15
L'extraordinaire 1 - La trame du quotidien Document 1 Professeur de philosophie à l'Université de Louvain, Herman Parret réfléchit dans ce texte à la définition de l'ordinaire. Parler, lire, faire la cuisine, habiter, se promener, conduire la voiture, se raser et nouer les lacets de ses souliers, voilà des pratiques quotidiennes. Exercer des responsabilités, transférer ses connaissances en enseignant, aimer, dans le bonheur et dans l'angoisse, mener téléologiquement 1 le projet de sa vie, voilà encore des pratiques quotidiennes. A quoi s'oppose, en fait, la "vie quotidienne" ou la "vie ordinaire" ? A l'extraordinaire, mais qu'est-ce qu'une pratique extraordinaire ? L'évasion de l'ordinaire, c'est, dit-on, le théâtral ou le voyage. Mais notre vie quotidienne n'est-elle pas une mise en scène soutenue de pratiques tactiques et stratégiques ; notre vie quotidienne n'est-elle pas peuplée de Don Juan et de Hamlet ? Et les voyages, où est leur dépaysement, pour nous qui portons sur le dos, comme l'escargot sa coquille, le fardeau de nos soucis quotidiens, de nos problèmes quotidiens, de nos inquiétudes quotidiennes, jusqu'en Patagonie. La fuite rimbaldienne 2 est-elle réellement possible ? La transcendance 3 du quotidien, quand et comment apparaît-elle ? Certainement pas par l'évasion style Club Méditerranée, mais peut-être en écoutant la Callas dans Norma 4 ou en scrutant les monstres de Bosch 5 ? La question donc se pose bien : qu'est-ce qu'il y a en dehors du quotidien et de l'ordinaire ? Risquons une phénoménologie 6 bien modeste de la vie quotidienne, de l'homme quotidien, du langage quotidien. Quotidien, du latin quotidie, chaque jour, connote certainement le diurne comme opposé au nocturne : le quotidien fourmille d'activités qui sont repérables à la lumière du soleil ; il est déjà plus difficilement acceptable de caractériser le repos nocturne, l'absence d'activités pendant la nuit, comme une pratique quotidienne. En plus, là où il y a "vie nocturne" (à la limite nécessairement illicite), on sort, ou on prétend sortir de l'ordinaire du quotidien. Quotidien connote également l'itérativité 7 , la répétition, et l'activité quotidienne n'est pas un événement unique. Bien sûr, l'accouplement de l'activité et de l'itérabilité (qui se réalise étymologiquement dans le sens du latin quotidie) ne suffit pas à spécifier l'ordinaire. Aristote définit la tragédie précisément comme une action, une série d'activités, et il suffit de penser au Kabuki 8 pour voir que l'itératif, le stéréotypique, caractérise l'essence même du théâtral prétendument extra- ordinaire. Toutefois, il y a, semble-t-il, une distinction supplémentaire à faire : les pratiques quotidiennes sont hétérogènes, non systématiques, sans diachronie 9 structurale (on se souvient que l'agencement structural est une condition sine qua non du-théâtre tragique chez Aristote). Le quotidien est "tout ce qui parle, bruit, passe, effleure, rencontre" (Michel de Certeau), c'est la "prose du monde" (Merleau-Ponty), c'est l'événement dû au hasard de la circonstance mais ces événements sont des milliers et ils sont tous pareils. C'est bien ainsi qu'ils manifestent de l'itérativité: c'est l'itérativité non téléologique d'une multitude d'événements. Herman Parret "Phénoménologie et critique du quotidien et du sublime", Actes Sémiotiques, 2007, n° 110

L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

  • Upload
    tranthu

  • View
    216

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

L'extraordinaire

1 - La trame du quotidien

Document 1Professeur de philosophie à l'Université de Louvain, Herman Parret réfléchit dans ce texte à la définition de l'ordinaire.

Parler, lire, faire la cuisine, habiter, se promener, conduire la voiture, se raser et nouer les lacetsde ses souliers, voilà des pratiques quotidiennes. Exercer des responsabilités, transférer sesconnaissances en enseignant, aimer, dans le bonheur et dans l'angoisse, menertéléologiquement1 le projet de sa vie, voilà encore des pratiques quotidiennes. A quoi s'oppose,en fait, la "vie quotidienne" ou la "vie ordinaire" ? A l'extraordinaire, mais qu'est-ce qu'unepratique extraordinaire ? L'évasion de l'ordinaire, c'est, dit-on, le théâtral ou le voyage. Maisnotre vie quotidienne n'est-elle pas une mise en scène soutenue de pratiques tactiques etstratégiques ; notre vie quotidienne n'est-elle pas peuplée de Don Juan et de Hamlet ? Et lesvoyages, où est leur dépaysement, pour nous qui portons sur le dos, comme l'escargot sacoquille, le fardeau de nos soucis quotidiens, de nos problèmes quotidiens, de nos inquiétudesquotidiennes, jusqu'en Patagonie. La fuite rimbaldienne2 est-elle réellement possible ? Latranscendance3 du quotidien, quand et comment apparaît-elle ? Certainement pas par l'évasionstyle Club Méditerranée, mais peut-être en écoutant la Callas dans Norma4 ou en scrutant lesmonstres de Bosch5 ? La question donc se pose bien : qu'est-ce qu'il y a en dehors du quotidienet de l'ordinaire ? Risquons une phénoménologie6 bien modeste de la vie quotidienne, del'homme quotidien, du langage quotidien.Quotidien, du latin quotidie, chaque jour, connote certainement le diurne comme opposé aunocturne : le quotidien fourmille d'activités qui sont repérables à la lumière du soleil ; il est déjàplus difficilement acceptable de caractériser le repos nocturne, l'absence d'activités pendant lanuit, comme une pratique quotidienne. En plus, là où il y a "vie nocturne" (à la limitenécessairement illicite), on sort, ou on prétend sortir de l'ordinaire du quotidien. Quotidienconnote également l'itérativité7, la répétition, et l'activité quotidienne n'est pas un événementunique. Bien sûr, l'accouplement de l'activité et de l'itérabilité (qui se réalise étymologiquementdans le sens du latin quotidie) ne suffit pas à spécifier l'ordinaire. Aristote définit la tragédieprécisément comme une action, une série d'activités, et il suffit de penser au Kabuki8 pour voirque l'itératif, le stéréotypique, caractérise l'essence même du théâtral prétendument extra-ordinaire. Toutefois, il y a, semble-t-il, une distinction supplémentaire à faire : les pratiquesquotidiennes sont hétérogènes, non systématiques, sans diachronie9 structurale (on se souvientque l'agencement structural est une condition sine qua non du-théâtre tragique chez Aristote).Le quotidien est "tout ce qui parle, bruit, passe, effleure, rencontre" (Michel de Certeau), c'est la"prose du monde" (Merleau-Ponty), c'est l'événement dû au hasard de la circonstance mais cesévénements sont des milliers et ils sont tous pareils. C'est bien ainsi qu'ils manifestent del'itérativité: c'est l'itérativité non téléologique d'une multitude d'événements.

