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Steiner Ce Cahier a été dirigé par Pierre-Emmanuel Dauzat

L'Herne - George Steiner

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Steiner

Ce Cahier a été dirigé par Pierre-Emmanuel Dauzat

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Je vous devine en maître des cartes ou autre inventeur de géographies ima-ginaires. Or, même si l'on s'achemine d'un pas ferme, on n'est peut-être pas très loin de la folie. Autre à nous-même mais tout à vous.

L'autre. L'un de vos thèmes favoris. L'autre que vous êtes lorsque vous allez à la rencontre d'une œuvre d'art, l'autre qui vous lit et que vous reconnaissez. La communion que vous rendez possible avec votte élève - votre disciple -témoigne de cette croyance que vous avez dans le dialogue que l'œuvre engage entre son père et celui qui la lit. Votre œuvre s'offre en même temps que vous l'offrez. L'intention magique s'accomplit dans un même élan vital : celui d'un sourire. Comme vous l'écrivez, « les modes d'existence de l'art [...] relèvent de l'expérience de notre rencontre avec l'autre20 ». Or, me bouleverse toujours l'autre que vous semblez être à vous-même. Hors des mondes et des langues pour mieux ressentir et voir plus loin, avec la souffrance inouïe que cette double vue induit. Vous êtes un être profondément tragique en dépit de votre meilleure alliée : l'ironie. Celle-ci ricoche sur le monde, ravage, sidère, mais revient vers vous et ne vous épargne pas. Vous êtes habité par une inquiétude qui ne vous laisse aucun repos. Cette fibre tragique qui coud tout votre être, votre corps, vos regards, est la marque de la trop grande présence du poétique en vous. Vous tirez votre félicité du malaise. En cela vous êtes poète. Le linéament tragique qu'ins-taure votre conscience entre les textes et l'Histoire se dévide bien au-delà du judaïsme, d'une quelconque prédestination au malheur que cristalliserait le lan-gage et l'ombre errante de l'apatride. Vos errances me ramènent souvent à Simone Weil, intelligence qui vous fascine et vous agace prodigieusement, et dont l'œuvre témoigne de « la vision nocturne [...] d'une conscience insomniaque21 ». La Pesanteur et la grâce laisse l'esprit et le corps en suspens : ni juive ni catholique, par trop de répugnance à aimer et trop d'amour à la fois. N'était-ce pas le Grand Rabbin de Londres en personne qui vous lançait récemment que vous n'étiez pas Juif î La sublime douleur de Bérénice n'a rien à voir avec sa Judée natale. Nous en parlions il y a peu. « Une reine est suspecte à l'empire romain22 », voilà tout. La beauté époustouflante de Bérénice demeure à jamais la poésie de son être. Elle s'énonce du commencement du jour à sa fin, entre le devoir lâche d'un prince romain et l'aveu transi d'un amant malheureux. Le sang ne coule pas au cinquième acte. La beauté absolue sera le départ de la princesse sut la pointe des pieds et le renoncement au suicide. Votre œuvre s'avance sans compromis dans la deuxième moitié du XX' siècle, et y creuse une voie compliquée de sanglots. Ces sanglots sont ceux de tous les drames, de tous les enfants, de tous les poèmes. Dans cette course, votre être de chair a parfois cédé aux pavés brûlants un peu de sa peau, et aujourd'hui la pierre est habillée de vos pensées, quand sous la tristesse on entend sourdre l'espoir. Grâce à vous la beauté est réelle, présente. Il faut l'admettre.

Cet article est la missive la plus longue que je ne vous ai jamais écrite, et pourtant vous en connaissez déjà chaque ligne. Une promenade dans les jardins de Cambridge, sur le grand échiquier des pelouses. Les petits chanteurs de Godwin qui passent en habit, un aria de Bach dans l'air et le soleil de tous les saints qui finit par sceller l'évidence. Vous m'expliquiez alors le Temps qui passe sous la fenêtre de Bacon ; les rires fusant l'été - temps des festivals - quand Shakespeare revient tenter le monde et se damner sous le front de vos palais et de votre école ; les plaques de marbre dans les chapelles noires et rouges, exhu-mant en lettres d'or les noms de tant d'hommes illustres qu'on a réduits au monument calligraphique, n'ayant plus assez de place pour exposer l'albâtre de leur statue. Puis cette anecdote charmante, typique de vous, sur le vœu d'un

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prince qui donna tous les pouvoirs à son jardinier, puisque seules les roses restent. Puisque seules les roses restent... À quel jeu du temps et des larmes jouions-nous alors ? Il y avait des grives dans le ciel et des ciseaux.

Il est depuis sur mes pensées quelque résistible ascendance. La belle connivence entre l'intelligence et le despotisme ! Comme Valmont

le disant à la Marquise de Merteuil vous le feriez aimer. « Les choses sont plus claires dans le monde du despote23. » Laissez-moi vous offrir un autre poème, pour confirmer ce lien scandaleux :

Madeleine à la veilleuse Par Georges de La Tour

Je voudrais aujourd'hui que l'herbe fiit blanche pour fauler l'évidence de vous voir souffrir : je ne regarderais pas sous votre main si jeune L· forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d'autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et m peu d'huile se répandra par le poignard de la flamme sur l'impossible solution1''.

Ce poème est celui de « L'impossible solution ». Celui de votre œuvre, telle que je la perçois, telle qu'elle se poursuit dans nos discussions, et telle que je l'aime. Un cadre de bois sombre et lumineux à la fois, qui serre l'Amante du Christ. Le mal et l'amour s'emmêlent dans les contradictions. C'est toute la beauté qui darde de leurs apories. La méditation et le silence émaillent la relation qui se noue entre la Folle, son Amant et le Spectateur. Madeleine est sainte. Sage, pensante, elle est devenue celle qu'on adore. Elle tourne la tête à celui qui la contemple. Comme elle, vous êtes assis dans votre œuvre, et vous regardez au-delà des lignes, le menton calé dans une main, tendant de l'autre au lecteur la lumière et le poignard en même temps. Vous brillez dans l'ombre après avoir blasphémé ou trop aimé. Il se peut que vous pleuriez doucement. Les plus vul-gaires arracheront le batiste de votre habit. L'huile brûlera leur peau, et ils vous détesteront. D'autres, plus attentifs, sauront supporter la douleur du stylet de flamme écorchant leurs certitudes. Ça n'est qu à cette condition que vous les laisserez lire dans vos mains.

Char loue Georges de La Tour pour lui avoir permis « d'avoir rendu agile et recevable [s]a dislocation25 »>. L'épiphanie de votre oeuvre, sa clarté intermit-tente rend presque supportables l'aveuglement du jour et notre ridicule orgueil.

A l'occasion de la publication de ce Cahier, certains auront le ton polé-mique, celui qui vous plaît et que vous tenez pour la marque de la sublime amitié. Neque enim disputari sine reprehensione potest. Il n'y a pas de discussion sans contradiction, écrit Cicéron, qu'aime à citer Montaigne dans ses Essais. « Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere ; je m avance vers celuy qui me contredit, qui m'instruit », ajoute l'auteur français. Vous cherchez la joute, fa dispute. La polémique est la marque de la sublime amitié. S'il est parfois si difficile de vous suivre, c'est parce qu'il est redoutable de survivre aux traits de votre ironie aimante. Je ne serai pas brillante : je n'ai rien à vous repro-cher. Je n'ai aucune réticence face à votre pensée ou si peu qu'il serait incongru d'en débattre ici. La seule dispute entre nous fut celle de la poésie avec Antigone. Et ce fut un délice de vous dire « non ». Vous m'avez accueillie en dépit de la charge accablante de l'écriture, des conférences, des voyages. Je n'ai jamais été dans la situation de vos étudiants qui ont eu à subir vos colères, vos empor-

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ont immolé leur discours à l'autel de la bien-pensance, leur reprocheront de ne pas posséder cette même culture bourgeoise. Il y a peut-être dans la magnificence grise de Beckett ou de Brecht une patine trop proche du monde de mes élèves pour que le rêve prenne. Dans mes classes, nous tentons de tisser du rêve. L'éche-veau regimbe souvent, le canevas est étique et les brouillons s'accumulent. Mais l'existence falote sera d'autant mieux circonscrite, qu'elle aura été raillée de la hauteur un peu arrogante des mots précieux que l'on manipule sans pour autant que le béton ne se fissure. La Cité tient, mais on peut continuer à chanter ; les piliers du Temple sont toujours solidement campés dans la poussière mais les mots volent libres sous les dômes de béryl. Forcés de marcher dans les forêts de piliers ou sur les mers de dalles, j'ai voulu que la bouche de ces enfants soit riche de symboles rares, inconnus du décor. Car le mystère terrasse la routine. Face à l'inconnu, les murs s'inclinent. Toujours. C'est ainsi que l'on fait des êtres libres. Et ceux qui les enterrent vivants le savent très bien.

« Quand il lui prend la fantaisie de se retourner, le critique surprend l'ombre d'un eunuque5. » A cause de cette phrase, mes années de thèse en Sorbonne furent un calvaire. La première partie de Réelles Présences demeure, dans une large mesure, une machine de guerre contre les chercheurs et l'Université. Rien n'est plus suspect à vos yeux que l'esprit de système, complice du « bavardage distingué6 ». Cette méfiance radicale à l'égard de la théorie a pour pendant un fervent éloge de l'intuition. Vous déplorez l'absence de poésie dans nos existences individuelles et dans la politique de notre être social. Vous rêvez d'une Antigone et d'un Saint-Just, afin que la poésie soit action et que l'on écrive de vrais livres pour sourire enfin à l'adage de Montaigne, avant de conclure avec lui : « Tout abbrégé sur un bon livre est un sot abbrégé. » Mais la vanité est coriace et toujours « Nous ne faisons que nous entregloser. » La tentation fut grande, je dois l'avouer, d'abandonner toute activité de recherche à l'Université après la lecture de ce livre. Comment sortir indemne d'une succession de paragraphes où rôdent ce type d'assertions : « Le tact critique, la réponse que l'on apporte à une forme poétique ou artistique ne peuvent pas être enseignés7» ? Le mieux serait-il alors de s'abandonner à une sorte de flottement pour ressentir ? Trouver la bonne question, à défaut de trouver une bonne réponse, qui, en fait, ne nous conduirait pas sur la voie de l'étonnement ? Puisqu'il ne saurait y avoir de pré-cision féconde, sommes-nous « voués à n'être que des débuts de vérité8 » ?

Les plus belles discussions que j'eus avec vous, furent celles habitées par le silence - luxe suprême de notre modernité. « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence5. » Ce sont les derniers mots du Tractatus de Wittgenstein. Vous jetez un regard suspect sur la formulation. Il faut peser les mots face à vous, supporter vos silences, envisager toute leur béance et surtout ne pas s'atten-drir : cela vous ferait sourire. Et votre rire est redoutable. On vous reproche souvent votre répugnance à trancher : c'est négliger la conscience suraiguë que vous avec du doute qui grève les mots et la syntaxe. Et pourtant, c'est elle, avec ses contorsions et ses oeillades torves, qui définit votre être de chair et de mots. Cette défiance face au dire - vous l'amant des mots ! - suffit-elle à expliquer votre attirance pour les sciences exactes, ou trahit-elle un certain snobisme qui s'enorgueillit de vouloir décliner toutes mondanités linguistiques auxquelles je vous ai vu vous abandonner parfois ? Vous êtes bavard et vous méprisez la par-lotte. Je fais régulièrement les frais de votre hauteur sceptique à ce sujet. Vous découragez à écrire. Vous ramenez à Beckett, au gris des mots, à la purée de poix. Vous brandissez comme un garde-fou la coda désespérée du Tractatus·. « Paralysé par le vide des mots, par le vide qui s'est creusé entre la perception

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individuelle et les généralités du discours, l'écrivain se tait. » Et vous concluez à la fadeur de la langue devant le Secret, l'inexprimable.

Pourtant vous savez espérer. Dans une lettre, pensant à mes élèves, vous avez écrit pour eux cette phrase magnifique : « Le verbe au futur leur est permis. » Et vous étiez tout amour. Sans l'exigence de la preuve. Absolue gratuité. Du Tractatus, enfin, vous concluez « "Ce qu'il faut taire" [...] recouvre en fait ce qui importe le plus10. »

Recouvre en fait ce qui importe le plus... Dans l'explosion du superlatif, travesti en litote, se joue l'essentiel de vous-

même. Il me semble que vous vous éloignez de Wittgenstein pour un rendez-vous en catimini avec votre conscience d'auteur. Vous placez l'intuition dans les nerfs invisibles de la logique, et avec elle l'ontologie et son mystère. Évoquant la fin du Tractatus et le travail de purge de la Sprachkritik dans leur choix du silence, vous vous heurtez à une mystique du langage, à la rose de feu de Dante qui, dans sa propre combustion, dessine les contours du Mot unique, après que le feu de la langue a dévoré les pages. Vous êtes incandescence. Votre roman n'a pas de point final, votre biographie s'intitule Errata, son dernier mot est dam-nation, vous rappelez cette erreur du scribe qui omit un accent en recopiant la Τ or ah, bourde originelle d'où naquit le Mal. Vous êtes fasciné par lui et les esprits troubles. Boutang, l'Ami excommunié ; Heidegger que vous n'avez jamais osé rencontrer ; Oppenïieimer qui avouera à Truman avoir du sans sur les mains et qui déjà portait des gants blancs quand, jeune journaliste, vous l'interviewiez ; Rebatet, l'auteur des Deux Étendards, que vous rencontriez brièvement tout en sachant ce qu'un salaud pourrait dire au Juif que vous êtes. Et le lui a dit.

Le blasphème est au centre de votre pensée car « chaque blasphème réaf-firme l'aspect ouvert et indéterminé du langage" ». La glose vous séduit parce qu'elle est talmudique. Ce satanisme de la glose permet à l'esprit de se réconcilier avec le mal et avec le doute, puisqu'il y puise un principe tonifiant, vital : « C'est ici que réside le véritable sens en profondeur de l'interdit du langage jeté sur renonciation du nom du Nom de Dieu. Une fois prononcé, ce nom est happé par les contingences sans limites du jeu linguistique. » Vous êtes l'homme du Samedi. Le penseur de ce jour triste que les textes sacrés ont souvent oublié. Vous errez entre la Crucifixion et la Résurrection. Votre oeuvre est un Purgatoire. Un lieu où l'on attend, où l'on cherche, et où l'on commet l'heureux blasphème puisque rien n'est acquis, rien n'est perdu, et que tout reste à faire. Votre pensée, aussi intransigeante qu'elle puisse être, est généreuse car elle esr aux aguets, elle scrute les signes. Vous rêvez d'un livre qui proposerait un nouveau langage. Il n'y a que les brûlures de l'inédit qui vaillent le coup. Vous êtes rendu à un seuil. Vous regardez très loin devant vous. Silencieux. Vous vous placez tragiquement, ontologiquement, dans une culture du silence, de l'errance fiévreuse, de la recherche, du non formulé. J'aime à vous suivre au bord des lignes, en oubliant de placer une chaise à ma gauche comme Pascal qui devinait toujours un gouffre à son côté gauche ! Alors tombons puisque « l'infini, c'est Satan et le Chaos12 ».

Notre amitié ressemble à un malentendu. Vous êtes le seul à m'avoir aidée en France, alors que l'aide - j'entends l'aide effective et non les bons mots -aurait dû venir de l'Institution nationale. Maintes fois je vous ai vu lors de conférence en France dénoncer le petit esprit français, son académisme, son parisianisme, sa préciosité qui est restée la même depuis Molière. Le français meurt, la culture et les Lettres françaises ressemblent à une peau de chagrin. Vous revenez désespérément au Roi des Aulnes, dernier grand roman français, placé au terme du processus ad quo de notre génie national. Le diktat de l'anglo-américain, le rayonnement de la langue et des lettres espagnoles nous narguent.

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Eros pédagogue

Cécile Ladjali

Le temps des monts enragés et de l'amitié fantastique R. Char

La première lettre que je reçus de vous date du soir de Noël. J'ai oublié l'année. Miracle inattendu, non daté, qui résonne chaque jour. Puis il y eut d'autres lettres. De plus belles, de plus brèves, non de moins aimantes. Ce soir de Noël, vous écriviez à mes lycéens, « ce n'est pas à l'université mais dans le secondaire que se mènent les luttes décisives contre la barbarie et le vide ». On ne sait trop à quelle magie l'on doit le mystère de certaines rencontres. Magie des mots s'achoppant aux paradoxes des situations, qui rendront ces mêmes mots incongrus ou fascinants. Or vous choisissiez, cette nuit-là, la fascination et son faisceau de lumière où tremblaient, un peu honteux de leur jeunesse, les poèmes de trente lycéens. Vous y reconnaissiez nos maîtres. Le poème avait édos à Drancy, là où les voix des enfants s'étaient brisées sur les pierres des convois, il y a soixante ans. Vous portez sur votre cœur un talisman précieux. La poésie de Paul Celan :

Umsonst malst du Herzen ans Fenster : der Herzog der Stille wirbt unten im Schlosshof Soldaten'.

Mes petits soldats ont essayé de ne pas écouter les ordres. Us ont construit des palais en dignes mutins bruyants. Tintamarres triomphants !

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24. Réelles Présences, p. 220. 25. Entretien de la Paris Review, cité supra. 26. Errata, p. 102. 27. Ibid., p. 103. , _ . _ ... , ,„ ._ 28. Boris de Schlœzer, Introduction à Jean Sébastien Bach, Paris, Gallimard, 1J4/, ρ

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Musique et langage : une confusion séduisante

Andrei Vieru

L'infini actuel, non-sens pour la philosophie, est la réalité, l'essence même de la musique.

Cioran

Errata : George Steiner, dans un chapitre qui traite de la musique, dresse la liste des philosophes qui, selon lui, ont dit des choses essentielles sur cet art : saint Augustin, Rousseau, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche et Adorno. « Cette liste est scandaleusement courte », remarque Steiner, comme s'il s'excu-sait de n'avoir guère la prétention d'y vouloir ajouter son nom : il y a peu à dire sur le sujet, et ce peu est déjà dit.

Du reste, c'est la musique elle-même qui offre aux philosophes comme une excuse supplémentaire pour leurs silences. Qu'ils figurent ou non sur la liste de Steiner, ils peuvent se consoler : en musique, la liste des chefs-d'œuvre et de leurs auteurs n'est pas très longue non plus.

Le chapitre auquel je faisais allusion, subtil et intéressant à plus d'un titre, commence, se développe et finit dans un mélange d'émerveillement et de rési-gnation : la musique est, en somme, un phénomène unique, un langage sans équivalent, merveilleux et intraduisible. À partir de là, il ne reste qu'à remarquer que toute description, toute glose, toute analyse musicologique, si pertinentes soient-elles, ne rendront jamais compte de l'essence d'une œuvre, et qu'elles ne sauraient s'y substituer, ni inspirer l'émotion qui surgit des sons eux-mêmes.

Tout cela est sans doute vrai, mais n'appartient pas à la musique en propre. En général, analyses et descriptions d'oeuvres d'art sont condamnées à rester plus ou moins en dehors des œuvres elles-mêmes. Il me semble même que cela est plus vrai des autres arts que de la musique, car en aucun autre art, architecture exceptée, la pratique n'est à ce point inséparable de la théorie. Je crois cependant que, pour

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qu'est G. Steinet, ses effets sur la conscience et le mystère de sa présence - thèmes récurrents et prégnants dans l'œuvre de ce philosophe du langage.

« Le langage, au regard de la musique, "tripote" », déclare Steiner dans Errata11. On songe aux nombreux écrits de Nietzsche, qui affirme et réaffirme la nature approximative, relative et mensongère du langage verbal, la valeur absolue de la musique. « La musique se vante, se noie dans le sentiment, libère la cruauté. Mais elle ne ment pas », affirmait déjà G. Steiner dans son Château de Barbe-Bleue. Étrangère au vrai et au faux, irréductible au fait langagier, la musique est-elle donc réellement incapable de « mentir »? A un niveau très simple, elle peut « mentir », par exemple lorsqu'elle illustre et souligne le men-songe ou la fausseté, dans Cosifan tutte ou dans le Fâlstaffde Verdi (par exemple le « Reverenza » mielleux de Mrs Quickly, réitéré à chacune de ses apparitions) - « mais c'est trivial », affirme Steiner. En effet, il s'agit simplement dans ces cas d'illustrer, ou plus exactement d'indiquer le caractère mensonger ou dissimula-teur des personnages, de leurs assertions, de leurs actions ; la musique alors ne ment pas par rapport au fait musical lui-même. Au demeurant, il arrive que la musique « dise le vrai » lorsqu'un personnage « dit le faux », par exemple au moment où Isolde se répand en invectives et clame, martèle sa haine à l'égard de Tristan ; Wagner alors fait entendre, à l'orchestre, le leitmotiv du désir, qui vient contredire les déclarations de l'héroïne. Dans ce cas, la musique signifie (pour peu que l'on admette le principe compositionnel wagnérien) le mensonge d'Isolde - alors qu'elle-même voudrait se convaincre (et convaincre Brangaene) de sa propre sincérité. Qu'elle renforce, qu'elle dénonce ou qu'elle contredise l'assertion mensongère, la musique, dans les cas cités, demeure étroitement liée au langage verbal - et de toute manière ce n'est pas elle qui ment ! G. Steiner le sait bien, et il approfondit le questionnement : « La musique, dans son auto-nomie, peut-elle être fausse ? (Fausse par rapport à quoi ?) Peut-elle être contra-factuelle et transmettre, par les moyens qui sont partie intégrante d'elle-même, "ce qui n'est pas le cas" ? De manière concomitante, quelles sont les "fonctions de vérité" de la musique, en quel sens peut-on dire d'une proposition musicale qu'elle est "vraie" ? (Vraie par rapport à quoi ?)23. »

Avant de tenter d'affronter ce redoutable problème, il faut peut-être effec-tuer un détour par les usages abusifs, voire falsificateurs, qui peuvent être faits de la musique. Il ne s'agit pas alors de la musique comme fait « ontologique », mais de son instrumentalisation à des fins extra-musicales mais intra-mondaines. G. Steiner sait bien que des abus de la musique sont possibles, et cela l'inquiète : l'émergence de certains types de musique constitue à ses yeux un symptôme -de même que Nietzsche dénonçait vigoureusement des dérives de la musique en lesquelles il disait détecter un symptôme de décadence. Quelles sont les carac-téristiques qui signent une instrumentalisation de la musique visant une prise d'influence, une manipulation, un embrigadement ?

Il faut remarquer que, pour employer la terminologie définie par Molino, les trois niveaux du fait musical (émetteur - niveau neutre - récepteur) sont ici concernés. Comment compose-t-on de la musique dont le but oscille entre des objectifs commerciaux, des fins d'embrigadement politique et, plus générale-ment, une espèce d'entreprise de « décervelage » particulière à la sous-culture de masse ? Comment se fait-il que les rave parties se déroulent sous le signe du matraquage de décibels conjoint à la consommation d'ecstasy ? Nietzsche déjà comparait au haschich les usages « narcotiques » de certaines musiques que, de ce fait, il condamnait (et au nombre desquelles, en ses dernières années de luci-dité, il comptait d'ailleurs la plupart des œuvres de Wagner). « Cave musicam » : cet avertissement figure déjà dans Humain, trop humain, dix ans avant Le cas Wagner. Quelques décennies plus tôt, Schumann s'insurgeait contre Les

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Huguenots de Meyerbeer : « Stupéfier ou chatouiller, telle semble être la devise de Meyerbeer », écrivait-il dans la Neue Zeitschrift ftir Musik dans un compte rendu assassin de ce « grand opéra historique » qui connaissait un succès triom-phal des deux côtés du Rhin. Très ancienne, en fait, est la critique de l'emprise que peut exercer la musique sur l'individu - et donc la mise en garde contre le danger inhérent à ce pouvoir. Invoquant Platon, puis Aristote, G. Steiner rap-pelle dans la quasi-totalité de ses écrits cette propriété de la musique.

La mise au point de « musiques » élaborées en vue de profits commerciaux ou en fonction de visées politiques totalitaires (qu'il s'agisse de galvaniser ou d'anesthésier les auditeurs), amène à une réflexion socio-politique que, témoin vigilant de son temps, mene effectivement G. Steiner, dès ses premières publi-cations. Pourtant, il ne s'agit ici pas de création musicale à proprement parler. « On ne doit composer que par nécessité intérieure », répète inlassablement Schönberg. Il va de soi que, dans les « musiques » évoquées plus haut, l'impératif de création n'a ni réalité, ni présence, ni crédibilité. Il s'agit là de musiques donnant l'illusion d'une prodigalité - prodigalité perverse, donc, comme celle de toute tyrannie : il y a plus de quatre siècles, La Boétie conceptualisait et stigmatisait déjà cet attribut de la tyrannie. Ce qui se trouve ici au centre de la réflexion, ce n'est donc pas la composition de musiques « utilitaires », mais l'exis-tence de « recettes » dispensatrices d'illusion et propices à la manipulation - et, par conséquent, d'un récepteur : l'auditeur, donc le public.

G. Steiner a expérimenté l'emprise que peuvent exercer certaines compo-sitions musicales dépourvues d'intérêt, certaines chansons anodines, sur un public pourtant exigeant et averti - en l'occurrence, lui-même, lorsqu'il constate l'effet irrationnel que produisent sur lui les premières mesures d'une chanson d'Edith Piaf. « Les premières mesures, X accelerando martelé par Edith Piaf dans Je ne regrette rien - le texte est infantile, la musique est trop forte, et l'utilisation politique qu'on en fit à la fin de la guerre d'Algérie est répugnante - font vibrer toutes mes fibres, brûlent froidement au fond de moi et m induisent à commettre Dieu sait quelles infidélités à la raison, chaque fois que j'entends cette chanson et que je l'entends, sans l'y avoir invitée, se répéter en mon for intérieur24. » Ce témoignage, sa sincérité et son honnêteté sont précieux - il serait tellement plus élégant, plus valorisant, d'être galvanisé par la Grande Fugue de Beethoven ou hanté par la petite phrase de la Sonate de Vinteuil ! Mais le fait est là, brut et instructif: on peut intellectuellement condamner une musique, on peut ne lui reconnaître qu'une piètre valeur artistique, être conscient des messages idéolo-giques qu'elle véhicule et qu'on désapprouve absolument - et force est parfois de constater l'impact qu'exerce néanmoins ladite musique sur un auditeur, si critique et averti soit-il. Un autre individu peut, au détour d'un couloir de métro, être ému aux larmes et remué jusqu'au plus profond de son être par un refrain éculé joué par un accordéon asthmatique. Un autre, encore, amateur de musique connaisseur et exigeant, se trouvera bouleversé par l'indigente mélodie égrenée par un instrument quelconque, ou par l'incipit d'une chanson de Michel Sardou - dont il n'apprécie guère, par ailleurs, le signifié. On peut certes avancer des explications psychologiques à ces expériences finalement assez ordinaires, et G. Steiner le sait bien. Le fait demeure, inquiétant, troublant : «J'ai froid, j'ai chaud, je voterais Le Pen, je m'engagerais dans la Légion étrangère. » Seulement voilà : Steiner n'est pas naïf, il sait quel effet produit sur lui la chanson d'Edith Piaf, et sait à quelles extrémités il pourrait se laisser porter. Tout cela se passe au mode contre-factuel du conditionnel (excepté l'émotion ressentie), et la pensée rationnelle, sans gommer ou réduire à néant l'effet produit, l'inscrit dans un réseau qui exclut l'éventualité d'un passage à l'acte irrationnel. Il n'en va pas de même pour tout le monde.

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ces réagencements de rapports entre un prétexte verbal initial et ses réapparitions successives sous d'autres formes, verbales ou non. Ce que j'entends par là est très simple. La topologie est la branche des mathématiques qui traite des relations entre les différents points d'une figure et des propriétés fondamentales de celle-ci qui ne varient pas quand on la déforme13. » Mentionnant l'importance décisive des topologies dans les mathématiques modernes, l'auteur émet l'idée d'une trans-position possible des topologies dans le domaine de la culture. Ici, l'exemplifi-cation a précédé la définition mathématique et le programme de recherche. Steiner rappelle que l'on a vu, au cours des chapitres précédents, plusieurs cas d'un texte original faisant l'objet de traductions contemporaines, puis successives au cours de l'histoire : « Ce chapelet de versions possibles est un fait de critique et de correction réciproques et à effet croissant. Le cas de la musique est tout à fait comparable. » Procédant par analogie, Steiner évoque divers cas de mises en musique successives d'un même poème, et tente une analyse des « modalités d'interaction entre le langage du verbe et celui de la musique14 ». L'exemple le plus développé est celui de la chanson du Roi de Thulé, extraite du premier Faust de Goethe. Cinq mises en musique sont présentées : trois à partir du texte alle-mand original (Zelter, Schumann, Liszt), et deux à partir de la traduction fran-çaise de Nerval (Gounod, Berlioz). On voit le double intérêt que présente ce choix, puisqu'il permet de faire porter l'analyse sur la musique, mais aussi sur la traduction du poème. Cela suppose-t-il l'existence de structures communes entre du musical et du poétique, qui pourraient être conceptualisées sur un modèle topologique ? On ne saurait avancer une réponse argumentée à cette question - mais le musicien naturellement intéressé par le lied et la mélodie entrevoit un mode d'écoute et d'analyse nouveau.

L'approche que propose G. Steiner est séduisante, stimulante, et pourrait bien s'avérer féconde pour la musicologie. Devra-t-on procéder par analogie, par transposition ? Sans doute faudrait-il commencer par définir les critères d'une topologie valide en matière de musique, puis s'interroger, d'un point de vue topologique, sur les transformations subies par le matériau musical donné. Un tel outil d'analyse pourrait ouvrir des perspectives intéressantes, et enrichir les principes et les modalités de l'analyse musicale. Une réflexion constructive et approfondie à ce sujet dépasserait largement le cadre du présent article. On se contentera donc ici de poser quelques questions suscitées par la lecture de « Topo-logies de la culture », et d'esquisser, à partir d'un cas simple, ce qui pourrait, peut-être, donner lieu à l'élaboration d'une analyse topologique intra-musicale.

Dans Après Babel, G. Steiner conserve le support verbal du « texte » mis en musique par divers compositeurs. Il est des cas « inverses », serait-on tenté de dire, et qui retiennent l'attention. Je pense notamment à ce lied intitulé Gegen-liebe cpxe. Beethoven composa vers 1795 ; le poème ne présente guère d'intérêt (le fait est fréquent dans le domaine du lied et de la mélodie, et Steiner le mentionne) - , la mélodie non plus : une tonalité de do majeur simple et claire, non modulante, et une mélodie d'un ambitus très restreint, dont le rythme frise l'indigence. Ce lied est néanmoins réutilisé en 1808 dans la Fantaisie op. 80 pour piano, orchestre et chœur. Cette mélodie d'une extrême simplicité forme le thème central de l'œuvre, donnant lieu à des variations orchestrales strictes, puis libres, et enfin à un final avec chœur mixte et solistes. Curieusement, si la mélodie est exactement la même que celle du Gegenliebe de 1795, les paroles du final ont été modifiées, à la demande de Beethoven, par son ami Christoph Kuffner. La même musique porte donc des paroles différentes, avec un contenu sémantique complètement différent (on pourrait justifier la forme strophique par le « suivi » narratif,' mais ici il n'y a rien de tel). En outre, des vers octosyl-

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labiques ont remplacé les heptasyllabes du lied de 1795, sans altérer en rien la mélodie originale, chaque vers comportant une phrase de huit croches continues.

Gegenliebe : Wüßt'ich, wüßc'ich daß du mich, Lieb und werth ein bischen heiltest...,

Fantaisie op. 80 : Schmeichelnd hold und lieblich klingen Unsere Lebens Harmonien...

Cette mélodie offre une des étapes - on le constate a posteriori - de ce qui deviendra, après de multiples avatars, ébauches et esquisses, l'Hymne à la joie de la Neuvième Symphonie : l'ode de Schiller remplace le poème de Kuffner, mais l'espèce de matrice mélodico-rythmique qu'ont constituée le Gegenliebe et la Fantaisie est encore largement présente. Dans l'Ode à la joie, en outre, Schiller use de l'alternance de vers octosyllabiques et heptasyllabiques - de telle sorte que, malgré les transformations qui affectent la mélodie, la présence des deux poèmes est encore discernable en filigrane :

Schiller, An die Freude : Freude, schöner Götterfunken, Tochter aus Elysium, wir betreten feuertrunken,

Himmlische, dein Heilingtum...

Plus interessant encore : certaines particularités de la mise en œuvre musi-cale sont réitérées, tel ce climax qui affecte les mots Kraft (force) dans la Fantaisie, et Gott (Dieu) dans la Neuvième Symphonie - mots investis d'une forte charge sémantique - , climax musicalement et prosodiquement identique dans les deux cas15.

Voici donc quelques données concernant un premier exemple incitant à interroger, d'un point de vue topologique, les transformations repérables dans les péripéties de cette curieuse histoire - transformations affectant les poèmes et leur mise en musique, sans, peut-être, les modifier d'une manière qui romprait les propriétés topoîogiques fondamentales de leur association. On sait bien que le procédé consistant à adapter des vers à une musique préexistante est relative-ment fréquent. Il peut arriver qu'une structure ou une phrase musicale « ren-contre » un poème, qu'un poème fasse jaillir de la musique (c'est le cas qu'envisage prioritairement G. Steiner), que d'une mélodie naissent des paroles. Cette dernière possibilité, assez rare il faut le reconnaître, évoque le cas de Nietzsche, qui tenta vainement de faire coexister parole et musique au sein d'un même geste créateur, espéra longtemps que de sa musique surgiraient des paroles poétiques, et dut finalement admettre, de facto, qu'en lui la parole poétique pouvait naître d'une disposition musicale intérieure qu'il ne fallait pas tenter de transcrire maladroitement sous forme de musique ; au contraire, il fallait laisser sourdre la musique sous formes de bribes poétiques qui s'organiseraient en poèmes irrigués par le sentiment musical. Ainsi chantera Zarathoustra.

Qu'en est-il de la musique « pure » ? Peut-on imaginer, ou plutôt définir les structures de manière assez sûre pour qu'il soit possible d'en étudier de manière féconde les transformations et les propriétés topologiques, d'une œuvre à une autre, d'un compositeur à un autre ? Un vaste champ de recherche et de

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intimes perdues et retrouvées... Et puis survient la demande d'un enregistrement musical, enfin, celle du « Trio en fa majeur pour cromorne, contrebasse et cloches de Sumatra que Sigbert Weimerschlund composa l'année de sa mort ». Le voca-bulaire musical est largement sollicité dans l'étrange aventure d'un obscur fonc-tionnaire de l'Ohio, qui constitue la genèse du Trio. « Ce qui reste mémorable, c'est la ferveur de l'interprétation », confiée à Zeppo, Harpo et Chico (encore un clin d'oeil). On aimerait entendre l'œuvre, tant est éloquente (et non dépourvue d'humour « musicologique ») la description de ce trio imaginaire à l'instrumentation inusitée - comme on aimerait entendre les œuvres d'Adrian Leverkuhn ou la si prégnante petite phrase de la Sonate de Vinteuil.

Avec le sixième et dernier enregistrement, la fiction tourne au conte moral. Le critique musical cède le pas au critique d'art, qui décrit savamment une Crucifixion du xiv* siècle. Mais « c'est le garçon aux cheveux roux debout au milieu de la foule, quatrième figure en partant de la gauche, qui retient l'atten-tion. Il est en train de siffler ». Il s'agit d'un sifflement joyeux et plein d'entrain, qui déborde le cadre du tableau. Et pourtant c'est la Croix que regarde le jeune homme, « la chair meurtrie et les pétales de sang vif jaillissant des clous ». Les yeux du jeune homme ne se détournent pas, ne vacillent pas, « tandis qu'il siffle et qu'une allégresse d'une transparente pureté s'élève dans l'air pascal ». La fin du récit résonne comme s'abat un couperet. « C'est l'enregistrement de ce sif-flement qu'il demanda aux archives sonores. Curieusement, cette requête ne se révéla pas la plus difficile à satisfaire. »

Sont-ce bien là les disques que G. Steiner emporterait sur une île déserte ? Si tel est le cas, alors c'est l'humanité entière qui se trouverait emportée : creuset de joie et de souffrance, truculence, trivialité, cruauté, intimité, création et fer-veur artistiques, indifférence - cette dernière constituant aux yeux de Steiner une faute capitale, mais aussi la spécialité humaine la plus répandue... On rejoint ici l'un des questionnements insistants de G. Steiner, celui qui concerne la coexis-tence de l'art et de l'abjection jusque dans les camps de la mort. A cela aussi, il faudra revenir. Pour l'heure, bornons-nous à mentionner le plaisir littéraire que fait éprouver la lecture du récit, et attardons-nous sur la remarquable richesse des notations sensorielles qui émaillent le texte.

Le point de départ constitue sans doute une réponse à la banale question : « quels disques emporteriez-vous sur une île déserte ?» - en d'autres termes : « avec quelles musiques entretenez-vous une relation telle qu'elles peupleraient une île, votre île déserte ? ». À cette question G. Steiner choisit de répondre par une fiction qui s'élargit aux dimensions d'une fable intéressant l'humanité « telle qu'elle est ». Le choix des enregistrements demandés est extrinsèque à la musique - excepté le cas du Trio imaginaire. Rot, hennissement, crissement, timbre d'un rire, sifflement : ce sont des bruits, des sons qui portent témoignage de l'huma-nité. Ces sons et ces bruits, l'auteur souhaite les entendre parce qu'il connaît la manière dont ils se sont produits ; avec les sons se matérialise la « scène », précise, grouillante, affectant tous les sens. Et survient le son, qui ramasse en lui toute la scène. C'est dire l'importance du sonore dans l'univers steinerien.

Le bruit, le son, signent d'ailleurs la naissance de l'univers : silencieux est le néant (si tant est qu'il puisse être qualifié - donc « silence est le néant ») — mais sonore est le big bang, l'explosion qui produit et inaugure l'avènement de l'être et du temps ; et le chaos d'Hésiode, le « tohu-bohu » de la Genèse bruissent du devenir de la Création.

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I I

Les thèmes qu'aborde G. Sreiner forment un réseau très dense, avec des connexions parfois surprenantes, affirmées, explorées, parfois modifiées ; ainsi le réseau, au fil des œuvres, devient-il de plus en plus complexe ; abordés selon une perspective nouvelle, placés sous un éclairage nouveau, confrontés à des données inédites, les mêmes thèmes offrent une nouvelle configuration, qui n'invalide pas pour autant les configurations antérieures. La musique quant à elle, lorsqu'elle n'apparaît pas sous forme d'œuvres, semble parfois assumer le rôle d'une matrice qui engloberait tout le réseau : G. Steiner, au terme ou au détour d'une démons-tration, clôt momentanément son discours en évoquant la musique - un peu comme la parole de Dieu, « Je suis ce que je suis » - présence évidente, affirmée sans autre justification que sa propre affirmation. Tel Tob implorant Dieu et exigeant de Lui qu'il fisse sens et qu'il justifie sa création , le lecteur reste parfois sur sa faim, mais il se fie au futur annoncé. Plus loin, la musique est mentionnée, encore, et de manière similaire. Comme si nommer la musique suffisait à faire pressentir le mystère au seuil duquel nous demeurons, et face auquel les mots nous manquent. À plusieurs reprises, Steiner évoque le Moïse et Aron inachevé de Schönberg, et cette exclamation terrifiée, voire désespérée sur laquelle se clôt l'œuvre : « Ο Wort, du Wort das mir fehlt. » Le mot fait défaut, mais non la musique à ce moment précis. La musique par-delà les mots, la musique assumant ce qui est inaccessible au mot : c'est 1 un des topoi du romantisme allemand, et Steiner le rappelle fréquemment. Si la musique peut « dire » ce que ne sauraient dire les mots, si la musique détient un pouvoir que n'ont pas les mors, si la musique a une nature radicalement étrangère à la nature des mots — alors « com-ment le langage peut-il parler de la musique3 ? ».

C'est qu'il n'est pas aisé de parler de musique. Peu nombreux sont ceux qui ont cette faculté. G. Steiner évoque parfois la « mince anthologie4 » de ceux qui ont su parler de musique : quelques mots de Platon, saint Augustin, Boèce parfois, Rousseau, Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche, Adorno. Ces écrivains (écrivains philosophes, remarquons-le), peu nombreux, forment « une fascinante constellation5 ». Mais comment Steiner lui-même parle-t-il de musique ? Même lorsqu'il évoque des œuvres précises, son discours est plus allusif que descriptif — jamais métaphorique. L'auteur use parfois de métaphores musicales, de manière parcimonieuse ; on rencontre aussi des exemplifications musicales, figurant parmi d'autres exemplifications : œuvres littéraires, poétiques, picturales, musicales — là ou les œuvres musicales occupent presque toujours la dernière place dans l'énonciation, comme si c'était l'exemple ultime, à la suite duquel tout ajout serait superflu. L'évocation d'une œuvre musicale marque parfois un saut de pensée, une articulation majeure dans certains textes. Jamais en revanche on ne trouve de métaphores de la musique. Or, la métaphore est fréquente, pratique-ment inévitable dans les écrits concernant la musique, qu'ils soient de caractère technique, et plus encore littéraire ou esthétique. Jankélévitch use et abuse de la métaphore lorsqu'il parle de musique, Balzac décrit les images que suscite l'écoute d'une œuvre, Nietzsche lui-même construit des métaphores concernant la musique. Rien de tel chez G. Steiner.

Dans la célèbre « Ouverture » de son ouvrage Le Cru et le cuit, alors qu'il s'interroge sur la différence entre la musique et les arts, Claude Lévi-Strauss remarque que « cette différence se reflète dans le langage : nous ne décrivons pas de la même façon les nuances des couleurs et celles des sons. Pour les premières, nous procédons presque toujours à l'aide de métonymies implicites, comme si tel jaune était inséparable de la perception visuelle » ; ainsi parle-t-on d'un « jaune

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La musique ment-elle ?

Florence Fabre

L'une des manières pour nous de payer notre dette envers la musique, envers son rôle dans notre vie, est de ne cesser de poser des questions.

G. Steiner, Errata, p. 95

Dans le château de Barbe-Bleue. C'est le titre, inscrit sur la tranche du petit livre broché, qui attira mon attention, un jour où je flânais dans une librairie. Ce titre faisait-il référence à l'œuvre de Bartok - bien que le livre ne figurât pas dans le rayon « musique » de la librairie ? La couverture de l'ouvrage porte un sous-titre : Notes pour une redéfinition de la culture. La première page offre une brève citation musicale, précédée par cette phrase : « Nous sommes peut-être, à propos d'une théorie de la culture, à cet endroit précis où se tient la Judith de Bartok quand elle demande à ouvrir la dernière porte sur la nuit. » Il s'agit donc bien du Barbe-Bleue de Bartok. La citation musicale présente une graphie curieuse : une portée de la même longueur que les trois lignes du texte, dont plus de la moitié est vide, muette. Au début du troisième tiers survient une clé de sol, suivie de la citation musicale évoquée par le texte, sans double barre - citation ouverte, laissant supposer, désirer et redouter une suite.

La page suivante offre une citation de René Char : « À chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d'avenir. » Image poétique sonore, sans doute programmatique, à l'évidence bien éloignée de la « musique de l'avenir », la Zukunftmusik wagnérienne. La table des matières annonce quatre chapitres. « Le grand ennui », « Une saison en enfer », « Après-culture », « Demain ». L'avant-dernière page du texte attira mon regard : quelques vers en langue allemande, où je reconnus le Denn ich liebe dich, Ο Ewigkeit (« Car je t'aime, ô Eternité »), qui clôt chaque « verset » des Sept sceaux, dernier chant du

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judaïsme, pour autant qu'il se puisse définir en rapport avec la Torah et avec le Talmud, avec la nation et avec l'exil, ont-ils opposé un "non" à la révélation kérygmatique alors même que, du sein de la Torah et de la prophétie, des éléments pressants avaient préparé cette révélation même ? » On ne peut aller plus directement au cœur de problématiques brûlantes. On est aussi au seuil d'une démarche exigeante jusqu'à la douleur : ce point cher à l'auteur est peut-être aussi celui où se manifeste le plus radicalement son opiniâtreté à ne faire l'économie d'aucune difficulté.

Parmi d'autres éléments de réponse à la question posée, Steiner s'arrête sur une école de théologie allemande autour de Markus Barth. Des liens ont été tissés entre l'agonie du Christ et la Shoah. Une des problématiques peut se formuler comme suit : « Toute la constellation des dogmes messianiques judaïques n'est-elle pas ambivalente ? L'Ancien Testament et le Talmud, les doc-trines rabbiniques et l'historicisme juifs sont sans conteste pleins de la promesse messianique et de l'attente du Messie dans des humeurs partagées entre l'angoisse et l'exultation. Mais les Juifs, sur un plan psychologique et historique, croient-ils vraiment à l'avènement ? De manière plus profonde, en ont-ils réellement soif? Ou est-ce, était-ce peut-être dès le tout début ce que les logiciens et les gram-mairiens appelleraient sans doute un optatif contre-factuel, une catégorie de sens qui ne doit jamais être réalisée'i L'une des images qu'emploient ces théologiens - qui l'empruntent à un bon mot fameux de Hegel - est celle d'une assuétude ontologique au journal du matin. Pour peu qu'on lui laisse le choix, le Juif préfère les nouvelles au lendemain, si sinistres soient-elles, à l'arrivée du Messie. Nous sommes un peuple insatiablement avide d'histoire, de savoir en mouvement. Nous sommes les enfants d'Eve dont la curiosité première s'est modulée en curiosité des sciences philosophiques et naturelles. Au fond de son cœur, le Juif ne saurait accepter la fin définitive de l'histoire, la cessation de l'inconnu, la stase et l'ennui éternels du salut. En niant le statut messianique de Jésus, en subver-tissant les premières croyances chrétiennes à la proximité de l'eschatologique, le Juif a donné une expression au génie de la turbulence qui occupe une place centrale dans sa psyché. Nous étions, nous demeurons des nomades à travers le temps. »

Les pages qui suivent ne sont pas moins exigeantes pour la conscience et la réflexion systématique. Tout est en forme de constat. Les accents sont tra-giques : « La "théologie d'après l'Holocauste" exprime un pathos exemplaire, quelques images et métaphores marquantes. Ce n'est pas une réévaluation théo-logique intellectuellement ou analytiquement rigoureuse, et elle a notoirement échoué à mettre la question de l'inhumanité totale, de la bestialisation systéma-tique de l'espèce humaine au cœur même de l'enquête philosophique courante - qui est pourtant sa place. » On reste accablé devant l'implacable diagnostic d'échec. Comment nier la vérité de l'énoncé ? Comment aussi dégager des chemins pour cette pensée impossible ?

Il faut aller plus loin encore quant aux relations intrinsèques et complexes du judaïsme et du christianisme. Steiner semble vouloir porter la pensée aux limites du possible : « Jamais, j'en suis persuadé, nous ne serons capables de "penser la Shoah", fût-ce de manière insuffisante, si nous dissocions sa genèse et son énormité radicale de ses origines théologiques. Plus précisément, jamais nous ne pénétrerons la psychose persistante du christianisme, celle de la haine du Juif {lors même qu'il ne reste plus, ou presque plus de Juifs), si nous n'apprenons à discerner dans cette pathologie dynamique laissée par les cicatrices jamais refermées causées par le "non" des Juifs au Messie crucifié. C'est à ces plaies ouvertes, à ces stigmates, que nous pouvons appliquer, en un sens

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effroyable, l'injonction de Kierkegaard à garder ouvertes les "blessures du pos-sible". »

A poursuivre la lecture, toujours dans le même champ de réflexion, on reçoit plus d'un coup. Les sentences de Steiner ferment la voie à toute manière de simplisme dans l'approche de ces thèmes et on ne peut que lui en savoir gré. Mais le ressenti immédiat est aussi qu'il n'est pas exclu que la porte soit non moins irrémédiablement fermée à une pacification de la réflexion sur ces domaines. Ainsi les considérations qui suivent : « Les débuts de la macabre his-toire de la "haine de soi des Juifs" sont inextricablement mêlés à ceux du chris-tianisme. » On n'est pas au bout de l'effroi puisqu'il faut encore lire la phrase suivante : « Bien qu'à ma connaissance on ne l'ait pas creusée, l'idée s'impose que le christianisme, en des points fondamentaux, est un produit et une exté-riorisation, précisément, de cette haine de soi... »

On laissera à Steiner l'idée qui vient d'être exprimée. Elle nous est apparue irrecevable, insupportable en tout cas. Sans doute pour risquer un tel énoncé faut-il être convaincu qu'il recèle une part de fructueuse vérité. Penser les choses autrement déboucherait sur un désespoir absolu. Nous demeurons ouverts à la

uestion. En vérité meurtris. Non moins combatifs et résolus pour autant : le rame du lien, de la rupture, de la dialectique de l'amour comme de la haine,

trouve une inscription archétypale dans la relation qu'entretiennent judaïsme et christianisme. Alors que peut-on espérer pour les relations mutuelles de ces deux mondes si intimement liés ? Une mention de Moltmann (« théologien éloquent et philosémite ») qui « souligne que le judaïsme et le christianisme, du fait même de leur division, sont, l'un pour l'autre, comme une épine dans le flanc. Le judaïsme pose des questions au christianisme, et, avec une acuité toute particu-lière, celle de la tragédie continue de l'historique après la prétendue venue du vrai Messie », Il conclut du reste : « ... Mais ce sont des questions auxquelles le christianisme n'a pas su, jusqu'à maintenant, apporter de réponse satisfaisante. De manières encore rebelles à une bonne intelligence ou à une action thérapeu-tique, le judaïsme et le christianisme requièrent des imperfections distinctes, voire mutuellement contradictoires, pour que le choix par Dieu de Son peuple devienne apparent... »

Sans doute donc des pierres d'attentes, des espaces communs existent : « Par deux fois encore, le judaïsme a présenté à l'Occident les prétentions saisissantes de l'idéal. Jésus le Juif a renouvelé et incisé l'exigence d'altruisme parfait, d'abné-gation et d'humilité sacrificielle jusqu'à la mort énoncée dans le monothéisme mosaïque et dans la Loi. Il a demandé à l'homme un amour fraternel, un déta-chement de ce monde, une humilité et un désintéressement qui ne sont à la portée que des saints et des martyrs. La construction trinitaire, la suspension de la Loi au nom de la surabondance de l'amour, l'élaboration par le christianisme et ses Églises de scénarios explicites de compensation céleste sont autant d'efforts spécifiques pour paganiser l'héritage monothéiste judaïque sous-jacent. Ce sont autant de tactiques d'atténuation et de dissipation destinées à rendre supportable ce Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob qu'un Pascal continue d'invoquer avec une certaine appréhension de sa Terreur originelle et authentique. L'hybride gnostique et hellénistique avec le Judaïsme que constitue le christianisme, le panthéon des saints, ses reliques tangibles, les indulgences, les absolutions données dans le confessionnal et le paradis éclairé au néon sont apparus comme des articles commercialisables de choix. Mais, en son centre militant et triom-phant, la pression des exigences mosaïques et nazaréennes, l'appel à la perfection, est demeurée. À maintes reprises, chez les moines du désert ou chez Savonarole, dans "la crainte et le tremblement" de Kierkegaard ou dans l'insistance d'un Karl

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pu tout lui dire jadis, il y a très longtemps, le quatorzième jour du mois de Nisan. Mais hélas, on ne sait pas trop pourquoi, il ne parvient pas à aller sur ce chemin, et personne ne vient à lui. Que faire alors, - il ne lui reste qu a converser avec lui-même. »

« On ne sait pas trop pourquoi. » Oui, cher George Steiner, puisque dans la leçon ou le commentaire vient toujours le moment où le disciple interrompt le maître, qu'il en soit donc ainsi et que l'Étemel se débrouille avec vous de cet Amen aussi muet que le Tétragramme. N'oubliez pas, cependant, vous qui vous êtes voué à ne rien oublier, pour vous-même et pour l'autre, que le Nom est imprononçable parce que son secret est sans énigme.

Apophtegmes de la stupeur

Gilles H. Masson

La rencontre avec Georges Steiner remonte à l'été 2000. Partant, les notations qui suivent ne se veulent rien d'autre que l'écho d'une première lecture. Commençons par le commencement, c'est-à-dire la première impression. L'occa-sion en fut fournie d'abord par Errata, récit d'une pensée. Au vrai ce premier contact était gratifiant : rencontrer quelqu'un qui prend au sérieux l'acte de lire, au point d'en faire pour ainsi dire le tout de sa vie ne pouvait qu'être source d'un vrai réconfort. Envisager l'acte de lecture comme acte de civilisation, en mesurer toute la portée personnelle et sociale donnait incontestablement à penser. Steiner apparaissait comme un veilleur de la culture, un garant de l'autonomie personnelle par la pensée nourrie aux meilleures sources.

A côté de cela, pratiquement contemporaine de la première et bienfaisante impression, une autre se faisait jour : l'intimidation. En effet l'érudition de l'auteur en remontre beaucoup à son lecteur. Chemin faisant et livres lisant, cette seconde impression devait s'amplifier : Steiner ne fait aucun cadeau à son lecteur. Il ne lui tient pas la main, il ne l'attend pas. Il va son chemin et ne se retourne pas pour voir si on le suit. Le souci pédagogique semble absent de ses préoccupations. Heureusement que cette loi se manifeste vite : averti par l'expé-rience, le lecteur sait à quoi s'en tenir et quel effort il devra fournir pour faire son profit de la profusion et des fulgurances de cette œuvre difficile. On peut alors se mettre à l'ouvrage et avancer. Seul, avec soi-même.

Mentionnons tout de même une troisième impression, non moins dénuée d'aridité : la gravité des écrits de Steiner. Peut-être devrait-on parler de pessi-misme ? Je m'en abstiens seulement parce qu'à plusieurs reprises, et c'est comme un leitmotiv sous sa plume et dans sa bouche, Steiner professe l'espoir. En un échange étonnant sur le plateau de la 300e de l'émission de Bernard Pivot, Bouillon de culture, avec le curé de Nazareth, il parle même de l'espoir comme de cette étrange maladie dont souffrent, au titre même de leurs missions res-pectives, le prêtre à qui il parle et lui-même, le professeur. Cela atténue un peu

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de lecture quotidienne que lui donne le père. L'exercice est exigeant d'un métier de déchiffreur qui semble n'être qu'exigence d'abstraction contemplative. Il est iconoclaste par le privilège qu'il accorde au mot sur l'image, à la glose sur la fiction, au savant sur l'artiste. Il prévient de l'idolâtrie qu'il y aurait à rivaliser avec le Créateur, mais aussi à ignorer la plus infime ponctuation de n'importe quelle parole qui ferait alors défaut à l'ordre de la création. C'est en tout cela une leçon juive, « synagogale » par la façon, et par la certitude surtout qui la fonde et l'anime qu'aucun engendrement ne passe par la semence, que la pater-nité se justifie de la transmission, procède d'un seul archétype - céleste. Mais de quel judaïsme ? Celui de « l'agnosticisme messianique » de ΓAufklärung, des « espérances séculières » de la Bildung, du « paradoxe insupportable » entre l'immémorial de l'appartenance et l'événement de l'émancipation. Telle l'Hel-lade antique - c'est auprès d'Achille, et non de David, que Steiner apprend à réciter qu'il est un instant de la mort - , la judaïté de la Mitteleuropa se veut libre, légère, joyeuse par profondeur. Elle croit, avec la force d'une fidélité sans foi qui dispense de l'athéisme, dans le règne de la Raison et du Progrès. Avant que de lamenter Son silence, elle fait parler à Dieu le langage des amis de Job. Or l'heure de la mon va advenir en déchaînement radical du Mal, cruel et innommable, insondable et annihilant, à la démesure d'une éradication pro-grammée d'un peuple et par là d'une civilisation, du Juif et donc de l'homme. Ce n'est pas seulement que, à la maison, « la voix de Hitler sur les ondes » commence à recouvrir la voix paternelle, précipitant une nouvelle errance. C'est que, perspective abyssale, il va s'avérer que « l'on peut jouer Schubert le soir, lire Rilke le matin, et torturer à midi ». À l'impossible merveille du monde, succède le sûr maléfice de l'histoire. Double échec ontologique. Péché d'Adam ? Là encore, la fêlure est plutôt celle du tragique grec - entendu avec Nietzsche, modèle Bâle 1872, que les dieux et les hommes sont scandaleusement coupables de leur commune étrangeté, le divorce se consumant en de sanglantes mais inégales bacchanales. Par l'éducation qu'il lui a donnée, « sa part d'espoir contre tout espoir », le père terrestre a fait du fils le légataire universel et solitaire d'un univers voué aux flammes et aux cendres. Peu importe que l'on ne puisse être vraiment orphelin d'un Père du Ciel qui ne serait que Dieu inconnu - inexistence à laquelle d'ailleurs prétend plus volontiers le diable. Deuxième échappée, impos-sible mission, et cette fois désespoir sans retour.

« Voilà le feu, voilà le bois, mon père. Mais où est l'agneau de l'holo-causte ? » demande Isaac. Kierkegaard, chevalier de la foi, contre tous et Steiner, chevalier de l'absurde, seul à son côté : Dieu, non pas le diable, commande le sacrifice. À partir de là s'opère le tournant, la ligature dans la ligature et à tous les sens - la découverte de l'Élection comme oblative, de l'Alliance comme inexo-rable, de la Loi comme hostile ; et du Commentaire comme réponse à l'impuis-sance du mauvais sort, coup d'arrêt au flux, à la tumeur, et pansement qui apaise la plaie sans l'abolir. À partir de là, aussi, la barbarie est placée au coeur de la Révélation, de la Genèse même, ce qui la relie à défaut de l'expliquer. A partir de là, enfin, se clôt le récit de l'enfance métaphysique - l'intériorité, dans l'œuvre, le cède aux rencontres - car la métaphysique même de Georges Steiner est dès lors nouée. « Chaque père juif qui prend son enfant par la main » répète Abraham, et « du fait qu'un enfant se sache juif, il peut savoir que son père va le tuer ». Qu'il faille entendre ici non pas le simple horizon de toute naissance, mais un fatum singulier, soit. Que la Bible, la tradition rabbinique, Kierkegaard ne disent pas cela mais l'exact inverse, soit. Que Steiner ne l'ignore point mais passe outre, soit. Qu'indique cependant cette triple insurrection découlant d'un unique déni - celui de la foi en fait qui, pour Abraham, se décline espérance vive, et certitude parce que vivante espérance, de retrouver Isaac en cette vie ?

Que l'Écriture doit être condamnée au nom de l'Écriture - Et l'Ange dit : « N'étends pas la main contre l'enfant », mais cette fois, « il n'y eut pas d'Ange ». Que les rabbins doivent être condamnés au nom des rabbins - la montée à Moriah préfigure toutes les montées à venir en ce qu'elle annonce que l'adversité de l'Éternel n'est pas autre que son amour, qu'elle en est l'autre versant, qu'elle est sauve de l'inimitié maligne du Séducteur, mais cette fois, « enviables ceux qui n'ont pas douté [...]. Une infime poignée - une demi-douzaine sur six millions ? -[qui] a pris la place des autres dans les chambres à gaz ». Et que Kierkegaard doit être condamné au nom de Kierkegaard - l'évidence du scandale creuse l'inouï de la grâce dont on ne saurait acquitter la gratuité qui s'accomplit pure vulnérabilité divine en Christ, Fils sans détour du Père, mais cette fois « l'holo-causte a remis en question la nature même du christianisme ».

Il ne s'agit plus d'être face à Dieu, d'être justifié ou quitte à son égard, mais d'être saufàs. Lui. Au pessimisme d'Augustin, le père de l'Occident, sur la nature humaine répond la détresse de K. (non plus Kierkegaard, Kafka), le dernier Européen, sur la nature divine. Le messager est venu, vient, ou viendra mais l'on sait cette fois que sa survenue est plus redoutable que son souvenir, sa présence, ou son retard. La ligature est aussi celle de l'histoire, d'un Vendredi Saint étendu à un nouveau déni, celui de la résurrection — coulé dans celui de la foi. En regard de cette « théologie morte » dont il ne resterait à écrire que « la postface », le temps, hors de tout sabbat, est alors celui du procès qu'il reste à Georges Steiner d'instruire en montrant que les paroles - de vie ? de prophétie ? d'espoir ? - de la civilisation engloutie avec Auschwitz, « ce n'est pas tant nous qui [les] lisons [...] qu'elles qui nous lisent. Et nous trouvent vides ».

« Né à la saison de l'inhumain », « survivant ou presque », témoin donc, George Steiner n'est pas moins l'auteur d'un radical renversement, d'un coup brutal — fut-il magistral. En vertu d'une lecture donnée comme vétérotestamen-taire, en fait médiévale et latine, l'Occident est ramené, par où il pourrait y échapper et en fait y échappe, à sa plus désastreuse geste de la messianité. Si la théorie de la réparation - la satisfaction par la colère, le sang, la destruction de l'offense faite à la justice divine - explique la Crucifixion, et différemment l'Holo-causte, alors le diable a en effet gagné en ce qu'on le confond avec Dieu. Mais, d'une part, n'est ce pas là, précisément, édifier une gnose de la modernité ? Et, d'autre pan, l'Occident n'est-il pas, aussi, la seule culture qui, sur cette sotério-logie comme sur le reste, ait causé en son sein, sciemment, sa contre-histoire -y compris pour les Juifs qui y prirent habitation, et quand bien même ils s'en vou-lurent les Orientaux ? D'où la césure : « C'est sans espoir », dit Steiner, à la manière de l'Insensé qui va proclamant la mort de Dieu au crépuscule, avant d'ajouter non « sans peine », que « l'histoire commencée avec la Genèse est ter-minée ». D'une part, la tâche du grammairien sera donc de traiter, objet clos, refermé sur lui-même, d'une langue éteinte - ou en voie d'extinction. D'autre part, outre cette clôture, les techniques mêmes de l'exégèse se verront inversées. L'allégorie devra céder devant l'anti-allégorie - à partir du bas vers le haut, l'Hadès du camp vers l'autel du Très-haut ; la typologie devant l'anti-typologie - du postérieur vers l'antérieur, du four crématoire vers le Buisson ardent ; et la révélation, devant une anti-révélation. Quant à la méthode du grammairien, elle sera donc de dédoubler la langue éteinte, en la décousant rétrospectivement, à rebours - ou à travers ses accrocs et reprisures. Création, décréation, ce sera toute l'extraordinaire puissance de l'entreprise comme commentaire d'une civilisation. Mais un nouveau danger guette le veilleur. L'amour du Logos exalte et inquiète Steiner à la mesure dont le Christ aura fasciné Rimbaud ou Artaud. C'est que nulle pensée, a fortiori « hérétique », ne se soustrait à l'obligation, même invo-lontaire, même cryptée, même négative, d'une christologie - contrainte que lui

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On ne saurait trop insister sur l'ironie du mythe chrétien placé en épilogue au mythe juif reçu. « Rendez à César ce qui est à César, dit Jésus, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Marc 12,17). Peut-on imaginer Moïse disant, ou Dieu disant à Moïse, « Rendez à Pharaon ce qui est à Pharaon et à Dieu ce qui est à Dieu » ? Dans son empressement à s'accommoder de Rome, Jésus diffère radicalement de Moïse et du Dieu de Moïse ; paradoxalement, sa philosophie politique le rapproche de Caïphe, le grand prêtre collaborationniste qui plaida ainsi pour l'exécution préventive de Jésus : « Si nous le laissons continuer ainsi, tous croirons en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation » (Jean 11,48).

L'histoire de ce changement paradoxal, le Lion de Juda qui devient Agneau de Dieu, demeure un morceau de littérature irrésistible quand bien même ce n'est pas un mythe proto-pacifiste pertinent ou « salvifique », mais, assurément, l'un des possibles n'exclut pas l'autre. En tout état de cause, les deux m'ont inspiré dans l'écriture de Dieu le fils, ouvrage exploratoire qui trouve sa modeste place parmi divers autres livres « marcionites » du XX' siècle, œuvres d'écrivains portés sur les problèmes de société ou de praticiens des sciences sociales opérant dans un cadre de référence tant littéraire que social. Notamment dans le Kult-gurgebiet allemand et sous l'impact d'Adolf Harnack et de son Marcion : Das Evangelium vom fremden Gott (1921), l'allusion à Marcion a été parfois très explicite. Par exemple chez Ernst Bloch dans son Geist der Utopie (1923). De même, Dans le Docteur Faustus, que Thomas Mann publia après la guerre, Simon le Magicien, gnostique parfois considéré comme l'archétype de Faust, devient l'occasion d'une méditation sur le double échec de la nation et de la civilisation, de l'homme et de Dieu5.

A la suite de la Shoah, Thomas Mann n'a pas été le seul à poser la question de la bonté de Dieu - une question qui a souvent paru prendre le pas sur celle de l'existence même de Dieu. La question a été posée avec une insistance nouvelle dans bien des milieux, en même temps qu'on s'interrogeait sur la bonté de l'espèce humaine, qu'on se demandait si elle méritait de vivre ? Cette espèce mérite-t-elle de survivre ? De l'homme qui a survécu à Auschwitz et qui en a appris la vraie nature de l'Homo sapiens, peut-on attendre qu'il reprenne une vie normale ? Sous cette forme, la question de la bonté de Dieu a été posée de manière déchirante par l'apparent suicide de Primo Levi.

La même question resurgit dans le dernier roman d'Oscar Hijuelos, A Simple Habana Melody (From When the World Was Good'f. Dans cet ouvrage paradoxa-lement enchanteur, un compositeur cubain émigré, épicurien homosexuel doublé d'un catholique fervent, est interné à Buchenwald du simple fait que son nom à des consonances juives. Israel Levis survit à la guerre et retourne à Cuba. Mais, jusqu'aux dernières pages du roman, il est en proie à une dépression profonde et cruelle. Non seulement il a perdu la foi dans la bonté de Dieu, mais il a aussi perdu son appétit de la musique. Pourquoi s'en soucier ? Le piano de sa maison demeure silencieux. La cruelle indifférence de ses anciens geôliers à la vie humaine survit, par une ultime cruauté, dans sa propre indifférence à tout, y compris à la musique, qui rendait sa vie jadis si humaine et gratifiante.

Ce n'est pas insulter Hijuelos que d'observer que son roman est l'un des nombreux essais de l'après-Shoah pour traiter d'un même mouvement la ques-tion de la bonté de dieu et celle de la viabilité du projet de vie humain. Une minorité seulement des auteurs s'y sont frottés au moyen d'une relecture de la Bible ; peu, en l'occurrence, ont invoqué la biologie de l'évolution. Et parmi les rares qui se sont tournés vers la Bible, la plupart ont tourné non pas autour de l'Évangile, mais du livre de Job, considéré comme le texte biblique qui paraît problématiser Dieu lui-même de la manière la plus radicale. Dans ces

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rares œuvres, cependant, on entend chaque fois marcher le spectre de Mar-cion.

« Si Dieu est bon, il n'est pas Dieu », écrivait Archibald MacLeish dans un drame inspiré par Job, J. B. ; « Si Dieu est Dieu, il n'est pas bon. » Qu'il en ait conscience ou non, Marcion est aussi présent chez George Steiner quand il traite de Job dans ses Grammaires de la création. Comme Steiner, Marcion avait éton-namment peu de difficulté à reconnaître que Dieu avait créé le monde. Dieu et le monde de Dieu étaient tous deux terribles, et tous deux étaient, de la même façon, d'une terrifiante incohérence. Marcion a souvent attiré les hommes de lettres parce que le fait que Dieu soit merveilleux et terrible comme la vie elle-même est le secret de sa séduction littéraire.

Mais une page séduisante ne suffit pas toujours. Il est des moments histo-riques où la survie d'une nation ou de l'espèce humaine elle-même semble être dans la balance. C'est alors que naissent des spéculations sur un dieu au-delà de Dieu et des histoires téméraires sur l'impensable changement de Dieu. Cari Jung, que la gnose intéressait à titre personnel aussi bien que privé, a traité de cette question dans sa Réponse à Job. Mon Dieu le Fils est une réponse différente, mais liée, à Job, à Steiner, et, en fait, à Marcion également. Non, je le maintiens, il n'y a pas deux Dieux, mais un Dieu unique qui s'est repenti et a changé. Ou, comme on le dirait sans doute aujourd'hui, Dieu s'est adapté.

Traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat

NOTES

1. Laffont, 2001. 2. Testament d'Abraham, X.,12-14, trad. Fr. Schmidt, Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 1671. 3. Dale C. Allison, Jr., « Rejecting Violent Judgment : Luke 9 :52-56 and Its Relatives », Journal

of Biblical Literature, 121/3, 2002, p. 459-478, ici p. 474. 4. Ibid., p. 478. 5. Cf. Karen Grimstad, The Modern Revival of Gnosticism and Thomas Mann's " Doktor Faustus ». 6. HarperCollins, 2002.

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sonnera la fin, les chrétiens qui se seront liés sacramentellement au Christ dans sa mort seront également liés à lui dans sa glorieuse résurrection. Mais leur victoire, et celle de Dieu, sera une victoire sur la mort plutôt que sur un quelconque ennemi humain mis à mort. Dieu obtiendra cette victoire pour eux non pas en détruisant ses ennemis humains, mais en se laissant défaire par eux avant de triompher de manière impersonnelle de la défaite elle-même, plutôt que personnellement sur les ennemis qui lui infligèrent la défaite. Sans quoi, la résurrection du Christ ne serait rien de plus qu'un triomphe sur Ponce Pilate. Le seul élément personnel qui demeure dans cette victoire est aussi cosmique, plutôt qu'historique. La restauration de l'immortalité humaine - un don que Dieu a repris lorsqu'il a maudit Adam et Ève - est la victoire ultime et déi initive de Dieu, un triomphe sur Satan qui, par sa tromperie, est respon-sable de cette malédiction et de la flétrissure de la création tout au long de l'histoire des hommes.

L'excitation du langage paulinien fait perdre de vue une évidence : avant l'avènement du Christ, Dieu n'avait cessé de promettre une victoire imminente sur des ennemis humains, plutôt que la victoire finale sur Satan, le premier des marchands de mort. Les deux apostrophes qui couronnent le poème en prose de Paul - « 0 mort ou est ta victoire ? / Ô mort où est ta pointe ?» - sont des vers empruntés au prophète Osée qui resurgissent à la mémoire juive de Paul en ce moment crucial. Mais Paul ne les cite pas verbatim. Ce qu'Osée a vraiment dit, tout au moins dans le texte qui nous est parvenu est « Oh mort / où sont tes gestes ? Shéol où est ta force de destruction ? » (Osée 13,14). Or tel que Dieu a dit ces vers à Osée, ils ne sont pas une promesse, mais une menace. On en saisirait mieux le sens si l'on traduisait : « Mort, répands tes plaies ! Tombe, étends ton fléau ! » Ces vers se trouvent à la fin d'un poème dans lequel Dieu bout de rage et se montre disposé à dépecer Israël, qui a de nouveau péché contre lui : « Te voilà détruit, Israël, dit-il ; moi seul peux te porter secours. Où donc est ton roi pour qu'il te sauve ? » (13,9). Les enfants d'Israël sont voués à une mort effroyable :

Je les attaque comme une ourse à qui l'on a ravi ses petits je déchire l'enveloppe de leur cœur, comme une lionne je les dévore sur place, les bêtes sauvages les mettront en pièces. (13,8)

Car elle s'est révoltée contre son Dieu : ils tomberont par l'épée, les nourrissons seront écrasés et les femmes enceintes éventrées. (13,16).

L'essentiel n'est pas que Dieu parle ainsi de son propre peuple, Israël, mais que sa réponse à son crime, comme en d'autres occasions aux crimes des ennemis d'Israël, est l'exécution de masse. La mort elle-même, il faut le souligner, n'est pas l'ennemie de Dieu, mais son arme. Ainsi Paul ne se contente pas de citer Osée hors contexte quand il inscrit ce « ô Mort... » dans le cadre d'une vision de l'immortalité ; il cite Osée dans un contexte diamétralement inversé. Mais le renversement fait de ce moment d'exégèse extatique de Paul, pour ainsi dire, un beau microcosme du changement plus vaste dont je parle, et par lequel la mort elle-même devient l'ennemi de Dieu et cesse effectivement d'être son arme. Dieu a déposé l'arme de la mort. Il s'est désarmé.

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Autrement dit, Jésus justifie que Dieu cesse d'approuver la violence reli-gieuse en prétendant qu'il est lui-même Dieu et qu'il a donc le droit de dire ce que Dieu veut ou ne veut plus. Dans l'exemple d'Élie, certes, Jésus affirme qu'on a mal compris le personnage de Dieu, plutôt qu'il n'a changé, mais l'effet est le même. Une histoire d'un nouveau genre est raconté sur Dieu, où celui-ci attend quelque chose de nouveau de ses créatures Jésus dit à ses disciples qu'ils ne savent pas « de quel esprit » ils sont, c'est-à-dire quel est le Dieu qui les a créés. Mais il dit savoir ce qu'ils ignorent. Se désignant lui-même sous le nom de « Fils de l'homme », titre qu'il réserve pour son commentaire le plus gros de sens pour lui-même, Jésus associe son mystérieux moi au mystère de Dieu, puis révèle que, en effet, la carrière guerrière spectaculaire de Dieu est terminée ; en conséquence, ils doivent eux aussi cesser d'être guerriers.

Dans la Torah, Dieu est une figure mythique qui agit dans l'histoire. Dans les Évangiles, Jésus est une figure historique qui agit dans un mythe. Le genre de victoire qu'il promet n'est pas une victoire sur un personnage de l'histoire -certainement pas sur Rome à la veille de six décennies de Guerre des Juifs —, mais, sur un plan mythique, une victoire sur la mort elle-même et sur ce Satan qui a triomphé de Dieu dans le jardin d'Eden, mais qui n'aura pas le dessus une nouvelle fois. Comme autrefois, cette victoire passe par la fidélité des hommes et leur obéissance à Dieu ; mais de même que Dieu renonce maintenant à la violence envers ses ennemis, cette fidélité et cette obéissance obligent les hommes à en faire autant. Us doivent se conduire envers leurs ennemis comme il le fait envers les siens. Quand Rome vient le crucifier, Jésus - le Dieu incarné dans les termes du mythe chrétien pleinement développé - ne résiste pas. Après même qu'il triomphe de la mort pour revenir à la vie, transformant une défaite appa-rente en victoire rédemptrice, Rome est encore Rome, et César toujours César. Et ainsi en alla-t-il quand Rome martyrisa ses premiers disciples. Contrairement à la victoire signée de Dieu sur Pharaon, la victoire pacifique et mythique du Dieu incarné sur Satan n'implique ni défaite ni danger mortel pour un quel-conque adversaire historique.

Nous pouvons imaginer que la matrice historique de cette révision mytho-logique fut l'intuition contemporaine de quelques Juifs devinant la vanité de toute résistance à Rome - en quoi ils avaient raison. Jérusalem ne tomba que quarante ans après Jésus, mais le bain de sang avait commencé beaucoup plus tôt. À la mort d'Hérode le Grand, en 4 avant notre ère, très vraisemblablement l'année même de la naissance de Jésus, se produisit un violent soulèvement, Rome crucifiant en masse les rebelles juifs capturés. De son vivant et dans les décennies qui suivirent, la Palestine vacilla au bord de la guerre, avec des explosions régulières de violences, jusqu'à l'apogée de l'insurrection massive sous Vespasien et Titus et le quasi-génocide perpétré par les légions romaines. Quelques décennies plus tard, sous Hadrien, un deuxième soulèvement encore plus désespéré produisit une seconde défaite, encore plus écrasante.

Tout au long de cette longue et catastrophique confrontation militaire comme après, l'identité divine de juge et guerrier enclin à une violence impla-cable paraît avoir été remise en cause dans clivers milieux juifs, et pas uniquement dans celui qui a donné naissance au christianisme. Dieu avait-il été vraiment ainsi ? L'était-il encore ? Le Testament d'Abraham, texte juif contemporain de la montée du christianisme, décrit Abraham et Dieu infligeant la mort à des pécheurs aussi implacablement que Moïse et Dieu au chapitre 16 des Nombres, où la terre s'ouvre et avale le rebelle Qorah et ses partisans, ou qu'ÉIie et Dieu, en 2 Rois 1, dans le passage cité plus haut. Mais survient alors une surprise : Dieu intervient et arrête Abraham, suggérant que leur violence commune répon-dait en fait davantage au désir d'Abraham qu'au sien et faisait inévitablement

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Cette conformité adamique à l'être de la réalité a été battue en brèche par les sciences modernes du langage qui en occultent la dimension référentielle et ostensive pour se concentrer sur l'arbitraire du signe ou les articulations internes du texte sans se préoccuper que l'une ou les autres débouchent sur le monde. L'écroulement de la coïncidence originaire entre la parole et la chose a condamné le langage à un tâtonnement maladroit. Le langage n'est plus le reflet direct de la réalité, ni celui de la vérité mais il a été rabaissé au rang de pur moyen : désormais il y a inadéquation entre la structure de la réalité et la structure du langage. Le langage a un sens mais sans référent. C'est la fameuse « retraite du mot2 » qui marque la rupture de l'alliance entre le mot et le monde. Rupture annoncée avec l'aide des fossoyeurs de la conception cratylienne/adamique du langage que sont Karl Kraus, Fritz Mauthner, Hugo von Hofmannsthal, Ludwig Wittgenstein, Arnold Schoenberg mais aussi, Mallarmé, Lautréamont et Rim-baud, affirmant que les mots renvoient à d'autres mots dans une ronde sans fin et provoquant ainsi ce que Steiner appelle le « miracle creux ». Autrement dit, l'infection de la moelle du langage par la démagogie et le sadisme, l'incorporation des usages de l'enfer dans la syntaxe. Steiner souligne avec insistance que « les mensonges et la sauvagerie totalitaire, notamment dans le ΙΙΓ Reich, mais aussi en d'autres régimes, allaient de pair avec la corruption du langage en même temps qu'ils se nourrissaient de cette corruption24 ». Et les premières victimes de cette mort de l'esprit étaient et sont invariablement les Juifs.

Steiner s'évertue à trouver une raison. Force est de reconnaître qu'il en trouve une. De taille. Et qu'il assène sans relâche25. Le déferlement de haine contre les Juifs provient du fait que « ce qu'on ne pardonne pas au Juif, ce n'est pas d'avoir tué Dieu, mais de l'avoir engendré26 ». En outre, par trois fois, le Juif a exposé l'Occident au chantage de l'absolu, au virus de la transcendance : au Sinaï, avec la loi morale ; avec Jésus et sa doctrine de l'amour ; enfin avec l'utopie socialiste et sa soif de justice et d'égalité. C'est plus que l'Occident ne pouvait supporter. D'où persécutions, pogromes, massacres, camps de la mort-Cette explication plausible provient-elle d'une intuition fulgurante ou d'un trait de génie ? Il est surprenant qu'on la trouve déjà, sous forme lapidaire, dans le corpus de la littérature rabbinique du V siècle. « Pourquoi appelle t-on cette montagne Sinaï ? Car, avec la Torah, la haine/sin 'a est descendue dans le monde et s'est propagée parmi les nations » (Shabbat 89 a ; Exode Rabba 2,4 et Nombres Rabba 1,8). La triple occurrence de cet enseignement, fondé sur l'homophonie mais débouchant sur une hétérosémie et comme pour en souligner l'importance, signale que la révélation sinaïtique, accompagnée du don de la Torah, en dis-tinguant le peuple d'Israël des nations, a ouvert la porte au ressentiment et à la tentative maintes fois répétée d'éradiquer les Juifs de l'espèce humaine. Certes, une intuition géniale autour de laquelle se ramasse toute son « activité d'écrivain et d'enseignant, de critique et d'homme d'étude qui n'a été sciemment ou non qu'un in memoriam, un travail de conservation de la mémoire27 ». Travail néces-saire et indispensable après la Shoah, mais où la part de « l'arrogance envers les cieuxlh'outspa kelapé chémaya» [Sanhédrin 105a) n'est pas absente. Souvent, très souvent même, elle a — ou peut-être devrait-on dire, elle retrouve — les accents d'un maître du Talmud, Elisha ben Avouya.

ELISHA : L'ANCÊTRE PRÉCURSEUR ?

Plus que Job que Rabbi Yohanan décrit comme « revenant de l'exil et s'étant retiré dans une maison d'études» (Genèse Rabba 57,4), comme un survivant

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dont les dialogues expriment tant de souffrances, d'humiliation, de désolation et de questions qui passent l'entendement, c'est Elisha — ce maître qui a vécu pendant l'occupation romaine - dont Steiner redécouvre, on ne sait par quels canaux, le mordant et la fougue de ses réflexions.

Qui est Elisha ben Avouya ? Un maître, à n'en pas douter ! Cependant, un maître auquel on a retiré le titre de « rabbi ». Peut-être le premier « métarabbi » de l'histoire. Un révolté, sûrement. Un dissident et un apostat. Un docteur de la loi qui a perdu la foi en Dieu, qui a, selon l'expression talmudique consacrée, « ravagé les jeunes pousses ». Pourquoi ? Les rabbis, dans différents traités du Talmud, tentent de trouver une raison à sa désertion. Nous en choisirons deux qui permettront, en même temps, de jeter un éclairage sur l'œuvre de Steiner.

D'abord, Elisha «ne cesse de citer les poètes grecs/zérner yévani lo passaq mipoumeh. Et lorsqu'il se levait de sa place à la maison d'étude, des livres héré-tiques tombaient de son pionlsifré minim nachrou mih'éqo » (Haguiga 15b). Elisha semblait avoir un amour immodéré pour Homère et les philosophes pecs. Mais cela autorise-t-il ses collègues à le surnommer Ah WvTAutre ? Que s est-il donc passé pour qu'on lui dénie son identité? « Un jour qu'il était en train d'étudier dans la vallée de Génézareth, il vit un homme et son fils qui passaient devant un arbre, lequel abritait un nid d'oiseau. Le père dit à son fils : grimpe, renvoie la mère et prends les oisillons. Le fils s'exécuta. Lorsqu'il voulut redes-cendre, la branche céda, il tomba et mourut. Elisha s'écria : "Est-ce là la Torah ? Est-ce là sa récompense28 ?" Il n'y a ni rémunération, ni résurrection » ( Yérous-halmi, Haguiga 2,1).

À l'évidence, cette histoire montre qu'Elisha est tourmenté par le problème du mal, par cette sombre horreur qui plane sur tout être vivant, par la tnéodicée. C'est ce qui motive sa révolte non pas contre la Création, mais contre le Créateur qui tolère un tel événement, une injustice si flagrante. Cette interpellation des deux ne rappelle t-elle pas « le geste fameux d Ivan Karamazov, qui, ponant témoignage de la non-intervention de Dieu tandis qu'un enfant innocent est fouetté à mort [...] rend à Dieu son "billet d'entrée" », évoqué par Steiner ?

Mais, comme si l'aporie de la question du mal ne suffisait pas à alimenter ses tourments et sa fureur, Elisha subit un véritable traumatisme lorsqu'il assista un jour à l'assassinat de H'outspit hamétourgueman, le traducteur qui rendait les

Earoles des Sages en araméen populaire. « Sa langue fut arrachée et traînée par L gueule d'un porc. Comment, s'écrie Elisha à l'adresse de Dieu, est-ce cela -

lécher la poussière, être souillée -que mérite une langue qui répandait des pierres précieuses ? Est-ce donc cela la Torah ? Est-ce cela sa récompense Vzou torah vézou sékharah'î » (Quiddouchin 39 b). Fou de douleur, il rejette Dieu et ses commandements. Il devient un renégat, un athée.

C'est que face aux persécutions romaines qui déferlent sur le pays en l'an 125, le pacte ancien, l'alliance entre le peuple d'Israël et Dieu doit s'appli-quer : Dieu doit protéger le peuple qui, de son côté, doit protéger la Torah. Partout, hommes et femmes se sacrifient pour sanctifier cette alliance avec leur sang et au prix de leur vie. Mais Dieu, lui, le Dieu d'Israël, semble ne pas la respecter. Ses enfants se font tuer, ses élus se font massacrer, et lui n'intervient pas. Cette indifférence au sort de son peuple est insupportable à Elisha. C'est pourquoi il se révolte. Non pas contre le bourreau, mais contre celui qui, par son silence, sinon par son acquiescement, est peut-être le complice du bourreau.

C'est quasiment à partir des mêmes prémisses que s'élabore l'œuvre de Steiner. Et notamment cette inconfortable fiction : Le Transport de A. H. Une sorte d'anti-kaddish récité à la mémoire des morts ou à l'adresse des survivants. N'est-ce pas aussi cette odeur de soufre qui l'attirait chez Gershom Scholem ? Ce côté hérétique soigneusement dissimulé derrière une science remarquable. Ce

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83 Stephen Greenblatt W Le maître déçu ' 1

ΐ* 86 David Banon jj| Un surplus d'exigence ' \

88 Glen Bowersock 11 Une voix de clairon

90 Nuccio Ordiae ••'• L'hôte ingrat Si

03 George Steiner î Memoranda

08 Bibliographie

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Du Juif errant aux Erra ta

Pierre-Emmanuel Dauzat

Ma tu perché ritorni a tanta noia ? Dante, Inferno, I, 76

L eminente dignité de notre espèce est cependant de poursuivre la vérité de manière désintéressée. Et il n'est pas de plus grand désintéressement que de risquer et, peut-être, de sacrifier la survie humaine. La vérité, je crois, a un avenir ; que l'homme en ait un est beaucoup moins clair. Mais je ne puis m'empêcher d'avoir ma petite idée sur ce qui importe le plus. G. Steiner, Nostalgie de l'absolu

L'homme intrigue, s'il ne dérange. Et s'il ne dérange, il agace. Son côté « bête de scène » énerve si bien que ses détracteurs, aussi nombreux qu'il aime à le dire, et ses admirateurs, non moins légion, hésitent également à se déclarer. On lui prête tant de méchancetés qu'on rit de ses flèches, se hâtant de ricaner des malheureuses victimes de peur de devoir bientôt soi-même essuyer une larme. Les listes circulent, bien souvent apocryphes, des martyrs. Le fait est que l'homme fait peur : s'il avoue bien une colère, voire deux, on lui en prête bien davantage. Et l'on n'est pas forcément dans l'erreur. Mais Aragon et Scnwartzenmurtz1 aussi écrivent parce qu'ils sont en colère, et quand la colère ambitionne celle d'Achille et peine à faiblir, elle n'est plus un défaut de caractère, mais un problème méta-physique ou une politique.

Restent les manifestations de la colère, et c'est une autre affaire. Tel aca-démicien paniqué changera de trottoir, tel publiciste fera tout pour l'éviter. On

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la démocratie de la grâce, ou de la damnation. » Toute once d'augustinisme n'a pas disparu. Il y a malgré tout des « révisions » dans les errata.

La preuve par l'absurde du bien-fondé de l'hypothèse nous est donnée par diverses nouvelles de Steiner, singulièrement par le roman de l'anti-errata (comme on parlerait d'Antéchrist). Où José Saramago, dans son Histoire du siège de Lisbonne, fait de Γerratum volontaire, d'un petit oui remplacé par un non, une allégorie de l'histoire de la naissance de la littérature et de l'amour (on pense au Camoes de « eût-il été moins borgne qu'un autre Cupidon fut né de leurs amours »), Steiner fait de la résignation à l'erratum une sorte d'accommodement au monde tel qu'il est. Seul le despote, le tyran des corps ou des âmes, saurait prétendre extirper tous les errata - en récusant, précisément, cette démocratie de la grâce. « Je n'énonce pas de lois générales, c'est l'affaire des tyrans », disait déjà Kafka. Tout le débat métaphysique entre le divin Pélage, qui n'est pas l'eunuque que dit Philonenko, et le sombre Augustin sur le libre arbitre et la grâce est résumé dans les pages d'une des nouvelles les plus fortes, Proofi. Dans Errata, odyssée mélancolique des erreurs d'un parcours intellectuel, dans un genre du désenchantement typique de la Mitteleuropa, pourtant, les réactions de rejet, les bouffées de violence ne sont pas absentes : « Les erreurs sont de plus en plus insupportables à mesure qu'elles deviennent irréparables », même si elles ne semblent pas justifier les larmes d'un Augustin sur un lit d'agonie transformé en lit de Procuste ; il n'est jamais trop tard, aux yeux de Dieu, pour s'amputer de ses erreurs. Mais l'erreur la plus grave est de prétendre exclure a priori l'irré-parable. L'utopie du correcteur d'Epreuves est précisément de vouloir éliminer les errata de l'histoire, de l'homme, de « relire les épreuves ». De ne laisser passer aucune coquille, quitte à en effacer l'homme6. Quand le communisme s'effondre, c'est aussi le rêve d'absolue clarté du correcteur qui s'effondre parce qu'il perd la vue. Comme s'il était lui-même la dernière des errata. La théologie morale abâtardie dira, caricaturant Augustin, qu'il est puni par où il a péché, Trotski que la révolution dévore ses propres enfants. Bref, son hubris de correcteur était suicidaire7. Comme « à travers un verre, obscurément », pour reprendre une expression paulinienne aussi chère à l'auteur d'Ontologie du secret qu'à lui-même, l'énigme s'épaissit. S'il est vrai que Steiner est un « homme qui aime à prendre des risques », il faut continuer à s'interroger sur ses errata dont il a choisi de nous narguer en en faisant le résumé éponyme de sa vie.

Après les erreurs vénielles, et les errances dans des venelles que nul autre ne veut emprunter (on n'a pas assez vu que, dans Le Château de Barbe-bleue, l'intrépide s'est chargé d'ouvrir toutes les portes), Γ erratum de Steiner ne saurait s'arrêter là. Du Château au Transport de A. H. et à « Notre patrie, le texte », la notion d'esprit, voire d'« éternel juif », dissimule mal une autre forme d'erre, celle du Juif errant « par sa coulpe empesché », mais dont l'errance lui demeure « fidèle comme le chemin, sous le pas du voyageur9 ». D'aveu a priori d'une hypothétique faute - le « coupable de tout envers tous » de Dostoïevski —, les errata se font d'abord célébration du refiis de l'enracinement, du Lußmensch (en bon français « l'homme aux semelles de vent »), puis mise en accusation de la sédentarité des Gentils, qui fait les esprits rassis. Nulle part l'ambivalence du titre n'a plus de force qu'à propos de la trop fameuse « question juive », qui, au prix d'un très puissant retournement, devient, sous la plume de Steiner, la « ques-tion chrétienne ».

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L'errance ou les errata font-elles une identité, autrement que négative ? On pourrait le croire quand on lit certaines pages de Steiner sur Freud, dont le

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personnage d'intellectuel l'intéresse davantage que sa psychanalyse. Dans la pré-face de 1930 à l'édition hébraïque de Totem et tabou, il se dit, observe Steiner, « totalement détaché de la religion de ses pères ». Puis il poursuit : « Si on lui demandait : Mais qu'est-ce qui est encore juif chez toi [...] ? Il répondrait : Encore beaucoup de choses, et probablement l'essentiel10. » Par quoi il entendait, semble-t-il, l'idéal de recherche intellectuelle et de grand sérieux moral, observe l'auteur d'Errata. C'est le fameux paradoxe du club qu'on ne quitte pas. Récusant le « Juif dans le regard des autres » que Sartre avait cru pouvoir déduire de son observation de Raymond Aron, Steiner se garde bien de s'arrêter à ce premier paradoxe. Et le Juif, légèrement hypostasié, tend à devenir l'erratum que l'Occi-dent a tenté de gommer définitivement avec l'Holocauste, son « poil à gratter », son empêcheur de penser en rond.

Au fil de son histoire de l'Holocauste dans la conscience américaine, l'his-torien Peter Novick a presque négligé l'auteur du Transport de A. H. Dans la conscience européenne, l'impossibilité d'oublier a pourtant, entre autres visages, celui de Steiner, qui a maintenu vif le flambeau tie la colère, mais en obligeant la conscience chrétienne, « par-delà le certain silence qu'imposerait la décence au minuit du siècle », à un erratum auquel elle n'échappera pas. S'il a choisi de donner au récit de sa pensée le titre à!Errata, c'est donc au moins autant pour appeler l'Autre chrétien à regarder ses erreurs que pour se fustiger lui-même. \Jhéautontimoroumenos est un rude métier qu'avait bien deviné Baudelaire :

Je suis la plaie er le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau !

« La victime et le bourreau », la formule rappelle trop la théologie sacrifi-cielle de saint Paul pour être anodine : « avouons-le, chacun porte en soi son petit Auschwitz », consent Philonenko. Steiner le sait mieux que personne : les dernières pages du Transport ou les échanges avec Rebatet sont une manière d'en dresser le constat tout en enrichissant le patrimoine commun de nos errata. Quand Steiner nous donne à voir ses errata, il fait donc preuve d'autre chose que d'un dolorisme expiatoire. Contrairement à ce que prétendent beaucoup de ses ennemis tout aussi faux que ses faux amis, qui ont lu Lessing à contresens, il n'y a pas de « haine de soi du Juif » chez Steiner. Retournant le compliment, Steiner se fait encore une fois, horresco referens, émule de Freud, et pointe un erratum en dénonçant la « haine de soi des chrétiens » à l'origine de l'Holocauste :

Les motifs profonds de l'antisémitisme s'enracinent en des temps depuis longtemps révolus, ils procèdent de l'inconscient des peuples et je m'attends à ce qu'ils paraissent incroyables de prime abord. J'ose affirmer qu'aujourd'hui encore la jalousie à l'égard du peuple qui se donna pour l'enfant pcemier-né, favori de Dieu le Père, n'est pas surmontée chez les autres, comme s'ils avaient ajouté foi à cette prétention. En outre, parmi les coutumes par lesquelles les Juifs s'isolèrent, celle de la circoncision a toujours produit une impression déplaisante, inquiétante (unheimlich) qui s'explique sans doute parce qu'elle rappelle la cascration redoutée er touche ainsi à un fragment du passé primitif qu'on oublie volontiers. Enfin, dernier motif en date de cette série, on ne devrait pas oublier que tous les peuples qui s'adonnent aujourd'hui à l'antisémitisme ne sont devenus que tardivement chrétiens, qu'ils y furent souvent obligés par une

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en expliquent et en justifient le reste, ces considérations qui montrent que deux faits, en apparence contradictoires, sont réconcilîables17 [...]. »

Autrement dit, pour savoir la solidité d'une pensée, cherchez ses errata. Et c'est au foisonnement des échanges réciproques d'errata que se mesure la fécon-dité d'un dialogue ou d'une polémique. Il y a ici bien plus qu'une apologie du paradoxe (interprétation minimaliste) ou qu'une illustration de la liberté de pensée et de discussion : bien plus, c'est-à-dire une analyse de ce que signifierait une authentique démocratie de pensée, une pensée qui s'abstienne de ses visées totalisantes en ménageant a priori une place à ses errata, qui recèle son propre principe de contestation. Loin des pseudo-thèses et des simulacres de débat où ne s'échangeront jamais que des opinions.

Beaucoup seront tentés de parler de pyrrhonisme : le fait est que, l'occasion de penser faisant le larron, il est peu de pensées qu'on ne voudra risquer, dont on s'épargnera les aspérités ou les dangers. Le plaisir de penser oblige ainsi Steiner à relever le défi, plutôt qu'à jeter le gant. Mais il n'est jamais sûr qu'il soit entièrement dans la pensée qu'il va formuler dans l'instant, dans le coup qu'il va porter, tant l'effarouche l'angoisse d'être d'accord, de suivre la voie qui le mène où il va, de céder au « démon du consentement », fût-ce avec lui-même : « Somme toute, je suis un être humain qui, lorsqu'il entre dans une pièce et tombe d'accord avec quelqu'un, en est très préoccupé. J'ai été un nomade, j'ai voulu l'être18. » La joute intellectuelle devrait peut-être enrichir sa taxonomie à l'école du « noble art » et parler, dans cette conception, de « générosité du boxeur » : la capacité de prendre des coups au nom des risques de la pensée — le boxeur étant d'autant plus généreux qu'il sait prendre des coups, encaisser19. Seule dit vraiment la conviction l'intensité de la pique, la force foudroyante de la réplique.

C'est parce qu'il ne se repent pas davantage de ses errata qu'il ne fait grief aux autres de leurs erreurs, fussent-elles abominables, du moment qu'ils ne se défilent pas (il faut lire attentivement le texte du « pacte », ou plutôt de la « paix armée », qu'il propose à Rebatet pour s'en convaincre), que Steiner met comme critère d'authenticité non pas le nombre d'errata qu'on est contraint d'annexer à la note en bas de page de toute pensée depuis Platon, mais la capacité d'assumer sans fard sa part de vérité et d'erreur. D'où son insistance sur le thème de vivre sa pensée, qui fait son attachement à l'école de Francfort, et qui explique aussi pourquoi il excelle dans le pugilat intellectuel : « Je peux respecter et m'entendre avec quiconque, ou presque, vit ses croyances. C'est une chose très dangereuse. Dernièrement, j'ai publié en France un livre de dialogues sur Abraham et Anti-gone avec l'un des derniers grands survivants du fascisme français, un personnage très éminent, un philosophe d'extrême droite. Pierre Boutang. Nous différons sur tout, sauf le respect mutuel et la capacité de débattre de nos différences, parce qu'il a mis sa vie en accord avec ses pensées20. » Et que chacun s'est efforcé d'aller au plus loin dans la pensée de l'autre, quitte à ne pas s'épargner toujours le plaisir de la provocation. Au demeurant, quels que soient les registres, Steiner, et c'est là un indice de la lecture qu'on peut faire de son œuvre, est trop fin dialecticien pour jouer au petit jeu de la poutre et de la paille des errata dans les yeux du voisin. Même un Heidegger, dont il sait les tentations lancinantes, les compromissions et les complaisances, même un Rebatet dont il sait les cra-puleries antisémites, même un Boutang dont il a su les coups de poing n'ont réussi, par les errata et leurs errements, à lui dissimuler leur singulier génie. Les errata demeurent le faire-valoir de leur humanité.

