui a formé son regard et sa relation à la Ville. Ainsi la relation symbiotique25

nouée entre Gracq et Nantes rend compte de l’élaboration de ses paysages : l’image qu’il

formait de la ville s’enrichissait au long des années, la ville changeait avec lui en même

temps qu’il changeait avec la ville (p.198, p.213).

La sensualité, la liberté, l’étrangeté constituent les données prégnantes de la relation

paysagère de Gracq. La saison de l’été, le temps de l’adolescence placèrent la rencontre

avec la ville sous le signe de la sensualité : l’itinéraire est aussi un parcours initiatique, que

scandent les métaphores érotiques. « Pour s’être prêtée sans commodité, pour ne s’être

jamais tout à fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé, plus serré autour d’elle, comme une

24 Regardant du belvédère de Sainte-Anne le quartier périurbain de Rezé, Gracq n’en perçoit que « la laideur

particulière aux zones d’urbanisation récente », comme si la position surplombante surimposait au regard un

schéma intellectuel ou un jugement de valeur (p.126). 25 La relation médiale, dirait A. Berque (1990), où le monde du sujet et le monde de l’objet sont réconciliés.

58

femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements du désir »

(p.2). La mollesse de l’air, « les odeurs végétales, lourdes et sucrées, du Jardin des

Plantes » (p.7) ou l’allégresse des rues sonores, parlent aux sens et à l’imaginaire, pourvu

que la liberté préside aux rencontres avec la ville. Car aux promenades imposées par le

règlement de l’internat, ne s’associe guère que l’image de routes sans repères,

désespérément rectilignes, « monotones tranchées grises et pierreuses, le long desquelles

les arbres s’ennuient, où les distances pèsent » (p.103). Au contraire, la liberté des

divagations spontanées accorde l’inattendu, l’étrangeté, qui déclenchent l’émotion.

L’émotion naît ainsi des « trouées de lumière, des chemins d’eau, des tranchées ombreuses

des rues encaissées » (p.108) ; elle peut surgir de presque rien dit Gracq :

« D’une déclivité de la chaussée qui s’ouvre tout à coup devant votre pas invitante et

tentatrice, d’une sinuosité à peine sensible de l’axe de la rue qui voile et dévoile à demi en

même temps sa perspective, d’un arbre qui s’incline vers le trottoir par-dessus la crête

d’un ancien mur, d’un équilibre que le hasard réalise dans le rythme des masses et des

intervalles des bâtisses, et qui parle brusquement à l’œil. » (p.35)

De presque rien en effet, puisque le paysage croqué à la manière d’un tableau

(équilibre des masses, plans de la chaussée, de la perspective, de l’arbre, lignes formées par

l’arbre, le mur et le trottoir) s’inscrit « au milieu du quartier le plus banalement

bourgeois » (p.35), puisque le pittoresque de la composition ne doit qu’à l’équilibre et au

mouvement (déclivité, sinuosité à peine sensible, s’incline). Doit-on parler de paysage à

propos de cette perception instantanée (tout à coup, brusquement) que l’écriture

décompose et reconstruit, à propos de ce qui n’est pas regardé mais comme absorbé par les

sens (s’ouvre devant votre pas, parle à l’œil) ? Ou de relation paysagère qui supprime la

distance entre le sujet et le monde, qui insère l’homme dans le monde26 ? S’élaborent ainsi,

dans l’émotion qui jaillit d’un éveil imprévu des sens, comme des bribes de paysage. Mais

peuvent surgir des impressions moins fugitives, des images très nettes. Le regard capte des

échappées de rue, la plongée raide d’une maison d’angle vers le plan d’eau de l’Erdre ;

par-dessus les murs pointent des touffes de bambous, des mimosas, des magnolias ; au bout

de la perspective un toit de tuiles roses coiffant une tourelle se détache sur le fond d’arbres

d’un parc, et s’amorce la raide et longue rampe qui descend vers le Pont de Cens (p.51-52).

L’œil s’est fait alors caméra, fixant le mouvement - ce dont témoigne le lexique :

échappée, plongée, pointent, se détache, s’amorce, descend -, impressionnant dans la

mémoire des plans qui ont la netteté de cadrages cinématographiques.

