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L'expressivite vocale dans la parole chantee EVA BERARD La chanson est un mode de communication complexe. Les messages nous parviennent simultanement de trois sources: du texte, de Paccompagne- ment musical et de 1'interpretation vocale. Je vais tächer de degager les informations transmises par l'interpreta- tion vocale ä partir des chansons de Jacques Brel 1 ('Ces gens-la', 2 'Bruxelles' 3 ) et d'Yves Montand 4 ('La balangoire' 5 ) en tenant compte, dans la mesure du possible, des effets psychologiques de l'accompagne- ment musical. La chanson 'Ces gens-la' evoque avec une rare vivacite les personnages qui entourent Frida, la fille ä laquelle aspire le narrateur et que la famille refuse de lui accorder. II serait interessant de voir quels sont les traits de cette fresque qui sont suggeres par le chant, independamment du texte, dans quelle mesure I'interpretation vocale parvient ä faire surgir et evoluer les figures durant les 4 minutes 38 secondes de la chanson et ä nous procurer des sensations visuelles, tactiles et meme olfactives, en exprimant en meme temps avec une grande force les emotions du narrateur. II faudrait done par la suite essayer de distinguer par quelles canaux nous parviennent les informations, et surtout par quels moyens vocaux le chanteur les fait revivre. Le texte fournit les informations de base. L'aine, par exemple, ä un gros nez, se saoule toute les nuits, il balbutie, il a l'oeil qui divague. La mere ne dit rien ou bien n'importe quoi, le pere qui est mort d'une glissade avait de la moustache, la grand-mere 'en finit pas de vibrer' et Frida est 'belle comme un soleil'. Quant aux messages vocaux, il faut distinguer le niveau prosodique debit, pause, accent, intonation — et le niveau segmental: distorsion expressive de 1'articulation neutre (gestes articulatoires). La musique, en tant que langage, exprime des etats mentaux, surtout des emotions et des attitudes, ä l'instar de la melodic de la parole, mais avec des moyens plus puissants et plus complexes (Meyer 1956; Cooke 1959; Nattiez 1975; Imberty 1979, 1981; Sundberg 1981). Les informa- Semiotica 111-3/4 (1996), 295-317 0037-1998/96/0111-0295 © Walter de Gruyter Brought to you by | University Library at Iu Authenticated | 134.68.190.47 Download Date | 9/20/12 10:35 PM

L’expressivité vocale dans la parole chantée

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L'expressivite vocale dans la parole chantee

EVA BERARD

La chanson est un mode de communication complexe. Les messages nousparviennent simultanement de trois sources: du texte, de Paccompagne-ment musical et de 1'interpretation vocale.

Je vais tächer de degager les informations transmises par l'interpreta-tion vocale ä partir des chansons de Jacques Brel1 ('Ces gens-la',2'Bruxelles'3) et d'Yves Montand4 ('La balangoire'5) en tenant compte,dans la mesure du possible, des effets psychologiques de l'accompagne-ment musical.

La chanson 'Ces gens-la' evoque avec une rare vivacite les personnagesqui entourent Frida, la fille ä laquelle aspire le narrateur et que la famillerefuse de lui accorder. II serait interessant de voir quels sont les traits decette fresque qui sont suggeres par le chant, independamment du texte,dans quelle mesure I'interpretation vocale parvient ä faire surgir et evoluerles figures durant les 4 minutes 38 secondes de la chanson et ä nousprocurer des sensations visuelles, tactiles et meme olfactives, en exprimanten meme temps avec une grande force les emotions du narrateur.

II faudrait done par la suite essayer de distinguer par quelles canauxnous parviennent les informations, et surtout par quels moyens vocauxle chanteur les fait revivre.

Le texte fournit les informations de base. L'aine, par exemple, ä ungros nez, se saoule toute les nuits, il balbutie, il a l'oeil qui divague. Lamere ne dit rien ou bien n'importe quoi, le pere qui est mort d'uneglissade avait de la moustache, la grand-mere 'en finit pas de vibrer' etFrida est 'belle comme un soleil'.

Quant aux messages vocaux, il faut distinguer le niveau prosodique —debit, pause, accent, intonation — et le niveau segmental: distorsionexpressive de 1'articulation neutre (gestes articulatoires).

La musique, en tant que langage, exprime des etats mentaux, surtoutdes emotions et des attitudes, ä l'instar de la melodic de la parole, maisavec des moyens plus puissants et plus complexes (Meyer 1956; Cooke1959; Nattiez 1975; Imberty 1979, 1981; Sundberg 1981). Les informa-

Semiotica 111-3/4 (1996), 295-317 0037-1998/96/0111-0295© Walter de Gruyter

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tions apportees par Taccompagnement musical n'ont pas pu etre exami-nees de fagon isolee car, d'apres les renseignements qui m'ont ete fournispar E. Barclay, le chanteur s'enregistrait toujours en meme temps queses musiciens, il n'existe done pas de bände sonore separee de la voix deBrei et des instruments. Faute de competence, je ne parlerai du röle dela musique que dans le cas oü l'importance de Taccompagnement musicalne permet pas de l'ignorer.