« La vérité a un avenir. L'homme en a-t-il ? » Rien de moins sûr, conclut-il. Au terme de ses nombreux Errata, Steiner sait qu'il en est un sur lequel, ayant

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refusé le suicide embrassé par d'autres, le « genre de survivant » (kind of survi-vant21 ) qu'il est a peu de prises. D'un coup de patte ironique, prophétisant l'inévitable abstraction qu'est pour chacun la vision de sa propre mort, il prévient de son intention : « La mort, aussi, promet d'être intéressante » - en écho à l'émule de Cézanne qui objectait : « La mort, je suis contre. » Contre ? Tout contre. L'occasion pour l'auteur des Grammaires de la Création, d'un dernier erratum ? La mort n'a qu'à bien se tenir : Un « mort, où est ta victoire ? », qui vaut bien celui de l'abominable saint Paul, celui « qui a quitté - ou cru quitter -le club ».

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Ces mots de Nietzsche, dans Schopenhauer éducateur (1873), n'ont cessé de hanter Steiner : « Quelle ne sera pas la répugnance des générations futures quand elles auront à s'occuper de l'héritage de cette période où ce n'étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d'hommes, interprètes de l'opinion. C'est pourquoi notre siècle passera peut-être pour une lointaine pos-térité pour le moment le plus obscur et le plus inconnu, parce que le plus inhumain de l'histoire. » Le XXe a fait de tels progrès dans la barbarie que les paroles de Nietzsche, qui pouvaient passer pour un simple constat désenchanté, ont pris des allures de prophétie. Modeste démenti en forme à'erratum, ce Cahier autour de George Steiner n'aura voulu faire que l'économie des opinions pour accepter les seuls conrributeurs qui, aussi étrangers à la flatterie qu'à la dénon-ciation, auront accepté le redoutable défi d'accompagner une pensée, quitte à opposer aux errata du maître d'autres errata. C'est la seule fidélité du lecteur, de tous les horizons et de toutes les générations, qu'on a voulu invoquer.

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Traducteur improbable, j'étais aussi mal placé pour conduire pareille entre-prise qu'un valet de chambre pour assister au couronnement d'un prince. La traduction oblige à l'invisibilité, même pour l'auteur qu'il traduit. Seule une fidélité de labeur et, plus encore de lecture, explique la courtoisie du hasard qui a mis ces pages entre mes mains. N'étant ni de ces traducteurs de cour ni du cercle des compagnons de route, le risque était grand, pour George Steiner, de vouloir s'en mêler. Succombant peut-être à tout, sauf à cette tentation, il faut dire, simplement, que la générosité de son accueil fut à la mesure du personnage. Le chagrin de la disparition d'un chien ici, d'un chat là, a créé des liens que jamais le travail n'aurait pu produire. (Ben et Snowball sauront de quoi je parle.) Autrement dit, le lecteur doit savoir que Steiner n'aura donné ni consignes ni interdits, ni le nom de ses intimes ni le nom de ses adversaires et de ses ennemis jurés. Pudique comme il est rare qu'on le soit encore dans l'Hexagone, il a ouvert aussi généreusement ses réserves d'inédits qu'il a gardé scellés ses échanges privés. Il n'y a aucune indiscrétion à attendre, même s'il y a beaucoup de surprises. Plus singulier encore quand on sait la vanité sourcilleuse de nos clercs, il n'a rien cherché à savoir ni de la constitution du volume, ni de la liste des collaborateurs ni du contenu des textes. Il n'aura lu en tout et pour tout que deux textes : les notes de Rebatet, parce qu'on n'écrit pas l'histoire sans entendre les deux voix, et la feuille d'un Foutriquet, qu'on a préféré délaisser.

Le Cahier s'est donc formé de lui-même, au gré des rencontres et des échanges, nourrissant et suscitant des amitiés. Sans prétendre couvrir la totalité des domaines du savoir abordés par Steiner (on ne trouvera pas, hélas, sa contri-bution à l'histoire des mathématiques, ni rien de très direct sur Heidegger - la

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George Steiner, Grand Seigneur et Luftmensch

Claudio Magris

« Le grand artiste, observe George Steiner, a eu Jacob pour modèle, luttant avec la terrible suprématie et le pouvoir de la création originale'. » À plusieurs reprises, dans ses essais, affleure le thème de la création rivale, du génie poétique qui se mesure à Dieu : Matisse qui après avoir terminé les fresques de la chapelle de Vence déclare « Je suis Dieu », Picasso qui se situe sur le même plan que ce dernier, tel un artisan de premier ordre. Tolstoï qui assure lutter avec lui comme deux ours dans la forêt. Leur « patron » esr donc Jacob, celui qui lutte avec Dieu et prend en conséquence le nom d'Israël. Et ce changement de nom lui-même, pourrait-on ajouter, est un symbole de l'artiste, lequel, quand il crée, est toujours autre, différent de son moi empirique et parfois étranger à lui-même.

Qui pourrait être le protecteur des grands critiques, des grands essayistes ? Steiner ne se lasse pas de souligner la fonction subalterne, vicaire, de ces derniers par rapport aux ours de la forêt : « Quand il lui prend la fantaisie de se retourner, le critique surprend l'ombre d'un eunuque. Qui se soucierait de gloser s'il pouvait écrite ? Qui s'acharnerait à pénétrer les intentions les plus secrètes de Dostoïevski s'il était capable de forger deux lignes des Frères Karamazov ? [...] Le critique vit par procuration. Il ne dit pas, il rapporte2. » On pourrait continuer cette liste. Dans cette vaillante et douloureuse défense de la distinction entre le Logos, qui se trouve toujours au commencement - toute création, et pas seulement celle de la Bible, est à sa façon originaire - et son explication, entre la Torah et le Talmud, il y a peut-être aussi une passion morale, orgueilleuse et acharnée, le scrupule d'affirmer la distance entre lui-même et les sommets créateurs avec lesquels il s'entretient d'égal à égal, mais qu'il harcèle aussi impitoyablement et amoureusement par son interprétation géniale, toujours anti-conformiste et libre. Il y a le souci éthique de distinguer sa propre grandeur de celle, universelle et absolue, des artistes avec lesquels il dialogue, souvent en les comprenant mieux qu'ils ne se comprennent eux-mêmes.

Dans cette distinction entre création et commentaire, il est en outre une

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polémique spécifique, providentielle, contre les tendances de la critique post-structuraliste et déconstructionniste à dissimuler toute différence entre le texte et ses interprétations, à confondre toutes les expressions - le texte, ses lectures, les critiques de celles-ci — dans une vague intertextualité aussi englobante que gélatineuse, en une écriture globale, colloïdale et malléable à plaisir comme le chewing-gum. Cette polémique clarificatrice reste plus que jamais nécessaire.

Et pourtant... Si les grands artistes sont des créateurs et prononcent un fiat semblable au fiat originaire, ils ont conscience que créer est chose terrible. Et le vrai Jacob est celui qui fait face, sans craindre de se démettre l'articulation du fémur ; ou plutôt, c'est l'essayiste, le critique qui ne se limite pas aux interpré-tations ou aux évaluations esthétiques, mais s'aventure dans les labyrinthes, divins et infernaux, de la création et de la destruction, interrogeant l'art comme une modalité essentielle de l'existence, comme la révélation de son sens ou de son non-sens.

Jacob est donc le patron des grands et des très grands essayistes comme Steiner, aux prises - dans ce cas, également, ours contre ours - avec le mystère de la création. Dans presque tous ses livres, mais surtout dans les Grammaires de la création, George Steiner affronte le choc du processus créateur, du fiat qui force le néant à devenir être, de l'œuvre poétique qui dit et évoque cependant le non-être dont elle provient, le néant dont elle naît, le vacuum qui est non seulement après et avant, mais aussi dans tout fiat.

Dans tous ses essais, Steiner cerne le caractère terrible, inhumain, insoute-nable des origines. Naître est plus terrible, plus absurde et plus violent que mourir ; l'explosion de la matière dans le big bang qui se répand au prix de cataclysmes inouïs pour créer d'innombrables vies éphémères et douloureuses, est plus effroyable que la lente entropie dans laquelle finira peut-être par

; s'éteindre, doucement et péniblement l'univers, semblable à un vieux gâteux 1 hospitalisé dans une maison de repos.

La terrifiante boule de feu qui dans les temps primordiaux se forme au milieu de nuages de gaz, d'éruptions et d'effondrements est plus inimaginable et effroyable que la fin du monde tant de fois représentée par un déluge ou un incendie — immenses, certes, mais tout de même plus humains et à la portée de notre esprit. La mort et la fin sont terribles, mais n'en restent pas moins le terme prévisible ou, à tout le moins, inévitable d'une personne ou d'une réalité humaine ; elles surviennent dans un cadre en quelque sorte connu, que la raison peut penser. Même la naissance de l'enfant expulsé du ventre, maternel est une intrusion dans le monde plus bouleversante, plus inconcevable que la sortie des planches à la fin du spectacle.

Le néant qui vibre dans les origines - et donc dans toute création - est toujours, à sa façon, originaire ; il donne le frisson parce qu'il est absolument inhumain, impensable, radicalement autre par rapport à tout ce que nous pensons, sentons, désirons, redoutons et imaginons. L'art, en tant que création, participe de cette violence, de cette déchirure propre à tout acte d'engendrement qui arrache quelque chose du néant, qui viole le non-être et le néant.

Toute création triomphe donc du néant en même temps qu'elle lui enlève ses chaînes, l'introduit dans le monde ; elle est aussi un trou ouvert dans le réel, une faille à travers laquelle on peut se répandre à nouveau dans le néant d'où l'on vient - le plus grand bonheur, pour Silène, après celui de n'être jamais né. C'est dans ces buissons ardents qu'entre Steiner, luttant avec un mystère de la même nature que celui que défient les grands créateurs et donc révélant - tout en risquant, souffrant et dissimulant - une créativité qui obéit peut-être à une autre grammaire, mais qui n'en est pas moins démoniaque ni moins inquiétante.

Lui aussi est Jacob. Son défi se déploie dans une zone frontalière fascinante

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Steiner et la philosophie

Alexis Philonenko

G. Steiner est d'abord un écrivain ; ensuite il est versé dans les sciences physiques et mathématiques ; philologue, il est aussi linguiste - et, ce qui compte beaucoup, il est trilingue de naissance. Mais est-il philosophe ? Comme on le verra, cette question est digne d'intérêt. En 1988, lorsque j écrivis la page 4 dite de couverture du Sens du sens, l'égalant presque à Heidegger que j'ai connu sans l'apprécier, je faisais indirectement observer que, comme je l'avais noté dans ma Postface, G. Steiner irait encore plus haut s'il consentait à acquérir les techniques de l'historien de la philosophie, ce qui signifiait pour moi revenir à Kant et étudier de près les trois Critiques. À mon avis, il n'en a rien fait et ses ouvrages n'ont pas acquis leur plénitude en raison de cela. Aussi bien la grande difficulté apparente des écrits de G. Steiner se manifeste d'une part par un prétendu défaut architectonique et d'autre part par un cheminement toujours en apparence aussi étranger à toute logique transcendantale. Ainsi, par exemple, il ne cerne pas, pour les puristes, entièrement la valeur de l'a priori transcendantal (au sens de H. Cohen, E. Husserl, M. Heidegger, Levinas). Je me propose ici de montrer les affinités entre la philosophie kantienne et la pensée steinerienne sans lier les solutions, et de viser la problématique. Je ne me dissimule pas les difficultés qui m'attendent, d'autant plus que notre terminologie se trouve être très différente. Mon approche un peu longue sera psychologique et biographique.

PRÉLIMINAIRES

Outre ses qualités géniales qui ont conduit P. Boutang à le considérer comme un « seigneur de Ta pensée », G. Steiner a aussi un handicap sévère. Son avant-bras droit et la main attenante ont été gravement « atrophiés », sans doute par l'effet d'une poliomyélite : évidemment il ne s'agit — pour parler comme

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On me dira que je m'égare et qu'au lieu de traiter de George Steiner je parle de Schopenhauer. Mais il y a des similitudes frappantes. Par exemple : le « Ouf ! » traduit chez le dynamique G. Steiner un pessimisme qui en est l'essence. Il y a deux G. Steiner : l'un phénoménal, débordant de forces et d'idées vives, invraisemblablement riche en savoirs, bref! dynamique, et l'autre tragique, tour-menté en soi et blessé, au point de haïr d'autres hommes. Cela se coagule, non sans naïveté, dans des diatribes furibondes, dans, par contra-position des deux éléments, des jugements injustes. Mais ce démon est un ange dès qu'il est ques-tion de musique. C'est ce qu'on appelle une nature complexe. On oublie très souvent que les grands hommes s'occupent de choses bien vaines. Une année avant sa mort, Pascal, conscient des « embarras » de Paris, se souciait d'un service de « carrosses » « à cinq sols » pour éviter d'être souillé par la boue. Son agonie ne fut pas celle d'un homme réconcilié avec le « Dieu perdu ». Musset, encore jeune, sachant sa fin venue, versa des larmes abondantes.

Mais du début jusqu'à la fin cette nature complexe va se manifester dans des livres qui renferment des éléments autobiographiques. Peut-être faut-il à ce point de vue faire abstraction du petit opuscule : Le Transport de A. H. C'est à notre humble avis un simple remake de La Traque-, la recherche d'un grand criminel, du plus grand des criminels : Adolph Hitler en pleine forêt amazo-nienne. Il n'appartient pas à l'historien de la philosophie de disserter sur l'histoire imaginaire. On pourrait seulement se demander jusqu'où peuvent cheminer ensemble la justice et la vengeance (« La justice poursuivant le crime»). Certes cet opuscule a connu un certain succès : il est descendu sur les quais des gares et je n'ai pas eu besoin ni de l'acheter, ni de lui en demander un exemplaire : je l'ai trouvé abandonné sur la banquette du compartiment dans le train me ramenant de Vevey - un petit pèlerinage sur les lieux où respira Dostoïevski6. Mais, enfin, tout livre n'est pas digne d'un commentaire philosophique et, à l'heure des fusées, encore moins les Entretiens sur la pluralité des mondes habités de Fontenelle. Ce qui était évident, « clair », disent les Genevois, c'est que George possédait les principaux éléments du romancier et en particulier un sens du dramatique, de la surprise, du détour et par-dessus tout des ruptures7. Mais, toutes révérences gardées, s'il égalait peut-être Sartre, toutefois J. Hadley-Chase le surpassait, et de très loin. Je ne sais quelles éditions a connu Pas d'orchidées pour Miss Blandish, combien de traductions, d'adaptations. Toutefois la compa-raison entre ces deux volumes n'irait peut-être pas envers Le Transport de A. H.... Là où manque l'élément biographique, même le plus mince, l'effort de Steiner, comme créateur, menace de s'effondrer. C'est un phénomène constant et bizarre dans la personne humaine : là où elle ne « colle » pas au texte, où le thème évident du discours devient nébuleux, l'écrit, pourtant plus éloquent que l'oral, se délite. Resserrons de près cette affirmation : nous n'avons pas une foule d'idées en lesquelles il n'y aurait qu'à choisir, mais seulement quatre ou cinq - et je suis généreux - que nous nous efforçons de combiner. Dans Le Transport de A. H., G. Steiner n'a pas su ou n'a pas pu s'exprimer. Voilà pourquoi nous sommes si réservés en ce qui touche ce petit texte. Quand on aura dit que G. Steiner, assoiffé de vengeance « jusqu'à en être resté éveillé à rêver8 » comment défendre son enfant, on aura dit l'essentiel. De manière générale, les « vrais » philosophes adorent les contes de fées et Kant a dévoré les indigestes volumes de Swedenborg.

Néanmoins, les philosophes sont bien souvent habitués à l'invraisemblable : cette idée falote de la traque rejoint la préoccupation cordiale de G. Steiner. Quel crime a pu commettre A. H. pour être l'objet d'une quête de justice et de vengeance infinie ? Un mot allemand suffit : Y Endlösung, qui était l'extermina-tion du « peuple » juif et à titre de « peuple » un génocide. Et sans doute le peuple juif a-t-il subsisté ? À cette question le peuple juif ne sait que répondre.

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Le « pourquoi » lui échappe ; le « comment » est plus clair. Il y a des survivants, des mémoires. Dans une conférence à la Faculté des lettres de Lille ou à la Sorbonne Steiner reconstruisit l'anecdote suivante : « Un groupe de Juifs s'agglu-tinait contre un mur, assoiffés, cherchant quelque fraîcheur contre ces pierres. Un officier SS passa suivi de porteurs d'eaux et les juifs tendirent leurs gamelles. Mais l'officier, méthodique, renversa à coup de bottes tous les seaux - Un juif osa prendre la parole : Warum ? (pourquoi) et l'officier diabolisant Angelus Silesius répondit : Hier giebt es keine Warum. Le KZ (camp de concentration) était le pays où le Pourquoi n'existait pas, où sans pourquoi la philosophie n'avait ni sens ni amour du sens - en somme le château de sans-soucis... Toutefois que l'on ne s'y méprenne pas : sans souci, l'homme n'est plus qu'un sous-homme. L'animal est sans souci. J'étends, on le voit, les diatribes de G. Steiner. Toutefois ce qu'il y a de surprenant est que cela coule de source. L'horreur est donc une voie facile et naturelle pour l'acte et la pensée ; avouons-le, chacun porte en soi son petit Auschwitz. On voit contredite ostensiblement la plus haute pensée de la religion, Gott ist die Liebe, et l'idée que Dieu est amour ne peut se sanctifier dans la réciproque : « l'amour est Dieu ». La grande question fut celle de savoir quelle était la condition de possibilité de VHolocauste. J'emprunte ici toujours la terminologie kantienne qui m'est familière. La condition de possibilité d'une essence est ce qui en rend possible l'existence sous les catégories de la modalité (hypothèse, fait et loi). A son tour l'essence est ce qui, selon Tes mêmes modalités, rend possibles les phénomènes. Selon quelles conditions de possibilité l'Holo-causte fut—il, à son tour essentiel et nécessaire ? Il faut que l'homme descende au dernier degré du mal (fragilité, mal radical, mal diabolique). Kant ne croit pas que l'homme puisse dépasser le niveau du mal radical (où les sens dominent au détriment de la raison la maxime de l'action, donc en vue desquels il y a un certain intérêt ou Warum) et par conséquent le degré ultime où l'on agit pour rien (ohne Warum), où l'on fait le mal pour le mal, en pleine lucidité comme les démons « unis par une ferme concorde » (Milton, II), est la raison (Grund) du KZ. L'homme porte en soi la liberté du diabolique et à ce titre, il est l'Exemple de toutes atrocités. Étant ohne Warum, les KZ soumis seulement au formel n'ont pas manqué d'ordre. Ordre d'abord géographique : il fallait pouvoir éteindre à la mitrailleuse lourde toute tentative d'évasion (comme Dieu « on » voulait penser à tout) ; ordre ensuite catégoriel : les détenus arboraient cousus sur la manche de leur veste des triangles indiquant leurs crimes aux yeux de la SS. Il demeure que l'Holocauste ne l'emporte pas sur les autres crimes par ses déterminités (au sens de Maïmon), ni par ses sous-ordres divers. C'est le nombre de victimes qui paraît extraordinaire (je veux dire : en dehors de l'ordre). Aucune dialectique ne peut cerner ce flot. Aucune pensée vicieuse ne peut crever ce monstrueux furoncle. Le sommet du petit roman rejoint la profondeur du regard navré par l'étendue du crime. C'est ici que s'enracine le discours toujours inachevé de G. Steiner ; il le recommence sans jamais se lasser, ni même se demander s'il lasse, bien qu'il sache proportionner son dire à son auditoire. Ce qui l'obsède, c'est l'idée que lentement l'histoire exceptionnelle d'Auschwitz s'enlisera dans la mémoire des hommes, qui voudront une histoire critique au sens de Nietzsche, puis échouant, se mettant en quête de l'oubli, tenteront de confondre légende et histoire. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, l'histoire et le martyr (le « témoi-gnage ») des Juifs n'arrêteront pas éternellement la Geschichte. Ce n'est pas l'eau lustrale qui lavera le Geist, mais la poussière.

Et pourtant cette horreur vient de loin. Voici cinq mille ans que l'on cherche à éliminer, sans succès, le peuple juif. S'il y a une meilleure preuve de l'existence de Dieu qu'on me la procure ! Les massacres, les pogroms, les KZ n'ont pas fait défaut dans cette chaîne acharnée. Constatant l'inefficacité des tueries on aurait

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.ti veau avec cependant les mêmes structures anatomiques comme objet. C'est le vice qui affecte la plupart des énoncés cérébraux. Un petit peu moins de respect pour la science eût permis à G. Steiner d'accomplir un pas de géant. Suggérer la question est déjà un beau résultat.

Mais il a aussi contesté la démarche des philologues et particulièrement celle de W. von Humboldt qu'il rangeait non sans raison susceptible d'être réfutée. Pour se sortir de la difficulté précitée et d'ailleurs autrement amenée - on n'était pas loin de Gall - von Humboldt avait affirmé qu'une personne qui connaîtrait à fond uniquement sa langue maternelle serait un parfait philo-logue (dans un autre endroit il écrit : un parfait linguiste). Le balancement entre « philologue » et « linguiste » ne tend pas peu à obscurcir la pensée de Humboldt. Cependant on voit la structure essentielle. Connaître à fond une langue et surtout et même la langue maternelle, c'est s'habituer d'une part à conquérir de nouveaux mots et de nouvelles diversités linguistiques et d'autre part se prêter à une amé-lioration de l'écoute. Tout cela est bien beau et le contournement de la diversité est élégant, mais en revanche sans aucune relation à la psycho-physiologie. On était en somme encore au creux de cavernes que n'avait pas éclairées la « science moderne ». G. Steiner croit surtout que le sentiment maternel n'est pas une donnée excluant la diversité. Son trilinguisme maternel fait qu'il évolue par exemple en allemand sans avoir autre conscience que celle de parler12. Le sen-timent maternel est pour parler comme Husserl un sentiment « en chair et en os » que n'habite aucune réflexibilité. Le parler est une immédiateté vécue et dans la colère, par exemple, la conscience est bien loin de choisir sa langue... après en avoir délibéré. Il n'empêche que les choses nous « intéressent à l'état naissant » {After Babel, p. 257). Dans la colère ce qui en relation à l'expression est un bouillonnement infiniment petit, un surgissement de la différentielle d'émotion. Le grand mérite de G. Steiner est d'avoir introduit les mathématiques transcendantes dans le flux des intentionnalités linguistiques phénoménologi-quement entendues.

Il est manifeste que G. Steiner n'a pas prétendu retrouver le mécanisme intégralement différentiel au niveau de la traduction. Toutefois soucieux de com-pléter sa recherche (« une poétique du dire et de la traduction ») il a été attentif au mystérieux travail du traducteur qui veut le « mieux », le « vrai » et le « bien ». Dans certaines langues l'adjectif est pour ainsi dire « libre » : on peut sans nuire à la fidélité de la traduction le mettre avant ou après le substantif. Aucune loi ne prévaut en ce système qui se compose d'une série de choix. Évidemment la poésie est bien plus difficile que la prose (et même impossible à la limite s'il faut respecter le schéma métrique), car mieux que toute autre section de la langue elle fait ressortir la diversité et le sens devient non-sens. Plus on entre dans le détail d'une langue, selon l'analyse cartésienne, plus elle devient ténébreuse. En dehors de la colère (invectives traditionnelles, injures à la mode) et de ses mani-festations variées, il y a le langage du corps qui peut, par exemple, engendrer l'incantation soumise à des codés très précis. Le sens de la théorie de l'expression (restreinte au dire et à la traduction) est la constitution de la théorie de l'histoire dont nous avons vu l'importance dans nos premières considérations. La largeur apparente du thème nous a masqué tout d'abord l'étroitesse de la fenêtre de tir. Une foule de questions se formule dès lors. Et d'abord celle-ci : l'homme a-t-il une raison spéculative si limitée qu'il ne puisse à la fin que viser des buts très étroits ? A cette question G. Steiner répondra qu'il en est bien ainsi : l'homme ne peut pas tout mettre en question et surtout pas ses présupposés. Ensuite dans le flot des générations bien des choses ont été noyées — ici se profile la question du destin et la « céleste figure d'Antigone », qui pose non seulement la question des catégories du tragique, mais encore comme Iphigenie celles de la pureté et

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de l'innocence. On voit, par un léger détour, s'esquisser l'horizon des deux premières critiques, tandis que Présences réelles donne place à la troisième critique, celle du jugement. « Esquisse », disons-nous : le rapprochement est, en effet, quelque peu formel et la pensée de G. Steiner ne peut se dispenser d'une philosophie de l'amour refoulée - ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux - par le criticisme de Kant. Mais il est temps de souligner la nécessité de fer qui rattache le mouvement steinerien à l'histoire. Apres Babel est rempli de faits au sens noble et d'autres aussi au sens critique. Evidemment les phénomènes se lient aux phénomènes, mais ils ne se juxtaposent pas comme des flocons de neige ; de là procède un très apparent désordre. C'est seulement en manipulant les phénomènes historiques que Schopenhauer peut faire sienne la devise d'Hérodote Eadem, sed aliter. Ce n'est nullement un reproche si nous sommes à un moment crucial de la démarche de G. Steiner attentifs à sa curiosité ; il est lui-même infiniment curieux, je dirais même sensuellement curieux. Ce n'est pas sans curiosité sensuelle qu'il évoque les manuscrits, les livres rares, les tableaux vivants, dans l'ombre glacée des caves et des coffres-forts des Universités américaines. Empressons-nous de dire qu'il n'est pas le seul à protester contre ce rapt odieux. Néanmoins sa protestation étonne : comment un universitaire de haut vol peut-il se confondre avec des moutons enragés ?

J'ai déjà parlé de la colère et l'on voit que j'y reviens. Les colères de Steiner sont célèbres. Il a le sang qui tourne ; il peut même être cruel. Je connais pas mal d'anecdotes. Il ne s'agit pas du tout de dénigrer George, mais de compléter les quelques remarques biographiques. Cet homme n'est ni un être placide ni un flegmatique et souvent le tumos envahit son âme. J'imagine qu'au XIX· siècle dans la Russie tsariste, il se fut perdu en un duel. Certains diront qu'il lui manque ï'apatheia du sage ou encore f'ataraxie ; d'autres mal intentionnés y verront les actes d'un homme déraisonnable. Mais tous se trompent : la colère chez Steiner est avant tout de l'amour déçu et s'il aime les faits par exemple c'est qu'ils ne trompent pas, même s'ils sont énigmatiques. On compléterait avantageusement After Babel en y joignant une théorie des passions, gouvernée par l'expérience. Et nous revenons plus fortement à notre propos en voyant dans Les Antigenes, sinon une théorie criticiste de la morale, du moins une philosophie pratique, si bien qu'un second cordon majeur enserrerait la sphère steinerienne. Toutefois il faudrait se garder de parler d'une raison pure pratique. Steiner est de formation trop anglaise, trop pragmaùque pour ne pas suivre les leçons de l'expérience et les prudents conseils de Carlyle. Il est difficile, on le voit, de séparer l'homme et l'œuvre et les quelques réflexions que je jette sur le papier sont là pour montrer que G. Steiner est d'abord un être vivant et non pas seulement un savant enfermé dans la bulle des notes et de l'érudition. Jamais G. Steiner ne m'est apparu comme un pur intellectuel, encore moins comme un Hippias. C'est en lui que nous voyons une raison vivante et nullement un archiviste arriviste. Mais seulement la difficulté d'exposer cette union de l'entendement et de la vie, de la raison et de l'existence augmente par là même. Dans les fureurs héroïques étincellent les premières flammes qui concélèbrent les noces de Steiner et de la philosophie.

PASSAGE À LA PENSÉE CRITIQUE

Les Antigenes furent un livre très applaudi par la critique. Il y travailla beaucoup dans son petit bureau de Genève. Il examina presque toutes les versions de la pièce de Sophocle, si profondément analysée par Hegel dans la Phenome-

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unique : toutes convergent dans les cadres de la tragédie qui est l'enceinte de la nature humaine, si bien que ce livre pourrait et même devrait avoir comme sous-titre : Contributions à une anthropologie fondamentale. Supposés donnés quelques facteurs - l'argent et les complexes qu'il introduit (Ploutos ouvre toutes les portes) - cette anthropologie pourrait acquérir une dimension spéculative. Nous sommes alors renvoyés à la réflexion précédente : il s'agissait précédem-ment de savoir ce que S'homme pouvait savoir ; plus ambitieuse, la démarche pratique suppose une connaissance de soi selon les axes de la tragédie. Au demeu-rant, il n'est pas très juste de qualifier Antigone par le nombre de cadavres qu'elle contient ; les rôles les plus intéressants sont ceux ou l'espoir est comme lié au désespoir (à la fois rendre les derniers hommages à Polynice et être conscient de ne pas le pouvoir faire, ce qui est, dans la contradiction culturelle, l'énorme rocher de l'impuissance sans compter ses dérivés). Ce qui est problématique est pourtant chez Steiner l'exclusion du fait de la puissance et de son autre du champ tragique, qu'on pourrait non sans sophisme rattacher à la perspective de la com-munauté et de la solitude (sans omettre l'idée du dictateur seul et mauvais13). Puissant et impuissant sont des moments éminemment relatifs et c'est sans doute à ce titre qu'ils ne sont pas présents dans le cadre tragique. On peut aussi les comparer à la pointe du clou fichée dans Se mur et qu'ifiaut bien enfoncer pour que le tableau tienne. J'ignore laquelle des deux suppositions retient G. Steiner.

Ces Antigones laissent encore un champ libre à la réflexion : ce n'est pas sans intentions que G. Steiner a introduit tant de détails historiques avant l'exposé de ses actes théoriques. À un premier degré, il s'agit de faire une revue complète des opinions complexes soumises à la loi d'Antigone. A un second degré, ce détail est la preuve par trois de la justesse (?) des énoncés steineriens sur le nombre et la démonstration des perspectives retenues, λ un troisième degré enfin, on y peut voir une protestation contre la conception bornée des catégories chez les néo-kantiens. L'a prion n'est pas une chose inerte tombée du ciel, mais avant tout un arc-en-ciel de méthodes qui devancent l'expérience pos-sible. Si bizarre que cela puisse paraître, il n'est pas déraisonnable de dire qu'il arpente le champ tragique d'Antigone. Apud me omnia fiunt mathematice.

Qu'on ne s'offusque pas du mathématisme de Hölderlin (bien que G. Steiner se soit ici montré très réservé), quel que soir le domaine il y a un géométrisme latent, « une géométrie naturelle en nous » qui nous conduit à formaliser tacitement l'espace tragique. Sophocle est le frète de Thalès. Les Antigones valent donc comme les principes constitutifs d'une morale pure euro-péenne et plus et davantage ancrée selon l'idée critique. Nietzsche avait proposé une généalogie de la morale, Piaget une épistémologie génétique. C'est son ins-piration que retient Steiner proposant à titre de morale une fondation générique, non de la tragédie, mais de ses racines. La difficulté est que la conscience éthique, en un sens comme chez Hegel, se limite à l'espace européen. Aucune référence n'est proposée à l'ombre énigmatique des grands Bouddhas que Piotin semble avoir placés au cœur de ses méditations. L'éthique, le « Que devons-nous faire ? » n'est pas une question mondiale chez G. Steiner, qui semble ignorer la sagesse de Piotin. Deux conceptions du monde s'affrontent sans médiation, comme l'a déjà souligné Max Scheler (N. Schrift, BdX). Au conflit entre Athènes et Jérusalem se superpose le heurt entre Rome et Bénarès. C'est alors que se détermine l'orien-tation de G. Steinet ·. il y va de la déterminabilité et de la détermination de l'homme. On ne peut pas même dire que la mort fournisse ici des indications précises : tenue en horreur pat l'Occident, elle est dans la pensée extrême-orientale regardée comme un fruit final et désirable. On ne peut se contenter de parler de convergence en un sens large, mais de divergence. Ainsi donc deux cerveaux identiques donnent comme résultat deux Weltanschauungen - on l'a 122

vu : c'était déjà le champ οίι explosait l'identité des cerveaux conrromcc & diversité des langues. Cohérent, le centre traditionnel est l'unité spéculative des langues.

Il faudrait revenir sur un moment. Puisque les cerveaux sont identiques, c'est la sensibilité des individus qui devrait être identique. Or il n'en est rien ; le raffinement de la culture tend à la multiplier et nous en arrivons à l'identité de l'identité et de la non-identité qui procure sa structure matériale au sens de Schelling : un Moi transcendantal et pragmatique remontant depuis la différence jusqu'à l'identité. Or cette démarche d'essence schellingienne ne semble pas ren-contrer l'adhésion dans les écrits de George Steiner. Il n'y a pas de catégorie royale, transcendant les autres moments. George a bien la pensée du fondamental, non de l'unité. Ce faisant jusqu'aux Antigones Steiner évite toute tentative mystique où les axes du tableau catégorial se soutenaient dans les architectures du sens. Il n'en ira pas de même lorsque le principe d'Unité et d'espérance (Hoffnung) sera sollicité. Pour le moment nous nous en tiendrons à l'homogénéité des catégories susceptibles à'identifier l'élément tragique. Kant définissait en ces termes la seconde formule de l'impératif catégorique ainsi : « Agis de telle sorte que tu traites l'autre être humain, toujours comme une fin et jamais seulement comme un moyen. » Psychologiquement cette formule cernait le tragique en sa source. Cette question est taillée dans le roc de la sainte espérance, qui elle-même pré-supposait la communion des saints (Fichte) ou la communauté du genre humain.

On voit la méthode de George : il se laisse porter de problèmes en pro-blèmes par l'idée transcendantale. Dans les Antigones, il pousse ses investigations jusqu'à exhumer des commentaires et des interpre'tations qui, sans lui, Rissent tombés dans l'oubli er le silence. L'application des axes de pensée permet de déterminer s'il s'agit ou non de l'expérience tragique. On serait facilement tenté d'ériger cet acte de révélation : le développement de l'identité humaine et la perpétuation de l'humanité dans la multiplicité. George répugne à cette méthode si contraire à ses aspirations concrètes. L'a prion est un ordre qui va « au devant des choses » (au sens de Heidegger). Liant la diversité des choses, l'a priori en est le principe de signification. L'a priori est un principe de correspondance des choses. G. Steiner prolonge la réflexion de Kant : le vécu même est susceptible d'organisation transcendantale, transcendantal signifiant toujours condition de possibilité comme sens et essence.

PHILOSOPHIE

Réelles Présences est le grand livre de George. Dans un bref dialogue qui nous opposa au sujet d'un objet et en lequel il avait manifestement raison, George exprima l'opinion qu'il avait de lui-même : « Je suis un homme de goût. » Il va de soi que cette définition renvoyait à Kant et à la première partie de la Critique de la faculté de juger ; la définition que George donnait de lui-même, le moment qui qualifie la substantialité du sujet qui juge. Par substantialité, j'entends ici la constitution transcendantale du « Je pense. » Dans une perspective kantienne la théorie du jugement est, selon certains, parmi eux Fichte, la clef de voûte du système kantien, dans la mesure où il se rattache à l'intersubjectivité. Lier subs-tantialité (du « je pense ») et monadologie est la grande ambition de Kant. Ou encore pour nous l'approche du plus haut moment du sacré dans la pensée de Steiner.

Réelles Présences est un livre qui vient de loin. À l'origine on trouve une conférence très travaillée où il exprime ses principales idées sur le sens. De là la

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sans la charité je ne suis rien... Il ne faut qu'un pas et pas trente-six à accomplir pour retrouver l'esprit critique. C'est celui de l'espérance - le thème secret de Réelles Présences - qui investit l'homme de sa liberté, qui le pousse à présenter la mille et unième explication de la Caverne de Platon en attendant la mille et deuxième exégèse. Il est, au sens de Descartes, admirable que l'état actuel de l'homme l'oblige à effectuer une spirale pour rentrer en soi. Dans le charabia, des philosophes on parle de finitude. G. Steiner nous entraîne avec foi dans les terres désolées où poussent les chardons qui nous déchirent pour les arracher ; politique de l'originel plus que de l'origine, George n'est pas un politique enfantin (infans).

D'importantes précautions sont développées au sujet de la notion de cri-tique20. L'idée critique (comme herméneutique spécifiée en ses différentes espèces) en effet fait le critique créateur, comme le montre Virgile le meilleur interprète de l'Odyssée21, mais aussi le simple érudit et c'est la torche qu'en elle-même la critique découvre sa limite ainsi que sa liberté. Il y a des réalités qui limitent la critique sans cesser de l'animer. Ainsi en est-il de la musique. G. Steiner cite Claude Lévi-Strauss : «L'invention de la mélodie est le mystère suprême des sciences de l'homme. » La critique discerne dans la mélodie ce qui échappe aux catégories (du langage et de l'entendement) et au-delà de soi un « mystère » (la chose en soi comme noumèae). Il s'ensuit un glissement vers Schopenhauer (39) qui confond le monde et les phénomènes d'une part et l'Absolu et la musique d'autre part. Il s'agit, je ne le soulignerai jamais assez, d'un glissement chez Schopenhauer de l'idée critique vers l'image. Et cela parce que « lorsqu'il parle de musique, le langage est inadéquat ». Il ne manque pas d'explications de cette inadéquation. Ainsi le langage selon son essence n'est destiné qu'aux choses utiles et sa véritable atmosphère est l'action. Veut-on en user pour exprimer les Idées, on se verra plongé dans de creuses généralités (Platon), qui orientées par l'action seule se rempliront ; inversement comme le montre l'échec du discours amoureux à saisir le Soi du soi, l'individualité est un luxe que ne peut s'offrir le langage. Voilà la solution élégante de Bergson. Placé devant la même difficulté — mutatis mutandis - G. Steiner écrit : « Les vérités, la nécessité de mettre en ordre le sentiment dans l'expérience musicale ne sont pas irra-tionnelles ; mais elles sont irréductibles à la raison ou à une évaluation pragmatique. Cette irréductibilité est la source de ma démonstration » (39). Je ne suis pas très sûr de pénétrer ce point capital... À mon avis G. Steiner veut dire - pour choisir un exemple simple - que les vérités qui gouvernent la confection d'un instrument ne sont pas contraires à la raison, aux lois de l'acoustique, mais que la musique par là produite est supérieure à l'entendement géomètre. Géométrie et musique sont les méta-catégories de la réflexion dont on vient de mettre en lumière l'opposition. Heidegger est ici complètement dépassé parce qu'il n'a ni théorie de la musique, ni du rapport de la musique et de la technique aride qu'il suppose.

Mais ne nous perdons pas dans des considérations stériles. Soulignons plutôt comment la richesse expressive de la musique combat victorieusement « les agi-tations stériles du verbe » (40). Que le verbe ne puisse « engranger » la musique, encore moins la féconder, c'est là ce que le théoricien de l'art observera. Il est plus intéressant de remarquer qu'à l'intérieur de la musique la meilleure trans-position (les transcriptions pour piano que fait Liszt de l'opéra italien) sont encore de la musique. Nous retrouvons le maître à lire qui devient un maître à entendre pour lequel valent les silences. La réflexion sur les orchestrations (les variations de Stravinski sur Pergolèse) conduit selon G. Steiner à des variations métamorphosantes existentielles et critiques (ou du moins l'inverse). Le langage commun permet d'identifier le processus d'interprétation. On en déduit la loi suivante : « ... la structure est elle-même interprétation et la composition critique ».

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Cependant, selon cette définition et compte tenu de la révolte qui s'est soulevée dans le monde à la critique des crânes rasés, ceci est encore de la musique. Ce qu'il conviendra de chercher, c'est si la musique est libératrice parce que conso-latrice, ou libératrice parce que dans la critique elle unit les âmes... « Stabat Mater » ou il est clair que tout acte musical sera, au moins en soi, une révolte. Tel sera donc le régime qu 'une néantisation de la culture nous conduit à rejeter au profit de la liberté humaine, c 'est-à-dire « une interprétation libératrice » (43). Marseillaise ou Requiem ?

Je voudrais quitter ici ma position en laquelle j'ai plus de mal qu'à l'habi-tude puisque qu'un historien de la philosophie est habitué à traiter des pensées des morts, qui, par principe, ne répondent jamais aux objections et non des vivants, véritables pies jacassantes. La durée de vie des phénomènes est extrêmement courte ; en général trois semaines pour un événement de portée moyenne. Chez des savants on voit sans doute des revues très vieillies, en particulier dans les salles d'attente des médecins, où, le regard vide et inquiet, les patients regardent passer le temps. Dans la bousculade des guerres, certains avions s'écrasent ou ne s'écra-sent pas. On en parle plus ou moins... Que reste-il alors d'un article sur Rick van Houten ? C'est l'essence du phénomène que de disparaître et G. Steiner (43) est encore trop bon en se limitant à « la plus grande partie du journalisme littéraire ». Et pourtant on exige de la place, quoique « aucune bibliothèque [ne soit] à jour » (45). Sans cette brève réflexion les pages que je rédige ne seraient pas qu'un commentaire sur un commentaire et elles ne sont que cela. Pourquoi ce déferlement de brochures, de livres, d'articles et de thèses ? Qui a ouvert l'outre d'Éole ?

On n'aura pas le courage comique de dire que ce fut au profit de la science. Ne retenant que quelques dictionnaires sur un plateau de la balance, j'ai chargé tout le reste sur l'autre et... la bascule s'est effondrée. C'était (hélas !) un rêve et dans cette montagne de livres (où figuraient les thèses de mes contemporains) avisant un gros tas je le déblayai à la pioche pour trouver le centre de gravité et je trouvais un « Byron » bien oublié en France. Il y avait aussi quelques rats de bibliothèque... G. Steiner pense que ces raz-de-marée (plusieurs grands navires) n'ont pas peu fait pour influencer l'Europe politique (49). Difficile de lui donner tort, difficile de lui donner raison. Ce serait retrouver sous une forme, à peine modifiée, la querelle de Rousseau et de Voltaire. G. Steiner est manifestement moins timoré que nous ; constatant l'impossibilité d'une percée frontale et l'échec d'une stratégie directe, il attaque par les ailes de l'ironie et débouche sur l'activité universitaire. Il lui reproche de pratiquer une opération décapante, en ce sens que l'héritage théologique dont elle s'empare est traité par des intelligences dépourvues du sens du sacré - si bien que la présence η 'est même pas absence -et même de méconnaître les grands maîtres de la critique classique (Diderot). Il dénonce alors « la force de l'américanisation » (53) et, contrairement à ses décla-rations admiratives sur l'énergie du Nouveau Monde, rejoint l'Europe et ses

f)ierres centenaires. Que ne saurait faire oublier l'Université de Chicago. Voilà a raison de sa colère lorsque je lui dis de rejoindre Harvard où on l'appelait en

raison de son génie. Voilà aussi pourquoi G. Steiner, combattant l'américanisa-tion, est tout proche de l'œil du cyclone. Europe ou États-Unis ? Voilà dans les vagues ultimes un esprit auquel les bénédictions de la philologie ne sont d'aucun secours.

L'inadéquation posée, G. Steiner élargit ses considérations culturelles. Le Beau apparaît comme un concept acide et académique sans que l'auteur de la critique déborde d'imprécations sur la dénaturalisation des rochers surplombant une baie. Par des détours, qu'on peut juger tortueux, il en vient à nous dire que « la lecture demeure l'acte crucial ». Pesons bien ces mots. Les coordonnées de

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« Ce qui est évident, c'est le potentiel de forme et réalisation qu'ont les mots... le langage est le générateur et le message du lendemain. » Rien ne dicte une orientation morale à cette manipulation créatrice - dont Hitler fit une brillante analyse dan« Mein Kampf en la section intitulée : Théorie de la propa-gande. Chaque langue est capable de créer le monde et « le polyglotte est un homme plus libre» (80-81). En ce sens l'ancien interdit, dans la religion juive, de pro-noncer le nom de Dieu pré-disposait au tréfonds nouménal : « La métaphysique comme théologie doit être prudente. » L'éthique, au sens le plus authentique, peut donner forme et valeur à la plus intransigeante des morales. Le plus furieux des despotismes n'échappe pas à la loi du langage. G. Steiner cite ici Hitler (83) qui préférait la propagande orale à l'écrit qui peut être codifié : « La virtuosité langagière propre au charlatan est de l'anti-matière, elle donne forme à un anti-Logos, qui conceptualise, puis met à exécution, la déconstruction de l'humain27. » Il est difficile de réfuter G. Steiner : le système décide de tout ce

ui est diction et inversement passe en effet de son côté ainsi que tous les systèmes e code. Nous ne nous pencherons pas vers la caricature où, sur un mode déri-

soire, le dessin sert de fenêtre et d'accent au sens du texte. Il va de soi que l'objet linguistique est sujet à d'infinies variations si bien que thèmes et versions s'oppo-sent. La philosophie n'est pas à l'abri de ces « méchancetés » parfois incons-cientes. Critique de la métaphysique dogmatique, le kantisme est une métaphysique de la métaphysique . Les exemples sont innombrables, aussi bien dans le sens laudatif que dans le sens critique et Tolstoï croit devoir regarder Hegel comme un ramassis de feuilles mortes tandis que l'analytique qui se pro-pose chez Schopenhauer fait de lui un « gardien de la pensée » (Journaux et Carnets). De là une ombre épaisse qui s'établit entre les beaux objets. Beethoven protestait contre l'écriture musicale qui contractera dans les mille et non pas cent-mille mailles de filet quelque arrangement. Du « magnifique » à « la mode », il y a une longue descente, symbolisée par la diversité. Réfléchir sur la taille des mannequins dans la « haute » couture attesterait à la fois le caractère de la repré-sentation de l'homme phénoménal et l'appel constant de la variété. L'exemple ici proposé n'est pas de G. Steiner ; mais il pourrait l'être tant les « images-Idées » sont nombreuses. Comme nous il médite sur la boue où fut délaissé le cadavre de Mozart29, seul abandonné, perdu, mais présent chaque nuit sur un point de la planète. Bien entendu les techniques de diffusion ont accéléré ce processus, cette omniprésence de l'art, et Steiner croit que la polyphonie du Haut Moyen Age peut pénétrer jusqu'au cœur de nos foyers. La rançon de cette omniprésence est la perte du sens. Monique Philonenko, au moins une, prend son parti de la traduction du titre d'une des pièces les plus célèbres de Mozart : Cosi fan tutte, « Toutes des salopes ! » Là-dessus la règle de la combinaison semble aller à rebrousse-poil : les productions à partir des années 1900 montent jusqu'à quatre-vingt-dix pour cent. Mais faut-il grand besoin de le dire, la transmission d'un match de football est plus suivie qu'un quart-tête beuglant et tendant en signe de baiser les guitares, au moins suggestives (Beatles). Littérature (Flaubert), arts plastiques (les dernières ruines de Carthage), musiques et arts plastiques en général ont été opacifiés même par leurs « fins » : le son s'est retransformé dans le bruit, la solitude se recrée aussi. G. Steiner ne croit pas même dans les pro-jections didactiques (des Romains jusqu'à nous). Au demeurant ces projections didactiques reposent sur des visions oligarchiques (Pierre de Coubertin et Jessie Owens). Ce sont là des techniques (?) qui ne seront efficaces qu'appuyées sur des considérations métaphysiques fabuleuses (la conscience collective chez Dürk-heim) et jamais des statistiques ne parviendront à les effectuer. Autant dire que tous les arts sont soumis non à des lois mathématiques, mais éthiques au sens de sittlich. Et comme je l'ai montré ailleurs (Sartre : les essences et les normes) la

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question est compliquée par « le normal » indéfiniment compris dans la norme (Aristote, Parva naturalia, Histoire des animaux) : le problème du tripode et la déterminité de la vie comme symétrie). On se serait facilement dispensé du § où Steiner attaque Kant (95). Kant n'a jamais mis en question la relation interne de l'intersubjectivité, mais il a voulu poser la question de droit : en quel sens l'intersubjectivité est-elle en droit la matrice du sens ? Encore faut-il définir cette appréciation qualifiée de théorique par opposition à la production pragmatique. Dans la langue française, des « barbares » cherchent à substituer « théorétique » à « théorique », ce qui prouve seulement la relative genèse du terme. « Théorie » est selon G. Steiner un mot qui a perdu ses droits. « A l'origine, il est chargé de significations et de connotations à la fois séculières et rituelles... Mais il se référé également à l'acte de témoignage accompli par des légats... C'est ainsi que la vérité habite la théorie lorsque ceue-ci contemple son objet avec une attention sans faille. » Descartes contemple avec évidence tel objet... Concrètement cela ne saurait rien dire de nos jours où le mot « théorie » a momentanément été remplacé par celui de « doctrine » (la doctrine de Newton). Bref! un historien nous dira que le mot théorie n'apparaît vraiment que dans la seconde partie du xvr siècle, avec peine, car on ne saurait parler de la « théorie des tourbillons de Monsieur Descanes ». Le sens d'un objet n'est apparu que lorsqu'on prit conscience (Fichte, 1797), la mesure de son rappon â l'absolue subjectivité dans les années 1790. Nous sommes étonnés de trouver de telles ajfirmations chez un grand penseur. Plus loin il déclarera vouloir faire pour la musique ce que Newton et Descartes ont fait pour la science30. Rien de moins ! Il profère des erreurs. C'est à présent une thèse cou-rante chez les fichtéens que de transposer chez Schelling la thèse absurde de l'égoité = subjectivité absolue... Peu importe... de même : pourquoi poser la question de ce que faisait Fichte en 1790 ? Nous le savons ! Philosophiquement il ne se passe rien, sinon que comme tant d'autres jeunes gens, il se relie à Lessing dans le conflit du Pantheismuustreit. Et voilà pour la philosophie du jeune Fichte. Nada es nada ! Le texte de George est si proche de la déclaration concernant Newton et Descanes que Steinet pratique le mythe. Comme on dit de nos jours « il n'a pas froid aux yeux ». C'est seulement le 2 septembre 1793 que dans une lettre pour ainsi dire écrite pour soi que Fichte avouera après une lecture rapide sa conversion à la philosophie kantienne31 grâce à la Critique de la raison pratique. En somme George Steiner nous a trahi. Car si le Malin Génie ne peut toujours me tromper, il nous trompera toujours. L'idée si reçue d'un Dieu trompeur qui après la défaite du Malin Génie nous trahirait, est un simple artifice littéraire pour ne pas se répéter. Ce qui est vrai ici l'est encore et toujours simple. George l'admirerait, l'adore ? Et c'est pourquoi, là, l'égologie se révèle (dans cette forme) cohérente et solide. Ce qui est ici en jeu, c'est l'idée morale de Présences réelles. Ce qui le montre est la divergence entre les pages lues jusqu'ici et celles qui suivent. G. Steiner commence à citer et surabondamment, s'écanant de la sobriété requise dans un exposé de philosophie première et sous la poussée de la culture les nombreux artistes cités au lieu d'apporter une information complémentaire noient en une même couleur les divergences creusant les sillons déjà ravinés. La musique comme thème est devenue une sourdine et l'argumentation a cédé la place à l'association des idées qui coagule les sangs les plus divers. S'il faut bien en déduire quelque chose, c'est que le Geist après Descartes et Newton exigeait me refondation et que, séduisant, le pari pour la musique n'était pas plus sûr que celui pour les sciences physiques. Philosophie ou strenge Wissenschaft ??? Exemples p. 99, sont cités Paul Klee, Kafka, Lessing, Sainte-Beuve, Aristote, Kant, Burke, p. 100 : Kant, Schelling, Wittgenstein, Samuel Johnson, Coleridge, Shakespeare, Vasa-rely, Longhi, la psychanalyse freudienne, p. 101 : Aristote pariant de Sophocle, ou Gilson de Dante. Dans un premier temps on dira que Steiner cherche à

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synthèse conduisant à l'objet et au sujet. La linguistique conduit aux structures du « Je pense que je mens », mais ne se prononce pas sur la valeur du mensonge. Kant : « C'est par le mensonge et non par le crime que le mal est entré dans le monde » - ni par la liberté qu'il suppose comme liberté transcendantale. La linguistique « théorie de la langue » est radicalement aveugle devant le passé transcendantal ; la « théorie » boite ici - tout au plus est une approche incons-ciente des origines et c'est ce que l'on peut reprocher à W. von Humboldt. La grande question dont les linguistes ne pouvaient saisir l'essence était le processus génétique conduisant à partir du magma psychique originel (symbiose) et par des scissions successives au pôle objet au pôle sujet, de telle sorte que le problème de la liaison du sujet et de l'objet est un contresens avéré, un problème aventu-reux dans sa position même. Ce contresens, un linguiste aussi éminent que de Saussure le commet en toute innocence. Dans Réelles Présences, G. Steiner s'en détourne comme d'un « vieux problème » - en quoi il n'a pas tort, mais s'accule à fournir une réponse presque aussi vieille, - mais il sera obligé d'y faire quelques allusions dans la mesure où les arts de la représentation l'exigent.

Ce que nous voyons surgir dans le mensonge, c'est la première re-flexion de l'ego. Un ego qui mentirait sans se savoir mentant serait une monstruosité logique telle que seul Dostoïevski serait capable de l'énoncer : 2 + 2 = 5, quelle « jolie vérité » ! Ce « dire » de Dostoïevski comme manifestation a toujours troublé G. Steiner. Elle est l'acte verbal qui transcende les valeurs de la logique et de la mathématique : le « dire » originel se situe au-delà (et cet « au-delà » est déjà un « placement sans fondement ») des transcendances. De ce point de vue, la valeur du Cogito cartésien doit être contestée ; sans son complément d'objet, il n'est rien, à première vue qu'une tautologie, qui repliée sur soi, n'est que non-sens : le sens du sens est non-sens - c'est la proposition la plus impie qui puisse être. Conduite en ses tourments les plus pénibles, elle « signifie » que Dieu est un non-sens et dès lors il ne faut pas s'étonner si tant d'interprètes ont opposé le cogito triomphant au Dieu mort ae l'athéisme, enfermé dans son silence cou-pable. Déjà Bayle dans ses instances contre la Théodicée crucifiait le Dieu de Leibniz et de Spinoza, qui modifié en dix-mille Turcs massacrait dix mille Infidèles (à moins que ce ne fût l'inverse). Après, ce fut bien pire : le Dieu caché de Pascal devint le Dieu perdu (Brw, 44 1) . Le Dieu perdu par qui ? Mais très évidemment par le Cogito. La linguistique η 'était pas née et déjà elle se désolait d'avoir perdu Dieu dans les ruines au mensonge. Si Dieu doit avoir un sens, c'est par et pour le moi, qui, sujet de la parole (voici trouvé le complément d'objet du Cogito), n'est cependant rien. Dieu tenait à lui même de son silence éperdu et infini dans ce sujet qui a vocation de ne pas mentir. Alors la question se transforme : le Dieu « jaloux » ne peut-il pas mentir ? Cette si haute et si grave pensée conduit bien au delà des problèmes de la linguistique à la triade furieuse que constituent Dieu, l'homme et le Diable. Je suis, donc je mens, donc il y a un Dieu et un Diable36 - on peut ajouter des moments à ces affirmations, et le sens de la phrase dépasse sa diversité. En dehors de ces réflexions hâtives, la lin-guistique et sciences annexes ne peuvent dépasser dans l'éthique que l'expérience empirique : les clivages des sciences, loin de démembrer les dossiers, n'ont rien fait d'autre que les enfouir et si peut-être nous ne progressons plus (si jamais nous avons « progressé... »), c'est que notre mémoire témoigne bien davantage de notre vie bornée que de notre immortalité37.

Leibniz disait des animaux qu'ils étaient : mens momentanea seu recordatione carens ; peut-être ne sommes-nous pas beaucoup plus avancés avec cette étincelle à laquelle le Golem ne manque qu'en partie. Suivons G. Steiner.

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Mais nous pouvons apprécier ici l'habileté de Steiner, puisque le sens de la phrase n'est pas épuisé par ses éléments qu'il vivifie du dedans, si bien qu'on peut se demander si ce sens n'est pas la manifestation conjointe de l'homme et de Dieu - je parle, donc Dieu est - et que, d'autre part, se pose alors aussi la question de la transcendance, dans la mesure où se transcendant, se posant comme l'être pour soi du sens du sens39, il devient par soi. Ce pur Pour-soi est-il maintenant une personne ou un être en un sens si purement indifférent, c'est le fond de la querelle de Schelling et de Fichte... L'affirmation du Pour-soi serait fondamentalement théologique, tandis que la diffusion de ΓΕη-soi serait fonda-mentalement immanente. Mais aussi dans le Sens du sens rencontre-t-on l'épineux problème de la personne (dans son agonie) qui est visible chez les catholiques par l'édification du crucifix qui entre-croise le simple bois et la mort sacrée. La doctrine steinerienne, si elle échappe au pathos du Nord, voit se heurter avec violence la Personne et la diversité anonyme. Dans un premier temps, ses origines semblent le sauver : parmi les saints commandements, il en est un qui implique que soit sacrilège toute représentation du Dieu d'Abraham, d'Lsaac et de Jacob. Mais l'art grec (peinture et sculpture) a bouleversé ce qui lui est apparu obsolète contre une idolâtrie sans consistance. Et les faux miracles ne cesseront de se défendre, quoi que toujours vaincus par la science des Juifi. Il demeure que le faux miracle suscite le vrai, dans la mesure où une concurrence s'établit : toujours il y aura des vierges dont les yeux de pierre se rempliront de larmes de sang et enfin toute La légende dorée. À tout ce bric-à-brac s'oppose la sévère doctrine hébraïque qui ne tolère que le chant et la musique (Ps, 5,1). Ce n'est donc pas de simple théorie dont il s'agit ici et j'use à bon escient de l'épée doctrinale de Fichte et la préférence de G. Steiner pour la musique s'explique aussi bien que le titre de l'émission radiophonique : la Voix d'Israël. Néanmoins il faut pout comprendre le sens juif être allé voir danser les jeunes filles dans le rosé des criques envoûtantes qu'anime un dernier soleil : c'est la vie sous le regard de Dieu, nue et triomphante dans sa lumière. Il faut aussi se prêter à l'écoute du Psalmiste qui dans l'harmonie des lys et des roses offre son cœur au Dieu de vie. Ce que Hegel a bien vu est que la théologie juive n'est pas un pâle récipient (« l'être suprême »40), mais au contraire une source d'énergie vivifiante41. À la judéité, il reproche de ne pas pénétrer les arcanes de la négativité42. Steiner, en affinant sa pensée, nous éclaire davantage sur sa doctrine. D'abord il cherche à contourner le fameux kinei hos erômenon repris par Maïmonide et Spinoza et bien d'autres43. Ensuite il ne veut pas d'un Sauveur. En langage militaire, cela correspond à rétrécir ses lignes de front. Mais il est vrai qu'un problème hideux se pose à G. Steiner, le banal et exaspérant problème du mal : en miroir du sens, il y a le non-sens et ses conséquences qu'il faudra examiner. Les philosophes se sont déchirés là-dessus. Le non-sens est-il la suite du Non-Sens ? Là il n'y a pas à dériver le non-sens et la personne d'un principe transcendant - l'image, si décriée par Platon suffit. Et puis chacun connaît la différence entre le Dieu des Juifs qu'enveloppe l'omniscience, tandis que le Malin n'est que logicien44. La diablerie même, selon certains, ne suppose aucune explication : le mal n'est pas une personne45, mais un zéro métaphysique, une absence de bien46 et sa version remaniée du Catéchisme. La grande erreur du catholicisme, c'est, comme le montrent ses sermons, d'avoir oublié le diable.

Le discours de Steiner aurait dû souligner les affinités de sa pensée avec celle de Moïse Mendelssohn47, le grand-père du célèbre musicien, penseur injus-tement décrié sauf par Kant. Lui aussi supposait une théologie possible sur le

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fangeux, il faudrait l'explorer et l'exploiter, car il s'agit du Purgatoire. Où l'on dit effectivement : Dieu est un autre. Toutefois implacable est la dialectique. Au conflit de l'idéalisme et du réalisme succède un moment qui fait subir une Steigerung à tous les réalismes : le surréalisme. Etranges sont mes propos et ceux de G. Steiner : « la responsabilité au sens cartésien ou kantien » ; j'ai mis de mauvaises notes pour moins que cela (Dieu et le duel). Enfin le grand mot est lâché : « La déconstruction du je" et de l'auteur sépare l'esthétique de l'éthique. » Je n'ai, de toute ma vie, jamais écrit le mot déconstructton. Je sais bien sûr que la seconde série de la W-L de 1802 est consacrée à f auto-construction de l'intui-tion intellectuelle, mais je ne vois pas ce qu'auto-déconstruction de l'intuition intellectuelle pourrait bien signifier. À bout de souffle, il faudrait recourir à la notion d'ordre chez Bergson . Ou alors déconstruction signifierait : démontrer, décomposer, débrider, décontamination, dépollution, etc. C'est bien l'idée qu'on a de soi qui dicte telle ou telle analogie58. Pourtant le débat de Steiner doit, certains termes adoucis, se ramener à l'antinomie : il y a un Dieu, il n'y a pas de Dieu, ou encore : l'homme ne peut vivre sans Dieu (G. Steiner) ; l'homme peut vivre sans Dieu. On ne résoudra pas aisément cette difficulté, car d'une part l'Écriture sainte n'est pas réservée au savant et nous avons affaire à des savants, et d'autre part cette question est aussi vieille que l'homme, et, pressés à la fin, nous η 'avons plus le temps. Or, il nous semble que, si G. Steiner sait « que la nuit est venue » (Bleibt bei uns Herr Jesus Chritus — weil es Aberui worden ist), il ne vit pas dans son cœur fragile l'urgence salvatrice. Il ne cherche jamais à déposer l'étendard de la raison pour brandir uniquement l'étoile de David ; il rêve encore à des sources bleutées et pour chacun prodigues. Au bout de sa route il se cogne à la porte qui seule procure une Idée de l'incompréhension : celle de la vérité. Derrida nageant dans le lac du non-sens ne cesse de se surprendre [acte d'incompréhension transcendantal] de ne pas voir de rivage. On dira que nous succombons dans le plus enfantin des dualismes. Mais l'historien de la philosophie n'y peut rien. Plus une écriture phihsophique est grande, plus elle se résout dans un élément simple. Aussi Dieu est-il peut-être mieux saisi dans les ténèbres de la mer que dans la trans-parence des flots. La philosophie de Derrida n'étant pas notre objet, nous ne chercherons pas à l'expliquer - en revanche nous remarquerons que G. Steiner a atteint la philosophie comme théologie en tant que Sens du sens dans une démarche anagogique s'épanouissant dans une intuition serrée et que par un jeu de bascule, bien naturel, il retombe dans la multiplicité des axiomes (au sens grec) culturels et là sa dialectique s'enraye, ne pouvant justifier dans un ordre à la fois chronologique et déductif les exemples de sens, qui, en principe, doivent éclairer le Sens du sens et qui se multiplient et s'affaissent. C'est donc toujours la même difficulté, la difficulté de Platon : comment enchaîner le multiple ? L'altérité ne se laisse pas réduire et les solutions de continuité sont nombreuses. Même le Cogito fait difficulté, relié à la res extensa. On ne s'étonnera plus dès lors de voir défiler la foule des « littérateurs ». Cependant X étonnement est un axe limité ; nous connaissons sa limite : renouvelé il tend à l'admiration, en laquelle bouche-bée nous supportons le poids ontologique de l'objet. C'est un peu ce qui arrive p. 199 : « En termes de preuves, on ne peut pas plus décider du sens, on ne peut pas plus arrêter de sens démontré une fois pour toutes par l'expérience qu'on ne peut le faire du "but" (pour autant qu'il y en ait un), ou du "sens" de notre vie dans l'écriture illimitée du temps et du monde. Il n'est pas de mode théorique ou expérimental qui nous permette de soumettre à des preuves analytiques notre venue au monde ou notre mort. C'est là l'essence de la liberté. » Dieu, la conscience et le monde et tout est dit. La meilleure image du monde est encore une bulle de savon. On aura beau dire que la « bonne lecture » sera toujours atemporelle, l'histoire, comme lac impénétrable du sens,

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fera éclater le lien qui conduit (?) d'une expérience à l'autre : le monde est un chaos. On peint, on sème, on boit : buvez et mangez. Dieu n'est pas intéressé par d'autres sacrifices dans le monde judéo-chrétien, et priez si vous ne connaissez pas d'autres manières de l'honorer. D'ailleurs, méditant sur la question connexe de l'ipséité, Steiner nous précipite dans l'arbitraire en observant que Mozart ajouta pour des raisons financières des séquences à Don Giovanni, tandis qu'il disait (dans le feu d'une conversation que « Mozart était toujours du Mozart ». Et que dire de Bach qui a conçu des cantates pour des interprètes déterminés ? Rien ! si ce n'est comme le veut L. Feuerbach 1 'In der Welt seyn. G. Steiner ne voit pas assez que le monde est soudé au monde par le Sens du sens et que le discours esthétique va d'un terme à l'autre sans nécessité, c'est-à-dire absolumenté. Il est vrai que G. Steiner a bien vu la difficulté (p. 205 ad fin), qu'il l'a affrontée avec courage, persuadé de son échec par l'échec de la constitution d'un système des arts : quels liens de fer entre Goya et Bizet ? Certes le tableau dit sa vérité -mais « sa vérité »> n'est pas la vérité, même dans la composition physicienne de Seurat. Méditant sur la relation de Kant et de Fichte, Schleiermacher donne raison à ce dernier prétendant qu'une intelligence peut comprendre une autre intelligence mieux qu'elle ne s'est elle-même comprise : il n'y a peut-être pas de système des arts, mais il y a une intersubjectivité fondatrice et là se situe l'issue pour Steina. Et alors se produit un subtil échange de perspectives que je résumerai en quelque mots : soutien du Sens du sens dans son épiphanie, la musique, par rapport aux autres arts est Form-gebung, ou encore Urgestalt : elle fonde par en haut et par en bas. Fondatrice Γ herméneutique se confond avec la compréhension qui « se conquiert avec patience ». Toutefois cette patience n'est pas quelconque : elle exprime l'homme comme négativité... L'herméneutique permet d'habiter le conjectural. Habiter c'est accomplir une longue expérience : le goût se forme et Kant devait le savoir. Cette formation s'appelle en langue allemande Bildung, et moins précisément en français : culture. G. Steiner prétend donc que la philoso-phie est l'herméneutique de la culture. Dans la voie anagogique, compte-tenu de petites erreurs, il ne s est pas trompé et, déplaçant à la fin le point d'interrogation, il a lié problématiquement l'homme et l'histoire.

Les dernières pages ne changeront pas les idées brièvement exposées. Certes leur sens est manifeste : voyez mon beau ramage ! Et de fait G. Steiner développe des gammes esthétiques éblouissantes. Fénelon dirait que « c'est quand le paon fait la roue qu'il montre ce qu'il a de plus laid ». Je ne crois pas que ces idées affinées jusqu'au feu sur la meule soient gratuitement exhibées pour cette seule fin. Il faut se souvenir de Comment taire ? : dans le miroir de la méthode tal-mudique, le vrai (esquisse) se rapproche dans la multiplication bachique des couleurs et des sons. Sans doute on ne peut inventer des Psaumes, mais on peut s'en souvenir comme de l'idéal de la prière, qui est sans fin comme les livres de G. Steiner. Souvenir : ô ! Jérusalem si je t'oublie...

Alors sonne l'heure de G. Steiner. Il a obtenu son triomphe, mais sa lumière comme celle de tous les autres penseurs, et particulièrement ceux qui jouissent des jeux de la lumière et de l'obstacle contrastés, est obscurcie par ce qui est plus que drame et tragédie: ('HOLOCAUSTE. Je ne crois pas que G. Steiner appréhende cette terrible chose autrement que le vulgaire. Ceci n'est pas objet de spéculation, ni de rien du tout qui y ressemble. Dérisoire même semble le kaddish. On demanda à sainte Thérèse d'Avila ce qu'était l'Enfer qu'elle avait visité. Rien, dit-elle, pas même une faible lumière perçue par le plus noble de nos sens, la vue, mais une odeur fétide envahissant l'odorat, le plus bas de nos sens ; l'Enfer c'est cela : une odeur insoutenable et même une odeur d'homme. La question de Steiner est toute simple : pourquoi le Dieu caché a-t-il permis tout cela ? On

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22. Aucune référence au petit livre de J . Granier (et à son Intelligence métaphysique) qui montre exactement ce qu'il ne faut pas foire en métaphysique.

23. Cf. Thierry de Montbrial, L'Action et le système du monde, Paris, 2002. 24. Mais alors que penser des déclarations initiales et fracassantes sur la musique ? 25. Cela veut dire : définir à nouveau et cela n'a un bon sens que si on pouvait trouver une définition

originaire. 26. L'expression de « bornes » serait plus appropriée. 27. Ce n'est pas moi qui écrit le mot déconstruction et je suis étranger à toutes les conséquences

doctrinales qu'on en peut tirer. 28. C'est de ce point de vue que Kant critique la Doctrine de la science de Fichte. 29. A. P., L'Archipel de la conscience européenne. 30. « Descanes et Newton font appel à une origine et à une garantie divines. Un tel recours est

précisément ce que je cherche... » 31. J'ai commenté cette lettre (en deux langues) in. Qu'est-ce que la. philosophie, Vrin. 32. Par exemple je trouve chez un « mordu » de la citation : « [...] mais ce silence est plus éloquent

qu'une citation explicite » (Marc Philonenko, Comptes rendus de l'académie des inscriptions... Un esprit ténébreux et puant (Alchimistes Grecs 296,13, Paris 1992). Qui donne le code des « silences éloquents »? Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas ou important ce que je crois futile. Sont aussi nuisibles les Esprits qui désirent voir citer l'œuvre, l'édition (Ie ou sec), le titre du fragment, sa place dans tel volume, la page, la ligne, la position du mot dans la phrase (promise à l'oubli)... Puisqu'il y a des rats de bibliothèque, il y aura des rats (il y a déjà) des rats de citations, aussi dangereux que les autres parce que (la chose est connue) l'être humain ne pourra résister à des rats engraissés de citations et pesant vingt kilogrammes.

33. Qui m'agace profondément. 34. La particule Omnis a été rajoutée par Hegel à la formule de Spinoza dans sa Wissenschaft der

Logik. 35. Pascal ne parle pas qu'une fois du Dieu perdu et Hegel fut le premier à en tirer la juste consé-

quence. 36. Cf. ma longue conférence de Tunis (2000 - Université de Kairouan) (filmée et enregistrée). 37. A. P., Bergson ou de la phibsophie comme science rigoureuse. 38. Ce n'est pas une dégradation du Cogito comme chez Malebranche. 39. Nous sommes bien proches des doctrines trinitaires. 40. Deux fois en français dans la PHG. 41. Le cas d'A. Comte mériterait une longue réflexion. 42. Ν eher, L'Essence du prophétisme : « la négativité n'est pas un concept juif ». 43. Cf. Chestov in La Philosophie du malheur, Paris, Vrin, 1998, t. 1. 44. Dans l'affrontement avec Dieu au sujet de Job, Satan pense selon le mode de la pensée. 45- ils ne savent pas s'il faut écrire : le diable ou le Diable. 46. C'est la dialectique de la grandeur négative.

47. Moïse Mendelssohn a donné des traductions poétiques de textes eux-mêmes poétiques. 48. In Fichte en France. 49. Je reconnais que son appréhension du phénomène ne laisse pas de paraître psychologique. 50. A. P., Leçons platoniciennes et Leçons aristotéliciennes. 51. L'importante Géographie de Kant vient d'être éditée et traduite. 52. tl faut dire que c'était des Européens» car dans la formation des jeunes gens des stages à l'étranger

étaient naturels. À Salonique même on parlait espagnol, français et anglais. 53. P. Miquel, Le Gâchis des généraux, Paris, 2002. 54. Fichte est beaucoup plus « pacifiste » que Hegel pour qui y regarde de près. 55. Ou encore imagination créatrice. 56. H. Cohen, Kant; Theorie der Erfahrung, Berlin 1918. 57. A. P., Bergson. Théorie des deux ordres, IIP partie. 58. Je me propose d'écrire un petit texte sur « Analogie et imagination ».

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Simone Weil : un « Socrate devenu fou » ?

François L'Yvonnet

On se gardera de forcer le trait pour les besoins d'un article, George Steiner s'il parle de Simone Weil, en parle peu et rarement en bien. Il est remarquable que les références faites à la philosophe sont le plus souvent - mais pas toujours1 — aJlusives, voire sibyllines... Étrange présence que celle de cette « juive antisé-mite », sévèrement admonestée aux détours de certaines pages, sans que l'on sache toujours à quelle fin, ni vraiment pourquoi... C'est bien le statut référentiel de Simone Weil qui est en jeu.

George Steiner ne se prive jamais de sanctionner ses extravagances, son ton péremptoire, ses jugements à l'emporte-pièce : « Que faire d'un penseur qui décrétait, sur le ton de la certitude apodictique, magistrale, que les tragédies de Shakespeare sont de second ordre à l'exception de Lear ? Qui déclara que Y Iliade, les tragédies d'Eschyle et de Sophocle trahissent on ne peut plus clairement que les poètes qui les ont produites étaient dans un état de sainteté. Qui dit et redit que la civilisation du Languedoc au XII' siècle était proche de l'utopie parce que cathares et catholiques y avaient trouvé un équilibre harmonieux ? Quels sorts réserver aux écrits abondants, souvent péniblement forcés, où Simone Weil s'évertue à découvrir dans la poésie lyrique et le drame grecs non moins que dans la philosophie platonicienne des préfigurations matérielles spécifiques et des analogies avec les Évangiles ? »

La cause pourrait être entendue, à quoi bon perdre un temps précieux à lire une oeuvre qui frise le délire, s'autorise des raccourcis douteux, fourmille d'aperçus fantaisistes. À la question posée par Ramin Jahanbegloo : « Qu'est-ce qu'être un classique à vos yeux ? », Steiner répond : « C'est être relu constam-ment, continuer à être inépuisable et à provoquer de profondes dissensions-Mais c'est également être mal lu. Pour donner un exemple, la critique que Simone Weil fait de Y Iliade est erronée d'un bout à l'autre, mais il n'y a que Homère qui soit susceptible de provoquer une telle interprétation. » Dans un autre texte, l'interprétation weilienne de l'Iliade comme « poème de la souffrance » est jugée

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président du Conseil, Edouard Daladier lui ayant accordé un droit de séjour en France, à la condition de s'abstenir de toute activité politique publique. L'appar-tement de la famille Weil, rue Auguste-Comte, lui permit d'organiser à Paris des réunions en petit comité avec quelques-uns de ses sympathisants. À cette occasion, Simone et Léon eurent ensemble de véhémentes et interminables dis-cussions sur la Russie devenue stalinienne, sur le rôle du Parti communiste alle-mand6... Elle n'a que 24 ans !

Sans parler de son courage physique. À l'usine où elle usa ses forces, en Espagne avec la colonne Durutti (même si une poêle à frire eut raison de son engagement), Simone témoigna de ce courage remarquable que Steiner admirait chez son ami Boutang, fin métaphysicien et néanmoins « barbouze des batailles de rues ». « Elle sut, dit-il, transformer la souffrance et les circonstances excen-triques en universalité, précisément en un sens kantien. » Il y a en effet chez Simone une manière assez singulière de conjoindre la théorie et la pratique, de dresser des ponts, de frayer des passages, d'approfondir le particulier pour y découvrir des voies d'accès vers l'universel, « l'amour, disait-elle, doit toujours être dirigé sur un objet particulier, sans cesser d'être réel, et ne devient universel que par la vertu de l'analogie et du transfert7 ». Mais si la souffrance, chez Simone, est expiatrice et rédemptrice (comblant la distance instaurée par la néces-sité, en l'épurant infiniment), elle est formatrice chez Steiner (né avec un lourd handicap du bras et de la main droite, il sait gré à ses parents d'en avoir fait un atout, à sa mère de lui avoir « insufflé tout ce qui est en [lui] de volonté et d'autorité8 ». Une différence de taille. On imagine mal Steiner, faire sien le mot de Simone : « Toutes les fois que je pense à la crucifixion du Christ, je commets le péché d'envie. »

Steiner remarque, au grand dam des amis de Simone Weil, qu'elle fut « largement responsable de sa mort en 1943 ». Laissons pour l'instant la question de la « folie » de Simone, car même s'il y insiste à l'occasion, c'est avec beaucoup de justesse et dans un tout autre registre que l'on doit entendre, nous semble-t-il, un tel jugement. C'est la dimension socratique de Simone qui est en cause : « Mais de façon concomitante, le penseur, l'homme de science, l'artiste, l'ironiste ou le satiriste qui presse in extremis ses doutes constructifs, qui met son addiction à ce qu'il prend pour la vérité au-dessus des croyances héritées et des compromis essentiels à la perpétuation de la cité, répète la provocation socratique. Consciem-ment ou non, sur un plan séculier (celui d'un Karl Kraus) ou sur un plan philosophico-religieux (celui d'une Simone Weil), celui qui dit non à l'injustice, à la cupidité et à la stupidité humaines non seulement risque, mais sollicite une destinée socratique9. » Insensible aux « séductions du pouvoir terrestre », comme à toutes intimidations, Simone, elle aussi, selon le mot de Nietzsche, « voulait mourir et força Athènes à la ciguë ».

« L'exécution de Socrate et la haine du juif, dit Steiner, expriment les peurs et l'abomination organique que la tyrannie et la populace éprouvent envers les hérésies de l'intelligence. » Philosophe et juive, malgré qu'elle en eût, elle était de ces esprits qui « hurlent aux oreilles de l'humanité et lui demandent de se réveiller une fois de plus pour devenir meilleure10. »

<< JE ME SUIS TOUJOURS DEMANDÉ POURQUOI SOCRATE N'ÉTAIT PAS JUIF » (G. STEINER)

W ; J l n > O I l e ^ l a " j a ! V C a n n s é m i t e »' ne manque jamais d'agacer George Sterner. Certes, 1 agacent plus encore les litanies doucereuses de certLs épigonfs

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(qui le lui rendent bien") et les «dégoûts» des contempteurs. Comme si les uns et les autres se plaisaient à rejouer indéfiniment, pour la plus grande satis-faction des happy few, la scène de l'affrontement. C'est un « dialogue de sourds », dit-il. Elle mérite mieux que cela, tout de même : « Sur ce plan de l'apologie, une discussion sérieuse n'est guère possible. » Mais sa « tendance au diktat argu-mentativ, sa « faiblesse logique », la rendent exaspérante. Et puis, il n'aime pas ses manières : « Je reproche à Simone Weil d'avoir quitté un clan qu'il est incon-cevable de quitter dans le siècle d'Auschwitz, car le judaïsme est un clan dont on ne peut pas démissionner12. » Un clan, le mot peut surprendre. Ailleurs, il parle de club. À Pierre Boutang citant Pascal, pour lequel il y aurait moins de chrétiens qu'on ne le croit, Steiner réplique : « C'est votre côté Jockey club transcendant, vous ne voulez pas trop de membres. C'est un snobisme très par-ticulier chez vous. Je le partage assez, je ne souhaite pas que l'on se convertisse au judaïsme. Je suis jaloux de mon club, moi aussi... Nous sommes l'un et l'autre des particuiaristes assez méchants13. » Une trivialité apparente, qui cache une conviction très profonde, de nature aristocratique, au sens fort et grec du terme. Il y a une appartenance (à un clan ou à un club) dont on ne démissionne pas... Quelque chose comme la « réserve intérieure » d'un « pèlerin du possible », voca-tion tragique de ces perpétuels « invités des autres » qui doivent « laisser la maison où l'on est invité, un peu plus riche, un peu plus humaine, un peu plus juste, un peu plus belle qu'on l'a trouvée !14 ». On ne rompt pas avec un clan méta-physique, on ne prend pas congé d'un club immémorial.

Simone Weil n'est pas ta seule de la famille des « juifs anti-judaïques » - la jüdischer Selbsthasser à' un Marx, d: un Weininger et « par moment de Karl Kraus » ne lui est guère plus « ragoûtante » - mais chez elle « les choses sont plus banales et plus laides », la « répugnance » prendrait un « tour fébrile ». Nous reviendrons sur cette conjonction de la pathologie et de l'antisémitisme, devenue l'un des classiques des philippiques anti-weiliennes. Pourtant, Steiner n'est pas homme à s'indigner, il laisse cela aux donneurs de leçons patentés. Ceux qui l'ont lu, savent qu'il ne s'embarrasse pas du « littérairement correct » quand il s'agit de célébrer l'importance d'une œuvre, fut-ce celle d'un salaud. Mais Simone Weil a le mauvais goût et l'outrecuidance de récuser sa judéité, de démissionner du club... Ni à la manière de Marx, chez lequel le Juif finit pas se confondre avec le ploutocrate, ni à celle d'un Weininger qui dans Sexe et caractère jette dans le même sac, la Femme et le Juif. Qu elle le fit avec un rare acharnement, dans des mots qui peuvent faire frémir et en des temps de persécution maximale, pourrait suffire à justifier l'agacement de Steiner, mais c'est surtout parce que la judéité qu'elle accable de tous les maux, est celle que George Steiner revendique. Il est juif, précisément, là où elle répugne à l'être.

Qu'est-ce qu'être juif pour lui, sinon être un déraciné, ce que les nazis nommaient Luflmensch, « créature de l'air », « homme de rien » pour eux, et donc « à réduire en cendre15 », dans son esprit « homme du vent », et de citer Le Cimetière marin de Valéry : « Le vent se fève, il faut tenter de vivre. » Le Juif est errant et c'est sa singularité. Pour toute adresse : des hôtels ou une gare « où l'on entend passer les trains ». « L'idée casanière de l'esprit, je n'ai jamais pu l'avoir16 », dit-il. La valise doit toujours rester prête : si « l'arbre a des racines », «l'homme a des jambes, et [...] c'est là un progrès immense17». Pour ces « nomades du mot », une seule patrie, le texte ! « Je crois que le Juif est celui qui, à la porte même d'une chambre à gaz, corrigerait encore un texte. Des rabbins l'ont fait. Corriger un texte, c'est interpeller Dieu en Lui disant que l'on est fidèle à ce cancer de la pensée, à cette pathologie de l'absolu qu'il a mise en nous on ne sait pourquoi, c'est Lui dire ce que ça nous a coûté. C'est comprendre

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traduit en particulier par un ascétisme rigoureux (qui conduit à valoriser les restrictions alimentaires) et un refus d'assumer ce qui fait l'apanage des femmes dans la transmission de la vie. Mais, comme le fait remarquer très justement Jacques Maître, Simone entre autres paradoxes veut accéder au divin sans passer par l'Église, et reste à distance des traditions qui « marquent la filière mystique catholique », ce qui complique quelque peu le tableau clinique.

Cela étant dit, gardons-nous des glissements abusifs, l'anorexie, fut-elle mys-tique n'est pas « masochisme », même si humain trop humain, des composants masochistes ont pu tisser une partie de ses actions.

Alors, encore une fois, Simone Weil était-elle folle ? Sans doute, un peu, mais guère plus que le commun des mystiques, si l'on peut dire... Folle de Dieu, oui, en un siècle où cette forme de folie, très féminine dans notre tradition spirituelle, était un peu passée de mode. Folle, comme Thérèse d'Avila, cette autre juive « convertie31 » aux extases inquiétantes.

A propos de l'anéantissement de ce qui en nous dit « Je », Simone Weil cite dans ses Cahiers une phrase de Céline : « La vérité est une agonie qui n'en finit pas, la vérité est du côté de la mort, il faut choisir, mourir ou mentir.,.32 », Céline ajoute qu'il n'a jamais pu se tuer. Elle si, d'une certaine manière, et socratiquement, nous l'avons vu.

Simone Weil était-elle antisémite ou anti-judaïque ? George Steiner ne voit dans les études weiliennes qu'un « dialogue de sourds, dans les hyperboles à la fois de la louange et du rejet », qui viendrait du « refus conscient ou refoulé, d'explorer le problème central du judaïsme de Simone Weil et de son rejet du judaïsme ». La question du judaïsme informulé de Simone Weil mériterait en effet d'être fouillée, autrement qu'en brandissant des anathèmes...

Son rejet d'Israël est total : on pourrait multiplier à l'envi les phrases assassines, les diatribes qui témoignent de son rejet total de tout ce qui, de près ou de loin, s'apparente au judaïsme : « Tout est souillé et atroce, comme à dessein, à partir d'Abraham inclusivement, chez tous ses descendants (sauf Isaïe et Daniel)33. »

Ne nous voilons pas la face, avec le recul, certains propos de Simone Weil sont insoutenables (« Les atrocités, l'Inquisition, les exterminations d'hérétiques et d'infidèles, c'était Israël »), comme nous paraît aberrante, la volonté de laisser la porte close sur la part juive de la tradition chrétienne (« Notre civilisation ne doit rien à Israël. (...) [Elle] procède d'une inspiration religieuse qui, bien que chronologiquement pré-chrétienne, était chrétienne en son essence »). Israël se trouve frappé d'exclusion parce que réputé idolâtre, impie, fanatique et adorateur de la puissance... Contre toute évidence, elle récuse la filiation du christianisme avec l'Ancien Testament : Yahvé est un faux dieu, le « Dieu des armées » (ainsi traduit-elle - quelle chance de l'apprendre par Simone Weil, dira Emmanuel Levinas3"® — le mot hébreux AdonaïZebaoth), un dieu tout puissant et sans bonté.

La question de l'antisémitisme de Simone Weil a fait couler beaucoup d'encre. Son anti-judaïsme est patent, il est vain de le contester tant les occur-rences abondent, mais il est de même nature que son anti-romanisme, jamais racial. Il porte les traces du marcionisme, sans être clairement identifié comme tel. En tout cas, sa volonté de purifier le christianisme de toute trace de judaïsme n'est pas d'une très grande originalité.

Paul Giniewski, dans son essai polémique consacré à Simone Weil et la question juive, examinant sa vie et son oeuvre sous l'angle de la judéité, imaginera {)énétrer par cette « brèche » au fond de son êtte. Fort d'une telle approche, que

es commentateurs weiliens auraient négligée, P. Giniewski croit reconnaître dans 67

les accents singuliers de son antisémitisme - effet d'une haine de soi exacerbée -un cas limite des méfaits « de l'assimilation des Juifs à leur milieu ».

Si on peut souligner les défaillances du judaïsme français, voire pour partie mettre au compte de l'assimilation les aveuglements d'une frange de la commu-nauté juive, on ne saurait par là tout expliquer, ni les accents de Γ anti-judaïsme weilien (et d'un certain antisémitisme chrétien), ni la méconnaissance très lar-gement partagée à l'époque des traits distinctifs de l'antisémitisme « judéocide » (Arnold Mandel) nazi. Admettons avec Giniewski - qui dit se garder de vouloir envenimer les relations judéo-chrétiennes - que Simone Weil a pratiqué un antisémitisme chrétien, tout en se forgeant une vision fausse du christianisme... Mais peut-on pour autant reprocher à Simone Weil de ne s'être jamais déter-minée en tant que Juive ? Quand Hannah Arendt écrit : « Lorsqu'on est attaqué en qualité de Juif, c'est en tant que Juif que l'on doit se défendre », nous sommes dans l'après-guerre, la Shoah est dans les mémoires, l'État d'Israël est né, la prise de conscience de l'identité juive en a été transformée. Aussi abrupt que cela puisse paraître, si Simone Weil est restée aveugle au sort des Juifs « en tant que juifs », c'est que la judéité (le fait d'être juif) et la judaïcité (l'ensemble des personnes juives) n'avaient pour elle aucune espèce de réalité. On peut certes s'en étonner, y voir les plus sombres augures, mais c'est un fait.

Dans une lettre envoyée à Jérôme Carcopino, ministre de l'Instruction publique de Vichy, elle écrit : « J'ignore la définition du mot juif ; ce point n'a jamais été au programme de mes études. [...] Ce mot désigne-t-il une religion ? Je ne suis jamais entrée dans une synagogue, et n'ai jamais vu une cérémonie religieuse juive. Quant à mes grands-parents, je me souviens que ma grand-mère paternelle allait à la synagogue ; je crois avoir entendu dire qu'il en était de même de mon grand-père paternel ; je sais que les parents de ma mère étaient tous deux libres-penseurs [...]. Ce mot désigne-t-il une race? Je n'ai alors aucune raison de supposer que j'ai un lien quelconque, soit par mon père, soit par ma mère, avec le peuple qui habitait la Palestine, il y a deux mille ans. [...] Au reste, on conçoit l'hérédité d'une race, mais on conçoit difficilement l'hérédité d'une religion. Pour moi qui ne pratique aucune religion et n'en n'ai jamais pratiqué aucune, je n'ai certainement rien hérité de la religion juive. Ayant à peu près appris à lire dans les écrivains français du XVIP siècle, dans Racine, dans Pascal, en ayant eu l'esprit imprégné à un âge où je n'avais jamais entendu parler de juifs, s'il est une tradition religieuse que je regarde comme mon patrimoine, c'est la cradirion catholique. La tradition chrétienne, française, hellénique est la mienne ; la tradition hébraïque m'est étrangère35. »

« QUI PENSE GRANDEMENT DOIT ERRER GRANDEMENT » (HEIDEGGER)

Cher George Steiner, votre agacement n'est pas sans raison, s'il n'est pas non plus sans passion. Elle a quitté le club, alors que le bateau prenait l'eau avec les vieillards, les femmes et les enfants, alors que se perpétuait l'inimaginable, on comprend que vos mots soient durs, très durs. Ainsi invitez-vous à « mille pré-cautions » : dans le cas de Simone Weil « comme dans celui de Wittgenstein, peut-être, le problème n'est pas seulement d'une immense complexité, nécessi-tant la délicatesse la plus scrupuleuse dans la recherche, et un chercheur qui sache faire montre de pudeur et se contenter du provisoire absolu : à bien des égards, le problème est éminemment déplaisant voire repoussant. Il faudrait la pénétration psychologique d'un Dostoïevski et la Caritas d'un saint pour consi-

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Correspondance autour de Présences réelles

George Steiner et Sebastiane Timpanaro

1-50129 Florence, via Ginori 38 10 avril 1992

Cher et illustre professeur,

J'ai reçu Verepresenze de Garzanti. Je l'ai lu une première fois avec une très vive passion, mais - précisément pour cela, peut-être - trop rapidement. Par ailleurs, je ne veux pas trop tarder à vous remercier. Aussi écris-je cette lettre « provisoire » en attendant de relire le livre plus à fond et (si j'en ai la capacité) d'en écrire une recension, qui sera sans doute insuffisante, mais pourra, au moins, servir à susciter un débat dans lequel interviendront des spécialistes plus intel-ligents et préparés que moi.

Depuis de longues années, je suis un admirateur de vos écrits critiques et théoriques et de vos œuvres artistiques et éthico-politiques (je n'en cite qu'une, que j'ai trouvée particulièrement admirable, par sa beauté unie au courage : Le Transport de A. H). J'ai aussi lu quelques-uns de vos jugements fort élogieux

sur moi, et je ne vous en ai pas remercié faute d'avoir pu me procurer votre adresse. Ces jugements, qui sont repris avec plus de force encore dans Réelles Présences m'ont procuré une grande joie en même temps qu'ils m'ont surpris puisque (bien que je sois de quelques années plus âgé que vous) je n'ai en vérité jamais bien compris quelles « dettes » vous pouviez avoir envers moi — vous qui êtes tellement plus riche par la culture, le goût artistique et la profondeur intel-lectuelle. Je suis un spécialiste « secondaire » : je devrais être sous le coup de votre condamnation ! Il est vrai, toutefois, que sur des points fondamentaux, nous nous trouvons en parfait accord : sur le refus du déconstructionnisme, sur la conviction que toute étude sérieuse de la littérature doit être « enracinée dans

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le contexte historique et social et même dans la vie et le milieu de l'artiste ». Mais ces choses-là, vous ne les avez certainement pas apprises de moi !

Quant à Contini, dont nous pleurons encore la disparition, j'ai toujours admiré sa grande culture et sa sensibilité. Mais tout en me reconnaissant nette-ment inférieur à lui, j'ai toujours éprouvé, avec douleur, un certain détachement vis-à-vis de lui. Sa « coquetterie » m'a souvent été insupportable. Je me souviens de son essai sur Pétrarque qui commence ainsi : « L'enseigne à l'ombre de laquelle loge le présent essai est le langage de Pétrarque. » Pour épater le lecteur, au lieu de dire simplement « Dans cet essai, je me propose d'étudier la langue de Pétrarque », est-il vraiment sérieux de recourir à une métaphore aussi alambiquée et de mauvais goût ? J'ai toujours craint que, surtout dans sa philologie et dans sa linguistique, il y ait, à côté d'observations neuves et aiguës, une bonne dose d'exhibitionnisme. Il me semble que cette façon d'écrire ne devrait pas non plus vous plaire. Mais vous n'y verrez que péché mignon véniel d'un grand savant, et vous aurez raison. Je répète que je me suis toujours jugé très inférieur à Contini.

Votre intolérance envers le mare magnum des études de critique littéraire parfaitement inutiles sur des auteurs grands et petits, pour les inanités esthéti-santes, pour les congrès où ces messieurs les professeurs répètent toujours les mêmes choses, pour l'influence néfaste du journalisme, des mass médias, de l'informatique qui se substitue à la mémoire trouve mon accord plein et entier. Votre aversion pour ce flot de production « secondaire », même quand, à dessein, vous l'exprimez avec un certain sens du paradoxe, est plus que juste. En Italie aussi se produisent des absurdités, jusque dans l'université : gare au malheureux étudiant qui, dans une thèse sur Sénèque, n'a pas lu toute la bibliographie, surtout la plus récente, qui, souvent, est loin d'être la meilleure ! Si, au contraire, il n'a pas lu Sénèque, 1 indulgence est bien plus grande. Le combat que vous menez est réellement très méritoire.

En revanche, je demeure plus sceptique quant à votre « contre-proposi-tion » : considérer comme l'unique (ou, au moins la meilleure) forme d'inter-prétation et d'évaluation artistique celle que constituent les autres œuvres d'art, et faire de la création ou de la recréation artistique un acte religieux, une iden-tification avec Dieu. Je sais bien que ces quatre lignes que j'ai écrites sont extrê-mement sommaires et ne rendent pas justice à tout ce que vous écrivez à ce propos. Je sais aussi que, comme je l'ai dit, il me faudra encore y réfléchir, et a'ores et déjà jamais je ne dirais que votre « esthétique théologique » est « absurde et réactionnaire » ! Vous posez des problèmes très sérieux. Par exemple, il est certainement juste d'insister sur la difficulté, voire l'impossibilité, d'une sémio-tique de la musique mais aussi des arts figuratifs. On peut dire que la musique est un art dans lequel le rapport signifiant-signifié n'existe pas, tout au moins pas sous la forme où nous le trouvons en littérature. Je peux goûter la musique russe sans savoir un mot de la langue russe (et quelque chose d'analogue vaut pour les arts figuratifs), tandis que pour la poésie, si je ne sais pas le russe, je dois me contenter de traductions. Et pourtant 1) cet « enracinement dans le contexte historico-social », que vous [...] jugez indispensable à une authentique compré-hension de la littérature, n'est-il pas nécessaire (de façons, certes, relativement plus difficiles à préciser) également pour la musique et les arts figuratifs ? Bach aurait-il pu écrire la musique qu'il a écrite s'il avait vécu en plein XDC siècle ? Les impressionnistes français seraient-ils imaginables à l'époque de Cimabue et de Giotto ? Si la réponse est, comme je le crois et comme il est évident, négative, tout ce qui s'est écrit ou qui s'écrira sur le « langage », sur les « styles » musicaux ou figuratifs ne devra pas être liquidé comme une masse de métaphores dénuées de sens ; 2) à votre aversion pour les essais esthétiques (que je partage, je l'ai

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musique. Invocation qui, à son tour, affleure très évidemment au domaine de cette grande SOIF en nous, de ce sens de Γ Angst merveilleusement présent dans Pascal, Kierkegaard et Heidegger dont l'enjeu est, finalement, religieux. Lecteur d'Adorno, je sais les aspects socio-économiques de Bach ou de Mozart ; je connais les faiblesses de l'enregistrement et la narcose dangereuse dans certaines musiques. Mais RIEN dans le matérialisme ne m'aide à comprendre véritablement ce que Wittgenstein - virtuose de l'austérité ironisante - voudrait me faire partager quand il note que par TROIS FOIS c'est l'adagio du 3e quatuor de Brahms qui l'a sauvé au seuil immédiat du suicide.

Vous avez parfaitement raison aussi en notant une certaine contradiction entre ma notion que la rare philologie authentique (celle d'un Housman, d'un Timpanaro) soit la seule approche valide à l'herméneutique du texte, et mon insistance sur le parasitisme du secondaire. Mais c'est exactement là que mon insistance sur le logos dans la philologie authentique, sur le caractère du « pari transcendant et cartésien sur le sens au sens » dans une telle philo-logie, devrait avoir son plein poids. Chez vous, chez Walter Benjamin, chez Karl Barth, il y a une « mystique de la précision grammatologique » et une « récupération du sens » qui feit de votre marxisme rien de moins qu'un « messianisme du mot ».

Si cette partie de ma lettre vous semblait utile en guise de note liminaire à votre recension dans Belfagor, elle est à votre entière disposition.

Mais il y a pire ! II se pourrait que vous eussiez entendu des bruits concer-nant un tout petit roman, une longue nouvelle, maintenant en voie de traduction chez Garzanti. Il s'y agit de la crise matérielle et psychique subie par un correcteur d'épreuves communiste, qui travaille la nuit, et pour lequel le marxisme est la tentative suprême de CORRECTION. Corrigenda aux errata de l'injustice, de la souffrance, des superstitions, de la servitude humaine. Cette mini-fiction décrit la vie de cet homme lors de la chute du mur de Berlin et de celle du PCI. L'action se situe dans une « Turin » imaginaire.

Il est évident que S. Timpanaro est le prototype par moi purement imaginé de cette nouvelle. J'ai eu l'espoir stupide que cette toute petite chose, hommage à vous, ne viendrait pas à votre attention (je sais votre porte fermée). Mais inévitablement vous en aurez connaissance. Mon « héros », anti-héros, est, bien sûr, anonyme, mais néanmoins...