On aura remarqué que ces paysages qui parlent aux sens - au regard, dans les

exemples cités - se constituent tous à grande échelle. La rue, et non une éminence d’où le

point de vue se fait à la fois statique et panoramique, est le point d’appui du paysage urbain

de Gracq. Parce qu’elle est un espace du mouvement : mobilité du promeneur, élan du

regard en perspective vers un ailleurs, la rue est favorable au surgissement de l’émotion.

Plus encore que la déambulation, le déplacement en train ou en bateau se révèle

apte à provoquer l’irruption du sensible et une cassure de la conscience rationnelle par

l’expérience du déroulement de l’espace.

« La ville (...) s’ouvrait en deux brusquement devant le voyageur, surpris de couper par le

milieu une fourmilière tranchée par la bêche, une circulation bourdonnante qui coagulait

le long de la voie en caillots instantanés à chaque passage à niveau » (p.22).

26 L’évocation paysagère s’achève par les lignes citées plus haut (fin du §1) : « Le sentiment très simple nous

gagne alors qu’il fait bon se tenir ici, (…) et que le monde, d’un bref clin d’œil souriant, nous renouvelle et

nous confirme ses épousailles » (p.35-36).

59

Des fragments du monde atteignent en flashes le voyageur, qui faisant corps avec le

train - il coupe la fourmilière et provoque la coagulation -, s’approprie dans une relation

métaphorique le monde, et submergé par la sensation, est approprié par le monde. Parce

que Nantes se découvrait du train qui traversait au début du siècle le cœur de la ville, la

première rencontre est un contact physique intime - la ville s’ouvrait - qui engage tous les

sens. La vision est fugitive : les terrasses de café bondées, des rues ombreuses et arrosées ;

ce sont les bruits et les parfums qui dominent : le carillon des passages à niveau, les coups

de timbre précipités des tramways, le concert des trompes et des klaxons (p.23), l’odeur du

citron, de la fraise et de la grenadine (p.26). Les impressions reçues ne sont pas

recomposées en paysage - la dimension visuelle est trop ténue - mais produisent un

sentiment d’excitation qui unifie le spectateur et le spectacle : agitation désorbitée,

affairement incontrôlable, irruption inattendue de l’effréné, vie furieuse, allégresse (p.23 et

24) qualifient la ville et identifient l’émotion qui engage l’être dans sa totalité et tout

d’abord dans sa corporéité : malaise, vertige, trouble. Si au lieu de se placer dans la

conception classique du paysage27 on adopte la conception développée par E. Straus28 pour

qui « le paysage est de l’ordre du sentir », « participation à et prolongement d’une

atmosphère, d’une ambiance », cette scène de la découverte par Gracq d’une cité

fourmillante et résonnante qui l’a ému définitivement29 est bien un paysage. En effet,

Gracq inscrit toute l’évocation30 dans le monde de la sensation (Tableau 2), non dans celui

de « la perception qui suppose une distinction du sujet percevant et de l’objet perçu ». Le

regard, qui introduit une objectivation du monde, se fait discret et le monde est reçu par la

médiation des autres sens31 ou plutôt il impose sa présence « au milieu de laquelle on se

sent brusquement immergé », écrit Gracq (p.24).

Tableau 2 – La présence de la ville

Champ lexical de l’animation Champ lexical de la surprise Champ lexical de la sensation

circulation malaisée, vacarme,

fourmilière, circulation

bourdonnante, agitation

désorbitée, affairement

incontrôlable, carillon, coups de

timbre, concert des trompes et

des klaxons, vie furieuse et

innombrable, hâte et allégresse

endiablée, véhément, pression

humaine, effréné, jungle

humaine, agitation furieuse

peu commune, brusquement,

surpris, resurgir, inattendue,

précipité, pour la première fois,

grande surprise, nouveauté,

inattendue, insolites, tout neuf,

brusquement, déclic, irruption

inattendue, interdit

Impression, impression,

sentiment, sentiment, ressenti,

malaise, vertige, contact,

trouble, s’affole, perturbée,

sentiment, sentiment, ressentie,

se sent, la vie monte à la tête

comme un vin corsé, troublant,

première puberté,

pressentiment

Une expérience similaire, de fusion de l’être et du monde, ce qui définit le paysage

pour Straus, se produit lors d’une promenade sur l’Erdre. La promenade au fil de l’eau, par

le sentiment d’intimité qu’elle crée avec le monde, permet la convergence de l’être et du

lieu : « (...) nul ne pénètre vraiment au cœur d’un paysage, nul ne coïncide un moment