Herman Parret "Phénoménologie et critique du quotidien et du sublime", Actes Sémiotiques, 2007, n° 110

Page 2: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

Notes1. Téléologique : Qui se réalise en fonction d'une finalité.2. Rimbaldienne : de Rimbaud, poète à la vie aventureuse.3. Transcendant : Qui s'élève au-dessus d'un niveau donné, ou au-dessus du niveau moyen.4. Maria Callas est une cantatrice célèbre pour son interprétation de l'opéra Norma.5. Jérome Bosch est un peintre néerlandais du XVIe s proche des humanistes. Ses peintures étranges sont peuplées de créatures fantastiques.6. Phénoménologie : méthode philosophique qui se propose d'étudier la réalité, sans le soutien d'une théorie.7. Itératif : Qui se répète.8. Kabuki : Forme de théâtre japonais dans lequel le dialogue alterne avec des parties psalmodiées ou chantées, et des intermèdes de danse.9. Diachronie : Évolution dans le temps.

Document 2 :

Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008.

Lecture1. Comment Herman Parret définit-il l'ordinaire ? Retrouvez-vous cette définition dans la planche de Lewis Trondheim ?2. Quels exemples d'extraordinaire propose-t-il ? Expliquez-les.3. Comment Lewis Trondheim parle-t-il de son quotidien ?

ProlongementDonnez un exemple d’événement extraordinaire.

Page 3: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

2 - Sortir de l'ordinaireDocument 1La Fête de la musique, pour prendre un exemple qui adoucit les mœurs, casse les habitudes et donneun autre tempo à chaque quartier. Du reste, n'importe quelle fête confère à la ville un nouveauvisage, une nouvelle ambiance. Ce qu'atteste l'expression "faire la fête" qui marque bien une ruptureavec la routine et sous-entend un excès ("ce soir, tant pis, je ne me coucherai pas à 22 heures, c'estexceptionnel..."). Il y a donc de nombreuses manières, agréables ou non, de rompre avec lequotidien urbain. Ces discontinuités imposées ou voulues ne devraient pas être vécues comme desdérangements, mais comme l'occasion de "remettre les pendules à l'heure", c'est grâce à unediscontinuité que l'on peut apprécier un retour à une continuité.

D'une certaine façon, l'imprévu - le désordre - participe au retour à l'ordre. Au cours de la périodemédiévale, le charivari, le carnaval ou la foire sont des pauses indispensables au fonctionnement dessociétés. Ils jouent le rôle de soupapes de sécurité et, malgré les licences et autres débordementsqu'ils autorisent, facilitent le solde en quelque sorte des contradictions sociales et le redémarrageplus serein des activités de la cité. Jean Duvignaud l'admet : "Nous dirons que la fête comme latranse permettent à l'homme et aux collectivités de surmonter la "normalité" et d'atteindre à cet étatoù tout devient possible, parce que l'homme n'est plus en l'homme mais dans une nature qu'il achèvepar son expérience, formulée ou non." Mais, avec la globalisation, les fêtes deviennent un élémentdu dispositif de marchandisation de la ville (quelle ville n'a pas "son" festival ?) ou sont téléguidéespar les autorités et se muent en commémorations. L'esprit de le fête, l'insouciance, l'irrespect desrègles, le déconcertant, le jouissif ne peuvent pas être spectacularisés et sponsorisés, aussi denouvelles formes de fêtes se manifestent-elles et correspondent non plus à l'espace de la ville"historique", mais à l'urbain qui l'enveloppe de ses excroissances incontrôlées.

Thierry Paquot, Le Quotidien urbain, Essais sur les temps en ville, éd. La Découverte / L'Institut des villes, 2001.

Document 2

Holi, le festival descouleurs. Affiche réalisée pour l'office du tourisme indien.

LectureD'après ces documents, comment la fête permet-elle de sortir de l'ordinaire ?

Prolongement1. L'auteur écrit : "Il y a donc de nombreuses manières, agréables ou non, de rompre avec le quotidien." Listez ces différentes manières d'échapper à l'ordinaire.2. Sortir de l'ordinaire, échapper au quotidien, chercher l'extraordinaire, est-ce est une bonne chose?