Le message musical et vocal differe fondamentalement du messagetextuel, base sur l'analyse conceptuelle des stimuli. La voix et la musiquene peuvent done jamais transmettre le meme message. Par contre ellespeuvent etre soit en harmonic avec le message textuel, soit faire le contre-point du texte.

En harmonic avec le texte, la voix peut souligner ou illustrer uneinformation textuelle. Dans la description de Tarne, le texte, la musiqueet la voix du chanteur contribuent ä forger ensemble le personnage. Nousavons täche, par des tests, de cerner ce que nous savons de lui.Premierement j'ai presente ä cinquante etudiants frangais (dont 16 declar-aient ne pas connaitre la chanson, 23 l'avoir dejä entendue et 11 bien laconnaitre) les six premieres lignes de la chanson:

D'abord, d'abord, il y a TarneLui qu'est comm' im melonLui qui a un gros nezLui qui sait plus son nomMonsieur, telTment qui boitEt telTment qu'il a bu.

Les sujets du test etaient pries de decrire Tarne tel qu'ils Timaginaient äpartir de Textrait de texte. Je vais citer ici quelques caracteristiquesevoquees par les etudiants avec une recurrence superieure ä 10% et quin'etaient pas mentionnees dans le textes: 1 est gros', 'il est petit', 'il estmou', cil a le visage tout rouge', 'il a le nez rouge', 'il est bouffi parTalcooT, 'il continuera toujours ä boire'.

Ces remarques n'apportent, pour ainsi dire, pas d'informations nou-velles par rapport aux renseignements denotes: les adjectifs gros, petit etpeut etre meme mou sont probablement suggeres par la comparaisonavec le melon, alors que la rougeur et le visage bouffi correspondent äTimage de bien des alcooliques.

J'ai demande au memes sujets du test de repondre ä des questions pourlesquelles le message denote n'apportait pas de reponse. La questions'que buvait Tame?' a re$u des reponses dont la concordance merite uneexplication. Sur les 50 personnes interrogees 43 ont repondu qu'il sesaoulait au vin rouge, cinq le voyaient boire n'importe quoi et deux

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Timaginaient buveur de pastis. Ces boissons connotent (ä tort ou ä raison)des goüts 'populaires' qui, ä mon avis peuvent etre evoques par latournure egalement populaire: 'tellement qu'il a bu'.

Trois etudiants ont spontanement note que raccompagnement musicalimite la demarche titubante de l'homme. Afin d'eliminer au moins lemessage vehicule par le texte, je me suis adressee ä six informateurshongrois monolingues, en leur demandant de focaliser leur attention surla musique instrumentale. Apres trois ecoutes de la partie mentionneeci-dessus, les six auditeurs ont qualifie la musique instrumentale de lente,un des juges a rajoute 'comme une musique d'enterrement'. A ma ques-tion — 'La musique symbolise-t-elle plutöt un homme ou une femme?' —la reponse füt unanime: 'un homme'. Pour la deuxieme question — 'Sila musique symbolise une demarche, comment est-elle'? — j'ai regu lesreponses suivantes: 'titubante', 'hesitante', 'chancelante', 'lente' (deuxfois), 'desequilibree'.

L'instrument ä corde qui accompagne le chanteur repete ä intervallesa peine irreguliers ces accords:

Iarmi2-la2 / mi2-sol2-si2

Ceci evoque visiblement la demarche irreguliere de l'aine sous l'effet del'alcool. L'iconicite de la musique est au service, dans cet extrait commetout au long de la premiere partie de la chanson, du message denote. 'Lamere qui ne dit rien' est evoquee par le timbre plus aigue d'une clarinetteque nos juges hongrois ont qualifie de feminine, plaintive et melancolique,alors que la musique qui annonce la 4toute vieille qu'en finit pas d'vibrerest ressentie comme irreelle, d'outre-tombe ou lointaine.

II est plus difficile de separer les renseignements nous parvenant parInterpretation de Brei car une partie de ces informations nous a dejäete communiquee par le texte. Dans ce cas, la voix ne fait que de lesrenforcer, representer dans tous les sens du terme. Ainsi la pronunciationnasalisee du /e/ dans le mot nez evoque et utilise (en tant que resonateur)l'organe au-delä du segment phonologiquement nasal. Ce lexeme, arbit-raire malgre la presence du phoneme /n/ ä l'initiale, n'est remotive quegrace ä la distorsion du segment vocalique realise nasal par le chanteur.Sur le sonagramme on voit nettement une continuation du deuxiemeformant de /n/ ä l'interieur de la voyelle /e/ (a 1593 Hz, done entre sonpremier et son deuxieme formant) sur une duree de 12csec pendantlaquelle les resonances de hautes frequences sont fortement diminuees,amorties. Ces caracteristiques permettent la reconnaissance d'un /e/ nasal(Lienard 1977: 81).