27 Le paysage est étendue de pays qu’on peut embrasser d’un seul regard (Besse, 2000). 28 L’analyse qui suit intègre la réflexion développée par J-M. Besse sur la contribution de la phénoménologie

à un renouvellement du paysage en géographie (Besse, 2000, p.115-145). 29 La ville a creusé en lui « des ornières mentales », a fait naître « des images motrices », écrit-il aussi. 30 Sur les 73 lignes que compte la scène de la première rencontre avec la ville (p.22 à 24), 51 lexèmes

appartiennent aux trois champs lexicaux associés en un réseau qui manifeste la présence de la ville. 31 On observera que l’intérêt porté aux bruits et aux odeurs est récent dans la géographie et plus largement

dans le champ des études urbaines et s’inscrit pour partie dans un cadre théorique d’inspiration

phénoménologique : voir sur cette thématique les travaux d’Augoyard notamment.

60

avec lui, qui ne l’a traversé de bout en bout au long du courant qui le draine, et qui figure

comme l’épanchement tranquille de son essence liquide » (p.143). Pénétrer au cœur d’un

paysage, particulièrement lorsqu’on remonte le cours de la rivière jusqu’à la source, c’est

accomplir l’itinéraire idéal : celui d’une exploration dont on rapporte les aventures32, ce

qu’est le savoir géographique des origines ; celui d’une quête des sources géographiques

de notre sensibilité, ce qu’est l’interrogation de la géographie phénoménologique.

La fin de ce voyage sur l’Erdre : « c’était comme le seuil d’un pays nouveau, d’un

bief supérieur, où l’horizon s’ouvrait brusquement (…) » (p.144) évoque une conception

du paysage développée dans L’Homme et la Terre (Dardel, 1952) : « Le paysage est une

échappée vers toute la terre, une fenêtre sur des possibilités illimitées : un horizon. Non

une ligne fixe, mais un mouvement, un élan ». Pénétrer au cœur d’un paysage et coïncider

avec lui, c’est recouvrer l’union originaire entre l’homme et le monde, c’est « habiter

géographiquement la Terre ». De fait, être au paysage pour Gracq ce n’est pas établir une

relation momentanée avec un lieu particulier, c’est une manière d’habiter les lieux, d’être

habité par eux. La Forme d’une ville en témoigne, qui n’est pas le portrait d’une ville mais

le retentissement d’une expérience : « je ne fais état que de sa présence en moi » (p.145).

On ne peut s’empêcher de rapporter la conception gracquienne du paysage à ce que E.

Dardel appelle la géographicité originelle de l’homme : « Le paysage met en cause la

totalité de l’être humain, ses attaches existentielles avec la Terre, ou, si l’on veut, sa

géographicité originelle » (Dardel, 1952).

Dans un autre paysage aquatique et dans une expérience tout autre du mouvement -

allongé dans l’herbe haute, il regarde couler la Loire au ras des prés -, Gracq est envahi par

le sentiment « qu’il était parfaitement indifférent, et en même temps parfaitement suffisant

et délectable, de (se) tenir ici ou d’être ailleurs, qu’une circulation instantanée

s’établissait entre tous les lieux et tous les moments, et que l’étendue et le temps n’étaient,

l’un et l’autre, qu’un mode universel de confluence » (p.121). Que cette illumination

quiétiste décrive un modèle de l’expérience poétique33 n’interdit pas d’y lire aussi un

modèle de l’expérience du monde, tant les deux sont liées pour Gracq, pour qui écrire c’est

élucider sa relation au paysage. A la faveur de son expérience phénoménologique du temps

et de l’espace, la connivence qui le lie à ce paysage semble s’élargir en une connivence

avec le monde. Et si cette connivence s’actualise par la perte de tout repère, par une

« désorientation radicale », c’est parce que le paysage est « une manière d’être envahi par

le monde »34.