Je dis en toute vérité que je préférerais ne pas publier ce bref texte en italien que de vous irriter même momentanément. Car son inspiration, son but, est celui, je l'ai dit, d'un hommage à un homme que je ne connais pas, mais qui est pour moi, intensément, une si « réelle présence ».

Je devine combien vous êtes pris par vos travaux et combien essentielle est votre privacy - ce rayonnant terme anglais que ne peut traduire le français. Mais puis-je espérer que le contact se fasse maintenant entre nous. Je suis ici de Pâques à fin octobre chaque année, puis à l'Université de Genève, pas si loin de vous, entre octobre et Pâques.

Vi prego, de tout cœur, di ricevere i più cordiali saluti e l'espressione délia mia profonda gratitudine.

George Steiner

Il Correttore (Épreuves, en français) parut en italien. S. Timpanaro refusa de se reconnaître dans le personnage. La recension de Vere presenze demeura inachevée. En italien, les notes de S. Timpanaro sur sa lecture de Présences réelles, les premières pages de son compte rendu et les lettres échangées ont été publiées par les soins de Michele Feo.

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foncière d'antisémitisme, oil l'on ne manquerait pas de reconnaître les derniers bredouillages du syndrome de Vichy3. Mais elles étaient ici exprimées par l'un des principaux mémorialistes du génocide nazi — chose aussi inattendue que la pointe sur les Amalécites par laquelle nous avons commencé.

Et à laquelle nous revenons. Car cette entrée en matière devait en fait sonner en accord avec la réponse qu'elle introduisait. Le conférencier entreprit alors d'évoquer une mémorable représentation de Wagner à Vienne, au tournant du siècle. A l'orchestre, se trouvait Theodor Herzl ; dans l'un des balcons les plus hauts : Hitler, assis ou debout. Le spectacle les aurait également inspirés tous les deux, mais nul doute que leurs rêves fussent très différents. La chronologie peut créer ici un petit problème. Si l'on en croit son ami Kubizek, c'est entre février et juillet 1908 que Hitler suivit assidûment les opéras de Wagner joués à l'Opéra de la Cour de Vienne ; il avait alors dix-neuf ans-4. Herzl, cependant, était mort en 1906. En somme nous sommes ici en présence d'un mythe steinerien de la musique, un genre qui l'a de longue date intéressé. La condition d'un langage privé de référent se distingue par quelque « inhumanité élémentaire », suggère-t-il dans Erratt^. D'où la violence « inhumaine » des mythes - Marsyas écorché, Orphée démembré, les Sirènes meurtrières - qu'il associe à l'origine de la musique. Mais « par-delà le vrai et le faux », le poids du non-référentiel le conduit « par-delà bien et mal » ; et c'est là que s'enracine son mythe Wagner : Hitler et Herzl, nazi et juif, bourreau et victime communiant, impensablement, dans l'insondable musique de l'avenir.

Comme les Amalécites...

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Si le mot sur les Amalécites, qui aurait pu tout aussi bien passer inaperçu, est resté gravé dans ma mémoire, c'est qu'il faisait étonnamment écho au chapitre sur Steiner que je venais d'achever pour un volume sur les émigrés français de New York au cours de la Seconde Guerre mondiale6. Le propos de ces pages étant, pour une large part, de prolonger ce chapitre, peut-être est-il utile d'expli-citer la résonance telle que je l'ai perçue.

Le lien est on ne peut plus explicite avec la principale œuvre de fiction de Steiner, Le Transport de A. H. Le thème en est, rappelons-le, la panique provo-quée dans une série de capitales occidentales à la perspective d'un procès pour crimes de guerre contre un Adolf Hitler branlant de 90 ans, que les services secrets israéliens ont capturé dans la jungle amazonienne. Car les compromis de toutes sortes avec l'incarnation du mal dont chacun des ennemis putatifs du nazisme s'est rendu coupable leur promettent à tous des moments particulière-ment embarrassants. Dans le contexte qui est le nôtre, cependant, plus particu-lièrement intéressant est la fin du roman, qui consiste en un discours de Hitler : ses premiers mots du livre, à ses ravisseurs israéliens. Le thème en est qu'il a tout appris des Juifs : « De vous. Tout. Mettre une race à part. La préserver de toute souillure. Placer devant ses yeux une terre promise. Nettoyer cette terre de ses habitants ou les réduite en servitude. Vos croyances. Votre arrogance. [...] Mon racisme ne fut que parodie du vôtre, qu'une avide imitation7. » Et le plus frap-pant, c'est que le discours conclusif de Hitler n'ait droit à aucune réfutation. Autrement dit, le roman se termine largement comme la pointe sur les Ama-lécites : les victimes putatives du génocide, les Juifs, sont tenus responsables, à quelque niveau, de l'invention du genre. Wagner, la culture sous sa forme la plus haute, est le médium dans lequel Herzl et Hitler peuvent communier. Une proposition, ai-je soutenu, qui sort tout droit de Simone Weil : Hitler, l'apo-

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théose de Rome (« le gros animal athée » de Weil) et Israël (« le gros animal religieux ») étaient des formations culturelles jumelles8.

Or le degré de compatibilité et d'incompatibilité de Rome et de Jérusalem est le thème de l'unique œuvre à laquelle Steiner, dans Errata, attribue sa voca-tion littéraire : Bérénice, de Racine. Car c'est « l'immense minimalisme » de la pièce de Racine, étudiée au Lycée français de New York pendant la guerre, qui initia le jeune lecteur au « long midi de la littérature française » et aiguisa sa volonté d'être comparatiste, c'est-à-dire un virtuose dans l'art de « jouer les agents doubles ou triples », de pratiquer cette noble ou « honnête trahison » consistant à épouser ou élucider des valeurs cuturelles apparemment différentes des siennes9. Bérénice, bien entendu, est un drame sur les conséquences d'une guerre contre les Juifs. Au moment de la destruction du Second Temple, Titus prend une concubine juive, Bérénice, mais il est obligé de la rejeter — invitas invitant, suivant l'expression de Suétone - sitôt qu'il accède au rang auguste d'empereur. Pour autant que le départ de Bérénice, le renvoi de la Juive, ait été lu plus comme invitam qu'invitus, on est tenté de lire la pièce elle-même - ou d'allégoriser la lecture qu'on pouvait en faire au cours de la Seconde Guerre mondiale — à partir de la politique juive du régime de Vichy telle que l'ont analysée Robert Paxton et Michael Marrus : une déportation et/ou une persécution prétendument invo-lontaires (invitus) des Juifs de France, qui furent à l'occasion poursuivis avec un zèle qui paraît tout sauf involontairei0.

Il est plus frappant encore, dans notre perspective, de voir à quel point le thème de « l'agent double » paraît être au cœur de Bérénice. Concubine du conquérant de son peuple, Bérénice elle-même était vulnérable aux imputations de trahison. S'agissant du mythe, notre principale source historique est Flavius Josèphe, l'historien juif, que son opposition au zèle de ceux qui résistaient à Rome avait conduit dans le camp des Romains. Ainsi donc, la voie qui a conduit Steiner à « l'honnête trahison » de la littérature comparée paraît hantée par une « honnête trahison » fixée sur le fantasme de l'union d'un Juif et d'un anti-Juif : Bérénice et Titus, Jérusalem et Rome, Moïse et A. H., Herzl et Hider, Hébreu et Amalécite...

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Wagner, la « chaîne alpine » que constitue son œuvre, semblerait être pour Steiner le compositeur talismanique11. Pourtant, l'opéra qu'il choisit de com-menter avec une longueur intrigante dans son premier recueil d'essais, Language and Siknce, est non pas de Wagner, mais de Schönberg : Moses und Aron, son chef-d'œuvre inachevé. Non que Wagner soit absent de l'étude. Steiner prend soin de préciser qu'il est inexact de dire que l'opéra est « sans précédent » puisqu'il est « lié au Parsifal de Wagner12 ». Ainsi sommes-nous de nouveau confrontés, fut-ce de manière périphérique, au lien entre Wagner - ou l'opéra per se - et le judaïsme. Dans une lettre à Alban Berg, le compositeur écrivit que l'œuvre avait été un élément crucial de son « retour au judaïsme13 ».

Toute l'habileté de Schönberg consiste à monter Aaron, dont la voix glo-rieuse figure en partie la propension à l'idolâtrie, contre Moïse, dont le rôle est récité, plutôt que chanté. L'ascèse que requiert un Dieu dit unvorstellbar, irre-présentable, dicte ainsi le sacrifice du chant, propriété quintessencielle de l'opéra. Et Steiner rattache ce sacrifice mosaïque à la circonstance qui, en définitive, empêcha Schönberg d'achever son opéra. En accord avec Adorno, il explique que l'œuvre fut en partie conçue comme une « action préventive contre le sur-gissement du nazisme14 ». L'histoire n'en conspirait pas moins à arranger une étrange contamination du livret par ce qu'il était censé dénoncer : « Les mots

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Toutefois, l'échange ne commence pas avec Bérénice, mais avec Antigone. En marque d'admiration pour Ontologie du secret, Steiner lui avait dédicacé ainsi un exemplaire de ses Antigenes : « Pour Pierre Boutang, allié, mais infidèle de Créon27. » Sous-entendu : homme d'ordre comme Créon, Boutang penchait clai-rement du côté de la Collaboration, mais sa supériorité naturelle l'aurait rendu incapable de jouer ce rôle catastrophique28. La réponse enflammée de Boutang ne devait pas tarder. Non seulement son maître Maurras avait toute sa vie été dévoué à Antigone elle-même (Créon étant au mieux un bonapartiste, non pas un légitimiste), mais dans la mesure où lui-même, Boutang, avait sacrifié une carrière universitaire afin de mener le bon combat en vue de donner des obsèques honorables à Pétain, il était un avatar d'Antigone, bien plus que de son oncle lamentable. Ainsi le dialogue s'engagea-t-il sur l'interprétation croisée des valences modernes du mythe d'Antigone.

Mais c'est autour du sacrifice d'Isaac que les choses trouvent leur point d'orgue. Car, aux yeux de Steiner, le thème - du sacrifice et de la survie - est en perpétuel contact avec la Shoah. Vers la fin de la discussion nous lisons :

G.S. : Au début de notre dialogue, de notre discussion, et elle n'est pas aisée, Boutang... P.B. : Elle n'est pas achevée ! G.S. : ... j'ai rendu hommage, et de tout cœur et âme, à ce que j'aime profondément en vous, c'est le courage. Mais ayez le courage, bon Dieu, de dire que pour vous la disparition du Juif serait finalement... P.B. : Le contraire de ma pensée G.S. : ... la validation de ce que dit à la fois l'épître aux Romains...

Boutang se récrie avec horreur, comme s'il s'était laissé piéger : « Votre question est désobligeante [...]. Elle m'oblige à vous dire que c'est faux ! Que vous avez à la fois ma parole et mon honneur : c'est faux. A aucun moment je n'ai pu vouloir, d'ailleurs, on ne peut vouloir la destruction de rien qui soit de l'esprit25. » Ayant quasiment confessé plus tôt qu'un sentiment d'assujettissement physique était indissociable de ce qui le liait à Boutang, Steiner lui demande alors d'avoir la décence de reconnaître où pourrait se situer la dimension théo-logique de sa volonté de domination - « la Synagogue brisée ». Boutang hésite et le dialogue s'achève par de pieuses considérations, des faux-fuyants sur leur intérêt partagé pour la théologie.

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M *

La question de Steiner n'en était pas moins juste. Des années auparavant, Boutang avait apporté une réponse glaçante de pertinence dans son commentaire d'une pièce de Gabriel Marcel, Le Signe de la croix, dans laquelle il reconnaissait « une tragédie du judaïsme ». Ce qui rend la pièce de Marcel glaçante dans ce contexte, c'est qu'elle présente le destin d'une famille juive d'origine viennoise résidant à Paris à la veille de la Seconde Guerre mondiale et contrainte de se demander si, face à la persécution, elle va chercher refuge aux États-Unis. Une situation qui correspond très précisément à celle de la famille Steiner telle qu'il l'a évoquée dans divers entretiens et dans Errata.

Pour Boutang, la pièce de Marcel est le drame d'un Juif qui en est arrivé à percevoir la sagesse de 1'« antisémitisme d'État » de Maurras. Simon Bernauer, le protagoniste, est un Juif, amateur de musique et producteur de disques, mais aussi un lecteur (sinon un abonné) de l'Action française, et également le mari

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tourmenté de Pauline, que Boutang décrit comme une « Juive de choc » « odieuse » et « ridicule30 ». Plus précisément, ce qui paraît « ridicule » à Boutang c'est l'indignation de Pauline quand elle apprend que son frère, le talentueux Léon, s'est vu refuser en 1938 l'entrée de la faculté de médecine malgré ses excellents résultats pour la simple raison qu'il est Juif. Et « odieuse » lui paraît être la « précipitation qu'elle met à lui conseiller le départ pour l'Amérique31 ». Car assurément, suggère Boutang, il est odieux de n'aimer la France que pour ce qu'elle peut apporter à sa carrière.

La guerre approche. Simon est de plus en plus attaché à Lena, sa discrète tante de Vienne. Entre-temps, son fils David — que Boutang juge « scolairement, insupportablement juif (proche du Bloch de Proust) » - est conduit à Drancy et vraisemblablement tué après avoir refusé de se laisser intimider par les Allemands, car il avait opté de porter l'étoile jaune dans un concert de Bach auquel il voulait à tout prix assister dans Paris occupé32. Transformé par les souffrances qu'il voit autour de lui, Simon envoie sa femme et son autre fils en Amérique et choisit de mourir avec les Juifs qui l'entourent, ayant appris le sens du sacrifice chrétien, plutôt que de choisir un « vain exil » en Amérique. Ses derniers mots, apprenons-nous finalement, sont pour pardonner un collabora-teur notoire qui avait choisi d'aider Pauline à partir pour l'Amérique.

En somme, dans la lecture qu'en fait Boutang, la pièce confirme avec force ce que sous-entendait la supplique que lui adresse Steiner dans leurs Dialogues : « Mais ayez le courage, bon Dieu, de dire que pour vous la disparition du Juif serait finalement... » Car Boutang, comme Maurras, et, de fait, Gabriel Marcel, un temps sympathisant de l'Action française, vouait le Juif en recherche, comme Léon, d'une vie exemplaire à une mon exemplaire. Simon fait le choix de se dérober à un exil vulgaire en Amérique et de renouveler le mystère du sacrifice chrétien en mourant en solidarité avec les persécutés qu'il avait jusque-là méprisés. Tout le reste est soit « ridicule » et « odieux » (comme dans le cas de Pauline), ou « scolairement, insupportablement juif » (dans celui de David, qui refuse aux « brutes » nazies le droit de le priver du Concert Colonne).

Ce sont les points de contact avec la saga de la famille Steiner qui sont peut-être les plus saisissants. Vienne-Paris-Amérique : la perspective ou la réalité d'un double exil à l'intérieur de laquelle se jouent les deux drames. D'un côté, un Léon incapable de porter tous les prix glanés à la distribution des prix de Janson-de-Sailly33. De l'autre, Steiner présentant ce même lycée comme le « noyau de notre rayonnement intellectuel34 ». Enfin, la bizarre circonstance qui conduisit Steiner père à faire précisément ce que Boutang et Marcel louaient Simon Bernauer de n'avoir pas fait : à Manhattan, négociant l'achat de l'avion Grumman pour le compte du ministère français des Affaires étrangères au cours de la « drôle de guerre », Steiner père esr accosté par une vieille connaissance, un homme d'affaires allemand, lui-même en mission pour le compte de son pays. Il confie à Steiner que la tuerie a déjà commencé à l'Est et le persuade de faire sortir sa famille de France dès que possible35. Sans cette initiative, eût été inconcevable, entre autres choses, ce Cahier de l'Herne.

Le masochisme primaire, aurait dit le dernier Freud, pousse les choses à leur limite. L'amitié de Steiner — « serait-ce finalement plus que de l'amitié36 » — pour Boutang participe, de son aveu même, d'une « sorte de fascination mêlée de dédain de soi ». Dans sa relation avec Boutang, Steiner n'aurait-il pas touché à cette limite freudienne ? Dans un texte important, intitulé « Logocrates », Steiner présente une lignée intellectuelle rare : Maistre, Heidegger, Boutang. Ce qui frappe, dans cet essai, c'est que là où l'auteur est d'une éloquence, d'une pénétration rares au sujet de Heidegger et de Maistre, quand il en arrive au dernier membre de son trio pour aborder le chef-d'œuvre de Boutang, Ontologie

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conclu, qui avait autorisé, pour le meilleur ou pour le pire, les tours et cabrioles textuels qui avaient prospéré sous le nom de déconstruction. Et voici que Bou-tang déclarait que, loin de fournir l'espace a priori au sein duquel les choses intellectuelles (et spécifiquement textuelles) pouvaient seules êtres pensées, la torsion Drumont-Bernanos-Clavel était une perversion qu'il convenait de cor-riger et de redresser. Si l'antisémitisme, comme l'a suggéré Sartre, était devenu en toute apparence inexprimable dans la France d'après-guerre, si « le fascisme juif » avait réussi à faire de l'expression de sentiments antisémites, de l'infraction de « lèse-juif », le dernier tabou, l'heure avait sonné d'une authentique contre-offensive, d'une contre-révolution. À la bande de Möbius liant le trio Drumont-Bernanos-Clavel, il fallait aussi s'efforcer de substituer l'inflexible armature du trio Drumont-Bernanos-Boutang. Dans l'essai sur la pièce de Marcel et dans le pamphlet contre « le Bessarabien lui-même48 », sont cités les mêmes mots de Maurras justifiant un « antisémitisme d'État ».

D'où l'exaspération qu'inspirait à Boutang la déconstruction qu'il devait dénoncer sous le nom de « fùnambulisme philosophique49 ». Une expression qui s'accorde parfaitement à l'allusion de Steiner aux « gens de cirque de la décons-truction » dans Errata50. Si la déconstruction est une des possibilités intellec-tuelles ouvertes par un univers discursif dans lequel une configuration foncièrement antisémite (Drumont-Bernanos I) parvient à survivre sous forme philosémite (Bernanos II-Clavel et al), elle n'aurait guère sa place dans le monde de La République de Joinovici : monde où la configuration antisémite (Drumont-Bernanos) est maintenue dans sa lamentable pureté — fut-ce contre un Bernanos « embarrassé, contraint de faire des politesses à la démocratie et aux juifs » - par la rhétorique de Boutang lui-même51. Rappelons qu'un débat violent opposa Boutang et Clavel sur l'avenir de la France dans les pages de La Nation française le 10 octobre 195652.

Vers la fin des Dialogues, juste après la supplique véhémente ou le défi à Boutang, l'affaire est désamorcée par une référence à la théologie. C'est Steiner qui parle : « Mais il y a entre nous quelque chose qui nous unit profondément. Depuis deux heures, nous parlons sérieusement de textes et de la question : est-ce qu'on peut lire sans parler de l'existence de Dieu ou du rôle de Dieu ? Nous sommes parfaitement d'accord. Et ça nous isole, je crois53 [...]. » La communion dans une théologie (ou anti-théologie) de la culture se hisse bientôt à l'exemple suprême, la pensée de "Walter Benjamin, devenu le médium même de leur amitié.

Ce qui m'amène, avec une pensée particulière pour les mots aimables que George Steiner a consacrés à mon court volume sur Benjamin, à considérer les métaphores choisies par Boutang pour présenter son abominable vilain, le Juif de Bessarabie et fléau de la France, Joinovici54. Pour Boutang, il est avant tout « le chiffonnier », en fait « notre chiffonnier national55 ». En même temps, Bou-tang fait un grand usage du nom de code de Joinovici dans la Résistance, Spaas, qui en russe signifie « Sauveur56 ». Le chiffonnier ou Lumpensammler comme messie : Boutang, dans son laïus, est tombé précisément sut ce en quoi l'un des plus fins lecteurs de Benjamin a reconnu une métaphore dominante du projet sur les Passages57. Pour l'accabler de son mépris.

Car le chiffonnier-sauveur fait partie du répertoire des pitoyables Juifs étrangers que la littérature française du milieu du siècle s'est plue à mépriser. Déjà, dans la pièce de Marcel que nous avons commentée, nous avons droit à un ignoble Juif allemand du nom de Frosch, version obscène de Kurt Weill, que Simon se fait une joie d'expulser de sa demeure. Et voici le commentaire de Simon, cité par Boutang : « Vous parliez de la France tout à l'heure, mais vous ne voyez pas qu'on vient de la livrer à cette vermine58... » Et on pourrait lui adjoindre le bandit, Juif de Galicie et dernier virtuose survivant du yiddish

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« poétique », que Zelten condamne à mort dans la première version de la pièce de Giraudoux, Siegfried. Ou encore le cinéaste frauduleux Max Kron, dans France-la-doulce de Paul Morand. Débarquant à Paris après avoir quitté Berlin, attiré par le potentiel onirique des Passages moribonds de Paris, il quitte ensuite la France en passant par les Pyrénées, avec sous le bras le brouillon inachevé d'une « grande » somme judéo-allemande sur une certaine essence de la France : son adaptation au cinéma de La Chanson de Roland. Incarnant la défaite de la probité française entre les mains de la corruption ashkénaze, Kron paraît anti-ciper des éléments clés de la vie de Walter Benjamin tels qu'aurait pu les rêver

un antisémite français60. Ce qui nous ramène à P. Boutang et à son Juif exemplaire, Joinovici, « chif-

fonnier » et « sauveur ». Une fois encore, la rhétorique littéraire de la haine française du Juif sous sa forme la plus distinguée semble parodier le discours (ou la situation) de Benjamin. Partagées entre analyse et mémoire, ces remarques, donc, sont offertes dans l'espoir de rendre la tâche de George Steiner plus difficile quand, à la fin des Dialogues, il retire son défi à Boutang au nom d'une pax benjaminiana. Traduit de i'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat

NOTES

1. G. Steiner, Préface à la Bible hébraïque, p. 79-80. 2. G. Steiner, « Totem ou Tabou », in De la Bible à Kafka, 2002, p. 78. 3. Voir Michel-Antoine Bumier et Cécile Romane, Le Secret de l'abbé Pierre, Paris, Éditions Mille

et une nuits, 1996, p. 7, où notre attention est attirée sur ce passage d'une lettre de l'abbé Pierre à Roger Garaudy datée du 15 avril 1996 : « Mais avec JOSUÉ je découvrais [...] comment se réalisa une véritable "Shoah" sur toute vie existant sur la "Terre promise". »

4. Voir Brigitte Hamann, Hitler's Vienna : A Dictator's Apprenticeship, New York, Oxford University Press, 1999, p. 62 ; en français, La Vienne d'Hitler. Les années d'apprentissage d'un dictateur, Paris, Éditions des Syrres, 2001, p. 87.

5. G. Steiner, Errata, éd. Folio, p. 70. 6. Jeffrey Mehiman, « George Steiner at the Lycée Français », in Emigré New York : French Intel-

lectuals in Wartime Manhattan, 1940-1944, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2000, p. 104-116 (trad. fr. à paraître aux éditions Albin Michel en 2004).

7. G. Sreiner, Le Transport de A. H., 1981, p. 241 (trad, légèrement modifiée). 8. Mehiman, op. cit. p. 111. Cf. S. Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Pion 1988, coll. Agora,

p. 183. 9. Errata, p. 53, 66. 10. Voir Mehiman, Legacies: Of Anti-Semitism in France, Minneapolis, University of Minnesota

Press, 1983, p. 53 ; en français, Legs de l'antisémitisme, traduit par l'auteur, Paris, Denoëi, 1984, p. 87. 11. G. Steiner et R. Jahanbegloo, Entretiens, p. 144.

12. Language & Silence, New York, Atheneum, 1977, 130 ; cet essai n'a pas été repris dans le recueil français paru sous le titre Langage et silence.

13. [bid., p. 128. 14. Ibid, p. 139. 15. Ibid. 16. Mehiman, « Core of the Core : A Phantasmagoria in Translation », Comparative Literature, 49,

1, hiver 1997, p. 1-23. 17. Language & Silence, p. 133. 18. Entretiens, p. 22. 19. Language & Silence, p. 140 (pour une autre traduction, en français, cf. « Je suis un survivant »,

in Langage et silence). 20. Ibid, p. 145. 21. « Comment caire ? », texte repris dans ce Cahier. 22. Language & Silence, p. 147. 23. De même que Rebatet, fasciste enragé et auteur en vogue sous l'Occupation, fut l'auteur, après

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concupiscence, mais on n'a pas l'illusion que l'on peut ne pas faire tort aux autres. Il faut vraiment être la crapule réelle, celle qui prend ses repas le lende-main, après-coup, en cachette, c'est ce que dit le latin eras epulae.

G. S. - Votre question à l'origine est celle de la source du mal. Boutang a répondu avec le mot «privation », privationes. J'aimerais revenir un instant à ce mot, au langage de l'Ethique à Nicomaque d'Axistote. Il dit que le mal est une privation, il est absence du bien. Aristote est ici merveilleusement grammairien et la langue grecque connaît une forme, l'alpha privatif, qu'il suffit de placer devant un mot pour dire qu'il y a manque. Ainsi, selon cette conception, très influente il est vrai, on ne peut pas vraiment parler du mal, mais de l'absence du bien...

P. B. - Permettez-moi de vous interrompre, mais Aristote ne se tient pas à cette conception privative. Il sait très bien qu'il y a une manière d'être idiot, de ne pas saisir l'intelligence de la chose même, qui est se priver de l'être, et ce n'est pas privatif... c'est la destinée.

G. S. - Néanmoins dans l'eudémonisme et pour une large part dans la pensée des Lumières, comme dans l'utilitarisme de Bentham et dans une certaine grande tradition empiriste anglo-saxonne, on essaye d'éviter le problème du mal, en disant que le mal n'est que privatif...

Il est inacceptable pour moi que le mal ne soit conçu que comme privation ou absence du bien (privatio boni). Très souvent je me trouve être dans la situa-tion du naïf, et c'est très important, car il y a en nous des naïvetés, des réflexes immédiats, bêtes, mais très puissants. Prenons un exemple très concret, il y a trois semaines, un détraqué entre dans une petite école à Dunblane en Écosse, et massacre calmement quinze enfants en leur tirant dessus délibérément, jusque dans les yeux, puis s'est donné la mort. Le directeur de cette école, un homme simple, au sens positif du terme, sans aucune prétention métaphysique, a trouvé une phrase qui est maintenant entrée dans la langue anglaise : Mercredi dernier le mal est venu nous visiter. Phrase très intéressante, le mal — il ne dit pas absolu — est venu nous visiter, et nous ne savons pas pourquoi. A quoi, une âme naïve pourrait répondre par une sorte de manichéisme, que personnellement je ressens très souvent. Me hante, en effet, la possibilité qu'il y ait un principe actif du mal. Le directeur de cette école a trouvé exactement le mot qui convenait : « visiter », ce qui n'amoindrit pas l'horreur de l'événement, mais nous fait retrouver l'idée centrale du manichéisme : un bon dieu et un dieu du mal, une lutte éternelle entre les deux.

Avec le temps, il est une chose que je comprends de moins en moins — et j'aimerais que Pierre Boutang nous aide dans cette pensée difficile - c'est quand une excellente intention tourne au mal. Je connais un médecin éminent qui me disait qu'à peine a-t-on trouvé le moyen de lutter contre l'hémophilie, une maladie atroce, que quelques mois plus tard sur les douze nouveaux vaccinés neuf sont morts du Sida. On ne savait pas que le vaccin lui-même pouvait provoquer la mort. Ainsi l'enfer est-il, selon le dicton, pavé de bonnes intentions. Quand je pense, en tant que juif, à ce qu'était le rêve du sionisme, rêve sans racisme, rêve de justice sociale, d'amour du prochain, etc., voyez les premiers kibboutz - et ce que tout cela est devenu, avec la torture, la force et l'intolérance.

Le manichéen qui me dira qu'il ne faut pas s'étonner, car il y a — non un contre-Dieu (ce serait une expression absurde) - mais un principe actif du mal dans l'univers, bien que sachant que ce n'est qu'un mythe, mais le mythe n'est-il pas ce qu'il y a de plus vrai, de plus profond, de plus puissant...

P. B. — C'est une idée forte... G. S. — ... c'est la narration du possible... Eh bien, ce mythe manichéen,

qui est une hérésie pour les chrétiens, bien qu'ayant hanté saint Augustin et

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d'autres grands penseurs, ce mythe, n'est pas sans vérité pour moi... On pense toujours à cette parole émouvante du Pape recevant Claudel : « Je sais que vous êtes croyant, mon fils, mais ce qui me frappe chez vous, c'est que la chose à laquelle vous croyez, c'est l'enfer. » Il est effectivement plus facile de croire concrètement à l'enfer. La littérature nous le montre d'abondance...

P. B. - Sauf... il y a un sauf, et c'est le péché originel. Jusqu'au péché originel, ça marche votre idée, en effet, mais après, c'est une tout autre affaire. Même les Jésuites sont possédés, la preuve c'est qu'ils ont été obligés de le maintenir pour qu'il y ait imputation, or il faut bien qu'il y ait imputation : premièrement, et c'est la moindre des choses, qu'on sût contre quoi on avait péché ; deuxièmement, tout de suite une sorte d'acompte, que Dieu ait donné des grâces, ce qu'ils avaient appelé « inventé », comme si on n'avait pas assez inventé de grâces ; ils avaient parlé de l'efficace comme tour le monde, ils avaient distingué eux aussi, la gratia gratis data et la gratia gratum faciens. Les Jésuites ont dit : certes Dieu nous donne la connaissance du péché - mais avec ça on a l'air malin, on a la connaissance de notre péché, on a ça sous le bras - , alors on aurait en plus une grâce actuelle, qui nous serait donnée au même moment, et cela en quoi nous avons péché. Tout de suite un acompte formidable, qui vous donne l'envie et le moyen de résister à ce péché. Bien sûr que tout cela est faux et que ça permet Je divertissement, et toutes les bêtises. C'est le crime des Jésuites... Or, ce n'est pas compatible avec l'idée du péché originel. Selon cette idée, il n'y a pas d'avance, on ne peut pas demander à Dieu qu'il nous donne tout de suite une grâce actuelle...

G. S. - Pour le non-chrétien, c'est-à-dire une immense majorité de l'huma-nité... P. B. - Tant pis pour elle...

G. S. - Toute cette histoire du péché originel ne marche pas. Pour le bon sens humain, l'idée que l'on soit criminel - tel jeune enfant, par exemple, torturé à mort ou massacré - à un million d'années de distance de ses ancêtres, ne tient pas. C'est ce que dit Dostoïevski, un des plus grands chrétiens : « Je rends mon billet à Dieu !» — le fameux redere dostoïevskien.

P. B. - Mais qu'est-ce que cela a à voir ? Le temps ne fait rien à l'affaire... G. S. - Vous parlez pour une toute petite minorité de croyants... P. B. - Qu'est-ce que cela peut me faire... G. S. - Je ne dis pas... J'envie même votre bonheur dogmatique... P. B. - Vous appelez dogme, ce que j'appelle violente résistance à une

pensée aussi difficile... G. S. - Mais à la fin cela satisfait votre âme ; au bout du compte vous êtes

en paix... P. B. - En guerre... Cela me met en guerre avec presque tout le monde... G. S. - J'admire cela profondément en vous... Néanmoins les événements

de ce siècle... P. B. - Ce siècle aurait innové ? G. S. - Par certains côtés, je le crois, oui... L'horreur a atteint des extrémités

telles... 11 y a un in extremis de l'horreur dans notre temps... II y a du diabolique dans nos vies quotidiennes, il y a en Occident une telle soif de violence... Je ne veux pas faire le procès des médias, ce serait trop bête, mais ils nourrissent cela et se nourrissent ae cela. Je pense à la phrase de Shakespeare : We sup on horror, « nous bouffons l'horreur », « nous nous abreuvons d'horreur »... Pour le non-chrétien, la question du pourquoi d'une telle violence reste sans réponse. D'où cette idée qu'il y a - peut-être est-ce en nous, même si cette psychologie semble naïve - ce que Poe appelait le petit diablotin, le imp du pervers, on part le matin

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eu la liberté essentielle de commettre le pire. » Soyons sérieux, est-ce que vous pensez vraiment que la somme de souffrances, de tortures d'enfants, etc., vaut ce que vous nous avez dit au tout début de notre discussion, pour que la vie soit plus intéressante, moins embêtante ? Est-ce qu'un monde où le miracle manifeste aurait forcé la foi n'aurait pas été un monde meilleur ?

P. B. — Forcer la foi est une erreur... En tout cas, pas par le miracle fait par Dieu lui-même, Dieu fait homme, et en quelque sorte à son profit, je crois qu'il voulait exclure le profit sous toutes ses formes...

G. S. - C'est une pensée très luxueuse, car l'humanité a très, mais très chèrement payé la liberté du doute...

P. B. - Elle en avait fait assez l'humanité. Elle a fait le péché, le péché originel. C'est une chose énorme et pour l'inventer, il a fallu se lever tôt le matin.

G. S. - Il y a d'innombrables mythes, par exemple amérindiens -reportez-vous aux Mythologiques de Lévi-Strauss — qui montrent que presque toutes les civilisations ont eu leur version du péché originel ; ici on met le serpent en pièces, là on refuse au jaguar le bol de lait... Et c'est le début de l'écroulement de l'humanité...

P. B. — Il y a une distinction très subtile, je m'étonne qu'elle puisse vous échapper, qui fait que le « mythe » chrétien du péché originel ne peut pas être confondu avec je ne sais quel mythe amérindien...

G. S. - Et puis d'où sortez-vous qu'Adam et Eve est un mythe chrétien ? C'est un mythe juif !

P. B. - Quand je dis chrétien, je pense toujours judéo-chrétien... G. S. - C'est votre impérialisme du salut... P. B. - Non, c'est la soumission à mes vignerons de rabbins... G. S. - Vous voulez sauver certains amis en les prenant par la nuque et les

traîner de force dans la chrétienté. Ça ne marche pas du tout ! Vous voulez sauver ceux que vous aimez ! Vous nourrissez le grand espoir qu'un jour XEcclesia accueillera tout le monde...

P. B. - Tout le monde, sauf la mauvaise volonté qui se sera soutenue jusqu'au bout... De la part de Dieu, tout aura été fait pour que ce ne fut pas. Je ne dirai pas comme les Jésuites : « On leur a donné à tous, à leur moment, la grâce »... On retombe dans les accusations que je leur adressais tout à l'heure... Ce n'est pas ça, il se sera passé un long temps, il fallait attendre les preuves, et elles ne sont pas données les preuves...

G. S. - Soyez totalement lucide avec vous-même ! Est-ce que vous pouvez imaginer et placer, sous l'idée de péché originel, un acte concret ?

P. B. - Si j'en ai, mais bien sûr ! J'ai passé ma vie à me dire ça et à m'engueuler pour mes péchés...

G, S. - Ce n'est pas du tout la même chose qu'Adam et Ève... P. B. - Si, parce qu'il est très intéressant d'imiter le péché d'Ève, bien que

ce soit quasi impossible, quant à imiter celui d'Adam, ce n'est pas commode non plus... Alors, j'imagine...

G. S. - Croyez-vous qu'il y a dans l'individu, un moment de damnation ? P. B. - De possibilité de damnation... G. S. — Non, pas de possibilité, mais un moment... Est-ce qu'un enfant à

un certain moment tombe dans la disgrâce (dis-grâce) ? P. B. - L'enfant peut tomber dans la tentation qui est une disgrâce, et cela

prouve que Dieu n'aime pas la gueule - la mine - qu'on a à ce moment-là. C'est la grâce qui ne nous rend pas gratum à Dieu. Si elle nous rendait gratum, ce serait fait, elle serait efficace, on serait déjà tiré de là... Or, quand je ne suis pas tiré de là, ce qui m'est arrivé souvent, je vous le jure, je dis : « C'est ma faute ! »

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G. S. - Je ne crois pas que vous pourriez tenir ce discours à un enfant dans un camp de la mort !

P. B. - Je tiendrais le même discours, fut-ce dans un camp de la mort. Et je crois qu'en face d'un enfant condamné par des salauds abominables, contre lesquels je me suis toujours battu profondément, je tiendrais le même discours, et je l'ai tenu d'ailleurs, comme à un enfant, il s'appelait Jean Wahl... et je crois qu'il a très bien compris... Il disait : « Je vois ton visage se détournant de tous les êtres pour mieux sentir l'être de tout, il η 'estporteur d'aucun message, mais du seul cri d'une âme à bout et qui refuse tout secours... » « Qui refuse tout secours », sauf celui qui serait donné avec 1 accomplissement et l'entente divine, qui témoigne-rait d'une sorte de complicité, de ce qui m'aide, avec Dieu, et il y a des gens qui sont comme ça, des enfants qui sont comme ça... J'aurais pu tenir, aussi, un discours de révolte à cet enfant, car je n'ai jamais consenti au mal que les autres subissaient, j'ai toujours essayé de lutter contre le mal. Cela peut paraître un peu fou...

G. S. - Il y a là entre nous, un abîme d'amitié... Devant un enfant qui meurt d'une maladie atroce et qui demande : « Pourquoi ? » [Sur le mur de l'école de Dunblane, on a trouvé écrit avec du sang le seul mot : Why ?, « Pour-quoi ? » Question parfaitement compréhensible et légitime.] Moi, je crois que je lui dirais : « On ne comprend pas, il n'y a pas de réponse... »

P. B. - « On ne comprend pas », c'est déjà une réponse... G. S. - ... Cette réponse alors : « On ne comprend pas », plutôt que de lui

fournir une théologie, même simplifiée pour un enfant, ou une narration d'espoir... Il y a des moments où donner de l'espoir est un mensonge profond. Si on sait que l'enfant est condamné, que le bourreau arrive...

P. B. - Une vie unique n'est pas le juge d'une question comme celle-ci... G. S. - Il y a là, contre vous, de très grands penseurs. Dostoïevski, par

exemple, qui dit précisément qu'une vie est assez pour défaire Dieu. C'est une réponse très importante. Une vie peut incarner la quintessence de ce mystère qu'est la vie...

P. B. - Si la quintessence est incarnée, l'essence persiste comme modèle et il n'y a pas suppression du modèle...

G. S. - Cela nous divise grandement, parce que dire : « Je ne peux pas te donner de l'espoir », tandis que... P. B. - « ... Je ne peux pas te donner d'espoir personnel ! »

G. S. - Puis-je vous poser une question théologique : peut-on donner les sacrements à un tout jeune enfant mourant ?

P. B. - Non, je ne crois pas. Seulement le baptême... G. S. - En tous les cas, essayer de trouver un geste narratif symbolique

quelconque, qui ferait naître chez cet enfant un espoir qu'on ne partage pas, est une chose grave... P. B. - Je dirais comme tout le monde, le sourire d'une mère... G. S. - Mais pas dans un camp. On ne sourit pas dans un camp ! P. B. — Il y a peut-être un sourire qui va par-delà le camp... G. S. - Monsieur Pol Pot a enterré vivant cent mille personnes, parmi

lesquelles de nombreux enfants... Les killing fields, les « champs de tueries »... À la question d'un enfant promis à ce massacre et adressée à sa mère : « Va-t-on nous enterrer vivants ?» — phrase atroce et obscène - , peut-on lui répondre : « Mais non, il y a un ange qui va t'enlever au ciel... » ? Non, ce n'est pas possible !

P. B. — Je ne répondrais pas ça, parce qu'aucun ange n'interviendra jamais dans ces conditions. L'ange peut venir sous d'autres formes... L'histoire de cette horreur sera telle, qu'à un moment il y aura une oreille humaine pour l'entendre et un esprit pour la comprendre. Et tout sera sauvé par l'intelligence de l'homme,

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dire, elles sentent que c'est la même chose. Elles ne peuvent chercher qu'un amour qui soit juste et une justice qui soit amoureuse de son objet.

G. S. — Mais l'amour n'est jamais juste... L'amour est aveugle à la justice... P. B. - J'aurais eu honte d'être jamais aimé si j'avais pensé que c'était une

injustice ! G. S. - Mais on peut être aimé pour des raisons vraiment mauvaises... P. B. - Ce que je veux, c'est ne pas être aimé pour de mauvaises raisons,

en faisant du mal à mon prochain. Alors que c'est une tentation constante... G. S. - Dire à l'autre : Aime-moi pour de bonnes raisons, c'est très difficile ! P. B. - Et pourtant c'est ce qu'il faut, il faut que ce soit tacite, même... et

d'autre part j'ai assez bonne opinion de moi, secrètement, pour que ce soit possible...

G. S. - Évidemment, ça aide, ça aide énormément... Au fond, pour croire à la défaite du mal, il faut avoir bonne opinion de soi, en un sens non frivole, il faut s'aimer soi-même...

P. B. - Il faut ne pas se haïr, ni s'aimer avec démesure. D'ailleurs ma religion me l'interdit...

G. S. - Il ne faut pas se dédaigner... Le nihilisme, qu'il soit dostoïevskien ou nietzschéen, est un certain dédain de soi ; disdegno en latin, ne pas voir en soi le dignitas minimal...

P. B. — On devient indigne en se dédaignant. G. S. - ... et le plus difficile c'est d'avoir une dignité humble... Nous

manquons d'un mot pour dire cela. C'est peut-être la condition d'une croyance en la défaite du mal...

P. B. - Et d'une espérance en la défaite du mal... G. S. — Je vous envie - c'est un péché pourtant, invidia - pour ce refus du

disdegno, parce qu'il y a trop de choses dans ma vie qui méritent le disdegno... P. B. - Mais moi aussi, il y a le mépris, la colère... G. S. - Mais vous aimez votre colère ! P. B. - Non, je ne l'aime pas, j'ai aimé certaines colères dans des conditions

très précises, mais rarement, et de moins en moins... En vieillissant on est de moins en moins colérique...

G. S. - Je l'espère... Vous avez tout de même piqué de sacrées rognes, cosmiques et très belles... Cela fait partie de votre légende.

P. B. - Mes colères - en sont-elles ? - avaient pour objet de retenir dans la foi à certaines formes de l'être, certaines gens... Mais c'était une sorte de jeu, cette colère était simulée...

G. S. - Finalement, pour vous, dans l'inimaginable, au delà du temps - le temps qui est la condition de notre problématique, car il n'y a pas mal sans temporalité humaine — y aurait-il la possibilité d'un pardon pour Hider ou Staline ?

P. B. - Je ne pose pas cette question. Elle me paraît pourrie d'orgueil et de prétention... Il faut se demander : « Aurais-je été capable de faire ce qu'ont fait ces salauds-là ? » Ma réponse est négative, je crois que non... mais j'ajoute aussitôt, il aurait fallu que l'occasion ne fut pas donnée... C'est là que saint Thomas vous explique que vous n'avez pas le droit de maudire le diable...

G. S. - Que veut dire alors le mot « anathème » ? P. B. — Anathema : il y a l'idée de couper, de renverser, de poser comme

renversé. C'est cela Xanathema. Il faudrait se reporter à la Somme, saint Thomas dit des choses très importantes sur cette question...

G. S. - Je souhaiterais - comme dans une très belle tradition talmudique, lorsque les enfants sont fatigués après une leçon - terminer par une anecdote : on raconte que Talleyrand mourant, son confesseur lui dit : « Vous avez dans le

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murs de votre vie des chapitres pour le moins scabreux, du mensonge, des tra-hisons Ne voulez-vous pas, en ce moment au moins, rejeter le diable ?» - et Talleyrand de répondre : « Est-ce vraiment le moment de me faire encore un ennemi ?» .

p. B. - C'est une mauvaise reponse... G. S. - Vous êtes jaloux ! . , , . P B - Oui je suis jaloux... Vous connaissez le mot de sa femme i Un lui

demandait d'où elle était, et chaque fois, ce qui faisait bien rire son mari, elle répondait : « Je suis dinde ! »

(Saint-Germain-en-Laye, le lundi de Pâques 8 avril 1996)

NOTES

i ^S^Dieu^existe? cToii vient le'mal ? S'il n'existe pas, d'où vient le bien ? >» 7 ^ , 1 , 2 0 .

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anti-Tolstoï, malgré ma répugnance pour la vie campagnarde, qu'il adorait, pour ses rêveries socialistes. Je l'ai peu fréquenté. J'ai sans doute lu entièrement, jadis, Résurrection qui me parut ridicule. Je n'ai jamais terminé ni Anna Karénine, ni Guerre et Paix. Non. par aversion pour ce que j'en avais lu, mais parce qu'ils ne m'ont pas inspiré assez d'élan pour que je trouve les longues tranches de temps que ces livres exigent. Je n'ai rien à y prendre. Quant à l'esthétique, les périodes avec Natacha jeune m'ont séduit, mais la grandeur de Guerre et Paix, aans son ensemble, me paraît relever de la vieille peinture de panoramas. Steiner m'aidera peut-être à revoir Tolstoï sous un angle épique. Mais je suis surtout alléché, dans son étude, par les traits péjoratifs : ce que l'Américain appelle très justement, il me semble, le paternalisme de Tolstoï (en flagrante contradiction avec la statue que lui ont élevée les Soviets), la froideur, le manque de charité de son moralisme (cette sécheresse de cœur qui est une des contradictions des grands humanitaires). J'aurais aimé que Steiner se préoccupât un peu plus d'une autre des antinomies de Tolstoï : ses chants à la terre, la vie, la nature, et ses combats désespérés - et infructueux - contre son propre priapisme : un prophète naturiste qui ne par-vient jamais à accepter son sexe. Mais il faudrait le connaître beaucoup mieux que moi pour décider si oui ou non il a été aussi borné que les progressistes d'aujourd'hui.

Steiner écrit que Dostoïevski croyait très fermement à la divinité du Christ. Je ne suis pas le seul à en être beaucoup moins sûr.

J'espérais que cette étude entrerait davantage dans la technique des Possédés, de L'Idiot. Il faut croire que c'est un domaine trop complexe, trop spécial pour les universitaires.

Je ne me rappelais plus cet extraordinaire passage du Journal d'un Écrivain que cite Steiner :

« L'amour de l'humanité est impensable, inintelligible et complètement impossible s'il ne s'accompagne pas de la foi en l'immortalité de l'âme. Je vais même jusqu'à dire, jusqu'à oser dire que l'amour de l'humanité en général, en tant qu'idée, est une des idées les plus incompréhensibles pour l'esprit humain. »

Je relis quelques paragraphes des Deux Etendards sur Dostoïevski. Un peu plus loin, je trouve :

« Quand ils (les prêtres, les chrétiens) prétendent réconcilier la vie et le Royaume du Père, nous devons savoir que c'est encore un subterfuge, et que nous les retrouverions plus durs et étroits si nous nous laissions piper. »

Excellente réplique aux curés d'aujourd'hui, ivres de démagogie et de fra-ternité.

Plus loin, à propos de la « Légende du Grand Inquisiteur » :

« Imagine un Jésuite qui ne croirait pas à son Jésus. Mais nous serions à deux doigts de cet homme-là ! Malheureusement il n'y a plus d'Inquisiteur, plus de Jésuites sans la foi. »

Variante 1963 : Nous avons aujourd'hui des Jésuites dont la foi en leur Jésus n'est plus qu'une vague fumée. Mais « nous » sommes plus loin que jamais

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d'eux, qui courent après le « point oméga » de Teilhard, barbottent jusqu'au ventre dans la négritude, le para-marxisme.

Mes deux aphorismes deviennent-ils des contradictions avec le recul du temps ? Il me semble que non. Il ne s'agit pas de nier grossièrement la sincérité chez les gens de l'Église catholique. Mais elle n'est jamais pure. Et puis même la sincérité complète des curés d'extrême gauche n'engage qu'eux. L'Église s'est placée dans le courant démocratique et matérialiste pour maintenir sa barque à flot. Mais que sa navigation redevînt plus sûre, et on reverrait vite le régime des fers à son bord. Je mets mes deux verbes au conditionnel, car je pense que la fameuse barque est de toute manière aussi périmée qu'un bateau de guerre à voiles. Cependant, des périodes de rémission, des hasards (comme Vichy qui rendit une telle puissance aux curés), peuvent encore confirmer, pour un temps, l'étroitesse et la dureté de cette gent ecclésiastique, sitôt qu'elle se sent raffermie.

Extraits du journal inédit de Lucien Rebatet (cahier XXII)

30 janvier (1964) J'avais noté au mois d'octobre l'excellente diatribe contre le « nouveau

roman » français du jeune critique américain Steiner. Sa défense des romans épais (« la vie n'est pas un livre mince ») m'avait tellement plu que je me disposais presque à lui envoyer Les Deux Étendards. Mais je manquais de confiance dans les cagots qui l'éditent à Paris (Le Seuil). Et puis, la lecture de son livre Tolstoï ou Dostoïevski m'avait un peu laissé sur ma faim.

J'avais un peu oublié ce Steiner, quand Watson, le 17 ou 18 janvier, m'envoie de Petersfield un grand article de cet Américain, paru dans le Sunday Times du 1" décembre : the regeneration of giants. Au milieu de ses propos sur la vie souterraine de certains grands romans before they gain recognition or classic stature, on y lit :

I believe Guiüoux Le Sang Noir and Rebatet's neglected leviathan Les Deux Étendards - that thronged canvas of the struggle and consciousness between the two churches of Rome and Marxism - to be the most vital French fiction of the last decades. They will surely outlive the butte virtuosities of the roman-nouveau.

Moi qui m'étais dit : « Ce Steiner devrait lire Les Deux Etendards... » Je lui devais la première mention - à ma connaissance - de mon roman dans la presse de langue anglaise, malgré les bizarreries du voisinage avec Sang Noir et du between Rome and Marxism. Cela méritait bien une lettre. Le hic : le judaïsme probable de Steiner, d'après son curriculum vitoe et son nom. Mais de toute façon, un Juif autrement plus libre que nos pets de loup sartriens.

Je lui expédie donc le 20 janvier, au Sunday Times, quatre pages simples, mais bien au point. Après les compliments sur son livre et quelques remarques sur Les Etendards, j'écris :

« Bien que très probablement vous le sachiez, je crois honnête de préciser que je suis un demi-maudit à peu près pour les mêmes raisons qu'Ezra Pound et Céline, avec lequel je fus lié d'amitié. Journaliste politique depuis 1934 (j'avais débuté auparavant comme critique musical et cinématographique), j'ai été anti-sémite, j'ai pris parti en 1940 pour la collaboration. Dans la violence de ces

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dites-vous, cette responsabilité avec d'innombrables hommes de tous les bords." Non ! Il n'y a qu'un seul homme qui ait pensé Anne-Marie, et cet homme-]à ne partage pas. Le génie se partage aussi peu que le crime.

« Forgive me. Mais comment vous mentir ? Sincerely. George Steiner. For-mule qu'aucune des formules de courtoisie françaises ne traduit vraiment. »

[...]

28 décembre

Petits événements de cette année 1964que le travail ou la paresse m'ont empêché de noter :

Un matin de mars vers 10 h, coup de téléphone. Véronique2 vient me dire : « C'est Steiner ! » Après sa lettre (du 30 janvier), il a du culot. La dignité serait de lui raccrocher l'appareil au nez. Mais j'ai aussi ma curiosité. Et Véronique, ma meilleure conseillère en pareil cas, m'engage à lui parler. Je prends ma voix la plus sombre et la plus froide. Au bout du fil, le Juif est très aimable. H prétend être venu de Cambridge à Paris uniquement pour me voir. De plus en plus sépulcral, je lui fixe un rendez-vous dans l'aptès-midi.

À l'heure dite, il frappe à la porte. Moi, solennel, fermé :

- Pouvons-nous nous serrer la main ? - Mais bien sûr, Monsieur Rebatet !

Il me tend une pauvre main droite, atrophiée, tordue. Premier coup pour me désarmer. Et il est un peu plus grand que moi, pas de beaucoup, rondelet, assez coloré, trente-cinq ans. Aucun signe vraiment visible de judaïsme. Je l'introduis dans mon bureau.

- Vous m'avez écrit une lettre abominable, qui m'a violemment choqué et attristé, à laquelle je ne pouvais pas répondre.

Il en convient en souriant, sans se démonter. Il admet en somme qu'il a parlé par métaphores. Je reprends :

- Ce qui m'a le plus dérouté, c'est que vous disiez qu'il ne pouvait y avoir de dialogue entre nous, et que cependant, il était impossible qu'il n'y eût pas dialogue. Et en fait, nous voilà en train de parler, parce que vous l'avez voulu.

Il paraît en effet très content de se trouver chez moi. Il reprend son thème de la culture :

- Puisque la haine, puisque la torture ont été possibles, je me demande comment je peux encore croire à tout cela, à tous ces livres (il montre mes rayons)... Mais si vous êtes à votre tour frappé d'injustice, interdit, c'est aussi la victoire de la haine, du barbare. Si nous surmontons le passé, si la haine cesse entre nous, alors c'est une victoire de la civilisation.

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Voilà un programme qui me convient ! Je vais chercher Véronique pour qu'elle nous apporte du whisky. Je lui dis : « Il est très gentil, ma foi ! Je te préviens, il a une main mutilée. »

Steiner me dit sur Les Deux Étendards des choses assez exaltantes. Je peux maintenant le féliciter d'avoir décelé mon rythme tolstoïen, assez paradoxal puisque je suis tout à fait du bord de Dostoïevski. Il me parle de l'Angleterre, décadente, mais le dernier pays qui respecte encore la liberté. Il est d'origine tchèque, venu tout enfant à Paris, comme je le savais déjà, émigré à la guerre.

Il m'annonce qu'il a déniché un exemplaire des Décombres près de Saint-Sulpice, chez un libraire qui m'est très favorable, qu'il a envie de l'acheter. Moi :

- Dans ce cas, si vous vouiez que notre dialogue continue, comme je le souhaite maintenant, promettez-moi de ne lire Les Décombres que plus tard, en quelque sorte quand je vous dirai que vous pouvez y aller !

Il promet. Le silence organisé autour de moi par les journaux français continue à l'indigner. Il veut absolument faire traduire Les Deux Étendards en Amérique, c'est pour lui une question de probité. Il précise que l'affaire peut matériellement être intéressante. Il me dit aussi, je crois, qu'il s'occuperait lui-même de la traduction.

Il reste environ une heure et demie. Nos propos grimpent vers les sommets :

- Un homme comme vous, un homme comme moi, qui sommes l'un et l'autre, sans nous flatter, d'un rang assez exceptionnel, oui, notre réconciliation serait vraiment un acte de civilisés, un acte qui porterait loin. Si c'est bien votre désir, vous pouvez venir frapper à ma porte quand il vous plaira.

Je lui ai aussi exposé mon thème habituel de la confession générale des crimes. Alors, je serai le premier à reconnaître les miens. Mais je me refuserai toujours à battre ma coulpe seul.

Nous nous quittons très cordialement. Le..., j'ai reçu de lui cette lettre3.

Je l'ai remercié avec cordialité par une carte de Rome. Depuis, je n'ai plus rien eu de lui. Véronique pense qu'il a lu Les Décombres...

Voici le texte qui suit immédiatement la lettre de Steiner dans le journal...

« Après cette lecture, j'ai traîné durant deux jours la plus lourde tristesse. Certitude - mais ne la possédais-je pas déjà ? — qu'aucune réconciliation n'est possible avec eux, même sur les plus hauts sommets, même avec celui-là, qui est un des plus libres, des plus intelligents. Chaque mot d'eux qui confirme toutes les thèses de notre antisémitisme, qu'ils restent bien à jamais la race infernale de la Bible.

Rien à lui répondre. Les arguments se chevauchent dans ma tête : que c'est l'unanimité du judaïsme contre la France qui m'a rendu antisémite, son unani-mité pour la guerre qui a poussé cet antisémitisme à bout ; que si les Juifs ont

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Haute culture et basse morale

Roger Sciuton

George Steiner dépasse, en matière d'érudition, tous les écrivains à qui on peut le comparer peu ou prou ; il maîtrise parfaitement les langues et les litté-ratures principales de la civilisation européenne, il se réfère avec une aisance remarquable aux grands maîtres de la musique, de l'architecture et de la peinture occidentales et il manie avec habileté des concepts philosophiques aussi bien que scientifiques. Il replace chaque chose dans son contexte historique avec un sens de la synthèse qui rappelle le génie (et parfois même l'effronterie) de Spengler. Il est capable, en quelques touches adroites, de faire sortir le poète, le peintre ou le compositeur le plus obscur des ténèbres où l'a relégué l'indifférence géné-rale, et, de la façon la plus inattendue, de l'élever au rang des grands. Cet exercice qui consiste à connaître et à apprécier la haute culture, à l'évaluer et à la com-menter, revêt une grande importance pour Steiner, au point d'avoir profondé-ment influencé et même transformé sa pensée.

Cependant, Steiner soulève un problème. Si tout cela a tant d'importance, s'interroge-t-il, comment se fait-il que des gens qui ont passé leur vie à étudier la culture, à s'en imprégner, se soient néanmoins révélés capables de commettre des crimes dans des proportions qui dépassaient l'imagination des plus grands criminels qu'ait connus l'humanité ? Le crime que Steiner garde constamment à l'esprit, c'est l'Holocauste, crime commis par et pour une nation qui a vu naître Goethe, Kant, Beethoven, Hegel, Brahms, Hölderlin et Schumann. Et ceux qui furent les instigateurs de ce crime avaient lu, écouté et étudié les oeuvres de ces hommes exemplaires. Depuis Frédéric le Grand, le peuple allemand n'avait pas eu à sa tête de personnage plus féru de valeurs esthétiques qu'Adolf Hider, dont le passe-temps favori, alors même que le Reich s'effondrait autour de lui, était de s'absorber dans des lectures et des discussions sur l'art, l'architecture, la musique et la philosophie1.

Si la culture d'élite peut s'accommoder si facilement du mal, se demande Steiner, à quoi sert-elle donc ? Nous savons, ou plutôt nous sentons, que la

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dans lequel la paix peut être décrite comme une sorte d'immobilité sépulcrale, une trêve glacée où la vie humaine se déroule de façon souterraine, à l'abri des regards. Dans le cas des sociétés religieuses, lorsque la paix règne à l'extérieur, elle entraîne le plus souvent une certaine tranquillité intérieure : les citoyens vivent en harmonie et dans le respect des lois. Cette situation n'est que rarement évoquée dans les ouvrages historiques, pour la bonne et simple raison que l'étude de l'histoire telle qu'on la pratique normalement traite des crises, des guerres et des catastrophes, et non pas de la vie quotidienne paisible de gens qui ne redou-tent rien de particulier.

Ces remarques peuvent paraître évidentes. Ce qui l'est moins, toutefois, c'est que la valeur externe de la religion en tant qu'instrument de paix n'a pas de rapport direct avec sa valeur interne pour le croyant. Il est intéressant à cet égard d'établir un parallèle entre la religion et l'amitié. L'amitié procure de notables avantages : une aide dans les moments critiques, un soutien dans l'adver-sité, un surcroît d'énergie pour profiter de la bonne fortune. Pourtant, l'estime que l'on porte à un ami n'est pas fonction de ces avantages extrinsèques. Bien au contraire, estimer un ami parce qu'il nous procure ces avantages, c'est préci-sément le sous-estimer, c'est considérer qu'on peut se passer de lui, qu'il n'est qu'un individu perdu dans la masse de ceux qui pourraient, au besoin, nous venir en aide. Nous estimons notre ami pour lui-même ; nous prisons l'amitié pour elle-même. Les avantages extrinsèques justifient peut-être l'amitié en théorie, mais ce ne sont pas eux qui nous poussent à rechercher la compagnie d'un ami. D'ailleurs, ils η existent que si nous cherchons la compagnie de notre ami pour lui-même. Ce sont des avantages dont seul peut jouir celui qui n'est pas à leur poursuite. Il en va de même pour la religion ; sa valeur ne réside pas dans les nombreux avantages sociaux qui en découlent, et la religion pourrait avoir de la valeur quand bien même elle n'engendrerait aucun avantage social, quand bien même elle serait, comme le pensent ses détracteurs, la cause d'une soif guerrière irrationnelle. Les valeurs que véhicule la religion sont des valeurs intrinsèques : le salut, la rédemption, l'amour de Dieu et la rémission des péchés-toutes notions qui ont de la valeur en soi, même si l'on croit aussi qu'elles nous permettent d'accéder à un domaine supérieur. Voilà qui suffit à fonder la croyance que la religion révèle le sens de la vie : car sens et valeur intrinsèque ne sont qu'une seule et même chose.

Bien entendu, le monde actuel ne fait plus de la foi religieuse le dénomi-nateur commun de nos vœux et de nos paroles. C'est pourquoi la culture d'élite a tant d'importance. En effet, elle a pris possession de l'espace vacant qu'a laissé derrière elle la religion : l'espace des idéaux. La culture est le domaine des valeurs intrinsèques ; elle nous propose des choses qui valent en soi la peine d'être connues, des expériences qui valent en soi la peine d'être vécues. Elle représente la vie humaine dans sa liberté, comme quelque chose qui vaut la peine d'être vécu. Le chemin qui mène de l'esthétique à la morale est bien balisé, car l'esthé-tique nous montre la réalité des valeurs intrinsèques, tandis que la morale nous montre qu'elles sont à notre portée.

Tous les reproches que l'on a pu adresser à la culture d'élite sont balayés par ce simple fait. La raison instrumentale seule ne permet pas à l'homme de vivre. Un monde de moyens purs est un monde dépourvu de sens. Il se peut que le domaine de la valeur intrinsèque soit en quelque sorte un artifice, il se peut que nous construisions nos valeurs intrinsèques par une pratique collusoire par laquelle l'image d'une vie supérieure s'intègre à l'entreprise collective. Mais cela ne signifie pas pour autant que les valeurs intrinsèques ne soient que des chimères purement subjectives : ce n'est pas parce qu'un temple est l'œuvre d'êtres humains que cela en fait une chimère.

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La culture d'élite telle que je la conçois est le produit d'une coopération s'étendant sur d'innombrables générations d'hommes qui s'efforcent d'exalter et de racheter la condition humaine en montrant qu'elle n'est pas seulement agréable, mais qu'elle a également de la valeur. Une pratique essentielle pour la culture est celle du jugement ; par jugement, il faut entendre jugement éthique, qui établit une distinction entre le bien et le mal, entre la vertu et le vice, mais aussi jugement esthétique, qui établit une distinction entre les objets qui sont dignes d'être contemplés et ceux qui n'en sont pas dignes. La culture d'élite ne peut donc exister sans le goût, et c'est d'abord par l'éducation du goût qu'elle se transmet d'âge en âge. La décadence culturelle est avant tout décadence du goût.

Cela m'amène à évoquer un phénomène qui se rattache à l'Holocauste plus étroitement que tout autre aspect de la culture allemande : le phénomène du kitsch. La critique de Steiner prend son sens dans les hautes sphères de l'érudition et du raffinement, où il côtoie Mann, Kafka, Heidegger et Celan. C'est pourquoi il a eu tendance à écarter de son champ d'étude les ruines de la culture décadente, les bas morceaux de la culture moderne. Mais si l'on s'intéresse à la dimension culturelle du totalitarisme moderne, force est de reconnaître qu'il a produit sa propre culture, et que cette culture n'a rien de commun avec l'art brillant de notre civilisation. Il est frappant que la littérature, la musique, la peinture et l'architecture nazies et communistes relèvent toutes du kitsch le plus pur. Et le kitsch n'est pas tant de l'art qu'une contrefaçon de l'art créée par ceux qui sont vaccinés contre l'art. Si Steiner avait procédé à une analyse plus attentive du kitsch, s'il avait cherché à le comprendre, nul doute qu'il aurait disculpé la culture allemande des accusations de collaboration dirigées contre elle. L'art ne saurait collaborer avec le kitsch, pas plus que Dieu ne saurait collaborer avec Satan. Le kitsch est une tentation à laquelle l'art ne doit pas succomber, sous peine de disparaître. C'est dans le kitsch et non dans l'art que les nazis et les communistes puisaient au jour le jour les symboles de leur légitimité.

Il est extrêmement difficile de donner du latsch une définition qui ne soit pas circulaire. Nous reconnaissons le kitsch par une réaction viscérale, et tenter de le définir revient à vouloir définir la souffrance, la couleur, ou le goût des huîtres3. Mais nous savons que le kitsch empoisonne le sens esthétique, tout comme la prostitution empoisonne le désir. Le kitsch est un simulacre en même temps qu'une profanation. L'avènement du kitsch vers la fin du XIX' siècle a fait résonner le tocsin dans les cercles cultivés : la production de cette manufacture d'objets truqués se déversait à jet continu dans le courant de l'art créatif et le polluait. Au début du XX' siècle, les artistes devinrent donc des écologistes de la culture, et se firent les champions non pas du conservatisme, mais de la conser-vation ; les expériences modernistes conduites par Schoenberg, Matisse ou encore T. S. Eliot étaient conçues comme des tentatives pour purifier la tradition vivante de l'art occidental souillée par ce déferlement de sentimentalisme.

L'intérêt pour le kitsch n'a que l'apparence d'une préoccupation esthétique. L'image kitsch n'a pas de valeur en soi ; elle n'a de valeur que parce qu'elle fait naître un contentement de soi bien confortable, que l'on ne cherche pas à remettre en question. À la différence de l'objet esthétique, l'objet kitsch est interchangeable, car il fait partie d'un ensemble d'objets équivalents en nombre infini, qui tous sont capables de susciter la même réaction toute faite. Par consé-quent, on peut dire que c'est cette réaction qui dicte la nature de l'objet : cette dernière est déterminée par le besoin de produire un effet bien précis, effet qui peut être décrit indépendamment de l'objet en question. En ce sens, l'objet kitsch (par exemple Bambi, de Walt Disney) est le contraire de l'objet esthétique. L'œuvre d'art véritable ne naît pas de la réaction du public : c'est elle qui la fait naître. Avant que l'œuvre d'art ne soit créée, il n'existe pas de formule pour

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d'un mur imperméable, si bien que le flot des transactions commerciales ne peut les atteindre. Ainsi, la religion sanctifie le mariage et la naissance : pour elle, le mariage est une relation de laquelle les forces du marché doivent être bannies ; c'est une relation exclusive entre deux individus, qui ne saurait admettre le prin-cipe sur lequel repose tout marché, et selon lequel toute chose peut être remplacée par un équivalent qui « fera tout aussi bien l'affaire ».

Les valeurs esthétiques, elles aussi, imposent des limites aux lois du marché. Ce sont en effet des valeurs intrinsèques, que l'on ne peut mesurer par un prix, et qui nous poussent à découvrir des valeurs intrinsèques dans le monde où nous vivons. L'exemple qui suit illustre mon propos. À l'époque de la révolution indus-trielle, les gens se sont avisés que le milieu naturel était vulnérable, et que tout ce dont notre vie dépend risquait d'être gaspillé et pollué tant notre gestion était inepte ; c'est alors qu'apparut un mouvement esthétique qui défendait la cause de la beauté naturelle. Burke dans sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Addison dans ses essais sur Les Plaisirs de l'imagination, Kant dans sa Critique du jugement, et d'autres penseurs tels que Price, Alison, Home, Lessing et Rousseau ont contribué à placer la nature au centre de nos préoccupations esthétiques et à recréer le domaine des valeurs intrinsèques que nous avions mis en péril. Mais on pourrait objecter que cette recréation des valeurs esthétiques, qui a débouché sur la grande révolution de la sensibilité artistique à l'œuvre chez Novalis, Wordsworth, Beethoven, Schubert, Friedrich et Constable, avait une fonction précise, celle de protéger le monde des prédateurs que nous sommes. Et c'est bien vrai : la valeur esthétique de la nature encourageait les hommes à renoncer à l'hubris qui nous fait croire que nous avons le droit d'user à notre guise de toutes les ressources naturelles. Mais si la révolution esthétique qui eut lieu au XVIII' et au début du XIX' siècle a été efficace, c'est parce qu'elle a ouvert les yeux des hommes aux valeurs intrinsèques. La beauté naturelle a une valeur instrumentale, à condition cependant que l'on reconnaisse sa valeur intrinsèque, à condition qu'on la retire du marché et qu'on la mette à l'abri derrière une haie d'interdictions. (On remarquera le parallèle avec l'amitié.)

Tout cela s'applique aux valeurs esthétiques qui se dégagent des formes architecturales et qui imposent des limites au marché de la construction. Ce sont les valeurs esthétiques qui ont donné naissance à l'urbanisme à grande échelle qui a présidé à la création des grandes villes d'Europe. Les valeurs esthétiques sont indispensables à la vie de la cité, car elles retirent du marché l'élément le plus important dans la vie de la cité, c'est-à-dire la cité elle-même en tant qu'espace commun et lieu de dialogue public. L'exemple des villes de province des Etats-Unis illustre clairement ce que j'avance. L'organisation des villes amé-ricaines est déterminée par un ensemble de lois définissant des « zones » ; ces lois font abstraction de la dimension esthétique et envisagent les différents secteurs de la ville sous l'angle de leur fonction économique et sociale. Lorsqu'on ne tient plus compte des valeurs esthétiques, le paysage urbain cesse d'être intrinsèque-ment attrayant, et la population fuit vers les banlieues, où chacun peut jouir d'une certaine intimité, tandis que se poursuit le déclin du cœur de la ville, qui se réduit à une structure purement fonctionnelle, qui, justement parce qu'elle est purement fonctionnelle, finit par perdre sa fonction.

Tout cela s'applique également aux beaux-arts au sens large - littérature, peinture et musique. Ces arts regorgent de valeurs intrinsèques, et pas seulement de valeurs esthétiques, mais aussi de valeurs morales, qui rayonnent ainsi sous une forme que les sens peuvent saisir. Roméo et Juliette évoque la beauté de l'amour érotique. Le Roi Lear ne fait ni l'apologie, ni l'éloge de la souffrance, il montre que la mort n'est pas absurde lorsque la vie a tenté de s'ennoblir mais qu'elle a succombé à un défaut fatal. La critique a pour objet la valeur esthétique. Mais

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toute critique digne de ce nom cherche également à révéler le contenu moral des oeuvres d'art, ce pouvoir de transfiguration et de rédemption fondé sur la compas-sion, qui guide notre propre compassion vers des objets qui en sont intrinsèque-ment dignes. La valeur morale de l'art ne réside pas dans le fait qu'il nous rend bons ; il n'a sans doute pas cette faculté. Sa valeur morale réside en ceci qu'il perpétue l'idée de valeur morale, en attestant qu 'elh existe bel et bien.

Dire cela revient bien sûr à adopter l'ancienne vision du jugement esthé-tique que Shaftesbury a présenté en détail à l'époque moderne, mais qui appar-tient à l'héritage de la civilisation occidentale depuis Platon. Je ne prendrai pas ici la défense de cette vision des choses. Je me propose simplement d'attirer l'attention du lecteur sur ce qui se produit depuis que l'art a cessé de veiller sur la vie humaine et de soustraire aux lois du marché la vie des sentiments supé-rieurs. Dans tous les domaines, ou peu s'en faut, on nous dissuade d'exercer notre faculté critique ; il suffit qu'une œuvre d'art ait un public, que certaines personnes aient envie de la regarder, de la lire, de l'écouter ou tout au moins d'en entendre parler. Le succès commercial est désormais le seul critère de valeur ; certains peuvent trouver quelque chose à redire à la pornographie, à la violence gratuite, à des œuvres qui s'ingénient à « chier sur la vie », selon l'expression de D. H. Lawrence, mais cela ne leur donne nullement le droit de prescrire ce que l'on peut fabriquer, vendre ou apprécier. Telle est, en tout cas, la vision des choses qui prévaut aujourd'hui. Elle sous-entend que les œuvres d'art peuvent être appréciées au même titre que la nourriture, la boisson, le football ou la pornographie, et que le rôle de l'art n'est pas de soustraire les émotions aux lois du marché. Au contraire, l'art est une autre façon de les mettre sur le marché. Voilà pourquoi la distinction entre l'art et la publicité se perd, comme je l'ai affirmé plus haut.

On pourrait penser qu'en soulignant ce changement, je ne fais que ressasser de vieux griefs contre la société de consommation. Mais quoique l'accélération de la consommation ne soit pas sans rapport avec le phénomène que j'ai décrit, elle ne l'explique que partiellement. Nous sommes entrés dans une ère où l'on s'est habitué à ne pas porter de jugements esthétiques. Certes, les gens ont toujours des goûts personnels ; mais ils peuvent être assimilés à leurs goûts en matière de nourriture : ce sont des désirs de gratification que l'on retrouve aussi bien chez l'animal que chez l'être doué de raison. Ce qui distinguait l'expérience esthétique, à savoir qu'elle reposait sur la perception de la valeur, a disparu, et seul le désir subsiste. Si d'aventure quelqu'un s'intéresse à l'art, il se contente bien souvent d'explorer la technique, ou encore d'« aller voir derrière » la longue tradition de l'expression artistique pour déconstruire les implications politiques qu'elle renferme. On évite toujours le jugement à proprement parler, qu'il s'agisse du jugement porté par l'art ou du jugement porté sur l'art. C'est là un des effets du milieu dans lequel nous vivons, qui récuse toute forme de jugement et se veut « égalitaire », voire « multiculturel ».

Dans un tel milieu, le jugement esthétique apparaît aisément comme une menace. Dans ce nouveau monde, rien ne saurait être retiré du marché, et si certaines choses sont frappées d'interdiction absolue, ce sont uniquement celles qui, comme le meurtre, menacent la société toute entière. On cherche doréna-vant à éliminer l'habitude du jugement des domaines de la vie dans lesquels les hommes ont jusque-là trouvé un certain réconfort (la sexualité en particulier, et le goût en général) en refusant de laisser libre carrière à leurs désirs ; les gens ont la conviction que les valeurs intrinsèques n'existent pas ; tout au plus y a-t-il des opinions sur les valeurs intrinsèques.

En d'autres termes, on a cessé d'essayer de bâtir le royaume des valeurs intrinsèques, c'est-à-dire que l'on a renoncé à l'entreprise qui était l'essence de la

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George Steiner : Prophète de l'abstraction

Moshe Idel

Les contributions de George Steiner à l'humanisme sont nombreuses, amples et riches. Elles touchent à divers domaines, dont h linguistique, la philosophie, la critique de la culture et de la littérature, et ont emprunté des formes littéraires diverses. Si Steinet se présente volontiers en critique de la culture, il se conduit souvent davantage en philosophe de la culture. Certes, la part critique est centrale dans toute son œuvre. L'exemple le plus flagrant en est la critique de la culture chrétienne d'Europe, avec les éléments qui ont servi de toile de fond religieuse à l'Holocauste, ainsi que son analyse de la crise de la culture moderne ou de ce qu'il nomme la post-culture. Il est connu pour sa critique sévère de l'entreprise sioniste et de l'État d'Israël, supposé propice à la formation d'un État-nation avec tous les dangers qui l'accompagnent. Moins prononcée est sa critique de l'orthodoxie juive. Enfin, et ce n'est pas le moins important, il y a les critiques plus sporadiques, mais incisives, adressées au régime communiste. Au demeurant, comme il ressort de sa recommandation explicite d'avoir toujours plus d'un passeport, les États nationaux de l'Occident démocratique ne lui inspirent pas davantage une confiance absolue.

Quelle qu'en soit l'originalité, ce ne sont cependant pas les aspects critiques de ses ouvrages qui me retiendront ici. Je commencerai par examiner un aspect philosophique de son approche de la culture et essaierai, dans les termes qui sont les siens, de les appliquer à des sujets auxquels lui-même ne l'a pas fait. Enfin, toujours en recourant à ses propres conceptualisations, je poserai quelques questions sur les implications de sa vision culturelle du rôle des Juifs en Europe en me référant à l'idée même qu'il se fait de son propre rôle. À mon sens, le test le plus intéressant des catégories culturelles d'un homme consiste à voir comment sa pensée peut répondre à une interrogation exprimée dans ses catégories à lui.

Dans un passage séminal de La Mort de la tragédie, au début de sa carrière, Steiner décrit le sort de l'artiste moderne, privé du soutien des structures tradition-

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nelles qui alimentèrent la création et la réception des prémodernes. C'est à cette nouvelle condition que tient la crise de la tragédie dans les temps modernes :

Mais quand l'artiste doit être l'architecte de sa propre mythologie, ie temps est contre lui. Il ne peut vivre assez longtemps pour imposer sa vision particulière et les symboles qu'il a conçus pour elle aux habitudes de langage et de sentiment de la société de son temps. Chez Dante, la mythologie chrétienne avait derrière elle des siècles d'élaboration et d'existence auxquels le lecteur pouvait tout naturellement se référer quand il voulait situer la manière particulière dont le poète l'abordait. Le système cabaliste de Blake ou la magie lunaire de Yeats n'ont qu'une tradition personnelle ou occulte [...]. Une vision du monde personnelle, sans une structure orthodoxe ou publique qui 1etaie, n'est mise en lumière que grâce à la présence du talent ; elle ne prend pas racine dans le sol commun. [...] Une mythologie cristallise les sédiments accumulés au long de grands espaces de temps ; elle rassemble en une forme conventionnelle les souvenirs primordiaux et l'expérience historique de la race. Étant le langage de l'esprit devant ce qui l'émerveille ou ce qu'il perçoit, les grands mythes s'élaborent aussi lentement que la langue elle-même' [...].

Steiner présume des rythmes culturels qui ne se laissent pas facilement contextualiser dans une aire géographique donnée ou un laps de temps limité, mais qui suivent davantage la logique de la longue durée. Le tour d'esprit archéo-logique de cette approche est cruciale, et elle suppose que l'on comprenne com-ment l'accumulation se fait, comment elle s'articule ou se cristallise. Cependant, outre cette attitude verticale envers la culture comme accumulation, le vecteur horizontal est aussi bien en évidence : sans l'ampleur de la masse critique, de l'espace public, du sol commun, l'accumulation verticale ne saurait guère trouver son sens sur une plus grande échelle. La profondeur et la complexité d'une œuvre d'art dépendent du vecteur vertical, de la richesse de ses diverses strates et des formes de leur cristallisation ; sa large réception dépend cependant davantage de la dimension horizontale. Ou, pour exprimer autrement la stratégie fondamentale telle que la comprend Steiner dans ce passage, l'artiste moderne est un architecte, qui a besoin d'un terrain solide et vaste pour y bâtir un grand édifice. La décom-position des couches culturelles tectoniques met en danger la construction, qui risque fort de se transformer en ballon à la dérive.

Toutefois, lorsque les codes auxquels s'en remet un écrivain moderne ne sont pas publics et acceptés dans une société, mais secrets et privés, comme ce fut le cas chez Blake et Yeats, les œuvres qu'ils inspirent deviennent énigmatiques et idio-syncrasiques. Les œuvres de ce genre ne sont abordables que par le tout petit nombre de ceux qui ont un accès à ces codes, ou qui ont une sorte d'affinité peu commune et idiosyncrasique avec la structure spirituelle des auteurs. Autrement dit, pour produire une œuvre d'art classique dans une société traditionnelle, le créateur doit plonger dans le tissu linguistique, symbolique et mythique de sa culture, et être capable de le restructurer dans son travail, en sorte qu'il soit assez inédit pour apporter vraiment du neuf, mais aussi assez traditionnel pour que son public reconnaisse entre les mots les éléments plus anciens. Créer pour une com-munauté, c'est donc prendre ses distances vis-à-vis des moules anciens sans les briser ni les transformer au point de les rendre méconnaissables. Ce dialogue intense avec le public spécifique et ses richesses historiques est, en conséquence, l'indice de la réussite du créateur traditionnel et de l'œuvre d'art.

Pour Steiner, il s'agissait ici d'expliquer en quoi la créativité moderne diffère de la prémoderne, mais son explication ne m'en paraît pas moins incroyablement

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de l'hébreu depuis la Bible et des diverses conceptions religieuses du monde qui se sont exprimées en elles, il a su brosser un tableau parfois critique et ironique de la société juive traditionnelle en Europe de l'Est et en Israël au point de s'imposer comme un classique en Israël. Ses écrits sont l'un des exemples les plus étonnants de traduction - des multiples strates de l'hébreu en hébreu moaerne - par un écrivain qui est né en Galicie, qui a vécu en Allemagne mais qui a décidé de vivre l'essentiel de sa vie à Jérusalem. Cette forme de traduction intérieure justifierait un nouveau chapitre d'Après Babel et attend toujours d'être étudié par un cher-cheur qui aurait assimilé l'ouvrage novateur de Steiner. De même, à partir des distinctions qu'il opère, faudrait-il analyser comment le jeune Gershom Scholem traduisit en allemand certains récits en hébreu du jeune Agnon.

En tout état de cause, ces trois exemples montrent que, tout au moins dans une partie de l'Europe de l'Est (mais aussi dans les communautés juives d'Afrique du Nord et d'ailleurs et leurs répercussions dans l'État israélien moderne), la persistance de l'hébreu comme principal dépositaire de la tradition juive, y compris kabbalistique, a facilité l'émergence de toute une production littéraire, mystique ou autre. Le terreau que constituaient ces deux langues juives a nourri le renouveau. Au point que j'en viens à me demander si le banc d'essai le plus fécond des hypothèses culturelles formulées par Steiner dans La Mort de la tragédie et Après Babel serait non pas les littératures européennes, mais la dynamique de la culture hébraïque israélienne.

La description que fait Steiner de la privatisation des codes culturels n'est pas vraie pour les seuls poètes anglais. Elle vaut également pour maints Juifs d'Europe centrale et occidentale qui, depuis le XIX' siècle, ont perdu contact avec la plupart des strates de la tradition juive du jour où ils adoptèrent le rationalisme des Lumières. De surcroît, pour en revenir au passage de Steiner, les symboles et les mythes sont étroitement liés au langage et à son évolution. Nul doute que la rupture infligée à la tradition juive par l'effort d'intégration à la culture des Lumières soit davantage visible dans le cas de l'hébreu. Après les premières étapes des Lumières, représentées par Moses Mendelssohn et Salomon Maïmon, l'alle-mand disloqua l'hébreu en tant que principal vecteur juif de la haute culture en Europe centrale. C'est bien pourquoi aucun des chefs-d'œuvre créés par des Juifs dans les parties de l'Europe dominées par l'allemand ou le français n'eurent jamais un écho comparable à celui, immense, des écrits d'Agnon dans la culture israé-lienne. Même Buber, Rosenzweig, Heschel et Levinas, tous connaisseurs de l'hébreu et intimement familiers du judaïsme traditionnel, n'eurent qu'un impact limité sur la scène culturelle israélienne parce qu'ils écrivirent en allemand ou en français. En comparaison de l'influence immense d'un Gershom Scholem en Israël, leur pensée ne s'impose que très lentement.

Ce rayonnement a cependant perdu bien davantage : le gros du public, le sol commun, l'auditoire vivant des Juifs d'Europe centrale qui se sont expatriés ou qui ont été exterminés. Actuellement, l'appropriation de grandes figures juives de Γ entre-deux-guerres en Europe, Walter Benjamin, Gershom Scholem et Hans Jonas, par exemple, est beaucoup plus l'affaire d'intellectuels européens en quête d'une solution de rechange autochtone à la nature de la culture et de la langue allemande au temps des nazis. Ceux qui, parmi les intellectuels juifs européens, croyaient à une forme de coexistence fondée sur la contribution unilatérale des Juifs à la culture européenne sans attendre de réciproque ont plus perdu que leurs contemporains sceptiques. Ce qui est peut-être pire encore, pour citer Steiner, c est que, par leur clairvoyance du danger imminent, ils ont pu, d'une certaine manière, contribuer à sa réalisation10. Le destin des intellectuels et écrivains juifs qui échappèrent à l'Holocauste et crurent à cette autre hérésie juive qu'est le marxisme (à côté du christianisme) ne fut pas meilleur. L'oppression stalinienne

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ne s'est pas arrêtée à ses concurrents politiques juifs, mais s'est étendue à toute l'élite culturelle juive.

DÉSOLATION : INSUFFISANCE DU LANGAGE ET SILENCE OU

PLÉNITUDE ?

Le message culturel de Steiner traite largement de la crise de la culture occidentale. Nombre des figures qui l'ont fasciné, a-t-il confessé, se distinguent par certaines formes de désolation. Dans « Je suis un survivant », il estime que H. Arendt, Ε. Bloch, Cl. Lévi-Strauss, Ε. Kahler et Adorno, « partagent une note commune de désolation11 ». On retrouve la même remarque dans sa des-cription des « moqueries désolées de [K.J Kraus12 ». La désolation de Kafka, qui ne laisse subsister aucune place à l'espoir pour « nous », si abondant qu'il soit en principe, revient à plusieurs reprises chez Steiner. N'étant pas très versé dans les écrits de nombre tie ces penseurs éminents, et compte tenu de la concision de Steiner ici, j'en retire l'impression qu'il est passionnément attiré par ce qu'il perçoit comme une expérience de la désolation. Une attitude qui ne surprend guère dans la sensibilité juive d'après la Shoah, même quand on n'a pas eu une expérience personnelle directe des atrocités commises par les nazis et leurs colla-borateurs. Cette propension à la désolation conduit à opérer un certain choix parmi les auteurs d'avant la Seconde Guerre mondiale qui, d'une certaine façon, ont anticipé les horreurs à venir. Pour Steiner, certains de ses auteurs de prédi-lection ont, comme son propre père, fait preuve de clairvoyance, ils ont pressenti le terrible avenir et l'ont préfiguré dans leurs œuvres. Cela est clair dans sa manière de comprendre les attitudes d'un Kafka ou d'un Kraus. On peut parler d'un « fuseau horaire » de la Shoah dans certains secteurs de la culture juive d'Europe centrale avec les œuvres d'auteurs compris entre la fin des années 1920 et la fin des années 1990. De ce point de vue, Steiner n'est pas seulement un homme que ces désolés attirent : en tant que critique de la culture, qui reprend à leur compte leur vision du monde, il en est le continuateur. Non seulement il est « un genre de survivant », mais il est aussi un homme qui a assimilé leurs instincts culturels les plus profonds pour les exprimer sous la forme d'une phi-losophie de la culture.

Cette propension à la désolation a partie liée avec l'insuffisance du langage, ou ce qu'il appelle la « crise du langage ». La désolation est un terrain propice au silence. Et le silence est un langage qui ne parle qu'au passé. Au fond, Steiner estime que le XX* siècle aura été témoin d'une corrosion de la valence des mots : « Les mots sont rongés par les mensonges et les faux espoirs dont ils sont respon-sables13. » On peut se demander pourquoi cette corrosion n'intervient que dans ce siècle, plutôt que tout au long de l'histoire des hommes en général ; la réponse paraît tenir à l'effondrement d'une vision générale du monde, dans laquelle les mots étaient imbriqués dans des structures plus globales, elles-mêmes soutenues par des institutions religieuses et sociales, mais aussi par la foi personnelle. Du fait d'un lent affaiblissement, les mots ont perdu une partie de leur stabilité séman-tique et le soutien de systèmes plus complets.

Dans le cadre de ce processus général, Steinet a insisté sur le rôle joué par les Juifs dans l'introduction de la spéculation critique sur le langage au cours des deux dernières générations, y compris dans leur insistance sur le silence et la faillite du mot14. Aucun des « désolés» n'a mieux souligné que Kafka l'importance du silence, et Steiner s'est montré particulièrement réceptif à ces moments dans l'œuvre de Kafka15. Celui-ci confessait ainsi à son ami Gustav Janouch :

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les courants philosophiques qui s'expriment à travers les écrits de figures diaspo-riques classiques telles que Philon, Maïmonide ou Hermann Cohen, c'est loin d'être une théorie généralisée dans le judaïsme, et c'est à peine si elle est présente dans la Bible. D'une façon générale, la Bible n'est pas un livre de théologie : s'y expriment toutes sortes d'images différentes et contradictoires de Dieu, mais jamais abstraites. Quoique difficile à voir, Dieu a un visage, et Moïse le voit de dos32. Ailleurs, il est décrit voyant l'image de Dieu, Temunat YHWH Yabit33, et parlant à Dieu « de bouche à bouche34 ». Quant au fameux 'Eheyeh asher'Eheyeh, qui a tant retenu l'attention de Steiner35, tels que l'ont compris les interprètes rabbiniques et kabbalistes, il n'a rien à voir avec le transcendantalisme maïmoni-dien et scolastique version Gilson36. Il a trait à la présence très concrète de Dieu dans le bas monde et dans l'histoire. Dans bien des cas, et c'est de plus en plus clair dans le hassidisme moderne, le nom de Dieu a été compris comme indiquant la dépendance de Dieu vis-à-vis de l'action humaine, de même que l'image spécu-laire a besoin de l'homme qui se mire dans la glace. L'interprétation maïmoni-dienne a beaucoup plus attiré l'attention des théologiens et des mystiques chrétiens, et de Steiner, tandis que les interprétations plus corrélatives ont eu beaucoup plus d'écho parmi les penseurs juifs.

Au-delà de ces considérations théologiques, on peut dire qu'il serait certes pour le moins intellectuellement difficile d'attribuer aux européens chrétiens modernes une compréhension erronée de la Bible, puisqu'ils ne l'ont jamais lue dans l'original et que, l'eussent-ils fait, ils auraient du mal à y trouver le Dieu abstrait. Peut-être Steiner a-t-il néanmoins raison. Je ne pense pas que ce soient les anciens Israélites qui ont créé le « fardeau » - piètres théologiens de l'abstrait, ils étaient bien plus doués pour façonner la vie religieuse concrète - , mais les perceptions modernes émanant de cercles tant juifs que chrétiens ont fort bien pu instiller cette perception dans la conscience européenne. Cela ressort on ne peut plus clairement de la façon dont Arnold Schoenberg, grand compositeur et sio-niste, mais aussi l'une des principales sources de la théologie négative de Steiner, dépeint le Dieu juif comme s'il paraphrasait le Pseudo-Denys37. Il est aussi permis à un Juif de penser ainsi, sans aucun doute. Quant à savoir si une théologie de ce type partage quoi que ce soit avec le judaïsme, c'est une tout autre question, qui requiert une autre histoire de la pensée juive que celle que propose Steiner. Avant d'abandonner ce problème complexe, qu'on me permette de faire valoir que la désolation, le tragique, le silence, le blanc38 et la transcendance abstraite peuvent tout à fait constituer une expérience juive moderne cohérente parmi les désolés de Vienne et de Prague. Certains de leurs contemporains juifs adoptèrent cependant d'autres croyances, comme celle du langage vital, de la joie, du sentiment de la présence immédiate et de l'immanence intime. Ces attitudes sont dominantes dans maints cercles hassidiques actifs dans d'autres parties de l'Empire des Habs-bourg. Toute question d'effectifs et de pratiques mise à part, les uns et les autres étaient juifs et, historiquement parlant, rien n'oblige à afficher une préférence ni à simplifier la complexité de ce qu'il peut entrer de juif, au prix d'une métaphore, dans ce qui est de nature à devenir un fardeau. Le Juif utopique métaphorique a cependant été privilégié au point même d'évincer, dans le tableau de Steiner, les formes historiques du judaïsme et les Juifs concrets.

DÉPLACEMENT ET HAUTE CULTURE JUIVE

Une partie des intellectuels juifs de la dernière génération ont opté de facto pour une vie de pérégrination. Arthur Koestler, Arnaldo Momigliano et pour

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finir, mais ce n'est pas le moins important, Steiner. Ils ont choisi l'expérience diasporique non pas comme une donnée, une commodité ou une inertie, ainsi que le font la majorité des Juifs de la Diaspora, même si certains d'entre eux espèrent, dans un avenir plus ou moins indéterminé, s'établir en Israël, mais en transfor-mant leur choix personnel en idéal. Dans un passé plus récent, cette approche a aussi été celle de Daniel Boyarin, là encore au nom de grands principes. La plupart d'entre eux ont avancé des arguments qui ne sont pas liés, ou pas seulement en tout cas, à des commodités économiques, des problèmes d'adaptation sociale ou linguistique ou des embarras politiques, mais parfois aussi à des théories sur les bienfaits de l'expérience diasporique pour la créativité intellectuelle. Après la longue période dominée par l'insistance sioniste sur la négation de l'Exil, un nouveau courant se cristallise lentement, en réaction à cette négation idéologique de la créativité dans la Diaspora. Quelques-uns de ceux qui nient la négation sont familiers de l'expérience israélienne, comme Koestler et Boyarin ; d'autres le sont beaucoup moins. En tant que négation d'une idéologie, elle se transforme souvent en une nouvelle idéologie. Je voudrais traiter ici non pas des aspects idéologiques de cette propension, mais de ses aspects culturels tels qu'ils s'expriment chez deux grandes figures : Arnaldo Momigliano et Steiner.

Dans un passage mémorable, le grand historien juif Arnaldo Momigliano décrit les protagonistes de sa recherche, les grands historiens grecs, par opposition aux historiens locaux, en ces termes : « Pour acquérir et transmettre des connais-sances et une sagesse, l'historien devait se détacher de son environnement social. En Grèce, les "grands" historiens sont presque invariablement des exilés ou au moins des expatriés39. » La fascination qu'exerce ce passage ne tient pas seulement à la conscience aiguë de l'affinité entre distanciation et créativité, mais, à mon sens, au fait que ce propos cadre si bien avec la vie de son auteur, Momigliano lui-même. Lui aussi fut un expatrié, non pas de la terre d'Israël, mais de l'Italie, du pays qu'il tint sa vie durant pour sa patrie, malgré l'Holocauste qui coûta la vie à sa mère. Tour cela sans jamais nier un seul instant son allégeance au judaïsme tel qu'il se manifestait, d'une certaine manière, dans sa religion, son intérêt pour la culture et sa contribution à l'histoire ancienne et à l'histoire intellectuelle moderne. Certes, tous ces expatriés auraient pu écrire hors du périmètre des lieux qu'ils décrivent, ou en évitant tout contact avec leurs protagonistes. Toutefois, ils n'ont jamais perdu leur contact intime avec la langue qu'ils partageaient avec les groupes et les cultures qu'ils décrivaient. Qu'elle soit exclusivement ou non fœuvre d'historiens expatriés, toute la littérature historique grecque a été écrite et conservée presque exclusivement en grec. Momigliano lui-même s'est efforcé de distinguer religion et nationalisme, se considérant comme un Italien de confession juive et en se montrant très fier de son identité composite (hyphenate) de Juif piémontais. Dernièrement, cette identité composite est apparue avec éclat dans le cas de Jacques Derrida.

Si la propension diasporique n'a pas manqué de fasciner Steiner, il ne sous-crit pas à n'importe quelle forme d'identité composite. À mainte reprise, il a insisté sur son déracinement et l'importance de la mobilité, et à cette fin il suffit de mentionner son identité juive. Nul doute que cette approche soit liée à la mobilité de son père clairvoyant, qui put arracher sa famille au destin des autres Juifs en partant toujours plus à l'ouest. Nulle passion des lieux n'est jamais épuisée. No passion spent... Steiner, comme Momigliano, extrapole à partit de son expérience personnelle de déplacement d'un pays à l'autre en situation d'urgence extrême, pour en venir à quelque chose qui lui est à peine lié : le polyglottisme, l'ouverture intellectuelle et la créativité. À la différence de Momigliano, qui avait le sentiment d'avoir une patrie et la visita régulièrement, tel n'est pas le cas de Steiner. Il privilégie d'autres images : celle d'hôte, de courrier ou de cosmopolite . Pour lui,

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plus pauvres et moins dialectiques, qui n'en ont pas moins une orientation bien plus optimiste52. Une comparaison raisonnée entre les deux modalités fera appa-raître de grandes divergences entre deux formes radicalement différentes de « l'esprit juif ».

A la différence de Steiner, je ne me sens pas très capable de définir quoi que ce soit qui ressemble à un « esprit juif », et je suis gêné par toute espèce de réification d'un esprit aussi actif à travers les siècles, les continents et les langues — une forme d'« ange spirituel » des Juifs pour traduire l'expression hébraïque Sar ha- 'ummah. Je suis tenté de voir bien plus de ruptures, de différences, parfois très tranchées, entre les diverses strates de la pensée et de la culture juive, malgré la stase déjà évoquée et représentée par l'importance des éléments performatifs et de l'hébreu. À ce titre, Kafka et les autres désolés représentent, à mon sens, un type de culture typiquement juif, moins en continuité avec un prétendu « esprit juif», et donc aussi moins antagoniste ou rebelle à l'égard de quoi que ce soit de très précis. Une culture simplement différente, et juive puisque la plupart de ces désolés ont voulu, parfois expressément, appartenir à la culture juive d'une façon ou d'une autre. C'est ainsi qu'on leur doit, entre autres, si l'on s'en tient à l'analyse steinerienne de leurs sensibilités, l'insistance sur le silence comme réaction — chose que je tiens pour marginale dans les formes antérieures du judaïsme. Rien, cepen-dant, n'interdit d'y voir un nouveau facteur dans la mosaïque perpétuellement changeante du judaïsme. De ce point de vue, l'importance que George Steiner attache à la catégorie du silence peut être décrite comme une contribution supplé-mentaire à la lente élaboration d'une sensibilité nouvelle dans le judaïsme moderne. Elle concerne l'attitude des Juifs envers les crises et les désastres, quand les outils antérieurs des rituels, du souvenir, voire de la documentation historique, ne sont plus suffisants. Tout en l'admettant volontiers, on aimerait au moins un essai de bilan de ce qui est ancien et nouveau, de ce qui est plus représentatif, afin d'éviter toute vision unilatérale de phénomènes complexes.