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Une autre distorsion que nous avons relevee concerne la consonne /b/dans 'il a bu'. Le chanteur prononce l'occlusive sonore tres tendue et treslongue (29csec), or la difference qui permet de distinguer /b/ de /p/reside non seulement dans la presence ou l'absence de la vibration descordes vocales mais aussi dans une plus grande tension et une plus longueduree des occlusives sourdes. II en resulte une realisation hybride (ni buni pu) que l'auditeur doit identifier comme etant Tun ou l'autre. Lecontexte ne permettant pas un choix reel, on opte evidement pour bu.Neanmoins le signe double ainsi cree est pergu et contribue ä augmenterl'iconicite du message (la 'mauvaise odeur' du personnage et de son'aspect degoütant').

Le caractere mou de Tame est connote au niveau du texte (par lacomparaison au melon) mais aussi au niveau de Interpretation artistique,par l'allongement emphatique du mot melon,6 dont les consonnes, /m/et /!/, ont une valeur expressive intrinseque qui evoque les notions 'sucre','tendre' et 'mou' d'apres les tests de Fonagy (1983: 59-62)'. Parmi cessens (car le symbolisme phonetique est polysemique, comme la majeurepartie de notre vocabulaire, l'ambigu'ite n'etant levee que par le contexte)c'est 'mou' qui va etre decode dans ce contexte qui evoque un hommeramolli par l'alcool. L'autre frere 'Qu'est mechant comm' un' teigne' estevoque au contraire par i'ailongement des consonnes occlusives /k/, /t/et /n/ au detriment des voyelles environnantes (la duree des trois conson-nes est deux fois superieure ä la duree totale des trois voyelles), ce quidonne un caractere tres dur, agressif ä la voix. L'agressivite, la mechanceteapparait dejä dans l'articulation des vers precedents

Des carottes dans les ch'veuxQu'a jamais vu un peigne

tres tendue en particulier dans les mots 'carotte' et 'peigne'. Les etudiantsy ont senti de la colere, de la haine et du degoüt. L'explosion tres violentede la consonne occlusive bilabiale sourde a ete interpretee par six person-nes comme imitation du geste de cracher sur quelqu'un.

Suivons un autre exemple que nous propose Brei: il s'agit de la realisa-tion de la consonne /b/ dans 'tell'ment qui boit'. Le travail artistique duchanteur se manifeste ici dans l'imitation de l'articulation d'un soül, cequi se traduit par un relächement des muscles labials. Ceci a pour conse-quence un 'accident' de realisation durant la prononciation de l'occlusivebilabiale: la tenue de l'occlusion cede un instant ä la pression intra-buccale, ce qui produit deux explosions successives. Sur le spectrogramme,nous pouvons observer les deux barres qui se succedent en 28 msec.L'erreur preconsciemment 'voulue' par 1'interprete symbolise la com-

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mande defectueuse de la motricite de quelqu'un sous Temprise de l'alcool.Mais le message ne gagnera en iconicite que s'il est per£u, or le bruitd'explosion dedouble de /b/ ne dure que quelques milliemes de seconde,done peut etre couvert par le moindre bruit dans la salle. Brel refait lememe type de jeu d'imitation un peu plus loin. Les distorsions par unchamboulement au niveau de la duree des segments dans le mot 'balbutie'(notons par exemple que /a/ est sept fois plus court que /s/, les /b/ ontune duree inhabituelle de plus de 18csec contre environ 8 csec dans lemot 'd'abord') et le devoisement de la voyelle /y/ ont une plus grandeforce evocatrice que le texte. Ces traits phonostylistiques participent äformer, ensemble, un phonostylerne (Loon 1971: 10) qui permet d'identi-fier Telocution d'une personne ivre.

Un autre phonostyleme (signifiant = la pharyngalisation et allongementde la voyelle /a/ dans Tadjectif, signifie = le degoüt) est utilise par lechanteur pour exprimer sa repugnance de 'la soupe froide'. Les etudiants(qui ont imagine la soupe, d'abord ä partir du texte, puis apres ecoute)soulignaient la difference dans ces termes: 'Elle est plus indigeste', 'il y aplus de graisse dedans', 'il y a des morceaux qui flottent', On ne peutvraiment pas la digerer', 'eile sent plus mauvais'.

L'allongement emphatique et l'intensite elevee des /R/ dans laproposition:

Et qu'on retrouv' matinDans 1'eglise qui roupilFRaide comm' une saillie.

attire notre attention sur la consonne fricative uvulaire qui est presenteaussi dans le ronflement. Dans ce dernier vers, nous constatons en memetemps un allongement de /e/ et de /i/ dans les mots 'raide' et 'saillie' quirepresente au niveau du geste vocal (par la raideur indispensable pourmaintenir une position articulatoire inchangee) le contenu semantique dela phrase.

Le geste et la mimique faciale, dont nous avons fait abstraction, constit-uent un message qui souligne on diversifie les messages textuel, musicalet vocal. Dans la phrase:

Faul vous dir' MonsieurQue chez ces gens-läOn pens' pas, Monsieur....

la voix, et particulierement la courbe melodique, remplace l'image dudoigt qui se pointe sur ces gens-/a. Ce resultat est obtenu par une monteebrusque de la frequence fondamentale (de 110 Hz ä 180 Hz) dans la

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syllabe soulignee et par le prolongement de /!/ (18 csec, vs. la dureemoyenne de 5 csec) qui contraste avec la brievete (5 csec) de la voyellefinale /a/, theoriquement allongee avant pause, qui est ici coupee par unesoudaine occlusion laryngee (voir Figure 1).