Page 4: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

3 - Voir le quotidien

Document 1

Philippe Filliol montre que dans le zen - une branche japonaise du bouddhisme - les moments habituellement tenus pour les plus triviaux de notre vie quotidienne peuvent devenir des moments extraordinaires.

L'ordinaire, loin d'être une expérience ordinaire, peut devenir ainsi le lieu d'une expérience extrême,radicale, paradoxale, où s'opère une mystérieuse "coïncidence des opposés" alchimique : immanentet transcendant, profane et sacré, proche et lointain... Car "interroger l'habituel", comme lesouhaitait G. Perec, invite à s'arracher de l'anesthésie dans laquelle est comme engluée la viequotidienne. L'ordinaire est ce qui constitue la matière même de nos vies, et, en même temps, ce quiéchappe à la saisie intellectuelle et sensible. Tel est le paradoxe souvent relevé de l'expérience del'ordinaire : le trop proche est inaccessible, le trop familier est inconnu, le trop visible est invu.Comme le formule le philosophe et sinologue F. Jullien : "Vivre dit donc à la fois le plus immédiatet ce qui n'est jamais satisfait : nous sommes vivants, ici et maintenant, et nous ne savons pas yaccéder." Le problème central, élémentaire, vital, peut alors se formuler en une seule question :Comment faire retour sur cet ordinaire, et, par là, vivre de manière plus pleine et plus consciente ?

Les sages, les poètes, les artistes, nous invitent à trouver l'extraordinaire dans l'ordinaire et à "voir lemiraculeux dans le banal", pour reprendre la formule du philosophe américain Emerson. [...]

La banalité dans l'enseignement zen est l'unique lieu de l'illumination (traduction du japonaissatori). Dans cette "illumination", il n'y a cependant rien d'extraordinaire, ou plutôt l'extraordinairegît dans l'épaisseur concrète, matérielle, profondément étrange, de la vie elle-même. "Qu'y a-t-ild'extraordinaire ? Être assis", répond H. Ekaï, un ancien patriarche zen. R. Barthes désignaitl'événement du satori comme "un réveil devant le fait". Par conséquent, tous les détails, mêmetriviaux méritent attention et respect. Aucune activité humaine, la plus prosaïque soit-elle, n'estrejetée. L'esprit zen embrasse les distinctions avec équanimité : le noble et le trivial, le sacré et leprofane, le grossier et le précieux.... Les oppositions conventionnelles entre le "haut" et le "bas"sont totalement abolies. Le zen est un "éveil au quotidien", quitte pour cela à se détourner à 180degrés des mots et des concepts. Le savoir intellectuel, qui a bien sûr son utilité, est, d'un autre pointde vue, un obstacle entre soi et le courant de la vie. C'est l'objet d'un dialogue célèbre entre unmoine et son disciple : "- Maitre, je vous en prie, enseignez-moi la voie. - As-tu terminé ton repas? -Oui. Maître, j'ai terminé. - Alors va laver ton bol !" La voie proposée est de vivre chaque moment,chaque acte en pleine conscience : manger, faire la vaisselle, dormir, marcher, respirer... Aussi,pendant le samu (qui désigne le travail manuel dans le monastère), les tâches les plus ordinaires,voire les plus ingrates, doivent être exécutées avec la même attention que pendant la méditationassise. Jamais une tradition spirituelle n'a mis autant l'accent sur cette adhésion la plus complètepossible à la réalité ordinaire et à la conscience de tous les jours. Le zen est une spiritualité "terre àterre".

Philippe Filliot, Sociétés, 2014/4, n°126.

Lecture1. Comment, d'après le texte de Philippe Filliol, perçoit-on habituellement l'ordinaire ?2. Quel regard sur l'ordinaire propose la philosophie zen ?3. Quel est le rôle des artistes et des penseurs dans cette façon de regarder le monde quotidien ?

ProlongementSelon vous, l'extraordinaire n'est-il qu'une question de perception ?

Page 5: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

4 - L’événement

Document 1Dans ce livre, Emmanuel Carrère retrace plusieurs histoires vraies, dont celle d'un couple, Jérôme et Delphine, partis au Sri Lanka en 2004 avec leur fille unique Juliette. Alors que le couple part en ville, Philippe reste avec la petite fille sur la plage.

Ce matin, juste après le petit déjeuner, Jérôme et Delphine sont partis au marché et lui est resté à lamaison pour garder Juliette et Osandi, la fille du patron de la guesthouse. Il lisait le journal local,assis dans son fauteuil en rotin sur la terrasse du bungalow, de temps à autre levait les yeux poursurveiller les deux petites filles qui jouaient au bord de l'eau. Elles sautaient en riant dans lesvaguelettes. Juliette parlait français, Osandi sri-lankais, mais elles se comprenaient très bien quandmême. Des corneilles se disputaient en coassant les miettes du petit déjeuner. Tout était calme, lajournée allait être belle, Philippe a pensé qu'il irait peut-être pêcher avec Jérôme, l'après-midi. À unmoment, il a pris conscience que les corneilles avaient disparu, qu'on n'entendait plus de chantsd'oiseaux. C'est alors que la vague est arrivée. Un instant plus tôt la mer était étale, un instant plustard c'était un mur aussi haut qu'un gratte-ciel et qui tombait sur lui. Il a pensé, l'espace d'un éclair,qu'il allait mourir et qu'il n'aurait pas le temps de souffrir. Il a été submergé, emporté et roulépendant un temps qui lui a paru interminable dans le ventre immense de la vague, puis il a rejaillisur son dos. Il est passé comme un surfeur au-dessus des maisons, au-dessus des arbres, au-dessusde la route. Ensuite la vague est repartie en sens inverse, l'aspirant vers le large. Il a vu qu'il fonçaitsur des murs explosés contre lesquels il allait se fracasser et il a eu le réflexe de s'accrocher à uncocotier, qu'il a lâché, puis à un autre qu'il aurait aussi lâché si quelque chose de dur, un bout depalissade, ne l'avait pas coincé et plaqué contre le tronc. Autour de lui filaient à toute allure desmeubles, des animaux, des gens, des poutres, des blocs de béton. Il a fermé les yeux en s'attendant àêtre broyé par un de ces énormes débris et il les a gardés fermés jusqu'à ce que le mugissementmonstrueux du courant se calme et qu'il entende autre chose, des cris d'hommes et de femmesblessés, et qu'il comprenne que le monde n'avait pas pris fin, qu'il était vivant, que le cauchemarvéritable commençait. Il a ouvert les yeux, il s'est laissé glisser le long du tronc jusqu'à la surface del'eau qui était complètement noire, opaque. Il y avait encore du courant mais on pouvait lui résister.Le corps d'une femme est passé devant lui, la tête dans l'eau, les bras en croix. Dans les décombres,les survivants commençaient à s'appeler, des blessés gémissaient. Philippe a hésité : est-ce qu'ilvalait mieux se diriger vers la plage ou vers le village ? Juliette et Osandi étaient mortes, de cela ilétait certain. Il fallait maintenant retrouver Jérôme et Delphine et le leur dire. C'était cela sa tâche,désormais, dans la vie.

Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne, , P.O.L. éditeur, 2009.

Document 2

Dans les semaines qui suivent le 11 septembre 2001, Jacques Derrida, philosophe français,dialogue avec une collègue, Giovanna Borradori, sur l'évènement survenu.

Giovanna Borradori - Le 11 septembre nous a donné l'impression d'être un « major event », un des événements historiques les plus importants auquel nous assisterons dans notre vie, particulièrementpour ceux d'entre nous qui n'ont pas vécu la guerre mondiale. Êtes-vous d'accord ?

Jacques Derrida - "Le 11 septembre", dites-vous - ou, puisque nous sommes d'accord pour parlerdeux langues, "september eleventh". Nous devrions revenir plus tard sur cette question de la langue.

Page 6: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

Et sur cet acte de nomination : une date, rien de plus. Quand vous dites "le 11 septembre", c'est déjàune citation, n'est-ce pas ? Pour m'inviter à en parler, vous rappelez, comme entre guillemets, unedatation qui envahit notre espace public et notre vie privée depuis cinq semaines. "Faire date", voilàtoujours le coup porté, la portée même de ce qui est du moins ressenti, de façon apparemmentimmédiate, comme un événement marquant, singulier, "unprecedented", comme on dit ici. Je disbien "apparemment immédiate" car ce sentiment même est moins spontané qu'il n'y paraît : il estdans une large mesure conditionné, constitué, sinon construit, en tout cas médiatisé par uneformidable machine techno-socio-politique. "Faire date", en tout cas, cela suppose que "quelquechose" arrive pour la première et la dernière fois, "quelque chose" qu'on ne sait pas encore bienidentifier, déterminer, reconnaître, analyser, mais qui sera désormais inoubliable : événementineffaçable dans l'archive commune d'un calendrier universel. [...]

L'épreuve de l'événement, ce qui, dans l'épreuve, à la fois s'ouvre et résiste à l'expérience, c'est, mesemble-t-il, une certaine inappropriabilité de ce qui arrive. L'événement, c'est ce qui arrive et enarrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension: l'événement, c'estd'abord ce que d'abord je ne comprends pas. Mieux, l'événement c'est d'abord que je ne comprennepas. Il consiste en ce que je ne comprends pas : ce que je ne comprends pas et d'abord que je necomprenne pas, le fait que je ne comprends pas : mon incompréhension. Voilà sur quelle limite, à lafois interne et externe, je serais tenté d'insister ici : bien que l'expérience d'un événement, le modeselon lequel il nous affecte appelle un mouvement d'appropriation (compréhension, reconnaissance,identification, description, détermination, interprétation à partir d'un horizon d'anticipation, savoir,nomination, etc.), bien que ce mouvement d'appropriation soit irréductible et inévitable, il n'y ad'événement digne de ce nom que là où cette appropriation échoue sur une frontière. Mais sur unefrontière sans front ni confrontation, une frontière que l'incompréhension ne heurte pas de face, carelle n'a pas la forme d'un front solide : elle échappe, elle reste évasive, ouverte, indécise,indéterminable. D'où l'inappropriabilité, l'imprévisibilité, la surprise absolue, l'incompréhension, lerisque de méprise, la nouveauté inanticipable, la singularité pure, l'absence d'horizon.

Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le "concept" du 11 septembre, coll. La philosophie en effet, éd. Galilée, 2004.

Document 3Florence Giust-Desprairies et André Lévy sont professeurs de psychologie sociale, c'est-à-direqu'ils étudient comment les pensées, les sentiments et les comportements des gens sont influencéspar la société.

Doit-on considérer l'événement comme un simple accident qui survient "du dehors" (selon le mot deLa Bruyère) de façon inopinée, fortuite, dérangeant momentanément le cours de l'existence d'uncollectif ou d'un individu ? Situation imprévisible à laquelle, de gré ou de force, il faut bien faireface, composant au mieux avec ses conséquences et si possible en en réparant les dommages ;impuissants à la prévenir, du moins tenterait-on d'en limiter les effets avant de revenir à la"normale".