Les pérégrinations imposées à la plupart des Juifs contre leur volonté ont en fait inspiré une forme d'essence idéalisée. Étant anti-essentialiste, pour ce qui est des affaires juives, je dois rappeler que, à côté des nombreux Juifs errants - dont le kabbaliste Abraham Aboulafia auquel j'ai consacré une partie de mes recherches - , des Juifs plus éminents ont très souvent été des figures sédentaires, et leur contribution a été aussi durable, voire davantage. On peut commencer cette liste par Philon d'Alexandrie et la continuer par le prolifique kabbaliste actif à Safed au milieu du XVI* siècle, Rabbi Moshe Cordovero, puis continuer avec Rabbi Elijah, connu sous le nom de Gaon de Vilna. Ce n'est là qu'une petite liste réduite à trois parangons de la culture juive actifs au fil des siècles sur trois continents différents. Il sérait facile de l'allonger. Ce qui importe, cependant, c'est que lorsqu'on compare l'une des phases les plus créatives de l'histoire de la Kabbale, la littérature de Safed au milieu du XVP siècle, à la phase antérieure, on découvre une dynamique de la culture très différente de celle que conjecture Steiner. Entre 1492 et 1540, c'est-à-dire après l'Expulsion, les Kabbalistes mobiles chassés d'Espagne et du Portugal écumèrent divers pays du Sud de l'Europe et d'Afrique du Nord, produisant une immense littérature très traditionnelle et assez peu originale. Avec la création du centre kabbalistique de Safed, à partir des années 1540, où des groupes de kabbalistes vécurent et travaillèrent ensemble pendant une longue période, on assista à une explosion de créativité. C'est la vie sédentaire et collective de ces cercles, auxquels l'on doit les écrits kabbalistiques fondamentaux, qui ont inspiré depuis l'essentiel de la vie spirituelle juive53. Les Juifs ont beaucoup plus été des Ahasvérus dans les légendes chrétiennes et dans le destin que leur ont imposé les chrétiens. Peu de Juifs ont jamais imaginé la pérégrination autrement que comme une malédiction. Prétendre le contraire est pur anachronisme. Les

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Juifs ne correspondaient pas davantage au concept & homo viator c^xt les chrétiens ou musulmans du Moyen Age.

Cependant, le fond de mon argumentation n'est pas seulement historique. Ma question a davantage trait à l'insistance avec laquelle Steiner rappelle que le texte est la patrie des Juifs et l'importance qu'il attache à la mobilité des Juifs. Sans entrer dans la question de l'identité du texte, qu'on me permettre d'observer que le fait de se plonger dans l'étude des textes peut produire un résultat tout à fait opposé. À mon sens, c'est précisément parce que certaines élites juives se sont montrées à ce point soucieuses d'étudier les textes durant une partie de leur vie religieuse que la mobilité géographique est devenue bien moins importante. Si la patrie peut être un texte, on est toujours chez soi avec ou sans déplacement géographique. Les livres, par leur nature même, représentent le pôle opposé de la nécessité pour le lecteur de voyager : ils viennent à lui et, à travers eux, il peut voyager au loin. La rude tâche consistant à acheminer le livre d'un endroit à l'autre n'a pas été l'apanage de la première élite d'intellectuels. Ce sont bien souvent des marchands juifs qui jouèrent les intermédiaires entre différents centres juifs, et ils n'étaient pas particulièrement familiers ni curieux des livres ou des manuscrits qu'ils transportaient pour les vendre. Il est assez stupéfiant de voir l'énorme quantité de livres kabbalistiques que le rabbi Moshe Cordovero put lire dans le centre émergent de Safed, très loin des villes d'Europe occidentale où ils avaient été écrits, et ce sans quitter sa petite ville.

Après tout, la créativité de Kant ne tient-elle pas à ce qu'il mena une vie de sédentaire forcené ? Que, loin de s'expatrier, il vécut toute sa vie à Koenigsberg ? À moins que l'expérience d'un Gentil ne soit pas pertinente54 et que les Juifs, seuls, doivent circuler pour créer ? Prenons donc un exemple israélien. Le regretté pro-fesseur Shlomo Pines était l'un des polyglottes les plus accomplis et cosmopolites qui fut : maîtrisant plusieurs dizaines de langues, il connaissait des douzaines de grandes cultures et littératures. Il passa l'essentiel de ses cinquante dernières années dans une seule er même ville, Jérusalem. Beaucoup témoigneraient que son acuité critique n'a aucunement pâti de ce long séjour dans un État national, pour l'essentiel dans une ville retranchée, et qu'il n'est pas devenu pour autant nationa-liste. Pas plus qu'il ne se proclama jamais cosmopolite. En tout état de cause, son cosmopolitisme était assez large pour inclure également la littérature et la culture hébraïques et israéliennes. Comme Steiner, il quitta Paris de justesse, mais choisit une autre direction, celle de l'Orient, sans transformer son choix de vie en idéo-logie ou en passion.

Steiner, comme d'autres grands intellectuels juifs, est sceptique quant à la possibilité qu'un État, même bâti par les Juifs, puisse dépasser le stade du natio-nalisme, et il a insisté sur le danger de voir un État national attirer et attiser la haine extérieure. Pour ce qui est du premier danger, il est hors de doute que les structures étatiques puissent encourager le nationalisme, et l'État moderne d'Israël η S échappe pas. Toutefois, même de grands intellectuels juifs d'Europe ont suc-combé à cette tentation, dans des circonstances où de tels élans nationaliste; peuvent nous paraître aujourd'hui totalement incongrus. C'est bien pourquoi 1; vie dans la Diaspora ne remédie pas mieux au nationalisme qu'un État. En vérité tout dépend largement des penchants de chacun. Connu comme un homme d< gauche sur la scène politique israélienne, par exemple, Martin Buber adopta uns attitude profondément nationaliste dans la Première Guerre mondiale.

L'immensité de l'Holocauste va bien au-delà de l'extermination de sb millions de Juifs. Ceux qui ont survécu ont payé leur vie durant un prix immense Certains intellectuels choisirent la solution ultime du suicide : Walter Benjamin Primo Levi, Paul Celan, Peter Szondi ou Jerzy Kosinski. Fait assez intéressant tous ces auteurs reconnus ont vécu et sont morts en Europe, à l'exception d<

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Mais les masses juives ne sont pas seules à n'avoir pas su réagir comme il aurait fallu aux dangers créés par l'incroyable conduite de leurs hôtes européens. Les efforts en ce sens d'une poignée d'intellectuels juifs, qui créèrent parfois une culture fascinante, trahissent des processus de confusion culturelle, des moments de désolation personnelle et finalement de déplacement géographique qui ont finalement conduit, dans certains cas, au suicide ou à l'extermination. Ces intel-lectuels ne sont certainement pas responsables du cours tragique des événements qu'eux ou les autres Juifs ont dû subir. Mais leur contribution à la culture « générale » ne les a nullement préservés des souffrances, pas plus eux que les autres. Au contraire. Selon Steiner, l'existence même de contributions juives « dérangeantes », les trois fardeaux ou chantages qu'il a énumérés, ont déclenché ou peut-être exacerbé l'explosion meurtrière contre les Juifs, censée donner corps à la conscience de l'Europe57.

La cinglante critique steinerienne de la culture européenne va-t-elle devenir un nouveau « fardeau » juif, le quatrième, pesant sur la conscience de l'Europe ? La préservation d'un transcendantalisme abstrait lié à un humanisme juif qui tient à continuer à opérer en Europe en dépit de la Shoah doit-il être perçu comme un fardeau de ce genre ? Cette idée d'hôte, créant la condition pressante de proximité des Juifs assimilés et des chrétiens qui ne sauraient aimer leurs hôtes, ne rappelle-t-elle pas l'idée, également énoncée par Steiner, que la trop grande proximité des deux communautés a été un des paramètres de la Shoah58 ? Ses diverses critiques - y compris, peut-être, celle du sionisme - seront-elles le prétexte d'une nouvelle tentative pour se débarrasser des Juifs comme « mauvaise conscience59 » ? Cet « esprit juif privilégié » est-il si différent de la vision de l'élection des Juifs qu'on trouve dans les sources juives traditionnelles classiques ? La vision sioniste de la normalité et de l'égalité des Juifs avec tous les autres êtres humains serait-elle une approche moins noble que la vision suivant laquelle les nations ont besoin des Juifs dispersés pour acquérir une éducation convenable ?

Si la réponse à la première question est positive, elle mettra Steiner sur la même ligne que les anciens prophètes Israélites, avec Jésus et Marx, si l'on s'en tient à l'idée qu'il se fait de leurs contributions. Pour employer ses propres mots, toute la question est cependant de savoir « quand la clairvoyance est aussi res-ponsabilité », ainsi qu'il le demandait si finement à propos des pressentiments de la catastrophe imminente dans les écrits des désolés dont il a tant appris00. Est-il possible que, suivant la logique de cette critique de la culture, si ses critiques culturelles prennent tant de poids qu'elles finissent par devenir un fardeau, le prix en soit payé par maints Juifs ordinaires et innocents ? Pour eux, ses écrits n'envisagent d'autre solution que de devenir de parfaits hôtes errants munis de multiples passeports mais, si possible également, des génies moraux traitant d'abs-tractions pures. J'ai toutefois dans l'idée que la plupart d'entre eux n'ont pas de mission pour les Gentils - le dernier Juif qui en ait eu une, il y a longtemps, n'ayant pas vraiment réussi du point de vue des Juifs - ou que, plus encore peut-être, ils préféreraient éviter de répéter l'expérience de la désolation des désolés.

Revenons aux possibles implications des postulats de cette nouvelle critique de la culture. Suivant la logique steinerienne de la culture occidentale, six millions de Juifs ont payé de leur vie et bien d'autres continuent de payer directement ou indirectement par leurs souffrances divers fardeaux religieux. La raison qu'il en a donnée est la nature par trop abstraite des trois exigences - ou chantages -formulées par certains prophètes anciens61 et par deux autres Juifs, Jésus et Marx, à l'adresse des autres nations. Je ne reviendrai pas ici sur les difficultés que crée l'attribution à la théologie biblique d'un transcendantalisme abstrait. De même, l'idée que Jésus et Marx étaient automatiquement identifiés au judaïsme et aux

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Juifs quand les chrétiens les tenaient l'un et l'autre pour des chrétiens aurait besoin d'un minimum de preuve - que Steiner n'a pas apportées. C'est là un point trop crucial de son approche pour qu'on l'accepte sans le secours d'un solide travail sociologique. Non que je sois persuadé que Steiner se trompe : à mes yeux, il s'agit simplement d'une thèse fascinante, mais sans l'appareil qui permettrait de l'étayer. Mais supposons un instant qu'elle soit juste. L'abstraction serait donc une affaire juive classique, jetant le pont entre les propensions spi-rituelles des anciens Juifs avec les modernes, à travers le temps et l'espace - ce dont je doute. Néanmoins, pour suivre encore Steiner, l'abstraction qui s'impose aux non-Juifs peut se transformer en une aventure extraordinairement risquée. J'ajouterais que ce ne fut pas tant le cas pour les penseurs abstraits eux-mêmes. Jésus lui-même n'est pas mort de l'abstraction, mais pour avoir perturbé l'ordre public et religieux des Juifs comme des Romains, avant que les implications du christianisme ne pussent être perçues. Marx n'a pas été mis à mort. Si prophé-tiques fussent-elles, aucune de ces deux figures historiques ne pouvaient deviner les implications et les dangers de leurs messages abstraits. Ils eurent ce que Steiner appela dans un contexte semblable le « formidable privilège » de ne pas savoir62. C'est seulement Steiner qui a dernièrement découvert ce terrible secret en ana-lysant les raisons religieuses de l'Holocauste. Les maîtres-chanteurs « juifs » des trois étapes ont admonesté, critiqué, voire maudit : ils n'ont mis personne en danger de manière délibérée.

Mais enfin Steiner vint. Lui sait ce qu'ils n'ont pas su et ne pouvaient savoir depuis des millénaires. Il n'a pas le privilège de ne pas savoir. Je peux comprendre le besoin pressant que ressent une figure prophétique de fustiger les pécheurs au moyen de ses « abstractions » théologiques, quel qu'en soit le risque, au nom d'un dieu concret et compulsif. Il n'a pas le choix puisqu'il est un émissaire possédé, voire une entité pleinement divine, sans qu'il sache encore le prix de son abstraction théologique pour la vie des autres. Steiner lui-même, si l'on prend au sérieux sa théorie de la culture, doit savoir. Si nous suivons la logique de sa théorie, une nouvelle abstraction, émanant d'un nouveau prophète qui se plaît à souligner combien il est important que des Juifs insistant sur un nouvel exemplarisme vivent dans le proche voisinage de Gentils moins empressés à le suivre, risque de précipiter une nouvelle catastrophe.

Cependant, si sa théorie de la culture est juste, la question mérite d'être posée : risque-t-il sciemment la vie des autres ? Croit-il, comme il l'a dit un jour, que « la vérité n'a que faire des contingences63 » et que « même la mort peut être rendue muette ». J'ignore la réponse. Je me contente de poser la question. Je soupçonne cependant que pour Steiner les trois fardeaux, ou chantages, qui pèsent sur la conscience européenne sont le « sol commun », une forme de pre-paratio evangelica à l'acceptation de son propre message humanitaire juif, « proxi-miste », fondé sur la volonté de ceux qui l'accueillent de laisser un hôte privilégié les faire chanter à nouveau. Après tout, à la suite de Freud, Steiner juge recom-mandable de se remettre à aimer, plutôt que de tomber malade65. C'est assuré-ment une forme de solution - beaucoup plus noble que pratique, il faut bien le dire, et qui n'est pas sans affinité avec le christianisme. Une autre solution, qui évitera à la fois l'amour et la haine, consisterait simplement à débrouiller la situation. Mais cette solution suppose un genre de normalité qui détruira ce que Steiner appelle la mystérieuse destinée de la non-appartenance des Juifs, une forme de fatalité de la relation judéo-chrétienne66. Au lieu et place de l'un des grands mythes du judaïsme - la responsabilité communautaire des Juifs les uns envers les autres, le concept de kelal Israel, Steiner propose une vue opposée fascinante, fondée sur une activité beaucoup plus individualiste. Avec lui, les Juifs appartiennent de manière plus éminente à l'humanité en général. Toute

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point de vue, voir Shalom Rosenberg, « Exile and Redemption in Jewish Thought in the Sixteenth Century : Contending Conceptions », Jewish Thought in the Sixteenth Century, éd. Bernard D. Cooperman, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1983, p. 399-430.

42. Arnaldo Momigiiano, « Persian Historiography, Greek Historiography, and Jewish Historio-graphy », The Classical Foundations of Modern Historiography, Berkeley, California University Press, 1990, p. 23, et l'observation de Robert Chazan, « The Timebound and the Timeless : Medieval Jewish Narration of Events », History & Memory, vol. 6, n° 1, 1994, p. 31-32.

43. Momigiiano, Essays in Ancient and Modern Historiography, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1977, p. 369.

44. Ibid., p. 367. 45. Voir, e.g., la nouvelle de Steiner, Épreuves·, et ses Entretiens, p. 63 ; et, pour le propos qui est ici

le nôtre, l'essai « Notre patrie le texte », De la Bible à Kafka, p. 175 sq., où il distingue l'acte contemplatif de l'étude et l'action. Voir Wyschogrod, « The Mind of a Critical Moralist », p. 167. Dans mon livre récent, Absorbing Perfections, je souligne que, même dans la petite élite des kabbalistes, l'étude était fortement associée à des opérations et expériences magiques, théurgiques et extatiques.

46. Voir les observations pertinentes de Robert P. Carroll, « Toward a Grammar of Creation : On Steiner the Theologian », Reading George Steiner, p. 267. Les sages et subtiles remarques de l'auteur sur les différences entre les images surdéterminées de Dieu dans la tradition juive et la transcendance volatile de Steiner appelleraient bien plus d'explications. Sur la tendance à théo-logiser dans les recherches modernes, cf. M. Idei, « The Theologization of Kabbalah in Modem Scholarship », à paraître.

47. Voir aussi « Épreuves » ; et la citation de Kafka dans « Une saison en Enfer », in Dans le château de Barbe-Bleue, p. 56-57, et Wyschogrod, « The Mind of a Critical Moralist », p. 166-167, où elle décrit la notion de Juif chez Steiner comme un archécype.

48. Assez curieusement, par certains côtés, la vision steinerienne du judaïsme est plus proche des vues du kabbaliste prophétique du Xlll" siècle, Abraham Aboulafia, exceptionnelle figure du judaïsme et de la mystique juive. Sa vie d'errance, son insistance sur l'importance du Tangage, en l'occurrence sur l'hébreu comme concept trans-babelien, sur une nouvelle définition du judaïsme et le messianisme incellecruel, le rapproche de Steiner. Steiner connaissait sa Kabbale par la lecture du chapitre que lui a consacré Scholem dans Les Grands Courants de la mystique juive, et il s'y réfère, sans le citer nommément, dans Après Babel, p. 104.Voir infra note 57.

49. Après Babel, p. 104. 50. Voir cependant La Mort de la tragédie, p. 11 sq., où il voit dans l'esprit judaïque l'idée qu'il existe

un ordre dans l'univers et que cet ordre est accessible à la raison. Je souscris jusqu'à un certain point à cette description, bien qu'elle passe sous silence la réponse performative attendue de l'intelligence dans la littérature rabbinique. Je me demande si cette description est si évidente pour les désolés. En principe, l'influence de Léon Chestov et même de Benjamin Fondane, il le reconnaît dernièrement, indique une approche moins rationaliste que celle évoquée à ses débuts. Voir Entretiens, p. 62, 67, 130-131, où il souscrit à une vision non-rationaliste du judaïsme.

51. Voir M. Idel, « Hieroglyphs, Keys, Enigmas. On G. Scholem's Vision of Kabbalah : Between Franz Molitor and Franz Kafka », Arche Noah, Die Idee der « Kultur » im deutsch-jüdischen Diskurs, éd. Β. Greiner-Ch. Schmidt, Fribourg, Rombach, 2002, p. 241-242. Voir Après Babel p. 104.

52. Dans bien des cas, Steiner, suivant Scholem jusqu'à un certain point, réifie la Kabbale comme s'il s'agissait d'une approche monolithique. Voir Après Babel, p. 103 sq., où il évoque en fait la vision du langage d'Abraham Aboulafia, qui est une exception, en des termes généraux, laissant croire que son point de vue est généralisé dans la Kabbale. Cette stratégie transforme aussi la Kabbale en une tradition beaucoup plus universaliste qu'elle ne l'est vraiment.

53. Voir M. Idel, « On Mobility, Individuals and Groups : Prolegomenon for a Sociological Approach to Sixteenth-Century Kabbalah >·, Kabbalah, vol. 3, 1998, p. 145-176.

54. Voir aussi « Comment taire ? », 1987, p. 14-15. 55. Pour plus de détails sur ce point, cf. Wyschogrod, « The Mind of a Critical Moralist », Reading

Steiner, p. 155-159. 56. Ibid., p. 163. 57. « Une saison en Enfer », Dans le château de Barbe-Bleue, p. 47. 58. Cf. New Yorker, 28 janvier 1985, p. 92, cité par Mark Krupnik, « Steiners Literary Journalism »,

in Reading George Steiner, p. 55. 59. Sur les Juifs comme prétendue mauvaise conscience de l'Europe, cf. ibid., p. 41, et Le Transport

de A. H., p. 241-246. 60. Voir également le passage cité in Krupnik, supra, et « Notre patrie le texte », De la Bible à Kafka,

p. 182. 61. Sur l'existence d'une voix prophétique chez Steiner, voir Ronald A. Sharp, «Steiner's Fiction

and the Mode of Transcendence », Reading George Steiner, p. 223. 62. « Après-culture », Dans le château de Barbe-bleue, p. 94.

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63. Épreuves, p. 107. 64. « Demain », Dans le château de Barbe-bleue, p. 129. 65 « Une saison en enfer », ibid., p. 64. u - l · j 66 « Notre patrie le texte », De la Bible i Kafta, p. 196-197. Il convient d observer que, a bien des

points de vue, la position de Steiner est diamétralement opposée à celle que développe l'écrivain israélien Abraham B. Yehoshua dans son essai Pour une normalité juive, tiad. de l'hébreu pat Eglal Errera et Amit Rotbard, Paris, Liana Levi, 1992. La comparaison des deux auteurs aiderait à mieux comprendre les postulats des approches rivales.

67 Voit Entretiens, p. 65. 68 «Demain», Dans le château de Barbe-bleue, p. 151 sq. 69' Ibid. Ρ 135, sur le livre comme « société des solitaires ». Dans le judaïsme traditionnel, qu on

' me permette de le rappeler, les livres ne sont pas étudiés seuls ni en silence, mais en groupe et à voix haute. 70 « Une saison en enfer », Dans le château de Barbe-Bleue, p. 56 (trad, modifiée).

7L Voir « Notre patrie le texte », De la Bible à Kafka, p. 195.

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je l'ai soutenu, la réflexion, celle-ci pourrait, selon moi, s'éclairer par des consi-dérations plus rigoureuses, et peut-être aussi selon d'autres méthodes.

D'abord, il ne suffit pas de dire : un tel est un salaud, pourtant il a produit une œuvre formidable : c 'est intellectuellement et moralement scandaleux parce qu 'inac-ceptable, comment s'en sortir! La question est en outre encore plus délicate si on en maximalise les termes, comme Steiner le fait pour l'un d'eux et moi pour les deux : un tel a approuvé la plus abominable entreprise de l'histoire de l'humanité, et il est l'un des plus grands génies de la littérature française (c'est aussi le problème posé par Heidegger). Du point de vue où je me situe épistémologiquement, c'est-à-dire du point de vue de l'esthétique et de la sémiotique (de la culture), c'est l'oeuvre qui constitue à elle seule l'empirie que le corps social a à considérer. Sans quoi, conformément à la voie de la pensée graduelle, si l'on considère la person-nalité anecdotique de l'auteur, à partir de quel jugement sur quelle quantité de travers moraux faudra-t-il poser aussi la question ? Mais le recentrage de la consi-dération sur l'œuvre n'allège en rien le problème, au contraire. Car, pour revenir à notre cas maximal, la question devient la suivante : al peut-il exister une œuvre d'art nazie, comme œuvre d'art et comme nazie ? b! en existe-t-il en effet ? d l'oeuvre de Céline, la partie de son œuvre recevable comme littéraire, a fortiori comme très grande œuvre littéraire, est-elle recevable comme nazie ?

C'est alors qu'on a besoin d'une théorie (provisoire) de la significativité de l'art (notamment, pour le cas ici analysé, de l'art verbal). Le scandale n'est pas pour moi d'ordre moral : la fàcticité même (on n'ose écrite seule) d'Auschwitz (et de toute perversion ou méchanceté qui attente à la dignité et à l'intégrité de l'individu) crée un scandale pour l'humanité. Et si le plus grand, ou l'un des plus grands, philosophes du XX siècle avait été nazi ? et si le plus grand, ou l'un des plus grands écrivains français du XX siècle avait été nazi ? — quelle pertinence ce genre de questionnement a-t-il ? la même, c'est-à-dire pour moi intellectuellement nulle, que la convocation et l'appel à l'autorité de tel éminent scientifique pour soutenir la plausibilité de la croyance en Dieu ou pour appuyer telle candidature politique.

Le scandale évoqué par la question telle que je la reformule est d'ordre précisément sémiotique : à supposer qu'il y ait un public pour admirer Céline comme un grand artiste, y a-t-il dans l'œuvre qui fait concrètement l'objet de cette admiration (les romans de Céline) du nazisme, ou quelque chose qui s'en rapproche, et est-ce que c'est possible ? Ce qui veut dire, profondément, quelle est la significativité aune œuvre d'art ?

Je rappelle sommairement mes propositions sur ce sujet. On peut considérer que toute praxis sociale est vivable comme langage ; certains langages sont plus stabilisés et plus généralisables que d'autres ; le langage verbal est celui qui permet la plus forte catégorisation possible de l'univers mondain ; les langages traitent l'extériorité (à l'égard de chaque subjectivité) pour la transformer en du mondain apprivoisé : c'est ce qu'on appelle l'opération sémiotique, la sémiose - ce qui reste toujours inatteignable, c'est le monde en tant que tel, ni dicible, ni expri-mable, tout juste inaicable. N'importe quel langage peut être, localement et momentanément, reçu à régime d'art, en fonction de conditions socioculturelles déterminantes. L'opération sémiotique comprend toujours, quel que soit le maté-riau langagier, et quel que soit le régime, artistisé ou non, de fonctionnement à réception du langage effectivement en action, trois composantes consubstan-tielles : une portée plutôt ratio-conceptuelle (noétique), une portée plutôt pul-sionnelle et affective (pathétique ou thymique), une portée plutôt morale (éthique). Je dis plutôt, car, comme l 'a toujours finement affirmé George Steiner, le langage ne fonctionne pas comme une machine, mais comme un processus vivant, c'est-à-dire graduel et continu : c'est l'analyse qui doit abstraire et dis-tinguer, encore faut-il en être conscient. Et un objet langagier vécu à régime

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d'art se mesure à un effet-rencontre, sidérant, charmant ou fracassant, d'ordre psycho-somatique, vampirisant la spectatrice ou la lectrice dans un univers qui à la fois traite le mondain environnant et en construit un tout autre.

Ce minimum de rappel théorique (et donné comme tel) était nécessaire pour l'essai d'interprétation que je présente, sous toute réserve, et sans chercher à convaincre qui que ce soit.

Si quelqu'un donc lit du Céline, et en ressent une impression homologue à celle que l'on peut ressentir en écoutant Moses und Aron de Schönberg, ou en regardant La Mort à Venise de Visconti, ou en contemplant la Vénus au miroir de Velâzquez, dans la mesure où, vis-à-vis de ces objets, se déclenche une récep-tion physique et intellectuelle, affective et morale d'infinie caresse ou d'ébran-lement qui ravit hors du monde, au point de vouloir et de pouvoir lire et relire à s'enivrer, de l'âme nutritive à l'âme intellectuelle, pour parler comme Maïmo-nide - alors, le texte de Céline sera praxiquement vécu à très haut régime d'art. Qu'est-ce que cela engage ? que tout le processus de signification dans quoi s'épuise le discours constituant le texte célinien (puisque nous sommes en l'occur-rence avec du langage verbal, du linguistique) se matérialise, pour quelqu'un, comme un corps sublime ; que ce corps sublime s'anime d'une composante éthique, aussi vive que chacune des deux autres composantes, d'autant plus vive d'ailleurs que je soutiens même que la composante éthique n'est pas homologue aux deux autres (la pulsionnelle et l'intellectuelle), mais qu'elle est la gestion des deux. Se déploie de la sorte, dans l'effet-corps artistique lui-même, un dyna-misme éthique, consubstantiel à sa manifestation, et co-constituant de la plus haute opération sémiotique imaginable : l'apprivoisement du mondain par le langage verbal. Dans quelle aire joue cette composante éthique ? sur une échelle extrêmement simple, qui échappe à toute ratiocination spéculative : le compor-tement inter-humain du mépris ou du respect, qui est fort difficile à définir, mais absolument clair à vivre. Si au contraire il ne se réalise en effet nul ravisse-ment dans un univers à côté du mondain existant (c'est l'effet de contre-mondain de la création artistique), et si la réception s'accompagne d'un ressentiment d'agression, venant de la portée sémiotique même du texte lu, contre l'humanité de Ta lectrice dans sa dimension d'humanité partagée, on ne voit pas comment pourrait s'ériger, du texte célinien, le moindre corps artistique. Ni d'ailleurs d'aucun objet langagier d'aucune sorte.

Il ne pourrait pas être pensé d'art nazi, comme an, ou comme nazi. Restent trois questions (au moins), que je me contente d'indiquer. D'abord,

rien n'empêche de concevoir la position d'un lecteur qui, devant les romans de Céline, réagit autrement aux tests sémiotiques que j'évoque : pour lui, pas d'art, mais trop d'expression directe d'univers de h aine, assombri par l'histoire. Ensuite, même dans le cas de réception à régime d'art, rien n'empêche l'analyste, en situation de réception d'archivé, d'étude scientifique, et non de vécu, de chercher à détecter des caractéristiques stylistiques, des stylèmes, qui pourraient constituer les éléments matériels d'une stylistique d'une autre nature : pas le style de Céline, mais, peut-être, un style général fasciste. Enfin, demeurerait la question tabou : qui serait susceptible d'être touché par un objet langagier qui produirait, en tant qu'objet d'art, de l'idéologie nazi (ou pol-potienne, ou autrement génocidaire) ? On entrerait alors dans un univers que j'ai appelé ultra-mondain, où toute mon-danisation serait dépassée, trouée, transpercée : celui de la déshumanisation. Il nous est étranger, ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas. Et, à ce point, on retrouve un problème strictement moral.

Voilà quelques réflexions, bien sommaires, en échos aux préoccupations d'une esthétique générale d'après Auschwitz, d'où nous est seule restée la sensa-tion définitive de toute fragilité.

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révolu. Pour lire les classiques, « on doit aussi établir "d'où" on les lit ; sinon tant le lecteur que le livre se perdent dans un nuage atemporel ». Nous allons vers ces textes non comme on retourne vers ce qui rat pour déplorer qu'il n'est plus, mais parce qu'ils contiennent la promesse d'un « encore à être », parce qu'ils exigent de nous une réaction. « L'herméneutique et l'éthique ont une frontière commune », dit Steiner dans Errata. La connaissance est un mode d'être, un voyage dans le temps, où le texte est la patrie, « même quand il est enraciné uniquement dans la remémoration exacte et la quête d'une poignée de vagabonds, de nomades du mot » (De la Bible à Kafka).

A la question d'Auguste sur le but qu'il se proposait d'atteindre en écrivant l'Énéide, Virgile répondit : « La connaissance de la mort ». Il s'empressa d'ajouter : « Je suis attaché à la vie. » C'est l'insatiable de vie en Virgile qui avait faim de la mort, car il savait que l'autorité des mots vient de l'intimité de leur auteur avec la mort. Le paradoxe d'Antigone est le paradoxe de tous les créateurs : il s'agit de mourir à soi pour permettre la naissance du langage. Novalis, pour qui un poète n'est qu'un homme qui a été, au sens ancien, « enthousiasmé par le langage », définit sa poésie comme l'œuvre du langage en lui. Karl Kraus, en rupture complète avec le romantisme, reprend pourtant la même idée : « Je ne maîtrise pas la langue, mais la langue me maîtrise totalement. (...) Elle peut faire de moi ce qu'elle veut. Je lui obéis au mot. »

Tel est le pouvoir du mot qu'Orphée, en son ultime métamorphose, est une bouche morte murmurant des chants. « De brûler pour ceux qui sont froids souffre ton âme », dit Ismène à Antigone dans la traduction de Hölderlin. Mais face aux mots de piété incandescente d'Antigone se dressent les mots de Créon, porteurs de mort. Le langage du roi de Thèbes est meurtrier. De Staline, Man-delstam écrit qu'il a des « mots d'un quintal précis comme des fers ». Ces dis-tiques sur l'homme dont la lippe se régale de tout supplice sont, dit Steiner dans Extraterritorialitéun « concentré de terreur » qui décrit la déchéance des hommes quand la parole leur est niée.

L'une des phrases que cite souvent George Steiner est celle sur laquelle s'achève l'opéra de Schönberg, Moïse et Aaron : « Ô mot, mot, toi qui m'aban-donnes. » C'est l'exergue d'une crise, crise de confiance qui a abouti à deux attitudes de révolte : l'aphasie et l'exaspération. Le soupçon est né, le combat engagé entre le poète et la langue établie. Lautréamont répond par le sarcasme, le délire et le recours au monstrueux. La fin de siècle impose de se taire face au déferlement de lieux communs ou de tenter une rébellion en ressuscitant la magie du verbe et, comme l'écrit Gottfried Benn à propos de Nietzsche, en trouvant un langage qui veut « phosphoriser, luciférer, ravir, étourdir ». L'explo-sion et le recueillement - c'est la définition que donne Gottfried Benn de l'expres-sionnisme héritier du gai savoir tragique. Avec le vingtième siècle, la rupture du pacte de confiance entre le mot et le monde est de plus en plus acquise. Yeats note dans Aliénation que le Christ, Bouddha et Socrate n'ont rien écrit, car c'eût été transformer la vie en processus logique. Kafka revient sur l'impossibilité de ne pas écrire, qui se double de l'impossibilité d'écrire. Gide peut encore faire dire à Œdipe que le seul mot de passe pour n'être pas dévoré par le Sphinx, c'est : l'Homme. Mais l'œuvre de Kafka frémit déjà de ce pressentinrent : la faillite de l'humanisme s'annonce telle que le mot « Homme » (dont Gorki se risquait encore à dire qu'il sonnait fier) va se briser contre la puissance du Sphinx. Le vingtième siècle ressemble à cette pierre prophétique décrite par Leskov dans une de ses nouvelles : verte comme l'espérance à l'aube, elle se couvre de sang au crépuscule.

Deux menaces pèsent sur le langage : le discours creux kitsch sanglant. Le péril se précisa après la Première Guerre mondiale. Musil voyait dans la prodi-

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galité mise par les commentateurs (littéraires, scientifiques, politiques et sportifs) dans l'emploi du mot génial la maladie d'une époque qui remédiait à sa vacuité par le verbalisme cancéreux. Les derniers jours de l'humanité étaient proches, diagnostiquait Kraus. Sa pièce au titre prophétique est la chambre d'écho de tous les clichés (patchwork de rumeurs, de on-dit, d'opinions d'autant plus tran-chantes qu'aiguisées par la haine) qui se propageaient dans les cafés, les ministères, et jusque dans les alcôves.

Cet échafaudage de mots vides était un trompe-l'œil qui dissimulait une scène sanglante. Dans les décombres du verbe, était apparue une phraséologie où les mots devenaient des véhicules du mensonge et de la terreur. Au moment où avaient lieu les dernières représentations de la tragédie de Kraus, et où Broch s'interrogeait sur l'autorité du silence face à la montée de l'inhumain, Victor Klemperer notait, en tant que philologue, ce que Kraus avait souligné, avec l'ironie grinçante de l'ergoteur, dans sa pièce de théâtre : l'inflation du mot historique (la moindre vétille était payée de cette fausse monnaie). De même, le mot fanatique avait changé de sens et signifiait désormais héroïque et vertueux. Le verbe contaminé ne pouvait que s'interroger sur sa propre validité : le jargon de mort ébranlait la demeure de l'humanisme. Pour le chercheur de vérité, la vision du monde se brouille. C'est le sens du roman de Steiner, Épreuves, qui semble faire écho au poème de Celan, « Strie ». Le voile qui obscurcit l'œil trouble la lecture. L'histoire personnelle et l'Histoire du vingtième siècle appa-raissent comme l'illustration de cet enseignement de la Kabbale : les maux de l'humanité viennent de ce qu'un scribe aurait mal retranscrit une seule lettre dans les Écritures.

« Ici, il n'y a pas de pourquoi », dit le bourreau à son prisonnier qui mourait de soif et lui demandait pourquoi il répandait sur le sol un verre d'eau fraîche. À chaque époque, en chaque lieu où se répète cette scène rapportée par Primo Levi, une Antigone se lève pour opposer à l'anti-kngage de la barbarie une réponse qui questionne l'humain et préserve le mystère de la vie. Charlotte Delbo, revenue d'Auschwitz, se souvient aussi des « mille Antigone » de Kalavrita (qui enterrèrent « sans cercueil, avec leurs mains » les maris et les frères exécutés par les nazis dans ce village du Péloponnèse où le temps s'est arrêté), et rappelle à notre mémoire les « folles de mai » qui criaient « à blanc » : elles hurlaient de douleur sur cette place de Buenos Aires, mais le cri ne sortait pas de leur bouche.

Eisa Morante, rêvant d'un monde sauvé par les gamins, ne voyait, pour ceux que Celan appelle les « étrangers à vie », d'autre salut que les gîtes de la folie : « par le corps innombrable de la douleur, / la leur et la mienne, / ce jour, je rejette la raison, majesté / qui refuse la dernière grâce, / et je passe mon dimanche avec la démence ».

Le mot fait défaut. Quelle langue inventer pour décrire le « paysage de cris » que Nelly Sachs découvrait dans le siècle des charniers ? Le poème n'est plus que « hiéroglyphes de cris, / tracés sur la route d'entrée-et-de-mort ».

Le mot suscite la défiance. Les considérations de Kraus et de Musil sur les processus de falsification du langage ne sont pas caduques (notre époque, elle, fait un emploi généreux du mot jubilatoirè). La crise du sens s'est installée. Le langage « opère dans le doute de soi-même, sur la pointe effilée du silence ». Le bref essai de Steiner, Le Sens du sens, analyse la dévaluation méthodique de la parole et fait l'inventaire d'un siècle meurtrier qui a donné naissance à une civilisation « après le mot ».

Les mots contre la mort que prononcent les Antigones, même quand leur cri reste muet, relèvent le seuil de l'humain chaque fois que la machine à broyer se met en marche. Tout au long du siècle qui s'est écoulé, des Antigones des quatre coins de la planète ensanglantée ont fait revivre le mythe sans parfois

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Le clerc de la trahison

George Steiner

Dans le courant de 1 été de 1937, un homme de vingt-neuf ans, critique d'art au Spectator de Londres, se rendait à Paris pour voir le Guernica de Picasso, qu'on venait d'y dévoiler. À ce hurlement de l'humanité blessée répondait alen-tour un tumulte d'acclamations. Le critique faisait imprimer le 6 août un rigou-reux verdict, une véritable fin de non-recevoir. Ce tableau, écrivait-il, c'est « une tempête privée sous le crâne d'un particulier, et il ne prouve nullement que Picasso se soit rendu compte de l'importance politique de Guernica ». Dans sa chronique du 8 octobre, consacrée à la suite féroce des gravures intitulées « Songe et mensonge de Franco », le critique, Anthony Blunt, se tenait sur la négative. Ces œuvres « ne sauraient guère toucher que la coterie limitée des esthètes ». Picasso ne voyait pas ce dont il fallait tenir compte avant tout : que la guerre civile d'Espagne était « seulement un épisode tragique au sein d'une grande poussée » vers la défaite du fascisme et, finalement, vers l'affranchissement de l'homme du peuple. L'avenir appartient à un artiste comme William Coldstream, déclarait le critique du Spectator, le 25 mars 1938. « Picasso appartient au passé. »

Le professeur Anthony Blunt revint sur ce sujet de Guernica dans une série de conférences prononcées en 1966. Cette fois, il admettait que l'œuvre était d'envergure et qu'il y avait du génie dans la composition. Il y discernait des motifs repris du Massacre des Innocents de Matteo di Giovanni, d'ceuvres de Guido Reni, des tableaux allégoriques de Poussin (sur l'œuvre de ce dernier, désormais, son jugement faisait autorité dans le monde entier). Chose étonnante, Blunt était en mesure de montrer que Guernica était redevable de ses éléments de terreur apocalyptique à tel morceau du marmoréen Jupiter et Thétis de M. Ingres. Dans la plus célèbre toile de Picasso, il n'y avait donc rien, ou presque rien, d'un engagement immédiat ou spontané ? Tous ses grands thèmes se trou-vaient déjà dans la Minotauromachie, gravure de 1935 ? Simple affaire d'éco-nomie esthétique. Cette gravure avait mis en scène « le mal et la violence tenus en échec par la vérité et l'innocence », précisément à la manière dont Guemica

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allait le faire, mais en plus petit et en plus folâtre. Devant la guerre ci' d'Espagne, l'attitude de l'artiste ne reposait nullement, comme le jeune BH l'avait donné à entendre, sur un fond d'indifférence, sur un refus de choisir s camp. Et en 1945, quelques mois après avoir adhéré au parti communiste, Pica avait déclaré : « Non, la peinture n'est pas faite pour décorer les appartemer C'est un instrument de guerre, d'attaque et de défense contre l'ennemi. »

Le critique d'art du Spectator n'aurait pas tenu pareil langage. Il mett plus de subtilité dans son esthétique et dans son jugement sur les rapports l'art et de la société. L'ennemi, c'était Matisse, qui paraissait « n'avoir plus vision d'un monde réel » ; c'était Bonnard, qui avait choisi l'expérimentati formelle et l'équilibre des couleurs au détriment des « valeurs humaines ». Pc l'art, Blunt envisageait, dans ses chroniques de 1932 à 1939, une tâche uniqi essentielle, absorbante : trouver le moyen de sortir de l'abstraction. La soluti surréaliste n'était que contrefaçon. Faisant ses réflexions sur la peinture de JV Ernst, dans son compte rendu du 25 juin 1937, Blunt posait la questio « Allons-nous donc nous satisfaire de rêves ? » Non, la réponse était ailleurs, d< la notion de honesty, c'est-à-dire d'intégrité, ou de bonne foi, ou de véracité, terme recouvre tout un champ de signification. À l'évidence, Daumier est intèg honest, quand il fait la satire des classes dominantes ; mais il l'est plus enc< quand il démontre aux ouvriers que « l'on peut faire de leur vie le sujet d'u grande peinture ». Or un Ingres, dessinateur de toute pureté, portraiti bourgeois s'il en fut, n'est pas moins intègre. L'application résolue de sa tec nique, sa perspicacité, son « réalisme sans hésitation », voilà bien qui était « ré\ lutionnaire ». Il fait avec Gainsborough un contraste fort intéressant. Ce dern a été, lui aussi, le portraitiste impartial des gens fortunés. Or, précisément pai qu'il lui manque ce brillant de la technique, ses études de condescension -déférence, ou de complaisance - sont dépourvues de l'intégrité qui signale Ing: et ses prédécesseurs du XVIII' siècle, Fragonard, Watteau et Lancret. Chez Rei brandt, « l'intégrité est si évidente qu'elle fait l'effet d'une qualité morale » (7 ja vier 1938). Si Pon voulait, par une voie d'« intégrité », sortir du piège théoriq et pratique de l'abstraction, ce ne pouvait être qu'en faisant retour à un réalisi d'un certain ordre, mais sans rien relâcher de la discipline technique. Le réalisi de Matisse n'était que du « vide » et du « chic » ; tout comme celui de Mar dans ses dernières toiles.

Tandis que Blunt ratissait expositions et galeries, on constatait un net cha gement d'orientation. On en trouvait des signes dissimulés, en quelque sor dans le formalisme de Juan Gris ; et des signes manifestes dans les œuvres maints artistes anglais, notamment d'un Coldstream, ou d'une Margaret Fittc dont l'Ironing and Airing était le seul envoi digne de remarque à la consternât exposition de la Royal Academy, au printemps de 1937. Il y avait surtout « nouveau réalisme » des maîtres mexicains Rivera et Orozco. C'est vers ceux· que Blunt tournait ses regards, avec un émoi grandissant. À coup sûr, tout travail-là était capable d'exprimer les réalités de la condition humaine sans mett les responsabilités esthétiques en compromis, et en atteignant cependant l'homr du peuple au profond de sa sensibilité. Ce qui s'est passé au Mexique prend u importance cardinale dans le chapitre de « L'art sous le capitalisme et sous socialisme » qu'Anthony Blunt, critique d'art et directeur de publications ; Warburg Institute, à Londres, écrivit pour le recueil The Mind in Chah constitué sous la direction du poète C. Day Lewis et publié en 1937.

La nature morte, telle que l'ont traitée les maîtres de l'impressionnisn tardif, traduit l'irrésistible désir de fuir les graves problèmes de l'existence pc sonnelle et sociale, si l'on en croit Blunt. Cet élan « a conduit aux diverses form d'art ésotérique et semi-abstrait qui ont fleuri dans notre siècle ». L'art est ι

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parence et discretion de la manière classique française, que Blunt a analysée et dont il a fait beaucoup de cas, est passée dans son propre idiome. Néanmoins, il y a dans ses réflexions sur Poussin des indices révélateurs de sa vision centrale. L'art de Poussin est ennobli par un dessein réfléchi. Il donne corps « à une vue complète et approfondie de l'éthique, à une attitude conséquente envers la reli-

Fion et, vers la fin de sa vie, à une conception complexe et quasi mystique de univers ». Selon Blunt, Poussin a pris le contre-piea du jugement péremptoire

de Platon que les arts représentatifs sont simplement des imitations de la réalité. Voici un passage où le professeur Blunt s'approche de l'éloquence autant qu'il veut bien se le permettre : « Sa recherche d'une forme d'an rationnelle était si passionnée qu'elle le conduisit, dans ses dernières années, à une beauté qui passait la raison ; son désir de contenir l'émotion dans ses plus strictes limites la lui fit exprimer sous sa forme la plus concentrée ; son intention bien arrêtée de s'effacer lui-même, et de ne chercher autre chose sinon la forme parfaitement appropriée à son thème, le conduisit à créer des peintures qui, bien qu'impersonnelles, sont chargées d'une émotion profonde et qui, bien que rationnelles par leurs principes, sont quasi mystiques par l'impression qu'elles communiquent. »

Seuls la discipline et l'empire sur soi-même, la rigueur dans l'effacement de soi et la maîtrise technique absolue peuvent mener un artiste, une conscience humaine, à cette immédiateté de la révAmon (mystique) que la raison engendre mais ne contient pas en entier. Le sentiment impétueux est sous la garde d'une forme calme. C'est avec approbation, manifestement, que Blunt cite le propre témoignage de Poussin : « Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m'est aussi contraire et ennemie, comme est la lumière des obscures ténèbres. »

Cette grande tradition d'austère noblesse est dans l'essence du génie français, de Racine à Mallarmé et des frères Le Nain à Braque. Rares sont les Anglais qui se sont trouvés à l'aise dans cette rigidité formelle. Blunt, qui avait passé en France de longues périodes de sa jeunesse, trouva dans la tradition française le climat primitif de ses sentiments. Il en vint à reconnaître en Poussin un stoïcien tardif, un moraliste à la Sénèque, passionné dans sa rationalité même, mais dédaigneux et détaché des affaires publiques. La voix de Montaigne, observe Blunt, est la voix - française en quintessence - de cette passion du dépassionné. Ces qualités, prééminentes chez Nicolas Poussin, se trouvent chez d'autres maîtres, en d'autres disciplines aussi : chez l'architecte français Philibert de l'Orme (ca 1510-1570) ; chez le grand peintre Claude Lorrain (1600-1682) ; chez l'architecte et sculpteur Francesco Borromini (1599-1667), à qui Blunt a consacré, en 1979, une étude aussi pénétrante qu'élégante. Dans l'esthétique de Borromini, le stoïcisme s'unit à l'humanisme chrétien pour souscrire à cette idée que Dieu, c'est la « raison suprême ». Non moins fermement que le Poussin des dernières années, Borromini se représente l'homme comme un être inévitable-ment chétif et misérable, mais doué d'une facilité de réflexion et du don de traduire, sous une forme disciplinée, certains aspects de l'énergie et de l'ordre cosmiques. Et cette réflexion inonde une toile de Poussin, une façade de Bor-romini, un dessin de Fouquet ; elle y répand la lumière du mystère raisonné.

On connaît la distinction de Blunt, la finesse de ses antennes, à ce qu'il peut aussi parler avec autorité de certains autres artistes qui, de prime abord, paraissent opposés à l'idéal français. Ses articles sur William Blake remontent à 1938. Son étude sur L'Art de William Blake a paru en 1959. Ici encore, le critère, c'est la concordance de la vision et de la technique d'exécution. Comme chez Poussin, il y a dans les peintures de Blake « une entière rectitude (integrity) de la pensée et du sentiment » : mais elle s'exprime selon un code tout à fait différent.

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Dans le cas de Blake, l'analyse était foncièrement politique. Blake s'était élevé contre le matérialisme du nouvel âge industriel, sa fièvre et sa soif d'argent, et contre la religion d'État, cafarde et sclérosée. Ce « lutteur minoritaire » était en grave danger d'être isolé et tout bonnement marginalisé. Ses facultés d'artiste, son métier, son entente de l'art classique et son intelligence aiguë de la société moderne le mettaient en état de créer des dessins qui n'étaient qu'à lui, mais dont on ne pouvait manquer de saisir la portée universelle. « Ceux qui essaient d'échapper à la domination du matérialisme », dit le professeur Blunt, trouvent chez lui une aide et un puissant réconfort. Ce qui rend sa protestation si radicale, c'est une composition où la ligne est maîtrisée. De même, c'est un « extraordi-naire mélange de fantaisie et de sévérité » qui devait faire les délices de Blunt dans son étude de la façade de Borromini pour le Collegio di Propaganda Fide, à Rome.

Pour ses collègues, Blunt n'est pas seulement un historien de l'art, un cri-tique et un analyste de haute stature. C'est un des principaux auteurs de cata-logues de notre temps. Le profane a de la difficulté à saisir, et plus encore à exposer sommairement, l'étendue des disciplines nécessaires dans cette tâche et l'importance de son résultat pour l'étude et l'interprétation des beaux-arts dans leur ensemble. De même que la force du discours, la vivacité de l'écriture sont, en dernier ressort, déterminées par la qualité de nos dictionnaires et de nos grammaires, de même l'accès aux œuvres des grands artistes, leur appréciation, dépendent de l'attribution exacte et de la datation précise. Qui a peint cette toÙe ? Qui a tracé ce dessin ? Quel est le rapport de ce tirage avec la planche originale ? Quand cette statue a-t-elle été taillée ou fondue ? Quelle date met-tons-nous sur cette colonnade ou sur ce vestibule ? Suis-je en présence d'une œuvre individuelle ou du produit d'un atelier Cet atelier collabore-t-il avec le maître ou travaille-t-il d'après une maquette, plus ou moins achevée ? Le cata-logue raisonné - liste chronologique et description précise de la production d'un artiste ou de son école —, c'est, pour l'historien de l'art et de la culture, pour le critique d'art, pour l'expert, l'instrument de première importance qui permet de percevoir avec ordre. Il faut au compilateur, comme au lexicographe et au gram-mairien, des moyens de l'espèce la plus rigoureuse et la moins répandue. En premier lieu, l'auteur de catalogues doit être parfaitement versé dans les parties mécaniques de son sujet. II sera capable de reproduire mentalement (mais aussi, pourrait-on dire, du bout des doigts) les petites particularités de l'outil du gra-veur, s'il veut identifier les gravures qui sont de sa main. Il aura des lumières sur la métallurgie de l'époque étudiée, s'il veut juger de l'état d'une planche. La composition de l'encre, l'histoire détaillée du papier et de ses filigranes, les consi-dérations d'esthétique et de commerce qui ont dicté le chiffre de tirage, tout cela lui sera parfaitement connu. Pour attribuer et dater les peintures, l'auteur d'un index peut recourir à des techniques de laboratoire : aux rayons X et à la photographie à l'infrarouge, s'il faut révéler des couches successives de pigment ; à l'analyse infime du bois, de la toile et du métal, s'il faut fixer la chronologie et l'histoire de la composition d'un objet. Toutefois, quand on s'est rendu maître de ces minuties, on n'en est encore qu'aux préliminaires. Attribuer correctement un tableau à tel peintre, une statue à tel sculpteur, un baptistère à tel architecte, les dater comme il faut, les placer dans l'ensemble de l'œuvre d'un artiste, voilà qui, en dernier résultat, relève de l'acuité rationnelle et intuitive. La mémoire y est indispensable : il faut garder présente à l'esprit toute la série des arts envi-ronnants, subordonnés, comparables ou contrastants. L'imagination historique aussi, cet élan de sympathie qui rend un romancier, un historien, un grand metteur en scène capables de donner une image du passé. Bagage de première nécessité, l'érudition pure est une manière d'intimité en cent volumes avec la

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rude interrogatoire, mais les nerfs ne lâchèrent pas. Suivant la déclaration de Mme Thatcher au Parlement, Blunt a reconnu avoir aidé Philby à prendre contact avec les renseignements soviétiques « en une seule occasion » entre 1951 et 1956 (l'année où la reine l'arma chevalier fidèle). Au contraire, les témoignages donnent à penser que Blunt servait de messager entre le KGB et cet agent, acculé petit à petit. Philby, parlant à Moscou (en 1963, on lui permit plus ou moins de prendre le large sans risque), en train de se chauffer au soleil sur un banc de jardin public, allait employer ces mots ; c'est « par la plus ingénieuse des routes » qu'il reçut un message de ses maîtres et amis du Kremlin. « Voilà qui changeait toute l'affaire. Il n'était plus tout seul. »

Sir Anthony non plus. De fil en aiguille, les enquêteurs du MI5, mis en mouvement par la farce Burgess-Maclean et par l'indignation des agences amé-ricaines de renseignements et de contre-espionnage, qui avaient tenté, mais en vain, d'alerter leurs collègues britanniques sur la présence des « taupes » aux plus hauts échelons du service secret, allaient voir Blunt onze fois à partir de 1961. À ce qu'on a pu comprendre, Blunt usa d'une réserve glaciale et rejeta tous les soupçons. Les prétendues révélations de Burgess ? Propos d'un alcoolique, tris-tement renommé pour ses frasques et caprices. Certains interrogateurs étaient convaincus que Blunt mentait, mais ils ne pouvaient faire coller les preuves.

Et puis, d'année en année, Blunt gagnait en prestige dans la vie publique ; il approchait la famille royale ; il entrait dans une quasi-immunité. Années 1952 à 1964, années dorées pour le gardien et inspecteur des objets d'art royaux.

Mais voilà que le climat se gâte. En 1961, on débusque et l'on traîne en justice George Blake, un vieux de la vieille de l'espionnage soviétique ; puis c'est Philby qui rentre à Moscou dans ses quartiers, et les révélations d'affluer ; l'été de 1963 apporte aussi l'affaire Profumo, scandale sans importance dans le fond, mais de nature à démonter l'opinion : c'est l'alarme générale, c'est la trahison partout. Nouvelle tonde d'investigations. Cette fois, aux termes du récit officiel, Blunt craque et négocie avec ses poursuivants. Il avouera sa trahison et collabo-rera avec le MI5 selon les besoins, en échange d'une absolue discrétion et de l'immunité personnelle. On voit le leurre : il est possible que le KGB, ne sachant pas que Blunt a été « grillé », continue de faire appel à lui, et que le contre-espionnage britannique apprenne alors quels services on attend de cet homme. Cet appétissant marché sera gardé parfaitement secret. Parmi les rares initiés se trouve sir Michael Ardeane, secrétaire privé de la reine ; on dit qu'il accueille la nouvelle avec un exemplaire sang-froid, chose d'autant plus remarquable que le conservateur adjoint des Tableaux de la Reine est un certain Oliver Millar, ancien membre du service secret. Pour finir, le KGB ne mordra pas à l'appât, et la collaboration de Blunt avec ses nouveaux patrons se réduit à si peu que rien. Ses surveillants du MI5 ont l'impression d'avoir trouvé leur maître, une fois de plus, d'où leur amertume et leur irritation. Les honneurs publics font rutiler sir Anthony, ce qui n'est pas pour arranger les choses. Indiscrétions et insinuations, fort vraisemblablement provoquées par le réseau en colère, se mettent à circuler dans les salles de rédaction de Fleet Street, dans les salons communs des pro-fesseurs d'Oxford et de Cambridge et dans tous les lieux où l'Establishment, où la haute gomme bavarde.

Arrivent deux journalistes, Richard Deacon et Andrew Boyle : comme on dit des chiens sur la piste, ils rencontrent. En le menaçant de poursuites pour diffamation, on force Deacon de mettre au tiroir le livre qu'il a écrir sur l'affaire. Boyle, qui a reçu sa confidence des faits allégués, et qui trouve fort probablement des encouragements dans certaines sphères assez puissantes, publie le livre de Deacon - dont l'édition américaine s'intitule The Fourth Man (Le Quatrième

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Homme) - le 5 novembre 1979. Un choix qui fait grimace et coup de patte : pour les Anglais, le Guy Fawkes Day commémore une fois par an une conspi-ration meurtrière.

Voilà les faits en peu de mots, tels qu'ils ont été vendus au détail, à un public avide, par M. Boyle et d'autres journalistes dans une avalanche d'exposés, par toutes sortes de pontifes et d'ex-personnages des services secrets, par des acolytes de John Le Carré (et même par le Maître en personne), depuis que Mme Thatcher a fait ses révélations au Parlement. Un examen rapide du récit suffit pour montrer qu'il est parsemé de lacunes, de questions sans réponses et d'invraisemblances, au point d'en être quasiment inutile. Admettons qu'en 1940 il y ait eu quelque désordre dans le recrutement. Néanmoins, comment se peut-il que le MI5 ait négligé, au moment même du pacte Hitler-Staline, ce que Blunt avait exposé de ses sentiments dans les colonnes du Spectator et dans son essai de 1937 ? Qui a enterré ou soustrait un dossier remis au MI5 dès 1939 par Walter Krivitsky, général soviétique en fuite, un dossier où c'est tout juste si Blunt n'était pas identifié et si ses relations avec Maclean n'étaient pas établies (encore que ce fut, il y a lieu de le croire, d'une façon fragmentaire et dénaturée) ? Il est inévitable qu'on en infère une protection efficace en très haut lieu. Voilà une double vie placée sous un charme dès le départ. Comment a-t-on pu per-mettre (ou : a-t-on permis) à Blunt, qui avait bel et bien partagé un appartement avec Burgess, de glisser entre les mailles du filet lors du fracas de 1951 ? Rien n'est bien plausible de ce qui concerne la confession de 1964 et la garantie d'immunité. Pourquoi faut-il que Blunt se soit effondré précisément à ce moment-là ? Et de quelle catégorie au juste, en importance et en échelon, étaient les services qu'il rendait au KGB, si ceux qui l'interrogeaient ont jugé qu'il valait la peine de lui épargner la dénonciation publique et les poursuites pour trahison : Lord Home, le Premier ministre d'alors, et Harold Wilson, qui lui succéda, ont affirmé qu'on ne leur en a rien dit, et pourtant ils furent l'un et l'autre, en vertu de leurs fonctions, chefs des services de sécurité : pourquoi donc ? Et qui a pris la décision, sans grande importance politique mais d'une extrême bizarrerie psy-chologique, soit d'apprendre, soit de ne point apprendre à Sa Majesté que sor conseiller artistique, cet homme chargé d'honneurs qu'elle invitait si souvent au Palais, était, de son propre aveu, un collaborateur du KGB ? N'est-il pas nette-ment concevable que la confession de Blunt, en 1964, ait été elle-même uns fraude tactique, et qu'il ait continué à rendre service, comme informateur di KGB ou, plus probablement, comme agent double classique, « grillé » des dem côtés mais loyal envers un seul ? Sinon, comment expliquer le fait, révélé poui la première fois par le Premier ministre Edward Heath dans une déclaratior quelque peu indirecte, que l'on ait rouvert le dossier Blunt, en 1973, mais qu< trois « procureurs généraux » successifs, trois attorneys general, n'y aient rier trouvé, dans les six années suivantes, qui pût servir de preuve et motiver de: poursuites ? Ces preuves fournies par des « taupes » et des transfuges, il leur er faut, du temps, pour filtrer par les circuits des services de renseignements. Mai: le contre-espionnage britannique a-t-il vraiment négligé les faits articulés pa: Anatoli Dolnytsine, agent haut placé du KGB qui chercha refuge aux États-Um: en 1962 et qui paraît avoir connu tout l'édifice Philby et le branchement Blunt Une fois de plus, on pense à un ange gardien ou à une cohorte d'anges gardien; planant dans de très hautes sphères. Un philosophe d'Oxford, homme de longui expérience et d'une perspicacité sans défaut, membre de ce cercle béni qu est li beau monde des mandarins britanniques, m'a dit carrément que l'histoire Blunt telle qu'on l'a racontée au peuple, est à bien des égards une invention. On 1 ; conçue et divulguée précisément pour tendre un écran de fumée derrière leque d'autres personnages éminents du drame puissent déguerpir et se mettre et

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ou, parallèlement, un Greco sans pareil qu'un riche armateur hellène a décidé, sardonique, d'accrocher dans la cabine de son yacht, c'est-à-dire de mettre en péril incessant : voilà des phénomènes qui confinent au vandalisme. La propriété privée des objets d'art, qui entraîne tant de risques matériels, qui excite tant de cupidités, qui met des chefs-d'œuvre à l'écart des grands courants de la pensée et du sentiment, est-ce une chose à permettre ? Question particulièrement brû-lante quand il s'agit d'un tableau, d'une statue, d'un motif d'architecture destinés avant tout à vivre sous les yeux du public : c'est le cas, bien entendu, d'à peu près toutes les œuvres du A^oyen Age, de la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe siècles. Dire que des collectionneurs privés, surtout aux États-Unis, ont fait preuve de générosité en recevant des érudits et en leur permettant de jeter un coup d'oeil sur leurs trésors (de fait, ce n'a pas toujours été le cas), ce n'est pas une réponse. Est-ce à la richesse, sans plus, est-ce à la soif de placements du spéculateur de décider que des productions de valeurs universelles, toujours irremplaçables, et dont toute l'humanité est l'héritière, devront se trouver à tel ou tel endroit, que l'on y aura accès dans telles ou telles conditions ? Il y a des moments où je pense qu'il faut répondre par un « non » énergique, parce que l'art n'est pas, ne saurait être propriété privée. Mais je n'ai point de certitude. Je conjecture que Blunt, lui, s'était fait une certitude, et que le jeune savant et expert, à qui il était interdit de voir certains tableaux et dessins gardés sous clé chez des particuliers, a ressenti dégoût et mépris pour le capitalisme. Il savait qu'en Union soviétique, les grandes œuvres sont accrochées dans les musées, à la vue de tous. Ni les spécialistes, ni les hommes et les femmes qui veulent s'élever l'âme devant un Raphaël ou un Matisse, ne sont tenus d'attendre chapeau bas sur le perron.

Autre perspective, moins importante, selon laquelle on peut essayer de voir clair dans le phénomène Blunt : celle de l'homosexualité dans les cercles de 1 université de Cambridge où l'espionnage soviétique a recruté son bel essaim d'agents. Certains des renseignements publiés sont très probablement dignes de foi ; mais, pour une grande part, c'est du potinage plus ou moins lubrique. En ce qui concerne l'homoérotisme de Blunt, l'un des principaux témoins n'est plus : le brillant Goronwy Rees, sensibilité capricieuse, n'a pas toujours été un informateur irréprochable. Ce qui ne fait point de doute, c'est la donnée géné-rale, c'est-à-dire le caractère homosexuel très prononcé de l'élite au sein de laquelle florissait le jeune Blunt, aux Trinity et King's Colleges de Cambridge - et tout particulièrement parmi les « Apostles », célèbre société semi-secrète d'intellectuels et d'esthètes qui a joué un rôle si distingué dans la vie littéraire et philosophique anglaise, depuis l'époque de Tennyson jusqu'à celle de Strachey et de Bertrand Russell. Il n'est pas de sociologue, d'historien de la culture, de théoricien de la politique, de psychologue qui ait seulement commencé de traiter, d'une plume autorisée, ce thème immense : le rôle joué par l'homosexualité dans la culture occidentale depuis la fin du siècle dernier. Le sujet est extrêmement diffus, il est terriblement complexe - que l'on parle méthode ou affectivité - et il faudrait un composé de Machiavel, de Tocqueville et de Freud pour produire le grand livre qui nous manque ici. C'est à peine s'il existe une branche de la littérature, de la musique, de l'art dramatique, du cinéma, de la mode et de tout ce qui meuble la vie quotidienne en ville, où l'homosexualité ne soit pas inter-venue de manière décisive et souvent prépondérante.

Tout ce qui fait la pulpe de la modernité urbaine, tout ce qui lui donne son piquant, on peut dire que ce sont avant tout le judaïsme et l'homosexualité qui l'ont fait naître (et d'autant plus vivement quand les deux s'y sont mis à la fois, comme chez un Proust ou chez un Wittgenstein). Fait très remarquable, cette attitude homosexuelle est à peu près absente des milieux où l'on cultive les sciences exactes et appliquées. Un C. P. Snow, présentant sa thèse des « deux

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cultures », n'en a pas parlé, même à demi-mot. À tout prendre, cette différence a pourtant concouru à ouvrir la faille qui va s'élargissant entre culture générale et culture scientifique. Les choses ont pris là une envergure et une tournure dont on ne s'est fait à ce jour qu'une idée bien imparfaite, et, pour spectaculaire qu'il soit, le tôle de l'homosexualité dans la politique et dans le monde de l'espionnage et de la trahison n'en laisse voir qu'un aspect particularisé. Au surplus, dans le cas de Blunt et des jeunesses « apostoliques » de Cambridge et de Bloomsbury, l'homosexualité risque d'être une notion trop restreinte.

Il n'y a pas si longtemps que les jeunes privilégiés de la société anglaise vivaient entre garçons dans leurs écoles, puis dans leurs colleges d'Oxford et de Cambridge ; l'on n'y a admis des femmes que depuis sept ou huit ans. En garantie de cette éducation, on préconisait clairement un idéal d'amitié mascu-line, d'intimité et de confiance entre hommes, plus durable et plus rayonnant que les valeurs plébéiennes du monde extérieur. Les Enemies of Promise, de Cyril Connolly, l'exquis Friends Apart de Philip Toynbee nous présentent une image de cette Arcadie adolescente, avec des rehauts de flanelle blanche sur ces après-midi d'été où s'annoncent, subtiles harmoniques, des guerres viriles et des mourirs de héros. Ce code masculin comprenait toutes les étapes de la rencontre homosexuelle, de la bousculade d'écoliers bien platonique (le terme lui-même est ambigu) au plongeon décisif. Or, en bien des cas, même cet engagement-là n'était que passager : la lumière d'été déclinait, et bientôt un homme responsable entrait dans le climat moins chaleureux de la vie matrimoniale et familiale. Aussi l'important n'est-il pas ici l'homoérotisme, mais la vision d'une petite constel-lation d'hommes qui se sont mis à l'unisson en étudiant ensemble dans le décor enchanté des péristyles et jardins de Cambridge. Dans cette coterie, les affinités électives tirent leur force d'un double sentiment : intérieurement, de l'affection qui lie ses membres ; extérieurement, du refus plus ou moins conscient, plus ou moins agressif, des usages vulgaires et des valeurs philistines des « autres », qui sont multitude et banalité. Le mot de ralliement de tout cet ensemble d'attitudes et de convictions, c'est une très célèbre déclaration d'E. M. Forster, faite à la fin des années trente et mille fois répétée depuis : « Si j'avais à choisir entre trahir mon pays et trahir mon ami, j'espère bien que j'aurais le cran de trahir mon pays. » Romancier surfait - seul La Route des Indes est absolument de la première volée - , Forster a été le diapason des consciences de Cambridge pendant plusieurs générations. Son homosexualité, ses délicatesses d'homme difficile et secret, sa place parmi les « Apôtres » auront fait de lui un juge d'appel en matière de choix éthique. Soit dit entre parenthèses, il est impossible de ne pas se demander quelle part de la vérité Forster a pu connaître au sujet de Burgess, de Philby, de Maclean, de Blunt, et de leurs prétoriens. Sans aucun doute, il vaut la peine d'examiner de près son théorème de la trahison. Tacitement, il renferme une appréciation pour laquelle il se trouve que j'éprouve moi-même une vive sympathie. Le natio-nalisme, c'est le venin de l'histoire moderne. Rien n'est plus absurde, rien n'est plus bestial que l'empressement des humains à s'entre-carboniser ou massacrer pour l'appartenance nationale et sous le sortilège infantile du drapeau. Le droit de cité est un accommodement bilatéral ; il est ou devrait toujours être soumis à l'examen critique et, si nécessaire, passible d'abrogation. Il n'est cité humaine qui vaille une grande injustice, un grand mensonge. La mort de Socrate pèse plus lourd que la survie d'Athènes. Rien n'est mieux assuré de donner de la dignité à l'histoire de France que la volonté de mener la communauté à deux doigts de son effondrement, d'affaiblir sans pitié les liens de la nationalité (et c'est bien ce que les Français ont feit) manifestée lors de l'affaire Dreyfus. Longtemps avant Forster, le docteur Johnson avait défini le patriotisme comme le dernier refuge de la fripouille. Il me semble douteux que l'animal humain

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titubant. Les fragments lyriques grecs du VT siècle, le canon de Dufay, les dessins de Stefano délia Bella sont les aimants qui l'attirent ; ou disons, comme le mythe de retrospection mortelle, qu'il trouve là son Eurydice. Quand on est ainsi déso-rienté (pensons à cette subtile angoisse, à cette légère nausée ou à ce simple ahurissement dont tant de gens sont pris quand ils sortent d'un cinéma en plein jour), on peut réagir par deux réflexes. Le premier est un grand appétit d'enga-gement — une tentative, parfois désespérée, de mordre dans le « réel » dense et chaleureux. Le mandarin s'arrache à son isolement et à sa rétrovision pour saisir à pleines mains la vie sexuelle, sociale, ou politique. À de rares exceptions près - « pour ce qui est de vivre, nous laissons cela à nos domestiques », disait un esthète français - l'obsession savante engendre la nostalgie de l'acte.

Tenté par 1'« action », le docteur Faust veut s'évader de la prison du « verbe ». Au cours de la Seconde Guerre mondiale, on a eu besoin d'hommes doués pour les opérations de codage et de décodage : à toute la fleur des pois de l'Université britannique, une chance inespérée s'est offerte d'appliquer là les talents mystérieux et abstrus qu'elle consacrait à l'analyse des problèmes d'échecs, à l'épigraphie, aux aspects théoriques du calcul ou de la grammaire. Tous ceux qui se remémorent les jours d'« Ultra » et d'« Enigma », à Bletchey Park, retrou-vent en pensée une atmosphère de vacances. Pour une fois, la manie hermétique s'accordait avec les grossières nécessités de l'heure.

J'ai comme idée que le second de ces réflexes a son origine plus au voisinage de l'inconscient. C'est un réflexe de violence bizarre. Quand on passe toutes ses heures de veille à la collation d'un manuscrit ou au recensement des filigranes dans les dessins anciens, quand on se fait une discipline de consacrer jusqu'à ses rêves à l'élucidation, toujours sujette à révision, de problèmes abscons accessibles à une poignée de collègues, c'est-à-dire de rivaux fureteurs, on finit par s'injecter dans l'esprit un assez rare venin. L'odium ghilologicum est une infirmité triste-ment célèbre. Les érudits sont capables de s invectiver, avec une méchanceté sans frein, sur des points que le profane trouve minuscules et souvent dérisoires. Le grand Lorenzo Valla n'est pas le seul humaniste de la Renaissance qui se soit plongé toute sa vie dans la controverse textuelle et dans ses débordements d'atra-bile. La philologie, la musicologie et l'histoire de l'an, où la perception et le jugement diffèrent par d'infinis détails, disposent particulièrement à ces bour-rasques d'accusation et d'exécration mutuelles. Du fait que l'on s'y absorbe à tout moment dans des intérêts archéologiques, dans des dossiers d'archives, ces disciplines peuvent infecter leurs adeptes d'une variété de détestation d'autant plus étrange qu'elle se tient à l'écart de la vie. Dans un essai classique sut A. E. Housman (1938), Edmund Wilson a émis une idée très perspicace : pour bien considérer la violence macabre de A Shropshire Lad, il faut la comparer avec la raillerie féroce dont le professeur Housman est coutumier dans ses comptes rendus savants et dans ses articles de philologie grecque et latine. Ces deux manières de sauvagerie découlent de la claustration et de la compression telles qu'on les vit à Cambridge. Cet ascétisme, comme celui d'un T. E. Lawrence -variante oxfordienne - isole l'écrivain des « grandes sources de la vie » et peut fomenter un besoin pathologique de cruauté. S'il écrivait aujourd'hui, Edmund Wilson se serait sans doute permis d'appuyer sur le point sensible et de dégager le motif clandestin et partagé de l'homosexualité universitaire. Des poètes comme Pope et Browning ont reniflé les puanteurs du sadisme dans le milieu acadé-mique. Quelques dramaturges et romanciers aussi : dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, Anatole France agite le thème avec une certaine gaieté ; chez l'Ionesco de La Leçon, il tourne à la terreur pure. Fantasmant sur l'action dans le monde extérieur, dans le « réel », rêvant à grande hauteur sur l'importance occulte des

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travaux dans lesquels il a enterré son existence (des travaux où ses contemporains, dans leur vaste majorité, ne verraient qu'activité purement marginale et gaspillage dommageable à la société, si seulement ils en avaient la moindre idée) l'érudit pur, le maître catalogueur, peut dîner de sa haine. Au niveau ordinaire, il peut conjurer le spleen en rendant compte d'un livre avec une rosserie très adhominem ou en saturant d'arsenic une note en bas de page. Il donnera libre cours à ses ressentiments dans des trahisons feutrées : recommandation à double sens, appré-ciation d'examinateur ambiguë, ou, au comité des « scorpions », avis mitigé sur l'aptitude d'Untel à l'exercice d'une charge universitaire.

La violence reste formelle. On peut supposer qu'il en va autrement chez le professeur Blunt.

Ici, les minuties au poil près ont trouvé leur compensation ou leur contre-affirmation parodique (car il est des sensibilités à la fois vigoureuses et secrète-ment estropiées, nécessiteuses d'une certaine subversion de soi par la moquerie, invinciblement portées à bafouer cela même qui est au centre de leur être, comme la langue va exaspérant la douleur d'une dent) dans les mensonges et corruptions de la taupe. Du pédagogue, qui a enseigné à des générations de disciples le code impitoyaDle de la vérité documentaire, l'ascétisme et les scrupules ont leur contrepoids dans la longue pratique de la menterie et la parfaite maîtrise de l'usage de faux. Surtout, le professeur Blunt a été capable de traduire en exploits clandestins, en fourberies voilées et, la chose est possible, en menées meurtrières (ces hommes et ses femmes qu'il a fait pincer en Europe de l'Est par des Sovié-tiques vindicatifs) ces imaginations d'action virile, ces sollicitations de violence qui montent, comme bulles de gaz, des marais de la pensée absconse et de l'érudition. Une notation de Blunt sur le suicide de Borromini (1667) prend des airs de révélation sur soi-même : « Subir une tension si terrible, en venir sous cette poussée à pareil acte de violence - si ce n'est de folie - et puis, aussitôt après, être capable de dicter une relation aussi lucide de l'événement, voilà qui révèle une combinaison de sensibilité exaltée et de détachement rationnel : ces qualités parmi d'autres concourent à faire de lui le grand architecte qu'il est. »

Une « sensibilité exaltée », quoique narcissique, et ce « détachement rationnel » que le savant doit cultiver pour atteindre à ce qui l'obsède - appa-remment ces traits ne caractérisent pas moins le gardien des trésors d'art de la reine que l'espion du KGB. Dominer cette dualité, c'est être envers soi-même un agent double, c'est se nourrir, à un ultime degré d'ironie, à la fois juvénile et raffinée, de la trahison de soi-même. Blunt touche ici un dividende psycho-logique : il est à la fois témoin et juge de soi-même ; le seul tribunal dont il reconnaisse la compétence, c'est celui de sa propre duplicité.

La carapace est intacte. Condescendance, estime de soi ont fait impression sur ceux qui ont réussi à rencontrer Blunt depuis que son affaire est connue du public. II y a eu des âmes endurcies dans le journalisme pour s'effarer d'entendre les sophismes glacés du personnage et de le voir savourer, fort satisfait de lui-même, les sandwiches à la truite fumée qu'une équipe de journalistes avait eu la prévenance de disposer devant lui dans le saint des saints de la rédaction du Times. Ses longues années passées au service des organismes soviétiques de ren-seignements ? Activités infimes, tout juste sur les bords : quasiment du travail d'amateur. Non, il n'a jamais transmis de renseignements vraiment importants. S'il s'est laissé entraîner dans la ténébreuse affaire Philby-Burgess-Maclean, c'est seulement par amitié personnelle et parce qu'entre frères en esprit, c'était hon-nêtement la seule chose à faire. Quand il s'est montré à la télévision la même semaine, il a donné un classique du genre. Cette représentation ne dénonçait pas seulement le faux éclat de Blunt, mais aussi celui du médium, ce qui est encore plus fâcheux. On a vu là, comme un journaliste allait l'écrire, « un homme

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ndres

La langue des hommes et la langue des anges

Sylvie Anne Goldberg

Les livres vous parlent... ou pas. S'ils parlent, un dialogue discret s'engage, très au-delà de l'articulation en mots, entre l'écrit, le lu et le soi. Lorsque s'estompe la distance entre les mots de l'auteur et les réflexions du lecteur, une curieuse conversation s'établit, échappant au canal habituel du dialogue : la parole. L'élaboration d'une pensée se poursuit en parallèle au déroulement de la pensée de l'autre, qui gît dans les pages et fait pourtant d'un livre un être animé. Parfois, livre refermé, l'échange dure dans le silence et parfois dans les lieux les plus incongrus, les situations les plus incertaines. La lecture s'est faite entêtante, elle s'est s'infiltrée dans la pensée du lecteur, et son écho l'habite. Atteint par la pensée et les mots de l'autre, le lecteur aurait-il, aussi, de temps à autre, voix au chapitre ?

La mentalité polyglottefonctionne-t-elle autrement que celle qui η 'a qu 'une seule langue à sa disposition au dont les autres langues sont le fruit d'un apprentissage plus tardif ί

CAprès Babel, p. 177)

Comme Georges Steiner, je ne parle pas forcément dans la langue de ma mère ; peut-être comme lui encore, ma langue « maternelle » n'est pas forcément, non plus, le meilleur véhicule de ma pensée. Là, sans doute, doit cesser la com-paraison. Ma langue culturelle n'est pas une, elle varie en fonction du lieu où la pensée se forme, s'informe ou se déforme. Mais, pour ce qui concerne mon propre polyglottisme, choisir une langue signifie en exclure une autre, être constamment en quête du mot juste, qu'il faut réinventer ou localiser, parce qu'il se trouve toujours ailleurs, dans un autre registre, dans un autre idiome, et semble n'aspirer qu'à s'échapper. D'autant que ma langue maternelle qui a traîné

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partout, charrie des siècles d'histoire, de géographie d'errance. Alliage improbable d'éléments sémantiques glanés ici et là, sa saveur est pourtant incomparable. Mieux qu'une langue qui s'est toujours nourrie sur ses propres terres, elle s'est tant enrichie au contact des autres qu'elle parvient à capter les moindres inflexions tapies dans les recoins des méandres de l'esprit, et mieux qu'aucune autre elle sait dire et taire le bonheur, tourner la tristesse en dérision, ou la faire vibrer jusqu'aux tréfonds. Ma langue maternelle est une langue souvent raillée voire méprisée, qualifiée de mauvais jargon ou pire encore, d'estropiée. Elle est, par excellence, la langue que parlent les anges, mais je crains qu'elle n'ait disparu de la gamme que les hommes peuvent entendre.

Georges Steiner, le Polyglotte, aime à se présenter comme un défi au sens commun, à l'ordinaire des routines de la pensée et au ronronnement des mots. Il n'est sans doute pour rien dans le dialogue dans lequel on s'est risqué ; bien qu'il l'ait suscité au long des ouvrages où il s'est un peu livré. On a choisi ici, en s'engageant dans les sillons tracés par ses mots, de leur faire un écho résonnant avec l'antre du multilinguisme, de faire sourdre la source d'où se conçoivent les langues juives.

Dans quelle langue suis-je, am I, bin ich, au tréfonds de moi-même ? Quelle est la tonalité du moi ?

{Après Babel, p. 179)

Le parler est une manifestation de la pensée et de l'être. Existe-t-il des questions tout à la fois élémentaires et fondamentales qui se posent différemment à l'individu selon qu'il est monolingue ou multilingue ? Par exemple penser et erre : la pensée à l'état pur se conçoit-elle vraiment sous forme de mots ? Si oui, le jaillissement de la parole chez le multilingue pose un délicat problème : com-ment s'exprime la pensée en passant d'une langue à l'autre sans requérir de traduction ? Comment se situer dans l'espace de l'expression tout en sachant que l'on ne dira jamais exactement la même chose dans une langue ou dans une autre, qu'en choisir une c'est inévitablement en exclure d'autres, que l'on risque ainsi, en quelque sorte, de devenir « un autre », peut-être étranger à soi-même ? Et, pour dire encore autrement la difficulté, comment, pourquoi, se résoudre à se réduire au monolinguisme lorsque les phrases, les formes de l'expression s'agen-cent spontanément dans plusieurs langues à la fois, si ce n'est pour être entendu et compris par les autres ?

Un étrange dilemme ne se présente-il pas au multilingue (lorsqu'il s'agit d un parfait multilingue, de celui que Steiner qualifie de multilingue de naissance), que l'on formulerait en ces termes : dans quelle patrie langagière se trouve-t-il lors de sa mise en mot : dans celle de la pensée ou dans celle de l'être ? Et plus encore, où aller rechercher la langue « maternelle » lorsqu'elle ne s'est pas contentée d'être une, devenant l'une ou l'autre selon l'objet de son amour ou de sa vindicte ? Pour celui ou celle dont la vie dépend de ses facultés d'expression, penseur de profession et de la mise en mots, quel langage choisir lorsque chacune des langues pratiquées traduit un registre différent de la pensée et des affects, puisque opter pour l'un signifie s'amputer d'un autre ?

En s'affrontant fréquemment à cet ensemble de questions le Polyglotte ne se heurte-t-il pas ainsi, sans même y penser, à une manifestation quasi séculaire du modèle d'expression de l'être juif au monde ? S'il se perçoit comme l'inter-prète par excellence, médiateur entre les langues, n'en est-ce pas encore l'une des facettes ? Le dialogue que l'on mène ici arpente les sentiers empruntés par

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la déambulation des langues utilisées par les juifs, et la réflexion qui le traverse repose sur ces interrogations. Mais elle s'inquiète également : existerait-il, en un quelconque lieu, une sorte de patrie pour le moi des langues juives ?

Pourquoi les Juifi ont-ils survécu ? (1). (Errata, p. 73)

Qui saurait le dire ? la permanence d'une langue peut-elle servir à com-prendre non pas le « pourquoi » mais peut-être d'approcher un peu le « com-ment » ? Certes, l'humanité n'a pas fini d'interroger l'origine des langues, et la Bible, comme il convient ici, présente le prélude de leur multiplicité. Ayant survécu au déluge, les trois fils de Noé eurent chacun des enfants et l'espèce humaine proliféra. À cette époque, la terre n'était qu'une voix et qu'une (seule) langue. S'installant au pays de Shinar, ils y fondèrent une grande cité, qu'ils dotèrent d'une tour élevée. Dieu en fut irrité et descendit pour confondre leur projet. Il entremêla leur langue de sorte qu'ils ne pouvaient plus se comprendre l'un l'autre, et abandonnant l'édification de la cité, ils s'éparpillèrent sur la terre. La cité s'appelait Babel.

Qu 'allaient-ils faire au sommet de cette tour ? (Entretiens, p. 162)

Le récit de la Genèse nous a transmis l'information : la multiplication ou, plus littéralement l'entremêlement, des langues est une forme de malédiction. Dieu infligea cette punition à ceux qui avaient osé le défier, en tentant de percer les deux par le faîte de la tour qu'ils élevèrent afin de l'approcher. Devons-nous en tirer la conclusion que la multiplicité est signe de malédiction ? Serait-ce le langage en lui-même qui la contient ? Ou bien, la malédiction tient-elle à la dispersion qu'entraîne la confusion des langues ? Les exégèses abondent, qui essayent de discerner la teneur de la faute commise à l'encontre de Dieu1. Flavius Josèphe, en son temps, pointait dans leur démarche l'idée de prévenir la menace que Dieu réitère le déluge : « Nemrod, fils de Cham, petit-fils de Noé, homme audacieux » les persuada de s'en remettre à lui. « Il promettait de se venger de Dieu s'il voulait à nouveau inonder la terre : il construirait une tour plus haute que la hauteur que pouvait atteindre l'eau, et vengerait même leurs ancêtres. » Josèphe poursuit Je récit en précisant que Dieu ne voulut pas exterminer les fautifs et préféra les jeter dans la discorde en leur faisant parler des langues différentes, dont la variété les empêchait « de se comprendre eux-mêmes2 ». Dieu aurait donc éprouvé de la compassion pour cette « génération de la division », comme l'appellent les exégètes, et répugnant à exterminer des survivants, il se serait contenté de les disséminer à la surface de la terre, les rendant étrangers à eux-mêmes. D'autres tiennent, à l'inverse, que c'est parce qu'ils refusèrent de se séparer qu'ils furent contraints de le faire par la confusion qu'entraîna le mélange de leur langue originelle.

Et, depuis lors, on peut dire que les hommes n'ont cessé de vouloir retrouver cette langue primordiale, unique et compréhensible par tous. Elle est cependant promise à un retour sur terre. On trouve, en effet, un écho inversé de la malé-diction de Babel dans la vision de la fin des temps prophétisée par Céphania (Sophonie) : « Car alors je transformerai [les langues] des peuples en une langue

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Quand on réfléchit sur le langage, l'objet même de la réflexion se trans-forme à mesure et c'est pourquoi les métalangages et les langues spécialisées sont susceptibles d'exercer sur la langue courante une influence considé-rable.

CAprès Babel, p. 52)

La figure du traducteur, « l'interprète », émerge des profondeurs du Talmud : le dirigeant d'académie avait à ses côtés lors de ses leçons un metur-geman parfois également appelé amora, dont la fonction était de traduire son enseignement dans une langue accessible aux disciples ou à l'auditoire13 et lorsque l'assistance était nombreuse, plusieurs interprètes étaient mis à contribution14, mais comment savoir si l'enseignement était traduit de l'hébreu vers l'araméen vernaculaire13 ou s'il était traduit de l'araméen vers l'hébreu16 ? Le rôle de Γ inter-prète, en tant qu'agent de la diffusion et de la transmission de l'enseignement saint, était ainsi hautement valorisé : « Tout comme la Tora a été donnée à Israël par Dieu via un médiateur (Moïse), on doit également toujours donner la Tora aux gens via un intermédiaire : l'interprète '7. » Ces médiateurs - interprètes se rencontrent ainsi tant dans le Talmud de Babylone que dans celui de Jérusalem, mais il semble que la tradition se soit poursuivie puisque le piétiste Petachia de Regensbourg (Ratisbonne) mentionne encore la coutume d'utiliser les services d'un meturgeman au XIIe siècle18. Si l'on suit la tradition juive, l'intetprète, le Polyglotte, incarne donc celui dont on ne peut se passer : il sait faire entendre aux hommes la langue des anges, et faire entendre aux anges, que les hommes reçoivent, comme il convient, le message divin.

Comme toujours, la comparaison entre Jérusalem et Athènes est instructive. ( Grammaires de la création, p. 79)

Le paradigme Athènes versus Jérusalem est devenu si banal que l'interroger relève quasiment de l'iconoclasme. Pourtant, lorsqu'il s'agit de réfléchir sur la constitution et l'usage des langues « juives », comment éluder le détour par Athènes ? « Pourquoi donc parler araméen en Palestine ? Que ce soit l'hébreu ou le grec19 ! » Formulée par Juda le Prince, compilateur de la Mishna, cette observation renvoie à la formule binaire Athènes ou Jérusalem, mais ouvre éga-lement à une troisième voie. En effet, la même discussion talmudique ajoute ce témoignage : « Dans la maison de mon père, il y avait un millier d'étudiants, cinq cent étudiaient la Tora et cinq cent étudiaient la sagesse grecque20. » Com-ment dire plus élégamment que l'étude de la Tora pourrait ne pas être exclusive de l'étude de la sagesse grecque, et que rien n'interdit que les deux termes de l'alternative soient ouverts. Ce qui ne résout en rien une autre question : dans quelle langue doit-on s'exprimer lorsque l'on vit en Palestine21 ? Une discussion s'attache à la question, définissant les mérites et les utilisations préférentielles des quatre langues d'usage : le grec, le larin, le syriaque (ou araméen) et l'hébreu22. Ainsi on se lamentera de préférence en araméen, tandis que l'on chantera plutôt en latin... Mais une langue peut-elle être complètement achevée ? Non, nous dit ce même texte, car « l'hébreu est une langue qui n'a pas d'écriture, tandis que l'Assyrien a une écriture, mais n'a pas de langue. On choisira donc la langue hébraïque et les caractères assyriens ». La rencontre entre l'écriture carrée, dite assyrienne, et la langue hébraïque connaîtra de beaux jours, puisque l'écriture cursive carrée, deviendra l'ordinaire de l'écriture de la langue hébraïque23.

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En matière de langues parlées, les juifs adopteront un procédé exactement inverse au précédent : les langues vernaculaires seront, au fil du temps, le plus souvent transcrites en caractères hébraïques. Alors que les juifs étaient, pour le moins, bilingues durant des siècles - écrivant en hébreu rabbinique et parlant la langue locale - un laboratoire linguistique va se constituer durant le Moyen Âge. C'est aux alentours du X' siècle que l'éventail des langues « juives » se déploiera à partir de tous les lieux de vie importants du judaïsme. Tout en estompant les frontières délimitant clairement les parlers entre juifs et non-juifs, l'émergence du judéo-grec, du judéo-arabe, du judéo-espagnol, du judéo-italien, du judéo-persan, du judéo-provençal, etc., témoigne de l'imprégnation des lieux et des usages de l'environnement dans les cultures des juifs, qui à leur tour, se diver-sifieront en fonction de leurs langues. S'inscrivant dans les parlers locaux, la judaïsation des idiomes constituera de nouveaux dialectes communautaires, à usage privé, familial. La construction de ces langues suit un modèle commun : les mots de la langue vernaculaire peuvent être utilisés comme une racine qui s'agrémentera d'un élément tiré de l'hébreu ou inversement une racine hébraïque - ou araméenne - , se verra hellénisée, arabisée, hispanisée, germanisée. Les mots pourront également être mélangés pour moitié, formant ainsi des couples plus ou moins heureux qui deviendront, au fil du temps, pour certains indiscernables, et resteront, pour d'autres, mal assortis. Souvent pratiquées jusque tardivement, au-delà de la survie de la forme langagière originellement adoptée, parfois jusqu'aux XIX'-XX' siècles, ces langues juives serviront de réservoir à ces idiomes de jadis, désormais disparus. C'est ce que montrent les gloses du grand exégète français, Rashi de Troyes en Champagne, qui nous en apprend bien plus sur le vieux français de son temps que sur révolution de la langue hébraïque. Est-ce un paradoxe ? Toujours est-il que ces langues naissent dans le sillage de la renais-sance de l'hébreu, creusant toujours plus la dialectique « langue des hommes, langue des anges » !

Kafka éprouva les pressions et les tentations poétiques simultanées de trois langues : le tchèque, l'allemand et le yiddish. Un certain nombre de ses récits et paraboles se lisent comme les confessions symboliques d'un homme qui n'habite pas pleinement la langue dans laquelle il a choisi ou se trouve obligé d'écrire.

(Extraterritorialité; p. 34)

Le grand Rashi, qui indiquait l'utilisation du français dans ses gloses par le terme leshoneinu, notre langue24, était-il plus mal à l'aise en hébreu qu'en français ? l'était-il dans les deux langues ? Et l'autre géant, dont la plupart des écrits nous sont parvenus en langue arabe, Maïmonide25, était-il également mal à son aise dans l'une ou l'autre ? Si l'hébreu était la lingua sancta de la littérature éthico-juridique des juifs qui, au cours du Moyen Age, étaient notoirement bilingues, peut-on imaginer que les juifs aient habité cet hébreu ? On le sait à présent avec certitude, Babylone (Bagdad) et Jérusalem, ainsi que leurs dépen-dances culturelles, ne possédaient pas la même tradition de vocalisation de la langue hébraïque. Or l'hébreu, qui du reste n'a pas toujours connu les voyelles, s'écrit uniquement par ses consonnes : une même racine prononcée différem-ment, donnera naissance à une infinité de vocables distincts. L'un des meilleurs exemples de cet évident jeu avec et autour des mots ouvre le Livre de la création ou Séfer Yetsira, qui lui-même présente une sorte de « grammaire » de la création du monde par Dieu : « Il α créé son monde sous trois espèces : l'écriture, le nombre

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Dès lors, par-delà le temps, un dialogue imaginaire pourrait donc en faire des interlocuteurs :

Rosenzweig : Dans la vie des peuples, l'aujourd'hui devient l'instant qui s'envole à la vitesse d'une flèche... Aussi Longtemps l'instant ne pourra se pétrifier, mais demeurera la pure ligne de démarcation entre le passé constamment grossi et le

fittur constamment aspiré dans son dépassement. Aussi longtemps les peuples vivent dans le temps. Aussi longtemps le temps est leur part d'héritage et le champ qu'ils cultivent. Au territoire propre et à la langue propre, ils ajoutent, avec les coutumes qui s'accumulent et la loi renouvelée, la garantie ultime et la plus forte pour leur propre vie : le temps propre.

Steiner : Le temps de Dieu est un présent étemel, situé hors de la sphère de l'enchaînementpassé-présent-futur. Pourtant c'est seulement « â l'intérieur du temps » que nous prenons conscience de l'expression humaine... Quelles relations peut-il s ins-taurer entre l'intemporalité divine et l'organisation temporelle propre à l'homme ?

Rosenzweig : Coutumes et bis, passé et futur deviennent deux masses immuables ; et en le devenant, ils cessent d'être passé et futur ; ainsi pétrifiés, ils deviennent pareillement un présent immuable...

Steiner : La logique modale atteint là l'essence des rapports entre l'homme et Dieu et de ces contingences primordiales en dehors desquelles ils se réduiraient au vide de la terreur.

Rosenzweig : Et là encore, le peuple éternel achète son éternité au prix de la vie dans le temps. Pour lui, le temps η 'estpas sien, il η 'est pas le champ qu 'il cultive ni sa part d'héritage... ici règne la loi que nulle révolution ne saurait abroger, à laquelle on peut sans doute se soustraire mais qu 'on ne saurait changer•3S.

Être d'une lignée, être porteur d'un héritage, être dans le temps, dans son temps, dans une langue, dans sa langue... Le Polyglotte est-il « chez lui » dans toutes les langues ou, à l'inverse, n'est-il nulle part, ne possédant aucun idiome qui soit vraiment « à lui »? Le Polyglotte est-il de quelque pan ? Est-il dans le temps ?

S'il m'était donné de renaître dans un autre monde, je choisirais la vie d'un histonen ou d'un penseur du monde méditerranéen dans les années 30 à 300 apr. J.-C., car ce sont là les années durant lesquelles se sont opérés le brassage et U tragique séparation entre Athènes et Jérusalem et dont on peut dire qu 'elles ont pour conséquence inéluctable les camps de la mort.

(Entretiens, p. 105)

Visionnaire, prophète, philosophe, historien, philologue, et polyglotte, quel serait votre cauchemar ? Serait-ce le monde décrit dans Epépé, dans lequel une foule baragouine une langue étrange, impénétrable au linguiste, voyageur égaré à la sortie d'un aéroport inconnu ? Supporteriez-vous un monde monolingue, qui ne parlerait que d'une seule voix et ne vous donnerait pas la possibilité de naviguer entre les nuances et les accents ? Qui supprimerait toutes les formes de barrières que la divine volonté a érigées entre les hommes par la malédiction de Babel ? Et qui, estompant en quelque sorte toute dualité entre la langue des anges et celle des hommes, mettrait à jamais au rebut l'interprète ?

Ou bien, comme vous le dites, évoquant la kabbale, « un jour viendra où la traduction sera non seulement inutile, mais inconcevable. Les mots se rebel-

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leront contre l'homme. Us secoueront l'asservissement de la signification. Ils ne seront rien de plus qu'eux-mêmes, des pierres mortes dans nos bouches38 ». Tout ceci suggère trop le « monde à venir », dans sa plus classique acception, pour que l'on ne convie pas ici votre propre définition des prodiges qui font la valeur de l'existence mortelle : l'amour et l'invention du temps futur, dont la conjonc-tion est, à proprement parler, messianique3'.

Pourquoi les Jutfi ont-ils survécu ? (2) {Errata, p. 73)

Qui saurait le dire ? lorsque, à portée du verbe, on n'a que la langue de personne40, que la saveur des mots a été remplacée par Tâpreté de la cendre, qu'elle évoque plus des champs de pierres muettes que le chant des oiseaux, la langue est-elle morte ? La mort d'une langue signifie-t-elle, inéluctablement, la fin d'un peuple ? Lorsque les locuteurs s'éteignent, jour après jour, lorsque l'on ne sait plus parler convenablement la langue de sa mère et que l'on doit emprunter, mot après mot, des langues étrangères, est-on, en quelque sorte, mort à soi-même ? Le message disposé dans le récit de la tour est cependant polypho-nique41. Ainsi la malédiction de Babel contient son propre miracle : la ressource de la métamorphose et de l'invention des langues. Ainsi, tant que subsistera la pensée, elle trouvera où aller chercher les mots, pour se revêtir de nouveaux atours. Tel le phénix renaissant de ses cendres, une nouvelle langue est déjà à l'affût, attendant son heure, prête à prendre du service parmi les hommes... ou les anges. Et tant qu'existent les langues, il faut bien leur trouver des interprètes.

NOTES

1. Umberto Cassuto, A Commentary on the Book of Genesis, traduit de l'hébreu par Israël Abrahams, 2 vol., Jérusalem, Magnes Press, 1961 ; James L. Kugcl, The Bible as it was, Cambridge, Mass., et Londres, Harvard University Press, 1997.

2. La AntiquitésJuives, traduction, introduction, et notes par Étienne Nodet, Paris, Cerf, 1992, LI, 114-115, p. 35.

3. Sophonie, 3,9. 4. Pïrqé de Rabbi Eliezer, Leçons de rabbi Eliézer, trad, et annoté par Marc-Alain Ouaknin et Éric

Smilévitch, Lagrasse, Verdier, 1983, chap. 24. 5. R. D. Barnet, « Araméen », Encylopaedia Universalis, Paris, 1984, t. 2, p. 484-485. 6. « Pratiquement chaque livre biblique, dans son état actuel, contient quelque trace d'araméen,

dans le vocabulaire, la morphologie ou la syntaxe », Angel Sàenz-Badillos, A History of the Hebrew Language, Cambridge, Cambridge U. P., (1993) 2000, p. 115.

7. Antiquités Juives, III, 10, 6, § 252 : « Sept semaines s'écoulent après ce sacrifice, soit quarante-neuf jours. Le cinquantième, que les hébreux appellent Asarhta ce qui signifie cinquantième », p. 195. La Guerre des Juiß, trad, par Pierre Savinel Paris, Minuit, 1977, LIII, 2, 1 : « Et Josephe [...] transmit en hébreu le message de César. » Il ne peut s'agir de l'hébreu puisque la langue verna-culaire est bien l'araméen, comme il l'indique dans l'introduction : « J'ai décidé d'exposer la suite des événements aux sujets de l'empire romain en traduisant en grec l'œuvre que j'avais d'abord composée dans ma langue maternelle et envoyée aux peuples étrangers de l'intérieur de l'Asie [...] des Parrhes, des Babyloniens, les Arabes [...) ainsi que nos compatriotes d'au-delà de l'Euphrate, des Adiabéniens [...] » LI, 1,2.