Mais la signification intime du paysage s’inscrit aussi pour Gracq dans une

signification objective et universelle. Dans sa reconstruction mentale de la ville, nul doute

que le regard géographique, enracinant la subjectivité dans l’objectivité, n’ait joué un rôle

important35. Ainsi dans la promenade sur l’Erdre évoquée plus haut, la complicité

paysagère vient aussi d’une interprétation des formes : « Les berges de l’Erdre ne sont pas

plates : l’affaissement récent de la région leur donne parfois l’aspect qu’a une vallée

noyée en amont d’un barrage, dans une région peu accidentée » (p.143). Ailleurs la

reconnaissance du polder étaye la sensation née sur les rives du fleuve : « ces pays-bas

32 Rappelons que Jules Verne a été « le premier des seuls véritables intercesseurs et éveilleurs de l’imaginaire

gracquien » (Berthier, 1990, p.193). Rappelons l’importance également de l’excursion de terrain dans la

formation géographique de Gracq (Tissier, 1981). 33 Murat, 2004, p.12. 34 Besse, 2000, p.121. 35 A J-L. Tissier qui l’interroge sur le rôle de sa formation de géographe, Gracq répond : « Instinctivement on

a une autre manière de voir, plus structurale. Je me demande quelquefois ce qu’est le monde des gens qui

n’ont pas de formation géographique. Le voyage doit être pour eux une espèce de fantasmagorie mal liée, une

juxtaposition heurtée de formes étranges où rien ne s’enchaîne » (« Entretien avec Jean-Louis Tissier -

1978 » in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, p.1200).

61

nantais à demi-noyés, (…) le dédale de bras marécageux de quelque Zélande » (p.120). La

connaissance du monde commence par des noms ; nommer c’est repérer36.

Le mot appelle d’autres mots : la litanie des noms de rues forme une « constellation

verbale où la figure de la ville se trouve emprisonnée et exaltée » (p.204). Le mot crée une

continuité magique entre un lieu et un livre : « pays-bas », « Zélande » relient le paysage

perçu et senti à La sieste en Flandre hollandaise où la même illumination quiétiste est à

l’œuvre, comme la promenade sur l’Erdre résonne du paysage de l’Evre (Les eaux étroites)

et du Domaine d’Arnheim37. La géogracquie est peut-être cette alchimie qui résulte, par la

circulation des images, des savoirs et des mots, de la convergence en un lieu d’une

« intelligence paysagère38 », d’une expérience phénoménologique du monde, d’une rêverie

poétique.

Conclusion

On peut retenir de cette rencontre paysagère avec la ville qu’elle est exceptionnelle

en ce qu’elle résulte d’une expérience géographique et d’une expérience poétique du

monde, puisque La Forme d’une ville est autant lecture qu’écriture de cette rencontre.

Exceptionnelle aussi la complicité entre une sensibilité aiguisée par une culture

géographique et littéraire, un lieu et un imaginaire, d’où vient l’aptitude à déchiffrer le

monde. Si à certains égards il s’agit là d’un modèle de l’unique, le géographe peut du

moins y puiser matière à réflexion. Réflexion sur ce qui fait l’aptitude de certains lieux à

éveiller l’émotion paysagère ou l’inquiétude géographique, sur la façon dont se forme une

sensibilité citadine, sur la contribution de la littérature à nourrir un imaginaire de la ville ;

réflexion aussi et d’abord sur le problème de l’écriture. En lisant en écrivant la ville, tel est

l’enjeu, me semble-t-il, posé par ce livre, enjeu d’importance pour une géographie qui

s’attache au besoin de fixer le sens des lieux39. Dès lors qu’on veut saisir le sens des lieux,

on ne peut ignorer la question de la traduction de l’expérience, de son expression et de sa

mise en forme, c’est-à-dire la question de l’écriture. C’est pourquoi la littérature peut être

considérée comme un terrain incomparable pour analyser l’expérience humaine de

l’espace, qu’aucune enquête, qu’aucun entretien ne sauraient remplacer, l’artiste étant,

selon le mot de P. Sansot (1982), celui qui « capte magnétiquement ces appels de liberté,

ces débuts d’univers, ces dérives de sens qui poudroient en chaque lieu » et sait les dire.