Cette façon de considérer l'événement ne tient pas compte de sa complexité et du faisceau designifications dans lequel il s'inscrit. Parce qu'il survient brusquement, l'événement se signaled'abord par cet ébranlement émotionnel dont l'intensité peut, dans un premier temps, entraîner unétat de sidération, favoriser, dans l'émoi, des phénomènes d'unification avant qu'une parole semobilise, révélant des tensions, des restrictions, des divergences, mais aussi des frustrations, desindignations qui fragmentent après coup l'élan premier où l'individu et le collectif coïncidaient dansle même désarroi.

Page 7: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

L'événement est ainsi "non pas ce qu'on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu'il devient", selon laformule de Certeau (1968). Cette irruption qui en fait émerger d'autres œuvrant plus ou moinssilencieusement dans les esprits, quel pouvoir de transformation détient-elle ? L'événement faitsigne et prend sens avec la résurgence d'un passé, proche ou lointain, insuffisamment pensé, oufrappé d'interdit, et l'anticipation d'un futur qui se présente encore non tracé et peut faire dire qu'"ily aura un avant et un après". Moment de déconstruction, de perte, mais aussi moment d'éveil,d'émergence, de création, l'événement engage un processus de réflexion et d'analyse qui peutconduire à des changements, parfois irréversibles. [...]

Les événements constituent des moments de rupture, ouvrant brusquement une fenêtre sur le nonvisible. Déchirant le rideau des certitudes et des conventions, formelles ou tacites, ils peuventconstituer une irruption, dans le présent, de ce qui du passé se tenait refoulé, dénié ou répriméderrière une stabilité et une régularité apparentes. Parmi ces événements, certains marquentl'histoire d'une société, d'une génération, voire d'une époque. D'autres ou les mêmes concernent desgroupes ou des individus. Mais de même que l'histoire réelle ne se confond pas avec le récit qui enest fait, l'événement, tel qu'il se produit dans la réalité, ne se confond pas avec la façon dont il estparlé, commenté et interprété.

Florence Giust-Desprairies et André Lévy, "Penser l'évènement aujourd'hui, Nouvelle revue de psychosociologie, éd. Érès, 2015/1 (n° 19).

Document 4Le 11 mars 2011, le Japon a été frappé par un séisme, suivi d'un tsunami qui a causé une catastrophe nucléaire aussigrave que celle de Tchernobyl en 1986.

LectureQuel regard les documents portent- ils sur l’événement ?

Prolongement1. Dans leur essai, Florence Giust-Desprairies et André Lévy parlent du "pouvoir de transformation"de l’événement. Selon vous, l’événement nous transforme-t-il réellement ?2. Dans Le "concept" du 11 septembre,, Jacques Derrida dit que l’événement "consiste en ce que je ne comprends pas : ce que je ne comprends pas et d'abord que je ne comprenne pas." Pourquoi, selon vous, l'extraordinaire est-il si difficile à comprendre ?

Page 8: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

5 - Du fantastiqueDocument 1Au cours d'une soirée, le jeune Baron Xavier de la V. raconte une aventure étonnante qu'il a vécue. Parti se reposer en Bretagne, chez un de ses amis, l'abbé Maucombe, il passe sa première nuit dansle presbytère...

J'allais m'endormir.

Trois petits coups secs, impératifs, furent frappés à ma porte.

- Hein ? me dis-je, en sursaut.

Alors je m'aperçus que mon premier somme avait déjà commencé. J'ignorais où j'étais. Je mecroyais à Paris. Certains repos donnent ces sortes d'oublis risibles. Ayant même, presque aussitôt,perdu de vue la cause principale de mon réveil, je m'étirai voluptueusement, dans une complèteinconscience de la situation.

- À propos, me dis-je tout à coup : mais on a frappé ? - Quelle visite peut bien ?...

À ce point de ma phrase, une notion confuse et obscure que je n'étais plus à Paris, mais dans unpresbytère de Bretagne, chez l'abbé Maucombe, me vint à l'esprit.

En un clin d'œil, je fus au milieu de la chambre.

Ma première impression, en même temps que celle du froid aux pieds, fut celle d'une vive lumière.La pleine lune brillait, en face de la fenêtre, au-dessus de l'église, et, à travers les rideaux blancs,découpait son angle de flamme déserte et pâle sur le parquet.

Il était bien minuit.

Mes idées étaient morbides. Qu'était-ce donc ? L'ombre était extraordinaire.

Comme je m'approchais de la porte, une tache de braise, partie du trou de la serrure, vint errer surma main et sur ma manche.

Il y avait quelqu'un derrière la porte : on avait réellement frappé.

Cependant, à deux pas du loquet, je m'arrêtai court.

Une chose me paraissait surprenante : la nature de la tache qui courait sur ma main. C'était unelueur glacée, sanglante, n'éclairant pas. - D'autre part, comment se faisait-il que je ne voyais aucuneligne de lumière sous la porte, dans le corridor ? - Mais, en vérité, ce qui sortait ainsi du trou de laserrure me causait l'impression du regard phosphorique d'un hibou !

En ce moment, l'heure sonna, dehors, à l'église, dans le vent nocturne.

- Qui est là ? demandai-je, à voix basse.

La lueur s'éteignit : j'allais m'approcher...

Mais la porte s'ouvrit, largement, lentement, silencieusement.

En face de moi, dans le corridor, se tenait, debout, une forme haute et noire, - un prêtre, le tricornesur la tête. La lune l'éclairait tout entier à l'exception de la figure : je ne voyais que le feu de sesdeux prunelles qui me considéraient avec une solennelle fixité.

Le souffle de l'autre monde enveloppait ce visiteur, son attitude m'oppressait l'âme. Paralysé par unefrayeur qui s'enfla instantanément jusqu'au paroxysme, je contemplai le désolant personnage, ensilence.

Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers moi. Il me présentait une chose lourde etvague. C'était un manteau. Un grand manteau noir, un manteau de voyage. Il me le tendait, comme

Page 9: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

pour me l'offrir !...

Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh ! je ne voulais pas voir cela ! Mais un oiseau de nuit, avec un cri affreux, passa entre nous et le vent de ses ailes, m'effleurant les paupières, me les fit rouvrir. Je sentis qu'il voletait par la chambre.

Alors, - et avec un râle d'angoisse, car les forces me trahissaient pour crier, - je repoussai la porte demes deux mains crispées et étendues et je donnai un violent tour de clef, frénétique et les cheveux dressés !

Villiers de l'Isle-Adam, Contes cruels, "L'Intersigne", 1883.

Document 2Dans cet essai, le critique Tzvetan Todorov propose une définition du registre fantastique.

Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, celui quenous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peuts'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pourl'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit del'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablementeu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnuesde nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire, ou bien il existe réellement, toutcomme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu'on le rencontre rarement.

Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, onquitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique,c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement enapparence surnaturel. [...]Il faut remarquer encore que les définitions du fantastique qu'on trouve enFrance dans des écrits récents, si elles ne sont pas identiques à la nôtre, ne la contredisent pas nonplus. Sans nous attarder trop, nous donnerons quelques exemples puisés dans les textes"canoniques". Castex écrit dans Le conte fantastique en France : "le fantastique... se caractérise...par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle" (p.8). Louis Vax, dans L'art et lalittérature fantastiques : "Le récit fantastique... aime nous présenter, habitant le monde réel où noussommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l'inexplicable" (p.5). RogerCaillois, dans Au cœur du fantastique : "Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruptionde l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité quotidienne" (p. 61). On le voit, ces troisdéfinitions sont, intentionnellement ou non, des paraphrases l'une de l'autre : il y a chaque fois le"mystère", "l'inexplicable", "l'inadmissible", qui s'introduit dans la "vie réelle", ou le "monde réel",ou encore dans "l'inaltérable légalité quotidienne".

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, coll. Points, éd. du Seuil, 1970.

Lecture1. Quelles sont les différentes formes de fantastique proposées par ces documents ?2. En quoi la notion d'extraordinaire est-elle au cœur du genre fantastique ?

ProlongementPourquoi, selon vous, sommes-nous fascinés par l'extraordinaire ?

Page 10: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

6 - Des monstres

Document 1Au XVIe s., le philosophe Montaigne livre dans ses Essais une réflexion sur l'homme et ses limites.

Ce récit sera tout simple car je laisse aux médecins le soin de disserter sur le sujet1. Je vis avant-hierun enfant que deux hommes et une nourrice, qui disaient être le père, l'oncle et la tante,conduisaient pour le montrer à cause de son étrangeté et pour tirer de cela quelque sou. Il était pourtout le reste d'une forme ordinaire et il se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait à peu prèscomme les autres enfants de même âge ; il n'avait pas encore voulu prendre d'autre nourriture quecelle qui venait du sein de sa nourrice, et celle que l'on essaya, en ma présence, de lui mettre dans labouche, il le mâchait un peu et le rendait sans l'avaler ; ses cris semblaient bien avoir quelque chosede particulier ; il était âgé de quatorze mois tout juste. Au-dessous de ses tétins, il était attaché etcollé à un autre enfant sans tête et qui avait le canal du dos bouché, le reste intact, car, s'il avait unbras plus court que l'autre, c'est qu'il lui avait été cassé accidentellement à la naissance ; ils étaientjoints face à face et comme si un plus petit enfant voulait en embrasser un second, plus grandelet2.La jointure et l'espace par où ils étaient attachés n'était que de quatre doigts ou environ, en sorte quesi vous retroussiez cet enfant imparfait vous voyiez, au-dessous, le nombril de l'autre ; ainsi lacouture était faite entre les tétins et ce nombril. Le nombril de l'enfant incomplet ne pouvait pas sevoir, mais on voyait bien tout le reste de son ventre. Voilà comment [il se faisait que] ce qui n'étaitpas attaché, comme les bras, le fessier, les cuisses et les jambes de cet enfant incomplet, demeuraitpendant et branlant sur l'autre et pouvait lui aller, en longueur, jusqu'à mi-jambe. La nourrice nous adit qu'il urinait par les deux endroits ; en outre les membres de cet autre enfant étaient nourris etvivants et dans le même état que ceux du premier, sauf qu'ils étaient plus petits et plus menus. [...]

Les [êtres] que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu, qui voit dans l'immensité de sonouvrage l'infinité des formes qu'il y a englobées ; et il est à croire que cette forme, qui nous frapped'étonnement, se rapporte et se rattache à quelque autre forme d'un même genre, inconnu del'homme. De sa parfaite sagesse il ne vient rien que de bon et d'ordinaire et de régulier ; mais nousn'en voyons pas l'arrangement et les rapports.

"Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Qod ante non vidit, si evenerit, ostentum esse censet." [Ce que (l'homme) voit fréquemment ne l'étonne pas, même s'il en ignore la cause. Mais si ce qu'il n'a jamais vu arrive, il pense que c'est un prodige. Ciceron, De divinatione, II, 27]

M. de Montaigne, Les Essais (1595), II, XXX, Au sujet d'un enfant monstrueux, adaptation en français moderne d'A. Lanly, coll. Quarto, éd. Gallimard, 2009.

Notes

1. Un médecin comme Ambroise Paré a parlé des monstres qu'il définit comme "des choses qui apparaissent outre le cours de la nature (et sont le plus souvent signes de quelque malheur advenir)."2. C'est ce qu'on a appelé depuis le XIXe siècle des frères siamois - après que deux frères ainsi attachés, nés au Siam en 1808, furent montrés à travers le monde avant de se fixer et de se marier aux États-Unis.3. Il semble que Montaigne se moque des compilateurs de son temps qui voyaient dans les "monstres" de ce genre la prédiction de calamités publiques.