8. Voir la notice « Hebrew language » de Eduard Yehezkiel Kutscher, dans Encyclopaedia Jtidaica,

1.16, p. 1590-1607, Jérusalem, 1972. 9. Talmud de Babylone, Sanhédrin, 38b. 10. Talmud de Jérusalem, Megilla 71b. 11. TB, Shabbat 12a ; Sota 33a. 12. Ε. Y. Kutscher, « Some Problems of the lexicography of Misfinaic Hebrew and its comparison

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Et le reste du monde M'est la campagne ouverte où, sans chapeau, Je cours contre le vent en poussant des cris sauvages4 !

Juin 1941. Vichy est devenue une ville sinistre, et déjà de sinistre mémoire. Hitler, rappelle George Steiner, a tenté d'« incarner la volonté nue et de refaire le monde à la lumière noire des représentations raciales5 ». Or dès le 25 octobre 1940, le maréchal Pétain s'est rendu à Montoire à l'invitation du Führer. « Képi-casquette », écrit Pierre Seghers, « Pétain a serré la main de Hitler6. » Il en résul-tera ce qui va porter le nom, lui aussi sinistre, de « collaboration7 ».

Juin 1941. Les rafles ont commencé, et les assassinats. René Daumal dénonce dans le numéro 2 de Poésie 41 la « paix des vendus » à laquelle a conduit le prétendu armistice. Louis Aragon vient de publier Le Creve-Cœur. Jean Paulhan fait un séjour à la prison de la Santé, comme Apollinaire autrefois, tandis que Drieu La Rochelle, mis en place par son protecteur et ami Abetz, ambassadeur de Hitler à Paris, prend en mains les destinées de La Nouvelle Revue française.

Ce que Georges Perec a décrit comme « la grande Hache » de l'Histoire s'est déjà abattue. Et cette grande Hache sera redoublée par celle de l'Holocauste, ce sourd brasier toujours présent dans la mémoire et dans les livres de George Steiner. À cause de cela, et du reste, le XXe siècle tout entier lui apparaît comme une longue « saison en enfer ». L'expression repasse dans Passions impunies8, et pourtant il use sobrement des références à Rimbaud. Morte, la tragédie ? Malgré son livre de 1961, traduit en 1965, Steiner n'en croit rien. Il sait par exemple qu'« entre 1939 et 1945, les cadavres de deux cent soixante-neuf femmes exé-cutées dans les caves de la Gestapo pour crime contre l'État furent remis aux services d'anatomie des hôpitaux universitaires de Berlin pour dissection ». Et ce rappel suit, dans Les Antigenes, l'évocation du « point de départ sinistre de Γ Anti-gone de Brecht, variation sur Sophocle et sur le Sophocle de Hölderlin, jouée pour la première fois en 1948. Un corps pend devant la porte. L'une des deux sœurs a un couteau au poing. L'homme de la Gestapo fait son entrée9 ».

Les « arts du sens ont à se déployer dans un monde du non-sens » : tel est le paradoxe de l'entreprise à laquelle s'est attaqué George Steiner. Laissant der-rière lui cette sorte d'interdit contre toute Dichtung qu'avait brandi Th. W. Adorno, non sans se contredire parfois, et par le fait même de continuer à écrire, l'auteur de Réelles Présences se demande dans l'avant-propos à l'édition française de ce livre « comment parier sur une "réelle présence" après l'effondre-ment en Occident des données religieuses, après le minuit de toute parole humaine que fut Auschwitz » ; et il ajoute : « Quelles doivent être nos respon-sabilités - par quoi j'entends notre capacité et notre obligation de répondre -envers la présence de ses anges aux ailes déployées dans la vitrine proustienne des librairies au soir de la mort de Bergotte ? »

Le gouffre est là, tout près de nous, car « c'est le quotidien qui est abyssal ». Après Walter Benjamin, Steiner évoque, dans le même texte, le poème des Fleurs du Mal, « À une passante » :

A UNE PASSANTE

La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse

. Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

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Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais" !

George Steiner ne cherche à en faire ni le portrait d'une des amantes de Baudelaire ni l'emblème d'on ne sait quelle révolution. S'il y cherche un symbole, c'est celui de « notre raison d'être, de la rencontre imprévue, peut-être involon-taire, avec l'homme ou la femme dont l'amour changera notre univers, rencontre - Baudelaire le sait - au coin d'une rue ou à travers le reflet d'une vitrine ». Et il souligne que « c'est le mystère qui est si terriblement concret ».

Il faut avoir entendu l'illustre professeur commenter dans un amphithéâtre comble, et comblé, de la Sorbonne, l'adieu de Bérénice pour connaître le prix d'un tel passage par le concret dans l'interprétation des grands textes. C'est en effet dans Bérénice, plus encore que dans Phèdre, que Steiner va chercher l'expres-sion du « tragique absolu », - tragique, « tragique absolu précisément dans son mutisme et sa discrétion extérieure ». La fin cle Partage de Midi est exubérante au regard du sobre dénouement racinien, même si l'on peut y voit, comme le suggère Steiner, une méditation sur Bérénice : d'un lyrisme tout wagnérien, le drame de Claudel donne même, comme l'écrit plaisamment le grand critique, « son ticket vers la transcendance ». Mais la tragédie absolue est ailleurs ; elle « rend implicite ou explicite l'intuition qu'il ne saurait y avoir quelque rédemp-tion par un avènement messianique ou christologique 3 ». Steiner se sent plus proche de Shakespeare ou du Faust de Marlowe, d'un tragique qui émane du familier, et dont 11 est possible de parler simplement, sans fard.

En revanche, il prend ses distances à l'égard d'une topique de l'absence de Dieu, qu'il voit à l'œuvre, au-delà du « Dieu est mort » de Nietzsche, dans les fables de Kafka ou dans le théâtre de Samuel Beckett, théâtre d'un Dieu caché ou non-né. Alors l'abstraction l'emporte, et dangereusement. Et il juge que la métaphore opératoire de cette vacance, dans En attendant Godot par exemple, « pèse étrangement. Elle est presque insupportable à l'égard des efforts pour donner à la phénoménologie d'Auschwitz une place quelconque à la portée de l'imagination et de l'entendement humains14 ».

Plus qu'une absence de Dieu, c'est une absence de sens qui affaiblirait le langage et la littérature au risque de les abolir. George Steiner nous met en garde contre la crise du logos, une double crise même : une dévaluation du langage ou ce qu'on serait en droit de considérer comme sa cancérisation. C'est vers le premier de ces dangers que conduit la pratique incontrôlée du jeu de mots. Le second menace quand « la critique humilie le texte », quand le commentaire le réduit à un pré-texte15. Cette abstraction extrême est celle de ce que Steiner désigne par « grammatologie » : « Nous vivons, écrivait-il en juillet 1990, une heure brillamment abstraite, rhétoricienne là-même où elle déconstruit la rhé-torique, heure d'épilogue, de postface, s'il faut entendre pat là très exactement que la face est celle, aujourd'hui rejetée comme fictive ou détournée, de Dieu

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vers laquelle tendaient, dans une tension incommensurable, le signe, la forme, le mouvement musical16. »

Le danger me paraît avoir été beaucoup plus menaçant dans les années 1970 qu'il ne l'était au seuil des années 1990 ou qu'il ne l'est aujourd'hui. A « l'opaque rayonnement » du Derrida de La Grammatologie a succédé un Derrida multiplié, allant de Paul Celan à Hélène Cixous, et accordant une place bien plus impor-tante à ce qui est authentiquement humain. En musique, la jeune génération, celle des Nicolas Bacri, des Eric Tanguy, s'est éloignée du sérialisme quintessencié de Pierre Boulez. Parfois même un journalisme délié a remplacé l'austère sémio-tique. Roland Barthes d'ailleurs en venait, celui des Mythologies, et l'on sait avec quel talent. Rimbaud et Mallarmé étaient moins des déconstructeurs, comme l'a parfois suggéré Steiner, qu'ils n'étaient déconstruits par une critique structuraliste qui se cherchait en eux des garants ou des alibis. Certes, il a bien compris que la formule trop galvaudée « Je est un autre » rompt avec le cogito, comme Nietzsche peu de temps après. Mais il n'est pas sûr que ce soit « une fanfaronnade vide de sens17 ». Rimbaud se voulait trop maître de sa « Parade », fut-elle sauvage. Et cette formule déconstructrice du « je » n'apparaît que deux fois, dans deux lettres du temps de la Commune (13 et 15 mai 1871), trop graves pour être fanfaronnes, trop accidentelles pour qu'on puisse en tirer un système.

Que cette poésie soit perpétuellement à la limite de sa perte, au bord de sa disparition, à « l'heure de la fuite », dans ce poème sans titre, ô saisons, â châ-teaux!, auquel on peut difficilement donner celui de «Bonheur18», cela en revanche est parfaitement vrai. « Il y a là une évidence, note à juste titre George Steiner, encore et encore, un Dante, un Hölderlin, un Rimbaud, un Montale nous parlent de ce que dit la poésie au moment, au moment même, où les mots lui font défaut. Comme la lumière dans les toiles de Vermeer. Comme toute grande musique19. » Nulle part peut-être la présence n'est plus réelle que lorsque menacent l'absence, le fameux silence de Rimbaud. En 1935, Valéry Larbaud s'inquiétait de voir Jean Paulhan attelé à « décrypter le langage » et s'engageant pour cela dans une enquête sans fin20. Et, peu de temps après, il regrettait le procédé accumulatif, « cette manie » entre 1920 et 1930, « comme par réaction contre l'esprit de routine et d'ignorance systématique du contemporain qui dis-tinguait l'Université avant ces années-là21 ». On ne peut que savoir gré à George Steiner, d'accord en cela avec Larbaud, de nous avoir arraché à nos fiches, et de nous avoir mis en garde contre la terreur dans les lettres, et plus encore contre toute forme de terreur, pour nous donner à penser sur l'être du langage.

NOTES

1. Septimanie, suite de huit morceaux, a paru en 1925 dans la revue montpelliéraine L'Ane d'or, puis dans un tirage à part numéroté. Le texte a été repris dans les Œuvres complètes de Valéry Larbaud, Gallimard, tome I, 1950, p. 177-188.

2. Voir dans ce même tome I, « Douze villes ou paysages », p. 127 sq., « Des prénoms féminins », p. 189 sq., « 200 chambres, 200 salles de bains », p. 203 sq.

3. « Images », avec post-scriptum, dans les « Poésies » (ou « Borborygmes ») de A. O. Bamabooth, 1913, dans Œuvres complètes, t. IV, 1951, p. 93-95.

4. «Europe», ibid., p. 110. 5. Passions impunies, éd. Folio, p. 147. 6. Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes (France 1940-1945), Paris, Seghers, 1974, p. 86. 7. Discours de Pétain au pays, le 30 octobre 1940 : «J'entre aujourd'hui dans la voie de la colla-

boration (...). Cette collaboration doit être sincère. » 8. Op. cit., p. 158. 9. Les Antigones, 1992, p. 158. 10. Réelles Présences, éd. Folio, p. 19 et 15.

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,, Les Fleurs du Mal pièce XCII de led. de 1861, dans Œuvres comptes de Baudelaire, éd. Claude ' Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1.1, 1975, p. 92.

12 « Tragédie absolue », dans Passions impunies, p. 191. 13 Ibid., p. 202-203. Voir aussi p. 234. 14 Ibid., p. 204-205. 15. Avant-propos de Réelles Presences, p. 15-16. 16. Ibid., p. 16. I l f u m e n t 8 ' a u p f de certains éditeurs, a été l'indication « Bon(heu)r » dans le brouillon

d'« Alchimie du verbe ». 19 Réelles Présences, p. 257. 20 Journal inédit II, tome X des Œuvres comptes, 1954, p. 338. 2l". Ibid., ρ- 339.

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ne savent pas ce qu'il disent ! Leurs blocages peuvent être, certes, pathologiques, mais au regard d'un excès plutôt que d'un manque à dire. Leur vocabulaire est souvent virtuose à désigner leurs propres troubles : le mal d'être s'exprime très bien, trop bien... à la différence d'aurres cultures, désignées par Steiner comme étant plus « laconiques », sans qu'il précise lesquelles...

• Les patients manient une langue polysémique et structurée verticalement. Ils connaissent plusieurs mots pour le même objet, et savent qu'un mot à plu-sieurs sens ; ils sont à l'aise avec les connotations, métaphores et ambiguïtés de la langue, avec les tournures inusuelles, les blagues, les allusions aux deuxième et troisième degrés.

• Les patients sont aussi littéraires que Freud l'est lui-même. Ils ont lu beaucoup et s'en souviennent. Ils saisissent au vol les allusions aux passages des œuvres mentionnés ou aux personnages mythologiques et livresques évoqués dans la séance. Le résultat donne une densité à leur pensée et un écho intérieur des œuvres dans leur langue faite d'allusions et de citations partiellement fausses, comme lorsque Freud renvoie à un passage d'Hamlet dans une lettre à Fliess là où il s'agit du roi Lear. Les rêves que Freud analyse appartiennent au monde littéraire.

Aujourd'hui, ces données ne sont plus les mêmes. Il n'est pas surprenant qu'aucun analyste ne rencontre de patients qui ressemblent à ceux de Freud ! Ni les hommes ni les femmes ne parlent comme le faisaient les juifs d'Europe cen-trale au tournant du siècle, ils ne lisent plus les classiques et sont encore moins capables d'en citer des pages entières par cœur. « La littérature de nos rêves, écrit Steiner, a été radicalement altérée4. »

En résumé, dit Steiner, ce n'est certainement pas « l'association libre » qui fait l'évidence de la révélation du savoir de l'inconscient, mais une association organisée, même dans ses niveaux les plus profonds, par un véritable feuilletage d'érudition, de littérature, d'événements qui appartiennent à cette bourgeoisie d'un certain milieu, vivant à une certaine époque, à Vienne. L'herméneutique du langage freudien révèle en outre deux sources vitales, celle de l'exégèse tal-mudique et celle qui le relie à la tradition germanique de Schleiermacher, de Dilthey et de leurs successeurs, attachés à la Geisteswissenschaft, cette intraduisible science exacte de l'esprit. Lacan, remarque Steiner, a lâché le désir de Freud de trouver dans la neurobiologie les fondements et preuves de l'économie des pulsions, pour situer la psychanalyse sur une scène radicalement linguistique. D'ailleurs appeler la parole du patient une association « libre » est une ruse iro-nique, concède Lacan, et c'est bien la tâche du logicien et de l'anthropologue de découvrir les couches pré-structurelles, géologiques en quelque sorte, qui font l'armature invisible du discours des patients, car c'est seulement dans cette pers-pective que la psychanalyse peut prétendre à la scientificité et sa dynamique d'évolution être validée. Si le rôle de l'analyste est d'écouter et d'interpréter, c'est à d'autres, logiciens, anthropologues, linguistes, de déchiffrer le fond sociocul-turel d'où sont extraites les données livrées par l'inconscient à la manière dont un gisement transpersonnel peut être mis à jour. Par exemple, la prohibition de l'inceste sur lequel Freud fonde toute possibilité de culture ne peut pas antidater le pouvoir de nomination, qui lui-même structure la grammaire de notre psy-chisme. La stratégie lacanienne est visible, elle veut donner à l'herméneutique freudienne une assise plus universelle et récupère, selon Steiner, le désir de Freud de localiser dans les neurosciences la vérité de la pulsion en l'inscrivant dans un espace hautement organisé qui relèverait du langage seul. Mais Lacan pense à regagner le terrain perdu sur l'anthropologie, et de manière confuse, dans les dernières années de sa vie surtout, va chercher dans la topologie et les mathèmes la présence de formes symboliques « codées » mais non nécessairement linguis-

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tiques au sens freudien du terme. Ici Steiner va changer de stratégie critique, car bien que reconnaissant à Lacan d'avoir élargi le champ sémantique référentiel de Freud, il va s'attaquer à la formulation même du texte lacanien. Examinant la syntaxe lacanienne, il montre que le soi-disant langage structuraliste du psy-chanalyste est en réalité truffé de métaphores cachées plus ou moins heureuses, souvent inutilement complexes, voir fumeuses... surtout pour un philosophe anglais ! Voulant être plus royaliste que le roi, Lacan tombe dans une poétique approximative qui n'a plus de rigueur que le nom.

La seconde critique éthico-herméneutique que Steiner adresse à Freud sous-tend, pourrait-on dire, toute son œuvre. Elle n'est plus une mise en question de la naissance de la psychanalyse rabattue du côté d'une sociologie du langage pétrifié par le non-questionnement philosophique de ses origines. Cette deuxième critique s'intéresse au pouvoir que nous avons de divulguer l'intime, et à l'emphase de ce pouvoir ou de ce vouloir-dire dont la psychanalyse, qui aurait ici partie liée avec la publicité par une sorte de complaisance, voire de génération spontanée, est tenue par lui pour responsable.

Comme nous le savons, la parole adressée est seulement une toute petite partie de la totalité du discours. « On peut dire même, remarque Steiner, que le discours intime, le langage par lequel nous nous adressons à nous-mêmes et qui constitue la pulsation incessante de nos pensées et de nos rêves, forme de loin le segment le plus important du bain sémantique humain5. » Mais malgré sa présence constante en nous, peu de choses nous sont connues de l'évolution historique de ce discours comme de la particularité de ses formes lexicales ou grammaticales. Si le Piaget des débuts a raison, le discours intime précède la parole audible, passant de l'autisme à l'égocentrisme pour finir par accéder au monde extérieur. Un chercheur comme Vygotsky, prétend, lui, au contraire, que le langage intérieur est un emprunt plutôt tardif au discours extérieur et que son étiologie nous demeure inconnue. On ne peut pas trancher, constate Steiner, tout au plus nous fait-il observer que pour un observateur du ΧΥΙΙΓ siècle le vrai discours intime est un attribut de la littérature : les illettrés bougent les lèvres quand ils se parlent à eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, l'étude des désordres de la parole par la psychanalyse nous a montré que si le discours intime atteint toutes les facettes de l'expérience humaine, il existe au moins deux domaines où le silence intérieur a exercé - comme langage - une fonction dominante : le sexe et la prière. La sexualité est une sphère où le discours intime joue un rôle central. La jouissance peut être accompagnée par un commentaire muet, souvent sub-versif par rapport à la tonalité apparente de la parole échangée. L'obscénité conserve une vie intense sous la ligne de renonciation socialement permise. Ce qui est tu n'a d'autre fonction que de souligner l'écart entre ce qui est dit et ce qui pourrait être dit. L'érotique est une fonction dans la langue aussi. L'autre dimension du langage silencieux intime, du langage caché, du retrait, est la prière. Invocation, méditation, espérance. Toutes les formes du discours intérieur reli-gieux donnaient gage d'un secret partagé seulement avec Dieu. Ce gage n'a plus cours aujourd'hui. Et ce dont Steiner fait écho ici, et qui constitue une grande part de son œuvre, c'est le contenu, le pourquoi et le comment de cette dispa-rition. Car le sexe et la prière en tant que discours intériorisés appartenant essen-tiellement au silence et au secret, ont été les plus radicalement « exposés » au cours de ce siècle. Ici, l'analyse de Steiner diffère de celle de Foucault qui, dans l'Usage des Plaisirs, critiquait l'idée communément admise que la sexualité aurait

• été tardivement autorisée à paraître et montrait que l'usage des journaux intimes et autres textes de pénitence religieuse avaient constitué depuis toujours de véri-tables mines de renseignement sur la prolifération des discours sur la sexualité. Steiner n'opère pas ce type d'analyse formelle des discours, il s'attache plutôt à

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séance, son contenu latent vient à être dévoilé, on assiste, d'une certaine manière, à un « effet de prophétie » ; car l'interprétation du rêve fait retour sur le sujet en lui permettant de coïncider avec son désir. C'est toute la problématique de la recherche de vérité que Steiner, dans sa lecture attentive de Freud, passe sous silence. Il traite la psychanalyse comme le ferait un grammairien penché sur une langue ayant eu accès à un universalisme par défaut, sur la. base de données tombées en désuétude et de règles archaïques, mais ayant trouvé un écho for-midable dans notre propension à croire que l'on peut avec des mots atteindre l'énigme du désir. Cette quête de vérité, pourtant, fait de la psychanalyse un outil de travail unique dans l'histoire de l'Occident, qui reconnaît entre l'homme et sa parole la méconnaissance native de son désir, et tente d'oeuvrer du côté d'une vérité engagée dans le corps et dans la vie.

Peut-on laisser Steiner sur cet appel à la dimension prophétique du rêve ?... Pourquoi pas ? Si Freud avait lu Steiner, nul doute qu'il aurait apprécié la tour-nure singulière de sa langue, si proche de celle de ces juifs d'Europe Centrale du tournant du siècle à laquelle est renvoyée la psychanalyse, son origine et aussi sa fin, à moins qu'elle ne partage, auprès des chats qui rêvent, une autre sorte de secret... Si le chat rêve, ce n'est que dans la langue du chat de Cheshire de Lewis Carroll, et c'est à celui-là que la psychanalyse offre peut-être, sinon un refuge, du moins une comptine.

NOTES

1. G. Steiner, « L'historicité des rêves. Deux questions à Freud » in Passions impunies, Folio, p. 238. 2. G. Steiner, Extraterritoriality, p. 117. 3. Ibid. (c'est moi qui souligne).

4. Steiner, « A Remark on Language and Psychoanalysis » in On Difficulty and Other Essays, p. 52. 5. Ibid., p. 55. 6. Ibid., p. 58. 7. Ibid. 8. G. Steiner, « L'historicité des rêves », in Passions impunies, p. 240. 9. Ibid., p. 250. 10. Ibid., p. 251.

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Sur la traduction poétique

Yves Bonnefoy Entretien préparé par Pierre-Emmanuel Dauzat et Marc Ruggen

Q. Je pense que vous partagez la méfiance de George Steiner à l'égard de la textolâtrie contemporaine. Je vois une grande proximité entre la « présence réelle du sens » soutenue par lui et votre conception du « dire poétique » : « le dire », écrivez-vous, étant « quelque chose de réfléchi, de conscient, d'ardemment recherché et de fermement assumé par le poète, une idée de la vie qu'il propose aussitôt à l'assentiment de ses proches : un sens, disons-le d'un mot, qui est donc tout à fait distinct de ces significations que la critique textuelle cherche à faire avouer au poète, mais en parlant à sa place ».

Ceci rappelé, je constate que dans Après Babel George Steiner décrit le parcours herméneutique du traducteur comme un acte d'annexion qui doit ache-miner celui-ci à restituer dans sa langue la signification du texte d'origine. Steiner envisage ainsi la traduction comme « une herméneutique de l'élan, de la péné-tration, de la mise en forme et de la restitution ». Élan de confiance dans la présence réelle du sens incarné dans le texte, annexion violente par pénétration et incursion pour rapporter comme un butin la signification, captive du traduc-teur, incorporation ou plutôt incarnation d'une signification et d'une forme dans la langue de réception, restitution enfin pour mettre en valeur l'œuvre traduite et compenser l'inévitable destruction de l'original, cette dernière étape relevant d'une éthique où la fidélité ne se conçoit pas comme un respect de la lettre ou de l'esprit, mais comme un tact décuplé pour « rétablir l'équilibre des forces, la densité des présences que (la) compréhension-annexion a rompu ». Votre expé-rience croise-t-elle par quelque endroit ce cheminement du traducteur selon George Steiner ?

Y. B. Merci, d'abord, de placer notre entretien sous le signe de la pensée de George Steiner. Car j'ai éprouvé grand respect pour celle-ci, fortes intuitions autant que très appréciable courage, depuis l'époque -il y a longtemps désormais, c'était à Cambridge, l'autre, aux Etats-Unis - où j'ai acheté les premières éditions

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comme autant l'événement fondateur que le bien qui s'offre au partage. Si même elle a besoin de se signifier pour se mieux situer, pour, même, si je puis dire, aller de l'avant vers soi, l'écriture de poésie ne vivra la formulation que dans les remous soulevés par l'approche au cœur de ses mots de la réalité indéfaite. Et c'est par cette mise à distance de l'analyse des choses, celle-ci commencée dès qu'il y a conceptualisation, que le poème peut accéder à une façon d'être au monde qu'on peut tenir pour plus révélatrice que l'ordinaire, celle du discours de l'action. Car l'objet de l'attention n'est déjà plus, dans cette parole agitée du pressentiment de l'immédiat, ce que les concepts avaient pris dans leur extério-rité, autrement dit de la chose. Et ce désir en nous qui va à la chose comme chose - désir de possession, directe ou sublimée, peu importe - , le voici à com-mencer de se délivrer des fantasmes qui naissent de ce rêve de prendre, d'avoir : il peut s'effacer dans l'espace du désir d'être, s'éprouver une part du tout, infinie en sa finitude même. Transgresser le plan de la signification conceptuelle, et c'est apprendre à se comporter autrement, à penser autrement, retrouvant en tout premier lieu les indications symboliques qui sont virtuelles dans l'expérience de l'immédiat. Il faut cet abaissement de la signifiance pour cet autre savoir et son autre dire.

Et c'est bien là ce que le traducteur doit comprendre, lui à son tour. S'il veut être fidèle à l'esprit, au projet, de la poésie, il faut que lui aussi entende la signification dans le texte comme non la richesse qu'il peut se permettre de faire sienne, pour l'emporter dans sa propre langue, tel un trésor, mais comme l'obs-tacle dont le poète qu'il lit a eu à souffrir, déjà, et qu'il doit maintenant affronter lui-même, avec désir de le vaincre en son propre champ de parole : revivant en français, s'il est français, ce qui, dans le poème qu'il veut traduire, a cédé ou a résisté de l'interposition du concept entre parole et présence. La tâche du tra-ducteur n'est pas de capturer de la signification, mais d'en retraverser les fourrés en direction de ce qu'elle voile. II doit se souvenir qu'au meilleur des cas elle n'est que le simulacre de ce qui est, si bien qu'il ne doit pas imiter celle à laquelle a fini par consentir le poète, ayant bien plutôt à revivre la passion des mots du poème trébuchant devant l'invisible.

Il ne doit pas davantage la sacrifier, pour autant, puisqu'elle est le lieu de ce rapport interhumain qui retient la poésie de se vouer à la poursuite mystique. Il doit rester fidèle à la dualité de la poésie là même où celle-ci se heurte à sa fatalité d'aporie, il ne doit pas perdre de vue le conflit dont à la fois le poète a souffert et a vécu : conflit de chaque instant qui est la cause de l'œuvre. Et vous allez me demander comment le traducteur va pouvoir s'y prendre, pour accom-plir cette tâche grevée de besoins si contradictoires.

Mais je remarque maintenant ce qu'a d'exceptionnel, par rapport aux autres situations de la vie sociale, celle de la personne qui, requise par son besoin de la poésie, se voue à la traduction d'une œuvre motivée de façon semblable : ce qui de son auteur fait un proche du traducteur, aussi grandes soient l'ampleur et l'intensité de l'écrit que ce dernier considère. A ce traducteur poète un texte est offert dont il peut, s'il le désire, reparcourir tous les actes - d'écriture, de réflexion, d'existence - qui y préservent une existence, serait-ce simplement à l'état de trace. Du fait de la différence des langues, il peut aussi apporter aux soubassements de cette parole une attention à des présupposés linguistiques qu'il n'aurait guère l'idée ni en tout cas les moyens de considérer dans des poèmes de sa langue à lui, trop familière : alors pourtant que beaucoup de la tentative poétique s'origine et se joue dès ce niveau. Et ce sont là des approches auxquelles le lecteur ordinaire ne peut prétendre car, aussi pénétrant celui-ci soit-il, et averti de la poésie, il reste que lire va de l'avant et veut le faire, par fidélité à l'allant des mots, et faute de temps aussi. Le traducteur est seul à pouvoir autant que

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devoir revenir en arrière aussi souvent et longuement qu'il le faut dans sa ren-contre du texte, et ainsi convoquer tous les sens d'un mot, y compris ceux que lui livrent les lexiques d'une autre époque.

Qui plus est, le simple lecteur n'écrit pas ce qu'il reçoit du poème en le lisant, et sa réception de l'œuvre est donc privée de s'approfondir par la grâce de l'écri-ture, laquelle est ce qui tranche, synthétise et, s'engageant entre le signe et la vie, met qui écrit en présence de ses responsabilités devant le monde et les autres êtres. Le traducteur écrit, lui. Il se distingue des autres lecteurs par tous ces grands moyens, qu'ils n'ont pas. S'il a des semblables dans l'existence, ce sont plutôt ceux qui aiment, de façon élective et constante, une autre personne, ce qui les incite à en observer et en déchiffrer les modes d'être et les actes, lesquels peuvent être comme l'écriture de poésie une pratique du temps, une finitude vécue. Mais l'être existant échappe presque constamment au regard de ceux mêmes qui s'en sont fait les plus proches. Tandis que l'écrivain, au contraire, va comme au devant de son lecteur par cette totalisation qu'il accomplit de soi dans son œuvre. Si cet auteur est un véritable poète, les signifiants de son écriture sont ceux tout autant de sa vie, affleurant par dessous les faux-semblants biographiques.

Bien remarquable donc le rapport du traducteur, non tant avec un texte qu'avec celui ou celle qui ont donné à ce texte sa forme et son contenu. Et pour autant qu'il soit lui-même requis par le projet poétique - lequel s'attache, je l'ai noté, au « toi » autant qu'au « je », pour reprendre les mots de Martin Buber -il peut assurément profiter de cette intimité prospective, de ce « toi » du poète recommençant sous sa plume, pour aller de l'avant dans une double redécou-verte, celle à la fois de l'autre et du lieu de la poésie. Que lui est-il offert, en effet, en cette proximité, sinon de se porter plus avant que la pensée conceptua-lisée ne le permet au simple critique ? Prenant dans ses mots à lui les situations vécues par l'auteur, le suivant dans ses transgressions, partageant l'expérience de ses échecs, il aura chance de se porter de par l'intérieur de soi sur la voie de l'autre, et même, qui sait, quelquefois plus loin que celui-ci, son modèle, du fait de trouées qu'il arrive que sa propre langue ou son époque nouvelle lui offrent, dans l'appréhension du monde, et dont il profitera. Pourquoi une traduction ne pourrait-elle pas faire fleurir l'écrit qu'elle sollicite, resté parfois en boutons ? Sans la trahir davantage que le rosier porté d'un sol à un autre n'est trahi par ses roses un peu plus belles ? La traduction de la poésie a pouvoir d'être un dialogue, ou même une collaboration. Elle recommence l'œuvre en commençant / elle-même. Elle fait du poème une conséquence autant qu'une cause. Ce qui, soit dit en passant, explique que beaucoup des grands traducteurs ne s'attachent chacun qu'à fort peu d'auteurs : ils ont avec ceux qu'ils se sont mis à traduire une relation qui les garde ensemble, non sans des étonnements, voire des reproches, au sein d'une affection toujours grandissante.

En bref, si le traducteur est poète, la traduction est possible, et ni plus ni moins difficile que la création poétique directement pratiquée.

Et ce qui aussi lui apporte une aide, c'est qu'en matière de poésie les langues ne suivent de voies distinctes que pour un moment dans l'écriture : des rencontres s'annonçant à leurs horizons respectifs qui seront communes à tous ceux qui se sont mis en chemin, que ce soit alors en anglais ou en allemand, ou en français ou quelque autre langue. Pourquoi ? Parce que notre terre constante propose des référents qui sont partout vécus de même manière, sous la nuée changeante des signifiés. Quand le regard se dégage du conceptuel, l'arbre, la montagne, la source, l'homme, la femme, même le petit myosotis des vallées obscures, se font pour lui des présences, et c'est avec en eux assez d'universalité virtuellement symbo-lique pour que l'ensemble qu'ils constituent soit dès lors un lieu pour l'esprit, riche d'enseignements pour la vie, où les poètes pourront se retrouver, se parler,

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la poésie et la traduction comme elles sont et non comme il faudrait qu'elles soient. Ce que je vais dire va de soi, mais autant le dire, pour ne pas être taxé de naïveté. Ai-je défini la visée, le projet de la poésie ? Mais c'est en n'oubliant pas qu'ils ne sont que des formes limites d'un travail qui reste en deçà, même chez les plus grands des poètes et chez les plus résolus de leurs traducteurs. Et pour ceux-ci en particulier ce ne seront que des situations où intuition et projet se heurtent, avec fatalité, ou presque, d'erreur ou de découragement. Le traduc-teur le plus évidemment grand poète, ainsi Hölderlin ou Mallarmé, pourra, en présence d'un autre auteur, être la proie d'incompréhensions nées de désirs restés en lui en deçà du poétique : et donc de blocages, de refus de reconnaître ceux-ci, d'accès de mauvaise foi, trahison de sa propre virtualité autant que de l'œuvre qu'il a aimée. Ou bien c'est le texte lui-même qui décevra le projet d'y faire paraître la poésie. La traduction doit aider un poème à être poésie plus encore, mais souvent le traducteur sait qu'il ne pourra y parvenir.

Mais il n'en faut pas moins préciser et rappeler ce qu'apporte h traduction quand elle est plénière, le but en somme idéal qu'elle s'assigne. Car c'est mettre en place une référence qui permet de mieux comprendre ce qui a lieu, en pra-tique ; et aussi de mieux situer la traduction de la poésie dans le champ du traduire en général, ou par rapport aux diverses pensées qui, à des fins diverses, ont cherché à les définir.

De ce second point de vue, une remarque. La traduction est l'objet aujourd'hui d'une immense attention, sans commune mesure avec le souci qu'en avaient les autres époques, et on pourrait donc croire que va en être éclairée sa nature propre, autant que sa relation à la poésie. Mais, aussi riche soit-il en réflexions qui vont loin, et dans des directions fort diverses, cet intérêt si accru n'en prend pas moins presque constamment la forme de considérations théo-riques ; et ce rêve de précision et de rigueur conceptuelles n'aide guère l'esprit qui s'y adonne à prendre au sérieux la dimension oui, en effet, proprement ontologique qui sous-tend la parole et distingue en tout cas la poésie.

Que faut-il dire du rapport de la traduction de la poésie à la traduction en général ? Eh bien, d'abord, qu'elle peut très bien s'intéresser à des formes de celle-ci qui semblent a priori à ses antipodes. Je pense ainsi à la traduction d'écrits qui sont spécifiquement scientifiques - un traité de sociologie, une érude de géographe - en ceci aussi qu'ils s'efforcent de donner à leurs mots des acceptions très strictement conceptuelles, s'employant même à éliminer de leur texte tout vocable non clairement défini, toute formulation subjective, tout l'irrégulier du langage. En quoi une telle entreprise peut-elle retenir l'attention des amis de la poésie ? Pourquoi puis-je la ressentir, quant à moi, on ne peut plus exaltante et aux confins immédiats du poétique ? Parce que son dire est déjà de ceux qui traquent, au plan de la connaissance des phénomènes, l'impensé du vocabulaire, les mots en ressortent lavés de leurs significations incertaines, porteuses de signifiés irréels, ce qui de'gage leur emploi de nombre de situations où ce flou troublait le regard, s'y faisant une incitation à la rêverie, cette occultation de la présence. Savoir que le chat n'est qu'un chat et savoir ce que c'est qu'un chat, voilà qui permet de voir, de vraiment voir, le chat, le simple chat, et d'y ressentir ce mystère qui est inhérent à tout ce qui est. Et combien est-il important, dans ces conditions, de recommencer dans la traduction des monographies ou autres études scientifiques l'effort de différentiation et de clarification entrepris dans sa langue par l'auteur du texte original ! Cette réduction du fantasmatique, c'est presque la poésie en ce qu'a celle-ci de plus radical. Et particulièrement est-ce promeneur quand il s'agit d'une de ces sciences encore mal définies, et qui ont donc bien du mal à dégager leur pensée de la séduction d'emplois du langage grossièrement littéraires : ainsi la psychologie ou l'observation psychanalytique,

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où même de grands esprits comme Freud se révèlent la proie de notions ina-chevées ou contradictoires, nœuds dans les mots qui recardent l'avènement de la conscience de soi. Science et poésie, c'est même combat, souvent.

En fait la véritable frontière « chaude » de la traduction de la poésie, celle des irritations, des escarmouches, des frustrations, des jugements sévères souvent pourtant mérités, c'est la ligne qui la sépare, longue ligne presque sans fin, du travail des traducteurs littéraires. Quand dans le texte à traduire se donne libre cours l'imaginaire, avec son regard sur le monde et sur l'existence qui ne cesse de recouper mais aussi de dénier le regard de la poésie, n'est-ce pas, en effet, l'encombrant voisinage qui risque de ruiner l'intelligence qu'on a de celle-ci, intelligence toujours précaire, et avec d'autant plus de dangereuse efficace que ce travail de sape est le plus souvent inaperçu du lecteur ? L'imaginaire est le produit du conceptuel ; et son agent, son agent secret, dans l'espace du poétique. Avec les concepts, on donne forme et propriétés aux événements du monde, on les détache des situations de présence pour les laisser s'amarrer dans l'espace propre du langage, et alors ce ne sont plus que des choses, définies de par leur dehors, des choses dont tel ou tel désir voudra s'emparer, les sachant ainsi mani-pulables, ou en anticiper la possession sur une scène d'emblée mentale, en deçà du lieu où la finitude reprend dans ses situations de véritable partage. Du fait du concept le désir de posséder, le désir d'avoir, grandit aux dépens du désir d'être. Il réifie plus encore que le questionnement scientifique ce monde de l'immédiat que la poésie ressentait vivant. Et, pire, la mise en scène qu'il opère du rapt qu'il fait, de façon directe ou sublimée, cela semble de la réalité, préservés étant là nombre des aspects de celle-ci, de ses charmes, de son attrait, avec même des bribes de sa lumière : ce qui en donne une image qu'on pourra estimer plus satisfaisante que notre monde de chaque jour et même, quel paradoxe, plus riche d'être. Ce n'est pas le moment aujourd'hui de s'arrêter à ces relations cachées du concept et de la gnose, via l'imaginaire, avec production de fantasmes qui occultent la visée elle poétique du simple. Mais qu'au moins j'en rappelle le fait, qui montre que la littérature, qui consent si souvent à l'imaginaire, n'est pas la poésie ; et, mêlée à cette dernière de façon constante et fetale, crée ainsi de graves difficultés au traducteur des poèmes.

D'où le souci que celui-ci se doit d'éprouver. Il ne s'agira pas pour lui de dénier le fait de l'imaginaire dans le texte de poésie - je viens de dire qu'il y est toujours et même ne peut qu'y être, comme la forme la plus naturelle et inef-façable de la résistance du conceptuel - mais d'en reconnaître le plan, d'en savoir la relative puissance, et de laisser à d'autres que lui, plus favorables à l'imagina-tion, la traduction des écrits qui ont cette dernière pour fin. Traduire l'imagi-naire, ce n'est pas qu'il n'en serait pas capable, Dieu sait, ou le démon, étant, par affection pour la poésie, averti du rêve, et même épris, anxieusement, de tels de ses aspects qui semblent préserver la lumière de l'origine. Mais il a la tâche du poétique, de le soutenir là où il lutte et parfois même triomphe ; et qu'il se réserve donc, s'il s'en sait la force, à ces grands livres qui n'ont certes pas hésité à s'ouvrir au charme de l'imaginaire mais pour alors revenir, en connaissance de cause, à la poésie la plus essentielle, par un détour, oui, souvent, mais qui est la société même, en ses contradictions, ses désespérances parfois, et tout de même aussi ses brusques reprises !

Livres plus variés que l'on ne le suppose souvent, la poésie étant dans les textes un fait de la profondeur. Le traducteur du poème n'a pas seulement pour alter ego Wordsworth ou Baudelaire, il a droit à fréquenter Cervantes, ou Kafka, ou Proust : la « prose » présentant cependant une difficulté que le poème η a pas. Moins retenue que lui à l'expérience directe de la présence, elle garde dans son lexique des mors de la société présente en tel ou tel lieu du monde : et c'est

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et de signifiés fantastiques, mais avec une petite flamme à courir dans ce fagot, l'autre feu. Admirables commencements, encore quelquefois préservés dans des îles ou des forêts dont les langues se serrent Ses unes contre les autres avant leur disparition prochaine. Et plus douloureuse à vivre, celle-ci, que même celle des espèces animales ou végétales. Ces idiomes n'étaient peut-être qu'un chaos de procédés pour noter, pour retenir, mais s'y s'ébauchait déjà le grand instrument, notre seul bien, la raison.

Arrêtons-nous à ce mot. De même que l'enfant dans le sein maternel entend les bruits du dehors - parfois de la musique - et se dispose à la condition humaine, de même l'humanité dans le sein de la matière commençait d'entendre sous celle-ci la présence des lois, le son de la causalité et du tiers exclu. Y a-t-il eu « désastre », à Babel ? Oui, parce qu'une société prétendait que sa langue pouvait s'absolutiser, du fait qu'elle se rêvait première. Mais sa prétention même lui a valu, en s'écroulant, de commencer à com prendre qu'en fait l'humanité n'était déjà qu'une diversité de parlers, dans l'espace desquels l'autocélébration d'une langue, sa tentative d'étouffer ou de supplanter les autres, ne peut aboutit qu'à la guerre, dogmes naissant de dogmes et s'entredétruisant sans répit ni fin. Et dès le lendemain de ce désastre la poésie a commencé de relativiser, de dépasser les systèmes conceptuels au niveau desquels les langues rigidifient leurs diffé-rences. Les parlers sont multiples mais la parole de poésie est une, c'est la Pen-tecôte immanente qui permet à l'esprit d'outrepasser Les frontières. Et si le traduire sait reconnaître les poésies d'ici ou là sur la terre, et au feu toujours défaillant de l'une apporter des braises d'une autre, eh bien, c'est de lui que l'on pourra dire aussi qu'il répare ce qu'avait dénoncé le feu tombant sur Babel.

Le verbe, ce qu'on peut dénommer le verbe, je ne l'imagine que comme l'ensemble des mots qui, sous leurs formes changées d'une Tangue à l'autre, désignent - ou même, d'ailleurs, constituent, les dégageant de l'épaisseur de la nature ou de l'exister humain - les aspects et les choses dont nous avons fait ou feront notre lieu dans l'univers, ce lieu que je nomme la terre. Grands référents élus, rassemblés pat nous pour que notre vie ait un sens, le temps qu'elle dure, et bénéficie, si nous savons le vouloir, de ce qui pourrait, si facilement être une sorte de paradis, connu cette fois par la finitude et non, utopiquement, contre elle. Wort et Ort la même réalité, comme l'a pressenti un grand mystique. Le verbe est un lieu, mais rien d'autre. Le vocabulaire fondamental qui n'innerve pas le discours des formulations, de l'action, mais les induit à venir s'effacer en lui.

Q. Je me souviens que George Steiner a souvent déploré, sans vraiment se l'expliquer, que les traducteurs aient si peu évoqué ce qui se passe à l'intérieur de leur « fabrique ». Avec La Communauté des traducteurs et vos autres essais sur la traduction, notamment de Shakespeare et de Yeats, vous êtes l'un des rates à avoir « franchi le pas ». Quels ont été vos mobiles, ou, si vous préférez, comment expliquer le silence des traducteurs ?

Y. B. Le « silence des traducteurs » est remarquable, en effet, et c'est bien une question qu'il importe de se poser, surtout quand on prend conscience de l'intérêt qui s'attache aujourd'hui aux problèmes du traduire, dans leur généralité et pour en faire la théorie. Cette sorte d'attention à la traduction, si intense, je dirais si exacerbée, nous l'évoquions tout à l'heure, j'en ai avancé une critique, et c'est celle-ci qui me revient à l'esprit, en vous écoutant, et va me permettre de vous répondre. Que se passe-t-il quand la théorie prédomine dans les esprits ? La peur de la finitude qui en est cause, qui en fait un refuge contre l'angoisse d'être, en est assurément moins guérie que refoulée, il faut continuer de lutter contre elle, et ce n'est pas dans ces conditions que l'on pourrait se permettre de

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découvrir qu'on ne traduit pas par simple application et confirmation de la théorie, mais en de ces situations où la résistance du texte outrepasse cette der-nière, obligeant de surcroît le traducteur à se reconnaître aux prises avec du hasard, dans le temps. Prendre conscience de ce qu'on fait en pratique, disons plutôt accepter de prendre conscience, avec l'attention qu'il y faudrait, ce serait ruiner les systèmes de défense que la pensée a bâtis. On s'apercevrait qu'il n'est pas de méthode de traduction qui ne soit une utopie, la vraie traduction faisant flèche de tout bois, comme le naufragé devenu chasseur sur la rive où il se retrouve, avec rien dès lors en esprit que le temps, le lieu, la faim, les périls, la mort.

Le rêve de beaucoup, autrement dit, c'est que la traduction puisse passer pour une production, comme la science en peut planifier en ses formes appliquées. Et alors qu'elle est, et même pour eux, mais ils ne se l'avouent pas, une expérience. Mais ce n'est pas seulement le silence des traducteurs qui doit étonner, c'est leur consentement à mettre un point final à leur tâche, alors que ladite expérience pourrait les retenir pour toute leur vie ou presque. Il est vrai que les conditions matérielles de leur travail ne les incitent pas à penser ainsi. La plupart du temps le traducteur est obligé de vendre sa traduction à l'avance, et l'éditeur l'attend puis il la publie, et voici le texte figé.

Quant à moi, je ne prétends pas que je fasse beaucoup mieux, et si je soutiens volontiers l'idée que le traducteur doit se regarder traduire sous le signe de l'insatisfaction et du recommencement, je ne la mets guère en application, sauf dans quelques cas dont vous voulez bien me créditer. Je tente de le faire, toutefois, à l'occasion de rééditions ou d'une représentation théâtrale, sachant bien que je pourrais et, surtout, aimerais pouvoir reprendre indéfiniment mes traductions de Shakespeare, par exemple, et d'abord Hamlet parce qu'en écoutant soliloquer ce prince qui va bientôt ne plus se vouloir que silence, c'est de tout être humain qu'on voit s'éclairer le dilemme. Et en tout cas je suis content qu'un critique attire mon attention sur un aspect de mes traductions auquel il trouve à reaire : comme George Steiner dans son bel essai, « L'Inadvertance du Dr. Cottard ».

Steiner dit de mes versions de Shakespeare qu'elles ont « l'aura du provi-soire, du travail en cours et toujours à reprendre », et cela me fait plaisir car c'est exactement ainsi que je les comprends, sous la double poussée du travail sur le texte - de temps en temps modifié pat l'apport d'une nouvelle édition critique en langue anglaise - et de l'interprétation de la pensée de ce texte, à laquelle je me voue pièce par pièce et préface après préface, avec remise sur le chantier de certaines idées que je tenais pour acquises. Mais sous ce signe du in progress. L'auteur d'After Babel fait aussi sur quelques points de détail de mes traductions des observations qui sont certes les bienvenues. C'est par exemple quand il relève, pour All's but naught !, dans Antoine et Cléopâtre le cri de désespoir de la reine d'Égypte à la mort d'Antoine, des mots que j'ai traduits par « Tout n'est que dérision », ce qui m'étonne, trois ans plus tard, et m'accable, car je croyais en avoir fini avec de telles séquelles de notre scène classique. « Tout n'est que déri-sion », c'est moins du Shakespeare que du Racine. Un moment d'inattention ? Ou plutôt la paresse d'être, toujours active ? Je ne sais pas comment bien traduire All's but naught!, mais je sais bien que ce ne doit pas être comme j'ai fait, et j'attends la prochaine réimpression de la pièce pour risquer une traduction nou-velle, réfléchissant entre temps sur le gouffre qui existe entre les deux langues.

Ceci étant dit, cet essai, le « Dr. Cottard », m'incite aussi à une remarque, que j'aborderai pour finir. George Steiner y revient sur quelques idées que j'ai formulées, jadis, à propos de l'anglais et du français, et de leurs différences qui selon moi rendent particulièrement difficile, de l'une à l'autre, la traduction des

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L'inadvertance du Dr. Cottard

George Steiner

1. Vous reconnaissez sans doute mon allusion à L Ombre des jeunes filles en fleurs. C'est Bergotte qui s'adresse au Narrateur :

Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur iàut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner ? il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l'embarras gastrique, mais il n'a pas prévu la lecture de Shakespeare...

Lecture qui, par ailleurs, ne semble pas avoir joué ni dans La Recherche du temps perdu ni dans la vie de Marcel Proust un rôle saillant. Rôle que jouent les lectures de Dickens, d'Emerson, de Carlyle et, avant tout, de Ruskin. C'est au long des années de labeur qu'il consacre a la traduction de Ruskin que Proust fait une boutade à la fois émouvante et profonde. Du simple fait que c'est sa mère adorée, admirablement versée dans l'anglais, qui lui fournit la traduction première et comme mot à mot du texte ruskinien, l'anglais devient pour Proust « ma langue maternelle ». Paradoxe qui pourrait éclaircir les relations si difficiles, les fraternités ennemies entre Shakespeare et la langue française. Relation qui ne débute que 130 années après la mort de Shakespeare avec la première traduction partielle par Antoine de La Place en 1746 et le début de la présentation de Shakespeare sur une scène française par Jean-François Ducis en 1769 — mais avec Talma comme interprète !

2. Si l'épisode ruskinien chez Mme Proust et son fils marque une rencontre à la fois intime et ambiguë entre le français et l'anglais, il est un autre rendez-vous manqué dont les conséquences pour les deux littératures, oserai-je dire, pour le destin de la conscience européenne, eût été incalculable.

Il semblerait qu'il y eût au moins trois exemplaires de textes de Shakespeare autour de Louis XIV : le deuxième Folio de 1632 dans la Bibliothèque Royale, les « comédies » de Shakespeare dans la bibliothèque de Fouquet à Saint-Mandé

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et, très vraisemblablement, un premier ou second folio dans la collection des livres apportés en exil par la petite cour des Stuart logée à Versailles. Est plus d'une fois émissaire de Louis XIV à Charles II l'historiographe royal qui, de son temps, écrivait quelques pièces. Racine passe donc devant un « Shakespeare ». Sa main a pu frôler le volume. Mais ni pour cette main ni pour son regard ce nom bizarre n'aurait eu la moindre signification. Racine ignore totalement l'anglais. Y a-t-il eu dans l'histoire de la littérature une occasion manquée plus lourde de conséquences ? Songez un instant à un Racine lecteur de Shakespeare comme il le fut de Sophocle et d'Euripide, comme Virgile le fut d'Homère et Dante de Virgile ! Véritablement, l'expression « un non-lieu » s'impose.

3. Le grand moment Shakespearien en France est, bien sûr, celui du roman-tisme. À partir de Vigny (son Othello date de 1829), à partir des pamphlets contre Racine au nom de Shakespeare de Stendhal, la marée monte et devient houle. Hector Berlioz voit en Shakespeare une divinité. En épousant Harriet Smithson, il cherche à incorporer dans sa vie personnelle le miracle de Juliette, d'Ophélie, de Desdémone. Avec le William Shakespeare de Victor Hugo (1864), une « bardolâtrie » qui remonte à la Préface à Cromwell de 1827, atteint son paroxysme. Près de 600 pages d'un rutilant délire. Shakespeare est effectivement une sorte de cousin germain de Dieu. Sa puissance créatrice, profonde comme la mer, ardente comme les volcans, sereine comme le firmament, fait de son œuvre une analogie à celle du Dieu créateur de notre monde. Qui pourrait égaler celui qui nous a donné Cordélie et Iago, Hamlet et Lear, Ariel et Prospéro, le bien et le mal absolus, l'enchantement et l'horreur ? Hugo cite les Prophètes de l'Ancien Testament, Eschyle et Dante. Mais Shakespeare de les dépasser tous par l'étendue et la diversité de son œuvre. Il est dans cet hommage presque hystérique comme une surcompensation, une tentative de faire pardonner à la langue et à la culture françaises sa longue indifférence envers Shakespeare et, plus particulièrement, les condescendances de Voltaire envers ce « sauvage ivre », envers une pièce « grossière et barbare » intitulée Hamlet. (Il y aurait une com-paraison importante à faire avec l'extase des wagnériens français, avec l'identifi-cation de Wagner et de Dieu chez Mallarmé.)

Mais surgit de la « Shakespearomanie » romantique une poignée de chefs-d'œuvre dont le Roméo et Juliette de Berlioz, certaines toiles de Delacroix, nombre de moments dans le théâtre et la poésie épique de Victor Hugo, le Lorenzaccto de Musset (hommage mimétique à Hamlet comparable à ceux qui illustrent la littérature russe de Pouchkine à Pasternak).

4. Un deuxième haut moment shakespearien dans la littérature française, et cette fois-ci « en profondeur ». Le génie du premier Claudel, de La Ville et de Tête d'or, est authentiquement shakespearien. Réussissant une symbiose longtemps rêvée, Claudel arrive â insérer dans une forme empruntée aux tra-gédies de l'histoire chez Shakespeare un fatum, une lutte avec le transcendant calquée sur Eschyle. S'il est un « Shakespeare en France », au sens plénier du terme, nous le trouvons chez Claudel au tournant du siècle. Et certains éléments subsisteront, tel que ce Songe d'une nuit d'été que nous retrouverons dans les farces tardives ou la présence des chroniques shakespeariennes de La Nuit des rois dans Le Soulier de satin. Et y a-t-il dans la langue française une « traduction » plus totale, plus « répondante » à Shakespeare que le monologue de l'actrice dans la scène VI de la Quatrième journée du Soulier de satin ?

Venez avec moi tout en haut de l'Europe, dans cette espèce de colombier tout entouré d'une palpitation d'ailes, d'où partent sans fin mes mouettes, mes colombes, à la picorée vers toutes les mers du Monde !...

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Non, ô rêve orgueilleux Qui te joues si subtilement du sommeil d'un roi. Moi qui suis roi, je te perce à jour, et je sais Que ce n'est pas l'onction du sacre, le sceptre et le globe, L'épée, la masse, la couronne impériale, Le manteau tissu d'or et de perles, Le titre boursouflé qui précède le roi, Le trône où il siège, ni le flot de magnificence Qui vient battre la rive altière de ce monde, Non, rien de tout cela, faste trois fois somptueux, Rien de tout cela, couché sur un lit majestueux, Ne peut dormir aussi profondément que l'esclave misérable.

J'aurais aimé que la distinction soit maintenue entre « repose » et deep ; que notre traducteur eût trouvé un équivalent au renversement de l'ordre habituel dans bed majestical. Mais quelle réussite que « boursouflé » pour le rarissime farted (le français donne « farci »)· Et quel mouvement fidèle dans ce « flot » that beats upon the high shore of this world.

Rien de plus « amplement concis », de plus sublime dans sa simplicité que l'adieu de Cléopâtre à Antoine défunt :

Ah, je devrais jeter mon sceptre sur les dieux Malfaisants, je devrais leur dire Que ce monde d'ici valait bien le leur Tant qu'ils n'en avaient pas volé notre perle. Tout n'est que dérision ! La constance est sotte, La fureur ? Bonne pour le chien enragé. Est-ce alors Un péché que de se jeter dans la mystérieuse Demeure de la mon, avant que celle-ci N'ose venir nous prendre ?

Pourquoi Bonnefoy met-il « jeter le sceptre "sur" » quand Shakespeare veut at, indiquant toute l'agression de la reine désespérée ? Y aurait-il eu une solution plus adéquate au miraculeux All's but naught (« Tout n'est que zéro » ?). Et « mystérieuse » rend-il la dense, sombre tonalité de « secret », qui, elle, pointe vers la réalité du mausolée secret de Cléopâtre ? Mais la cadence à la fois haletante et solennelle y est, ainsi que cette alternance de rhétorique et de l'abrupt qui est le propre de Cléopâtre. Et il est bon que les versions de Shakespeare que nous propose Bonnefoy aient cette aura du provisoire, du travail en cours et toujours à reprendre.

Il se pourrait que l'histoire de « Shakespeare and France1 » n'en soit qu'à ses débuts.

NOTE

1. Voyez la toute récente et hautement inventive version des Peines d'amour perdues par François Regnault.

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toutes ces représentations, certes différentes, auront entre elles plus de choses en commun qu'avec celles déclenchées par une autre phrase. C'est là la dimension paradoxale de la communication : nous avons â interpréter, au plus profond de nous-mêmes, la partition d'un autre. Pour qu'il y ait communication, il faut que cette interprétation soit éminemment personnelle mais en même temps scrupu-leusement respectueuse des directives de l'Autre. C'est, me direz-vous, un défi analogue à celui que relève le musicien ; certes ! Mais le musicien rend publique-ment compte de son interprétation alors que le « compreneur » effectue sa besogne dans le secret de sa boîte noire.

La question muette : « est-ce que j'ai été compris comme j'espérais l'être ? » est donc toujours présente ; comme doit être présente son écho : « l'ai-je compris comme il espérait l'être ? ». Cette incertitude partagée qui est au cœur de l'acte de communication en fait une aventure commune chaque fois renouvelée. Deux intimités se cherchent avec l'espoir obstiné d'un éblouissement partagé qu'elles savent impossible ou du moins exceptionnel. Les mots d'un autre m'invitent à un rendez-vous où je ne rencontrerai que moi-même mais dont je sortirai toujours quelque peu transformé. Parce qu'elle est incertaine, la communication linguis-tique qu'elle soit orale ou écrite exige autant d'obéissance qu'elle propose de liberté interprétative ; j'en accepte les devoirs, j'y exerce des droits.

LIRE : UNE COMPRÉHENSION RESPECTUEUSE

Cet équilibre entre droits et devoirs est au cœur même de l'acte de lecture. L image qui me vient à l'esprit est celle d'une balance ; une de ces vieilles balances qui, dans mon enfance, servaient à peser de grands cornets de papier gris conte-nant pois-chiches, haricots, sucre ou farine. Deux grands plateaux de cuivre sus-pendus chacun aux extrémités d'une barre de bois pivotante ; elle basculait avec un claquement sec lorsque la marchandise était déposée puis elle se rétablissait peu à peu jusqu'à l'équilibre à mesure que s'entassaient de l'autre côté les poids de fonte et de cuivre. Je me souviens que j'éprouvais une profonde satisfaction en voyant, l'espace d'un instant, les deux plateaux immobiles, au même niveau, avant que le marchand, dans un geste rapide et précis, n'enlève la marchandise et que ne claque à nouveau la barre entraînée par les poids. Imaginons que cette balance me serve à « peser » ma lecture.

Sur le plateau de gauche, je déposerais toute l'obéissance, tout le respect que je dois au texte et à son auteur. Cet homme ou cette femme a sélectionné des mots et pas n'importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des structures particulières ; il a décidé d'établir entre ces phrases des relations logiques et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions collectivement acceptées, constituent les directives que l'auteur a promulguées à mon intention dès l'instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je dois infiniment de respect et d'obéissance.

Sur le plateau de droite, viendraient s'entasser mes intimes convictions, mes angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées, parfois presque effacées. Tout ce qui fait de moi un être d'une irréductible singularité. Sur ce plateau, s'exercerait donc la pression d'une volonté particulière d'interpréter ce texte comme aucun autre lecteur ne l'interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d'un autre comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne ressemblent à aucun autre non plus que mes châteaux ; cette longue femme blonde dont je tombe amoureux au fil des pages n'appartient qu'à moi. Mais si, au fil des pages, c'est bien d'une femme blonde et élancée dont je rêve

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et non d'une petite brune boulotte, c'est parce que l'auteur a choisi d'utiliser les adjectifs qualificatifs « grande », « blonde » et « mince ». L'auteur tient ainsi la bride haute à mon imagination, il tient en laisse ma liberté de rêve et j'en dois accepter le joug, dût-il me peser.

Une lecture responsable établit ainsi un juste équilibre entre les deux pla-teaux de ma vieille balance : équilibre entre les légitimes ambitions d'interpréta-tion personnelle et la prise en compte respectueuse des conventions du texte. Tout déséquilibre pervertit l'acte de lecture. Lorsque le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s'ouvre le risque de ne donner à ce texte qu'une existence sonore en se gardant d'en découvrir ou d'en créer le sens. Mais lorsqu'au contraire, le texte n'est plus qu'un tremplin commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou incompétence les directives qu'il impose, on rend alors ce texte orphelin de son auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu'il a voulu laisser. Il faut d'ailleurs souligner que la grande majorité des jeunes en situation d'illettrisme ont une lecture qui contourne le texte et n'en fait qu'un prétexte à inventer un sens venu d'ailleurs ; ce constat donne à l'illettrisme une tout autre signification que celle qu'il aurait s'il s'agissait d'un déchiffrage beso-gneux, syllabe après syllabe.

Je déteste aller voir un film lorsqu'il est tiré d'un livre que j'ai lu et aimé. Cela m'est arrivé une seule fois, il y a bien longtemps ; il s'agissait du film Les Cavaliers inspiré du roman de Joseph Kessel. C'était un livre que j'avais adoré ; j'avais dû le lire une bonne dizaine de fois ; chaque fois avec un plaisir renouvelé, une curiosité aiguisée, un pouvoir d'évocation intact. J'ignorais tout de l'Afgha-nistan, je ne savais rien du jeu cruel du Bouskachi et je savais à peine monter à cheval. Et pourtant, j'avais senti dans ma bouche le goût puissant du palao, ce riz mêlé de graisse d'agneau, j'avais brûlé mes lèvres au thé « lourd en sucre », j'avais respiré l'air raréfié des hauts plateaux ; j'avais vu de mes yeux ces sentiers terrifiants découpés à flancs de falaise sur lesquels les mules elles-mêmes refusaient de s'engager ; j'avais ressenti au plus profond de moi un immense désarroi face à ce père trop grand, trop exigeant pour lui-même et pour les autres. J'avais à chaque lecture mobilisé tout ce que j'avais en moi pour donner vie nouvelle aux mots de Joseph Kessel. Alors, lorsque furent projetées sur cet écran immense les images d'un autre, j'en conçus une extrême déception. Non pas que le film fut mauvais ; en fait, il était assez fidèle au roman. Mais je me sentis dépossédé de mon pouvoir de création, privé de mon droit d'imaginer, condamné à passer sous le joug de la vision d'un autre que m'imposaient des images irréfutables.

Les images, bien plus que les mots, entravent notre imagination. Les mots imposent certes des règles à notre imagination ; ils guident ses comportements, endiguent ses débordements, mais ils 1 invitent à couler vive et fraîche ; chaque fois plus vive et chaque fois plus fraîche. Les images, elles, ne lui concèdent qu'une marge étroite. Elles suscitent, bien sûr, sensations et sentiments ; elles font monter aux yeux des larmes, provoquent notre indignation, nous font frissonner d'effroi ou éclater de rire. Mais, trop directement liées aux réalités perceptibles, les images ne sauront jamais, comme les mots, faire vibrer une imagination qui puise son expression dans l'intimité profonde de chacun de nous.

Loin de moi l'idée de dénier à l'image toute capacité de signification pour la réduire à n'être qu'une copie plus ou moins fidèle de la réalité ; une image a bien sûr le pouvoir de dire autre chose que ce qu'elle montre. Le rameau d'olivier dessiné ou peint, s'il renvoie bien à un élément végétal que nos yeux peuvent voir dans la nature, n'en signifie pas moins dans nos cultures « paix » et « conci-liation ». Une publicité qui place une eau de toilette au milieu du désert veut signifier, par là, la quête éperdue d'une fraîcheur longtemps espérée. Au-delà de

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d'ailleurs, ajouta-t-il en prenant l'amphithéâtre à témoin, tout musulman sait le Coran.

- Vous voulez dire que tout musulman sait lire le Coran ? - Oui, c'est bien ce que je vous dis ! - Mais, le Maroc compte plus de 60 % de musulmans analphabètes ; com-

ment pourraient-ils lire le Coran ? - Us savent le lire, me répondit-il de façon définitive, justement parce qu'ils

sont musulmans. Je compris que nous étions arrivés au bout de la discussion ; là où se confon-

dent verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement ; là où le caractère sacré d'un texte le rend impropre à la compréhension ; là où la quête du sens devient immédiatement dangereuse, profanatrice et impie.

La langue du sacré ne serait-elle plus une langue dès l'instant où elle tente de répondre à la question à laquelle se heurte douloureusement notre intelligence : « Est-ce que je suis ? » Ces textes sacrés qui veulent nous détourner des précipices du néant perdraient-ils toute ambition de signifier simplement parce qu'ils sont ainsi étiquetés ? Nous-mêmes, perdrions-nous tout droit au questionnement, à l'analyse, à l'interprétation dès lors que notre langue s'en va quérir au-dessus de notre humaine condition des raisons d'accepter nos limites et nos contraintes d'hommes ? Devons-nous nous résoudre à ce que les mots du sacré ne soient que des mots d'ordre, que les phrases du sacré se changent en formules magiques ou en signes de reconnaissance ? Ce serait faire courir à nos enfants un danger majeur. Une religion digne de ce nom doit ouvrir à l'intelligence de celui qui y entre l'immense quantité de discours patiemment formulés, de textes patiemment transcrits, sans cesse interprétés, sans cesse discutés. C'est cette richesse intellec-tuelle produite d'âge en âge, intimement mêlée à l'histoire des peuples, qui constitue la garantie d'une religion sincère, tolérante et légitime.

Si la foi s'impose au croyant comme une nécessité, la religion, elle, se choisit en toute lucidité. Ce choix exige de qui veut embrasser une religion particulière qu'il se donne la peine d'aller en questionner lui-même les discours et les textes ; qu'il fasse l'effort de confronter ses propres interprétations à celles des autres avec autant de conviction que de respect. Car entrer en religion, c'est pénétrer dans une immense bibliothèque qui conserve la trace des histoires que, de génération en génération, les hommes ont racontées pour d'autres hommes à propos de Dieu. On n'y entre pas les yeux fermés, poussé par une impulsion irrésistible ou bien conduit par un guide soi-disant éclairé ou un prophète autoproclamé ; on va soi-même chercher sur des rayons immenses les textes laissés par d'autres, en d'autres temps. Ces traces ne sont pas conservées pour que l'on y mette servile-ment nos pas ; elles sont propositions et témoignages d'un moment de l'histoire de la pensée soumis à notre réflexion, offerts à la discussion collective. L'adhésion religieuse aveugle et servile pervertit le principe religieux et ouvre la voie aux mouvements intégristes les plus détestables. Ils exploitent les faiblesses et les peurs, les frustrations et les ressentiments mais aussi l'incapacité pour certains de forcer par la parole et par la lecture les portes des discours et des textes. Faiblesse d'âme et illettrisme sont les meilleurs alliés des intégristes religieux, des gourous sectaires et des leaders politiques extrémistes.

NOTE

J'aurais en effet pu compléter ma phrase en parlant du vent doux ou violent, de roseaux souples ou empanachés...

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Dans le château de George Steiner : T.S. Eliot et ses problèmes

Stéphane Giocanti

Pour Lyndall Cordon

Parce qu'il connaît encore insuffisamment l'œuvre et l'itinéraire de T.S. Eliot, le public français manque d'une clé pour situer exactement George Steiner dans le champ critique qu'il occupe. Or, s'il est un fait frappant, c'est la magistrature intellectuelle et internationale que les deux hommes auront exercée, l'un après l'autre, selon leur trajectoire propre. Le premier, considéré avec Yeats comme le plus grand poète de langue anglaise du XXe siècle, et comme un dramaturge considérable, a aussi profondément marqué la critique littéraire américaine et anglaise, jusqu'à introduire des notions nouvelles, et à nourrir des poncifs dans les milieux universitaires, aux États-Unis aussi bien qu'en Angle-terre. Son cadet, à la fois critique et universitaire, se définit comme « maître à lire » ; sa part proprement créatrice est en revanche plus réduite. Une première observation s'impose : de tous les critiques que Steiner aborde, Eliot est celui auquel il ressemble le plus, non pas forcément dans ses idées, ni dans sa méthode, mais bien dans le rayonnement international qu'il sait donner à la littérature universelle, à une conception à la fois large et altière du classicisme et des œuvres immortelles. En même temps, Eliot est un poète dont Steiner traite peu dans ses livres : la dispersion et la fréquence des occurrences témoignent en revanche d'une longue familiarité, à la fois secrète et pudique, avec l'œuvre poétique d'Eliot. Cette première mise en parallèle annonce suffisamment l'obiet de notre enquête : mettre en évidence les lignes de fracture, les conjonctions, les filiations aimantes, quelquefois parricides ou agacées, qui constituent le rapport mouve-menté de Steiner avec son aîné.

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Dans le château de Barbe-Bleue (1971) révise amplement le champ des questions posées par Eliot, et, en ce sens, ne constitue pas un prolongement littéral. Ce texte résulte également d'une série de conférences, données cette fois-ci à la T.S. Eliot Memorial Lecture Foundation à l'Université de Kent, à Canterbury. Le propos de Steiner est d'analyser la rupture entre la culture et la morale, de dégager et d'interroger la généalogie romantique de l'ennui, l'une des sources, selon lui, des barbaries du XX' siècle. Au début de l'essai, le cri de Théo-phile Gautier : « Plutôt la barbarie que l'ennui ! » est traité comme l'indice d'un vertige beaucoup plus vaste, que Grammaires de la création (2001) continue d'interroger. À maints égards, le travail de Steiner nous renvoie à d'autres textes d'Eliot. II adopte un type de questionnement que son aîné connaissait également, et qui dérange constamment les conventions universitaires : il parcourt en effet les rapports entre la littérature et la morale, les idées politiques et l'histoire, et il analyse la responsabilité des hommes de culture face aux différentes formes de barbarie. À propos de la culture, Steiner aboutit à une conclusion parfois diffé-rente de celle d'Eliot, comme on va le voir ; et pourtant, il le rejoint dans l'affirmation sans cesse répétée que la culture reflète avec une précision impla-cable ou joyeuse la situation que l'homme entretient avec le monde et avec Dieu. Cette mise en relation fait de ces deux protagonistes des penseurs de l'Ordre, d'un Ordre généralement absent, terriblement manquant ou raté, toujours à espérer et à construire pout le maintien de la vie de l'esprit.

À la fois comme poète et comme critique de la société et de la culture, Eliot fut un penseur de l'Ordre. Sa réflexion For Lancelot Andrewes (1928) est sous-titré « Essai sur le style et l'ordre ». Du désastre d'où jaillit La Terre Vaine, le poète interroge avec la voix de Titésias : Shall I at least set my lands in order ? « Mettrai-je au moins de l'ordre dans mes terres5 ? » Dans The Criterion, Eliot dénonce le fantasme fasciste de l'ordre, témoin d'un désordre plus profond. Et à propos de La Cocktail Party, Pierre Boutang souligne qu'il s'agit d'une « mise en ordre, une mise en situation, comme toute œuvre dramatique, mais une mise en situation accomplie par un homme qui croit en l'ordre du monde. Exactement par un catholique, qui s'est de plus affirmé, chacun le sait, classique en littérature et royaliste en politique10 ». Chez Eliot, l'ordre ne se confond donc pas avec un ordre politique ou social donné - il n'est pas, en ce sens, un conservateur, ni un doctrinaire politique versé dans l'activisme. Dans L'Idée dune société chrétienne, il affirme qu'il serait dangereux d'identifier la Chrétienté à « une quelconque forme de gouvernement11 ». Son Idée de l'ordre est surtout un synonyme du désir de perfection, dont la poésie peut exprimer les plus subtiles nuances, jusqu'à ses déclinaisons les plus opposées : le sentiment de la mort et de la ruine hante littéralement « La Terre Vaine » et « Les Hommes Creux ». Elle est une mise en relation et, à la limite, un appel secret contre le chaos12. George Steiner ne se situe pas hors de ce souci, notamment lorsqu'il affirme son extrême sensibilité aux démesures de l'homme et du monde. Toute son œuvre fait retentir la rupture dramatique entre la « civilisation » et l'homme qui la produit. Dans Grammaires de la création, il note que son propos est exposé aux « blessures de la négativité ». On pourrait donc voir en lui un fils de « La Terre Vaine », mais un fils qui n'en n'a pas encore prononcé les trois derniers mots : Shantih. Shantih. Shantih -mots sanskrits que le poète traduit par « la paix qui dépasse l'entendement13 ».

On peut dire qu'Eliot voulut, lui aussi, prendre la mesure des désordres et des abîmes de l'humanité dans After strange gods (1934), où il analyse les effets de la décomposition de la pensée et de la personne dans la littérature contempo-raine - ouvrage dont il interdit la réédition, peut-être parce qu'il contenait une affirmation jugée antisémite. Mais sa thèse la plus connue (et sans doute la plus solide) remonte à 1921. Dans un article consacré aux poètes métaphysiques

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anglais, Eliot décrit une origine de la crise de la conscience européenne : « AU XVü" siècle, se produisit une dissociation de la sensibilité dont nous ne nous sommes jamais remis ; et cette dissociation, fatalement, a été aggravée par l'influence des deux plus puissants poètes du siècle : Milton et Dry den14. » Les conférences regroupées sous le titre Varieties of metaphysical poetry développent cette thèse à travers des lectures comparatives de Dante et Donne, et le com-mentaire d'une bonne vingtaine de poètes du xvir siècle. Dans son essai Dans le château de Barbe-Bleue, Steiner, à son tour, propose des pistes pour remonter aux origines de la crise de l'homme moderne, unifiant les données littéraires, politiques et anthropologiques avec l'accent d'un homme qui s'est confronté près de trente ans au problème des guerres monstrueuses et de la Shoah. Aussi Dans le château de Barbe-Bleue peut-il être considéré comme une aggravation du pro-nostic des Notes pour la définition de la culture, comme le souligne son auteur lui-même : « "Il n'est pas possible, remarquait T.S. Eliot, de trouver le réconfort dans un pessimisme prophétique". Les "besoins impérieux de la situation de crise" auxquels il faisait allusion il y a vingt ans sont devenus plus aigus15. » Et pourtant, malgré ce qui nous apparaît, avec le recul, comme une unité de combat contre les périls, Steiner se livre à une série d'accusations contre Eliot. « Ne serait-ce qu'à cause de ses rapports hautement ambigus avec l'holocauste, le monde chrétien ne peut se placer au centre d'une redéfinition de la culture, et la nostalgie d'Eliot pour un ordre chrétien est le point faible de sa démonstra-tion » Pour autant, Steiner ne définit pas mieux qu'Eliot la culture : il s'inté-resse plutôt à la coexistence historique entre la culture - les Beaux-Arts - et les horreurs du siècle, et cette question débouche davantage sur une lamentation tourmentée que sur une démarche raisonnée, les réponses rationnelles se trouvant suspectées, d'une manière nietzschéenne, de ne répondre à rien, ou de commettre une imposture. Pourtant, il paraît scandaleux pour le monde chrétien d'être accusé de complaisance avec le bourreau d'une manière aussi unilatérale, sans qu'une mise en perspective historique rigoureuse ne vienne apporter le moindre contrefort à une si terrible accusation. II est certain, d'autre part, que l'ordre chrétien ne fournit pas la principale question des Notes, et que c'est L'Idée d'une société chrétienne (1939) qui en fournit l'examen. T.S. Eliot a-t-il occulté les « mécanismes de l'extermination » comme l'affirme Steiner dans son essai17 ? Les Notes pour une définition de la culture (mais le dossier comporte d'autres pièces, comme des textes du Criterion et du journal Christian New Letters) démentent elles-mêmes cette assertion. Dès l'Introduction, Eliot évoque la « période de destruction sans comparaison18 » où il se trouve, et plus loin, il relève que « la politique d'extermination » est un des « développements les plus alarmants de la guerre moderne19 ». Bien que Steiner lui intente un procès discutable, il le rejoint dans son pessimisme fondamental à l'égard d'une société qui se prive des appels à la transcendance de l'amour et du pardon. « Il est proverbialement connu qu'il est plus aisé de détruire que de construire », remarque de son côté Eliot20.

Au-delà, la différence entre les deux penseurs réside dans les sources de leur pessimisme. Steiner est encore un héritier des Lumières dans la mesure où la barbarie moderne le surprend. Eliot, inversement, semble peu s'étonner des des-tructions de son siècle. « La Terre Vaine » et « Les Hommes Creux » sont des poèmes dantesques en ce qu'ils décrivent un Enfer, mais ils sont en même temps en rupture avec La Divine Comédie parce que le drame qu'ils figurent avec une extraordinaire puissance visionnaire se déroule dans l'histoire convulsive de nos contemporains. Dans les Notes de La Terre Vaine, reprenant ses Propos sur Lam-beth, Eliot écrit que la tâche est de « sauver le monde du suicide ». Comme l'a montré Roger Kojecky21, une part importante des articles d'Eliot, dans The Criterion, forme un commentaire des désordres idéologiques des années vingt et

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25. Cité par Michel Tournier, Introduction au Docteur Faustus, Livre de Poche, p. 11. 26. Τ .S. Eliot, Poésie, p. 214. 27. P. Boutang, « East Coker », La Nation Française, 13 janvier 1965. ( C f . notre article : « Pierre

Boutang à la rencontre de T.S. Eliot », Mélanges offerts à Jean Foyard, sous la direction de Michel Erman, Université de Bourgogne, à paraître.)

28. T.S. Eliot, Poésie, p. 260. Il s'agit d'une citation des Revelations of Divine Love (« Le péché est inéluctable, mais tout sera bien, et tout sera bien, et toute manière de chose sera bien » ; trad. P. Leyris).

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Apropos de l'oeuvre, de la création, et des classiques Entre George Steiner et Italo Calvino

Olivier Mongin

Les polémiques relatives à la culture butent fréquemment sur le rôle imparti aux œuvres, aux œuvres dites classiques et à la place qu'on leur accorde1. Une vision strictement élitiste de la culture privilégie ces œuvres qui, seules, mérite-raient qu'on s'y attarde, tout le reste n'étant que vil divertissement. Le contraste est flagrant avec l'imaginaire démocratique où l'idée de création est progressive-ment délaissée ou banalisée au profit de la croyance que chaque individu est le producteur autonome - faut-il dire l'auteur ? — de ses propres « œuvres » et qu'il est capable d'imiter les plus grands. Tout le monde est en droit de se considérer comme un artiste potentiel. Ainsi glisse-t-on de la référence aux grandes œuvres, symboles de la création, à l'idée d'une « auto-production » individuelle de la culture. À limiter les controverses à cette opposition entre des Grands inimitables et des petits qui se prennent pour des Grands, on risque de manquer les chan-gements qui affectent le statut de l'œuvre mais aussi la relation qui s'esquisse entre les Anciens et les Modernes. Notre perception de l'œuvre n'est-elle pas dépendante d'une époque marquée par le nihilisme et la mon de Dieu ? L'idée d'œuvre classique n'est-elle pas liée à une représentation de la culture où les niveaux de culture communiquaient et s'entrechoquaient ? Un classique doit-il être considéré dans le seul prisme de l'opposition des Anciens et des Modernes ? Et peut-on imaginer un type d'œuvre qui s'accorde au monde des nouvelles technologies et du réseau ?

Suscitées par la publication de quelques ouvrages récents de George Steiner, à commencer par Grammaires de la création2, et de l'écho que rencontre l'œuvre d'Italo Calvino, les réflexions qui suivent ont pour objectif de relancer des débats qui, pris qu'il sont dans des alternatives manichéistes, ne sont guère fructueux.

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d'entre eux, un livre issu de conférences qu'il aurait dû prononcer en 1985 devant un public américain, il ne décline pas les vices et les vertus des Modernes, il ne s'interroge pas sur l'avenir du livre et de la littérature à l'heure des nouvelles technologies, il rappelle certaines des qualités de l'acte littéraire et leurs rapports avec le monde qui est le nôtre. Les qualités mises en avant dans ce livre intitulé Leçons américaines. Aide-mémoire pour L· prochain millénaire11 sont les suivantes : la iégèreté, la rapidité, l'exactitude, la visibilité, la multiplicité, auxquelles devait s'ajouter la consistance (« Consistency » est une leçon que Calvino n'a pas eu le temps de rédiger avant sa mort). Chacune de ces qualités donne lieu à des exemples littéraires12 et débouche sur une apologie du roman considéré comme un « grand réseau », expression anticipatrice de la « galaxie Internet » qui n'avait pourtant pas cours au milieu des années 1980. « Me voilà parvenu au terme de cette apologie du roman comme "grand réseau". Peut-être objectera-t-on que plus l'œuvre tend à multiplier les possibles, plus elle s'éloigne de cet unicum qu'est le self de qui écrit, la sincérité intérieure la découverte de sa vérité ? Bien au contraire, répondrai-je : qui sommes-nous, qu'est chacun de nous, sinon une combinaison d'expériences, d'informations, de lectures, de rêveries ? Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d'objets, un échantillon-nage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles13. »

Mais l'adoption de ce style correspondant au roman comme « grand réseau » nous empêche-t-elle de jouir des œuvres d'hier, de lire Shakespeare, Dante et Racine ? Dans un second essai, Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino propose en ouverture une définition du « classique » qui tient en quatorze propositions émaillées d'exemples. Les voici, sans les exemples qui les accompagnent : « 1) Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : "Je suis en train de le relire..." et jamais : "Je suis en train de le lire..." 2) Sont dits classiques les livres qui constituent une richesse pour qui les a lus et aimés ; mais la richesse n'est pas moindre pour qui se réserve le bonheur de les lire une première fois dans les conditions les plus favorables pour les goûter. 3) Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s'imposant comme inoubliables qu'en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation de l'inconscient collectif ou individuel. 4) Toute relecture d'un classique est une découverte, comme la première lecture. 5) Toute première lecture d'un classique est en réalité une relecture. 6) Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire. 7) Les classiques sont des livres qui, quand ils nous par-viennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu'ils ont laissée dans la ou les cultures qu'ils ont traversées (ou, plus simplement, dans le langage et les mœurs). 8) Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont elle se débar-rasse continuellement. 9) Les classiques sont des livres que la lecture rend d'autant plus neufs, inattendus, inouïs, qu'on a cru les connaître par ouï-dire. 10) On appelle classique un livre qui, à l'instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l'univers. 11) Notre classique est celui qui ne peut pas nous être indifférent et qui nous sert à nous définir nous-mêmes par rapport à lui, éventuellement en opposition à lui. 12) Un classique est un livre qui vient avant d'autres classiques ; mais quiconque a commencé par lire les autres et lit ensuite celui-là reconnaît aussitôt la place de ce dernier dans la généalogie. 13) Est classique ce qui tend à reléguer l'actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant éteindre cette rumeur. 14) Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l'actualité qui en est la plus éloignée règne en maître14. »

Moderniste convaincu, n'hésitant pas à s'aventurer dans l'ère du réseau, borgésien fasciné par la bibliothèque universelle, Calvino est moins inquiet que

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Steiner des perspectives d'un épuisement de la création, mais il n'hésite pas à faire l'éloge des classiques. Cet hypermoderniste n'est pas un révolutionnaire au sens où l'esthétique de la rupture serait la seule possible, et sa conception de la littérature contemporaine ne l'empêche en rien de célébrer les classiques (les chapitres du livre sont consacrés, entre autres, à Xénophon, Cyrano, Robinson Crusoë, Diderot, Dickens, Balzac, Flaubert, Tolstoï, Maupassant, James, Ste-venson, Gadda, Montale, Ponge, Borges, Queneau, Pavese, Perec...). On l'a compris, Calvino n'hésite pas à affirmer que nous devons renoncer à cette cou-pure contestable qui a porté un temps l'esprit européen entre les classiques et les non-classiques, entre les Anciens et les Modernes. Tout cela n'est pas sans signification sur le double plan esthétique et philosophique. La question n'est pas d'être un Moderne ou un Ancien, c'est celle de notre subjectivité et de notre désir de lire et écrire. Steiner, à des années-lumière de Calvino, homme de la profondeur quand l'Italien est un homme de l'horizontalité, de ia surface et du réseau, dit à peu près la même chose que celui-ci quand il s'agit de décrire un classique : « Je définis un "classique", en littérature, en musique, dans les arts, dans la discussion philosophique, comme une forme signifiante qui nous "lit". Il nous lit plus que nous le lisons (Γécoutons, le percevons) [...]. Le classique nous demandera : "As-tu compris ?" ; "As-tu réimaginé de manière respon-sable15 ?" »

Un classique, ancien ou contemporain, ébranle le sujet et le responsabilise vis-à-vis du monde. Steiner/Calvino, une opposition superficielle ? Sûrement pas. Mais l'inquiétude qui pèse sur la création n'est peut-être pas si désespérée... Les classiques sont là, dans tous les sens du mot, et la chape moderniste n'empêche pas de les vivre au présent. Mais, plus encore, les conditions de la création (sans Créateur) ne sont peut-être pas totalement absentes et la possibilité d'être un auteur inexistantes. Si la mort de la tragédie n'est pas sans lien avec l'absence de Dieu - « Mais la tragédie est cette forme d'art qui exige l'intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent parce que Son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth ou sur Athalie16 » - , si le tragique contemporain ne permet plus d'écrire des tragédies quand la transcendance a perdu toute signification, les écrits de G. Steiner, loin d'orchestrer une pensée systématique et rigide, délivrent des signes, offrent avec discrétion des signes discrets permettant d'aller à la recherche d'une création apparemment perdue. Quels sont-ils ?

I I I . AUJOURD'HUI, QUELS AUTEURS D E LA CRÉATION ?

« Le mot, le mot dont je manque », s'écrie le Moïse de Schoenberg face à l'ineffable.

Steiner et Calvino s'accordent donc sur ce point : il est toujours possible de lire les classiques, voire de les représenter, et plus encore une œuvre est d'autant plus « classique » qu'elle est contemporaine, qu'elle est réactivée par des lecteurs responsables. La Phèdre de Racine mise en scène en 2003 par Patrice Chéreau n'est pas une Phèdre classique ou ancienne mais une Phèdre contemporaine, ce qui ne veut pas dire une Phèdre adaptée par un contemporain17. Au-delà des

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la présence)27. » N'est-ce pas en suivant cette « direction musicale » que l'on peut conforter l'hypothèse que l'Auteur, l'auteur, les auteurs n'ont pas disparu ? N'est-ce pas dans la musique que l'on peut renouer avec l'idée d'une nature qu'il faut reconquérir et d'une création qu'il faut recréer indéfiniment. Ce fut l'objectif littéraire d'un James Joyce, et c'est le souci d'un bruiteur de la nature comme Olivier Messiaen. « La voix qui chante peut briser ou guérir la psyché en cadence. D'un point de vue organique, le chant humain nous rapproche davantage de l'animalité que toute autre manifestation. Messiaen s'appesantit sur cette proxi-mité28. » La musique selon Steiner est l'expression même de la création conti-nuée, et la voix humaine, permet, quand elle chante, la rencontre de ces deux forces conflictuelles que sont la musique et le langage.

Les auteurs, le mathématicien et le musicien

II ne faut donc pas laisser croire que G. Steiner ne croit plus en la possibilité de la création et qu'il regrette la Grande Œuvre du passé. Au constat que les classiques sont nos contemporains, il ajoute qu'un contemporain peut être un créateur. Mais, ce n'est pas parce qu'un contemporain ne réécrit pas Phèdre ou Richard III qu'à faut faire preuve de démagogie et mettre tout sur le même plan. Opposé à l'esprit de la déconstruction, Steiner l'est tout autant envers l'esprit du relativisme, et il défend farouchement les modalités d'une « formation » qui prend du temps. Il ne cède jamais sur les faux objets culturels, il n'accorde aucun crédit à une approche anthropologique qui ne distingue pas entre Shakespeare et la rave music par exemple. Prenant comme exemples les mathématiques et la musique, il met au défi un esprit « non créatif » de pouvoir découvrir les arcanes et les mystères de la création mathématique. Comment être un auteur aujourd'hui ? En valorisant la création mathématique Steiner rejoint l'état d'esprit d'un Calvino pour qui les vertus de la création ne sont pas opposées aux arts d'une science qui compose avec l'imaginaire.

Partis d'une considération sur le statut de l'œuvre, sur le devenir d'un genre littéraire, conscients qu'un monde sans Dieu rend difficile le travail des créateurs, Steiner ne renonce pas à « la musique de la création » et valorise l'oralité qui s'exprime au cœur de la formation, i.e. au sein de la relation maître/disciple elle-même25. En cela, il ne partage pas l'attitude nihiliste ou l'idée que le monde se défait inéluctablement. Pour lui, nous sommes des auteurs, dès lors que nous ne nous épargnons pas l'effort et le travail de la création, et les auteurs ne sont pas tous des hommes de plume et de lettres. Que ces auteurs fassent autorité (l'auteur a une « auctoritas ») ou non est une autre affaire. Steiner ne cesse de décliner ses admirations et il nous rend sensibles au compagnonnage des créateurs reconnus et des auteurs qui ne le sont pas.

Mais faut-il s'en étonner ? On ne peut pas plus se passer de la création que d'un créateur devenu silencieux, on ne peut pas oublier que nous sommes au moins les auteurs de nous-mêmes. « Le défi η en persiste pas moins. Comment le "tout Autre" peut-il agir sur nous, a fortiori nous donner quelque signe de son existence absolument inaccessible30 ? »... et pour faire de nous des auteurs.

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NOTES

1. Cet article est une nouvelle version, considérablement remaniée, d'un texte préalablement paru dans la revue Esprit (mars-avril 2002) à l'occasion d'un dossier intitulé, Quelle culture défendre ?

2. G. Steiner, Grammaires de la création. 3. Ibid. p. 218. 4. Voir Guy Demerson, « La leçon de Mikhaïl Balduine. L'entrechoquement des langues et des

cultures », in Esprit, mars-avril 2002, p. 240. 5. Youssef Ishagpour, Orson Welles cinéaste. Une caméra visible, Paris, La Différence, 2001. Trois

tomes : I: Mais notre dépendance à l'image est énorme..., II : les Films de la période américaine, III : les Films de la période nomade.

6. Op. cit., ill, p. 864. Dans son compte rendu de ce livre dans ta revue Études (février 2002), Jean Collet rappelle que dans son dernier film Vérité et mensonge (1973), Orson "Welles, alors déguisé en prestidigitateur qui joue avec le faux, voit dans la cathédrale de Chartres un objet perdu. Ce n'est plus l'objet perdu de Citizen Kane (1941), Rosebud, mais l'objet perdu de l'humanité occidencale elle-même.

7. Richard Marienstras, Shakespeare au XX siècle. Petite introduction aux tragédies, Paris, Minuit, 2001.

8. G. Steiner, Errata, Folio, p. 64. 9. En se référant à Lessing, Steiner insiste sur la fausse querelle du classicisme, celle qui oppose les

classiques français considérés comme les héritiers du théâtre grec et le théâtre élisabéthain incarné par Shakespeare, voir le sixième chapitre de La Mort de la tragédie.

10. Ira]ο Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, trad. Y. Hersant, Paris, Gallimard, 1989.

11. Lucrèce, Dante, Cavalcanti, Swift sont évoqués à propos de la légèreté ; De Quincey, Boccace, Barbey d'Aurevilly, Laurence Sterne, Borges, à propos de la rapidité ; Leopardi, Musil, Valéry, Poe, Ponge, Léonard, Mallarmé, à propos de l'exactitude ; Ignace de Loyola, Balzac, à propos de la visibilité ; Carlo Emilio Gadda, Proust, Flaubert, Thomas Mann, Borges, à propos de la multiplicité.

12. I. Calvino, op. cit., p. 193-194 13. I. Calvino, Pourquoi lire les classiques, trad. ]. P. Manganaro, Paris, Seuil, 1993, p. 7-12. 14. G. Steiner, Errata, p. 37. 15. G. Steiner, La Mort de la tragédie, p. 344. 16. Voir O. Mongin, « Patrice Chéreau entre théâtre et cinéma, Phèdre aux Ateliers Berthier », in

Esprit, mai 2003. 17. G. Steiner, Errata, p. 268. 18. G. Steiner, La Mort de la tragédie, p. 344. 19. Ibid., p. 244. 20. Voir Michael Edwards, Shakespeare et la comédie de l'émerveillement, Paris, Desclée de Brouwer,

2003. 21. Günther Anders, L Obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution indus-

trielle, Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002, p. 243. 22. G. Steiner, La Mort de la tragédie, p. 280. 23. Ibid, p. 284-285. 24. G. Steiner, Errata, p. 108. 25. Ibid., p. 113. 26. Ibid., p. 270. 27. Ibid, p. 114. 28. Dans une conférence récente publiée à l'Université Harvard, G. Steiner a souligné la place de

l'oralité dans la relation maître/disciple. 29. G. Steiner, Errata, p. 270.

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matisation de la vie quotidienne, qui, selon Hegel, fut la conséquence la plus profonde de la Révolution française. Pour faire pendant au tableau de la réalité, des sens de l'homme, offerts par des historiens comme Michelet (lui-même, explicitement, épique) ou par les nouvelles sociologies du marxisme et du posi-tivisme, l'artiste, 1 écrivain doit travailler sur grande échelle, trouver des pro-portions totalisantes et des visions totales. Il doit aussi rivaliser avec la fascination, les niveaux de bruit sans précédent, d'une métropole moderne qui revendique notre attention et accapare nos nerfs - de cette « mer de toits » qui est, très probablement, le principal acte de la civilisation du XIX' siècle. Lui aussi doit créer de vastes « mondes », être un maître-bâtisseur, un capitaine de mots et de formes plastiques rivalisant avec les capitaines d'industrie. Dans la vision qu'avait un Balzac de sa propre personne et de ses pratiques, ces défis et ces analogues sont très clairement exposés. L'industrie est, bien entendu, cruciale. Les dimensions mêmes de l'usine nouvelle, les cadences et l'échelle de la production tendues possibles par les nouvelles techniques rabougrissent, en comparaison, l'échelle classique de la vie mercantile. La ville et l'industrie, la ville comme cadre du Léviathan industriel changent le paysage intérieur aussi radicalement que le paysage extérieur. De l'époque de Blake à celle de Dickens, Marx et les impres-sionnistes, la tâche primordiale de l'intelligence poétique et historique sera d'essayer de s'accommoder de ce changement.

En un sens, rien ne fut plus paradoxal, plus maladroit sur un plan formel, que l'effort, souvent inconscient, de souder les immensités nouvelles, les nou-velles dynamiques de l'expérience révolutionnaire et industrielle aux conventions, inévitablement archaïques, de l'épopée littéraire. Dans la Révolution française de Carlyle, et parfois même dans Guerre et paix de Tolstoï, le programme épique déclaré, la recherche concrète de la grandeur laissent profondément mal à l'aise. Mais le paradoxe, avec l'échelle énorme qu'il impliquait, essayait de donner forme aux forces et à la fragmentation sans précédent du matériau. Honnêtement produite, l'immensité était une quête d'ordre, une recherche de proportions nouvelles et mesurées. Lier cette immensité à celle de l'épopée classique ou mil-tonienne, c'était assurer la continuité en un temps de ruptures et de transitions drastiques que même nous, habitués que nous sommes au changement rapide, ne mesurons qu'imparfaitement. Goethe et Hegel le soulignèrent l'un et l'autre : avoir vécu avant 1789 - et être encore en vie après 1820 - c'était, littéralement, avoir traversé plusieurs mondes, échelles chronologiques, paysages de vie. Les figures de transition sont donc, tout à la fois, parmi les plus vulnérables et les plus créatives.

C'est précisément cet usage de l'échelle, du format épique pour résoudre des cadres de référence contrastés, pour ordonner des valeurs transitoires, qui frappe quand on visite et revisite l'exposition Turner. Certes, la peinture néo-classique avait connu de grands formats. Le XVlir siècle couvrit les murs et les plafonds d'immenses compositions historiques et allégoriques.

Mais quand on compare la dimension, la « largesse », chez les maîtres de Turner - Titien, Poussin, Le Lorrain, Salvator Rosa - à l'échelle de ses œuvres, la différence est intense. Elle semble émerger entre 1810 et 1812, entre « La chute d'une avalanche dans les Grisons » et « Tempête de neige : Hannibal et son armée franchissant les Alpes ». Bien que, suivant tous les critères, cette der-nière toile soit grande (57 X 93 cm), l'échelle n'est pas qu'une affaire de mesure. Elle procède de l'intense dramatisation des espaces chez Turner, des moyens -lumière, texture et chromatisme - par lesquels l'espace est d'une certaine façon étendu, attirant l'œil dans des fuites tournoyantes et animées. « Tempête de neige » est réputé pour son tourbillon, pour cette spirale de lumière et de ténèbre

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qui domine la scène comme une immense trombe d'eau. Des signes de cette spirale caractéristique apparaissent très tôt dans l'œuvre de Turner, dans les « Pêcheurs en mer » de 1796 ou dans les « Bateaux apportant des ancres et des câbles aux Hommes de guerre hollandais » de 1804. Mais c'est avec le tableau d'Hannibal, thème épique par excellence, que le « voràcisme » de Turner et l'échelle immense qui lui est associée s'affirment réellement. La conséquence en est une diminution nécessaire, caractéristique des figures, humaines et, en l'occur-rence, animales. Les éléphants sont pareils à des miniatures, nanifiés par l'énor-mité de la lumière et de la tempête.

Les motifs épiques sont également cruciaux en un sens formel. Le matériau homérique et virgilien abonde dans l'œuvre de Turner. Comme la quasi-totalité de ses contemporains, Turner lit Homère à travers Pope, dont la lecture se fait sous le « contrôle » constant de {'Enéide, à travers son prisme. On voit ses amalgames à l'œuvre dans « Ulysse raillant Polyphème » de 1829. Les Néréides qui jouent autour du navire d'Ulysse ne sont pas les seuls éléments étrangers à Homère ; tel est aussi le cas de toute la coloration, avec ce qu'elle suggère de grandeur propre à l'époque de la reine Anne et de Tiepolo. C'est avec des motifs virgiliens plutôt qu'homériques que Turner, précisément comme Berlioz, iden-tifie son propre sens de l'épopée et de sa portée sur l'histoire de son temps.