Dans une autre perspective, on peut lire aussi La Forme d’une ville comme un texte à la

mémoire de la Ville. En effet, dans ce qu’on peut considérer comme une définition de la

ville par Gracq, s’expriment à la fois son « intelligence paysagère » de la ville, de ses

polarités et de ses discontinuités, et une vision idéale de la ville, une référence à un modèle

implicite de la ville européenne, encore vivant à Nantes, définitivement vivant dans La

Forme d’une ville.

36 « Ainsi faisaient les premiers hommes, lorsqu’ils donnaient leurs noms aux endroits de la terre, montagnes,

rivières, marécages, forêts, plaines d’herbes ou de cailloux, pour les créer en même temps qu’ils les

nommaient. Alors chaque parcelle de ce paysage devient un symbole » (J.M.G. Le Clézio, Voyage à

Rodrigues, p.48). 37 La référence au texte de Poe est explicite : « L’intuition de génie d’Edgar Poe, quand il a cherché dans Le

Domaine d’Arnheim, à donner l’idée de ce que pourrait être le chef d’œuvre du paysage composé, a été selon

moi de le faire parcourir au visiteur, non pas le long d’un chemin, non pas même dans une embarcation à

rames ou à voile, mais dans un esquif inerte simplement confié au fil du courant » (p.143). 38 Nous empruntons l’expression à J-M. Besse sans lui donner la portée épistémologique qu’elle a dans le

contexte originel (Besse, 2000, p.14). 39 Non une signification qui serait cachée derrière l’apparence des lieux mais le sens de l’expérience vécue

par l’homme de sa présence au monde.

62

[ce qui m’éloigne de la ville, c’est] « L’élimination, par la table rase et la « rénovation »,

des singularités différentielles nées du temps et de la sédimentation humaine en lieu clos,

qui faisait de la promenade à travers une ancienne ville (…), une traversée de

microclimats successifs, tantôt nuancés, tantôt tranchés, une suite continue de hausses et

de baisses de tension, de surprises. C’est cela peut-être, plus encore que les contacts

humains facilités et multipliés, qui a fait longtemps chez nous de la grande ville, un milieu

alerté, tonique, stimulant pour l’écrivain, opposé à la placidité étale de la campagne » 40.

Références bibliographiques

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Berthier Philippe, Julien Gracq Critique , 1990, Presses Universitaires de Lyon.

Besse J-M., 2000, Voir la Terre. Six essais sur le paysage et la géographie, Actes Sud.

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complètes, La Pléiade, T2, Gallimard.

Brunet Roger et alii, Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, 1992, Reclus-La

Documentation française

Dardel Eric, 1990, L’Homme et la Terre, CTHS (1ère publication en 1952).

Dourguin Claude, 1995, « Notice des Eaux étroites » in Julien Gracq, Œuvres complètes,

La Pléiade, T2, Gallimard.

Le Clézio J.M.G, 1986, Voyage à Rodrigues, Gallimard Folio.

Lévy Jacques et Lussault Michel, 2003, Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des

sociétés, Belin.

Marot Patrick, « Plénitude et effacement de l’écriture gracquienne », in Julien Gracq 1, La

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Sansot Pierre, 1982, « L’affection paysagère » in Dagognet François, Mort du paysage,

Champ Vallon, p.67-82.

Tissier Jean-Louis, 1995, HDR Paris X.

Tissier Jean-Louis, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq » in L’Espace

Géographique, 1981/1, Doin, p.50-59.

Textes de Gracq :

Préférences in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, La Pléiade, T1, Gallimard.

Les Eaux étroites in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, La Pléiade, T2, Gallimard.

En lisant en écrivant in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, La Pléiade, T2, Gallimard.

La Forme d’une ville, 1990, José Corti, 5e édition.

« Entretien avec Jean-Louis Tissier - 1978 » in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, La

Pléiade, T2, Gallimard.

« Entretien avec Jean Carrière - 1986 » in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, La

Pléiade, T2, Gallimard.

40 « Entretien avec Jean Carrière – 1986 » in Julien Gracq, Œuvres complètes, 1995, p.1263.