La fagon de prononcer peut concretise^ specifier le message, en signa-lant un aspect compatible avec le texte, mais qui n'est pas contenu dansles paroles. L'extrait ci-dessous nous permettra de l'observer.

Et du soir au matinSous sä bell' gueul' d'apötr'Et dans son cadr' en bois

a la moustache du per'Qui est mort d'une glissade.

J'ai demande aux etudiants de decrire librement, ä partir de ces cinqlignes, les circonstances de la mort du pere. Apres un moment d'etonne-ment ils se sont pretes au jeu et j'ai regu des reponses precises mais tresdiverses:7 'Dans une mine, un coup de grisou l'a pousse et il est tombe','il y avait de la glace dans la rue, il est tombe et s'est fracasse le cräne','c'etait ä cause d'une plaque de verglas', etc. Ces reponses parlent demort accidentelle, dont le pere n'est nullement responsable. Les histoiresevoquees par les sujets apres ecoute de l'extrait parlaient de glissade 'surle savon', 'dans la boue parce qu'il etait saoul', 'dans l'escalier, il a loupeune marche', 'sur une peau de banane', etc. La voix de Brei ajoute desinformations qui completent et modifient en partie le message transmis:la mort devient comique.

Ce resultat est obtenue par la superposition et l'integration de plusieursSchemas melodiques exprimant chacun une attitude. La metaphore melo-dique (Fonagy 1983: 242-245) se manifeste ici par la rupture de Foautour du mot 'glissade', donnant au mot un effet de discours rapporteironique qui exprime une distance emotionnelle entre l'emetteur et lemessage. Nos sujets de test ont juge la famille tres affligee par la mortdu pere apres la lecture du texte (7,2/10) mais apres l'ecoute de ('interpret-ation de Brei ils ont modifie leur jugement (2,1/10). Le mouvementmelodique descendant ä l'interieur du mot (de 237 ä 103 Hz) evoque laglissade. L'allongement et la velarisation du /a/ ajoute au terme uncaractere affecte.

Une autre metaphore melodique permet de decrire le caractere extra-verti, vantard de 'Denise' hult vers avant le texte ('Qu'aimerait bien avoirl'air / Mais qu'a pas l'air du tout'). Le schema melodique de

... Qu'a marie la ̂ e nise

est la copie conforme du cliche melodique (Fonagy and Berard 1983)d'une phrase enfantine comme

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J'en ai un P*us beau!

Une autre surimpression de messages utilise une technique frequentedans les jeu de mots. Dans la phrase:

Lui qui sait plus son nom, Monsieur ....

il se cache une autre:

Non Monsieur!

J'ai decoupe cette seconde phrase de son contexte puis j'ai demande äcinq collegues de noter ce qu'ils entendaient et tächer de recreer lecontexte coupe. Tous les cinq pensaient entendre une phrase entiereexprimant 1'indignation. Le transfer! de message effectue par une meta-phore prosodique est realise par la suppression de toutes marques depose avant le vocatif et par Pintegration a la voix chantee d'un clichemelodique lie ä la phrase 'Non Monsieur'! (homophone de '...nom,Monsieur') refletant un sentiment de revolte.

La voix et la musique peuvent s'ecarter considerablement du messagetextuel. L'opposition du message vehicule par le texte ä celui transmispar la voix et/ou la musique, permet d'exprimer la complexite, J'ambiva-lence des sentiments.

Nous avons etudie revolution de la tension emotionnelle et de la joieemanant des 38 derniers vers de la chanson, partie qui relate les peripetiesamoureuses du narrateur et de Frida.

1. Et puis,2. Et puis,3. Et puis, il y a Frida4. Qu'est bell' comm' un soleil5. Et qui m'aime pareil6. Que moi j'aime Frida7. Mem' qu'on se dit souvent8. Qu'on aura une maison9. Avec des tas d'fenetr's10. Avec presqu' pas de murs11. Et qu'on vivra dedans12. Et qu'y f'ra bon y etre13. Et que si c'est pas sür14. C'est quand meme peut etre15. Par c'que les autr's veul'nt pas ....

Les vers l ä 6 sont d'une tension croissantes (climax, selon les termesde la rhetorique classique) sur tous les niveaux: richesse de l'accompagne-