Page 11: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

Document 2Dans ce film culte américain, la troupe d'un cirque, composée de gens atteints de diverses malformations spectaculaires, sont victimes des moqueries de la belle trapéziste.

Affiche du film Freaks, de Tod Browning, 1932.

Lecture1. Qu'est-ce que l'extraordinaire dans ces documents ?2. Quelles réactions suscite-t-il ?

ProlongementLe goût pour l'extraordinaire vous paraît-il être un penchant malsain ?Quelles sont les choses les plus extraordinaires que vous avez vu ou que vous souhaiteriez voir ?

Page 12: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

7 - Vies extraordinaires

Document 1Comme les aventuriers, les sportifs se battent. Ils repoussent pour nombre d'entre eux les limites dupossible, parfois avec des moyens (dopage, surentraînement) nocifs pour leur santé et leur équilibre.D'ailleurs, le culte de la performance, qui s'applique traditionnellement au monde des affaires et del'entreprise, s'élargit dans les années 1980 quasiment à l'ensemble de la société. Mais la figure laplus exposée, la plus médiatisée - sur les affiches, sur les écrans, dans les médias - est le sportif.Aucun exploit ne parvient jusqu'au public sans être préparé, mis en scène, commenté à satiété. Lestade est désormais le champ de bataille d'une guerre symbolique, comme l'ont montré lessociologues du sport. Le héros sportif, succédané de guerrier, n'a pas grand-chose à voir avec lehéros antique aristocratique. Ce ne sont plus les dieux qui parlent à travers ses exploits, c'estl'individu ordinaire qui accède à la célébrité. Le champ sportif révèle les tensions et lescontradictions de nos sociétés. L'individu exhibe sa singularité tout en prétendant ressembler auxmasses. Les valeurs méritocratiques et pacifistes mises en avant dans le discours sportif se heurtentsouvent à la réalité des inégalités et de la violence, bien que l'affrontement soit théoriquementcontraint par l'euphémisme du fair-play et d'un code d'honneur sportif non écrit. Le combat sedéroule en effet dans un espace et un temps dévolus à cette activité, dans l'étonnant sanctuaire qu'estle stade. Ce lieu moderne de construction épique vise à rendre équivalentes les figures médiatiqueset les figures sportives au prix d'un dispositif d'héroïsation coûteux.

L'héroïsation du footballeur français Zinedine Zidane repose largement, comme pour le brésilienPelé, sur la belle action médiatisée et le modèle de réussite sociale... Le sport choisit en effet deréserver "un sort tout particulier à celui ou celle qui repousse les limites et se joue des barrières etdes seuils : l'être d'une extrême particularité, l'auteur de l'incomparable, celui du jamais vu,brusquement projeté sur une autre scène encore, celle tout imaginaire de l'espace légendaire ethéroïsé". L'une des personnalités préférées des Français, modèle d'intégration, Zidane estmondialement connu et fait rêver. Le voisin d'en face devient un surhomme, qui repousse les limitesde la condition humaine, et parfois un homme providentiel. L'image visible et véhiculée dufootballeur Zidane, c'est à la fois l'intelligence et la grâce du geste, la figure monumentale etprotectrice peinte sur un mur de Marseille, la célébrité altruiste (parrain d'associations qui luttentcontre des maladies) et la violence du héros : tirs décisifs, buts meurtriers, selon le vocabulaire descommentateurs, dont plusieurs têtes et l'ultime coup de boule en finale de la Coupe du monde 2006,qui n'efface pas son exceptionnel parcours.

"Le Battant", dossier de presse de l'exposition de la Bibliothèque nationale de France "Héros, d'Achille à Zidane" (2007)

Document 2Portrait d'Aimee Mullins, amuptée des deux jambes (sous le genou) à l'âge de un an.

Pour elle, les prothèses, c'est comme les chapeaux. Il en faut une par activité. Pour le moment, elleen a douze. En terre cuite, en bois, en verre, en acier, en polyuréthanne, pour la journée, le soir, lesport, la nuit."Vous voulez voir ?" demande-t-elle en sirotant son thé. Elle allume son iPhone etmontre ses photos. La voilà en maillot d'athlète, juchée sur des cercles de métal qui ressemblent àdes faucilles inversées. "Mon époque 'Blade Runner' pour les Jeux paralympiques de 1996 àAtlanta. Je faisais partie de l'équipe américaine du 100 mètres, du 200 mètres et du saut enlongueur." Là, elle porte des jambes transparentes en Plexiglas pour les besoins du film de MatthewBarney, le plasticien américain, compagnon de Björk et auteur du Cremaster Cycle. Ici, ses

Page 13: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

prothèses sont en frêne sculpté de feuilles de vigne et de magnolias. "Alexander McQueen les aréalisées pour moi, pour son défilé de 1999."Toute petite, Aimee a décidé qu'à défaut d'être normale, elle serait "extra-ordinaire". "Dans leshistoires qu'enfant je m'inventais, j'étais toujours un homme, un chevalier très courageux. J'avais letemps de peaufiner mes rôles. J'étais souvent seule dans les hôpitaux. Mes parents travaillaient dur.Je les voyais peu. Mais j'y ai rencontré des médecins et des infirmières qui n'arrêtaient pas de medire : 'Aimee, tu es forte, courageuse. Tu vas y arriver.' Je crois que cela m'a donné la rage de mesurpasser." Le père d'Aimee était maçon d'origine irlandaise. Sa mère, qui avait été religieusependant cinq ans chez les franciscains, était vendeuse.