Comme nombre de ses contemporains, encore une fois, Turner voit dans les conflits entre Carthage et Rome une image de ceux qui opposent la France et l'Angleterre. L'analogie était loin d'être uniforme et stable. Les Anglais de l'aube du XIX1 siècle avaient hérité de leurs prédécesseurs du temps de la reine Anne une équivalence presque automatique, symbolique, stylistique, entre Rome et leur propre empire en expansion. La prétention de la France à une telle équivalence, sous la forme de l'impérialisme napoléonien et de toute l'ambiance « Empire », rendit d'autant plus âpre la lutte entre les deux puissances. Mais non moins que Blake ou le Coleridge de 1'« Ode à l'année qui s'en va », Turner trouva les parallèles entre la Grande-Bretagne et Carthage souvent plus forts et inquiétants que les parallèles avec Rome. Dans les victoires de son pays, dans sa rapacité mercantile, le trafic d'esclaves, il perçut des similitudes de mauvais augure avec la puissance punique, avec la cupidité et la paralysie du sens moral qui vouèrent Carthage à la destruction. Le traitement virgilien de Didon et Énée -lui-même ambivalent et témoignant d'une vision complexe des longues guerres entre Rome et Carthage — rejoignit les réflexions de Turner sur le rôle de l'Angle-terre dans les conflits napoléoniens et sur la scène intérieure. On peut juger du fruit de cette réflexion sur plusieurs niveaux dans « Regulus », œuvre profondé-ment dérangeante et monitoire, et dans « L'incendie du Parlement » (une réponse plus complète devrait en fait mettre en évidence les identifications entre l'orgueil de Londres et celui d'une Carthage condamnée, mais aussi entre Londres et Troie, qui engendra Carthage, indirectement tout au moins, et lui fut liée via Énée). Une fois de plus, et nécessairement, les figures humaines sont écrasées ou stylisées dans une forme de compaction anonyme.

Mais si le matériau homérique et virgilien ainsi que les analogies morales entre Rome-Carthage et les événements contemporains produisirent une dimen-sion épique, tel fut aussi le cas du nouvel industrialisme. La manière dont Turner appréhende en imagination la révolution industrielle n'est pas moins aiguë et féconde en oppositions allégoriques et dramatiques que celle de Blake. « Pluie, vapeur et vitesse » étant absent de l'exposition, il est difficile de suivre ce qui fut un processus graduel et cumulatif vers la domination du nouveau paysage tech-nique. Mais « Keelmen heaving in Coals by Night » (1835) ou le fameux « The

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autres, difficiles à voir). Rétrospectivement, tout au moins, on avait là une reine du commerce et de l'océan, avant la crasse de la vapeur et du pétrole.

Les études que fait Turner de la lumière à Venise sont, très explicitement, une pastorale, une vision qui contraste avec celle du nouveau monde de la force mercantile. D'où leur « distance » qui se creuse, leur fuite dans un éclat scintillant et somnambulique. Devant des oeuvres tardives comme « Venise avec la Salute » ou « Vue à Venise » (n° 536-537 du Catalogue), on pense naturellement à Whis-tler et à Monet. Que Monet notamment, même au faîte de ses audaces, soit un « prolongement » de Turner devient un lieu commun quand on voit réunies, en rangs serrés, les dernières œuvres expérimentales de ce dernier. Mais le sentiment de modernité va plus loin. Prenez les « Deux études sur une feuille : Ciel nuageux sur la mer ; et Paysage de tempête » (vers 1817) ou l'étonnant « Trois marines sur une toile » (vers 1827). Comment se dérober à une comparaison avec Rothko, repousser l'idée que les horizontales de celui-ci, ses rouges de braise et ses dis-tributions paradoxales sont déjà présentes chez Turner ?

Si fortes qu'elles soient, pourtant, ces suggestions ne doivent jamais faire oublier combien Turner est profondément enraciné dans son temps, dans la complexité d'une époque de transition. Il est un contemporain de Goethe, dont il teste la théorie anti-newtonienne des couleurs dans « Le Matin après le Déluge » de 1843. Si Turner s'efforce de suspendre le mouvement d'une chute d'eau, le « tumulte figé » au bord, Coleridge, Wordsworth et Shelley en firent autant avec les mots. Comme Berlioz, Turner s'efforce d'associer une culture classique, émi-nemment littéraire dans ses conventions, avec les autonomies nouvelles des formes non verbales. Et comme chez Berlioz, il est chez lui des fautes de goût, de proportion, typiques du mouvement romantique et de ses suites.

« Du génie, mais peu de talent » : grosso modo, tout au moins, le cliché vaut pour les figures décisives du XIX1 siècle, pour tous ceux qui se crurent tenus de composer sur une échelle à la mesure des pressions de la révolution — politique et industrielle. Le Turner qui écrit des vers en imitant laborieusement les Plaisirs de l'espoir de Campbell, et le Turner dont les peintures annoncent l'expression-nisme abstrait ne sont qu'un seul et même homme. Les difficultés de perspective sont les nôtres, et elles contribuent largement à la fascination de ce bicentenaire.

Traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzac

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au pays du Bien. Steiner qui est un Juif inquiet d'avoir survécu, un esprit torturé de comprendre l'énigme du mal, et plus encore l'énigme de l'Élection, a pour-suivi, et poursuivra sans doute toujours, la question du paradoxe de l'Élection. Qu'est-ce qu'être le peuple Élu ? L'énigme et les contradictions de la notion même d'Élection ont donné naissance à la fable du Transport de A. H.

Dans son ouvrage sur Sophocle et le mythe d'Antigone, étincelant livre intitulé Les Antigenes, George Steiner définit la pièce de Sophocle comme le texte humain qui rassemble 1e plus génialement les cinq grandes constantes des conflits inhérents à la nature humaine. « L'affrontement des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la jeunesse, de la société et de l'individu, des vivants et des morts, des hommes et des dieux. » Ce sont des conflits dont la résolution est impossible pour la simple raison qu'ils sont constitutifs de l'homme, ce ne sont pas des épreuves auxquelles il est soumis, ce sont des constantes de lui-même, où l'homme se définit dans l'affrontement et l'affrontement fait l'homme. L'agôn, l'agir-contre est toujours en mouvement. Ce qui veut dire qu'on ne peut pas arrêter l'histoire, qu'on ne peut pas préserver une mémoire sans conflit de mémoire, qu'on ne peur négocier que des armistices entre les adversaires, jamais des paix éternelles. L'Occident explique-t-il dans sa « CBS Massey Lecture » de 1974 est une « nostalgie de l'absolu », et les grands facteurs d'absolu, ou plutôt d'ersatz d'absolu depuis que la transcendance judéo-chrétienne s'efface, ce sont Marx, Freud et Lévi-Strauss, trois Juifs qui ont forgé la nostalgie aiguë du « jardin perdu2 ». Et pourtant certaines constantes se veulent immuables et en quelque sorte incessibles, l'Alliance de Dieu et de son peuple en particulier, même toute l'histoire d'Israël est une histoire de résistance du peuple à Dieu. Les grands mythes sont des conflits du commencement, et des conflits non négociables. Ils renaissent sans fin, surtout les mythes grecs, parce qu'ils nous remettent inces-samment face au conflit qui recommence.

Georges Steiner a été, est un lecteur en action ; si quelqu'un cherche et trouve les présences réelles dans le texte, c'est lui. Lui le traqueur des faux glos-sateurs, des faux lecteurs, des imposteurs de la lecture universitaire ou commer-cialement hollywoodisée. Taire ou tuer.

Il a donc été un grand lecteur de la littérature russe, dès son Tolstoï ou Dostoïevski, mais plus encore avec les grands textes de la dissidence. Entrer en dissidence étant l'acte même fondateur de la création. Lecteur inquiet, parfois même suspicieux, de Soljénitsyne, épiant la chute du prophète, lecteur fasciné de Vassili Grossman, et en particulier de Vie et Destin, et plus encore des pages à thème juif de ce livre incandescent, en particulier la Lettre à son fils de la mère de Strum (cette lettre a été mise au théâtre, tant elle est à elle seule un nœud du conflit), et également le thème de la descente à la Shoah menée narrativement le plus loin que faire se peut, jusque dans la réduction à cendre, mais une cendre parlante, accusante, provocante. Car Grossman ne renonce pas au pouvoir du mot pour dire l'indicible, il force l'indicible dans le dicible, il l'étreint dans un corps-à-corps qui n'a pas d'équivalent, nous semble-t-il. Il y a dans Vie et Destin une page très puissante, celle où l'Obersturmbannftihrer Liss convoque au camp allemand où il croupit le prisonnier communiste Mostovskoï. Liss veut, dans la conversation nocturne avec le prisonnier lui faire prendre conscience de leur parenté étroite, idéologique et devant l'histoire. « Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir. Là réside la tragédie de notre époque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez pas en nous ? » Le visage du Tentateur s'approche plus près encore, et murmure : « Nous sommes vos ennemis mortels, bien sûr, mais notre victoire est en même temps la vôtre. Si c'est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire. » Le séducteur propose à Mostovskoï, staliniste pur

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et dur, de collaborer au nom d'une communauté d'idéal, une communauté monstrueuse des voleurs d'absolu. «Aujourd'hui vous êtes effrayés par notre haine du judaïsme. Mais il se peut que demain vous la repreniez à votre compte. » Mostovskoï, un instant est tenté. La voix séductrice lui dit encore : « Π n'y a pas de gouffre entre nous, nous sommes des formes différentes d'une essence iden-tique : l'État-Parti3. »

Cette saisissante scène de séduction, de miroir entre les deux totalitarismes, est comme l'anti-pôle de Vie et Destin alors que son pôle positif est la « Maison 6 bis » qui, sous le déluge de feu de Stalingrad, abrite les amours de deux jeunes gens qui vont périr dans un instant. Minuscule et périssante, la liberté est néces-saire aux poumons de la narration de Grossman. Le livre de Grossman, un des plus grands livres du XX" siècle, tente de dire ce qu'il y a de plus difficile à dire : la liaison entre le mal et le mal, entre le bien et le mal, entre le Dieu absolu et le Dieu bafoué mais coresponsable du siècle des camps, des gaz, et de la Kolyma. Lorsque Sofia sent s'effondrer contre elle sous la douche d'Auschwitz le corps du garçonnet David, qu'elle a adopté dans la cohue des femmes et des enfants allant nus à l'abattoir, elle murmure : « Je suis mète. » Car on peut devenir mère par le malheur.

La lecture de Grossman fit un effet puissant sur l'imaginaire de Steiner. Et le Tramporten est un reflet, je suppose. Mais dans une autre clé, et sans l'extraor-dinaire équilibrage de Grossman entre l'inhumain et l'humain, qui fait que Grossman nous entraîne vers une catharsis sans dieu, tandis que Steiner nous entraîne vers une dilection pour le mal ambigu. Certes il n'a pas le thème de la mère devenue mère dans le malheur (mais dans Comment taire ? on voit la mère d'Isaac deviner le dessein effroyable de Dieu et de son serviteur Abraham, et quelque chose comme la maternité par le malheur s'esquisse). Ce qui est passé d'un roman à l'autre, c'est l'interrogation dramatique sur le mimétisme des voleurs d'absolu, le miroir entre les deux grands fléaux qui ont voulu exterminer l'homme simple, l'habitant de la « Maison 6 bis » au milieu du déluge de feu et des vengeances apocalyptiques du Dieu invisible. La scène entre Liss et Mos-tovskoï va être rejouée dans son roman, mais à une bien autre échelle, et dans un cadre imaginé, hallucinant. (Bien sur, avant Grossman, d'autres avaient tenté le rapprochement entre les deux totalitarismes, ne serait-ce que Hannah Arendt, dans la réflexion politique, ou Margaret Buber-Neumann dans son expérience rapportée, mais aucun texte n'avait encore mis en scène ce monstrueux inceste.)

Sans craindre les excès ni le baroque, y aspirant au contraire de toutes ses forces, le romancier fabuliste invente une seconde capture d'Eichmann, mais cette fois-ci celle de A. H., c'est-à-dire Adolf Hider, au fond de l'Amazonie.

La fable est puissante, le décor est sauvage, le marais amazonien immense, la jungle verte et venimeuse lacère, engloutit et enveloppe dans son placenta primaire tous les êtres. Il y a peut-être, évidemment, du déjà vu dans cette jungle vorace qui rappelle le film de Herzog, Aguirre ou la colère de Dieu. La petite troupe de Juifs que Lieber, le traqueur du Führer depuis trente ans, a lancée à sa poursuite vient de découvrir le traqué. Vous ! c'est le premier mot, c'est le premier chapitre, c'est presque tout le livre : Vous ! l'incarnation du mal. Et à la fin du chapitre le vieillard répond simplement, en allemand : Ich ! moi ! Ce vocatif à la (deuxième personne (You en anglais, et à la place de la traductrice j'aurais mis Toi /parce qu'il s'agit d'une sorte d'antiphilosophie du Tu, de l'alté-rité : face au monstre peut-on dire, penser un instant « Tu est moi » ?) A. H. est aussi un « Tu », à qui l'on peut s'adresser, que l'on peut regarder, aider à marcher, plaindre même... Et tout le livre est un étonnement devant ce brûlant paradoxe : le Tu peut être l'horreur, le mal « personnifié », mais précisément personnifié ne

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et le mal. Il fonctionne entre le peuple Élu et ses ennemis, il fonctionne au fond même de l'homme et de l'herméneute George Steiner, et alimente sa réflexion fondamentale sur les mécanismes des « présences réelles ». Au demeurant, il nous conduit au coeur même de la politique d'aujourd'hui puisque Israël aujourd'hui est un miroir de violences. Et même ce miroir flambe de plus en plus, bien plus encore que lorsque Le Transport de A. H. était en gestation. Son A. H. conclut d'ailleurs ainsi : sans mon holocauste, jamais vous n'auriez eu votre État, je vous en ai fait cadeau. J'ai continué votre œuvre de messianisme. « Ce fut l'holocauste qui vous donna le courage de l'injustice. » Ce viol du Bien au cœur du bien, ce viol du Verbe au cœur des mots. Tout se concentre dans le paradoxe et l'énigme de l'Élection. Steiner nous exhibe ce paradoxe dans sa fable, comme un saint montre sa plaie sur un retable édifiant. Il l'a fait dans bien d'autres textes, en particulier ce Comment taire ? qui est une réflexion poétique sur le sacrifice d'Abraham. Comment un père peut-il lever le couteau sur son fils ? « Pas un père juif ne considère son fils sans songer qu'il lui sera peut-être ordonné de lui ôter la vie. » Le mal est ici situé intimement entre l'humain et le divin. Le divin est le grand risque incrusté au cœur de l'humain. L'absolutisation est née de ce petit peuple juif, et l'absolutisation peut bien nomadiser, elle revient et elle reviendra toujours à lui. George Steiner, au sortir de certaines de ses fables si violentes, si provocantes, aussi acérées côté manche que côté lame, m'apparaît tel un facteur d'icônes qui serait iconoclaste ; ou, pour reprendre un mot d'Ibsen, un poisson qui serait hydrophobe...

« La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute », dit Biaise Pascal. Mais force et justice sont prises dans un incestueux nœud qui durera jusqu'à la fin et au Jugement. The Reich begat Israel... Tels sont les derniers mots de A. H., « le Reich engendra Israël ». Dans les généalogies du bien, qu'aiment tant les Écritures, en voici une que nous n'attendions pas, et que nous donne, avant de périr avec les autres, le vieillard Hitler de George Steiner. Mettre ensemble la justice et la force, comme en rêve Pascal, supposerait qu'on mît fin à leur incestueux couple.

NOTES

1. Sur mon intervention, le texte fut traduit en français et publié par les soins de la maison d'édition de l'Age d'Homme sous le titre Le Transport de A.H.

2. G. Steiner, Nostalgie de l'absolu, 2003. 3. Prophétie post factum, puisque l'antisémitisme d'État soviétique éclate au grand jour en 1948.

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Conrad et Steiner. Autour du Transport de A. H.

JuanAsensio

Il est significatif d'une certaine cécité universitaire que nul n'ait encore songé à rapprocher Le transport de A. H. du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Certes, il est bien évident que les difficultés d'une étude comparée sont nom-breuses. En premier lieu, le problème soulevé par notre recherche et, peut-être même, l'aporie, sont ceux qui guettent le travail de tout comparatiste qui ten-terait de retrouver le point aveugle, la zone d'ombre par lesquels la lente péné-tration d'une figure littéraire (Kurtz) dans l'esprit d'un romancier a pu présider à la difficile parturition d'un autre personnage (A. H.), par lesquels une œuvre a influencé la naissance d'une autre, à quelque niveau, symbolique et/ou théma-tique, que ce soit. Toutefois, en deçà de cette sphère de communion dans laquelle deux œuvres d'art — deux, et même, sans doute, trois, puisque l'on sait que le grand poème de T. S. Eliot, The Hollow Men, est né d'une lecture de Au cœur des ténèbres, cité d'ailleurs en épigraphe1 - reconnaissent leur réelle parenté, un certain nombre d'indices patents peuvent constituer les prémisses d'une confron-tation que nous mènerons jusqu'à ses conséquences les plus radicales.

Évoquons brièvement quelques différences formelles entre les œuvres étudiées. D'abord : Au cœur des ténèbres n'est pas un roman, à la différence de l'œuvre de George Steiner. Ensuite, les processus de narration diffèrent : un récit (celui de Marlow) à la première personne du singulier dans l'œuvre de Conrad, rapporté par un narrateur dont nous ne savons rien, si ce n'est qu'il a écouté avec d'autres l'aventure racontée par leur ami commun ; notons que ce narrateur premier, Marlow, s'autorise sans cesse des digressions sur les motivations secrètes de Kurtz et des autres personnages de sa sombre aventure, portant même de durs jugements sur la vanité de leur entreprise, tandis que le narrateur second, l'inconnu qui amorce le récit, ne reprend la parole qu'aux toutes dernières lignes de l'œuvre. Cette mise en abyme du récit, contrairement à l'usage traditionnel de cette technique (je songe, dans la littérature anglo-saxonne, au Maître de Ballantrae de Stevenson ou à Melmoth, l'homme errant de Maturin), tente ici,

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nante, qui survit à Kurtz pour « cacher dans de magnifiques plis d'éloquence les ténèbres arides de son coeur ». Voix qui offre « le sens aune présence réelle » (Steiner saura se souvenir de cette expression dans son œuvre), alors que rien, dans notre nouvelle, ne semble avoir de consistance, à l'image des protagonistes de cette farce sordide qu'est la colonisation, toujours décrits comme des ombres. Hitler, s'il est un corps qui déborde le seul cadre de sa présence romanesque effective, après tout réduite à quelques pages, est aussi, est d'abord une voix ; ainsi : « Si vous lui donnez la parole, il vous dupera et vous échappera. Ou se trouvera une mort douce. Sa langue est comme nulle autre. C'est la langue du basilic, cent fois fourchue et vive comme la flamme » (TV., 60).

Cette voix, Kunz, comme Hitler « Il pouvait faire des mots ce qu 'il voulait. Les mots dansaient pour lui et ils saoulaient tes hommes ou les battaient à. mort. [...] C'est pourquoi il a pu nous arracher les tripes, parce que lui aussi a fait sonner les mots plus fort que la vie » (Tr., 137-8), en a développé la puissance malfaisante, « le flux trompeur émané du coeur d'impénétrables ténèbres » plutôt que « le flot battant de lumière » (CT, 154). II semble donc que la parole elle-même porte en son sein l'alternative simpliste commandée par le ou bien... ou bien... : le locuteur doit-il faire un choix parfaitement clair, en somme, manichéen ? Ce n'est peut-être pas si simple, car les phrases qui précèdent obscurcissent la clarté du propos. Évoquons le passage dans son intégralité : « de tous ses dons celui qui ressortait de façon prééminente, qui comportait le sens d'une présence réelle, c'était son aptitude verbale, ses paroles, le don d'expression, déconcertant, illuminant, le plus exalté et le plus méprisable... ». Cette fois, immédiatement avant l'alternative claire, est posée par Conrad une équivalence entre l'exaltation et le mépris, entre l'inquiétude dubitative et l'illumination : en somme, la parole porte en son sein, à la fois le Bien et le Mal. La position n'est plus celle d'un choix moral : Kurtz n'a plus à trancher, ou plutôt, son choix importe peu, il paraît dédouané de sa folie, puisque est suggérée une tare ontologique qui se tapit au plus secret de la parole. Tout comme Kurtz, Hitler est maître de la parole car, nous dit un des personnages du roman de Steiner, il « [viendra] un homme et sa bouche sera une fournaise et sa langue une épée destructrice [...]. Là où Dieu dit : Que cela soit, il défera ce dire. Et du η seul mot — c'est dans les livres du bienheureux Rabbi Menasseh de Leyde — un mot unique parmi la foule des mots qui forment la secrète richesse de toute langue, mot qui, prononcé dans la haine, peut à lui seul anéantir la création, comme il en a suffi a un seul pour en amener la genèse ». Remarquons la subtile différence séparant Steiner de Conrad sur cette question du langage dans son rapport au Mal : pour l'auteur de Lord Jim, la parole, neutre, n'est sans doute pas viciée dès son origine mais seulement contaminée par certains de ses agents. Pour Steiner, un contre-Verbe existe : « Quand II créa le Verbe, Dieu permit aussi son contraire. Le Silence η 'est pas le contraire du Verbe mais son gardien. Non, Il créa sur la face nocturne du langage une parole infernale. Dont les mots vomissent la haine de la vie » ( Tr., 60). De la même façon que Kurtz, Hitler paraît, d'une certaine façon lui aussi, dédouané de ses actes, même si, aux yeux de Steiner, la puissance de corruption de Hitler est sans égale (bien que fantomatique puisque A. H. n'est rien de plus qu'un homme creux), faisant de lui un surgeon romanesque de la figure chrétienne de l'adversaire du Christ, l'Antichrist, comme nous le verrons plus bas : « Peu d'hommes sont capables d'apprendre cette parol* ou d'en être longtemps porteurs [...]. Il saura la grammaire de l'enfer et d'autres l'apprendront de lui. Il saura les sons de la folie, de l'abomination et ils deviendront musique dans sa bouche » (Ibid.). Quoi qu'il en soit, ce pouvoir accordé à la parole ne doit pas nous étonner outre mesure : la plus ancienne tradition, tant juive (notamment celle de la Kabbale, à laquelle Steiner renvoie explicitement3) que patristique ou littéraire, nous présente le Malin comme le maître du langage. Max Milner le

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constate : « Depuis les origines de la tradiùon judéo-chrétienne le diable nous appa-raît comme un être qui parle et qui se sert du langage pour parvenir à ses fins4. »

ÉCHEC ET RETOURNEMENT DE LA SYMBOLIQUE CHRISTÎQUE

Nous avons parlé au début de ce texte, à propos de Au cœur des ténèbres, d'une descente aux Enfers. Cette descente est aussi, à l'évidence, une remontée mais ambiguë, suspecte, inachevée. Nous ne pouvons développer davantage les analyses qui nous font penser que la stature christique de Marlow est mise à mal par Conrad. « [...] et le son assourdi de sa voix semblait accompagné de tous les autres sons, pleins de mystères, de désolation, et de tristesse, que j'aie jamais entendus [...] le chuchotement des foules, la vague résonance de mots incompréhensibles criés de loin, le bruit sourd d'une voix qui parle de plus loin que le seuil d'une nuit étemelle» (CT, 199). Voici prononcées, sans ambiguïté par le narrateur lui-même, la misère finale et la condamnation de Kurtz. De sorte que, Marlow, comme une figure qui serait trop fascinée par le Mal invinciblement présent et dévorateur de l'âme, semble à son tour s'être enfermé dans le cachot satanique, dans 1 'in pace de l'égoïsme et du mutisme : le mouvement même de la nouvelle paraissait pourtant, nous l'avons dit, par le biais d'une libératrice descente aux Enfers, infirmer un constat aussi pessimiste. Est-ce dire qu'avec cette œuvre de Conrad, est désormais perdu le recours à une structure romanesque aussi bien qu'interprétative, est égarée la clé qui nous ouvrirait les portes du mythe rédemp-teur ? Marlow, c'est Orphée ne pouvant plus sortir de l'Enfer.

Dans le roman de Steiner, affirmer que le personnage du Christ, bien que retourné en son contraire, est au moins aussi essentiel que celui de Hitler peut faire figure de sottise. Et pourtant, il faut bien constater que les mentions directes sont, finalement, assez nombreuses : elles concernent le discours de Hitler, par-lant du « visage blême du Nazaréen » (Tr., 243) ou le « Christ et sa terrible dou-ceur » (Tr., 244) et, moquées par la vénalité d'un des amis de Kulken, « la vieille épopée du Golgotha » (Tr., 214). Une référence lointaine peut encore être ajoutée, qui évoque la pièce de théâtre Macbeth, d'ailleurs citée dans l'œuvre de Steiner (Ibid., p. 197) où il est fait référence au meurtre de la famille de Macduff. Or, dans la pièce de Shakespeare, nous trouvons une référence au Golgotha : « Except they meant to bathe in reeking wounds, / Or memorize another Golgotha, /1 cannot tell » (Macbeth, I, 2). Autre mention directe du Christ, cette fois contenue dans le discours de Lieber, proféré et entendu comme dans une espèce de mauvais rêve : « Parce que cela fait trop longtemps que nous sommes là. Parce que nous leur avons mis le Christ sur les épaules» (Tr., 69). Enfin, le Christ est directement évoqué par l'un des membres du commando déclarant : « Ils veulent que nous fassions leur sale boulot et que nous le déclarions seul et unique coupable. À lui seul de porter la couronne d'épines. À lui le blâme. Que les Juifi le pendent haut et court. C'est lui qui a tout fait. Les Juifi le savent bien, eux. Nous sommes maintenant lavés de toute accusation. D'abord, ils ont mis le Christ en croix et maintenant Hitler. Dieu a choisi le Juif. Comme bourreau » ( Tr., 88-9). La thématique de la parodie est donc évidente. Avant de tenter de révéler le motif secret du roman de Steiner, continuons à exposer les indices qui nous font rapprocher Hitler de la figure d'un Christ parodique : l'Antichrist.

Hider est le contre-Dieu, «le Second Messie, annoncé par Malchiel » (Tr., 140) : « Peut-être est-ce moi le Messie, le véritable Messie », dit-il à ceux qui le jugent, « le nouveau Sabbatai dont les abominations furent permises par Dieu pour ramener son troupeau au bercail» (Ibid., 250), annonce-t-il dans son discours

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du roi des Canaans, lorsque celui-ci refuse de lui expliquer pourquoi il fait le signe de la croix chaque fois que son jongleur nomme le diable. Reprobus en conclut que Satan est plus puissant que le roi et s'en va à sa recherche. Un jour, le diable lui demande de faire un grand détour afin d'éviter une croix dressée à un carrefour. Reprobus interroge le démon sur ce comportement inattendu, et enfin, après un premier refus celui-ci lui raconte la vie du Christ. Sur ce, Reprobus se met à chercher Jésus. Il rencontre un ermite qui lui promet qu'il verra le Christ s'il s'installe près d'une rivière pour aider les voyageurs et les pèlerins à la traverser. Reprobus accomplit avec succès son travail charitable jusqu'au jour où il entend la voix mystérieuse d'un enfant qui lui demande de traverser. Il monte sur les épaules du géant qui commence la traversée mais, à mesure qu'ils s'approchent de l'autre rive, le poids du passager devient de plus en plus lourd. Enfin, Reprobus après de grands efforts, gagne la terre ferme ; à bout de forces, il demande à l'enfant qui il est. L'enfant répond qu'il est Dieu et que Reprobus a porté le poids du monde. C'est probablement alors que le géant est baptisé et renommé Christophe, c'est-à-dire, « porteur du Christ ».

A présent, nous ne pouvons que nous heurter de face à ce que Steiner, sans l'ombre d'un doute, a désiré présenter, pour les chrétiens, comme le scandale absolu, la pierre d'achoppement qui est aussi le paradoxe final. Car, dire que les membres du commando chargés d'aller capturer Hitler, doivent également le porter sur leurs épaules « Parce que cela fait trop longtemps que nous sommes là. Parce que nous leur avons mis le Christ sur tes épaules » ( Tr., 69), c'est tout sim-plement dire que les Juifs n'en finissent pas de porter leur croix, la Croix : « Et on le portera à tour de rôle. Comme l'arche» (Tr., 29) sans doute, mais aussi comme le Christ. Deuxième conséquence extrême : dire que les Juifs portent donc le Christ, c'est affirmer que le démoniaque dictateur nazi est le Christ, non pas ou plutôt non plus Γ Antichrist. La logique de la parodie est donc poussée à l'extrême par Steiner qui, fort curieusement il faut le noter, a brouillé les pistes une fois de plus : pourquoi affirmer péremptoirement par un titre ce que le discours de Hitler n'a pas osé dire explicitement ? Nous l'avons dit : ni l'œuvre de Conrad, ni celle de Steiner ne peuvent être réduites au tracé rectiligne de l'interprétation univoque, et c'est là leur infinie richesse. Reste que Steiner, avant que d'être romancier, est essayiste : je formule donc l'hypothèse que, contraire-ment à ce qu'a probablement souhaité George Steiner, c'est dans son œuvre analytique et non dans son roman qu'il est allé le plus loin dans l'évocation de ce Christ noir. Nous constaterons pourtant que, à mesure même que Steiner expose et radicalise ses idées sur une compénétration intime entre le Christ et le Bourreau des Juifs, ce que nous pourrions appeler une véritable intuition s'assombrit davantage.

LE RAPPORT AMBIGU DE GEORGE STEINER AU CHRISTIANISME

Affirmons-le d'emblée et sans ambages : le christianisme est, pour George Steiner, responsable historiquement et théologiquement de la tragédie majeure du siècle passée, l'extermination de plusieurs millions de Juifs dans les chambres à gaz nazies. Cette assertion, à maint égard scandaleuse si nous ne tentons de l'expliquer, est déjà présente dans l'un de ses premiers essais, Dans le château de Barbe-Bleue10. En somme, l'État totalitaire moderne et singulièrement son sur-geon le plus diabolique, le nazisme, ne pourraient se passer, pour assurer leur survie, de la vieille conception religieuse judéo-chrétienne selon laquelle une verticalité transcendantale conduit les âmes vers la grâce du Paradis ou la dam-

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nation de l'Enfer, car cet État, peu ou prou, fonde son autorité sur les restes galvaudés d'un sacré devenu fou, comme ces idées chrétiennes qu'évoque Ches-terton dans Orthodoxie. Dès lors, poursuit Steiner, il est commode de com-prendre la logique horrible par laquelle les Nazis ont fait de la Shoah une « réédition de la Chute11 », autrement dit un abandon volontaire du jardin d'Eden, souvenir dont la pureté pourrait troubler la conscience des bourreaux, éveiller une nostalgie inapaisable. Notons que Steiner, proche en cela des idées d'un Voegelin ou d'un Del Noce, sait parfaitement que l'idéologie nazie n'est rien d'autre que l'enfant monstrueux d'un christianisme sécularisé, de nouveau gros des larves du paganisme, hanté de nouveau par le mauvais rêve idolâtre12.

Steiner toutefois va plus loin lorsqu'il déclare que la Shoah réside dans la volonté d'amputation, d'abolition du souvenir, par les techniques de la propa-gande et de l'extermination systématique, de trois moments insignes vécus par Phumanité, moments qui, à l'évidence, sont juifs : le premier est l'invention du monothéisme, le second la naissance du christianisme, secte juive hérétique et, enfin, le troisième concerne le socialisme messianique13. Dès lors, Steiner peut avancer que : « En tuant les Juifi, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient "inventé" Dieu et s'étaient faits, même imparfaitement, même à leur corps défendant, les hérauts de son Insupportable Absence. L'holocauste est un réflexe, plus intense d'avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances polythéistes et animistes de l'instinct14. »

On le constate donc aisément, l'explication de la Shoah qui, selon les termes mêmes de Steiner, constitue l'axe autour duquel tourne tout ce qu'il a écrit, sa pensée et son enseignement15, ou tout du moins une des tentatives d'explication de cette dernière est double : d'abord le reproche fait aux Juifs d'avoir par trois fois stigmatisé le fond de cruauté résidant en chaque homme en invitant l'huma-nité à se dresser hors du cloaque de ses instincts bestiaux. Second reproche, adressé cette fois au christianisme, que nous pourrions à son tour diviser en un aspect métaphysique et historique. Historiquement, le christianisme se serait fait le complice involontaire ou, pis, consentant, des massacres de populations juives qui ont scandé l'histoire douloureuse du Peuple du Livre. Métaphysiquement, le christianisme, dans sa volonté de convertir ses frères aînés, dans sa volonté de hâter la Parousie littéralement dépendante de la conversion du dernier des Juifs, n'aurait pas hésité à tolérer une disparition pure et simple de ceux-ci, comme Steiner, en s'appuyant sur sa lecture de ΐÉpitre aux Romains, le reproche à son ami Pierre Boutang, qui de toutes ses forces rejette pareille accusation : « Mais ayez le courage, bon Dieu, s'écrie ainsi George Steiner, de dire que pour vous la disparition du Juif serait finalement... » Nous connaissons la réponse de Pierre Boutang.

En fin de compte, un parallèle pourrait être commodément tracé entre le sort réservé aux Juifs tout au long des siècles et Judas, dont la figure embléma-tique aurait constitué un repoussoir idoine, le réceptacle de la haine des chrétiens à l'égard de celui qui livra le Christ. Comme Alain Boureau l'écrit : « Le mythe associe Judas au Christ dont la présence liturgique scande la vie du Chrétien ; chaque juiftrahit le Christ au terme a'une passion incestueuse [...]. Chaque juif recommence Judas, nonpar métaphore ni par filiation de responsabilité, mais par le mystère d'une présence réelle16. » Steiner lui, faisant remarquer que la bouchée que lui donne le Christ constituait un véritable « contre-sacrement dans une antinomienne Eucha-ristie de damnation17 » écrit ces lignes terribles : « Judas entre dans une nuit de culpabilité collective qui η 'en finira Jamais. Dire que sa sortie est la porte ouverte à la Shoah n'est que pure vérité. La "solution finale" proposée, accomplie par le national-socialisme au XX siècle, est la conclusion parfaitement logique, axiomatique, de l'identification du Juif à Judas1*. » Dans la figure maudite de Judas, Steiner

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20. Dialogues, p. 115-6. 21. Ce que l'homme fait à l'homme, Essai sur le mal politique, Paris, Flammarion, Champs, 1999,

p. 48. 22. No Passion spent, p. 343. Ajoutons qu'Imre Kerrész, dans Un autre, affirme lui aussi une mons-

trueuse parenté entre le Golgotha et Auschwitz. 23. Voir Errata, 1998, p. 188. 24. No Passion spent, p. 343. 25. Passions impunies, op. cit., p. 43. 26. Ibid., p. 44-45.

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Comment taire ?

George Steiner

UN BOURDONNEMENT comme d'abeilles au loin. - Mais le Maître, Eléazar fils d'Eléazar, dans son commentaire de 1611

dit... - Qu'Akiba, que son nom resplendisse de gloire, était dans l'erreur... - Quand il écrivit qu'Abraham était entièrement libre, l'homme libre par

excellence, le père des libertés, quand Dieu, béni soit Son nom ineffable, l'appela pour qu'il mène l'enfant, Isaac, au lieu de sacrifice.

- Par quoi Akiba entendait signifier que l'esprit de l'homme peut recevoir les commandements de Dieu quand cet esprit est souverain de sa propre vérité, mais que les commandements qui s'adresseraient à des esclaves ou à des insensés sont vides.

- À quoi Eléazar fils d'Eléazar, celui de Cracovie, a répliqué... - « Quelle liberté l'homme a-t-il quand le Tout-Puissant l'appelle ? »

Quand II ordonne, notre seule liberté est d'obéir. Seul le serviteur de Dieu, le serviteur absolu, est un homme libre.

- Non, ce n'est pas ainsi, me disait Baruch, celui de Vilna. Non. Quand Dieu eut ordonné à Abraham, notre père, de prendre Isaac, son fils unique, pour l'amener à Morija, il s'est tu l'espace d'une réponse. Abraham aurait pu dire non. Il aurait pu dire « Dieu tout-puissant, que Ton nom soit sanctifié. Tu m'induis en tentation. Tu mets sur mon chemin cette tentation suprême que serait une obéissance aveugle, irréfléchie. C'est le dragon Baal qui exige une telle obéissance, ou ces dieux vains à tête de chien qui habitent les temples d'Egypte. Tu n'es pas Moloch, le mangeur d'enfants. Ce que tu attends de moi, c'est un refus en signe d'amour. » Ainsi me parlait Baruch, mon maître.

- Le voyage jusqu'à la montagne dura trois jours. Pendant lesquels Abraham ne parla pas à Isaac...

- Ni à Dieu. Qui écoutait attentivement. En espérant qu'il répondrait non.

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t de toutes celles qui hurlent de voir leurs enfants battus à mort s yeux. Mais ce cri, maintenant, il vous faut l'entendre. Dans cette ous ne pouvons plus rester assises et prier séparées de vous. Ici, nous es appelées, nous, les filles du silence. itre voix de femme, et une autre encore : danse, Miriam, danse. Dans maison... ietite vraiment. Qui n'avait rien d'un parquet pour danser. Non que nde importance. Hommes et femmes, oh ! inconvenance, jeunes et ntement soudés maintenant que le moindre mouvement, un souffle ie bouche, les faisait tous trembler. lant des siècles, vous, les hommes, vous avez argumenté, vous avez brouillé des mots. Vous avez lu vos textes jusqu'à en devenir aveugles mrbés sur la lettre unique ou sur la voyelle manquante. Pendant des ivez proclamé la vérité comme si vous aviez réussi à la capturer entre /ous avez gratté comme des souris affamées pour trouver le sens et Înement broyé les mots qu'ils en sont tombés en poussière. Hommes èvres crottées par la poussière, comme les ensevelis. Vous vous êtes ssé à la face, comme des hiboux en plein midi. Nous vous avons uand nous longions les volets clos des écoles, nous vous avons tand vous étiez couchés à nos côtés dans la nuit, ergotant, contestant, , colportant les mots jusque dans vos rêves. Et dans quel but ? Les mvées, ces syllabes qui composent le nom secret de Dieu ? Quel jeu lie combinaison de nombres secrets nous aura rendus libres ? Était-ce rer là ? ensée est danse de l'esprit. L'esprit danse lorsqu'il cherche le sens, ι sens. Peut-être y a-f-il dans Ja quarante-neuvième lettre du qua-me verset du quarante-neuvième chapitre du Livre des Livres, qui ns les rouleaux de la Torah au cœur du lieu saint, une vérité si e Dieu même doit s'arrêter quand II s'en souvient. Femme, les pas dans notre âme, ce sont les mots. Les seigneurs de la danse, voila sommes. Est-ce que nous ne dansons pas à présent ?

1 D A N T S degrés d'air, en plus raides.

s. Plus haut que Morija. e, Miriam, danse, soufflait la valve au plafond, a pas de bélier maintenant et le buisson brûle,

iseurs, bouches grandes ouvertes. D e sorte que l'essaim envahit leurs (urdonna pour eux la lente chanson informe de la cendre.

iglais par Evelyne Ender et Bernard Schlurick

Lieu du génie, génie du lieu

Jean-Luc Pouthier

Pour Tristan

— Where are you going ? — To Oxford, Mississippi — Oxford, Mississippi ! It sounds like a punishment.

L'endroit où je me rendais était, pour cet ami américain, « le milieu de nulle part ». Et sans ia générosité du German Marshall Fund, qui avait inscrit l'étape au programme d'un voyage de découverte des États-Unis, je n'y serais sans doute jamais allé. À Oxford, Mississippi, a vécu et est mort William Faulkner. Ce que notre ami était par avance excusé d'ignorer. Là se situe le comté imaginaire de Yoknapatawpha, que ne découvriront hélas jamais ceux - ils sont nombreux ! - que rebute l'oeuvre du grand littérateur du Sud. Sur la place centrale, l'inévitable statue du soldat de la Confédération donne un peu de relief à un gros bourg sans âme, dont les belles maisons à péristyle sont soigneusement dissimulées. L'alcool est toujours interdit, le dimanche, dans les restaurants. Les étudiants qui traînent ce jour-là autour des drugstores semblent d'une tristesse infinie. Car Oxford, c'est aussi Ole Miss, une université plus que cent-cinquan-tenaire. Si les Américains ignorent l'existence d'Oxford, tous en revanche ont vu un jour ou l'autre des images de James Meredith, premier étudiant noir à s'être inscrit à Ole Miss, en septembre 1962, sous la protection de l'armée fédérale. Des émeutes racistes avaient contraint John Kennedy à prendre lui-même l'affaire en main. Le président des États-Unis eut alors cette formule, qui mériterait mainte exégèse : Americans are free... to disagree with the law, but not to disobey it. Quarante ans après, la ségrégation a officiellement disparu, mais pas la pau-vreté des paysans noirs qui travaillent les champs de coton du Mississippi Delta,

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croit également lire l'impatience messianique d'un apôtre, sans doute celui qui aima le plus le Fils de Dieu, ayant désiré hâter de toutes ses forces l'avènement d'un gouvernement temporel radicalement novateur, apocalyptique, au sens pre-mier du terme19.

Le Christ crucifié, ayant été incapable de restaurer le royaume d'Israël dans ses droits (bien au contraire, puisque les Juifs forent lourdement exterminés en 70 et en 135), comment ne pas se moquer des prétentions d'un aussi chétif et pusillanime Messie ? « C'est trop facile !, s'exclame George Steiner lorsqu'il affirme que la crucifixion du Christ n'a eu de sens que comme prélude, que comme pro-phétie, car une préfiguration qui ne porte à aucun changement fondamental dans l'histoire, c 'est de la littérature, comme on dit en français ! » C'est qu'avec « le Messie doit venir, pour le Juif, doit venir un vrai changement dans la qualité du compor-tement humain ». Au lieu de cela, ajoute l'auteur, nous qui sommes à deux mille ans de l'événement crucial, nous n'avons jamais vu autre chose que le monde qui « continue à sombrer dans le sang dans la barbarie, dans la torture et dans la saloperie la pire ». Boutang répond à ces arguments convenus qu'il « ne faut pas vouloir que le salut soit déjà donné quand il est préparé, et [qu']il y a une longue phase de l'histoire [qui] s'appelle l'Ancien Testament, dans laquelle cela est préparé ». Mais Steiner ne peut accepter une telle réponse, il demande donc, une nouvelle fois : « Mais pourquoi ne se passe-t-il rien au moment du Christ ? » Boutang donne alors à son ami une réponse magnifique : « Mais c'est accompli ! [...] Quand vous dites qu'il y a des saletés dans le monde, et des horreurs, je vous dis oui, mais il y a Antigone, mais il y a Jeanne d'Arc, mais il y a... le regard d'un enfant ! Mais tout recommence chaque fois qu'un enfant naît, vous le savez bien20. »

Rapidement exposés, les reproches que George Steiner adresse au christia-nisme ne sont donc pas absolument nouveaux, même si ses vues ne sauraient être réduites à des explications invoquant des motivations purement antisémites. S'arrêter à cette couche superficielle, comme le fait Myriam Revault d'Allonnes21, serait d'ailleurs faire preuve d'une coupable cécité. Ces mêmes conceptions sont, je crois, plus sûrement redevables d'une explication métaphysique et peut-être, je le dis littéralement, d'une vision, d'une véritable intuition mystique, qui éprouve d'ailleurs les pires difficultés lorsqu'elle doit se dire, hésitant entre une voie romanesque et une autre plus analytique. Vais-je alors déformer la pensée de Steiner en écrivant qu'il affirme une inconcevable identité spéculaire — puisque videmus nunc per speculum, in aenigmate - entre Dieu fait homme (et le refus juif de l'admettre, d'admettre pareille énormité, refus qui L'a conduit jusqu'à la croix) et l'homme fait bête (et sa glorification)22, entre le Christ et le Juif qu'il était - qu'il est et sera - tout en assumant et dépassant par son onction divine l'immémoriale tradition du Peuple élu, entre le Christ juif et sorti du Judaïsme — pour l'accomplir — et le Bourreau des Juifs, lui sorti du Christianisme — pour le détruire — ou bien alors le parodier monstrueusement ?

Plus qu'intéressante me semble donc être l'inavouable compénétration que Steiner tente d'analyser entre Auschwitz et le Golgotha, n'avançant que très prudemment vers ce cœur des ténèbres qui, à ses yeux, demeure Ximpensé de la théologie chrétienne, entrevu par l'œuvre d'un Donald MacKinnon23. L'une des images préférées de l'auteur, reprise à l'astrophysique moderne, celle du trou noir, est utilisée significativement lorsque Steiner évoque, en vis-à-vis, le Golgotha et la Shoah24. L'auteur n'aura de cesse, d'ailleurs, de revenir sur cette difficile ques-tion, s'approchant un peu plus précisément du lieu impossible où le gibet du Dieu crucifié se dresse en face du brasier dans lequel fondent les corps des suppliciés, évoquant l'échec d'une révélation qui n'a pu abolir le Mal, d'un Dieu faible dont la catabase n'a pu défaire le pouvoir de l'ogre, écrivant : « L'énormité de la Crucifixion, (la physique et la cosmologie parlent aujourd'hui de "singularités")

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a pris une urgence irréductible. Elle demande à être considérée à travers le speculum tenebrum (miroir opaque) du siècle le plus bestial de notre histoire. Elle pose ses questions, ses appels à l'interprétation juste après le long minuit du massacre et de la déportation, de la fin des camps de la mort poursuivant, quelques pages plus loin, dans le sens d'une nouvelle condamnation de l'antisémitisme chrétien : « Il est pourtant un sens - que je crois décisif — où la Croix se dresse à côté des chambres à gaz. Et ce en raison de la continuité idéologtco-historique qui rattache l'antisémi-tisme chrétien, aussi vieux que les Evangiles et les Pères de l'Eglise, à son éruption terminale au cœur de l'Europe chrétienne16. »

Ce long exposé, qui nous a permis d'entrevoir une filiation entre le Cœur des ténèbres de Conrad et Le Transport, ne dissipera guère les critiques que tout chrétien est en droit d'adresser à Steiner. Toutefois, force est de constater que l'intuition de Steiner rejoint celle d'écrivains tels que Léon Bloy ou Georges Bernanos pour lesquels la crucifixion du Christ représentait le môle autour duquel l'histoire de l'Occident enroulait ses siècles barbares et lumineux. Ce n'est pas là, loin s'en faut, puisque nous constatons que l'œuvre de Steiner rejoint en bien des points celles de ces auteurs (Boutang, Maistre, etc.) qu'il a nommés « logocrates » pour s'en écarter, le dernier des paradoxes que cette œuvre nous réserve.

NOTES

1. Le recueil du poète intitulé The Holloui Men date de 1925 (in Poésie, trad. Pierre Leyris, Seuil, 1992). L'exergue choisi par l'auteur (« Misia Kurtz — he dead », « Messa Kurtz - lui mort ») renvoie à la page 189 de notre édition (Garnier-Flammarion) du Cœur des Ténèbres.

2. Que l'on songe à cette phrase décrivant Hitler : « Un vagabond venu de nulle part. Un acteur. Un maître du mot. Regarde sa bouche, même quand il dort, regarde... » (Tr., 138).

3. " La parole constitue la force d'une nation. [...] La Kabbale nous enseigne de ne jamais prononcer le nom de Dieu, car Dieu serait alors présent parmi nous. Le vocabulaire anglais recèle un autre mot - que le français ignore - unsaid, soit "dé-dit", le verbe "non-dire" n'existant pas. Je spécule dans mon roman sur la quasi-certitude que Hitler a connu ce mot », Entretiens, 1992, p. 132.

4. Milner, « Le Dialogue avec le diable d'après quelques œuvres de la littérature moderne », Entretiens sur l'homme et le diable, Mouton & Co, 1965, p. 235.

5. Discours qui, selon l'aveu même de Steiner, lui a pourtant beaucoup coûté, cf. Entretiens, op. rit., p. 165.

6. Le Retour du tragique, Paris, Seuil, 1994, p. 159. 7. Adso Dervensis, De ortu e tempore Antichristi, édité par D. Verfielst, Turnhout, Brepols, Corpus

Christianorum, Continuatio Medievalis, 1976. La traduction choisie est celle donnée par Claude Carozzi dans son ouvrage, Apocalypse et salut, Aubier, Collection historique, 1999, p. 23.

8. Sur cette question, il faut lire le remarquable ouvrage de Victor Klemperer, LTI, La langue du Iii Reich, Presses Pocket, Agora, 1998, p. 88, où l'auteur écrit : « Mais, de mon point de vue de philologue, je continue de croire que si l'impudente rhétorique de Hitler a produit un effet aussi monstrueux, c'est justement parce qu'elle a pénétré avec la virulence d'une épidémie nouvelle dans une langue qui, jusqu'ici, avait été épargnée par elle [...]. »

9. Op. cit., p. 155. 10. Dans Langage et silence, 1999, p. 194, Steiner parle déjà de « l'indifférence complice de la chré-

tienté et du monde occidental » face aux camps d'extermination. 11. Ibid., p. 57-58. 12. Cf. No Passion spent Essays 1978-1996, 1995, p. 341-342 (cf. « Au travers d'un miroir, obscuré-

ment », in G. Steiner, De la Bible à Kafka). 13. Langage et silence, p. 50-58. Ces trois points apparaissent dans le discours d'Hitler. 14. Ibid., p. 52. 15. P. Boutang et G. Steiner, Dialogues, p. 103. 16. L'Événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 221. 17. « Deux soupers », in Passions impunies, 1997, p. 72. 18. Ibid., p. 74. 19. Ibid., p. 71.

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final, à mes yeux trop didactique5, faux-messie qu'il serait significatif de rappro-cher, comme le fait par exemple Jean-Marie Domenach, d'un ersatz de Christ : « Aux yeux d'une masse guettée par le désespoir, Hitler prend le caractère d'un être voué et humilié, à qui sa foi, son endurance donnent le pouvoir de triompher en rachetant son peuple. Un ersatz de Christ6. » Il serait encore significatif de le rapprocher de cet Ennemi surnaturel sobrement appelé Antichrist par le Nouveau Testament; ce Christ inversé, comme le très célèbre ouvrage du moine Adson le proclame : « et de même que l'Esprit-Saint vint sur la mère de Notre-Seigneur Jésus Christ, la recouvrit de son pouvoir, l'emplit de la divinité, afin qu 'elle conçût de l'Esprit-Saint et que ce qui naquit fût saint et divin ; de même, le Diable descendra sur la mère de l'Antichrist, la recouvrira, l'entourera, la tiendra, la possédera tout entière, au-dedans et au-dehors, afin qu'avec l'aide du Diable elle conçoive par l'homme et que ce qui naisse soit tout entier iniquité, mal et dépravation7 ». Hitler est encore cet ennemi surnaturel se parant de toutes les qualités lumineuses de Celui qu'il contrefait, ennemi qui va même jusqu'à se moquer de la mort infecte du Christ, cette vieille épopée du Golgotha, qui sera probablement vite oubliée lorsque les médias annonceront qu'Hitler est vivant. Et parodie, une nouvelle fois, parce que Teku, l'indien innocent (dont le rôle est plus qu'ambigu dans l'absolution de Hitler), comme les sauvages qui adoraient (au sens premier du terme) Kurtz, construit un trône au Führer déchu ( Tr., 217), parodie parce que le Mal a partie intime liée avec le langage, que l'Antichrist est le maître de la parole - plutôt de la parlote, de la parierte ou. du parlage, autant de mots désignant

rimitivement une parole frauduleuse - , comme le Christ est Verbe : c'est le eau-parleur par excellence, le séducteur, celui dont la mission est de détourner

(se-ducere) l'homme de sa voie, celui qui séduit les foules comme Soloviev le montre dans le dernier de ses Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion.

L'ANTICHRIST ou. . . LE CHRIST ?

Donnons, de la figure de l'Antichrist dans le roman de Steiner, une pre-mière piste d'interprétation qui déborde le cadre de la métaphore romanesque. Si celui-ci fait du Führer des Allemands un contre-Messie, l'Antichrist des Juifs, peut-être est-ce, au-delà de l'évidente intrication entre le Christ rédempteur et le Contre-Christ damnateur qu'est Hitler, que l'intime compénétration entre la langue allemande et la juive (gardons à l'esprit que tout, absolument tout, dans l'esprit de Steiner, est affaire de langage) ne lui laisse aucune autre alternative : le Führer, pour qui a compris comme Steiner depuis ses toutes premières années d'études que tout était partie de tout, est lui aussi - lui peut-être plus que n'importe quoi ou qui d'autre - partie de Dieu. Et puis, Rosenzweig n'a-t-il pas écrit que la langue, c 'est autrement plus important que le sang, voyant et compre-nant que la langue, à l'évidence celle, insigne, des Juifs, est le sang réel des peuples, et que lorsque le sang coule, c'est parce que la langue a été blessée, comme une source que l'on a contaminée ? Steiner, on le sait, s'est mainte fois recommandé de ces auteurs, Rosenzweig, Mauthner ou encore Karl Kraus, qui tous ont tenté de penser la signification concrète d'une déchéance de la langue. Qu'est-ce qui a blessé la langue de Hitler, que lui-même a blessée irréparable-ment8, l'allemand ? Est-ce la traduction de la Bible que Luther donna à sa nation, déclarant y respecter le plus possible les tournures et l'esprit de l'hébreu, qui désormais ferait de la langue de Nietzsche une espèce de simulacre, comme un rêve imprécis où se jouerait la destinée juive ? N'oublions pas, n'oublions jamais que la langue allemande moderne est née tout entière de cette traduction. Est-ce

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encore le fait que cette langue, comme aucune autre langue européenne, a été nourrie par l'hébreu, celui-ci façonnant un véritable argot, la Gaunersprache des bandits juifs du XVT siècle ? Peut-être est-ce aussi, peut-être y a-t-il également, plus profondément (mais toujours dans la sphère totalisante du langage), une raison évidente, bien que secrète (que ce secret s'accommode parfaitement d'une claire exposition dans nombre d'écrits de Steiner n'est pas même un paradoxe) : peut-être est-ce parce qu'il voit en Hitler l'aboutissement de l'histoire christique négative de son peuple, son paroxysme et comme son Golgotha inversé, que notre auteur a fait du Führer le Messie parodique d'Israël qui, comme le Christ en Croix, selon les mystiques, jusqu'à ce que le dernier Juif se convertisse, infectera de ses paroles le saint des saints, jusqu'à la mort du dernier survivant d'Israël : « Les mille années du Reich commencent à peine, affirme un des personnages de Steiner, qui poursuit, Je sais quand Hitler mourra. Je connais le jour. Le jour où le dernier Juif sera mort» (Tr., 90). A dire vrai, cette hypothèse est confirmée par l'usage même que Hitler fit de termes et d'un style spécifiquement empruntés, selon Klemperer9, à la tradition chrétienne.

Ces dernières phrases font signe vers ce qu'il importe de penser, je l'ai dit, vers ce motif dans le tapis qui, selon Henry James, constitue le cœur secret d'une œuvre. À dire vrai, ce motif secret est pourtant visiblement exposé, dès le titre anglais de l'ouvrage de Steiner. Edgar Poe le savait bien qui, dans La lettre volée, affirmait que la meilleure façon de cacher un objet était de l'offrir aux yeux de tous. Ce motif secret et pourtant évident, The portage to San Cristobal, ce motif qui est l'évidence même, disparaît presque dans la traduction française du roman, comme s'il cherchait une nouvelle façon de se cacher, comme si le traducteur n'avait pas jugé essentielle cette pièce du puzzle ou comme s'il avait hésité, tout simplement, devant le fait de traduire rigoureusement le terme anglais «portage » par son équivalent français... « portage ». Le mot anglais désigne en effet le fait de transporter quelque chose ou quelqu'un ainsi que le coût de transport d'une marchandise quelconque. Le mot français, d'usage ancien, existe donc, duquel d'ailleurs dérive le terme choisi par Steiner : « portage » désigne ainsi dans l'expres-sion « convention de portage », un procédé par lequel un donneur d'ordre remet des titres de société à un porteur. Nous constatons ainsi que le terme « transport » n'est qu'un pis-aller, seulement apte à évoquer le peu reluisant fardeau qu'est Hitler. Ce n'est pas tout car, provenant évidemment du verbe « porter », le mot « portage » a désigné, dès la fin du XV1F siècle, « l'action de porter », au sens le plus concret du terme devrions-nous dire puisque le « portage » se fait à dos d'homme puis, comme le spécifie le Dictionnaire de l'Académie française (1798), « en parlant de certains fleuves, comme de celui de Saint-Laurent, où il y a des sauts qu'on ne peut remonter ni descendre en canot, on dit, Faire portage, pour dire, porter par terre le canot et tout ce qui est dedans au-delà de la chute d'eau ».

Ce premier élément du puzzle s'imbrique étroitement avec le deuxième, san Cristobal, saint Christophe, la facilité évidente avec laquelle l'auteur se joue d'un sens occulté par le masque borgésien de différentes langues ne devant pas, évidemment, nous retenir d'affirmer que Steiner utilise pour le déformer le vieux matériau hagiographique de la Légende dorée de Voragine.

HISTOIRE DE REPROBUS, DEVENU SAINT CHRISTOPHE

Quelques mots à présent de l'histoire de saint Christophe. Selon la Légende Dorée, le héros est un géant païen, d'origine cananéenne, nommé Reprobus avant son baptême. Il veut servir le plus grand prince du monde, quittant le service

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plutôt que de créer l'appel d'air de l'infini, d'établir une clôture désenchantée, la parole du narrateur s'ouvrant et se fermant sur les ténèbres amoncelées au-dessus de la Tamise. Dans le roman de Steiner, le narrateur épouse chacun des points de vue présentés, jusqu'à devenir, dans la scène finale du monologue de Hitler, la voix même de ce dernier. Pourtant, loin de devenir totale et autonome, l'immersion steinerienne dans le romanesque aura besoin d'une ouverture vers la prose de l'essayiste.

Quoi qu'il en soit de ces différences, les similitudes quant à la trame des deux œuvres sont évidentes. Ainsi, le cadre général de l'histoire racontée par Steiner emprunte beaucoup au canevas narratif ie la longue nouvelle de Conrad : un commando chargé de récupérer, au fin fond de la jungle brésilienne, un Hitler vieilli, quelques hommes s'enfonçant dans les ténèbres et la peur pour aller entendre discourir le maître d'une parole viciée, maléfique. D'un côté, donc, un récit d'aventure qui n'est pas sans parenté avec la nouvelle de Melville intitulée Benito Cereno : l'histoire, mille fois redite, du héros européen qui s'enfonce dans l'inconnu luxuriant, à la recherche d'une importante cargaison d'ivoire qu'il s'agira de ramener à tout prix dans les coffres de la Compagnie. Ces deux récits empruntent eux-mêmes nombre de leurs caractéristiques aux mémoires que l'aventurier Henry M. Stanley rédigea après avoir exploré le Congo et qu'il fit paraître en 1890 : remarquons leur titre suggestif, In Darkest Africa. De l'autre côté, un roman : c'est l'histoire même de Marlow chargé de recueillir les ultimes paroles de Kurtz que nous lisons au creux du roman steinerien. D'autres conver-gences peuvent être relevées : banalement encore, nous pouvons ainsi affirmer que Au cœur des ténèbres est une rencontre, incertaine, peut-être vouée à l'échec, entre deux hommes, Kurtz et Marlow, et l'instauration d'une communauté, sans doute inavouable, d'un lien de parole fragile qui peut-être ne pourra - ou ne voudra - être honoré, ou alors au seul prix d'un mensonge, c'est-à-dire, à la condition que Marlow reconnaisse, en lui, en son âme, en son propre cœur, le péché, l'horreur et le crime tapis qu'il n'a pas manqué de condamner lorsque Kurtz, le double maudit, les lui désignait dans le miroir de son âme et de son cœur malades : « Mais [l'âme de Kurtz] était folle. Seule dans la brousse sauvage, elle s'était regardée elle-même, et, pardieu !, je vous dis, elle était devenue folle. J'avais —pour mes péchés, je suppose — à passer par l'épreuve d'y regarder moi-même », nous avoue ainsi Marlow (CT, 184). En simplifiant grossièrement, nous pourrions affirmer que le roman de Steiner est lui aussi tout entier le récit d'une rencontre, d'une tentative de dialogue, bien souvent difficile et douloureuse, entre les dif-férents membres du commando chargé de traquer Hitler et ce dernier, vieux podagre maître en son royaume de boue et de pestilence. Enfin, ce point étant essentiel : la nouvelle du romancier anglo-polonais est une plongée, la tradition-nelle descente aux Enfers qui est - encore - un parcours, un cheminement, celui d'Énée, celui de Dante, celui, ici, de Marlow vers Kurtz ; mais le lieu des tourments s'est intériorisé, s'est spiritualisé, puisque la peine et la souffrance infinies se lisent dans l'âme de Kurtz, comme le poids d'un remords indicible, comme la faute et la souffrance que les personnages du conte de Beckford, Vathek, lisent dans leur propre cœur devenu transparent ( c f . CT, 183). Ce parcours vers Kurtz est aussi une régression, un parcours à rebours — oserais-je écrire un retour aux sources d'eau putride ? - , une remontée du fleuve vers sa source mauvaise, vers l'abandon si facile aux forces anciennes du Chaos et du Désordre : « Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue » {CT, 135).

Ainsi, dans la nouvelle de Conrad comme dans le roman de Steiner, venir jusqu'auprès de Kurtz ou de Hitler, c'est faire l'expérience destructrice d'une plongée dans le passé : celui des âges préhistoriques dans Au coeur des ténèbres,

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celui de l'affleurement, dans la jungle brésilienne mais aussi dans l'ensemble du monde (évoqué par l'image des ondes de radio) auquel la nouvelle formidable de la capture de A. H. n'est pas encore parvenue, d'une nappe de Mal chaotique et originelle, sorte de mare d'un temps croupissant, à jamais identique à lui-même. Naviguer lentement sur le fleuve qui nous relie à Kurtz, c'est rejoindre le cloaque d'une animalité que l'on a crue, bien à tort, vaincue, et qui désormais va pouvoir, en reprenant son empire sur l'homme, hurler sa sombre victoire. Kurtz est cette âme folle, animale, devenue folle et redevenue animale, puisque, pour ne plus jamais s'en soucier, elle a jeté aux orties la très inurile morale inculquée patiemment par des siècles de civilisation occidentale. Dans la pénombre de «rites inavouables» {CT, 158), dans la moiteur de la maladie, Kurtz est devenu ce pitoyable tentateur qu'Hermann Broch peindra dans son dernier grand roman posthume, Le Tentateur, où Marius Ratti, venu de nulle part2, envoûte la population d'un village par le charme de sa voix. Quant à Hitler, dans une image évoquant le Satan pétrifié de Dante, Steiner écrit : « Il s'est tapi sur ce banc de vase, centre inerte au marais, dont il faut que nous nous arrachions» (Tr., 34).

KURTZ ET LA VOIX DES TÉNÈBRES ; HLTLER ET LA VOIX DU NÉANT

La langue, au contraire, personne ne peut la dompter : c'est un fléau sans repos. Elle est pleine d'un venin mortel. Par elle nous bénissons le Seigneur et Père, et par elle nous maudissons les hommes faits à l'image de Dieu. D e la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction.

(Je III, 8-10)

Une étude originale pourrait être conduite qui montrerait la problématique complexe unissant la représentation littéraire du Mal à celle de la voix. Dans cette étude, aussi bien Le transport de A H que Au cœur des ténèbres, par la place insigne que ces deux œuvres accordent au phénomène de la voix, trouveraient place.

Kurtz, « abominable fantôme » {CT, 173), tout comme Hitler (tout comme l'était, dans Le Nègre du « Narcisse », James Wait, cet homme maléfique, cet envoûteur sans entrailles), est un personnage qui « se présente] comme une voix » {CT, 154) : c'est sa première manifestation réelle dans le récit, bien que, subti-lement, quelques maigres indications sur le personnage soient distillées tout au long des premières pages. La voix, dans notre récit, est sans cesse présente, et pas seulement celle des personnages. De la même façon, Le transport, littérale-ment, bruit tout entier, que ce soit par l'évocation du code utilisé par les Juifs {cf. Tr., 111) ou par celles, trop nombreuses pour être relevées, des sons de la jungle ou encore du nom de Dieu {cf. Tr., 119). Ajoutons que la voix de Hitler est « Haut perchée, frénétique, comme une aile de vampire mais plus lourde [...] » {Tr., 131).

Dans l'œuvre de Conrad, l'anaphore est obsédante, qui décrit le héros comme « Une voix! Une voix!» {CT, 187), laquelle encore est un don, nous répète à l'envi Marlow, le plus développé de tous ceux que compte l'aventurier (154). Cette voix est une puissance, celle d'une « aptitude verbale » (187) éton-

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veut rien dire, pas plus dans la fable de Steiner qu'au procès de Jérusalem où Hannah Arendt regarde le petit Eichmann se défendre.

Peut-on donc incarner le mal ? A cette question, le metteur en scène russe Sokurov, dans son puissant film Moloch, sorti il y a deux ans, répond non. Et Steiner connaît d'avance cette réponse. C'est un des conflits permanents où se construit le monde, le conflit entre mémoire du mal et poursuite de la vie, entre jeunes et vieux, entre passé même infernal et présent, pétri de biologique. Comme le Verbe, le Mal peut devenir Chair, Viande même, comme dit le romancier Novarina, mais viande qui parle et qui souffre.

Le livre sera bâti comme un débat médiéval entre l'âme et le corps, ou entre Satan et Dieu, ou entre Dieu et Job. Il y a l'acte d'accusation, il y a le témoignage fou, il y aura pour clore la défense. C'est un procès, mais pas à Jérusalem, dans la jungle amazonienne, et pas « en vrai », mais en plus vrai encore, devant Dieu. Lieber est le traqueur, l'organisateur de la chasse à l'homme, de la capture et il vient d'être averti par des messages radio codés échangés entre lui (nom de code : Adjalon) et Siméon, le chef de l'équipe en chasse (nom de code : Nemrod) : A. H. est capturé, le mal est entre nos mains, séquestré, neutralisé (mais il se cachait, et ne présentait plus le danger du Mal). Et le réquisitoire d'Adjalon est extraordinairement puissant, un formidable rappel de la haine subie, des atroces tortures, des humiliations, des mères et des filles nues qui ont dû manger la merde, des êtres rampants encore vivants dans la chaux, des enfants jetés à la fosse de Sobibor... Il faut d'abord jubiler de la capture et ensuite se prémunir contre la pitié possible. « Adjalon à Nemrod. Message reçu. M'entendez-vous ? Adjalon à Nemrod. Gloire à Dieu. Au plus haut des deux. Et à tout jamais. Le soleil s'est arrêté sur Adjalon. Et nous avons remporté la victoire. » N'oublions pas le sens des noms de code : Adjalon est une montagne au nord de Jérusalem, Nemrod est le « puissant chasseur » de la Genèse. Adjalon sait que Hitler désormais est pour ceux qui l'ont capturé un homme vivant, un vieillard et que la pitié peut les circonvenir. Il faut réchauffer la haine, raviver la mémoire des martyrs de tous âges, tous sexes, toutes nations, toute origine, tous ont péri à cause de ce vieillard qui a donné vie au vieux rêve de meurtre total, qui a donné visage au monstre collectif. « Veillez sur lui plus tendrement que s'il était le dernier fils de Jacob. »

La capture du Führer en clandestinité parvient aux oreilles des espions, des protecteurs du mal, des colonels de toutes les juntes, des tyrans, des bourreaux toujours renouvelés, elle parvient aux services de renseignements des Vainqueurs et des juges de Nuremberg. Elle n'est en vérité admissible par personne. Dos-toïevski a laissé ici sa trace, lui qui, dans Les Frères Karamazov, imagine avec sa « Légende du Grand Inquisiteur » le retour du Christ au temps très chrétien de l'Inquisition : et le Christ n'a rien à faire dans l'histoire chrétienne. L'inquisiteur le relâche en lui enjoignant de se taire. Et d'ailleurs le Christ de cette fable-là ne parle pas, il se tait. A. H. est un autre revenant, le revenant du Mal. Lui ne se taira pas. En attendant tous les puissants qui veulent que l'ordre de l'après-guerre subsiste s'inquiètent. Le vieux colonel-médecin soviétique qui avait eu à examiner le cadavre du Führer et avait exprimé des doutes, vite rétractés sous les tortures des bourreaux du KGB, car Staline avait décidé que Hider était mort, reçoit la visite des successeurs de ses bourreaux d'il y a trente ans. Le vieil homme tremble de peur et se réfugie derrière ses aveux d'alors. Les chancelleries doutent, envoient des espions stipendiés, s'apprêtent à déjouer tout nouvel exploit d'Israël, il ne doit pas y avoir un Second Procès.

Le groupe progresse dans l'enfer amazonien. Le paludisme frappe l'un d'eux ; le vieillard, au contraire, semble se ragaillardir au fur et à mesure qu'il avance avec ses gardiens. Le brancard sera pour Gédéon qui délire au lieu de

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A. H. et Gédéon en délire est le témoin qui souffre de la mémoire. Son témoi-gnage est le lien géométrique au centre du roman. Pourquoi rouvrir la plaie encore purulente ? dit le témoin. Lieber le traqueur vit pour sa haine de A. H., mais à nous que fait cette haine ? Gédéon ne sait plus qui il est, qui est A. H. Un compagnon essaie de le consoler en lui confiant son interprétation de l'his-toire : les Juifs sont dans l'histoire pour retarder le Jugement dernier, car per-sonne ne veut du Messie, ils nous haïssent parce que nous leur avons mis sur les épaules le Messie Jésus. « Les Juifs sont le paratonnerre, les foudres divines les traversent jusqu'à la racine et les réduisent en cendres. Et grâce à cette ruse nous retardons la venue du Messie. Nous prions pour sa venue tous les jours, mais nous lui chuchotons de ne pas venir... »

Le mourant rétorque : « Sottises, des mots que tout ça ! » Hitler aussi faisait danser les mots, nous tous sommes des danseurs de mots. Et c'est alors que le mourant ose son interprétation blasphématoire : il est des nôtres. Hitler est des nôtres, il est un Juif caché, lui aussi il a voulu ruser avec le Jugement dernier,

fiouvoir y arriver seul, face à face. « Être le dernier Adam, voilà ce qu'il a voulu, e vieux Spieler. » Le témoin est donc fou, son témoignage ne sera pas retenu par

le tribunal... Mais de toute façon tribunal il n'y aura pas, ils n'arriveront pas à livrer leur prise, les hélicoptères des fascistes commencent à les repérer dans la forêt étouffante, les espions des grandes puissances sont déjà tous au rendez-vous dans la bourgade ignoble et suffocante d'Orosso, la seule destination possible au terme de cette reptation dans l'enfer humide et venimeux. Il faut donc en finir, la troupe des justiciers est diminuée, ils ne sont plus que quatre, plus l'Indien qui les a longuement épiés et s'est joint à eux. On va commettre un avocat d'office pour le jugement, l'Indien sera témoin, mais l'inculpé refuse tout avocat commis d'office, il se défendra bien tout seul. Vient donc le troisième grand moment, le dernier, la plaidoirie de la défense.

La plaidoirie d'A. H. est évidemment le morceau brûlant, le brandon même que l'auteur a voulu jeter, et pour l'amour de quoi il inventé toute la fable. Mis au théâtre dans une version scénique due à Christopher Hampton, Le Transport de A. H. suscita à Londres des remous, presque une émeute. Des jeunes juifs assiégeaient le théâtre, trouvant insupportable que parole soit rendue à Hitler. Surtout que ces paroles sont par excellence, comme dit Dostoïevski, un gourdin à deux bouts. C'est-à-dire une chaîne argumentaire ambiguë, utilisable à charge ou à décharge, à la gloire ou à l'incrimination. On retrouve dans la défense d'Hitler des arguments auxquels Steiner a recouru ailleurs, positivement. En particulier la série des hypostases du messianisme juif, d'abord en Jésus, puis quand le christianisme vacille en Marx, puis quand le marxisme se corrompt, en Freud. Toujours l'herméneute qui colporte le sésame-ouvre-toi de l'Attente, de l'Absolu, est juif. Toujours il est du Peuple Élu, ce peuple envoyé sur terre pour empêcher les hommes de vivre innocemment, pour leur infliger la souffrance, la maladie comme a dit Nietzsche, et ceux venus après lui. Et voilà que Hitler, le Hitler de George Steiner, le sait autant que son créateur. Méthodiquement le vieil homme va donc énumérer les hypostases du peuple élu : le Dieu du Sinaï, invisible, mais qui voit tout, inaccessible, mais qui exige tout. Et puis le Christ et sa terrible douceur. Le Juif n'avait-il pas assez contribué à faire de l'homme un malade ? « Non, Messieurs car il y a un troisième acte à notre histoire. » Et ce troisième acte est celui-là même qui se joue entre Liss et Mostovskoi, entre la meute nazie et la meute fanatique des bolcheviks, mais c'est toujours « le chantage de la transcendance ».

La fable de Steiner est grandiloquente, manifestement ne craint pas, recherche plutôt le grand-guignolesque, mais elle nous introduit au cœur d'un paradoxe fondamental pour lui : un miroir mimétique fonctionne entre le bien

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Un facteur d'icônes iconoclaste : Steiner romancier

Georges Nivat

En 1979, dans la livraison de printemps de la revue américaine The Kenyon Review, parut un texte de fiction de George Steiner, intitulé The Portage to San Cristobal of A. H. George Steiner m'en donna un exemplaire ; J e lisais pour la première fois une fiction de celui que je connaissais par son After Babel ou son étude sur Tolstoï ou Dostoïevski. Le roman me bouleversa1.

À Genève, sa venue avait été un événement, il nous avait secoués tous par ce feu intérieur et cette ironie tantôt désarmante de bienveillance, tantôt vio-lemment cruelle. Avec l'auteur de Apres Babel, l'étude des textes devenait un dangereux maniement d'explosifs. Son séminaire sur la dramaturgie de Shakes-peare devint rapidement un mythe social, s'y côtoyaient étudiants et auditeurs de la ville, fascinés par ce lecteur-chaman qui arpentait la scène de l'Aula et faisait transpirer au texte une sueur d'angoisse. Ce lecteur qui savait le texte mieux qu'un acteur professionnel, et qui connaissait les gloses accumulées mieux qu'un universitaire d'archives refusait ostensiblement la posture du commenta-teur: la vie et son tragique devaient être au rendez-vous entre le texte et le lecteur. Et devant une Genève « amielienne », qui n'aime pas se placer sous le regard, devant nous tous qui craignons les textes dès que nous pressentons que leur lecture peut déposer en nous l'explosif, il déambulait, mi-pyromane, mi-danseur du mot. Plus tard il me donnera à lire un de ses plus petits textes, dont le titre en français dépasse de loin l'anodin titre en anglais : Comment taire ? Je reviendrai sur ce texte, mais dès l'instant où je le lus, il me sembla détenir la clé de l'exégèse steinerienne : comment taire ? Le pseudo-commentaire tait, et le vrai commentaire tue.

Eichmann avait été capturé (1960), son procès avait été fait à Jérusalem (1963), Hannah Arendt en avait été la greffière, inattendue dans ses attendus sur le mal absolu et l'homme ordinaire Eichmann (Eichmann à Jérusalem : un rapport sur la banalité du mal). L'injuste avait été jugé et puni par le pays de ses victimes, le Bien avait triomphé, mais le mal restait camper, et il campait même

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A l'exposition Turner

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t Nos auteurs des périodiques peuvent donc s'épar-gner la peine de blâmer ou de louer : leur devoir n'est pas de donner leur opinion sur les œuvres d'un homme qui a soixante années durant marché avec la nature ; mais d'insuffler au public le respect avec lequel on doit les accueill ir-

John Ruskin, Les Peintres modernes

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Ruskin lui-même, assurément, méconnut cette injonction. En particulier, il s'étonna de la faiblesse des figures de Turner. Voici par exemple ce qu'il a à dire de « Phrynè allant au bain » (1838) dans ses Notes on the Turner Gallery at Marlborough House de 1857 :

Nonobstant sa profonde sympathie et la puissance de son imagination, la conception des figures, dans la dernière partie de sa vie, trahit une infirmité qui a toujours été pour moi, dans la multitude des questions et des mystères qu'il m'a été donné de rencontrer concernant l'art, la plus inexplicable. Avec le sens le plus exquis de la grâce et des proportions en d'autres formes, Turner admet continuellement dans ses figures une gaucherie et des erreurs qu'un enfant de dix ans aurait évitées. [...] J 'en suis réduit à conjecturer qu'il avait si bien pris l'habitude d'entremêler les formes naturelles -rochers, rameaux et vagues - pour leur donner exactement les formes qui serviraient au mieux sa composition que, lorsqu'il en arrivait à la forme récalcitrante de l 'homme ou de l'animal, il ne pouvait souffrir cette résistance, il changeait les traits de place, comme il eût relevé ou baissé la fenêtre d'une tour dont les égalités le tourmentaient ;

* *

Si

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et tordait un cou avec aussi peu de remords qu'il eût déplacé une branche pour la mettre, à sa guise, en pleine lumière ou à l'ombre...

À propos de 1'« Ariane » de Turner, Ruskin déclara que c'était la pire figure, « peut-être, que personne eût jamais peinte ». Les visiteurs de l'exposition de la Royal Academy penseront à d'autres candidats : « Jessica » (que le Morning Chro-nicle du 3 mai 1830 décrivit comme une « dame sautant d'un pot de mou-tarde »), les pêcheuses d'une œuvre par ailleurs étonnante, « Calais Sands, Low Water, Poissards Collecting Bait » ; les personnages guindés, vaguement cabotins, de tant de sujets mythologiques ou encore cette peinture de 1820 : « Rome depuis le Vatican : Raphaël, accompagné par la Fornarina, préparant ses tableaux pour la décoration de la Loggia », où même les personnages de Raphaël, tels que les reproduit Turner, sont tous faux.

Peut-être y a-t-il une autre explication, également inséparable du génie singulier de Turner. Le rendu convaincant de la figure humaine, en particulier dans un paysage, dépend largement de l'échelle. Et ce sont précisément les questions d'échelle qui paraissent avoir retenu le meilleur et le pire des énergies de la sensibilité romantique et post-romantique. On ne peut plus différent sur ce point du néoclassique, le XIX' siècle élabore des formes et des conventions d'exécution « titanesques ». Entre le premier Beethoven et les œuvres de Bruckner, de Mahler et de Busoni, les structures de la symphonie et de la sonate prennent une ampleur considérable. Dans le domaine de l'opéra, tout un spec-tacle rococo entre dans un seul acte de ParzivaL Le roman du XIX' siècle, à titre individuel comme chez George Eliot, Tolstoï ou Dostoïevski ou dans les majes-tueux romans-fleuves ou dans les cycles de Balzac, de Trollope ou de Zola, atteint des proportions énormes. Tant de personnages emblématiques sortis de l'ima-gination du XXXe siècle - Manfred, Jean Valjean, Heathcliff, le capitaine Achab, Wo tan, Peer Gynt, Zarathoustra - sont plus vrais que nature. Le Danton de Carlyle en est un exemple représentatif. Partout les dimensions explosent, visant au sublime, au grotesque, ou à cette interaction des deux que Victor Hugo tenait pour le génie et le sens propres au romantisme et au drame de sensibilité moderne.

L'idée sous-jacente est celle de « l'épique », en un sens formel, et plus vague-ment, comme abrégé de l'immensité. On n'a pas assez prêté attention à l'obses-sion de l'épopée apparente dans la littérature romantique aussi bien que victorienne : dans le Prélude de Wordsworth et dans Excursion, dans la Légende des siècles de Hugo, dans The Ring and the Book de Browning, dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, dans The Dynasts de Hardy. Les théoriciens roman-tiques de l'esthétique, les écrivains eux-mêmes déploient des trésors d'éloquence pour soutenir que l'épopée est une forme obsolète, que les imitations néoclas-siques d'Homère et de Virgile n'étaient que des expériences fallacieuses. Dans la poésie anglaise du XX1 siècle, la présence instrumentale est pourtant celle de Milton, et la configuration épique organise même des formes « privées » ou parodiques telles que le Don Juan de Byron et le Song of Myself it Whitman. Bref, le « titanisme » est un problème constant et central du XIX1 siècle : un mot affreux partagé, et jugé crucial, par des artistes aussi éloignés les uns des autres que Goethe, Victor Hugo et Mahler.

On devine quelques-uns des éléments de cette amplification (aggrandise-ment) - leurs adversaires parleraient d'inflation, d'élépnantiasis - des formes lyriques, narratives, philosophiques et figuratives. L'artiste doit rivaliser avec une densité inédite d'expérience historique et sociale, avec l'intensification et la dra-

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convergences et des divergences possibles avec Italo Calvino, l'œuvre de George Steiner invite d'elle-même à aborder « autrement » l'interrogation sur la Créa-tion. Revenons sur la question de Grammaires de la création : Qu'en est-il de la création quand le créateur n'est plus, quand le créateur et sa création sont comme « mis en suspens » ? Cette question est déclinée par un esprit agnostique et non pas athée, c'est-à-dire par un esprit pour qui la religion n'est pas une superstition ou un préjugé. « Mais j'y insiste : l'agnosticisme n'est pas l'athéisme. Lorsqu'il est professé et vécu de manière conséquente, l'athéisme est un voyage achevé, un retour discipliné au bercail du néant ("l'être et le néant" de Sartre). Un agnosticisme spécifique à l'égard de la raison ou de la preuve se trouve à la base de mes convictions fragmentaires et ébourifféesI8. » Si la réponse ne se trouve pas dans les arabesques du courant de la déconstruction dont G. Steiner dénonce les subtilités inutiles dès que l'occasion se présente, qu'en est-il alors de la recons-truction possible si l'herméneute ne veut pas ruminer contre l'obsolescence des choses, le dénuement spirituel et l'appauvrissement de monde ? La réponse de G. Steiner, on le sait, est simultanément cosmologique et théologique (le créateur unifie un univers où les signes se font écho, où les mots renvoient aux choses et réciproquement) dans Grammaires de la création, mais les analyses qui portent sur la mort de la tragédie permettent de prolonger cette réflexion. Si la tragédie perd de sa signification avec la disparition du Créateur, elle est marquée par d'autres événements à la fois d'ordre historique (les crimes du XX' siècle et la Shoah) et esthétique (la disparition du vers au profit de la prose ; la grande vague historique de l'opéra qui se réapproprie les thèmes de la tragédie avant de trouver un achèvement dans Wagner). Si le tragique contemporain n'est plus susceptible d'être représenté en raison de l'absence de Dieu, qu'en advient-il alors de la création et des auteurs ?

La victoire de la prose et l'éloge de la voix

À la suite de Hegel et de Lukacs, G. Steiner affirme que le monde se « pro-saïse » et devient ce roman où l'individu se mire dans des personnages multiples, mais il souligne aussi que la voix, le chant, le cri sont des « éléments » qui cherchent à réactiver le texte de la tragédie. Et d'évoquer Helene Weigel, la Mere Courage de Brecht sur la scène du Berliner Ensemble, quand les soldats déposent devant elle le corps de son fils mort et « qu'elle détourne son regard et tord sa bouche grande ouverte ». Et d'évoquer « la bouche du cheval qui crie dans le Guernica de Picasso. Le son qui en sortait était rauque et terrible au-delà de tout ce que je pourrais dire19 ». La voix, le chant, le cri... autant de matière corporelle où la chair est mise à nu, et où se font entendre aussi bien la genèse de la création que l'horreur du mal.

Ces premières remarques doivent être associées, dans le cas de G. Steiner, à un constat et à un impératif. Le constat est celui d'une dévalorisation (sociale et esthétique) de la comédie dans l'histoire du théâtre européen. La comédie est basse car non aristocratique, du même coup la comédie, celle du corps carna-valesque qu'a si finement analysé Mikhaïl Bakhtine, est basse car très corporelle quotidienne. « Le vers et la tragédie appartiennent l'un et l'autre au domaine de la vie aristocratique ; la comédie est l'art des classes inférieures ; elle met en scène ces circonstances matérielles et ces fonctions corporelles bannies de la scène tra-gique. Le personnage tragique ne transcende pas la chair, il y est absorbé. Il n'y a pas de water-closet dans les palais de la tragédie mais, dès le début, la comédie a eu l'emploi des pots de chambre. Dans Ta tragédie nous ne voyons pas les hommes manger, nous ne les entendons pas ronfler, mais le bonnet de nuit, la

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cuiller à pot se complaisent dans l'art d'Aristophane et de Ménandre, et il nous font dégringoler dans le monde de la prose20. » Cette analyse prend un sens tout particulier sous la plume d'un admirateur de Shakespeare, i.e. d'un auteur éli-sabéthain qui mêle le corps comique et la tragédie21. Alors que Steiner s'arrête sur le constat d'une fin de la tragédie, il invite à se demander ce qu'il en advient de la comédie, et donc de la métamorphose des corps ? Loin d'être soustraite aux sonorités du mal, la comédie, à commencer par la grande vague du burlesque cinématographique qui commence au début de la guerre de 1914 avec les premiers shorts de Chaplin et les films de Mack Sennett, fait preuve d'une grande violence et met en scène des corps de plus en plus mobiles et nerveux. Comme s'ils avaient quitté la scène tragique. De fait, si la tragédie est devenue impossible comme le montre Günther Anders dans son commentaire d'En attendant Godot de Samuel Beckett22, il indique tout d'abord la voie d'une comédie « prosaïque » mieux à même d'irriguer un monde égalitaire car démocratique mais aussi celle de l'opéra. « L'idéal de la tragédie selon les traditions antique et shakespearienne fut mis en cause non seulement par les conquêtes de la prose réaliste mais encore par la musique. Dans la seconde moitié du XIX' siècle, l'opéra revendique un droit sérieux à l'héritage tragique23. » Mais l'opéra a une histoire qui se prolonge au-delà du XIX'siècle et trouve pour Steiner son accomplissement quand elle « orchestre » le mot et le son. « Schoenberg n'acheva pas Moïse et Aaron mais dans les deux actes qu'il composa il donna à l'alliance du mot et de la musique une force logique et expressive aussi grande, me semble-t-il, que tout ce qu'on a pu réaliser de meilleur jusqu'à présent. Le mot et le son gardent chacun son autorité propre, mais Schoenberg établit entre eux, ou plutôt, dans leur influence réciproque, un domaine intermédiaire d'intense signification dramatique. Le mot chante et la musique parle. Ni dans l'art romanesque, ni dans le théâtre parlé, les monstrueuses souffrances infligées aux hommes dans l'immédiat passé n'ont encore trouvé leur juste résonance (...). Moïse et Aaron fut conçu à la veille de la catastrophe dans les premières années 30, mais ce que l'œuvre affirme sur l'évidente absence de Dieu et la folie de la volonté humaine s'est montré sinis-trement en accord avec les événements politiques. La grande tragédie est toujours d'actualité24. »

La « direction musicale »

Mais G. Steiner nous offre plus largement, indissociable de son intérêt pour la sonorité, le cri et le corps comique, une réponse aux défaillances de l'esprit tragique qui est celle de la musique. « Trois domaines, celui de la nature et de la nomination de Dieu, celui des mathématiques supérieures et celui de la musique fixent les conditions frontalières du langage25. » Dans la musique, dans les sonorités sauvages qui sont autant de mises à nu du monde, il retrouve l'acte de création par excellence, et cela d'autant plus que le musicien est un re-créateur, un interprète qui recrée une œuvre déjà écrite. « La musique et la danse sont elles-mêmes des mouvements et des figurations primordiales de l'esprit humain, qui déclarent un ordre de l'être plus proche que ne l'est le langage de l'inconnu de la création. Nous entendons, nous percevons en eux ce que la cosmologie actuelle appelle les "bruits de fond", le "rayonnement profond" de l'explosion première du néant26. » La place impartie à la musique dans l'œuvre de Steiner, Fan prisé par excellence, n'est-elle pas la meilleure réponse à l'hypothèse d'une double mise à mort de la création et du créateur ? « On ne saurait nier, à mon sens, la pression d'une présence extraterritoriale par rapport à l'explication (la musique étant l'analogue quotidien, et pourtant insondable, de cette pression de

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trente. La fin volontaire de cette revue, en 1939, reflète l'asphyxie que les natio-nalismes, er plus généralement, l'exaspération des idéologies, font subir alors à l'Intelligence européenne. Penseur de la civilisation souvent comparé à Ortega y Gasset, Eliot affirme en outre qu'aucune société, aucun âge ne produit ensemble toutes les valeurs de la civilisation22. D'après lui, la situation européenne de la culture (celle que dénonce Steiner) correspond à « une période de déclin » ; « les standards de la culture sont plus bas qu'ils ne l'étaient il y a cinquante ans ». Et dans un texte de 1932, repris dans The Use of Poetry and the Use of Criticism, il dépeint la crise de la civilisation en citant le discours peu rassurant que son ancêtre Charles Eliot Norton prononça en 1876 : « Le futur est très sombre en Europe... » C'est dans une phase de décomposition de la culture que se seraient donc déchaînées les barbaries les plus violentes et les plus spectaculaires, non dans une phase de progression ou d'épanouissement. Et si For Lancelot Andrewes affirme la nécessité d'un Humanisme, c'est en marquant bien que cette concep-tion de l'humanité occupe, par rapport aux questions et aux positions fonda-mentales de la religion, un rang secondaire «Je ne pense pas que je puisse m'asseoir trois minutes en songeant à la civilisation sans que mon esprit ne voyage vers un autre objet23 », objet dont le poème « Ash Wednesday » (« Mer-credi des Cendres ») donne une idée à travers l'image intercessionnelle de Marie. En dépit de ces divergences ou oppositions, les réflexions de Steiner sur la société contemporaine trouvent de solides confirmations dans celles d'Eliot : elles se situent largement dans leur sillage, presque dans leur mouvement.

Mais il faut faire intervenir ici un élément plus fondamental. Eliot croit au drame à la fois cosmique et personnel du péché d'origine. Il ne croit pas que la culture parvienne à contenir la barbarie inhérente à l'homme, parce que les arts η ont jamais été synonymes de sagesse, de vérité, ou d'assurance sur la vie - sauf, précisément, dans les illusions que l'Humanisme et le subjectivisme peuvent forger sur eux-mêmes. Le chaos lui semble tellement prêt à s'emparer de la moindre créature humaine que, dans Meurtre dans la Cathédrale, il met en scène quatre assassins - apparemment bons catholiques et bon serviteurs du Roi -justifiant leur crime face au public : ils ont tué l'archevêque Thomas Becket par devoir, par désintéressement, et même parce que c'était l'intérêt de l'Église. Dans son essai sur Baudelaire, Eliot reprend à son compte le diagnostic sévère de T. E. Hulme : « Un homme est essentiellement mauvais, il ne peut rien faire de valable que grâce à une discipline - qu'elle soit éthique ou politique. C'est alors seulement que l'ordre n'est pas purement négatif, mais créateur et libérateur24. » Il semble bien que la réponse d'Eliot au mal et aux malheurs de son siècle se produise avant tout dans le retentissement, dans les images du péché originel, qui hante ses personnages de théâtre ou de poésie. La réflexion fameuse de Thomas Mann s'applique précisément à cette œuvre : « Pour accéder à une santé supérieure, il faut avoir traversé l'expérience profonde de la maladie et de la mort, tout de même que la condition première de la rédemption est la connais-sance du péché25. » A l'évidence, ce que la culture reflète n'est pas la volonté d'agir conformément au bien, mais la liberté humaine, capable du meilleur comme du pire. History may be servitude, / History may be freedom, écrit le poète de « Little Gidding26 ». Il n'est pas sûr que « diaboliques » ou « divinement ins-pirées » ne soient pas des catégories applicables à certaines pages de Sade ou de Bernanos, et que les écrivains et les poètes s'adressent à des saints. Il est permis de douter qu'une oeuvre littéraire - ancienne ou moderne - ait toujours l'ambi-tion de sauver, et que ce soit la préoccupation première de celui ou de celle qui va ouvrir un livre. L'exemple du Surréalisme ou des groupes Futuristes montre que l'ambition de dépasser le bien et le mal fut fréquemment l'alliée du totali-tarisme, du nihilisme et des délices sophistiques.

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L'oeuvre d'Eliot apparaît tout entière comme une prise en compte de cette ambiguïté et comme un rempart contre les illusions sur la culture : il est peu d'oeuvres poétiques et théâtrales qui, plus que les siennes au XX" siècle, constatent et déplorent la chute, la déchéance, les abîmes de la raison, contemplent les fosses de la tristesse et les murs de l'incompréhension humaine, sans pour autant livrer l'homme à l'hypothèse de l'absurde, ni sortir de l'espérance chrétienne. Un autre lecteur d'Eliot, Pierre Boutang, remarque que « East Coker » (deuxième des Quatuors) est « le poème d'Eliot le mieux apprivoisé aux mystères de la naissance et de la mort, le plus chargé de théologie négative, d'ontologie néga-tive27 », le passage ténébreux, ou bien apophatique de la parole humaine lorsqu'elle se porte vers l'absolu lumineux du Logos divin. Meurtre dans la Cathé-drale et les Quatre Quatuors, qui relèvent si l'on veut de la « culture », clament que la poésie, le théâtre et la culture ne sont rien face aux entrelacs mystérieux du mal, de l'amour et de la mort, que l'Esprit seul a le pouvoir de donner la Vie, et le Christ, de vaincre la mort. Le all shall be weif, qu'Eliot reprend à la mystique anglaise Juliana of Norwitch, et qui termine les Quatuors, consacre le dépassement de la poésie dans le souffle de la prière. Comme le « Tout est grâce » de sainte Thérèse de Lisieux, il destine les renversements du temps à l'éternité de l'Amour divin.

NOTES

1. Errata, 1998, p. 179. 2. Ibid., p. 174. 3 « Depuis deux heures, nous parlons sérieusement de textes et de la question : est-ce qu on peut

lire sans parler de l'existence de Dieu ou du rôle de Dieu ? Nous sommes parfaitement d'accord » (Steiner). « Sans théologie, je crois qu'il n'y aura plus de poétique » (Boutang). Dialogues, p. 153 et 155. C'est toute la question qui occupe le chapitre IV des Notes pour la définition de la culture : « Unity and diversity : sect and cult ».

4. La Mort de la tragédie, Folio, p. 299. 5 Ibid., p. 307. On notera que Lyndall Gordon (T.S. Eliot: an imperfect life, Norton, 2001) et

Helen Gardner {T.S. Eliot, poésie et théâtre, Seghers, 1975) parmi les principaux spécialistes d'Eliot, placent haut une œuvre comme Réunion de famille dans le th&tre anglais du XX· siècle. En comparaison, la critique de Steiner semble rudimentaire.

6 Peter Ackroyd, T.S. Eliot, Penguin, 1999, p. 326. 7 Dans le château de Barbe-Bleue, Folio, p. 13. Il faut souligner que ce texte d Eliot est encore trop

méconnu en France, alors que l'Angleterre la considère généralement comme une référence. 8. Publié dans To criticize the critics par Valérie Eliot, Faber, 1965. 9 T S . Eliot, Poésie, trad. Pierre Leyris, Paris, Seuil, 1976, « La Terre Vaine », p. 89. 10 Pierre Boutang, « T.S. Eliot ou le choc du temps et de l'éternel », Le Bulletin de Paris, 1950. IL L'Idée d'une société chrétienne, Faber, 1982, p. 77. (Voir Jean-Paul Rosaye, T.S. Eliot, poète phi-

losophe, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, en particulier la Deuxième partie.)^ 12 Cette idée de l'Ordre mériterait d'être édaircie plus systématiquement. Elle se trouve déjà posée

dans la thèse de philosophie d'Eliot sur F.H. Bradley, Experience and knowledge (publiée en 1964). Sa formation doit peut-être aussi à la pensée hindoue.

13. « Notes » de « La Terre Vaine », in Poésie, p. 103. 14. Essais critiques, traduction d'Henri Fluchère, Paris, Seuil, 1999, p. 291. 15. Dans le château de Barbe-BUue, p. 111. 16. Ibid., p. 102. 17. Ibid., p. 44. „ , . „ „ , . , , 18. Notes towards the definition of culture, Faber, 1962, p. 15. Cf. notre T.S. Elut ou le monde en

poussières, Paris, Lattès, 2002, p. 303-309. 19. Ibid., p. 59. 20. Ibid., p. 99. 21. Roger Kojecky: T.S. Eliot'social criticism, Faber and Faber, 1971. 22. Notes towards the definition of culture, p. 18. 23. Ibid., p. 109. 24. Essais critiques, p. 338.

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Si l'on avait à reconstituer l'histoire de la formation intellectuelle et litté-raire de Steiner (ce qu'il esquisse lui-même, dans des récits épars de son œuvre), on s'apercevrait sans doute de l'importance capitale de la comité Eliot, qui a attiré dans son sillage la réflexion, les goûts et les enthousiasmes de plusieurs générations d'étudiants, de professeurs et de simples lecteurs. À l'Université de Princeton, il a connu R. P. Blackmur (l'un des critiques les plus aigus de la poésie éliotienne) à un moment où ce dernier « était préoccupé par la double réussite de T.S. Eliot et, dans une moindre mesure, d'Allen Tare, capables de produire à la fois de la poésie et une critique souveraine1 ». Chez Täte, à Chi-cago, Steiner a retrouvé ce modèle de complémentarité ou de coexistence entre « le poète et le professeur, entre le romancier et le séminaire, représentatif de la Nouvelle Critique2 » dont les membres considéraient Eliot comme l'un de leurs principaux inspirateurs. L'affirmation de l'autonomie du poème par rapport à la personnalité du poète, développée par Täte et John Crowe Ransom, trouve son origine dans « La tradition et le talent individuel » d'Eliot (1917). The New Criticism (1941), de Ransom, constitue à bien des égards une assimilation et un prolongement de la critique éliotienne, nourri des exemples de Pound, Ger-trude Stein, T. Ε. Hulme et Henry James. Quant à Allen Täte, dont les jugements sur Eliot avaient nettement évolué, il fut le dernier à lui rendre visite, quelques jours avant sa mort, fin décembre 1965. Le début de la carrière de Steiner a donc été environné de l'aura et de l'impact d'un poète qui fut aussi, par son activité de critique et d'éditeur, un « mandarin ». Entre les deux, on peut se plaire à ajouter un autre recoupement. Si, dans les années vingt, Eliot a contribué à renouveler les études shakespeariennes, comme en ont témoigné F. R. Leavis et Henri Fluchère, ce sont ses cours sur Shakespeare qui ont institué la notoriété de Steiner : le grand Will se trouve ainsi au carrefour de leurs destinées de critiques.