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ment musical, montee graduelle de la courbe melodique, de la courbed'intensite et de la tension psychique que refletent ä la fois les testssemantiques realises ä partir du texte et ceux qui ont suivis 1'ecoute. Latension acoustique, psychique ainsi que la joie per$ue culminent dans levers 6, dans le nom de Frida, dont la derniere voyelle se prolonge commeun cri d'espoir ou de desespoir. Dans les vers qui suivent, les deuxcomposantes du message (texte et interpretation) s'ecartent de plus enplus: le texte garde sa serenite jusqu'au vers 12. Le motif monotonereapparait des le vers 8 dans Taccompagnement musical. Le ton descendet 1'intensite baissent dans le vers 9, remontent legerement dans le vers10, pour tomber en chute libre jusqu'au vers 15. Ainsi, par exemple dansle vers 'Et qu'y f'ra bon y etre' le contenu semantique vehicule par letexte est en contradiction avec le message de tristesse, symbolise par lamusique et la prosodie. Le contraste des deux types d'informations sereflete dans les reactions des sujets des tests semantiques. A partir de lalecture, les reponses 'joie' gardent leur niveau anterieur jusqu'au vers 12;mais le niveau baisse sensiblement apres 1'ecoute de l'enregistrement desle vers 7 (voir Figure 2). On pourrait dire que 'le mode mineur' au niveaumusical et vocal anticipe le denouement sombre qui n'est enonce explicite-

j o i e ijo ie '.

n" de la ohr ase

Rangees

Figure 2. Evolution de la reaction des sujets de test semantique concernant la dimension'joie', durant les 15 premiers vers sur Frida. Le contraste entre le message vehicle par le texteet les informations parvenant par le canal auditij creent des ecarts considerables dans les vers11, 12 et 14.

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ment par le texte qu'ä partir du vers 15. La chanson permet ainsi d'ex-primer, de representer l'inexprimable: la presence simultanee desentiments contradictoires en nous.

Les deux premiers mots de la chanson anticipent sur cette problema-tique. 'D'abord, d'abord' — apparaissent comme une simple repetitionexprimant peut etre une certaine hesitation. Si on etend 1'analyse semio-logique ä l'ensemble texte-voix-musique, nous observons un changement,un enrichissement semantique considerable. En presentant cette courtesequence ä 50 etudiants et en leur demandant de resumer en quelquesmots ce que cette repetition leur suggere, j'ai obtenu toute une liste depropositions dont je ne citerai que quelques exemples representatifs:

— II hesite avent d'expliquer— II y a quelque chose qu'il n'ose pas dire, qu'il a ä l'interieur de lui— Le premier est plus poetique comme s'il voulait se lancer dans une bellehistoire, puis il baisse le ton, il y a une chute chargee de lassitude— II y en a un qui vole haut, l'autre est plus terre ä terre— Dans le deuxieme il remet les choses en place— II commence sur un mauvais ton, apres il fait une confidence— II commence haut, il va raconter une belle histoire mais il change d'avis, cen'est pas une belle histoire, c'est une histoire triste qui aurait pu etre belle.

Le contenu denote au niveau du message doublement articule ne changepas lors d'une repetition. Le sens per£u, si different entre les deux'd'abord', est du aux parametres prosodiques. Nous constatons en effetune difference de hauteur de la frequence fondamentale (entre 138 et160 Hz pour le premier et entre 101 et 105 Hz pour le deuxieme). Nousnotons aussi une diminution de duree (de 110 csec ä 85 csec) et d'intensite(voir Figure 3). La diminution de duree affecte plus particulierement leselements vocaliques (de 72, 7% ä 58, 8% de la duree totale du mot),donnant ä la seconde realisation des caracteristiques plus proches de lavoix parlee, plus 'terre ä terre' (Scotto Di Carlo et Autesserre 1992).

Par contre, la plus grande intensite des formants autour de2000-3000 Hz etant une autre caracteristique de la voix chantee(Sundberg 1981), celle-ci donne au premier 'd'abord' une envolee pluslyrique. La realisation plus aigue, plus longue, plus intense et plus chanteeest qualifiee de plus poetique, plus optimiste et plus belle face au deuxiemequi exprime la tristesse, la lassitude et la deception aux yeux de nos sujetsde test. Ces deux mots qui debutent la chanson resument par anticipation,grace ä la voix du chanteur, 1'histoire entiere.

On accorde aux parametres prosodiques de la parole une fonctionexpressive et une fonction d'appel, mais pas la fonction representative,referentielle (Jakobson, Bolinger, Fonagy). II en est autrement dans la

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parole chantee. Nous avons constate que le rythme, la melodie et l'accentpeuvent, ensemble ou separement, former des signes motives qui ont pourfonction d'evoquer un referent. Notons que ces signes renvoient non pasau concept abstrait mais ä un ou plusieurs de ses semes concrets.

Dans une chanson s'intitulant 'Bruxelles' Jacques Brei fait apparaitrele cinema muet en mimant, par une prononciation savamment deformee,les imperfections des premiers films. Dans l'enonce 'C'etait au temps ducinema muet' il caracterise les mouvements rapides, saccades des person-nages sur l'ecran par un debit rapide, un rythme (timing) mecanique,une egalisation presque parfaite de la duree des quatre premieres syllabes.Elles sont detachees, accentuees et ont une meme schema melodique —montee et descente rapide — qui dessine une serie de pics (Figure 3).L'instabilite de l'image est rendue par les mouvements ondulatoires dela courbe melodique dans les syllabes 'ci-ne-ma mu-et'. Vers la finde la chanson, le rythme ralentit (a) globalement par rapport au debutde la chanson et (b) ä l'interieur de l'enonce:

'Ce-tait au temps / du ci-ne-ma mu-et'(13-17-18-24 / 22-27-35-38-38 -12csec)

'C'tait au teemps duu cii-nee-maaa muuuu-eet'(18-18-35-34-32-38-50-65-25 csec)

Ce ralentissement qui se poursuit jusqu'ä la fin de la chanson, est accom-pagne par Tabaissement de la hauteur de la voix bien en-dessous duniveau de base du chanteur. L'accompagnement musical, des que la voixs'est tue, imite le bruit du film rembobine qui tape en tournant dansle vide.