"Quand il a fallu m'amputer, maman a dû se dire que c'était la volonté de Dieu et elle est passée à autre chose ! Trois ans plus tard, mes deux frères sont nés. On n'avait pas beaucoup d'argent. Je n'étais pas le centre du monde. On me traitait comme les autres. Cela a dû m'aider à admettre que ne pas avoir de jambes pouvait devenir une force. Ce qui est bien en Amérique, c'est que si une petite fille dit à son entourage : 'Vous allez voir, je vais dépasser mon handicap et le transformer en atout',les gens la croient et l'aident à accomplir ses rêves. C'est la grande qualité de ce pays. "Aimee surfe sur l'excellence. À l'école, c'est la meilleure. Elle ne sait pas comment payer ses étudesà l'université ? Le département de la Défense offre une bourse d'études à trois candidats. Elle estsélectionnée parmi des milliers. Elle entre alors à l'université de Georgetown, section Relationsinternationales. Grande sportive, elle participe aux Jeux paralympiques d'Atlanta de 1996, où ellebat le record du monde du 100 mètres, du 200 mètres et du saut en longueur. Elle veut devenircomédienne ? Oliver Stone l'engage dans son World Trade Center. Elle veut être mannequin ? Dioret Valentino se l'arrachent. En 1998, la conférence TED l'invite à Monterey, en Californie. Dans lasalle, Bill Gates, Al Gore, Warren Buffett. "Je ne savais pas quoi dire. Alors j'ai raconté que mesprothèses n'avaient rien d'un handicap, que Pamela Anderson avait plus de prothèses que moi et queça n'en faisait pas une handicapée, que la beauté n'avait rien à voir avec la normalité et que chacun,devant sa propre réalité, doit toujours se réinventer. Enfin, j'ai demandé à des fabricants deconcevoir des prothèses qui associent à la fois la science, la fonction et l'esthétique." De ce moment,Aimee devient une star. Elle vit aujourd'hui à New York avec son amoureux et répète à l'envi cettephrase qui sonne comme un cri de guerre : "L'adversité est une formidable occasion d'innover et dese reconstruire." Finalement, chez elle, il n'y a qu'une seule chose de vraiment normal, ce sont sesjambes.

Isabelle Girard, Le Figaro Madame, 29 janvier 2011.

Page 14: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

Document 3L'homme d'affaires, président de la société Altrad et du club de rugby de Montpellier, a reçu samedi6 juin le prix de l'Entrepreneur de l'année décerné par EY.

L'homme d'affaires Mohed Altrad, qui dirige un important groupe d'échafaudages et de services auxindustries du BTP, présidant par ailleurs le club de rugby de Montpellier, a reçu le prix mondial de l'entrepreneur de l'année 2015 décerné par le cabinet EY, une première pour un Français.

Mohed Altrad représentait la France parmi les 64 gagnants de 53 pays dans lequel est organisé ceprix, qui lui a été remis lors du "EY World entrepreneur of the year", organisé du 3 au 7 juin àMonaco. Un parcours atypique.

Le président d'EY en France, Jean-Pierre Letartre, a salué "le parcours exceptionnel" de l'hommed'affaires, né dans une tribu nomade syrienne, "qui a su faire preuve de courage, de persévérance etd'audace".

Le parcours de Mohed Altrad, est plus qu'atypique. L'homme, d'une soixantaine d'années, neconnaît pas sa date de naissance, expliquant qu'il n'y avait pas d'état civil dans les tribus bédouines.

Il est arrivé en France, à Montpellier, vers ses 17 ans pour faire des études scientifiques, grâce à sesexcellents résultats et une bourse de son pays d'origine. De 1975 à 1980, il est ingénieur chezAlcatel, puis Thomson, avant de partir pour une compagnie pétrolière à Abou Dhabi. Sa carrièred'entrepreneur débute en 1984, quand il crée sa propre entreprise d'informatique, qu'il revendra àMatra un an plus tard. Il acquiert alors un fabricant d'échafaudages en faillite, première pierre dugroupe Altrad.

Trente ans plus tard, le groupe, numéro 1 européen des échafaudages dont le siège est resté àMontpellier, compte 7.300 salariés et a réalisé un chiffre d'affaires de 870 millions d'euros l'andernier.

Avec le rachat du néerlandais Hertel, en mars dernier, Altrad va doubler son chiffre d'affaires à plusde 1,6 milliard d'euros et voir grossir ses effectifs à 17.000 salariés.

Amateur de rugby, Mohed Altrad a aussi repris en 2011 le club de rugby de Montpellier alors endifficulté.

En mars dernier, l'homme d'affaires est entré à la 1.741e place dans le classement mondial Forbesdes milliardaires en dollars.

LEXPRESS.fr publié le 07/06/2015.

LectureQu'ont en commun ces documents ?

ProlongementConnaissez-vous d'autres personnalités dont la vie apparaît comme extraordinaire ?

Page 15: L'extraordinaire - lyceebts.com · Document 2 : Lewis Trondheim, Le Bonheur inquiet, Les Petits Riens, coll. Shampoing, éd. Guy Delcourt, 2008. ... Comment faire retour sur cet ordinaire,

Bilan sur l'extraordinaireA l'aide des documents étudiés, notez les éléments importants que vous avez vus en cours.Vous pouvez également vous appuyer sur la liste de mots-clés publiée dans le BO.

Choisissez la forme qui vous convient...

Auteurs et œuvres

Personnages et histoires

Notions et vocabulaire

Citations

1 - La trame du quotidien

2 - Sortir de l'ordinaire

3 - Voir le quotidien

4 - L’événement

5 - Du fantastique

6 - Des monstres

7 - Vies extraordinaires