Entre 1960 et aujourd'hui, la figure de Steiner a fréquemment rejoint celle d'Eliot, et l'on pourrait facilement égrener, sans les forcer, les héritages et les conjonctions. Tous deux ont parlé devant des centaines d'étudiants, à Harvard, à Princeton ou à Trinity College. Ils constituent, pour beaucoup, deux références majeures du comparatisme littéraire, encore que leur approche des textes soit différente : autant Eliot interroge en profondeur les œuvres, une à une, autant Steiner multiplie les mises en relation thématiques et chronologiques de tous ordres (littérature, philosophe, sciences, anthropologie, etc.) ; ses vues sur les textes, saisissantes ou éclairantes, sont presque toujours parcellaires, comme d'une abeille qui butine mille et une fleurs du savoir, pour des conclusions qui sortent fréquemment du strict souci littéraire. On observe chez eux un même amour des langues vivantes et des langues anciennes : Eliot lisait les Latins, avait appris le sanskrit à Harvard et avait lu dans l'original, dit-on, tous les dialogues de Platon. Ils partagent un même refus d'enfermer les œuvres dans les griffes du positivisme, de les abandonner aux prétentions des philosophies du langage, et de les exclure du champ de l'éthique et des épreuves de l'histoire. La technicité du discours critique ne saurait, d'après eux, prendre le pas sur les arts du sens. Contre l'affaiblissement de la création littéraire, face aux diverses menaces qui pèsent sur le langage et sur les langues, ils affirment l'importance des liens entre la théologie et la littérature : Eliot, dans ses Notes pour une définition de la culture, Steiner (avec Pierre Boutang), dans ses Dialogued.

La place donnée au théâtre d'Eliot dans La Mort de la tragédie (1961) nous fournit un premier élément de problématique, en raison de sa tournure péjorative - il n'est pas sûr que Steiner parviendrait aujourd'hui aux mêmes conclusions. En 1961 (du vivant d'Eliot), il écrit que « l'image du théâtre [...] dans Réunion de famille est un noble fantôme » ; « les tragédies en vers des poètes européens

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et américains du XX' siècle sont des exercices d'archéologie et des tentatives pour ranimer des cendres refroidies4 ». Chez Yeats, Claudel et Eliot, le drame présente pourtant d'autres ambitions que celle d'un exercice de réanimation ou de conser-vation : tant pis pour la tragédie si l'âme moderne a préféré se libérer des fatalités antiques, ou bien les transformer en tentations. Un deuxième verdict marque un jugement encore plus défavorable : « Les dernières pièces d'Eliot, qui repré-sentent l'assaut le plus savant et le plus délibéré du poétique contre le conven-tionnel, sont des paraboles de salon en flasques vers blancs, elles ont peu de ressemblance avec le modèle de tragédie que se proposait Eliot quand il se mit à écrire pour le théâtre5. » L'évolution de l'écriture dramatique constitue en effet l'un des phénomènes les plus frappants dans l'œuvre d'Eliot. De Sweeney Ago-nistes (1929) et Meurtre dans la Cathédrale (1934) à Fin de Carrière (1953), l'évolution est en effet considérable, et marque les conquêtes progressives d'un langage à la fois prosaïque et musical sur un vers qui avait été tout d'abord travaillé avec une extrême subtilité, nourrissant ses pouvoirs des modèles anglais du XVTF siècle aussi bien que d'Eschyle. Cependant, le projet dramaturgique d'Eliot ne s'est-il pas en même temps déplacé et étoffé ? La simplification du vers constitue sans aucun doute une modification de la conception dramatique, voire philosophique, plutôt qu'elle n'attesterait un déclin de l'écriture propre-ment dite. Bien sûr, le jugement de Steiner doit être replacé dans son contexte : il surgit à un moment où le rayonnement éliotien décline, et où toute une partie des lecteurs, des spectateurs et des critiques attend de nouvelles perspectives pour le théâtre. Les Furies ne pouvaient pas hanter indéfiniment le théâtre anglais. Edmund Wilson et Saul Bellow ont émis sur les deux dernières pièces d'Eliot des jugements comparables à ceux de Steiner. D'autres, comme Helen Gardner et Henri Fluchère ont, en revanche, défendu des points de vue opposés, en soulignant par exemple l'étonnante plasticité des répliques. Selon Peter Ackroyd, dans Fin de carrière, Eliot « produit l'un des exemples les plus simples et expressifs de sa poésie6 ». Quelque jugement que l'on formule, on conviendra que La Mort de la tragédie compte parmi les textes critiques qui ont ponctué le coucher mélan-colique d'un astre puissant.

Lorsqu'il écrit Dans le château de Barbe-Bleue, notes pour une redéfinition de la culture, George Steiner se situe délibérément sur le chemin d'Eliot : il se réfère aux Notes pour la définition de la culture de son aîné, qui porte « la marque indélébile d'un esprit exceptionnel7 ». De toute évidence, c'est ici que son dia-logue avec Eliot apparaît le plus nettement, dans une rencontre faite de solidarité, de reproches et de considération mêlés. Sans doute prend-il ses distances avec lui parce que la manifestation du christianisme dans le siècle lui semble entachée de compromission. Mais l'essai d'Eliot s'attache aussi à des questions différentes des siennes ; il obéit à une toute autre méthode d'approche des problèmes et des textes. L'aîné mène une enquête méthodique sur le champ de définition du mot culture, et l'articule notamment à la politique et à la religion ; il traite de l'édu-cation, étudie la distinction entre classes et élites, les conditions dans lesquelles s'effectuent les échanges entre régions, nations et continents : tout en échappant aux limites d'une actualité trop étroite, il prend soin de situer ces différents problèmes dans le contexte de la Grande-Bretagne. Ces Notes constituent un recueil de conférences prononcées entre 1943 et 1945 ; elles sont le résultat ponctuel de la réflexion d'Eliot sur la société, et du dialogue que, depuis dix ans, il entretient avec le philosophe Karl Mannheim et le sociologue et éditeur Philip Mairet — à qui l'ouvrage est dédié. Elles trouveront un prolongement et des correctifs notables dans les conférences données à l'Université de Chicago en 1950, « The aims of Education8 ».

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ce qu'elles représentent du monde, les images peuvent ainsi être investies d'une signification particulière. Pour autant, cela n'en fait en aucun cas un langage. Parler du « langage de l'image » est au mieux une métaphore, au pire révèle une méconnaissance totale de ce qu'est le langage de l'homme. Il est d'ailleurs utile de rappeler que chaque fois qu'un publicitaire veut préciser la signification d'une image, il appelle la langue à la rescousse afin d'assurer une juste transmission de l'information. La langue donne ainsi à l'image figurative un peu plus de sécurité lorsque cette dernière tente de dépasser son rapport direct et immédiat au réel.

LA PRÉVISIBILITÉ OU LA COMPRÉHENSION RÉPUDIÉE

L'absolue prévisibilité de sa signification me fait considérer le discours publi-citaire, quelle que soit l'originalité de sa forme, comme le degré zéro de la com-munication. C'est en effet parce qu'il écarte d'emblée l'idée même de la quête du sens qu'il m'apparaît pervers et dangereux. À la longue, il habitue nos enfants à η accepter que les discours, les textes et les images dont le sens leur est par avance en grande partie livré : il les amène à se méfier de toute aventure de compréhension qui comporte le moindre risque de difficulté ou d'échec.

Lorsqu'elle devient systématique, indispensable à tout échange, la prévisibi-lité est l'ennemi du Verbe. Elle en constitue la plus dangereuse perversion parce qu'elle fait du « déjà-su » la condition nécessaire de la relation linguistique et plus largement sémiologique : je ne t'écoute, je ne te lis que si je te connais et si je peux prévoir par avance ce que tu vas me dire ou ce que tu as écrit.

Notre monde culturel voue aujourd'hui un véritable culte au prévisible et tient l'imprévisible pour une erreur de stratégie. La publicité en est un exemple flagrant mais il faut reconnaître que beaucoup de la production audiovisuelle de nature fictionnelle ou ludique sacrifie une part importante de sa créativité sur l'autel de la prévisibilité. Entendons-nous bien ! Je ne prêche pas pour une télé-vision qui imposerait au spectateur de constants efforts de découverte. J'ai plaisir, comme vous, je suppose, à regarder l'épisode d'une série dont on connaît telle-ment les règles de construction, les personnages et les décors que rien ne nous surprend vraiment. Il y a dans l'absence de questionnement une satisfaction qui tient sans doute à ce que nos hypothèses se voient presque toujours confirmées. Ces fictions familières nous portent comme nous porte la houle lente d'une mer tiède et grise ; elle nous berce jusqu'à l'écœurement. Le danger est qu'à la longue, on finit par s'habituer à cette langueur balancée et qu'alors nous devient étranger le goût de la conquête et de l'exploration.

Les premières images d'un livre posent au lecteur la même question : «Allez -vous me comprendre ? » Qui n'a pas ressenti cette anxiété propre aux commencements intellectuels ? Rien n'est d'emblée assuré, rien n'est donné au départ, tout est à prendre ou du moins à comprendre. En ces débuts voilés, on ne prévoit rien ou si peu de chose ; on doit découvrir, mettre au jour, se frayer des chemins. Et puis, peu à peu, les couloirs obscurs s'éclairent, notre regard porte plus loin, anticipant le prochain virage, la prochaine bifurcation. Ces per-sonnages que l'on s'est donné la peine de connaître deviennent des alliés dont on prévoit mieux les comportements et les relations. Ces lieux dont on a, mots après mots, dessiné les contours deviennent le décor familier de nouveaux évé-nements. Ce qui, au commencement, n'était qu'une terre inconnue et inquié-tante, se transforme progressivement en lieu de retrouvailles et de reconnaissance. C'est avec cet espoir d'une aube promise que, lecteur de l'œuvre d'un autre, nous acceptons le moment si difficile de l'abord. L'instant où s'impose l'effort intel-

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lectuel permettant de dissiper les ténèbres et d'ainsi mériter le privilège de devancer un peu les mots, d'imaginer par avance les images. La prévisibilité ne s'octroie pas ; elle se gagne. En plaçant l'offre de prévisibilité au centre même de sa démarche de séduction, la production culturelle d'aujourd'hui risque de faire perdre à nos enfants l'audace, le courage et l'envie d'apprivoiser le sens d'un autre. Et ainsi s'installe insidieusement une culture du pré-dit, du pré-vu, qui nous propose une sorte de contrat d'assurance contre tous les risques d'ambiguïté, de malentendu ou d'incompréhension qui sont justement ceux qui font de la com-munication linguistique une aventure proprement humaine. Lumineuses et rec-tilignes, ces autoroutes sémiologiques font alors apparaître le lent cheminement sur les sentiers sinueux de la quête du sens comme une inutile perte d'énergie intellectuelle. Si l'obscurité trop épaisse d'un message peut empêcher de s'en approprier le sens, sa trop grande transparence rend incongru l'usage du droit d'interprétation et de réfutation.

Or c'est en fonction de sa réfutabilité que l'on peut juger de la valeur d'un discours ou d'un texte ; je veux parler de cette invitation que nous adressons à l'auditeur ou au lecteur à questionner et à mettre en cause chacun de nos mots, chacune de nos articulations. On reconnaît la parole et l'écriture du juste à ce qu'elle est vulnérable, c'est-à-dire qu'elle s'expose en toute connaissance de cause à l'interprétation et à la critique.

L'INTÉGRISME : LA COMPRÉHENSION CONFISQUÉE

L'indifférence, le silence et la solitude de l'enfance ; les feux-semblants, les mensonges et le cynisme plus tard jettent bien de jeunes adultes dans les bras de ceux qui transforment le spirituel et le sacré en intolérance et en barbarie. Ceux qui rendent sale l'espoir d'échapper à l'absurde. Ceux qui, promettant de combler le vide des âmes, font perdre aux mots leur sens, les rendent menaçants et obscurs.

Obscurantisme et intolérance... ces mots me renvoient à une fin d'après-midi à Marrakech. Je faisais une conférence devant un public nombreux et intéressé par les rapports entre langue et pouvoir ; quelques dizaines d'étudiants islamistes avaient déserté la cour d'honneur et m'écoutèrent avec beaucoup de courtoisie. Vers la fin de mon exposé, emporté par un élan de sincérité, je leur tins les propos suivants :

« Comme vous le savez vraisemblablement, je suis juif, né pas très loin de chez vous. Le soir de Pâque, mon grand-père disait une longue prière que l'on appelle "Paracha". Pour nous, les enfants qui attendions le dîner, elle paraissait interminable. Mon grand-père disait cette prière d'abord en hébreu, puis la tra-duisait en espagnol pour les membres de la famille qui ne comprenaient pas l'hébreu et enfin, il la disait en arabe à l'intention de nos voisins musulmans qui traditionnellement participaient à nos fêtes. À l'époque, je trouvais cela insup-portable ; ces longues heures que nous passions, la faim au ventre, attendant désespérément que le supplice s'arrête, nous semblaient de l'ordre de la punition arbitraire. Aujourd'hui, je ressens une grande tendresse et un immense respect pour cet homme que j'ai bien peu connu et qui donnait une si belle leçon d'humanité. Il pensait que la parole, fut-elle de Dieu, devait être comprise, sa signification transmise. »

Un des étudiants barbu se leva alors et me dit, sans agressivité excessive : - Professeur Bentolila, votre grand-père avait grand tort. - Et pourquoi donc avait-il tort ? répliquai-je. - Parce que la parole de Dieu ne se traduit pas. Elle n'en a pas besoin. Et

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Comprendre

Alain Bentolila

Bien plus qu'avec quiconque, les échanges que j'ai eu la chance d'avoir avec George Steiner m'ont toujours fait me poser la même question : « Est-ce que je le comprends comme il espère l'être ? » Ce n'était pas un accès d'humilité frileux. Non ! Cette question revenait, obsédante à mesure que montait le plaisir de la conversation. Je ne me sentais pas écrasé par la charge culturelle dont George nourrissait ses propos. Non ! C'était plutôt que « prendre en moi » les mots de George me semblait lourd d'un risque de trahison. Et pourtant, que faire d'autre que les ingérer dans ma mémoire singulière ? Que faire d'autre que d'en faire mon propre sens en rendant hommage au sien que je ne posséderai jamais ? Quand vint pour moi le moment d'écrire pour George Steiner, le mot « com-prendre » s'imposa à ma réflexion de linguiste : infinie obéissance et infinie liberté.

Comprendre, c'est tenter de fabriquer de l'intime avec du conventionnel. Lorsque je vous dis : « Les roseaux chantaient sous le vent », j'ai sélectionné des mots particuliers. Pour composer chacun d'entre eux, par stricte convention, j'ai associé un bruit spécifique à un sens spécifique : le « bruit » [rozo] est lié au sens « roseau », le « bruit » [vâ] est lié au sens « vent », etc. Parce que nous parlons le français, nous nous sommes mis d'accord sur ces associations. De plus, j'ai orga-nisé ces mots selon des règles conventionnelles ; c'est ainsi que j'ai placé « roseaux » avant « chantaient » pour indiquer qu'ils étaient responsables du « chant » ; ainsi, j'ai utilisé « sous » pour indiquer la part prise par le vent dans cette action.

L'ensemble de ces conventions ne garantissent pas, malgré leur force, que l'expérience que j'ai vécue, sera reconstruite à l'identique par mon interlocuteur. Loin s'en faut ! Ces conventions ne font qu'activer avec plus ou moins de pré-cision1 sa mémoire intime qui s'est, au fil de son existence, nourrie de tout ce qu'il a vu, ressenti, dit, entendu ou lu. Comprendre, c'est ainsi répondre à une sollicitation extérieure, exprimée sur le mode conventionnel, par la construction d'une représentation qui n'appartient qu'au « compreneur ». La même phrase déclenchera autant de représentations qu'il y aura d'interlocuteurs et cependant,

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Ici où nous sommes il n'y a même pas de marée ! Mais à Londres on a le doigt, jour et nuit, sur le pouls du monde qui bat ! Quand vous serez en train de travailler à votre bureau, tout à coup le jour est intercepté, c'est un grand quatre-mâts qui remonte la Tamise !

5· Mais en dépit de ces très riches heures, l'écart reste profond. Interrogé par un journaliste quant aux trois plus éminents auteurs dans l'histoire de l'Europe, de Gaulle répond sans hésitation : « Dante, Goethe, Chateaubriand ». Ébahi, son interlocuteur de s'exclamer : « Et Shakespeare ? ». De Gaulle : « Mon-sieur, vous avez dit "européens" ! »

6. Pour mesurer l'écart nous n'avons qu'à penser à l'Allemagne, à la Russie. Véritable saturation de la littérature et de la mentalité allemande pat Shakespeare. Comme dit Goethe : Shakespeare und kein Ende. Et cela sous le Nazisme après de puériles tentatives de faite de Shakespeare « un aryen de souche flamande-rhénane » ! Pour la sensibilité russe, Hamlet est le miroir et l'archétype d'une Russie intérieure. Mais il y a aussi le « Lear des steppes » de Tourgueniev, la Lady Macbeth de Leskov/Chostakovitch et, source de ces calques, le Richard III/ Macbeth dans Boris Godounov. Presque rien de tel en France.

La problématique de cet écart sera sans doute l'objet d'interventions à ce colloque. Avant tout de celle d'Yves Bonnefoy - prééminent en qualité de poète, de critique et de traducteur de Shakespeare. Permettez-moi d'effleurer certaines hypothèses de façon entièrement sommaire.

a) Il semblerait y avoir dans le système nerveux, si j'ose dire, du tempéra-ment français, dans sa poétique comme fondamentale, un déplaisir devant le mélange du tragique et du comique, de leur simultanéité. Les exceptions sont de taille, mais très peu nombreuses. Je pense à Alexandre Hardy, à Rabelais, à Céline et à Claudel. Dans cette brève liste, Hardy marquerait la charnière. Si le drame en France, si l'esthétique littéraire française avait pris le chemin de Hardy, débordant d'un tragi-comique baroque, l'avenir aurait été celui du Don Sanche d'Aragon de Corneille, du Don Garde de Navarre de Molière, et non pas celui de Phèdre ou de Bérénice (ne serait-ce pas, hormis le premier Claudel, L'Illusion comique de Corneille qui serait la plus intimement shakespearienne des oeuvres françaises ?).

Shakespeare est hybride, tragi-comique avant tout (songez au catalogue des genres dressé par Polonius !). Desdémone badine assez grivoisement avec un clown. Le Portier ivre sort du monde du gros rire dans Macbeth. Une tristesse noire, quoique rnozartienne, sous-tend les bouffonneries et les badinages de La Nuit des rois. Pour citer Hugo : « Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie. » Ni Aristote, ni Boileau d'accueillir pareille confusion. L'univers dans sa totalité retient son souffle au moment de l'adieu de Bérénice. « Mensonge », riposte Falstaff, car à l'instant même du crime, du désespoir, de la mort dans l'âme une beuverie joyeuse prend place dans la même rue, des amants couchent ensemble au prochain étage, un enfant est né. Et s'affrontent ici, je pense, non pas deux techniques littéraires, deux traditions de goût publiques. Ce sont deux métaphysiques qui se font face à travers une béance.

b) Héritier immédiat de la civilitas romaine et de la chrétienté latine, l'esprit français associe le discours littéraire à un contexte soit religieux, soit philosophique et, plus tard, idéologique. La réception française aime à situer un auteur à droite ou à gauche, dans la foi ou le libertinage, dans le naturalisme ou l'existentialisme. La poétique française est imprégnée de prises de position systématiques, fus-

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sent-elles thomistes, cartésiennes, positivistes, sartriennes ou, aujourd'hui, décons-tructrices et postmodernes. Qu'en serait-il du roman, de la poésie française du XX· siècle sans le marxisme d'une part et le credo de droite (maurrassien, claudélien, néoclassique) de l'autre ?

Ce biais est largement absent de la littérature d'Outre-Manche. Et, en pre-mier lieu, de Shakespeare. Nous ne savons strictement rien de ses croyances personnelles, de sa politique, de ses pulsions philosophiques. Son œuvre se refuse à tout questionnement idéologique. Shakespeare incarne Cordélie, vaisseau de grâce quasi surnaturelle, tout comme il incarne Iago, personnification du mons-trueux, de l'inhumain sadique. Il se fait l'organe incomparablement éloquent du « proto-fascisme » de Coriolan tout comme celui de l'énorme rire de dérision populiste dans Falstaff. Il est à la fois Ariel et Caliban. Jamais nous ne pouvons acculer l'homme ou l'œuvre à une métaphysique, à un credo, à une politique. D'où les thèses absurdes sur son prétendu catholicisme clandestin, sur son athéisme larvé, voire sur son paganisme de souche celtique (voyez le panthéon dans Lear). Successivement chaque mouvement idéologique moderne cherche à recruter Shakespeare : Marx se reconnaît dans Timon d'Athènes, le fascisme dans Jules César et Coriolan, la « correction politique » soit distotd Le Marchand de Venise, Othello ou La Tempête soit cherche à les écarter de la scène.

Devant ce Sphinx de la totalité, la sensibilité française éprouve, me semble-t-il, un récurrent malaise.

c) Et oui, il y a la problématique, devenue puissant cliché, de la barrière linguistique. Yves Bonnefoy, assurément, nous en parlera. Le génie de la langue française s'oppose à celui de l'anglais élisabéthain, comme le spiritus mundi de l'anglais refuse Racine. Vingt-quatre mille mots dans Shakespeare, un peu plus de deux mille dans Racine. Deux ontologies du langage, deux métaphysiques du dire qui ne peuvent se rejoindre. Pour ne pas parler — Bonnefoy le fait admira-blement - des contrastes entre l'alexandrin français et le vers infiniment souple qu'est le pentamètre shakespearien ou de la souveraineté de la rime en français et de son caractère comme aléatoire chez Shakespeare.

Intuitivement, l'on se rend à cette argumentation (et cela depuis les toutes premières tentatives de traduction par La Place, par Le Tourneur puis François-Victor Hugo ; cela à travers 2 521 traductions en français de pièces de Shakes-peare repérées par les ordinateurs du CNRS).

Oserai-je avouer que je reste perplexe, que ce puissant plaidoyer, théorique et empirique, ne me convainc pas ?

Si encore l'allemand est linguistiquement parent de l'anglais, le russe ne l'est nullement, et Shakespeare l'habite. Si le français trempe dans la latinité, que dire de l'italien qui, grâce à Boito, nous donne l'Othello et le Falstaff de Verdi -deux contrepoints à Shakespeare pleinement à la hauteur de leur source (le français nous donne l'Hamlet d'Ambroise Thomas). Et y a-t-il commerce plus fécond entre deux langues, échange plus riche de correspondances en profondeur, que celui réalisé par Beckett dans ses auto-traductions du français à l'anglais, de l'anglais au français, ou de traduction plus comprehensive, au double sens du mot, que celle faite de Hopkins par Pierre Leyris, dialogue devenu indispensable au lecteur anglais ou américain aux prises avec l'un des plus difficiles d'entre les grands poètes ?

7. Permettez-moi, par pur plaisir, de citer deux tout récents échantillons de réussite, d'échos vivants. C'est la nuit avant Azincourt et Henry V, anonyme, se promène parmi ses soldats qui, eux, estiment, que toujours les rois, les princes, se tirent d'affaires. Ecoutons notre collègue Jean-Michel Déprats :

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œuvres littéraires et d'ailleurs aussi philosophiques, et notamment celle de Sha-kespeare. Steiner m'objecte que la langue russe, qui est bien éloignée de celui-ci, le reçoit pourtant fort bien, ce que je suis prêt à croire, encore qu'avec une ombre de scepticisme. Mais les façons de s'ouvrir au monde et à l'existence qui caractérisent une langue, en l'occurrence le russe, peuvent fort bien se prêter, pour quelque raison, à des faits de la poésie d'une autre sans que cela signifie que les structures profondes y soient de peu d'importance dans l'écoute de l'étranger et, en particulier, sans effet sur la traduction. Et je continue de penser que le français et l'anglais ont des « génies », comme on dit, qui à ce plan du traduire les vouent aux difficultés, aux malentendus, quitte tout de même à laisser quelquefois passer sans prélèvements à la frontière quelques écrits-limites, ainsi ceux de Beckett qui campe au degré zéro de l'espérance, c'est-à-dire en deçà des désirs et donc des ressources et des recherches de la parole de poésie.

Ces « génies » ? La conséquence de structures dans le lexique ou la syntaxe, ou de quelque chose du mot en sa façon de se présenter, ou des rythmes, décidant très en profondeur de la prosodie ? De telles structures et de tels effets existent. Par exemple, comment douter que l'anglais ne soit, structurellement, outillé pour percevoir la chose concrète, pour en parler ? 11 a infiniment de mots, substantifs, adjectifs et verbes, pour s'attacher à des aspects ou des caractères de celle-ci, souvent très fugitifs, ou refléter les façons qu'on a de se comporter avec elle : perceptions et désignations qu'une pensée moins intéressée à ce qui est ici, main-tenant, dans le champ de l'expérience empirique, ne garderait pas en esprit. Dans les mots d'origine anglo-saxonne, d'autre part, guère d'étymologies apparentes pour solliciter l'esprit en lui donnant à rêver sous la chose vue une pensée anté-rieure qui en expliquerait la nature : et ferait donc cela par des moyens conceptuels, ce qui éteint la mémoire de l'immédiat, du hic et nunc, de la finitude. En somme le monde est en anglais beaucoup plus spontanément qu'en français abordé du point de vue de l'existence comme on la vit, en ses moments et ses lieux : ce qui, soit dit en passant, confère aux noms que portent ceux-ci comme une aura de mystère, exister comme tel étant mystérieux. En des phrases simples comme : t'was pretty to be in Balinderry dans telle chanson d'Irlande, ce Balin-derry, c'est tout de suite de l'absolu, alors que nous aurions bien du mal dans notre hexagone à recevoir de cette façon un « c'était bien de vivre à Châteauroux ».

La langue française, en effet, n'a nullement les mêmes pouvoirs. Ses adjectifs s'accordent en nombre et en genre aux substantifs, ce qui déjà ébauche un certain savoir de la chose, ainsi placée à distance, les étymologies sont souvent visibles ou on les pressent, et c'est rêver de l'affleurement, au profond de la chose dite, d'une signification qui renvoie à une structure mentale, supposée porteuse de vérité si ce n'est pas même d'une réalité supérieure, au degré d'un Intelligible. De ce fait, et pour nombre d'autres raisons encore, nos mots nous appellent à un niveau où la réalité sensible est sinon perdue du moins privée d'être facilement gardée vive au sein de l'instant vécu, qui est pourtant celui, par nature, de l'expérience de la présence. On peut la décrire, littérairement, et ce seront de bien belles pages, on ne peut pas aussi bien l'appeler d'un mot, l'avoir avec soi dans rien qu'une phrase disant l'affection ou l'amour. En bref, nous avons beau-coup plus de chemin à faire vers là où l'être se fait présence. Quand Rimbaud parle des « épouvantes » que son sentiment poétique « dresse » devant lui - et c'est là tout à fait ce que j'ai nommé la présence — l'apparaître sensible est évidemment violenté, sa profusion naturelle est traversée d'éclairs, on est bien loin de la belle continuité de perceptions et de sensations qui caractérise la poésie d'un Wordsworth, d'un Keats.

D'où des difficultés, entre les deux langues, les deux paroles, dans la tâche du traducteur et particulièrement quand il s'agit de la poésie. Là où l'anglais

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constate, et peut se satisfaire de dire, le français a tendance à interpréter, à se porter au plan de la signification, c'est-à-dire d'un conceptuel où le poète, ayant perdu piea, aura à se ressaisir. Bel exemple de cette pulsion à expliciter le sens, au lieu d'en rester à la situation comme elle est vécue, mon « Tout n'est que dérision », que nous évoquions tout à l'heure. L'immédiat ne règne pas sur nos mots, il faut en retrouver à chaque instant la mémoire. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans assurer à notre poésie, dans l'inquiétude, quelque surcroît d'exigence, favorable à de grandes entreprises.

Mais cette remarque encore, que j'aurais dû faire dès mon essai d'autrefois. En anglais, ce qui transparaît dans l'emploi le plus ordinaire des mots, c'est donc l'infini des aspects des choses, c'est l'absolu de leur existence ici, maintenant déjà un peu ce qu'au seuil du poème sera l'expérience de la présence. Or, pour une chose, un événement, cette façon d'être perçu, c'est ce qui aide à en reconnaître la virtualité symbolique, et il en résultera pour la langue qui est capable de cette approche directe un plus grand pouvoir d'exprimer ce qui se comprend et s'éprouve par des symboles, au seuil d'un savoir existentiel, averti de la vie et de la mort. Autrement dit ? Puisque le mot shore ou le mot river vont directement non à l'idée du rivage ou du fleuve mais à des rives ou des rivières complètes de leur sable, de leurs roseaux, de leurs boues et de leurs orages, les Noirs américains pourront les employer pour dire Moïse ou le Jourdain, ou la Terre promise, ou leur souci du salut de l'âme, sans avoir à se détourner de leur horizon quotidien, de leur mémoire commune au bord du Mississippi. La poésie commencera dans la parole la plus ordinaire et les conditions les plus humbles, comme aussi bien c'est le cas dans les chansons anglophones que j'évoquais tout à l'heure. La même raison expliquant que la langue anglaise et les civilisations qu'elle crée se soient de toujours montrées si ouvertes aux enseignements religieux et en particulier au texte biblique, que les Français ne fréquentent guère.

Et en matière, à nouveau, de traduction de la poésie des conséquences s'ensuivent, que je ne vais pas aborder - , je dirai simplement qu'elles sont sérieuses. Que pouvons-nous faire des références bibliques de John Donne, de Crashaw, de Milton, de Hopkins, de Geoffrey Hill et bien d'autres auteurs encore, qui, transposées en français, seront pratiquement lettre morte ? Nous aurons à rencontrer du dehors le signifiant qu'un poète de langue anglaise aura vécu du dedans, comme une pleine expérience, nous serons privés de pouvoir revivre une part au moins, sur la route qu'il faut commune, de sa recherche de soi ? Nous serons tentés de penser qu'à trop confier à la religion la gestion des signes et des symboles dont la poésie se sent responsable, ils vont sacrifier la vérité poétique à l'illusoire croyance.

Mais je me tais, maintenant. Je me sens peu armé pour poser comme il faut ces redoutables questions et moins encore pour leur donner des réponses. Mon désir, devant l'objection formulée par George Steiner, c'était simplement d'avancer l'idée qu'en marge des réflexions sur la traduction de la poésie, une

ÎJoétique comparée de la structure et du fonctionnement d'au moins quelques angues occidentales - celles qu'ont associées depuis bien longtemps l'histoire et

de communs héritages — ne serait nullement sans raison d'être.

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ainsi rencontrer des objets qui souvent n'existent que dans cette culture-là, ce pays, et de ce fait n'ont pas de nom dans les autres, ce qui gêne le traducteur. Celui-ci, en effet, est tenu à distance des « universaux » dont nous parlions tout à l'heure. Il n'a pas à traduire water ou spring, mais ce root beer, qu'en France, heureusement, nous ne connaissons pas, au moins pas encore. Arrêt sur mot. Intrusion d'un métonymique que l'on ne peut transposer, parce qu'il ne plonge pas ses racines dans l'indéfait du monde, mais dans le redoutable chaos del'objet manufacturé.

Autre question, que l'approche « ontologique » du poétique éclaire, me semble-t-il, celle des conditions de l'apparition des vraies traductions de la poésie dans la société, au cours de l'histoire : une question qui n'est pas la moins importante. De ce que j'ai cru pouvoir avancer il découle qu'une traduction ne méritera d'être dénommée poétique, pour le meilleur ou le pire, que si celui qui la tente a pris la décision et le risque de se vouloir un poète : ce qui, dans ma pensée, n'est d'ailleurs écarter personne, car ce nom de poète, beaucoup de ceux qui s'en réclament l'usurpent, et en revanche existent nombre d'esprits que les poncifs en place intimident mais qu'aidera à s'en délivrer l'oeuvre qu'ils aiment, par intuition justement de l'ouverture qui est en elle. Un philologue comme Ernest Raynaud, dont je parle souvent, est plus vrai poète en sa traduction du Popol-Vuh que certains versificateurs que l'on acclamait en son temps. En vérité, ce pourrait être une des vertus de la traduction de la poésie : élargir sur la scène contemporaine les lieux où la poésie advient à soi, déplacer les voies de sa recherche.

La traduction de la poésie est l'affaire des poètes : de ceux, autrement dit, qui se disent qu'il faut tenter d'être cela, cela seulement ou d'abord. Elle est donc l'acte d'une personne n'abdiquant rien de sa réalité de personne, comme c'est le cas dans les poèmes même lorsque ceux-ci semblent n'être qu'une inven-tion collective, ainsi dans les chansons qui sont poésie, en Irlande ou chez les Noirs du sud des États-Unis. Et de cet engagement personnel voici maintenant ce qu'il faut comprendre qui résulte, et qu'il serait utopique de dénier : aucune programmation de la traduction n'est concevable, d'aucune on ne peut rêver de passer commande, même le plus grand des poètes traduisant l'auteur qu'il aime le plus pouvant à quelque moment n'être pas capable d'y réussir, voire même en mesure de s'intéresser à le faire. D'où suit que l'apparaître des traductions poétiques dans le devenir de la société est aussi aléatoire que celui des grandes oeuvres de la poésie elles-mêmes, il pourra y en avoir quelques-unes soudain, de façon presque simultanée, après quoi, comme avant ou après peut-être, ce pour-ront être des années vides.

Toutefois, si on l'acceptait pleinement, si on ne la palliait pas de façon factice, cette carence même aurait son côté salubre : elle entretiendrait la pensée, si nécessaire, que traduction de la poésie est poésie ou n'est pas.

Entreprises factices, orthopédies désastreuses : par exemple l'imitation de la poésie par le dehors du poème. Le peu d'ambition des éditeurs consent parfois ou suggère aux traducteurs d'avoir recours à des rimes quand il en voit dans l'oeuvre qu'il doit traduite. Il entendra des sons, et il en péchera de semblables dans le vivier du français, sans se rendre compte que ces derniers signifient autrement qu'en anglais ou en espagnol - les sons ont du sens, en effet, l'admi-rable son ore dans shore ou dans nevermore, va bien ailleurs qu'où nous mènent les quatre rimes fameuses du « sonnet en yx », et c'est en quoi le texte d'Edgar Poe, par exemple, risque d'être pour son traducteur un piège fort redoutable. Qui plus est, des sons nés par imitation n'auront pas été soulevés, au début du travail, par l'espoir poétique entendant en eux l'au-delà des mots, puis, aussitôt après, ils ne se feront pas dans les mots le lieu où la conceptualisation résiste :

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inconsciemment mais bien en vain ce traducteur qui se croit fidèle plus qu'aucun autre se sera privé d'un affrontement décisif.

Ou bien l'imitateur constatera une syntaxe autre que la sienne, et substituera à la syntaxe française des groupements de mots qui « feront latin », disons, mais cette fois encore sans comprendre que ce faisant il n'a rien transgressé de ce qui doit l'être, n'ayant, en la circonstance, rien vécu : cependant que Virgile, qui ne transgressait rien en écrivant comme sa syntaxe le permettait - il s'exprimait avec, ce qui est tout autre chose - , poursuivit ailleurs dans sa poésie ses propres avancées, celles qui sont véritables. La traduction de la poésie n'est pas l'imitation d'un poème, elle est la reprise de son projet. Elle n'a pas à forcer, à violer, sa propre langue, ce serait rester au plan de la langue, elle a à suggérer que ce qui vaut, poétiquement, laisse toutes les langues à même distance de la présence perdue, mais avec chacune des voies - dans son rapport à soi, mûri à travers les siècles - qu'il est plus fructueux d'approfondir que de violenter, et par artifice. L'imitation de la syntaxe d'une autre langue est assurément plus dérangeante que celle d'une prosodie ou de quelques sonorités, dans ces derniers cas on n'a perdu qu'une occasion de rencontre, et dans celle de la syntaxe c'est notre langue elle-même qui semble mise en question, avec une relativisation de ses formes qui peut sembler l'abaisser devant l'indicible. Mais qu'en ressort-il ? Un procédé que nous ne pourrons employer à notre parole quotidienne, celle de ce rapport à autrui qui est le seul authentique point de départ dans la remontée vers la finitude.

Quel peut être l'apport de la traduction de la poésie à la parole comme il nous faut la préserver vive ? A la parole et non à la langue ? Nullement, donc, se préoccuper des structures de cette dernière, nullement, par exemple, rêver de travailler au retour progressif en nous d'une langue première que le devenir historique aurait morcelée, comme le voulait Benjamin pour autant que je le comprenne. Et je voudrais bien rouvrir un instant cette question, aperçue tout à l'heure quand nous parlions des « universaux », pour vous faire part de mes incompréhensions, peut-être de mes blocages. L'idée d'une telle langue originelle m'est totalement incompréhensible. À supposer qu'on puisse, contrairement à tous les témoignages de la préhistoire, penser encore qu'une langue d'abord unique ait été quelque peu poussée, approfondie, avant de se disperser en nombre d'autres, quelle aurait bien pu être la vérité de celle-ci quand il n'y a rien à trouver dans le monde sensible comme il se présente à l'esprit sinon les lois que dira la science future et ces choses du monde proche qui ne sont pleinement visibles que dans la syncope des concepts ? L'évidence de quelques grands symboles, facilitée par des mots encore en deçà de la conceptualisation cohérente et obnubilante ? Oui, certes. Et, de ce fait, quelques mythes qui peut-être savaient se souvenir de la finitude ? Mais cela, c'est alors un fait de parole, non de langue : quelque chose qui recommence dans toute langue quand le locuteur y accède à la vision poétique et pressent le savoir qui s'ouvre dans celle-ci. Ai-je tort ? Je ne puis comprendre cette rêverie de Γ Ursprache que par l'insistance de la pensée - à mes yeux on ne peut plus obsolète - que le monde visible cache une structure invisible dont le secret aurait été révélé par un dieu à l'humanité primitive.

Est-ce même une belle idée, cette gnose ? Ce père éternel menant par la main sa créature à travers le jardin d'Éden pour lui enseigner le langage ? Je n'en suis pas convaincu, je trouve plus de véritable beauté à ces situations que les préhistoriens nous font entrevoir, d'humbles bandes de pré-humains tâtonnant vers l'idée du signe, s'essayant à former des mots, paniquant à les voir donner nom et donc figure à des réalités redoutables, s'émerveillant aussi, courageuse-ment, des pouvoirs de la dénomination, de l'apparition de la mémoire. Ce Rirent les siècles, les millénaires, d'un enchevêtrement opaque de signifiants informes

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en dépit de leurs langues jusqu'au presque dernier instant demeurées distinctes. La poésie ? C'est de voir sous les arbres, parmi herbes refleurissantes et pierres, la source dégelée, l'eau qui recommence à courir, le bruit de l'eau qui ranime une espérance : l'indéfait porteur d'un symbole. Et c'est alors de dire, tout sim-plement : « Vois, l'eau a recommencé de courir, parmi les pierres. » De grands mots simples dans toutes langues échappent ainsi à l'emprise des connotations, des structurations qui tyrannisent les autres ; entre anglais et français, disons toujours, de grands référents peuvent passer d'une vêture à une autre, sans rien perdre ou voir modifié de ce qu'un poète leur a fait dire.

Q. Il y a en arrière-plan des réflexions de George Steiner sur la traduction la conviction de l'existence d'universaux du langage et, par conséquent, de la possibilité de traduire. En somme, pour reprendre votre expression, de « réparer le désastre de Babel ». Dans La Communauté des traducteurs, vous avez critiqué ce projet...

Y. B. J'ai critiqué l'idée de la langue unique que d'aucuns rêvent en deçà ou au-delà des langues présentes, et cela parce que je sais bien que l'existence ne se réduit pas à ses expériences fondamentales, et même ne peut y accéder que

Ear les voies de sa contingence, ce qui fait des situations de hasard les clefs de ι poésie, et confère aux langues particulières, qui nous gardent à ce niveau - et

dans la pratique du monde et dans l'exploration de nous-mêmes - , une irrem-plaçable valeur d'approche du poétique. Mais ce n'est pas pour dénier la pensée des universaux, si dans ce mot vous entendez ces données du lieu terrestre et de la vie que je viens d'évoquer, sans, remarquez-le, y rien entrevoir d'une surna-ture : la terre, il nous suffit de la constater.

En fait, il y a déjà bien longtemps, c'était en 1958, dans un essai intitulé L'acte et le lieu- de la poésie, j'écrivais que « dans une poésie véritable ne subsistent plus que ces errants du réel, ces catégories du possible, ces éléments sans passé ni avenir, jamais entièrement engagés dans la situation présente, toujours en avant d'elle et prometteurs d'autre chose que sont le vent, le feu, la terre, les eaux - , tout ce que l'univers propose d'indéfini. Éléments concrets mais uni-versels. Ici et maintenant mais de toute part au-delà dans le dôme et sur le parvis de notre lieu et de notre instant. Omniprésents, animés. On peut dire qu'ils sont la parole même de l'être, dégagée par la poésie. On peut dire qu'ils sont les mots, n'étant rien d'autre qu'une promesse. Us apparaissent aux confins de la négativité du langage comme des anges parlant d'un dieu encore inconnu » — Je cite ce passage pour sa pensée des universaux, au sens que je donne à cette notion, mais surtout parce que je m'étonne de ne pas y avoir explicité à l'époque ce qui pourtant y est bien présent, à mon sens : non simplement les quatre éléments, l'air, le feu, la terre, les eaux — certes fondamentaux par leur apport symbolique, même s'ils ne peuvent plus sembler tels comme composantes de l'être - mais toutes ces choses simples de la nature et de l'existence, avec lesquelles nous menons notre vie et pénétrons dans notre destin. En outre j'hésiterais aujourd'hui à parler d'un dieu, serait-il « encore inconnu », car je ne veux pas, en fait je n'ai jamais voulu, voir autre chose que l'eau dans l'eau, le feu dans le feu, le vent... « Mais que salubre est le vent ! », a écrit Rimbaud pour attester lui aussi qu'il n'est de vérité - mais elle est alors notre force - que dans l'évidence immédiate. Le dieu « encore inconnu », c'est l'être humain quand il aura plei-nement choisi, s'il le veut bien, de s'incarner dans sa finitude.

Q. En somme, comme George Steiner vous donnez à la traduction une visée ontologique. L'acte de traduire vous permet de participer à l'être qui s'incarne dans les textes ou qui se laisse entrevoir à travers eux.

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Y. B. Oui, mais tout de suite deux réserves. D'abord, ce qui pour moi s'incarne dans le poème, c'est l'expérience de la présence, que je distinguerai de celle de l'être, un mot, ce dernier, qui lui aussi semble dangereusement suggérer un étayage de la réalité pratiquée par nous sur, sinon du divin, du moins du supranaturel. Je ne respire pas bien dans cette atmosphère métaphysique. Et ce n'est pas que la notion de 1'« être » soit dénuée de sens à mes yeux, ni que je me prive d'y recourir, mais je lui attribue un autre contenu, je la vois s'associer au transcendant par un autre bout que le ciel. Qu'est-ce que l'être ? C'est ce que la communauté humaine, en sa foncière irréalité, en son absence totale de fon-dement, décide qui sera, aux fins de se ressentir comme un absolu — cet absolu de la chose ou de la personne en leur instant de présence - et d'avoir de ce fait un lieu sur la terre, un avenir, un projet, avec alors des valeurs, des principes, une morale au-delà du bien et du mal des anciennes gnoses. L'être ? Eteints les vieux rêves, mythologiques, sur ce qui pourrait fonder la personne humaine sur autre chose que soi, c'est d'emblée et c'est seulement notre volonté qu'il y ait de l'être. Nous voulons que l'arbre sur le chemin, le feu dans l'âtre, le regard de quelqu'un qui a sens pour nous, ce ne soient pas des impressions de l'instant, vouées à se perdre, mais ce qu'un vouloir de présence, engagé dans des mots, réquisitionnant à ses fins tout le langage, pourra totaliser désormais, accueillant dans des vocables eux-mêmes en devenir - nos grands mots fondateurs, dotés d'un « sens plus pur » - et y faisant être et se déployer sous nos pas le lieu terrestre, cette illusion, oui, bien sûr, mais tout autant cette seule réalité.

Et là est le rapport de l'être à la poésie, qui est immédiat, et intense, mais a donc besoin d'être précisé. Si notre volonté d'être a pour fin que la présence perdure au-delà de l'heure de sa rencontre, c'est donc que les mots qui nomment ses manifestations en tels ou tels points de nos vies vont être vécus par nous comme des promesses, lesquelles se réaliseront de par ce projet inaugural, ce serment échangé à tous niveaux de l'existence sociale. Et ou ce serment pourrait-il être décidé, différencié, réactualisé, sinon dans cette parole de poésie qui seule peut percevoir la présence, par sa mise en question du voilement conceptuel, puis en rabat la mémoire au sein du langage qui la dénie, faisant de quelques poèmes le réceptacle de l'être, au sens volontariste et en devenir que je donne à ce dernier mot ? La parole de poésie, qui est mémoire de la présence, est le lieu où le serment d'absolu, par quoi la société peut s'arracher au simplement bio-logique, a pouvoir de rester actif. Née du projet d'être, elle en est la mise en œuvre et le devenir.

Tel le rapport du poème avec l'être, dicible par les notions que vous venez d'employer, participation, incarnation, mais à condition de leur conférer cette signification. La présence est ce que le poème se remémore ou même, à l'occa-sion, fait paraître, les présences sont l'horizon sous lequel il aura à faire tenir le sens que la société recherche, mais l'être est, par dessous ce travail des mots, la motivation qui l'anime, qui fait exister le poème, qui s'incarne en lui en ouvrant le temps dans la durée duquel la société s'inscrira. Toute parole esr bien mise en question du langage, appropriation de sa masse indifférente de signifiés au profit du besoin humain, n'est-ce pas ? Eh bien, la poésie est cette parole au plus fondamental, elle est l'être en devenir, par elle le monde, l'univers même, ces déserts, sont transmutés en un être qui va suffire. - La poésie ? Bien entendu, dans sa pratique de fait je sais bien qu'elle n'est jamais qu'une recherche diffuse, un vaste trouble courant qui pousse en avant au travers d'écrits rarement même capables de prendre mesure de leur fonction dans une société toujours à trahir son vœu. Et parfois le courant s'immobilise, reflue, et la société est encore plus en péril. Nous le constatons aujourd'hui.

Puis ma deuxième réserve, qui portera, il est temps, sur ces reflux, ces arrêts,

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en paperback de quelques essais qui commençaient d'assurer à leur auteur noto-riété ou pour mieux dire présence : en tout premier lieu The Death of Tragedy. Après quoi j'ai entendu Steiner parler en public à Londres, et j'ai admiré son intrépidité à aller à contre-courant pour rappeler l'essentiel, qui est ce que les théoriciens de tous bords ont de toujours oui J i é mais jamais autant que depuis qu'ils se sont laissé fasciner par les lois de fonctionnement du langage. L'essen-tiel ? Oui, justement cette distinction de la signification et du sens, ce primat qu'il faut accorder à la question : « Pourquoi vivre ? Comment, ici, maintenant, le faire ? » sur un souci ou texte qui n'est bien trop souvent que la forme contem-poraine de ce divertissement que Pascal disait « fa plus grande de nos misères ». George Steiner n'a pas été dupe, et d'abord il fit ce qu'il faut pour ne pas l'être. C'est là ce que je dirai son remarquable sérieux.

Mais venons-en à cette idée de la traduction que vous rappelez, avec l'accent qu'elle place sur le sens compris comme la vie même et la raison d'être des grandes œuvres, et la nécessité de restituer celui-ci. J'observe qu'entre cette prise de conscience que le traducteur se doit, dites-vous, de faire et l'accomplissement de sa tâche, vous rencontrez l'idée d'une signification faite captive, rapportée comme un butin dans la traduction en cours, et ces métaphores me frappent, évidemment, parce qu'elles ont beaucoup de vérité dans nombre de cas : mais je n'en pense pas moins qu'il faut, dans celui de la poésie, les mettre en question, les dialectiser. Dans un poème, en effet, ce ne sont pas les significations qui manquent, et le traducteur peut bien espérer, et c'est légitime, s'emparer de certaines ou de beaucoup pour en enrichir son propre champ de conscience. D'où des traductions de grand intérêt, avec de ce point de vue des richesses. Mais la poésie, dans le poème ? Est-ce au plan des significations qu'on la trouve ? Et à s'attacher à celles-ci seulement, celui qui veut transposer dans sa langue la poésie plus que le texte où elle prend corps ne risque-t-il pas, de retour chez lui, de se retrouver les mains vides ?

Je dois évidemment préciser, en ce point, ce que j'entends par « poésie ». Et pour ce faire, et pour commencer, je me référerai à une expérience qui est fondamentale, et qu'a faite chacun de nous. À des moments, souvent de façon soudaine, quelque chose ou quelqu'un nous apparaît au-delà de la prise des mots qui organisent et gèrent notre conscience du monde. Ces choses, ces êtres sont là, devant nous, manifestés par ce qui est en eux en plus des aspects pourtant nombreux que le langage y projette, autrement dit riches d'un infini, dans leur réalité sensorielle ou autre, que les concepts ne savent pas ni surtout ne veulent savoir. Et cet infini, c'est aussi de l'absolu : car ce qui se présente ainsi, avec d'un seul coup tous les traits de son apparaître, de son visage, eh bien, c'est tout de suite avec nous, qui en sommes comme saisis, un rapport que ne peuvent rela-tiviser, ni modifier de quelque façon que ce soit, notre connaissance ou nos souvenirs des autres composantes du monde qui nous entoure. Ce n'est pas quand nous voyons un arbre ou une montagne dans cette plénitude faite soudain évidence que nous allons nous inquiéter de savoir s'il s'agit ou non d'un chêne, ou si alentour sont d'autres arbres et quels, ou si c'est dans les Alpes que nous marchons ou aux approches de Mount Bulben, avec même Yeats en esprit.

Infini et absolu à la fois, deux perceptions en plus de l'appréhension ordi-naire, et l'une à l'autre fondue, c'est ce que j'appellerai la présence. Et j'ajoute que de cette expérience, jamais d'ailleurs tout à fait vécue jusqu'au bout, deux voies, qui y mènent déjà repartent, avec projet de l'approfondir. D'abord, nous pouvons vouloir nous établir dans ce silence des mots, faire taire en nous la parole jusqu'à en effacer le regard totalement et durablement, avancer dans une immédiateté qui ne sera plus que sa propre pleine évidence, simplement et pro-fondément mystérieuse : c'est la voie mystique, qui s'ouvre aux bords extérieurs

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de toutes les langues. Mais sur cette voie, chercherions-nous à la prendre, nous nous heurterions à une aporie. S'y efface, en effet, ce qui n'existe pour nous que par la vertu du langage, c'est-à-dire ces autres êtres, ces hommes et ces femmes avec lesquels nous avons pourtant, au moins quelquefois, des rapports que nous ressentons inhérents à notre nature et pouvons estimer irremplaçables. Com-ment, dans le silence qui se ferait plus profond, se souvenir de qui n'existe pour nous que par la parole ? Faut-il accepter de le sacrifier ?

Et une autre voie se propose alors, qui est de se remettre à parler, de retrouver de la compagnie, mais avec le souvenir gardé vif de ce moment de silence dont l'enseignement tout de même déjà perçu, c'est qu'il faut ne plus méconnaître certains grands périls de l'emploi des mots. De l'instant de présence, en effet, nous devons retenir que rien n'est réel que lui et ce qu'il nous ouvre, c'est-à-dire l'ici et le maintenant de notre existence. Infinité des aspects et absolu de ce qui les porte, cette indécomposable unité est la preuve qu'il n'est d'être que dans la finitude, et aussi bien dans la nôtre. Alors, gardant en mémoire l'instant premier, ne devons-nous pas tenter d'en maintenir la pensée dans un rapport renoué avec les personnes proches, que leur condition d'êtres parlants prive autant que nous, le langage étant conceptuel, de pleinement voir, de se souvenir de la finitude ? Une parole d'échange au plus intérieur du moi et de l'autre, et contradictoire, c'est vrai, étant divisée entre concept et présence, mais capable peut-être aussi d'un début de savoir au plan de ce qui importe : la vie comme elle va dans le temps, et sa fatalité de hasard, et la naissance et la mon ? - Or, cet emploi des mots est possible. Par les rythmes, qui montent du corps vivant dans la phrase, par la matérialité des vocables, qui fait de ceux-ci une part du monde hors langage autant que l'arbre ou la cime de la montagne, les arti-culations du concept se disloquent parfois dans le discours sans pour autant que celui-ci cesse, et c'est alors une parole nouvelle, aux aspects surprenants mais à l'efficace indéniable. Des intuitions, des perceptions fugitives d'analogies, des urgences du sentiment bousculent la pensée qui, faute de savoir l'instant ni le lieu réels, généralisait, oubliait. Et c'est maintenant l'écriture de poésie.

Pardonnez-moi ces préliminaires, mais comment en faire l'économie quand on se pose la question de la signification dans la traduction de la poésie ? De la signification, on en rencontre en chaque point d'un poème, puisque la langue qu'il utilise est structurée par des réseaux de concepts, si bien qu'on ne peut penser, comme pourtant il le faut même aux approches de l'immédiat, qu'en employant des concepts. Et ce fait conditionne de fond en comble la tâche du traducteur. Soit le texte que celui-ci veut traduire sera d'entrée de jeu l'énoncé d'une signification, moins simple sans doute qu'il ne paraît, mais tout de même explicitement formulée, ainsi tender is the night en un moment décisif du grand poème de Keats, soit ce texte aura des mots d'évidence noués entre eux par autre chose qu'une pensée - par exemple par ce qu'on nomme l'image, ainsi cette fois dans le poème surréaliste - , mais alors ces rapports, ces noeuds qui transcendent toute formule, le traducteur en puissance sera tenté de les pénétrer, d'y trouver ou porter de la signification d'une façon ou d'une autre, et du conceptuel se proposera. L'emploi poétique de la parole ne peut se défaire des significations, et je dirais même qu'il ne le désire pas tout à fait, sachant le pont qu'elles jettent entre l'égocentrisme du moi et la proximité latente de l'autre, entre représenta-tion et présence. Reste qu'il ne peut que se souvenir de ce que cette signifiance a d'extérieur au regard de son intuition première, celle-ci donc spécifique, fon-damentale. Et le poète, et son traducteur tout autant, les voici sans cesse à vouloir

en arracher la tunique. En poésie la signification, aussi obligée soit-elle, est l'obstacle - et d'ailleurs,

aussi bien, l'épreuve — de l'intuition de présence qui cherche à se maintenir,

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faire observer que le contenu religieux de la verbalisation intérieure a beaucoup diminué, sinon largement disparu aujourd'hui, en tout cas dans la culture occi-dentale. Nous n'avons plus aujourd'hui qu'une vague notion des journaux, exercices de pénitence, textes de méditations, pratiques liturgiques, etc. tandis que le croyant, au XVIIe siècle, passait des heures dans une méditation silencieuse avec dieu ou avec lui-même. Quant aux transformations relatives au discours érotique, elles ont été également radicales. Quels mots, quelles tournures de phrases nous sont aujourd'hui interdites ? où ne peuvent-elles être admises, sur scène ou imprimées ? Les deux dévaluations du discours érotique et du discours religieux sont liées, du moins pour Steiner. La prière et le sexe, même combat. On retrouve ici l'obsession de Steiner liée à la perte du sacré, du « sauf », de l'intime, un monde perdu délibérément sous les effets de publicité d'une époque tonitruante. C'est en ces termes, écrit-il, « que je voudrais définir l'un des aspects cruciaux de la modernité, par la réduction drastique de langage intime et par l'inflation concomitante de la verbalisation publique, de la "publicité" dans tous les sens du terme6 ». Or la psychanalyse, explique-t-il, après avoir été le bénéfi-ciaire de cette dislocation, en est maintenant l'agent principal. Elle a donné licence et autorisation à l'extériorisation de ce qui formait auparavant l'espace préservé du discours intérieur. C'est la civilisation américaine, dans l'héritage du puritanisme qui scellait les lèvres sur le secret, qui a vécu le plus violemment cette révolution. « Et nous n'avons pas besoin de Kierkegaard pour nous rappeler que lorsqu'un secret est divulgué, reste en nous une sorte de mauvais vide7. » Alors bien sûr, Freud nous a permis une certaine libération, de terreurs non nécessaires, d'hypocrisies et d'idolâtries absurdes, concède Steiner, il a découvert les outils permettant une acceptation de soi meilleure (encore qu'il faudrait s'interroger sur le concept psychanalytique de « cure » qui reste très incertain) mais le coût de cette émancipation est rarement évalué.

Nous avons quitté notre sol intérieur, nous sommes désaxés, et en termes de langage, nos moyens de communication en disent beaucoup moins qu'avant, tel est le constat que fait Steiner. Quelle psychanalyse aurait laissé se développer la descente à l'intérieur de soi quasi autistique d'un saint Jean de la Croix, d'un Pascal, d'un Amiel ? C'est le chirurgien qui s'attaque au cancer vital du langage intérieur. Il sauvera le malade, mais pourquoi ?

Alors revenons un instant au chat qui rêve... Parce qu'ici, à partir de ce chat qui rêve et qui, de ce rêve, ne divulguera jamais le secret, Steiner ouvre une perspective autre. Il va laisser de côté les critiques dont nous avons fait part pour se centrer seulement sur le langage onirique. Et c'est contre la réduction opérée par Freud du rêve non pas au désir mais au souvenir, qu'il va, cette fois, s'atta-quer. Mais son développement est exemplaire de l'audace du questionnement de Steiner, qui au déni préfère toujours l'appel, et à l'ironie critique, le monde d'une interrogation ouverte. Le règne animal, temporellement, nous précède, rappelle-t-il. La biologie, la génétique, les mythes principiels de l'humanité, affir-ment qu'il y a une continuité entre ce chat et nous. L'historicité des rêves est double, dit Steiner, les rêves sont la trame de l'histoire : rêves oraculaires, rêves de victoire ou de défaites, rêves d'énigme, tous sont consignés dans les traités historiques des chroniqueurs, et sous-tendent paradoxalement l'authenticité des événements historiques relatés, comme par exemple le rêve du Pharaon dans la bible, le rêve d'Hamilcar ou le songe de Scipion. Il y a aussi les rêves qui trans-cendent la conscience de l'individu, plus difficiles à capter ceux-là, et dont l'exis-tence fut l'une des raisons de la brouille entre Freud et Jung, puisqu'ils amenèrent Jung à postuler l'existence d'un inconscient collectif, «limiter le concept aux seuls têves de l'ego nocturne, c'est nier un mécanisme primordial de l'histoire8 ». Le champ du rêve, propose Steiner, est celui de la résistance (la résistance clan-

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destine au despotisme totalitaire) à l'oppression et de l'espérance, il ne peut être asservi, et cela lui constitue une dimension vitale dynamique étrangère au champ de la psychanalyse . L'histoire de la phénoménologie du rêve reste à faire. De même que les façons dont nous parlons, hommes ou femmes, notre style, la fréquence et les effets extérieurs des soliloques non exprimés, sont sujets aux changements historiques et à des contraintes sociologiques, il en va de même, postule Steiner, pour les activités que nous associons à l'engendrement, la for-mulation est à la remémoration (privée ou publique) des rêves. Le sommeil est aussi une activité sociale, pas seulement privée ! N o u s manquons d'une histoire du sommeil comme il y a une histoire de l'habillement ou de l'éducation ; différentes époques produisent différents sommeils ou éveils, le sommeil dans un palais ou un taudis n'esr pas le même, dans la division des sexes non plus, une culture de la sieste diffère d'une culture pour laquelle le sommeil est d'abord nocturne. Dans l'Odyssée, par exemple, une chose est claire : les rêves naissent d'une visitation de la vie future. En psychanalyse au contraire, les rêves ne se nourrissent pas de la prophétie mais du souvenir. « Le vecteur sémiologique, indique Steiner reste pointée non pas vers le futur mais vers le passé. La dyna-mique de l'opacité n'est pas celle de l'inconnu, mais du refoulé . » Quand s'est opérée cette réorientation essentielle ? se demande Steiner. Il la situe au cours de la seconde moitié du X V i r siècle, c'est-à-dire à peu près à la date du fameux songe de Descartes (1619). Pourquoi ? À cause de la révolution astronomique d'abord. L'homme du X V ï ï r ne lit pas les étoiles mais les traités d'astronomie ; la nuit et sa production sont assimilées au domaine de l'illusion et de la puérilité, le rêve appartient comme la nuit à un monde magique en passe de disparaître. Le modèle freudien en hérite, persiste et signe. Il suppose l'économie et la fonc-tionnalité de la remémoration onirique et élimine la question du prophétique, est-ce vraiment, dès lors, une clé universelle ?

Le chat rêve-t-il aux troubles de la prochaine patiente qui viendra s'allonger juste-là où lui s'est endormi ou se souvient-il de cet oiseau trop rapide pour ses griffes qui le narguait il y a à peine cinq minutes ? A Freud et au chat endormi, Steiner adresse une deuxième question : toutes les analyses de rêves du texte freudien ont un caractère d'évidence. N'y a-t-il pas pourtant une naïveté arbi-traire à l'œuvre dans l'interprétation freudienne ? Mais la question, au fond, s'étend à toute la langue. « Notre connaissance des rêves et de l'activité oniriques est totalement inséparable du médium linguistique10 », poursuit Steiner, ils sont rapportés dans le langage, aucune version de quelque rêve n'est donc « linguis-tiquement innocente ou neutre ». Freud était un contemporain de Wittgenstein et il a totalement méconnu la philosophie linguistique. Et Steiner revient sur le fameux rêve de Descartes, pour qui ce double mouvement de prédiction et de prévoyance du rêve est de provenance surnaturelle, et fait de lui (dont nous avons le récit donné par un certain Baillet, et rien de la main de Descartes lui-même) un événement décisif dans sa vie à caractère prophétique. Il n'y a aucune raison d'aller contre ce jugement, dit Steiner. Consulté sur le sens du songe de Descartes, Freud observa sagement que toute interprétation faite sans la possibilité de q u e s t i o n n e r le rêveur est nulle et non avenue. Ce rêve, comme d'autres rêves de l'histoire de la littérature, sont des rêves rapportés par Freud par ses informateurs vivant à Vienne au tournant du siècle, n'est-ce pas la raison de l'appauvrissement à laquelle l'application de la psychanalyse au langage soumet

le rêve et le détermine ? On pourrait répondre à Steiner que Freud ne refuse pas la dimension ora-

culaire du rêve, puisqu'il lui accorde précisément d'être un vecteur de vérité ignoré par le sujet qui rêve, cette ignorance portant sur son désir. Le rêve est prophétique en cela qu'il est l'anagramme de notre désir, et lorsqu'au cours d'une

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Steiner, lecteur de Freud

Anne Dufourmantelle

Le tigre ne répond pas aux questions de Blake.

G. Steiner

« Les animaux rêvent. Ai-je entièrement tort de penser que les implications philosophiques et historiques de cette platitude sont capitales et qu'elles ont reçu étonnamment peu d'attention1 ? », c'est par cette question sibylline que Steiner attaque d'emblée le front de la psychanalyse, avec l'air innocent de celui qui aurait voulu lui porter secours. Parce que le rêve est une question dangereuse pour toute l'herméneutique, elle pourrait bien faire s'effondrer les fondations de nos mythologies modernes. Regardez ce chat étendu sur le divan du psychana-lyste, son corps est agité de soubresauts, à n'en pas douter il rêve... Vous, analyste, installé dans votre fauteuil, ayant un instant laissé votre chat prendre ses aises là où s'allongent vos patients, que pouvez-vous donc nous dire de cet animal-là, qui rêve, et de son rêve, précisément ? Vous et votre chat partagez-vous les mêmes rêves ? Préexistent-ils aux mots qui les désignent ? Les images échappent-elles à notre désir de les inscrire tout entières dans la langue ? Rien n'échappe au lan-gage, nous dit Steiner de livres en livres, ni les rêves d'un chat qui ne sait pas parler, ni les rêves de celui qui rêvera de ce chat-là, alangui sur le divan. Toutes les métaphores qui veulent approcher la réalité onirique préverbale sont elles-mêmes verbales ; il n'y a pas de métalangage. Rien de ce que l'on pourra « dire » sur l'image et la sensation du rêve n'échappera au travail de la langue, car on y est voué sans aucun espoir de retour.

Avant de poursuivre cet animal rêveur, disons-le tout de suite, la critique de George Steiner, lecteur de Freud avisé et subtil, est à bien des égards para-doxale. Il décoche deux flèches dans le berceau de la psychanalyse : la première est formelle, la seconde est éthico-herméneutique. La première renvoie Freud au

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langage d'où il vient, d'où est née toute la psychanalyse, à savoir la Vienne du début du siècle. Vienne en 1900 possède sa propre langue, et cette langue est extrêmement élaborée. Adossée à la culture littéraire, artistique, religieuse de l'Allemagne et de l'Autriche, elle admet toutes sortes de courants qui en font l'un des creusets culturels les plus importants de la future Europe. De plus, Freud est un juif viennois, ce qui fait de lui aussi l'héritier d'un espace de langage qui comprend tout à la fois Prague, Budapest, Berlin et Vienne. Steiner montre que la correspondance Jung-Freud, par exemple, est un document littéraire d'une richesse exceptionnelle car elle exprime tout à la fois l'aspiration à la pureté d'une certaine langue allemande (sur un axe Lessing-Goethe) et les accents d'une langue pragmatique, voire provinciale, où le savant, le sceptique, prennent l'ascendant. Quoi qu'il en soit, la matière de la psychanalyse est d'abord la langue. Un patient muet et un psychanalyste sourd rendent impossible le déroulement d'une séance. Tout passe par la langue, soit. Mais toute sa vie, remarque Steiner, Freud a tenté d'échapper au cercle herméneutique de la langue, en quoi elle fait autorité, et a cherché dans l'avancée des neurosciences la confirmation de ses thèses. Jamais il ne renoncera à trouver dans la pulsion l'élément d'une économie énergétique aussi bien que désirante. Mais les preuves n'ont pas été au rendez-vous, remarque Steiner, « en tout cas pas de la façon univoque qu'attendait le jeune Freud et que le Freud de la fin continuait d'espérer obstinément ». Et Steiner ajoute cette phrase acide : « De nos jours, la psychanalyse ressemble de plus en plus à une construction inspirée de l'imagination historique et poétique, à l'une de ces fictions dynamiques à travers lesquelles les maîtres bâtisseurs du XIX' siècle - Hegel, Balzac, Auguste Comte - résumaient et donnaient une force commu-nicative à leurs lectures éminemment personnelles et dramatiques de l'homme et de la société2. » Non seulement la psychanalyse est apparue dans un contexte bien particulier de l'histoire de l'Occident, et dans une histoire de la langue elle aussi bien définie, mais la plupart des patients de Freud sont eux aussi, aisément repérables dans leur appartenance sociale et politique. Les actes de paroles qu'écoute Freud proviennent, pour la plupart, de la classe moyenne juive vien-noise, et qui plus est, des femmes. Or chacun de ces paramètres spécifie une langue de manière profonde et indélébile. Ce n'est qu'une toute petite partie de la verbalisation possible des choses et du monde, sans oublier, ajoute Steiner, que la « grammaire » d'une femme n'est pas celle d'un homme. Je ne sais pas ce que l'écrivain Judith Butler, l'une des protagonistes majeures de la queer théorie, dirait d'une telle spécification de la langue feminine, mais quoi qu'il en soit voilà comment Steiner trame le filet de sa critique, pour doucement mais efficacement enserrer Freud dans les contradictions de sa prétention à l'universalité. En réalité, écrit Steiner, « la cartographie freudienne - lui-même ne parlait-il pas de "mytho-logie" ? - des mobiles et des conduites humaines est profondément circonstan-cielle. Elle réfléchit, elle codifie rationnellement les postulats économiques et sociaux, les moeurs érotiques, les rites domestiques de la bourgeoisie urbaine des années 1880 jusqu'à l'effondrement des valeurs acceptées au cours de la Première Guerre mondiale3 ». Autrement dit, la psychanalyse n'est qu'une sociologie de la grammaire viennoise que de grandes hystériques ont contribué, avec la com-plicité de Freud, à élever au rang d'une science universelle. Comment, à partir de données tellement circonstancielles peut-on prétendre rendre compte d'une langue universelle de l'inconscient - si tant est qu'elle existe ? Toutes proportions gardées, c'est tenter de définir le spectre des couleurs à partir du rouge et du blanc seulement. Voici comment Steiner caractérise les données dont Freud disposait et l'univers de langage qui était le sien :

• Les patients - ou plutôt patientes - viennois des années 1900 disposent d'un vocabulaire étendu, qu'ils utilisent avec clarté et précision, même quand ils

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iblical Hebrew » (en hébreu), Archive ofthe New Dictionary ofRabbinic Literature* 1,1972, \2 ; Chaim Rabin, Breve histoire de la langue hébraïque, trad. Joseph Elkouby, Jérusalem, rement de l'Éducation et de la culture en diaspora, 1988. ot 27b. ot 106a. Rabba 10. ton 7b. •gilla 4,1, 74d. m Benisch, éd., The Travels of Rabbi Petachia, Londres, Trubner & co., 1856, Londres, an, 1861, p. 16-17. 'b. oignage est rapporté au nom de rabbi Simeon, fils de Rabban Gamaliel (fin du Γ siècle), b. •oie et l'influence d'Athènes, voir Saul Lierberman, Greek in Jewish Palestine, Studies in and Manners of Jewish Palestine in the ÎÎ-ÏV centuries CE, New York, JTS, 1942.

I de Jérusalem, Mégilla 71b. Sirat, « Les lettres hébraïques, Leur existence idéale et matérielle », dans Alfred L. Ivry, . Wolfson, Allan Arkush éd., Perspectives on Jewish Thought and Mysticism, Amsterdam, >d Publishers, 1998, p. 237-256. taction par Rashi (1040-1105) et ses disciples de leazim ou « mots étrangers » dans les est bien connue ; voir Menahem Banitt, « La langue vernaculaire dans les commentaires

i », in Gabrielle Sed-Rajna, éd., Rashi 1040-1990. Hommage à Ephraim Ε Urbach, Paris, >93, p. 411-418 ; ainsi que du même auteur, Rashi. Interpreter of the Biblical Letter,

Tel-Aviv University, 1985. ien Maïmon, Maïmonide (1138-1204), a rédigé l'ensemble de son œuvre en arabe, à on de son Mishnê Torah, composé en hébreu « mishnique ». Sur le codificateur, voie Twersky, Introduction to the Code of Maimonides (Mishneh Torah), New Haven & Yale U. P., 1980 ; éd., Studies in Medieval Jewish History and Literature, 2, Cambridge, University Press, 1984 ; également Le Guide des égarés, traduit et commenté de l'arabe non Münk (3 vols), (Paris 1876) Maisonneuve et Larose, 1970 ; sans les notes 1 volume, Verdier, 1979.

phabet hébraïque, les lettres Ρ et F sont représentées par le même signe. Saadia Gaon '.) ; ce commentaire existe en traduction française : Commentaire sur le Séfer Yesira, traduit ï et annoté par Mayer Lambert, 1891, éd. Bibliophane, 1986 ; Lagrasse, Verdier, 2001. cions récentes ne reprennent pas l'arabe pour la première, ni les notes pour la seconde. ;rsonaalité étonnante de Saadia (grand codificateur, philosophe, poète à ses heures, de la grammaire hébraïque, mathématicien et polémiste d'exception), voir Henri Malter, don His Life and Works, Philadelphie, JPS, 1921. rtee de cet hébreu scientifique est due à Abraham bar Hiyya Savasorda (mort en 1136), e et haut fonctionnaire de la cour à Barcelone. Voir Gad Ben-Ami Sarfatti, Hebrew tical language in Spain in the Middle Ages (en hébreu), Jérusalem, Magnes Press, 1969. t17a2. sh », texte quasiment confidentiel, traduit par Marie-Pierre Bay, pour un numéro spécial ι Isaac Β. Singer, de L'Arc, 93, 1984, p. 17-23. convaincre, Asher Solomon Birnbaum, Das Hebräische und Aramische Element in der

Sprache, Leipzig, G. Engel, 1922. ngarten, Introduction à la littérature yiddish ancienne, Paris, Cerf, 1993. imiliariser avec la langue et son histoire : Uriel Weinreich, College Yiddish. An Intro-the Yiddish Language and to Jewish Life and Culture, New York, Yivo (1949), 1979.

'errida, Le Monolinguisme de l'autre, Paris, Galilée, 1996. emweig, L'Etoile de la rédemption, traduit de l'allemand par Alexandre Derczanski et ? Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 356. orialité, p. 92. liberté de monter ce dialogue entre les pages de F. Rosenzweig, L'Étoile de la rédemp-6-359, et Après Babel, p. 208. rinthy, Êpépé, traduit du hongrois par Judith & Pierre Karinthy (1970), Paris, Austral, îoël, 1999. i p. 637-638. 231. el, Dans la langue de personne : poésie yiddish de l'anéantissement, Paris, Seuil, 1993. : Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La Tour de Babel, Paris, Desclée de 1003.

Penser l'être du langage

Piene Brunei

Passions impunies, le titre français du livre de George Steiner No Passion spent semble répondre à celui de Valéry Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, choisi par le « riche amateur» pour le domaine anglais en 1925, pour le domaine français en 1941. Larbaud avait voulu pratiquer « une politique culturelle inter-linguisrique », et il était passé avec élégance, non seulement du français à l'anglais, mais à l'espagnol, au portugais, à d'autres langues encore. Traducteur de Γ Ulysse de James Joyce, il avait donné aussi quelques échantillons des Greguerias de

Ramon Gomez de la Sema. Larbaud, malgré sa finesse d'écriture, reste un Barnabooth des lettres, plus

séduisant, il est vrai, que bien des Bartleby. Mais à cette aventure d'une lecture, dans laquelle il nous entraîne, il manque ce que Jean-Pierre Richard a appelé une « aventure d'être ». Quand le deuxième volume de Ce Vice impuni, la lecture est publié, en juin 1941, l'auteur n'a que soixante ans; mais, malade, ayant beaucoup perdu dans l'usage des membres et de la parole, il vit ce qui lui reste de vie dans sa ville natale de Vichy, devenue celle du gouvernement du Maréchal Pétain. Ville d'eau, sans doute, elle devrait inaugurer la liste de ces villes énu-mérées dans Septimanie, Nîmes toute « blanche dans l'air limpide », Sète aux «petits mystères», Béziers, «ville épicuréiste »'. Mais n'est-il pas trop facile d'enfiler comme le fait Larbaud des noms de villes heureuses, et tout aussi bien des paysages, des prénoms féminins, des chambres d'hôtel2 ? Barnabooth collec-tionnait des images, de Kharkow ou de Rotterdam, de Cordoue et de Seville, s'y arrêtant pendant que les trains manœuvraient en sifflant sous les ponts de fer3. Son Europe n'était que cela :

Pour moi, ... L'Europe est comme une seule grande « l ie Pleine de provisions et de tous les plants urbams,

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with Biblical Hebrew » (en hébreu), Archive of the New Dictionary of Rabbinic Literature, I, 1972, p. 29-82 ; Chaim Rabin, Breve histoire de la langue hébraïque, trad. Joseph Elkouby, Jérusalem, Département de l'Éducation et de la culture en diaspora, 1988.

13. Berakhot 27b. 14. Kettubot 106a. 15- Genèse Rabba 10. 16. Sanhédrin 7b. 17. TJ, MegtllaAXlAà. 18. Abraham Benisch, éd., The Travels of Rabbi Petachia, Londres, Trubner & co., 1856, Londres,

Longman, 1861, p. 16-17. 19. Sota 49b. 20. Ce témoignage est rapporté au nom de rabbi Siméon, fils de Rabban Gamaliel (fin du l" siècle),

Sota 49b. 21. Sur le rôle et l'influence d'Athènes, voir Saul Lierberman, Greek in Jewish Palestine, Studies in

the Life and Manners of Jewish Palestine in the II-TV centuries CE\ New York, JTS, 1942. 22. Talmud de Jérusalem, Mégilla 71b. 23. Colette Sirat, « Les lettres hébraïques, leur existence idéale et matérielle », dans Alfred L. Iviy,

Elliot R. Woifson, Allan Arkush éd., Perspectives on Jewish Thought and Mysticism, Amsterdam, Harwood Publishers, 1998, p. 237-256.

24. L'introduction par Rashi (1040-1105) et ses disciples de leazim ou « mots étrangers » dans les exégèses est bien connue ; voir Menahem Banitt, « La langue vernaculaire dans les commentaires de Rashi », in Gabrielle Sed-Rajna, éd., Rashi 1040-1990. Hommage à Ephraïm Ε. Urbach, Paris, Cerf, 1993, p. 411-418; ainsi que du même auteur, Rashi. Interpreter of the Biblical Letter, Tel-Aviv, Tel-Aviv University, 1985-

25· Moïse Ben Maïmon, Maïmonide (1138-1204), a rédigé l'ensemble de son œuvre en arabe, à l'exception de son Mishné Torah, composé en hébreu « mishnique ». Sur le codificateur, voir Isadore Twersky, Introduction to the Code of Maimonides (Mishneh Torah), New Haven & Londres, Yale U. P., 1980 ; éd., Studies in Medieval Jewish History and Literature, 2, Cambridge, Harvard University Press, 1984 ; également Le Guide des égarés, traduit et commenté de l'arabe par Salomon Münk (3 vols), (Paris 1876) Maisonneuve et Larose, 1970 ; sans les notes 1 volume, Lagrasse, Verdier, 1979.

26. Dans l'alphabet hébraïque, les lettres Ρ et F sont représentées par le même signe. Saadia Gaon (882-942) ; ce commentaire existe en traduction française : Commentaire sur le Séfer Yesira, traduit de l'arabe et annoté par Mayer Lambert, 1891, éd. Bibliophane, 1986 ; Lagrasse, Verdier, 2001. Les rééditions récentes ne reprennenr pas l'arabe pour la première, ni les noces pour la seconde. Sur la personnalité étonnante de Saadia (grand codificateur, philosophe, poète à ses heures, initiateur de la grammaire hébraïque, mathématicien et polémiste d'exception), voir Henri Malter, Saadia Gaon His Life and Works, Philadelphie, JPS, 1921.

27. L'émergence de cet hébreu scientifique est due à Abraham bar Hiyya Savasorda (mort en 1136), astronome et haut fonctionnaire de la cour k Barcelone. Voir Gad Ben-Ami Sarfatti, Hebrew mathematical language in Spain in the Middle Ages (en hébreu), Jérusalem, Magnes Press, 1969.

28. Sanhédrin 17a2. 29. « Le yiddish », texte quasiment confidentiel, traduit par Marie-Pierre Bay, pour un numéro spécial

consacré à Isaac Β. Singer, de L'Arc, 93, 1984, p. 17-23. 30. Pour s'en convaincre, Asher Solomon Birnbaum, Das Hebräische und Aramische Element in der

jiddishen Sprache, Leipzig, G. Engel, 1922. 31. Jean Baumgarcen, Introduction à la littérature yiddish ancienne, Paris, Cerf, 1993. 32. Pour se familiariser avec la langue et son histoire : Uriel Weinreich, College Yiddish An Intro-

duction to the Yiddish Language and to Jewish Life and Culture, New York, Yivo (1949), 1979· 33· Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'autre, Paris, Galilée, 1996. 34. Franz Rosenzweig, L'Étoile de la rédemption, traduit de l'allemand par Alexandre Derczanski et

Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 356. 35- Extraterritorialité, p. 92. 36. J'ai pris la liberté de monter ce dialogue entre les pages de F. Rosenzweig, L'Étoile de la rédemp-

tion, p. 356-359, et Apres Babel, p. 208. 37- Ferenc Karinthy, Épépé, traduit du hongrois par Judith & Pierre Karinthy (1970), Paris, Austral,

1996, Denoël, 1999. 38. Après Babel, p. 637-638. 39. Errata, p. 231. 40. Rachel Ertel, Dans la langue de personne : poésie yiddish de l'anéantissement, Paris, Seuil, 1993. 4 L Voir Pierre Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La Tour de Babel, Paris, Desclée de

Brouwer, 2003-

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Penser l'être du langage

Pierre Br

Passions impunies, le titre français du livre de George Steiner No Ρ spent semble répondre à celui de Valéry Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, < par le « riche amateur » pour le domaine anglais en 1925, pour le doi français en 1941. Larbaud avait voulu pratiquer « une politique culturelle linguistique », et il était passé avec élégance, non seulement du français à l'ai mais à l'espagnol, au portugais, à d'autres langues encore. Traducteur de Γ de James Joyce, il avait donné aussi quelques échantillons des Greguer Ramon Gomez de la Serna.

Larbaud, malgré sa finesse d'écriture, reste un Barnabooth des lettres séduisant, il est vrai, que bien des Bartleby. Mais à cette aventure d'une k dans laquelle il nous entraîne, il manque ce que Jean-Pierre Richard a ; une « aventure d'être ». Quand le deuxième volume de Ce Vice impuni, la est publié, en juin 1941, l'auteur n'a que soixante ans ; mais, malade, beaucoup perdu dans l'usage des membres et de la parole, il vit ce qui lu de vie dans sa ville natale de Vichy, devenue celle du gouvernement du Ma Pétain. Ville d'eau, sans doute, elle devrait inaugurer la liste de ces ville mérées dans Septimanie, Nîmes toute « blanche dans l'air limpide », Sè «petits mystères», Béziers, «ville épicuréiste »'. Mais n'est-il pas trop d'enfiler comme le fait Larbaud des noms de villes heureuses, et tout aus: des paysages, des prénoms féminins, des chambres d'hôtel2 ? Barnabooth tionnait des images, de Kharkow ou de Rotterdam, de Cordoue et de ί s'y arrêtant pendant que les trains manœuvraient en sifflant sous les po fer3. Son Europe n'était que cela :

Pour moi, L'Europe est comme une seule grande ville Pleine de provisions et de tous les plaisirs urbains,

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et la parole. » Son commentateur du X' siècle, le gaon Saadia de Fayyum, nous explique ainsi la manière d'élucidation qu'il a suivie - et qui est centrale pour la compréhension générale du texte — au phonème SFR, écrit trois fois à la suite: « Etj'ai traduit SéFeR "écriture"..., SeFaR, "nombre et compte"... efSiPPuR, c'est la parole26. »

Dans la perspective hébraïque, la création est un acte de langage rhéto-rique, littéral. Tout comme elle l'est dans l'instauration d'un argument philosophique, d'un texte tbéologique ou révélé et dans toute la littérature. Créer un être, c'est le dire. Le ruah Elohim, le souffle ou le pneuma du créateur dit le monde.

(Grammaires de la création, p. 47)

L'hébreu biblique et rabbinique avaient, certes, façonné un thésaurus lexical suffisant pour s'abstraire du cadre ordinaire des lois et des exégèses et composer un genre littéraire poétique. Mais les limites cosmologiques du ciel et de la terre se déployant, il fallut bien inventer une terminologie élargissant la langue divine aux nouveaux confins de l'univers de la création. Retravaillant des racines tirées de la vénérable Mishna, modulant l'arabe à l'hébreu, les savants juifs arabo-espagnols créèrent un répertoire hébraïque adapté à l'expression philosophique comme aux usages des sciences, et notamment aux mathématiques27. La langue de Dieu prenait, à nouveau, le pas sur la langue des hommes et ressuscitait chez les lettrés. Mais, que parlait-on dans la rue juive ? Car des rues juives il y en eut... Des rives du Rjhin à l'île de France, on mêlait au panachage de base hébreu/araméen, du latin, du grec, du français, du germanique, en Italie, de l'italien, du slave dans les confins ; puis, les migrations s'orientant toujours plus vers l'Est, de Francfort à Cracovie, en passant par Prague, le vieil allemand se mit à prendre l'ascendant sur tous les autres vernaculaires, leur imposant ses germanismes, créant des néologismes curieux de sorte qu'un nouveau sabir sup-planta tous les autres en devenant la langue de « l'entre-soi » : le yiddish était né. De Hollande jusqu'en Ukraine, de l'Italie ashkénaze aux Balkans, et de la Pologne jusqu'en Palestine, une lingua franca s'installa pour près d'un millénaire. Enfanté par des siècles de mélanges linguistiques, le yiddish peut être présenté comme un accomplissement. Et pourquoi ne pas le considérer comme un para-chèvement authentique du polyglottisme ?

Chaque langue est un acte de liberté qui permet à l'homme de survivre... Pouvoir employer vingt-huit formes du subjonctif constitue une réserve inépuisable de rêves et des possibilités d'extraterritorialité par rapport à l'état actuel de notre monde.

(.Entretiens, p. 157-158)

Loin de s'apparenter à un idiome de paternité incertaine, issu de brèves rencontres avec des langues de passage, le yiddish incarne l'imprégnation longue des parlers en vigueur dans les environnements où vivaient les juifs, avec leur propre culture. Et, plus que tout autre affirmation d'indépendance nationale, il exprime la faculté, peut-être spécifique aux juifs, d'être chez eux n'importe où, dans une langue qui leur est propre et qui comble leur besoin de singularité, tout en leur permettant de n'être nulle part pour s'y fondre. Il peut être perçu

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comme la réalisation idéale de la composition des Sages siégeant au Sanhédrin, qui devaient pouvoir maîtriser les soixante-dix langues parlées par les soixante-dix nations de la terre28. Éparpillées aux quatre coins de la surface de la terre, les langues projetées dans tous les sens après Babel, ne se seraient-elles pas ras-semblées dans la composition du yiddish ? Et le mal-être dans les langues, magnifié par Kafka, ne proviendrait-il pas d'une incomplétude liée à une conscience aiguë du manque occasionné par son ignorance de la langue yiddish ?

Pourtant, jamais le yiddish ne tenta de rivaliser avec sa vénérable grande sœur, la langue hébraïque. Comme aime à le rappeler Bashevis Singer, celle-ci était bien trop sacrée pour pouvoir être utilisée tous les jours29, et si l'une des grandes singularités des juifs consiste à répartir les espaces de la temporalité entre le profane et le sacré, le yiddish leur permit, justement, d'avoir une langue sainte pour le shabbat, et une langue profane, pour la semaine30. Destinée surtout aux échanges de la vie quotidienne3 , le yiddish était doté d'une capacité d'adaptation hors du commun : tchéquisé à Prague, polonisé à Varsovie, francisé à Paris comme anglicisé à New York, il avait la possibilité de transformer un terme ordinaire en vitz, en un jeu de mot à usage réservé aux initiés. En s'ajustant, tout en conservant son accent particulier, le yiddish pouvait recréer, éléments, choses et gens : une simple diphtongue étirée, et le rude slave, le noble allemand ou le chic français s'évanouissait, rentrait dans la rue juive pour s'y égayer, en toute intimité. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait été si combattu, autant d'ailleurs, par les défenseurs de la langue de Dieu que par ceux des langues des hommes : langue intermédiaire, le yiddish ne s'adressait qu'au ministère angé-lique, et il fallut bien, un jour prendre un parti32.

Un grand écrivain poussé d'une langue à l'autre par le bouleversement social et la guerre est un bon symbole de l'Age des réfugiés. Aucun exil η 'est plus radical, aucun tour de force d'adaptation et de vie nouvelle plus exigeant. Il paraît normal que les créateurs, dans une civilisation de quasi-barbarie qui afait tant d'apatrides, qui a déraciné les langues et les peuples, soient des poètes délogés qui errent à travers la langue.

(Extraterritorialité, p. 27)

Cet absolu de l'exil, cette altérité contenue par l'exigence du langage obligé éclate dans une résonance avec le cri lancé par Jacques Derrida : « Je parle une langue qui n'est pas la mienne... et je n'en ai pas d'autre33. » Il est, dès lors, impossible d'esquiver l'évocation des propos tenus par Franz Rosenzweig, assé-nant l'énonciation de la perte par le peuple juif de sa langue originelle. Utilisant celles de ses hôtes, il n'en posséderait donc aucune puisque, « depuis un temps immémorial, sa langue à lui n'est plus la langue de la vie quotidienne34 ». Voilà qui nous renvoie encore à Babel. Mais l'incident de la tour avait justement permis la constitution du peuple juif, par la diversification et la répartition linguistique des survivants au déluge. Pourtant, quand bien même Rosenzweig pense l'histoin des juifs en termes de déperdition et de ruines, il reconnaît clairement le lier tenace qui s'établit dans la nécessité de maintenir la dualité entre la langue de; hommes et celle du divin. Et, lorsqu'il avance que « c'est dans le silence justemen' et dans les signes silencieux du discours que le juif sent que son langage de tou: les jours est encore chez lui dans la langue sainte de ses heures de fête », ces vers Steiner que l'on se tourne : rien ne nous détruit plus sûrement que le silène d'un autre être humain35.

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claire3. » L'imaginaire de l'avant Babel procure ainsi une préfiguration de ce que pourrait être le Paradis : une humanité pacifique, ne parlant qu'une seule langue et qui, unie, règne sur terre. C'est en effet dans les versets qui suivent la des-cription de l'avènement de la « génération de la division » que se constituent les nations : « Le Saint béni soit-Il descendit avec les soixante-dix anges qui entou-rent le trône de Sa gloire et ils confondirent leur langage en soixante-dix nations et soixante-dix langues. » Chaque peuple ayant son ange, son écriture et sa langue propre. Et que se passa-t-il alors ? Ils voulurent se parler, mais personne ne comprenant plus désormais les paroles de l'autre, ils se firent la guerre, pour se détruire4 ! On comprendra aisément que s'ils avaient eu un interprète à leur disposition, l'histoire de l'humanité se serait déroulée différemment. Si quelqu'un avait pu traduire les paroles qu'ils échangeaient sans pouvoir se comprendre, étrangers à eux-mêmes autant qu'à leur prochain, se seraient-ils mis immédiate-ment à s'entretuer ? Et pourquoi en venir à l'épée ? Voulurent-ils immédiatement se réapproprier la langue des origines qui avait prévalu jusqu'à leur condamna-tion ? Pensaient-ils que cet autre, qui leur faisait face et qu'ils ne comprenaient plus, l'avait gardée à son seul bénéfice ? Et lorsque la descendance de Sem engendra Térakh, père d'Abram, ce dernier avait-il conservé une part de la langue sainte qu'il aurait ensuite transmise aux hébreux ? La langue s'était, peut-être, égayée aux quatre coins de la terre, dispersée, elle aussi, par bribes répandues parmi les langues des nations, à l'image de ces errants qu'on appelle juifs.

Mais que veut dire selon vous le fait d'être juif aujourd'hui ? C'est d'abord avoir préparé ses bagages.

{Entretiens, p. 62)

On a l'habitude de penser que l'usage de multiples langues d'expression ne serait dû qu'au déracinement, à l'exil, à la migration ; le multilinguisme serait en quelque sorte une roue de secours, palliant la souche, l'enracinement ! Pour-tant, le polyçlottisme peut être un phénomène plus ordinaire, lié à la diversité des usages d un milieu, d'un groupe, voire d'un peuple. Il peut aussi, comme dans le judaïsme, être l'une des formes de locution ordinaire, qui répartit natu-rellement les canaux langagiers entre les pratiques de la vie sociale et celles de la vie religieuse. Mais les juifs ont-ils jamais su se satisfaire du maniement d'une seule langue ? En effet, si l'on ne sait trop quelles langues étaient parlées lors de la sortie d'Egypte, il n'en reste pas moins évident qu'il ne pouvait s'agir de l'hébreu biblique. Du reste, cet hébreu biblique, qui révèle la voix divine, a-t-il jamais été une langue d'expression orale ?

Au-delà de cette interrogation - à laquelle nul ne sait répondre aisément - , on peut néanmoins constater que, pour des périodes sur lesquelles la documen-tation existe, la langue hébraïque n'a jamais semblé pouvoir suffire à couvrir la totalité des échanges entre juifs (et que dire des échanges avec les non-juifs ?), et ce de toute époque. L'histoire du langage juif situe la préhistoire de l'hébreu dans la sphère « araméenne ». Et en quoi consiste exactement cet araméen ?

Proche parent de l'hébreu et du phénicien, cette langue sémitique comporte quelques traits communs avec l'arabe. Utilisant l'alphabet phénicien, il a donné naissance à des dialectes divers, qui se répandirent, dans une espèce de sabir, parmi les Babyloniens. Sous l'empire perse (539-322 avant J.-C.), « l'araméen impérial » devint la langue officielle, de l'Égypte à l'Inde. Après les conquêtes d'Alexandre le Grand, le grec le remplaça dans cette fonction en Orient sur toute l'étendue de l'ancien empire perse, mais les dialectes araméens survécurent jusqu'à

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l'époque romaine5. Pour aller vite, on dira que l'araméen est une ancienne langue sémitique, que l'on retrouve sous des formes variées, désignées par les appel-lations diverses de palmyréen, nabatéen, samaritain ou syriaque, qui fleurent l'antiquité et l'archaïsme. À l'état de survivance, on la retrouve encore pratiquée dans quelques rares villages d'Iran, mais elle s'est frayée une place dans la liturgie chrétienne de Syrie.

L'araméen, tel qu'il peut se découvrir dans la Bible hébraïque6, notamment dans les livres d'Esdras, des Chroniques, de Daniel, devenu langue usuelle à l'époque du Second Temple a peut-être campé l'hébreu dans les académies tandis que l'araméen occupait sans doute la rue. Mais le processus de la fabrique d'une langue juive était en cours. Dès les derniers siècles de l'ère, les documents légaux du judaïsme, dont l'acte de mariage encore utilisé de nos jours, seront rédigés en araméen. Langue d'échange et d'écriture, langue communément partagée dans tous les lieux de vie des juifs, elle est si naturellement intériorisée par ses locuteurs que Josèphe, écrivant en araméen avant de passer au grec, ne semble pas diffé-rencier l'hébreu de l'araméen7. Ayant accédé au statut de « langue juive », l'ara-méen laissa une empreinte indélébile dans la littérature talmudique et c'est dans un hébreu fortement teinté d'araméen qu'elle s'est transmise. Cependant, d'une région du monde juif à l'autre, de l'empire perse au romain, le judaïsme se développait dans des cultures si différentes que tout comme l'araméen utilisé dans le Talmud de Babylone n'est pas identique à celui du Talmud de Jérusalem, les traces de l'ancien acadien s'identifient dans le Talmud Babylonien, tandis que le grec a pénétré le Palestinien8. Et, si l'on retrouve souvent la formule caractéristique de l'interrogarion talmudique : « quel en est le sens ? », c'est moins parce qu'elle procède d'une tournure d'esprit singulièrement prédisposée au com-mentaire infini, que parce que le terme utilisé, acadien de la Perse antique ou grec du commun, pouvait demeurer hermétique, inconnu qu'il était des rabbins en discussion lors de la compilation.

Temps et langue sont intimement liés : ils vont <k l'avant et la jtèche n'est jamais au même endroit.

(Après Babel, p. 53)

Dans l'atelier de la formation d'une langue neuve, la superposition d'une langue à une autre ne saurait suffire. Alors que la traduction araméenne des Écritures, le Targum, accède au rang le plus élevé dans l'échelle de la sainteté des textes, le statut de l'araméen change. Il s'inscrit dans le berceau de la langue originelle : Adam, le premier homme ne parlait-il pas, déjà, l'araméen' ? Et la Tora n'a-t-elle pas été donnée simultanément à Moïse dans l'écriture cursive10 ? Pourtant, langue d'origine autant que faire se peut, l'araméen ne fait pas partie des langues que les anges peuvent comprendre : une prière ou une requête qui ne serait pas formulée en hébreu, ne trouvera pas d'oreille compatissante '. Lorsque surgit cet étrange panachage d'hébreu et d'araméen que l'on appelle « hébreu mishnique » et que l'ont tient généralement pour caractéristique de la langue rabbinique, les ingrédients permettant â l'alchimie de la langue de se lier sont énoncés12 : il est indispensable de pouvoir s'exprimer dans la langue des hommes comme dans celle des anges. Les anges formant le ministère divin, ce sont souvent eux qui attirent Son attention sur telle ou telle situation. Job ne savait-il donc pas parler la langue des anges ?

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Or, avoir fait au lieu de ne point faire, Ce n'est pas vanité.

Avoir, très poliment, tambouriné Qu'un Blunt, il faut qu'il s'ouvre,

Avoir cueilli dans l'air une vivante tradition ou d'un bel œil d'antan cette flamme indomptée, Ce n'est pas vanité.

Pound fait allusion, j'en suis à peu près sûr, à Wilfrid Scawen Blunt, esthète, voyageur et poète lyrique, mort en 1922, et dont on donna le nom au frère aîné d'Anthony, lui-même expert en art et adonné à la vie de Paris. Mais peu importe. Ce nom-là, Pound le conférait à tout ce qui irradie la vérité dans notre amour et étude de l'art. Pour tous ceux qui conservent précieusement ces vers, pierre de touche de nos espérances, et pour tous ceux qui les liront dans les générations à venir, voilà que le mal est fait.

Placé comme il est, « Blunt » a rongé le brillant tissu du poème, il y a fait un trou d'ironie. A la fin, il se peut que ce soit la raison la plus convaincante de se souvenir du professeur Anthony Blunt. Au diable l'homme.

Traduit de l'anglais par Louis Évrard Initialement paru dans Le Débat, n° 17, décembre 1981.