Un autre exemple de la possibilite de representer un objet par lesmouvements qui le caracterisent nous est Offerte par Yves Montand dansla chanson 'La balangoire'. Nous y observons le reflet vocal du mouve-ment de Tescarpolette et, en meme temps et surtout, les mouvements dela jeune fille qui la manoeuvre. Ce geste vocal qui accompagne plusieurspassages de la chanson, a etc nettement pergu par tous les sujets du test.On pourrait croire que c'est une melodie ondulante qui suit le mouvementoscillatoire de la balangoire et le fait percevoir aux auditeurs. Or, ce n'estpas le cas. La courbe melodique ne reproduit pas d'une maniere simpleet evidente le va et vient de la planchette. La realite vocale est pluscomplexe. L'encodage sonore des sensations visuelles et organo-motricesdu va-et-vient de la balangoire et des elans repetes de la jeune fille se faitsimultanement sur plusieurs plans: par le placement des accents, le debit,le reglage savant de la duree des consonnes et les voyelles et ä l'aide desmodulations melodiques.

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Une demoiselle sur une / ba-lan-coi-re/Se balan^ait a la / fete un di-man-che/Elle etait belle et / pou-vait voir/Ses jambes blanches sous son / ju-pon noir....

La distribution de 1'accent obeit aux principes de reorganisation musi-cale, plutot qu'aux regies de la grammaire. Dans 'Une demoiselle' 1'articleoccupe ä lui seul un quart de mesure, ce qui entrame un allongementconsiderable de la nasale /n/ (50 csec, done le quadruple du /d/ qui lasuit). La syllabe se trouve en position preaccentuelle. Par cette positionet du ä l'allongement de la syllabe, celle-ci marque la preparation dumouvement corporel qui mettra en mouvement la balangoire. Ce mouve-ment des pieds et du buste aura lieu dans la syllabe suivante qui porteun accent tres fort et fort irregulier du point de vue des regies d'accentua-tion du frangais. Get effort accentuel est d'autant plus suggestif. II refletel'effort de la jeune fille qui reussit ä donner l'elan ä la balangoire qui,selon le tomoignage de la courbe melodique, s'envole (de 120 Hz a 230 Hzen moins de 20csec). Puis 1'escarpolette retombe de 230 ä 75 Hz, ünebelle chute de 16 demi-tons, ä la fin du meme mot. Cette derniere syllabe'-seile' est toute fois fortement accentuee — allongement de la consonne/!/ (duree 45 csec contre 11 csec dans le meme texte lu) et un arc melodiquede 7 demi-tons (un plateau ä 180 Hz et une chute ä 75 Hz) — ce quipourrait suggerer un nouvel effort. Ce nouvel elan est suivi d'une nouvellephase preparatoire de deux syllabes, puis une nouvelle tension musculaire(allongement du /!/ de 'balangoire' ä 52 csec, montee melodique de 6demi-tons entre la premiere et la deuxieme syllabe du mot, suivi d'unechute de 170 Hz ä 90 Hz entre la seconde et la troisieme) qui prepare lanouvelle montee vertigineuse de 15 demi-tons en 18 csec.

Pour evaluer ä sa juste valeur les mouvements melodiques de la voixchantee, il faut 1'interpreter dans le cadre que constitue le Systeme musicalqui le sous-tend, et specifiquement le Systeme de notation en question(voir Figure 4). Le rapport entre notes musicales et leurs realisationsdans le chant correspond au rapport entre phonemes, en tant qu'unitesabstraites, et les sons concrets qui les realisent. Malgre les analogiesevidentes entre intonation et musique, mises en relief par Duncan B.Gardiner (1980), 1'intonation ainsi que la melodic du chant s'opposentpar leur continuite (encodage analogique) au texte musical caracterisepar son encodage digital Les notes musicales sont des unites discretesqui relevent d'un Systeme leur assignant une certaine valeur. Une note sesitue ä un niveau determine et implique une frequence fondamentale fixes,sauf les glissements (glissandi) qui constituent un mouvement melodiqueentre les niveaux prevus par le Systeme.

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Figure 4. £" 7 / : Les deux premiers temps /'Une demoiselle sur une balan9oire, parolesde Jean Nohain, musique de Mireille. Le rythme el la melodie suggerent le mouvement de labala^oire. En has: la courbe meloqique de interpretation vocale: Montana a joute une monteefinale dans la syllabe -re qui ne figure pas dans la partition.

Le mouvement vocal du chant prete de la substance (une matieresonore) au mouvement melodique abstrait (latent) present par unesequence de notes musicales, mais evolue librement et en continuite dansce cadre determine. Ainsi la syllabe Une de: 'Une demoiselle' se situe surdo2 dans la partition, done correspond ä un niveau de frequence de130,8 Hz, tandis que dans le chant de Yves Montand la voix monte de90 Hz ä 150 Hz; la syllabe de- est sur s0/2 (201,7 Hz) mais la voix evolueentre 120 Hz ä 230 Hz; moi- se trouve sur/#2 (174,6 Hz) et la voix passede 200 Hz ä 160 Hz; et dans -sell', sur mi2 (164,8 Hz) eile passe de 180 Hzä 75 Hz. Les changements de frequence fondamentale s'effectuent ä l'in-terieur des syllabes et non pas entre celles-ci comme 1'indique la partition.La perception du mouvement s'en trouve plus progressive, plus arrondie(voir Figure 5).

Ceci n'empeche pas l'auditeur de percevoir une suite de do, sol, f a , mi,c'est-a-dir une sequence d'intervalles discretes. La perception de la hau-teur de la voix chantee resulte d'un travail d'analyse tout aussi complexeque la perception des sons du langage. L'evaluation de la hauteur d'unevoyelle chantee depend de la direction du mouvement de la frequencefondamentale (montee ou descente), de la duree du passage ä tel ou telniveau et des changements de niveau d'intensite ä l'interieur de la syllabe(Sedlacek et Sychra 1962; Nattiez 1973; Gardiner 1980; Rothenberg1981).

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Le jeu que le reseau accorde ä revolution de la courbe melodique dansle chant est exploite par le chanteur ä des fins expressifs, lui permettantd'ajouter des messages secondaires au message de base, ä l'instar de lamimetique vocale expressive de l'acteur (Fonagy 1975 a, b).

L'ecart entre la prosodie du discours et de la version chantee est aussisource de renseignements. La division en trois groupes rythmiques (ouen trois temps) des syntagmes qui n'en forment qu'un dans le langageparle represente des elans repetes: 'se balan^ait' est realise par le chanteur'see/balllan/9ait' et 'Elle etait belle' devient 'Elllle/etttait/belllle' (voirFigure 6 a,b).

L'intonation est par endroit 'auto-representative', en suggerant, nonplus les mouvement haut-bas de la fille qui se balance, mais le mouvementdu spectateur lui-meme. Plusieurs informateurs du test de perceptioncroyaient le voir sur la pointe des pieds en jetant un regard indiscret sousla jupe de la jeune fille. Nous observons, en effet, durant les mots Tonpouvait voir' un arret des montees et descentes melodiques (entre75-230 Hz dans 'Elle etait belle') qui sont remplaces par un vibrato dansles hautes frequences se situant entre 210-270 Hz (voir Figure 7).

La peinture vocale des balancements est loin d'epuiser les ressourcesd'iconicite d'Yves Montand. La voix reflete, nous l'avons vu, avant toutle comportement de la jeune fille qui ne se lasse pas de ce jeu aero-dynamique, des envois repetes, de plus en plus audacieux, vers le ciel.Bien que tentee par les autres amusements que lui offre le chanteur-narrateur, eile tient ä reprendre le plus tot possible son poste mobile quilui procure un grand plaisir erotique innocent.

Elle m'a dit: Je vous remercie, je prefere retourner lä-bas.

Le spectateur-chanteur se laisse entrainer dans ce jeu dynamique, ils'identifie ä la jeune fille en reproduisant, comme nous l'avons vu, auniveau de l'appareil respiratoire et vocal, ses mouvements. Mais au-delädu jeu de la balancoire, il dessine par des moyens vocaux le portrait decette tres jeune fille: en passant au registre de tete, en reproduisant sävoix un peu affecte, Charmeuse (Leon 1993), 'mignarde'. II y parvientpar attenuation de l'intensite, une articulation plus rapide, fermee, ante-riorisee et en avangant les levres en pointe. Nous avons vu que JacquesBrei decrivait ses personnages dans le texte et evoquait leurs caracteris-tiques, en les representant, dans son interpretation. Par contre, nousn'apprenons presque rien grace au texte sur la demoiselle d'Yves Montandsinon qu'elle etait belle, adorait avant tout se balancer et avait des 'jambesblanches sous son jupon noir'. Ceci se trouve confirme par les testes. J'aidemande aux etudiants, qui pourtant declaraient connaitre la chanson,

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de decrire la jeune fille teile qu'ils l'imaginaient ä partir du texte. Enregroupant les reponses (tres courtes), la demoiselle apparait comme'belle7, 'froide' et 'ego'iste'. Apres avoir ecoute trois fois la chanson, lesdescriptions s'enrichissaient et/ou se modifiaient. Elle est 'tres jeune','souriante', 'coquette', 'fragile', 'plutöt charmante que belle', 'immature',quelqu'un imaginait meme qu'elle a le nez retrousse et un autre qu'ellea des taches de rousseur. Les phonostylemes que nous avons cite ci-dessusexpliquent une grande partie des adjectifs mais il serait vain de chercherdes signes specifiques dans la voix du chanteur qui evoqueraient destaches de rousseur. II s'agit d'associations libres de la part des etudiants,suggerees par Interpretation de Montand qui a rendu le personnageplus concret.

Le don d'imitateur d'Yves Montand nous a permis a travers ce discoursrapporte de connaitre la voix de la fille. Un peu plus loin nous reconnais-sons son rire (Leon et al. 1991) uniquement grace aux phonostylemesevoques ci-dessus.8 II s'agit d'un exemple rare de la citation indirectelibre (Bally 1912). Le rire rapporte se distingue du rire du rapporteurqui se dotache du tintamarre de la foire joue par I'accompagnementmusical (timre sombre du 'ha-ha-ha-ha' plus long, plus grave, plus puis-sant) par son intensite faible, son rythme plus rapide, son timbre tresclair ('he-he-he-he-heee' d'une voix timide et Charmeuse), done une based'articulation avancee et par sa frequence fondamentale passant ä la finau registre sur-aigu (voir Figure 8). La coquetterie bien feminine estrefletee par une rapide montee et descente tonale en sourdine dans cettederniere 'syllabe' que la musique recouvre legerement. Ce mouvementsemble caracteriser l'attitude de coquetterie dans les langues et dans lamusique europeenne (Fonagy et Magdics 1963).

Nous venons d'analyser des echantillons de chansons de Jacques Brelet d'Yves Montand qui ne represented, toutefois, qu'une partie infimedes messages vocaux qui accompagnent, soulignent, completent ou con-tredisent le texte. Une conclusion provisoire parait s'imposer: le genre'parole chantee' laisse une marge de manoeuvre beaucoup plus large ä lacommunication dite 'non verbale' que la parole quotidienne. Cette 'libertepoetique' elargie s'explique probablement par le caractere 'extra-territorial' de la communication chantee, moins limitee par les necessitesqu'impose ä la parole la situation de dialogue quotidien.

Notes

1. Jacques Brel (1929-1978) chanteur beige francophone, auteur-interprete de 'La Valsea mille temps', 'Ne me quitte pas' etc..., acteur de talent ('Les risques du metier',

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'L'emmerdeur', Don Quichotte dans 'L'homme de la Manche') est ne a Bruxelles. Filsd'une 'bonne famille', il a fait ses etudes chez les Freres. Pendant quelques annees, ildirigea 1'usine de son pere puis, soudain, en 1953, laissant femme et enfants ä Bruxelles,decida d'aller ä Paris. Apres cinq annees de debuts difficiles son ardeur en scene, saconviction, la puissance des images qu'il offrait au public dans ces chansons finirentpar le faire admirer. Son succes sur les planches ne dura que dix ans car en 1967 Breldecida de ne plus chanter en publique, ne supportant plus la tensions qui le faisaitvomir avant chaque representation. Tout en continuant d'ecrire des chanson, il vivaitquasi solitaire sur son bateau puis dans une petite maison aux Marquises ou il luttaitcontre son cancer. Avant de quitter la vie dont il disait que 'ga ne sert ä rien, mais c'estpassionnant', il est revenu a Paris, tres malade dejä, enregistrer son dernier disque chezson ami Eddie Barclay. La comedie musicale de Mort Shuman: 'Jacques Brel est vivant,il se porte bien et il habite Paris' sonne etrangement aujourd'hui.

2. Musique de Jacques Brel et Gerard Jouannest, paroles de Jacques Brel; enregistre-ment Barclay.

3. Musique de Jacques Brel et Gerard Jouannest, paroles de Jacques Brel; enregistre-ment Barclay.

4. (1921-1991) chanteur et acteur fransais d'origine italienne. II a debute dans un tourde chant ä Marseille en 1944 et s'est impose ä Paris peu de temps apres, devenant undes chanteurs francais les plus populaires de I'apres-guerre. II a chante plusieurs poemesde Louis Aragon. En tourne aux Etats-Unis, il a joue avec Marilyn Monroe. II anotamment interprete: 'Les portes de la nuit', 'Le salaire de la peur', 'Le milliardaire'et 'Z'.

5. Musique de Mireille, paroles de Jean Nohain; enregistrement Sony Music 1974 (n°471023 2).

6. Le timing du vers 'Lui qu'est comme un melon' subit un ralentissement: les trois pre-mieres syllabes durent 45 csec, alors que les trois dernieres ont une duree deux foisplus longue.

7. Je n'evoque ici que les reponses donnees par les etudiants qui ne connaissaient pasla chanson.

8. A la question qui appartient le rire que vous entendez'? j'ai obtenu 37 reponse sur50 indiquant la fille, 13 ont repondu 'Yves Montand'. J'ai reformule ma question endemandant si le chanteur riait en imitant le personnage du garpon ou de la fille; 12etudiants sur les 13 ont reconnu la fille.

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Eva Berard (nee 1950) est maitre de conference ä L'Institut de Linguistique et PhonetiqueGenerale et Appliquee (Universite de la Sorbonne Nouvelle, Paris). Son interet principalest psychophonetics. Elle a public '11 est 8 heures' (1972), 'Bleu ou vert' (1980), 'Intensitespecifique des voyelles du francais moderne' (1980), 'Cliches melodiques' (1983), et 'Uncas de neutralisation pathologique' (1992).

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