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infiniment doué pour Ja mauvaise foi » - pour la duplicity - qui, sous des millions de regards, faisait un pas de deux, sur une musique argentine et suave. Les mains, belles, parlant par sinuosités, laissaient entr'apercevoir de chaudes connivences avec les inquisiteurs et avec un grand public dont Blunt, avec bien de la pers-picacité, avait sûrement deviné les soifs et les démangeaisons lascives. C'est à peine si la lèvre se permettait de bouger quand la phrase tombait, apparemment hésitante, mais recherchée et vernie ; la tonalité mineure était une rémanence du Cambridge des bonnes années. Du début à la fin, l'œil du professeur Blunt est resté terne et froid comme glace. C'est son jeune compagnon, tourmenté par toute cette fiévreuse vilenie, qui a sauté par la fenêtre de l'appartement de Blunt, ou qui en est tombé. Quant à Blunt, on l'a vu à Rome en septembre 1980, et le bruit courait qu'il rédigeait ses Mémoires et apologies dans un refuge ensoleillé.

Cette charade est sans importance. Ce qui intéressera les historiens, c'est la façon dont réagirent des gens en place, tant mondains que cultivés, quand le masque tomba. Des semaines durant, la page des lettres au directeur cfu Times s'emplit de cette agitation bourdonnante. Peu de manifestations de dégoût com-plet, peu d'anathèmes absolus. Mandarins et gens du premier monde (top people, expression à demi désapprobatrice du Times lui-même) se rallièrent pour soutenir Blunt. Ces apologistes suivaient un des trois raisonnements que voici, quand ce n'étaient pas les trois à la fois.

Pour les uns, l'infortunée créature avait été suffisamment châtiée par cet éclat en plein Parlement et par les aboiements d'une meute de journalistes vul-gaires. N'avait-il pas avoué ? N'avait-il pas, bien des années auparavant, reçu [assurance de son immunité ? Fallait-il qu'un personnage aussi distingué fut compromis une deuxième fois ?

Des personnalités marquantes des lettres, des arts, de la pensée politique faisaient entendre un deuxième plaidoyer, déjà plus sérieux : en ce convertissant au communisme, Blunt n'avait fait que suivre un mouvement général. Dans les années trente, se tourner vers Moscou, se défier d'un capitalisme ruineux et corrompu, se dresser contre la menace d'un Mussolini, d'un Franco, d'un Hitler, c'était être clairvoyant et prendre le bon parti. S'il fallait rosser Anthony Blunt, qui donc, pour parler comme Shakespeare, « devrait être dispensé du fouet » ?

Pourquoi un Auden trépasserait-il en odeur de sainteté alors qu'on lâche les chiens sur un Blunt ? Il est vrai que, dans sa majorité, l'intelligentsia proso-viétique avait fait ses réflexions au moment de l'alliance Hitler-Staline et qu'il n'y eut à peu près personne pour traduire ses sympathies en actes d'espionnage et de trahison : on en convenait, mais on glissait rapidement là-dessus.

Troisième raisonnement de la défense, qu'exprimait par exemple l'historien A. J . P. Taylor : la dénonciation publique de Blunt reposait sur des témoignages viciés, dont les plus tristement connus sont les révélations d'un Américain, ancien agent de la CIA. On pourrait ne donner que peu de créance à pareilles allégations et l'on ne devrait pas mettre quiconque au pilori pour des motifs aussi incon-sistants. Taylor a raison de montrer ce qu'il y a de faible et de controuvé dans l'affaire telle qu'on l'a officiellement divulguée. Néanmoins, pour l'essentiel, on n'a pas à douter de la trahison de Blunt.

Si toutefois le sentiment a pesé en sa faveur, il l'a fait à l'origine hors de tout discernement et de tout raisonnement. Il est issu d'un éthos, celui de l'amitié inébranlable, qu'E. M. Forster a proclamé dans son aphorisme-talisman. Dans l'enfer de son Arcadie scolaire, alors qu'on le tient près de la cheminée et qu'il est à moitié rôti, Tom Brown ne mouchardera pas, même au bravache de la classe. Chez les midshipmen de Henty, chez les sous-lieutenants de Kipling, dans la jeunesse dorée de 1914, chacun se dirige vers sa mort nimbé de fidélité mas-

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culine. Un homme comme il faut ne dénonce pas son ami ; il ne s'en prend pas à son ami quand ce dernier, quelle qu'en soit la raison, connaît des mauvais jours. On demandait à un professeur de Cambridge ce qu'il ferait si Blunt sonnait à sa porte ; il a répondu un peu pour tout le monde : « Je lui offrirais un verre et je lui dirais : "Sale affaire, Anthony. Quelle guigne !" » Vous voyez, à Cam-bridge, la fidélité personnelle et l'amitié comptent beaucoup et c'est à fort juste titre. Assurément, il n'est rien arrivé qui puisse le rendre moins digne d'amitié.

Ces expressions de collégiens - sale affaire, quelle guigne — et la pompeuse fadeur de la dernière phrase rendent ce discours assez typique de l'ambiance générale.

Averti de la déclaration que Mme Thatcher s'apprêtait à faire, le professeur Blunt s'est démis du moins prestigieux des deux clubs londoniens auxquels il appartenait. On peut croire qu'il est toujours membre de l'autre, et membre bienvenu. Un décret royal lui a retiré son titre de chevalier : décision rarissime, prise la dernière fois, si je ne m'abuse, à l'encontre de sir Roger Casement quand il s'efforça, durant la Première Guerre mondiale, de provoquer des troubles en Irlande. (Bien entendu, on pendit Casement.) De très fortes pressions ont amené Blunt à renoncer à son titre de membre honoraire du Trinity College, avant que le conseil ne fut placé dans la nécessité d'un vote, lequel n'eût pu être qu'angoissé. Il n'a pas offert et on ne lui a pas demandé de renier ses grades honoraires, chose des plus remarquables à Oxford. Quand l'Académie britannique s'est réunie, le 3 juillet 1980, on imagine que le public s'est profondément intéressé à cette séance : on disputait pour savoir si Blunt continuerait d'appartenir... Or l'auguste société s'est occupée d'autres affaires. Comme devant, les lettres « FBA » ont suivi le nom de B1 lunt. Il se trouve que j'ai rencontré le lendemain plusieurs des académiciens. Je leur ai demandé quelle eût été leur attitude si Blunt avait opéré pour le compte des services secrets nazis. Aucune réponse claire ne s'est dégagée. Certains admettaient qu'ils se conformaient en pratique à une double norme, mal définie ; que la trahison pronazie était tout simplement immonde, mais non pas la trahison prosoviétique, surtout quand on s'y était lancé dans les années trente. Même l'univers du Goulag, même les dangers de l'heure ne pouvaient gommer tout à fait cette différence quasiment esthétique. D'autres ont estimé qu'ils n'auraient pu exclure Blunt de l'Académie, eût-il espionné pour Himmler. On m'a retourné la question : je n'ai pas été capable de répondre carrément. L'appartenance à l'Académie britannique honore l'excellence dans le savoir. Ce que Blunt a pu accomplir comme historien de l'art demeure illuminant. Les « monuments de l'intelligence qui ne vieillit point » - cette fière expression est de Yeats — sont-ils passibles d'un déni moral ou politique ? Je l'ignore, ni plus ni moins. J'ai prononcé, moi aussi, les vœux du clerc. Il y a quelques jours, dans le Times Literary Supplement- ce Τ LS qui est la boîte aux lettres de l'intelligentsia britannique - j ai lu, sous la plume d'Anthony Blunt, le compte rendu magistral, péremptoire, irrésistible d'un ouvrage récent sur l'architecture néo-classique fran-çaise. Le rédacteur aurait-il dû ne pas lui demander ces pages ? Blunt aurait-il dû par honte, par besoin d'obscurité, ne point les écrire ? Encore une fois, je n'en sais rien. Il a dû y avoir des pressions. Blunt a offert sa démission à l'Aca-démie le 18 août 1980.

Blotti dans sa cage à Pise, Ezra Pound, dont les trahisons sont manifeste-ment du travail d'amateur et même d'histrion quand on les compare à celles de Blunt, a écrit l'une des plus grandes lamentations dont l'homme ait fait l'objet dans toute la littérature. Pourtant la lucidité visite l'abjection, et le Canto LXXXI s'élance vers le matin, vers la certitude qu'il est une rédemption dans l'art et dans les hauteurs de la pensée, et que nous pouvons échapper aux circuits infer-naux de notre condition :

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parvienne à survivre s'il n'apprend pas à se passer des frontières et des passeports, s'il ne saisit pas que nous sommes tous les hôtes les uns des autres, comme nous le sommes de cette terre balafrée et empoisonnée. La patrie d'un homme, c'est le morceau d'espace - qui peut être chambre d'hôtel ou banc de jardin public — que les régimes bureaucratiques modernes à l'Est ou à l'Ouest, et leurs énormes appareils de surveillance, lui concèdent pour son travail. Les arbres ont des racines ; les hommes ont des jambes pour s'en aller quand en conscience ils ont dit non. Ainsi donc, il y a dans le défi de Forster un humanisme oecuménique digne d'être défendu. Anthony Blunt eût-il renoncé à sa carrière dorée pour chercher à Moscou un refuge sans avenir, se fut-il donné la mort plutôt que de dire un mot de ses frères de Cambridge, on le condamnerait comme traître qu'il est, mais on reconnaîtrait qu'il aurait mis en acte le grand paradoxe de Forster, et l'on y verrait comme l'aboutissement logique d'une longue tradition de fidélité adolescente. Il s'est froidement délecté de trahir et son pays et ses amis.

Néanmoins le motif homosexuel peut avoir compté par deux de ses effets. En faisant chanter Blunt et son cercle, l'espionnage soviétique l'aurait tenu à la gorge à une époque où les lois anglaises étaient encore draconiennes, même à Fégard des adultes consentants. Chose plus importante, l'éthos homo-érotique peut avoir logé dans des hommes comme Blunt et Burgess la conviction que voici : la société officielle qui les entourait pouvait faire haute estime de leurs talents, mais, par essence, elle était hypocrite et elle leur était hostile ; par consé-quent, elle était mûre pour la ruine ; l'espionnage n'était qu'un des moyens nécessaires de héler cette bonne fin. Contradiction ironique : l'Union soviétique et stalinienne, comme en témoigna un André Gide amèrement détrompé, répri-mait l'homosexualité beaucoup plus durement que ne faisait l'Occident capita-liste. Blunt qui, dans la préface à sa Théorie des arts en Italie, 1450-1600, avait remercié Guy Burgess de ses encouragements et de son appui sur « tous les points plus fondamentaux » (et que Burgess fît autorité sur l'esthétique de la Renais-sance, cela ne sautait pas immédiatement aux yeux), Blunt allait prospérant au sein et au-dehors du service secret britannique. En Russie, on règle ces affaires-là d'une autre façon.

Or, si décisifs qu'ils puissent être, ni le marxisme patent de Blunt, ni sa compromission avec une franc-maçonnerie garçonnière et dorée ne nous condui-sent au cœur du labyrinthe, à cette duplicité radicale où l'humanisme intègre et l'impeccabilité professorale, côtoyant la fourberie et la traîtrise professionnelles, prennent des airs de schizophrénie.

Quand notre société veut bien se mettre en peine de réfléchir un peu à l'image et à la condition du lettré, elle les tient pour choses acquises et normales : en quoi elle fait négligemment appel aux mêmes conventions de reconnaissance mutuelle qui lui servent à régler ses affaires quotidiennes. Tout au plus la distrac-tion du pédant, les bizarreries de sa mise et de son maintien, son inaptitude aux soins les plus nécessaires et les plus simples de l'existence survivent-elles dans ces plaisanteries séculaires qui sont les seules remontées en surface d'inquiétudes et de suspicions anciennes. Il est de fait que le savant absolu est un être plutôt inquié-tant. Tout en lui corrobore le jugement de Nietzsche, que s'intéresser à quelque chose, s'y intéresser à fond, c'est une poussée libidinale plus puissante que l'amour ou que la haine, plus opiniâtre que la foi ou que l'amitié — et, assez souvent, plus compulsive que la vie même de la personne. Archimède ne fuit pas ceux qui viennent le tuer ; il ne tourne même pas la tête pour constater qu'ils se ruent dans son jardin : il est absorbé dans l'algèbre des sections coniques. Voici l'étrange de cette passion : elle n'a aucune espèce de rapport avec la réputation de son objet, avec sa valeur matérielle ou financière, avec ses attraits sensibles ni avec son utilité.

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Un homme investira toute la somme de sa vie dans l'étude de tessons sumériens, dans la vertigineuse tentative de classifier les stercoraires d'un coin de la Nouvelle-Guinée, dans l'examen des modèles d'appariement des cloportes, dans la biogra-phie d'un écrivain ou homme d'État et d'un seul, dans la synthèse d'une seule substance chimique, dans la grammaire d'une langue morte. Les vases de nuit coréens du DC" siècle, l'accentuation en grec ancien - Browning en témoigne dans son ironique mais impressionnante commémoration, A Grammarian's Funeral— peuvent ramasser les énergies mentales et nerveuses d'un homme et les élever jusqu'à l'enthousiasme et à l'extase. Quand Méphistophélès tentait Faust en lui promettant les secrets de l'univers, c'était du gaspillage : l'Orchis absent de sa serre de botaniste, la page déchirée du manuscrit d'Eschyle à la Laurentienne, le Der-nier Théorème de Fermât, non encore découvert, auraient fait largement l'affaire. L'érudit absolu, le mandarin, est rongé de ce pur cancer, « la sainteté du très infime détail » (l'expression est de William Blake). Quand sa recherche le tient, ce mono-maniaque se désintéresse de l'utilité possible de ses découvertes et des avantages ou des honneurs qu'elles pourraient lui valoir ; il se soucie peu de savoir s'il y a plus de deux ou trois personnes sur terre pour y prêter attention, pour comprendre ou apprécier tant soit peu ce qu'il a en tête. Ce détachement fait la dignité de sa manie. Or, chose préoccupante, il peut s'étendre à d'autres zones. L'archiviste, le monographe, l'archéologue, le spécialiste qui se brûle à des séductions ésotériques peut être tout aussi indifférent aux exigences de la justice sociale, de l'affection familiale, de la conscience politique et de l'humanité ordinaire. Tout ce monde extérieur est l'informe et grossière entrave qui l'empêche d'atteindre la pierre philosophale ; ce peut même être l'ennemi, car il bafoue et contrecarre une incli-nation dont la primauté s'affirme sauvagement. Pour l'érudit intégral, le sommeil est du temps perdu, la chair un bagage déchiré que l'esprit doit traîner après soi. Alain prévenait ses étudiants : « Rappelez-vous, messieurs, que toute idée juste est le refus d'un corps. » D'où les légendes qui s'amassent autour de Faust, l'histoire de l'homme qui sacrifie tout, femme, enfant, maison à la recherche de la tulipe parfaitement noire (vieux thème repris par Dumas), et toutes les histoires d'épou-vante qui parlent de cabalistes et de savants au cerveau dérangé ; mais aussi les faits réels, les vies obsédées, sacrifiées, dévorées de ces rêveurs, à commencer par celle de Thalès de Milet, qui tomba dans un puits tandis qu'il cherchait à calculer la conjonction éciiptique de (a lune et du soleil. Histoire hantée, histoire qui hante.

Ce d'autant plus, je crois, que le maléfice est archéologique. Même s'il est tout proche de tomber dans l'autisme, le scientifique s'oriente vers l'avenir, qui contient toujours une promesse d'aube et de hasard positif. Le numismate qui travaille à identifier des monnaies archaïques, le musicologue qui déchiffre des notations médiévales, le philologue qui reconstitue le texte corrompu d'un codex, l'historien de l'art qui s'évertue à cataloguer des dessins baroques ou rococo a fait plus que pénétrer dans le labyrinthe souterrain de l'ésotérisme : il a, par nécessité, inversé le temps. Pour lui, ce qui est vivant et présent, c'est surtout ce qui vient du passé. Voilà encore une aliénation psychologique et sociale à laquelle nous ne prêtons pas assez d'attention. Le collégien d'aujourd'hui résout des équations inaccessibles à Newton ou à Gauss ; un étudiant en biologie pourrait enseigner Darwin. Quand il s'agit d'humanités, c'est à peu près le contraire qui est vrai. Voici deux propositions logiquement indémontrables : il n'y aura jamais en Occident aucun écrivain capable, je ne dis pas de surpasser, mais d'égaler Shakespeare ; en musique, on ne reverra plus la surabondance dans la perfection qui a signalé un Mozart ou un Schubert. Il n'empêche que ces propositions sont comme chargées de certitude intuitive, de crédibilité. L'humaniste est un homme de souvenir. Il marche, comme cette troupe de maudits que nous montre Dante en son Enfer, la tête tournée vers l'arrière. Il se dirige vers le lendemain en

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sûreté. Sur les points décisifs, « c'est exactement le contraire de ce que l'on vous a amené à croire ». Les historiens de l'avenir fouineront. Telle ou telle piste aboutira à du sensationnel : rapports inédits, lettres, mémoires. Blunt aura son mot à dire, lui aussi, et ratissera des royalties (ça, c'est un jeu de mots par prédestination). Mais il est fort douteux qu'on voie jamais surgir une vérité cohérente. Ce qui est certain, c'est tout simplement ceci : Anthony Blunt a été un homme vendu au KGB ; sa trahison, pendant trente ans ou plus, a sûrement causé beaucoup de tort à son pays et il se peut qu'elle ait envoyé des gens - des Polonais, des Tchèques, des membres du service de renseignements - à une mon abjecte. Le reste est commérage de fort mauvais goût.

On nous donne à entendre que l'espionnage et la trahison sont aussi vieux ue la prostitution. Il est bien vrai qu'on y a souvent embauché des êtres pleins 'intelligence et d'audace, dont le niveau social était, dans certains cas, assez

élevé. Mais qu'un homme d'une grande distinction intellectuelle s'enrôle dans cet écœurant métier, un homme dont les apports à la vie de l'esprit sont toute délicatesse et toute sensibilité, un érudit et un maître qui a fait de la véracité, de l'intégrité scrupuleuse, la pierre de touche de son œuvre, voilà qui est bien rare. Je n'en vois pas de véritable parallèle dans notre siècle. En vérité, quand on découvre la félonie et la duplicité duprofesseur Blunt, on se pose des questions fondamentales sur la nature de l'idée fixe chez un intellectuel, chez un univer-sitaire ; sur la coexistence, en une même personnalité, du plus extrême souci de vérité et du plus extrême mensonge ; et sur certains germes d'inhumanité qui, dans notre société, sont pour ainsi dire plantés à la racine même du mérite supérieur. Voilà pourquoi l'affaire est importante et passionnante. Faute de com-pétence, et aussi d'intérêt, je n'irai pas augmenter le flot des investigations en chambre et des imaginations espionnagères qui déferle autour du cas Blunt. Mais j'aimerais réfléchir un moment sur un homme qui, le matin, inculque à ses élèves qu'attribuer faussement un dessin de Watteau ou faire une erreur de transcrip-tion, c'est pécher contre l'esprit ; et qui, l'après-midi ou le soir, transmet aux agents soviétiques des informations secrètes, peut-être capitales, que ses compa-triotes et ses très proches collègues lui ont confiées sous la foi du serment. Quelles sont les sources de cette division ? Comment l'esprit se masque-t-il lui-même ?

Les opinions marxistes de Blunt, telles qu'il les énonce dans ses chroniques et dans sa contribution à The Mind in Chains, ne sortent pas de la banalité. C'est là l'expression toute quotidienne d'un sentiment de colère très répandu dans une génération bourgeoise menacée de trois côtés - par la dépression éco-nomique de l'Occident, par le nazisme et par le fascisme - , et tentée de croire aux réussites du dynamisme libertaire après la Révolution russe. Rien de ce que Blunt écrit n'indique une connaissance particulière des aspects philosophiques du matérialisme dialectique, ni de la théorie économique et de la doctrine du travail sur lesquelles ce matérialisme est fondé. Ce sont propos d'une gauche de salon, écrits d'un style qui plaisait dans les années trente. Sauf, peut-être, à un seul égard.

De bonne heure, Blunt était arrivé à la conviction que le grand art, auquel il attachait une valeur souveraine pour la conscience humaine et pour la société, ne pourrait survivre sous la tyrannie morcelée, anarchique, toujours guidée par la mode, du patronage privé et de ces communications de masse qui poussent tout vers la trivialité. Pour que la peinture, la sculpture et l'architecture occi-dentales retrouvent leur envergure classique, il leur faudrait la gouverne d'un État éclairé, éducateur et capable d'un ferme dessein historique. Toutefois, si l'on examine de près ces appels réitérés à une autorité centrale qui s'imposerait

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aux arts, on constate que la thèse ne repose pas sur une base particulièrement marxiste. Le précédent idéal est bien antérieur à cette doctrine-là. Comme tant de membres de 1'« élite avancée », Blunt entretient deux convictions qui peuvent être antithétiques. Il tient que rien n'est plus riche de signification pour l'homme que le grand art ; et il voudrait que cette signification fut accessible à la com-munauté dans son ensemble. Il y a une solution quasiment inévitable, c'est celle de Platon : des « gardiens », choisis pour leur puissance intellectuelle et pour leur probité, garantiront à l'art une qualité positive qui rehaussera la beauté de la vie, et organiseront l'offre de cet art à leur société tout entière. Cette qualité-là et cette offrande publique donneront plus de hauteur à la sensibilité collective. Apparemment, Blunt a pensé que ce mécanisme d'autorité et de diffusion, ou du moins quelque chose de fort approchant, opérait dans les cités-États d'Italie au temps de la Renaissance, et surtout au siècle de Louis XIV et de son successeur immédiat. Le patronage des Médicis ou celui de Versailles était caractérisé à la fois par un centralisme autoritaire et par un esprit de progrès. Il ordonnait la production de tableaux, de statues et de bâtiments d'un mérite durable, mais il faisait de cette production un bienfait politique, une incitation qui atteignait et remuait tout le corps social. De la sorte, les artistes devenaient plus que des individus : ils s'incorporaient dans un organisme vivant. Pour singulière et per-sonnelle que fut leur inspiration, la toile, le monument, la loggia qu'ils conce-vaient et fabriquaient subissaient les pressions rationalisantes et humanisantes de la circonstance publique et du besoin de communiquer, tant avec leurs patrons et supérieurs qu'avec toute la cité. Le marchand d'œuvres d'art et le collection-neur privé, le nabab et le journaliste-critique, tels qu'ils champignonnent sous le capitalisme, sont incapables d'atteindre à pareille cohérence. Au contraire, ce sont les rapports d'argent qui ont inévitablement divisé le monde de l'art, met-tant d'un côté l'ésotérique et de l'autre le kitsch. Blunt paraît situer la crise quelque part entre Ingres, qui travaillait encore dans des entours hiérarchiques et publics, et disons Manet. Sous nos yeux, l'analogue des Médicis ou de l'Ancien Régime pourrait être le commissariat léniniste aux Beaux-Arts, le ministère de la Culture dans le Mexique d'après la révolution ; il ne s'en faut guère, nous l'avons vu, qu'on ne puisse parler aussi du IIIe Reich et de sa chambre des arts. Blunt est assez sagace pour s'aviser que le prix à payer peut être exorbitant, au moins dans une période de transition historique. Mais quel autre moyen d'arra-cher les arts à leur isolement, de les sauver de la prostitution mercantile - les arts, sans lesquels l'homme régresserait vers l'animalité ? C'est peut-être bien parce qu'il ne trouvait nulle autre réponse à cette question que Blunt a glissé du marxisme estudiantin et mondain à l'exercice pratique de la trahison.

Il se peut qu'un autre motif, apparenté au précédent, ait joué aussi ; mais c'est comme une intuition, que je ne saurais prouver. Il y a quelque raison de penser que Blunt, quand il s'attaqua sérieusement à l'étude des arts, était attiré par Claude Lorrain aussi vivement, sinon plus, que par Poussin. Et l'on peut soutenir que Lorrain est le plus original et le plus obsédant des deux maîtres. Or, pour des raisons qui tiennent à la différence des rapports que l'un et l'autre artiste entretenaient avec ses patrons et son public, les œuvres de Poussin sont largement accessibles aux étudiants, tandis qu'une bonne partie de celles de Lorrain se trouvait alors dans des collections privées et souvent fermées.

Nous touchons ici un problème à propos duquel mes sentiments sont très partagés. Le grand art entre les mains des propriétaires privés, dérobé à la vue du reste des mortels, y compris des amateurs intéressés et des érudits, voilà un curieux trafic. Un Turner, un Van Gogh devenus des placements et littéralement enfouis dans la cave d'une banque, au Proche-Orient ou en Amérique du Sud ;

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biographie de l'artiste, avec ses habitudes professionnelles, avec la distribution et la survivance de ses œuvres, avec leur départ de l'atelier, le voyage souvent tortueux qui les mène jusqu'au musée contemporain, à la salle des ventes, au grenier oublié ou à la collection privée. Mais le noeud de la question n'est pas là. Ce qui compte le plus, ce sont les « valeurs tactiles » (expression de Berenson) : ici se montrent le goût et les sens dans leur vigilance, dans leur constante appli-cation au menu détail comme à l'effet d'ensemble de l'objet d'art. Le maître auteur de catalogues sait se percher à la hauteur voulue.

À partir de 1939, Blunt fait paraître le catalogue des dessins de Nicolas Poussin (The Drawings of Ν. P.); en 1945, celui des dessins français de la col-lection royale (The French Drawings in the Collection of H. M. the King at Windsor Castle). Neuf ans plus tard, il donne The Drawings of G. Β. Castiglione and Ste-

fano delta Bella in the Collection of Η. M. the Queen at Windsor Castle. Son catalogue descriptif des dessins vénitiens de la collection royale (XVir et XVIII''siècles) est publié en 1957. Trois ans plus tard, c'est le tour du catalogue des dessins romains du Souverain, pour la même période. Anthony Blunt procure le catalogue de la vaste exposition Poussin organisée à Paris en 1960, et il arrête, six ans plus tard, la liste définitive des peintures de l'artiste. En 1968, il feit l'examen de la collection James de Rothschild à Waddesdam Manor. En 1971, viennent les suppléments à ses listes précédentes de dessins français et italiens. Au surplus, dans toutes ses monographies - comme la belle étude Neapolitan Baroque et Rococo Architecture (1975) ou le livre sur Borromini - , l'attribution, la description exacte et la datation jouent un rôle capital. Dans la grande maison de l'art occidental, Blunt a mis en ordre intelligible des salles de première impor-tance. Je l'ai dit, il y a fallu un labeur, des scrupules, un flair et une contention d'esprit que seul un expert peut apprécier.

Il vaut la peine d'insister sur les « scrupules ». Attribuer, décrire, dater, voilà qui exige une absolue intégrité en matière de technique. Il faut mesurer les marges au millimètre près ; si l'on veut dénombrer et sérier correctement les impressions successives obtenues d'une planche originale, bois ou cuivre, il faut en observer les différences quasi microscopiques. Or, en pareil domaine, on subit aussi des pressions morales ou économiques ; sur un marché où l'on perd tout bon sens, la valeur franche d'un tableau, d'un dessin, d'une gravure, d'une sculp-ture tient à une attribution d'expert. On sait bien, trop bien, à quelles tentations l'on s'expose (Berenson, à ce qu'on a dit, y céda aux occasions). Blunt a été là-dessus d'une parfaite austérité, cela ne se discute pas. Son érudition, son ensei-gnement offrent l'exemple de la sévérité en matière technique, de la rigueur intellectuelle et morale passées à l'état de normes redoutables. Ses catalogues, ses ouvrages d'histoire de l'art et de critique, les décisions auxquelles il a abouti quand il s'agissait d'identifier et d'évaluer des tableaux et des dessins de col-lections publiques ou privées, illustrent la devise adoptée par Aby Warburg, fondateur de l'Institut auquel Blunt fut si étroitement associé : « Dieu se cache dans le détail. » A ces hauteurs de science et d'expertise, toute tromperie et tout scandale seraient irréparables. Il n'est guère de jour où le professeur sir Anthony Blunt, commandeur du Royal Victorian Order et invité d'honneur de la reine, ne l'ait fait comprendre à ses collègues et à ses élèves.

Ils lui ont répondu d'un cœur généreux. Les Studies in Renaissance and Baroque Art Presented to Anthony Blunt on His 60th Birthday (Phaidon, 1967) sont plus qu'un geste rituel. Quelques-uns des plus distingués historiens de l'art et de l'architecture ont rendu là un très sincère hommage à un maître de la discipline et à un professeur exemplaire en publiant des essais où se reflètent ses hautes exigences et l'universalité de ses intuitions. Mais ils ont fait plus qu'honorer un savant et un interprète : ils ont salué un homme. Ce que les pairs

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et les correspondants du professeur Blunt, dans tout le monde académique, au National Art Collections Fund, au National Trust (qui tient le premier rang parmi les organismes chargés de préserver l'héritage historique de la Grande-Bretagne), dans les musées et, l'on a toute raison de le penser, dans l'entourage de la reine, ont voulu exprimer sans restriction aucune, c'est ce qu'ils pensaient « de la qualité intellectuelle et de l'intégrité morale » de sir Anthony. L'une n'allait pas sans l'autre, c'était évident.

Je ne sais pas au juste quand l'espionnage soviétique a recruté Blunt. On croit pouvoir dire qu'il s'intéressa au communisme et qu'il en fut sympathisant entre 1926 et 1929, quand il étudiait au Trinity College de Cambridge. Élu fellow de ce college en 1932, il semble s'y être comporté surtout comme détecteur de talents et « gourou » du KGB. Selon les témoignages dont nous disposons, il exerçait une extraordinaire influence sur un cercle de jeunes gens dont faisaient partie K m Philby, Guy Burgess et Donald Maclean : trois hommes qui allaient plus tard se réfugier à Moscou. Blunt servit en France en 1939 et 1940 après avoir essayé - mais là, les détails demeurent obscurs - de s'enrôler dans le service des renseignements de l'armée. En 1940, alors que, par sa percée à l'ouest, Hitler provoquait le chaos et la crise, Anthony Blunt arrivait à ses fins. Il était désormais membre de la branche MI 5 du service secret en temps de guerre. Hors de ce service, nul ne sait au juste, je crois, quelles étaient ses fonctions et à quel grade il s'éleva. Au début, il semble avoir intercepté les conversations et surveillé les activités des diverses ambassades et des gouvernements étrangers en exil à Londres. En faisant part de ses trouvailles à ses commettants soviétiques, il aurait aidé les Russes à organiser et à réaliser leur politique d'assassinats dans les pays libérés d'Europe orientale, en 1944 et 1945. Blunt a lui-même déclaré que ses activités consistaient, en tout et pour tout, à tenir les Russes au courant de ce que le MI5 découvrait des réseaux de renseignements allemands, et à leur trans-mettre, à l'occasion, des détails d'ordre courant sur le travail et sur les opinions de ses collègues. Vers la mi-novembre 1979, Margaret Thatcher, dans une décla-ration à la Chambre des communes, révélait la trahison de Blunt au grand public. Elle se bornait à dire : « Nous ne savons pas exactement quels renseignements il a transmis. En revanche, nous savons à quels renseignements il avait accès. » Il fallait entendre par là que ces derniers étaient importants, évidemment. En apparence, Blunt avait cessé d'appartenir au MI5 à la fin de la guerre. En réalité, bien entendu, la communauté du renseignement, en Angleterre comme en tout autre pays, est une sorte de club permanent que les old boys et parfois les activistes continuent de fréquenter. Il semble qu'en 1950 Blunt ait offert son assistance à la section de sécurité du Foreign Office, qui essayait alors de localiser une impor-tante faite de renseignements secrets émanant de l'ambassade américaine. Par ce geste amical, Blunt arriva tout droit au cœur du dossier Burgess-Madean. Jusqu'à ce jour, seules quelques personnes savent par quel mécanisme précis Burgess et Maclean furent tuyautés soixante-douze heures avant qu'on interrogeât Maclean, ce qui leur permit de chercher refuge en Union soviétique. Il est à peu près certain que Blunt fut pour quelque chose dans cette évasion. Ce qu'on ne saurait dire, c'est s'il a pris l'initiative de l'opération er s'il l'a organisée, ou s'il a sim-plement lancé les signaux d'urgence. Mais on sait que c'est Anthony Blunt qui a téléphoné à Burgess le 25 mai 1951 au matin pour lui dire que le filet allait se rabattre sur Maclean le lundi suivant. C'était un vendredi ; les services de sécurité britanniques observent le jour du Sabbat. Le soir même, Burgess et Maclean s'embarquaient à Southampton pour Saint-Malo. En outre, c'est Blunt qui passa au peigne fin l'appartement de Burgess à Londres, pour en éliminer tout indice de nature à l'incriminer, et Philby avec lui. Philby allait subir un

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phénomène complexe, et l'on n'en saurait juger d'après des déterminants tout bruts, qu'ils soient psychologiques ou sociaux. Néanmoins, le marxisme « fournit au moins un instrument d'analyse historique des caractéristiques d'un style ou d'une oeuvre d'art ». Et, chose fort utile, il est là pour nous rappeler que les opinions du critique sont elles-mêmes des « faits » dont on peut avancer une explication historique. Au moyen de l'outillage diagnostique du marxisme, nous arrivons à nous faire une idée claire du dilemme moderniste. L'impressionnisme a marqué la séparation du grand artiste et du monde prolétarien. Daumier et Courbet restaient en contact imaginatif avec les réalités douloureuses de la vie sociale. Le surréalisme, lui, a beau flirter avec le radicalisme politique, ce n'est pas le moins du monde un art révolutionnaire, socialement parlant. Il a en propre un parfait dédain du spectateur populaire, à quoi le spectateur populaire, devant une œuvre surréaliste, répond par un réflexe de rejet : il est aigu, le contraste de ces attitudes avec celles du peintre et du public qui, dans l'art gothique et dans l'art de la prime Renaissance, s'entre-donnent et s'entre-stimulent. L'artiste, qui œuvre dans la pure abstraction, et les spectateurs, qui forment sa coterie, se sont isolés « de toutes les activités sérieuses de la vie ». La conclusion de Blunt est catégorique : « Dam l'état présent du capitalisme, la situation de l'artiste est désespérée. » Mais d'autres modèles de société sont en train de se dégager du creuset de la révolution. « Une culture ouvrière » s'édifie en Union soviétique. Cette construction-là n'entraîne pas l'anéantissement du passé. Au contraire, au sens où Blunt entend l'enseignement de Lénine, une vraie culture socialiste « reprendra tout ce qu'il y a de bon dans la culture bourgeoise et le convertira à ses propres fins ». Sous le socialisme - et ici Blunt s'oppose évidemment au fameux essai d'Oscar Wilde sur le même sujet - l'artiste moderne, comme ses prédécesseurs du Moyen Âge et de la Renaissance, sera en mesure d'épanouir sa personnalité avec plus de richesse qu'il ne le peut sous la domination irrespon-sable et banalisante d'un capitalisme anarchique. « Il occupera une place claire-ment déterminée dans l'organisation de la société, comme travailleur intellectuel investi d'une fonction précise. » Qu'en Occident nous « n'aimions pas du tout la peinture que l'on fait en Union soviétique, c'est bien possible, mais il n'en découle pas que cet art ne soit pas le genre d'art qu'il faut aux Russes en ce moment ». Et la peinture mexicaine, dans sa phase révolutionnaire et didactique, produit des fresques et des tableaux majeurs, capables d'emporter immédiate-ment la conviction : exactement le genre d'oeuvres qui fait si cruellement défaut à Londres, à Paris, à New York. Rivera et Orozco appartiennent à la bourgeoisie, ils sont artistes surtout et avant tout ; mais « ils aident le prolétariat à produire sa propre culture ». En retour, ils y gagnent cette sorte d'examen attentif et de soutien public dont l'artiste, sous le capitalisme tardif, s'est privé plus ou moins volontairement. Les leçons soviétique et mexicaine sont claires. Et Blunt de citer, avec adhésion, la parole de Lénine à Clara Zetkin : « Nous autres communistes, nous ne pouvons pas rester les bras croisés et laisser le chaos se propager en tout sens. Nous devons guider ce mouvement selon un plan et en organiser les résultats. » L'art est chose trop sérieuse pour qu'on la laisse aux seuls artistes, sans parler de leurs richards de patrons.

Tout au long de l'année 1938, ces austères espérances parurent se faner. L'artiste devait faire son choix, un choix de plus en plus catégorique, ainsi for-mulé par Blunt dans le Spectator du 24 juin : s'imposer la discipline de peindre le monde tel qu'il était, peindre tout autre chose à titre de distraction et de frivolité, ou se suicider. Négliger ainsi l'exemple mexicain, c'était une honte. « À Cambridge, notait-il en septembre, dans la chambre de tout jeune intellectuel de la bonne société membre du parti communiste, on pourra toujours trouver la reproduction d'une peinture de Van Gogh », mais de Rivera, mais d'Orozco,

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point de nouvelles. À l'évidence, il ne suffisait plus d'exhorter l'individu ni de compter sur le jeu spontané de sa sensibilité. On en était presque au geste déses-péré dans le papier du 8 juillet : « Bien qu'il faille déplorer à tous égards la façon dont Hitler s'y prend pour enrégimenter les arts, il n'y a rien d'intrinsèquement mauvais dans l'organisation des arts par l'État. » Le régime mexicain avait montré la voie : « Espérons que bientôt cela se produira en Europe. » Il était bien tard.

C'était l'heure de l'effort de guerre : en Grande-Bretagne, les artistes et les historiens de l'art étaient enrôlés dans la propagande, dans le reportage (voir les célèbres dessins de Henry Moore sur les abris contre les raids aériens) et dans diverses initiatives artistiques. On tenait là cette collaboration militante et pla-nifiée de l'artiste et de la société que Blunt avait tant réclamée au cours des années précédentes.

Or c'est à ce moment-là - en cette année 1939 où il devint maître de conférences en histoire de l'art à l'université de Londres et sous-directeur du très estimé institut Courtauld - que, brusquement, les écrits d'Anthony Blunt prirent le chemin de l'intérieur. Son premier article savant avait paru dans le Journal of the Warburg Institute de 1937-1938, mais pour l'essentiel son œuvre publiée relevait du journalisme. Après 1938, ce journalisme-là se fit occasionnel, se raréfia, et c'est dans ce qui fut à partir de 1939 le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, publication d'un mandarinisme virulent, c'est dans le Bur-lington Magazine, rendez-vous confraternel des experts et connaisseurs, qu'il fit paraître, en une série ininterrompue, les articles qui ont fait de lui l'un des historiens les plus en vue de son époque. Ces articles - sur Poussin, sur William Blake, sur la peinture italienne et sur l'architecture française des XVII' et XVIII' siècles, sur les rapports du baroque et de l'Antiquité - constituent les assises, et très souvent la forme préliminaire, d'au moins vingt-cinq monographies, cata-logues et livres composés après 1939 par sir Anthony Blunt (on l'a fait chevalier en 1956), « Slade Professor of Fine Art » successivement à Oxford et à Cam-bridge, membre de la British Academy (1950), membre de la Society of Anti-quaries (1960), et, au-dessus de tout cela, inspecteur des Tableaux de la Reine (à partir de 1972).

Autour de Nicolas Poussin (1594-1665) gravitent l'érudition et la sensibilité de Blunt. Plus de trente études ont paru entre « A Poussin-Castiglione Problem », qui est de 1939-1940, et « Poussin and Aesop », article de 1966. Dans la seule année 1960, on compte cinq grands articles sur le maître français classique ; trois autres l'année suivante. On peut dire sans exagération que Blunt s'identifie aussi étroitement à Poussin qu'un autre grand historien de l'art, Charles de Tolnay, s'est identifié à Michel-Ange, ou qu'Erwin Panofsky s'est identifié, à certains moments de sa carrière, à Albert Dürer. C'est via Poussin que Blunt a organisé et mis à l'essai les réactions que lui inspiraient non seulement l'art et l'architecture classique et néo-classique, mais aussi les compositions spatiales de Cézanne, l'art religieux de Rouault, le groupement des personnages et la propagation de la lumière chez Seurat. Passion d'une vie, qui atteint son sommet dans une étude en deux volumes sur Poussin (Bollingen Foundation, New York, 1967) : on y trouve les conférences de Washington (A. W. Mellon Lectures) et un catalogue raisonné de la production de l'artiste.

La prose de Blunt, savant et critique, c'est ce qu'on fait de plus flegmatique, de plus frisquet. On dirait qu'il répudie catégoriquement le lyrisme quasi théâtral et très personnel qui signalait les écrits sur l'art de Pater, de Ruskin et de leur plus attrayant disciple, Adrian Stokes. À de rares exceptions près, le style de Blunt se dérobe même à ces brefs jaillissements d'impressions, à ces tours de souplesse dans l'emphase qui agrémentent les études de Kenneth Clark. La trans-

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connaître le nom et l'histoire d'Antigone : le mythe a acquis la force d'un contre-mythe. Il répond aux tentatives de Banalisation de la mort et de dévaluation du mot (le mythe n'est plus, dans l'imaginaire, que mystification) par sa puissance de réinvention. Antigone « tamisa sa liberté », dit Nelly Sachs. Au bord de l'abîme, elle choisit. Sa réponse dit sa responsabilité envers les morts et auprès des morts. Elle inscrit la mort dans la vie et la vie contre la mort. Aussi, son dernier mot au cœur des ténèbres est le mot hommage, tandis que Créon, enfin lucide sur lui-même s'écrie : « Je ne suis rien de plus qu'un néant désormais. »

Requiem d'Anna Akhmatova résonne de la même protestation porteuse d'espoir que le dernier mot d'Antigone. En un temps où « ne souriait que le cadavre heureux de son repos », le poète accomplit ce prodige : redonner vie au visage d'une des nombreuses femmes qui attendaient, comme elle, devant les prisons de Leningrad, d'avoir des nouvelles de leur fils, mari ou frère. Cette compagne d'infortune demanda à Akhmatova : « Et cela, pourriez-vous le décrire ? » « Oui, je le peux », fut la réponse. La femme ne dit rien, mais une « espèce de sourire glissa sur ce qui avait été jadis son visage ». Requiem est à la fois un acte de remémoration et une salve d'avenir tirée dans la nuit. Les Antigones nous enseignent aussi cette vérité sur notre temps : Dieu, désormais, s'est absenté, et ce sont les œuvres des hommes qui projettent sur nous la lumière de l'atroce et suscitent l'angoisse. Plus que jamais s'impose la tâche antigonienne, que se fixait Broch, d'ôter à l'art son nimbe de pseudo-sainteté et de triompher de la mort, « même là où il n'est plus possible de triompher de la mort que par la mort elle-même, là où c'est la mort elle-même qui abolit la mort, là où elle s'inverse pour devenir valeur de vie ».

Si Antigone nous parle encore et nous parle à travers l'œuvre de Steiner, c'est que son geste d'enterrer un mort sans sépulture est un geste de protection de l'intériorité. Antigone atteint à la connaissance de soi en se vouant à la nuit. En cela aussi, elle est la sœur du créateur, dont Jan Patocka disait qu'il est le « révélateur de la vie ». En inhumant son frère et en se laissant mener à sa chambre de pierre, Antigone défend l'intériorité : elle crée un espace clos qui se révèle une ouverture. La lutte d'Antigone est aussi une lutte pour le mot qui ne serait pas miroir de soi et miroir du passé, mais fenêtre ouverte sur le monde, fenêtre par laquelle, pour respirer l'air vital du futur, s'échappent ceux que Steiner appelle les « délogés », et Celan les « êtres de gué ».

Antigone est un tourbillon de vie qui dévore les ténèbres. Elle répond à la cruauté ordinaire de Créon, le dogmatique prisonnier de la rhétorique du pou-voir (il régente autant qu'il est régenté par ce qu'il croit devoir être son rôle), par la cruauté supérieure qui allie l'ardeur des sentiments à une implacable rigueur : elle reste à l'écoute de la vie, définie comme possession de soi. L'essentiel de l'essai que Steiner consacre à Heidegger se donne pour tâche de débusquer la peur (maladie de Γ inauthenticité, où 1 être ne vit pas, mais est « vécu » à travers une construction de valeurs imposées), pour lui opposer l'angoisse, souffrance reflexive et force motrice.

Le mot fait défaut, parce que le langage est atteint de cette maladie de l'inauthenticité. Des « océans de vie personnelle résonnent de lieux communs », écrit Steiner dans Après Babel Si le verbe d'Antigone frôle le mutisme, il n'en est pas moins perturbateur : sa parole est apocalyptique, il fait appel au jugement dernier, mais c'est au futur (un futur plein de sérénité et de certitude, un futur-négation de la mort) qu'elle évoque sa marche vers la nuit : « J'aimerai reposer près de lui, auprès de lui que j'aime, / quand cela, saintement, je l'aurai accompli. Et plus longtemps / à ceux d'en bas il me faut plaire, qu'à ceux d'ici », dit-elle dans la traduction de Hölderlin.

Walter Benjamin notait à propos de Kraus et de Kierkegaard que leur style

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recèle un secret de vie et qu'en les lisant on voit palpiter «jusque dans les subordonnées, les particules, voire les virgules, des lambeaux muets et des filaments de nerfs ». On y découvre « dans le point le plus insignifiant et le plus insipide un morceau de chair écorché ». Il en est de même chez Antigone, l'héroïne kierkegaardienne. Face à Ismène, qui prêche le renoncement à l'impos-sible, Antigone paraît inhumaine (« intraitable », dit Sophocle), parce que c'est toute sa vie intérieure, avec ses contradictions, ses faiblesses et son courage (au sens ancien de force du cœur), qui irrigue de son sang sa parole. Laquelle est retour sur soi et examen de soi plutôt qu'éloquence (c'est Créon qui possède l'éloquence du raisonneur faisant appel à la sauvegarde de l'État comme à un devoir moral).

La puissance de vérité que détient Antigone vient de ce qu'elle ne détruit pas pour détruire : sa négation ne relève pas du nihilisme désenchanté, c'est au contraire une force créatrice. En cela, elle n'est pas seulement l'âme sœur des époques troublées, elle réalise aussi l'ambition de l'écrivain : être un anarchiste et un architecte, dont les rêves, écrit Steiner, « sapent et reconstruisent le paysage abîmé et provisoire de la réalité ». De même, l'œuvre de Steiner donne à lire en remettant en question l'idée d'une culture qui prétend régenter la vie. Si une certaine notion de la culture a fait faillite, c'est bien parce qu'elle a cessé de se concevoir comme étonnement, et comme moyen « de comprendre et d'exercer la vie ». L'expression est d'Artaud, qui refusait de rester captif d'une culture jugée exsangue, sans vie et sans magie. Dans une civilisation prisonnière de la parodie de la parole, le promontoire du Songe est déserté. L'œuvre de Steiner fait ce constat et tente l'impossible : sauver le cadavre de cette culture offert au festin des rapaces de la rhétorique. La culture devient alors une affaire, non seulement de vie, mais de survie.

La culture, c'est manger son destin, se l'assimiler par la connaissance, disait Artaud, qui écrivait contre les livres. Bien lire, c'est être lu parce que nous lisons, dit Steiner. C'est savoir que nous sommes les destinataires de quelque chose et qu'il nous incombe de répondre à cet envoi, en préservant la faculté d'émerveil-lement comme une protestation renouvelée contre la dévaluation du mot. Cette écoute du lointain est aussi une manière de rouvrir en nous les blessures du possible. Ulrich, l'homme sans qualités de Musil, définit le possible comme une « volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles ». George Steinet est de ces hommes du possible qui rêvent, mais c'est nous qu'il réveille, il réveille l'Antigone qui sommeille en nous.

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Antigone dans un paysage de cris

Linda Lê

Les penseurs pour qui philosopher, c'est descendre dans l'antique chaos et s'y sentir chez soi (principe édicté par Nietzsche et repris par Wittgenstein) ont cette particularité d'être des pèlerins qui font route avec un double féminin, figure de la mythologie rendue à l'ultime présent. Cassandre et ses prophéties - ces silences à l'envers - hantent les fragments de Wittgenstein. Ariane, alliée à Dionysos, tisse les fils de lumière qui donnent naissance à l'étoile dansante nietzschéenne. Michelstaedter trouve dans les yeux d'Électre la persuadée des armes pour engager sa guérilla contre la résignation, cette terreur de l'infini. D'Antigone, Kierkegaard fit le guide de sa manière philosophique, définie comme un essai dans la recherche fragmentaire ou dans l'art d'écrire des papiers pos-thumes. Énigme vivante et défi paradoxal, Antigone est l'âme sœur de la pensée kierkegaardienne qui, voulant produire un effet de hasard, chemine par « ana-coluthes », et prône la rupture stylistique comme moyen de répudier la supers-tition de l'achèvement.

; Par le choix même d'Antigone la réprouvée comme héroïne de la « scène de l'esprit » et incarnation d'une modernité pérenne (le « présent dans le passé »), celui qui se faisait aussi appeler Frater Taciturnus semblait exiger de son temps (auquel il distillait ses pensées savamment décousues comme des irritants chi-miques), mais aussi des siècles à venir, une réponse à cette interrogation : dans une civilisation ou le langage ne serait plus l'expression des « ruades de l'être contre toute forme de coercition » (comme écrivait Artaud le blasphémateur, en écho à l'extatique), Antigone aurait-elle encore son mot à dire ?

Être duel, Antigone est la manifestation sororale du créateur. Elle prononce les mots qui refusent la mort et la séparation. Elle réalise, par-delà la nuit, le désir du double, qu'exprime Ulrich, l'homme sans qualités, face à Agathe retrouvée : « Les grandes, les implacables passions amoureuses sont toutes liées au fait qu'un être s'imagine voir son moi le plus secret l'épier derrière les rideaux des yeux d'un autre. » Désir qui tourmente aussi Paul Celan, dans sa quête de

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la sœur en poésie, à la fois absence, difference et chance offerte d'échapper à la scission, au moi dédoublé, pour trouver en l'autre le moi redoublé : « toi qui dans le néant d'une nuit, / toi qui m'as dans la contre-nuit ren- / contré, toi, / Contre-Tu - » :

Antigone n'appartient ni au monde des vivants ni au monde des morts. Elle est une profane qui a le sens du sacré. Elle est primitive, c'est-à-dire simple (Eisa Morante, dans une parodie d'Œdipe à Colonne, en fait même une adoles-cente illettrée, portant sur le visage les « signes doux et revêches des créatures à l'esprit un peu retardé »), mais c'est cette simplicité même, simplicité des génies idiots, qui la garde au plus près des origines et du savoir secret sur la vérité entourant sa naissance. Antigone a reçu en partage la Nuit. Elle embrasse la mort pour briser la séparation initiale. Elle est celle dont la parole tire autorité de la mort, et celle qui espère en un mot capable de vaincre la mort. Jan Patocka, dans un texte publié à la veille du printemps de Prague, lui rend hommage, parce que son geste de répandre la poussière sur le corps sans sépulture de son frère obéit moins à un respect des rituels funèbres qu'à une « définition de l'humain comme tel, du droit de la Nuit, du stigmate d'incomplétude que l'homme fini et mortel porte en lui ».

Kierkegaard présente son héroïne, non pas à ses contemporains, mais aux symparanecromenoi, ses compagnons enterrés vivants. Ceux-là seuls peuvent rece-voir la parole de la « fille intraitable », car elle parle du lieu de la mort, et sa parole tire autorité de sa proximité avec la mort. Dépositaire du secret, Antigone est tout entière mémoire vivante. Son silence est un cri. Son emploi de la méta-phore appartient à une grammaire de la protestation contre l'oubli.

« Il n'y a pire fléau que l'anarchie », dit Créon en la faisant taire, en l'enter-rant vivante. Mais dans la parole étouffée, étranglée, d'Antigone résonne ce que Hermann Broch nomme la « langue cristalline du rêve, le pré-écho d'un son futur ». C'est ce son inouï qui est insupportable à tous les Créons gardiens du principe de réalité et de la loi du jour. La solitude anarchique d'Antigone renverse tous les rapports établis entre les morts et les vivants, les hommes et les femmes. « Je ne suis plus un homme désormais, / mais elle est un homme, si une telle force / lui échoit impunie », fait dire Hölderlin à Créon dans sa traduction de Sophocle. Mais la figure d'Antigone dépasse et outrepasse la distinction et la guerre des sexes. Sa révolte est aussi un refus de la haine et une critique de la violence. Sa démesure est d'affirmer la possibilité de trouver sa singularité dans la fusion avec l'autre, de défier la raison raisonnable en se vouant à la mort par respect de la vie, et de paraître insensée en répondant à l'appel qui est bien plus que l'appel de la piété : la vocation de la mémoire. Ces visages d'Antigone s offrent à nous dans toute l'œuvre de George Steiner comme sur un voile de Véronique tendu à notre époque pour la rappeler à la nécessité de lire l'authen-tique littérature non seulement comme un « in memoriam pour les futurs perdus » (définition que donne Steiner à ses Grammaires de la création), mais aussi comme une utopie de la connaissance qui permet de rêver contre le monde.

À travers la figure d'Antigone, c'est la réflexion sur l'intimité avec les textes anciens qu'engage Steiner. Intimité qui suppose aussi refus d'une nostalgie sté-rile : le texte ancien ne propose pas au lecteur un refuge hors du temps. Il l'expose, il l'aveugle de sa lumière et lui rend la vue. Antigone nous parle et nous révèle quelque chose sur nous-mêmes.

Pourquoi lire les classiques ? se demandait Italo Calvino. La réponse est dans la définition même que l'auteur de Palomar donne du classique - c'est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire. Les classiques ne sont pas des gardiens de sarcophages qui lèvent une armée de fantômes enveloppés dans un Gnceul d'une éternité d'autant plus rassurante qu'elle se confond avec un passé

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Sur la signifie ativité littéraire et la morale

Georges Molinié

La situation de ce texte est légèrement paradoxale, à la mesure de la position de son auteur à l'égard de George Steiner. Il vaut donc mieux préciser pour éviter d'éventuels malentendus.

Beaucoup de thèmes et de thèses de George Steiner me sont proches : la nécessité de penser la littérature parmi les arts en général ; le caractère crucial de l'orientation linguistique des études littéraires ; l'intérêt de tenter d'embrasser la plus longue culture (occidentale), et théorique et objectale, pour moins naïvement asseoir la critique contemporaine ; l'utilité de connecter ce genre d'investigations à l'ensemble des mouvements épistémologiques du XXe siècle, notamment en sciences biologiques, en logique, en mathématiques et en philosophie ; la salutaire distanciation par rapport aux modèles monistes d'interprétation, tout en recon-naissant leur efficacité provisoire (ainsi, il y une trentaine d'années, le choms-kysme) ; le soupçon (largement confirmé aujourd'hui) que c'est du côté du modèle neuronal que résident les plus fortes chances de voir fondamentalement évoluer les idées sur les langages ; le sentiment que l'intelligence des faits de culture s'attache à celui de l'irrémédiable mystère de leur manifestation sociale ; l'attache-ment au modèle de l'étranger (à la nation et à la langue) ; le constat que la culture ne crée nul rempart contre la barbarie ; la certitude, enfin, du fracas et des ruines après Auschwitz, qui condamnent désormais et durablement à une atmosphère de silence toute production culturelle.

C'est en effet beaucoup, surtout sur la base de méthodes et d'épistémologies objectivement différentes ; et cela légitime à soi seul cette participation d'hom-mage réel. Mais ce beaucoup n'est pas tout.

Il y a en effet tout un pan du mouvement critique de George Steiner qui m'est nettement étranger, et avec lequel je suis en désaccord : pour moi, George Steiner est profondément conservateur. Il s'agit là d'un désaccord fondamental, d'ordre aucunement axiologique ni strictement moral, mais d'ordre strictement épistémologique. Ce mouvement imprime tout le dynamisme critique de George

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Steiner, avec rigueur, avec constance, avec précision. Indépendamment de la prégnance de ce caractère herméneutique dans la plupart des analyses concrètes (très nombreuses, comme nous savons tous, et toujours puissamment intelli-gentes), on en trouve parfois des explicitations largement et généralement doc-trinales. Des exemples clairs de cette seconde inflexion se lisent ainsi dans le si stimulant Réelles Présences, avec les attaques en règle contre les excès d'enthou-siasme pour la modernité et contre les relents ou les dérives érotico-sexuels dans certaines interprétations linguistiques. On peut partager cet agacement ; on peut au contraire revendiquer, comme jamais assez affichées en tant que telles, les productions de la rupture d'à partir de Baudelaire et de Rimbaud, et soutenir qu'il est intellectuellement légitime, culturellement enrichissant et scientifique-ment fécond d'exploiter à fond l'imagerie sexuelle de certains modèles linguis-tiques (au demeurant purement instrumentaux).

C'est ainsi dans ce double panorama, à la fois consensuel et discordant, que je voudrais ici proposer, à ma façon, un écho rapide à l'une des problématiques chères à George Steiner, effectivement décisive et troublante : les rapports entre la morale et l'art (ce n'est pas rien !).

Chacun a en mémoire les pages vibrantes, déjà anciennes, mais reprises en édition française récemment dans Extraterritorialité, sur les thèses, à la fois tra-ditionnelles (très post-platoniciennes) et optimistes de Ruskin et de Sartre concer-nant l'impossibilité qu'il existe, concrètement, une oeuvre d'art verbal - de la littérature — s'exhibant comme consubstantiellement ignoble. À quoi George Steiner, restant dans le domaine de la littérature romanesque française, ce que je vais donc faire aussi, oppose avec brio, et avec pertinence, deux contre-exemples : Céline et Rebatet.

Je voudrais faire à ce sujet deux commentaires : sur le discours de George Steiner concernant Céline et Rebatet ; un autre sur le fond. Il est clair que George Steiner a du mal à reconnaître l'importance de Céline ; il lui reconnaît du talent, même de premier ordre, ne parle aucunement de génie, et se contredit légèrement car il évoque la blessure à la tête de Céline contât pour y rattacher partiellement son allure tantôt au contraire pour en écarter toute valeur explicative. Au mieux, il lui accorde une virtuosité époustouflante, momentanément remarquable, à la fois rattachable à la verve de Rabelais et marquant une intéressante innovation dans le domaine des lettres françaises. Ce n'est en tout cas pas la création d'une oeuvre d'art classique, imaginattve et ordonnée. De ce fait, toute l'argumentation sur la problématique posée se trouve un peu affadie. Face à ces affirmations, qui touchent aussi bien Céline que l'idée même d'une très grande œuvre d'art, je pose, de la même façon, des affirmations contraires : il existe des œuvres d'art extraordinaires qui ne paraissent ni classiques ni ordonnées ; je pense que Céline est le plus grand novateur en prose romanesque française du XX' siècle. Ce qui rend le problème posé encore plus délicat.

Quant à proposer Les Deux Étendards comme un livre qui vaut tous les Céline, à l'exception peut-être du Voyage, et comme l'un des chef-d'œuvres secrets de la littérature moderne, ayant l'autorité impersonnelle, la beauté formellej>ure de l'art classique - c'est aussi certes une opinion fort raisonnable, à quoi j oppose simplement la mienne : Les Deux Étendards est un très beau roman, en effet parfaitement conventionnel, comme on en a écrit des quantités au XX' siècle.

L'origine du jugement hiérarchique de George Steiner est ici limpide, cohé-renr et solide : c'est le goût du classicisme comme ordre et comme pureté, c'est-à-dire le plus fort et le plus général conservatisme esthétique.

Maintenant, je viens au fond du problème justement posé en l'occurrence : indépendamment du fait que l'utilisation de l'argument Céline affaiblit, comme

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tentative pour créer une communauté concentrée significative, comme l'État d'Israël, pourrait éroder la prétendue mission classique des Juifs envers les Gentils - en fait, vers les seuls chrétiens.

Si, par hypothèse, le quatrième fardeau devait provoquer un nouveau pogrome, ce pourrait être, toujours selon le postulat de Steiner, une nouvelle occasion de rééduquer les bourreaux67. Je ne sais pas combien pèse, ou peut peser, le quatrième fardeau de Steiner sur l'esprit des chrétiens d'Europe. J'estime néanmoins que, si l'histoire steinerienne de la culture est juste, pour bien des Juifs qui vivent sur le Vieux continent il peut finir par leur peser très lourd suivant la « logique de l'intensification68 ». Je ne vois guère comment on pourrait mieux caractériser cette mission moderne pour les gentils qu'en parlant de pro-pension suicidaire. Pas pour Steiner, assurément, mais, si l'on en juge en accord avec ses théories, pour les communautés juives d'Europe qui pourraient bien souffrir maintenant d'hypothétiques réactions provoquées par le « quatrième far-deau69 ».

Cependant, ce qu'il y aura de nouveau dans ce fardeau, je le redis, totale-ment hypothétique, c'est que Steiner serait sans doute le premier des Juifs à en avoir créé un, intellectuel et moral, tout en ayant conscience des dangers possibles de sa théorie et de ses actes pour les Juifs. Conviendrait-il que ce qu'il a écrit sur les trois fardeaux, et « l'insistance avec laquelle l'idéal a tenu bon, avec une force terrible, faisant fi de tout tact70 », ne se rapporte pas seulement à un horrible passé, mais continue de faire partie des futurs possibles ? Si tel est le cas, le potentiel tragique n'est pas mort dans les temps modernes, dans l'œuvre même de l'auteur de La Mort de la tragédie. Steiner sera-t-il d'une certaine façon accablé ou se réjouira-t-il simplement d'apprendre qu'il a ajouté un quatrième fardeau ? Ou n'est-ce que « fantasme de mandarin » par-delà ces modestes considé-rations ? Se contenterait-il du statut d'observateur de la culture ou s'efforcerait-il de l'infléchir, indépendamment du danger potentiel qui peut hanter une sem-blable entreprise, sur la base de son intelligence du passé ?

À lire Steiner, on peut discerner une réponse positive à ces hypothétiques dangers — une réponse qui colore sa pensée d'une tonalité tragique, à une excep-tion près : son assurance que l'esprit juif survivra, fut-ce à la destruction de l'État d'Israël. Avec un peu plus d'optimisme, on voudrait croire que cet esprit puisse survivre là-bas quand bien même l'État prospérerait. La diversité, plutôt qu'une intelligence monolithique et abstraite de la culture et de l'esprit juif, n'est pas seulement plus intéressante sur un plan intellectuel et historiquement mieux représentée. Sociologiquement parlant, elle est aussi plus viable. Mais c'est plus un constat relevant de l'histoire culturelle qu'une observation prophétique.

Traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat

NOTES

* J'avais terminé cette étude quand est paru l'intéressant article d'Assaf Sagiv, « George Steiner's Jewish Problem », Azure, été 2003, p. 130-154. Certaines de ces conclusions rejoignent en partie les miennes, dans la dernière section, même s'il se réfère également à d'autres pans de Xopus steinerien. 1. G. Steiner, La Mart de la tragédie (1961), Folio, p. 316-317. Le titre paraît faire allusion à La

Naissance de la tragédie de Nietzsche. La vision de Steiner porte la marque de celle du philosophe allemand. Cf. aussi le concept de stasis tel qu'il apparaît dans Après Babel, 1998, p. 448 sq.

2. Voir Gershom Scholem, Les Origines de la Kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966. 3. La Mort de la tragédie, p. 314. 4. Ibid., p. 342 sq. 5. Voir « Une saison en enfer », Dans le château de Barbe-Bleue, p. 37-67. 6. « Une saison en enfer », p. 66-67. Voir aussi p. 37 sq.

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7. Grammaires de la création, p. 175. 8. La Mort de la Tragédie, p. 316. 9. Entretiens, 10-18, p. 140-141. 10. Cette optique rapproche grandement Steiner de certaines explications ultra-orthodoxes juives de

l'Holocauste considéré comme contre-coup de l'assimilation. 11. Langage et silence, p. 149. De temps à autre, certains de ces personnages sont qualifiés de tragiques.

Signalons que les modes désolé, tragique et prophétique sont parfois liés tant dans les écritures anciennes que dans l'analyse steinerienne de la situation moderne en Europe centrale.

12. Grammaires de la création, p. 336. Cf. aussi l'origine allemande de l'expression Kulturpessimismus in Steinet, « Après-culture », Dans le château de Barbe-bleue, p. 81.

13. « Demain », Dans le château de Barbe-bleue, p. 127. 14. Voir ses Grammaires de la création, p. 335-336 ; Extraterritorialité, p. 102. Voir aussi Susan A.

Handelman, Fragments of Redemption, Jewish Thought & Literary Theory in Benjamin, Scholem, Levinas, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 16-20.

15. Sur Steiner et le silence dans des contextes juifs, voir l'analyse intéressante et utile d'Edith Wyshogrod, « The Mind of the Critical Moralist : Steiner as a Jew », Leading George Steiner; 1994, p. 171-174.

16. Cité par Steiner in « Κ. », Langage et silence, p. 132. 17. « La silence et le poète », ibid., p. 80. 18. Errata, 1998, p. 198. 19. Cf. les remarques générales de Steiner, dans Après Babel 1998, p. 212 sq. Ses observations trou-

veraient aisément à s'appliquer à la renaissance de l'hébreu. 20. Voir Moshe Hallamish, « On Silence in Kabbalah and Hasidism », in Religion and Language, éd.

M. Hallamish et A. Kasher, Tel-Aviv, 1981, p. 79-89 (en hébreu). 21. Implicitement, Steiner lui-même l'a reconnu. Voir les exemples chrétiens qu'il puise dans la

littérature mystique à l'égard du silence dans Après Babel, 1998, p. 106-107. 22. Voir M. Idel, Hasidism, Between Ecstasy and Magic, Albany, SUNY Press, 1995, p. 215-218. 23. Voir Errata, p. 208 sq. 24. Voir Ibid., p. 184. 25. « Le miracle creux », Langage et silence, 1969, p. 95-113. 26. « Une saison en enfer », et plus récemment chantage, dans ses Entretiens, 10-18, p. 65- Voir aussi

Épreuves, p. 63-64, et Le Transport de A. H., p. 242 sq. 27. Voir aussi « Le gâteau », in Anno Domini, p. 124-125. 28. « Une saison en enfer », Dans le château de Barbe-Bleue, p. 54, « l'abstraction monothéiste » ; voir

aussi p. 55 : « pure abstraction » ; et p. 50 : « Le dieu du Décalogue, unique, inconcevable et, au sens propre, impensable ». Voir aussi les Entretiens, p. 65 : « le monothéisme dont le Dieu est abstrait au possible ».

29. On the Possibility of Jewish Mysticism in Our Time & Other essays, éd. A. Shapira, trad. Jonathan Chipman, Philadelphie, Jérusalem, JPS, 1997, p. 140. Je ne puis expliquer ici en détails pourquoi cette vue ne convient qu'à un petit nombre de textes kabbalistiques. Voir M. Idel, Absorbing Perfections, On Kabbalah and Interpretation, New Haven, Yale University Press, 2002, p. 272-289. La pénétration de la conceptualisation chrétienne de la Bible et du judaïsme dans les cercles juifs est une question fascinante qui appellerait une étude séparée.

30. Voir Gershom Scholem, Le Messianisme juif Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 51 sq. 31. Voir Scholem, On the Kabbalah and its Symbolism, tr. Ralph Manheim, New York, Schocken

Books, 1969, p. 3 ; et On the Possibility, p. 70-71. 32. Exode 33,20. 33. Deutéronome 12,8. 34. Ibid. 35. Voir Steiner, « La Grande Tautologie », in De la Bible à Kafka, p. 3147 . Cf. également Gram-

maires de la création, p. 80-81. 36. Voir M. Idel, Kabbalah : New Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 173-181. 37. « Une saison en Enfer », in Dans le château de Barbe-Blme, p. 47-49 ; « La Grande Tautologie »,

p. 44. 38. Je ne puis aborder ici le lien entre silence et blanc dans un texte, thème que Steiner aborde à

plusieurs reprises, également en rapport avec les traditions mystiques juives : voir Après Babel, p. 110, 404, 637 ; Entretiens, p. 51 ; Le Transport de A. H., p. 242, et Grammaires de la création, p. 40-41, 168. J'espère y consacrer une étude.

39. A Momigliano, « Les historiens classiques et la tradition », in Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, trad. A. Tachet, Paris, Gallimard, 1983, p. 88.

40. L'image du cosmopolite en hôte est la plus répandue. Pour cette image de l'hôte, voir « A Responsion », Reading George Steiner, p. 277 et Errata, p. 80 sq. Pour l'image du messager, qui rappelle Kafka, voir son introduction à George Steiner : A Reader, p. 21.

41. Voir « Notre patrie, le texte », De la Bible à Kafka, p. 198. Pour des exemples antérieurs de ce

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Kosinski. Aucun d'eux n'était israélien. De surcroît, ceux qui échappèrent à ces épreuves, comme Steiner, n'en sont pas moins des genres de survivants. De fait, il n'est simple pour personne de comprendre les désolés, surtout quand on a passé sa vie dans de paisibles centres de recherche, et l'intérêt tout particulier qu'a prêté Steiner à ce pan de la culture juive européenne est très salutaire. Sa sympathie va à ces auteurs négligés par les sionistes dans leur refus brutal de toute assimilation ou tejetés par les cercles juifs orthodoxes qui les jugent tota-lement étrangers au judaïsme. Steiner s'efforce de leur rendre une sorte de judéité, qu'il s'approprie ensuite, jusqu'à un certain point, pour la distiller en divers éléments qui forment une vision encore plus générale de la culture.

Tout cela, bien entendu, se paie dans divers domaines de la vie et de la pensée juives, y compris dans maints cercles académiques. Les répercussions de l'immense bouleversement de la Shoah attendent encore une évaluation. La nécessité de décrire et de préserver la culture juive détruite en général, en yiddish, en hébreu, en ladino et en d'autres langues (et pas seulement celle des désolés) continue de hanter et d'intimider. Pour rendre justice à la complexité de la culture juive, doivent être mis en œuvre des programmes autrement plus massifs, que seuls des États peuvent assumer. Néanmoins, les fantômes d'une culture créée par des Juifs qui tentèrent d'intégrer, d'assimiler, de masquer ou même d'éradiquer leur relation au judaïsme sont plus forts aujourd'hui dans une culture européenne, y compris dans les préoccupations de certains intellectuels juifs d'Europe et d'Amérique. Ils préfèrent analyser la culture d'élite, quantitativement infime, composée dans une langue européenne par d'autres juifs, dont l'expé-rience et les réalisations peuvent les éclairer sur leur propre situation de minorité et d'élite créatrice. Elle leur épargne aussi des efforts, tout au moins dans certains cas : par exemple la peine d'étudier l'hébreu et d'étudier plus à fond certaines formes historiques de judaïsme.

PROPHÉTIES DÉCONCERTANTES OU QUATRIÈME FARDEAU

Les critiques, comme les vies, ont plus de sens quand on les examine. Qu'on me permettre donc d'examiner quelques implications possibles de la philosophie steinerienne de la culture. Dans la pénétrante citation donnée au début, nous lisons :

Une vision du monde personnelle, sans une structure orthodoxe ou publique qui l'étaie, n'est mise en lumière que grâce à la présence du talent ; elle ne prend pas racine dans le sol commun.

Sans doute Steiner est-il comblé d'une extraordinaire présence rhétorique. Cependant, si l'on pense que les catégories culturelles qu'il a proposées demeu-rent pertinentes et que la stase culturelle est plus longue encore qu'il ne l'ima-ginait, on peut se demander ce qu'il en est de ce « sol commun » qui peut perpétuer à l'avenir l'œuvre accomplie par ce talent exubérant. Le poète, l'artiste, et Steiner tient beaucoup des deux, doit rechercher un sol commun pour sur-vivre. Sans quoi, il risque fort de devenir un provocateur inspiré.

Steiner s'est donc efforcé de proposer une phénoménologie de l'esprit juif fondée sur ses analyses des écrits de quelques extraordinaires auteurs juifs créatifs d'Europe centrale . Se nourrissant de Kafka, de Freud et de Scholem, et comme

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Harold Bloom l'a fait valoir, il a essayé avec certains de ses contemporains, de proposer une nouvelle Torah56. Son hypothèse que la mobilité, un sentiment d'instabilité, de déracinement, de multiculturalisme et de polyglottisme sont des conditions de la créativité culturelle demande à être immédiatement nuancée : de quel type de culture s'agit-il ? Après tout, il existe toutes sortes de cultures, juives et non juives, dans lesquelles les principaux éléments, comme le particu-larisme et l'universalisme, l'individualisme et la vie collective, la culture d'élite ou de masse, jouent des rôles différents. Étant anti-essentialiste, je ne vois pas les gains automatiques du cosmopolitisme sur le particularisme. La différence est très relative. Le cosmopolitisme décrit plus haut est à peine plus que la vision particulariste de la majorité européenne dans différents pays chrétiens. Pour l'heure, c'est au fond un phénomène quantitatif. Pour employer ce critère, les propensions particularistes juives ont été formulées et propagées dans des zones géographiques bien plus vastes que ce qu'on peut appeler une culture cosmopo-lite, laquelle comprend en fait certaines parties de l'Europe et leur espace de rayonnement. Mais ce n'est pas le critère quantitatif qui compte vraiment. C'est l'idée même qu'existe quelque chose possédant une valeur absolue, acceptée de facto plutôt que simplement déclarée de jure, et qui transcende les cultures par-ticularistes. L'Holocauste est la preuve la plus convaincante des immenses pro-blèmes que pose une telle hypothèse. Peu acceptée et encore moins mise en pratique par des sections significatives de l'humanité, la culture cosmopolite ressemble à l'effort désespéré d'un messager pour rassembler divers destinataires ne s'accordant que sur quelques problèmes qui se chevauchent. Ou, pour dire les choses autrement, les fortes tendances particularistes existant dans les grandes cultures actuelles - chrétienne, islamique, chinoise, hindoue et juive - font de l'idéal cosmopolite à peine plus qu'un rêve fascinant. Le « sol commun » n'est pas prêt.

Steiner est peut-être l'un des rares géants prêts à consentir un effort inha-bituel pour travailler ce sol. À cette fin, il prêche passionnément pour une condition qui transcende les frontières géographiques, les identités nationales et, implicitement, l'importance même de la plupart des grandes langues de création des cultures juives. Pour l'immense majorité des Juifs, cette exigence passe leur volonté et leur capacité intellectuelle, mais aussi, je le crains, l'empressement des hôtes à accepter en leur sein tant de convives qu'il faudrait considérer comme Juifs selon les critères de Steiner. Tel est le grand problème dont Steiner ne dit mot, et ses écrits ne laissent entrevoir en tout réalisme aucune autre solution aux Juifs réels. Il traite de la haute culture des mandarins, qui a bien pu avoir un impact sur d'autres élites non juives, mais guère sur les masses juives - les-quelles ont pourtant davantage souffert que la poignée de nos génies désolés. En un sens, ces masses concrètes de Juifs entassés dans des ghettos et dont les études et la souffrance, si l'on en croit Steiner, auraient aiguisé l'esprit de quelques Juifs sont censées souffrir à cause des entreprises intellectuelles de quelques élites juives. La souffrance et l'étude ont aussi une économie et une sociologie, sur lesquelles il peut être également important de se pencher. Comment ces individus, ces Juifs à demi-assimilés, éparpillés à travers le monde, peuvent-ils entretenir ce que Steiner appelle « l'esprit juif » sans retrouver les formes d'étude intenses caractéristiques des institutions nées de la forte concentration de la population juive ? Ces intellectuels « cosmopolites » sont-ils capables de perpé-tuer « l'esprit juif » volatile par quelque mécanisme concret identifiable ? Ou quelque postulat mystique ferait-il croire que cet esprit se conserve sans insti-tutions juives spécifiques, sans collectifs ni communautés ? Et combien de temps peut-on imaginer qu'il se perpétuera dans les cultures anglo-saxonnes du Royaume-Uni et des États-Unis ?

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ces images représentent autant d'ingrédients essentiels de la « condition juive ». Vu son insistance sur cet idéal de 1 hôte, Steiner doit être un hôte parfait. Lui-même a évoqué à l'occasion la notion d'hôte privilégié. Il faut pour cela consentir un effort particulier, surtout quand la culture dominante qu'il cultive est un hôte si problématique, pour juger sur la base de son propre diagnostic. Je me demande cependant s'il ne serait pas tout aussi fécond d'apprendre aux Juifs à être des hôtes meilleurs, à défaut d'être parfaits, et à préférer cultiver l'hospitalité plutôt que les plaisirs issus d'un état de dépendance continuel à l'égard du « bon cœur des inconnus », pour reprendre le titre d'une étude historique novatrice. Je suppose que, plus il y aura d'hôtes parfaits, plus il sera facile aéduquer d'autres hôtes parfaits. En tout état de cause, l'accent sur l'importance des Juifs dans leur rôle d'éducateurs rappelle la mission que certains penseurs juifs modernes ont attri-buée au concept d'exil comme mission auprès du monde41. C'est donc une façon de nier un autre espoir juif traditionnel, beaucoup plus largement répandu, à savoir que les Juifs quitteront l'exil pour se réunir dans leur terre.

Si fasciné qu'ait été Steiner par la mobilité, il Fa aussi été par la stase de la culture, ainsi qu'on l'a vu dans le passage de La Mort de la Tragédie cité plus haut. Ce fut aussi une préoccupation d'Amaldo Momigliano, qui décrivit ainsi le judaïsme tel qu'il s'est cristallisé dans le rabbinisme : « Toute l'évolution du judaïsme a conduit à quelque chose d'anhistorique, d'éternel, la Loi, la Torah. [...] L'histoire n'avait rien à expliquer et pas grand-chose à révéler à l'homme qui méditait la Loi jour et nuit4 . » Ailleurs, évoquant la manière dont son ami Joseph Levenson a étudié la culture chinoise traditionnelle, il observa : « Je conçois mal que l'histoire devienne jamais une science du permanent43. » Pour lui, l'histoire « est toujours un choix de faits entrant dans une situation statique ou dynamique qui paraît digne d'être étudiée44 ».

Ce qui me paraît intéressant ici, c'est la fascination des deux théoriciens de l'expatriation pour ce que la culture peut avoir de statique. Momigliano voulait sauver une tradition à laquelle il appartenait jadis - ainsi que nous le savons par ses souvenirs d'enfance - des dents de l'histoire qui, intéressée qu'elle est par le dynamisme, dévore tout. Il ne le savait que trop bien par son immersion dans l'histoire telle que la comprenaient les Grecs et tel que lui-même la pratique dans ses études savantes. On ne peut plus claire est cependant sa façon de réduire le judaïsme à une seule activité de base : la méditation. Steiner aussi crée un « esprit juif » qui, de son point de vue, unifie les héros talmudiques, kabbalistiques et centre-européens dans quelque goût partagé de la dialectique illustré dans les commentaires. Dans une large mesure, c'est là une manière de se comprendre typique des Juifs d'Europe centrale et qui rappelle la réponse de Freud à la question de savoir ce qui reste après que la religion juive se désintégrera. Une réponse tout à fait impondérable, et qui n'est pas non plus outre mesure étoffée dans les écrits de Steiner, puisque, sous sa plume, les Juifs deviennent aussi parfois une métaphore. Privés des formes classiques de leur religion, du concept de nation et de la possibilité même de se constituer en État, les Juifs sont devenus, tout au moins pour certains des désolés, une attitude, une aptitude, une métaphore ou un archétype. Tandis que Momigliano créa une tradition juive contemplative tout à fait platonicienne qui transcende l'histoire, Steiner s'est préoccupé d'un esprit dialectique qui réunit les élites juives au fil des siècles et des continents. Ce sont là des variantes de l'idée des Juifs comme « peuple du livre » - concept idéalisé qui n'est pas sans poser de gros problèmes. Avant toute chose, tel qu'il est compris, il néglige la pratique ritualiste, performative, qui me paraît avoir une importance centrale dans toutes les grandes formes de judaïsme classique, mais qui a été oubliée de la plupart des Juifs modernes éclairés. Certains chercheurs décrivent des Juifs comme formant un seul bloc, vivant une vie intense et se nourrissant des

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livres, de leur contenu, de leurs corrections et interprétations45. Pour être très généreux, ce n'est qu'une moitié de la vérité. Pendant le plus clair de leur histoire, des Juifs bien plus nombreux, y compris dans les élites, ont observé les comman-dements bibliques et rabbiniques, ont procréé et se sont profondément impliqués dans la vie communautaire tout autant qu'ils ont étudié les livres sacrés. Après tout, on n'étudiait pas toujours non plus pour le plaisir d'étudier mais pour savoir que faire. De même que la théologie juive, y compris la théologie de la transcen-dance, l'idée de judaïsme comme religion ou culture tournant autour des seuls livres est une sorte de réification ayant de fortes connotations grecques et chré-tiennes46. C'est une exagération parce qu'elle néglige le contenu des livres comme sources d'inspiration d'une forme de vie précise. Elle trahit l'intérêt d'une élite juive moderne, qui ignore l'impact d'une vie d'observance sur une masse de Juifs qui dépasse de beaucoup le cercle de ceux qui se plongent dans les études. Là encore, ce n'est pas une affaire de quantité ou d'opposition culture d'élite/culture de masse puisque la quasi-totalité des élites juives traditionnelles se souciaient de questions telles que la procréation, le leadership et les activités communautaires non moins que d'étudier. La question est donc : pourquoi réduire une aussi féconde complexité aux exigences des sensibilités modernes d'une minuscule élite juive? Pourquoi transformer des réalités vivantes en métaphores47? Pourquoi réduire le judaïsme historique dans toute sa richesse à une existence séparée de l'essentiel de ce qui a caractérisé les Juifs pendant de si longs siècles et caractérise tant de Juifs aujourd'hui, à un esprit qui réfléchit, au mieux, les échos d'une mentalité et d'un comportement très différents ? Chacun est libre de se fabriquer un judaïsme à sa guise, et j'accepte volontiers la variété émergente à la seule condition qu'elle ne prétende pas constituer une constante anachronique imposée à des formes antérieures qui ne cadrent pas avec elle48. Chacun, surtout s'il est docte, doit assumer franchement la responsabilité de ses innovations culturelles. À mon sens, le lecteur informé de Steiner et également instruit de certaines formes du judaïsme traditionnel doit être hanté par cette question : pourquoi Steiner ne reconnaît-il pas sa contribution théologique au judaïsme, mais l'attribue à des sources juives souvent vagues ? Ce n'est pas une affaire de sélectivité : toute théo-logie représente un choix, souvent draconien. Steiner, qui est sans nul doute un théologien, ne cite que rarement les sources qui, selon lui, corroborent sa vision du judaïsme.

Mais revenons à « l'esprit juif » de Steiner. Quoique rarement analysée en détail, c'est une catégorie qui, à mon sens, joue un rôle central dans son approche. Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, ce concept lui permet d'associer des phé-nomènes culturels et intellectuels aussi éloignés que Kafka et les désolés, d'un côté, les talmudistes et les kabbalistes de l'autre49. Dans la plupart des cas où il y recourt50, cette catégorie unificatrice est trop vague du fait des multiples impon-dérables qu'elle contient. Quiconque est familier des écrits de Gershom Scholem trouvera des passages parallèles où Kafka est présenté comme un kabbaliste pro-fane51. En un sens, Scholem a recréé une vision de la Kabbale qui rappelle Kafka, de même que Steiner a recréé l'esprit juif en accord avec les « désolés » : deux recréations centre-européennes du judaïsme à l'image de la situation crépusculaire cosmopolite juive de l'entre-deux-guerres, où la négativité, le silence, l'absence, la tragédie et la transcendance ont évincé l'insistance plus diurne sur la plénitude de la vie et du langage, la joie et l'immanentisme, qui sont caractéristiques de cer-taines phases du judaïsme et de nombreuses formes de la mystique juive. Il n'y a rien à redire en soi aux comparaisons entre Kafka et le judaïsme ou la Kabbale. Le problème est que, d'une telle comparaison, ne découle aucune élaboration spéci-fique, et que le lecteur innocent sachant déjà le génie littéraire de Kafka attribue ses réalisations et négativités sans équivalent aux écrits kabbalistiques beaucoup

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Je voudrais courir vers les Juifs misérables du ghetto et embrasser l'ourlet de leur robe sans rien dire. S'ils voulaient m'accepter près d'eux en silence, mon bonheur serait complet ι δ .

Un double silence est ici envisagé dans l'hypothétique rencontre d'un Kafka désolé et des Juifs misérables : celui de Kafka et celui des Juifs du ghetto. L'imagi-naire de Kafka se fondait en effet sur un bonheur matérialisé dans une forme de silence. Loin d'être simplement une impossibilité de parler, celui-ci, ainsi que Steiner l'a observé mainte fois, est aussi en lui-même un langage puissant : témoin, la parabole kafkaïenne du « silence des sirènes » à laquelle renvoie Steinet17. Je doute que ce culte du silence représente quoi que ce soit de viable pour les Juifs « misérables » du ghetto. A coup sûr, ils parleraient beaucoup en embrassant Kafka : ils ne garderaient pas le silence, pas plus qu'ils ne s'adresseraient à lui en allemand. En accord avec son souci du silence chez ses héros, Steiner se décrit comme un collectionneur de silenceIS.

Dans les années mêmes où l'esseulement de Kafka atteint son faîte à Prague, un nouveau mode de vie prend forme en Israël, le kibboutz- un mot qui veut dire « vivre ensemble ». De plus, les « désolés » étaient à l'œuvre alors même que l'hébreu renaissait sous la forme d'une langue parlée, et ce essentiellement sur le territoire d'Israël. Il s'agissait d'une décision de continuer l'histoire et de parler au futur . Tandis que les abîmes ouverts par la crise européenne du langage ne cessaient de se creuser, témoignant d'une incertitude croissante quant à sa fiabilité comme moyen de représentation (Derrida en marquera l'apogée), d'autres Juifs, optant pour une expérience communautaire, placèrent largement leur confiance dans la résurrection de leur langue ancestrale : l'hébreu en tant que langue parlée. C'est là une entreprise qui a peu de parallèles, sinon aucun, dans l'histoire de la culture humaine ou de la linguistique.

Les Juifs cosmopolites étaient, et sont encore, pris entre le Scylla d'une culture qu'ils jugeaient universelle et donc ouverte à tous les Européens, indépen-damment de leur origine, et le Charybde de leur culture juive particulariste perdue. Ils commencèrent à baliser ce no man's land peu de temps avant que leur environnement culturel accueillant ne fut réduit en cendres. S'exprimant dans des langues qui exigeaient leur rare virtuosité pour circonvenir des sédiments qui n'accueillaient pas tout à fait leurs efforts, ils explorèrent ces abysses et ne purent faire autrement que de sentir le creux, propre au langage en tant que tel, mais amplifié par leurs expériences idiosyncrasiques. Dans le même temps, l'hébreu connut une floraison sans précédent dans d'autres parties du monde moderne juif, où la désolation géographique et culturelle accoucha d'une littérature foisonnante. La culture et la littérature israéliennes sont désormais traduites dans de nom-breuses langues, enseignées dans les universités du monde entier et continuent de se développer. Tout cela n'a pas grand-chose à voir avec la désolation. Certes, ce ne sont pas les problèmes qui manquèrent dans le pays où les Juifs choisirent de se bâtir un autre avenir indépendant, et les sacrifices et les erreurs ont été nom-breux au fil du temps. Mais rien de comparable à l'absolue désolation dans laquelle plongèrent une poignée de Juifs d'Europe centrale peu de temps avant que leur culture et leur terre commune ne fussent réduites en cendres ne paraît avoir hanté les Juifs israéliens, même au moment de leurs plus grandes épreuves.

Quel est donc la place du silence dans une culture religieuse aussi imprégnée de la perfection du langage que l'est le judaïsme ? Au mieux peut-on parler d'un statut très précaire. Non qu'il n'y ait aucune discussion autour de ce thème. Il y en a, mais ces discussions restent d'une rareté exceptionnelle20. Comme le montre aisément la comparaison des cultures juives et chrétiennes, c'est beaucoup plus

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une histoire chrétienne21. Pour de nombreuses raisons, le langage, l'hébreu assu-rément, et l'hébreu biblique en particulier, a non seulement été considéré comme une langue sacrée mais aussi - ce qui intéresse beaucoup plus directement notre propos - conçu comme création. De surcroît, nous pouvons parler d'ontologie du langage, en raison de la réification de ses éléments, mais aussi d'immanence divine dans le monde par l'hébreu22. À la fois source transcendantale du monde, son paradigme et le garant de sa vitalité, le concept de langage tel que l'a élaboré la mystique juive ne se soucie guère de reconnaître au silence un rôle significatif. L'assurance de posséder un outil puissant, en vérité le plus puissant de la religion, et de le mettre en pratique dans la liturgie quotidienne a prévalu parmi les mystiques juifs, à savoir dans de petites élites. Elle a aussi imprégné des cercles juifs plus populaires comme en témoigne une chanson yiddish très connue, Oijèn pripetchik : « des lettres nous tirons la force ». De manière assez surprenante, c est à propos des intellectuels juifs qui ont choisi la langue de la majorité qu'on a parlé de sentiment de désespoir, de désolation et de retraite dans le silence. Il se peut, comme Steiner lui-même l'a conjecturé, que les désolés représentent une réaction contre le judaïsme, une culture qui, dans la plupart de ses manifestations histo-riques, a lourdement insisté sur la puissance du langage et des livres23. Alors que Steiner verrait dans ces dissidents du camp juif des héros, Gershom Scholem voyait en eux la tribu maudite et exterminé de la Coré biblique24. De manière assez fascinante, alors qu'il décrit avec tant d'éloquence la mort de la langue allemande à l'époque nazie et ses répercussions plus récentes25, jamais, à ma connaissance, il ne mentionne la renaissance concomitante de l'hébreu. Ne serait-il pas fascinant de juxtaposer la langue allemande moribonde des bourreaux et la poussée conco-mitante de la langue des exterminés ? Pourquoi s'en tenir à l'impression qu'un seul type de processus est à l'œuvre dans le langage ?

Un thème récurrent de la théorie steinerienne de la contribution juive est celui des trois grandes contributions du judaïsme, des trois fardeaux ou des trois chantages qui ont nourri le ressentiment des Européens pour aboutir finalement à l'Holocauste : l'abstraction du Dieu transcendantal des prophètes Israélites, le début du christianisme et le marxisme26. Steiner a en effet l'impression que depuis les temps bibliques les Juifs ont une prédilection particulière pour l'abstraction . Dans ses divers écrits, il a tendance à associer monothéisme, transcendantalisme et abstraction28. La conflation des deux premières descriptions de l'ancienne théo-logie juive doit beaucoup à l'impact du livre de Rudolf Otto, Le Sacré. Sous l'influence d'Otto, l'ineffabilité de l'existence divine se retrouve jusque dans la manière dont un chercheur aussi important que Scholem devait décrire l'image de Dieu dans la Kabbale. « Dans la Kabbale, écrivit-il, on parle d'une réalité qui ne saurait être révélée ni exprimée si ce n'est à travers l'allusion symbolique. Une réalité authentique cachée, qui ne saurait être exprimée en elle-même et selon ses propres lois, trouve l'expression dans son symbole29. » Ce n'est là qu'un exemple d'une théorie plus générale du Judaïsme, et de la Kabbale en particulier, comme ajournement. Comme le montre ce passage, la théologie négative n'est pas seule à occuper une place centrale dans l'idée que se fait Scholem de la théologie kabba-listique et delà fonction du langage. Les Juifs en exil vivent en sursis, comme il le dit une fois, parce que seule la venue du Messie permettra d'atteindre les formes de perfection qui sont bloquées par la condition exilique30. La créativité est liée à la crise historique, ou conditionnée par elle, et la crise que le chercheur traverse marque aussi son intelligence de la pensée kabbalistique . L'image n'est pas très différente de celle de Kafka ou, en termes plus généraux, de celle des désolés. Autrement dit, elle a été marquée par le romantisme allemand, avec son insistance sur le symbole d'un côté, la transcendance de l'autre. Sans vouloir nier l'existence dans le judaïsme d'un monothéisme transcendantal abstrait, tout au moins dans

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judicieuse pour aborder d'autres phénomènes que la tragédie. Pour ma part, j'essaierai d'appliquer l'architecture de ce passage à d'autres thèmes dont Steiner ne traite pas aussi bien qu'à ses propres théories.

Avant toute chose, on comprendra mieux comment certaines formes de mystique juive sont apparues au Moyen Âge, et même dans les temps prémo-dernes, en acceptant la dynamique en question. Pour suivre la piste de Steinet, l'interaction entre la créativité individuelle et la riche sédimentation du cadre traditionnel peut seule nous aider à comprendre non seulement l'émergence de certains systèmes de pensée, mais aussi leur réception et leur dissémination. En adoptant une telle philosophie de la culture, me semble-t-il, on comprendra beaucoup mieux l'émergence de la Kabbale en Europe à la fin du XII1 siècle : plutôt qu'une explosion soudaine de mythologoumenes gnostiques, jugée historiquement et phénoménologiquement hostile au judaïsme rabbinique, on sera alors amené à y reconnaître un processus au cours duquel certains maîtres traditionnels ont bâti sur des symboles, des mythes et des traditions orales qui avaient cours dans les cercles rabbiniques2. Il me semble qu'on peut bâtir une thèse féconde sur ce postulat - ce que j'espère faire ailleurs. Ici, cependant, ce ne sont pas les processus culturels médiévaux qui m'intéressent, mais de plus récents.

Je voudrais traiter maintenant de manière plus détaillée de deux phénomènes beaucoup plus modernes, dont l'intelligence est de nature à corroborer la philoso-phie steinerienne de la culture, bien qu'ils soient apparus après l'époque à laquelle, selon lui, correspond sa description - c'est-à-dire jusqu'aux écrits de Milton3. Steiner lui-même s'est limité, dans le temps, à l'existence des sociétés tradition-nelles possédant certaines formes de symbolisme et de mythologie communes susceptibles d'être utilisées par un artiste. Sa façon même de décrire l'Holocauste reflète, à mon sens, ce type de dynamique de la culture. À la fin de l'étude citée, il établit un lien entre la « mort de la tragédie » et l'Holocauste. Mais j'essaierai de montrer qu'il le fait sur la base de la tragédie, plutôt que de sa philosophie de la culture4. Pour lui, l'Holocauste n'est pas un accident de la culture européenne, mais la manifestation d'une structure autrement plus profonde que les conditions politiques et économiques des années 1930 en Europe centrale. Même si d'autres processus y ont sans cloute contribué, il est essentiellement le fruit d'une vision religieuse du monde5. Dans son discours de 2001 au festival d'Édimbourg, c'est le critique de la culture qui s'exprime en termes déchirants :

L'histoire et les identités profondes de l'Europe sont totalement imbriquées dans celles du christianisme occidental, qu'il soit catholique ou réformé. Si souterraines qu'elles aient été parfois, et tragiquement contingentes, les continuités mènent des pogromes meurtriers de l'Europe médiévale ou de Lincoln jusqu'à l'Holocauste. Ce sont des continuités de doctrines et d'anathèmes, notamment pauliniens. Qui ont été reprises, jusqu'à l'obscène, par Luther. Il est clair que la civilisation européenne ne retrouvera pas si vérité ni sa vitalité naturelle tant qu'on n'aura pas regardé en face les implications causales du christianisme, de ses doctrines fondatrices ec de ses institutions dans la catastrophe du XXe siècle. D'énormes mensonges et une amnésie stratégique ont évidé le cœur de l'Europe après 1945. Et de ce vide, on l'a vu dans l'ancienne Yougoslavie, peut surgir le monstrueux.

Bien qu'il ne dise mot du rôle significatif joué par la puissante Église ortho-doxe en Yougoslavie, je suis, au fond, d'accord avec ce diagnostic. Dans son grand essai sur les causes profondes de la Shoah, Steiner parle de « l'Enfer rendu imma-nent », affirmant que l'image dantesque de l'enfer qui hantait la civilisation occi-

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dentale s'est matérialisée dans l'histoire6. Si, comme je le soupçonne, il a raison, cela veut dire aussi que, en tant qu'entreprise européenne, l'Holocauste s'est nourri d'un certain nombre de symboles et de mythes profondément enracinés et largement partagés, en rapport avec la perception des Juifs. Ou, pour dire les choses autrement, dans les termes de la philosophie steinerienne de la culture, le terrain commun de la mythologie chrétienne et européenne ne s'est pas complè-tement désintégré au XVIP siècle, mais a continué d'opérer, tout au moins dans les mythes concernant les Juifs. Tout au moins sur ce plan, la culture européenne est plus stable que ne le soupçonnait le jeune Steiner lui-même. Inscrire l'Holocauste dans la philosophie générale de la culture telle qu'il l'a esquissée dans La Mort de la tragédie donnera à son approche beaucoup plus de cohérence et de force.

De la comparaison des deux passages cités plus haut, il ressort clairement que la mythologie de la longue durée concernant les Juifs évoquée dans le discours d'Édimbourg suppose que le changement dramatique intervenu avec Milton soit mis entre parenthèses. L'Europe change beaucoup moins que ne le pensait le jeune Steiner. Il est néanmoins permis de poser la question : suivant la philosophie steinerienne de la culture, est-il concevable que des changements se produisent un jour en Europe ? Sur un plan concret, par opposition à celui des déclarations, on ne voit aucune mesure sérieuse pour s'occuper de ces ingrédients antisémites. Est-il réellement possible de priver de leurs charges nocives des symboles et des mythes qui sont si étroitement liés aux langues européennes, alors qu'ils se sont sédimentés et accumulés sur de si longues périodes ? Après tout, comme l'a si justement dit Steiner, « le langage est son propre passé7 ». C'est aussi pourquoi, ainsi qu'il l'a reconnu dans un autre contexte, Wagner est de ces modernes qui ont été tout près de devenir des classiques prémodernes. « Il fut bien près d'instiller dans l'esprit de ses contemporains sa mixture mythologique. La note wagnérienne a résonné dans toute la vie sociale et politique et eut ses échos de folie dans la ruine de l'Europe moderne8. » Bien que Steiner s'empresse d'ajouter, en 1969, une note optimiste - « Mais elle est en train de s'effacer rapidement » - , elle est loin, à mon sens, de s'effacer, du moins pas si rapidement. Non seulement Wagner n'a pas été oublié, mais on observe dans l'Allemagne moderne des « vestiges des accusations antisémites du Moyen Age ». En tout état de cause, le tableau général que Steiner brosse de la situation en Europe ne paraît pas très encourageant9.

J'en arrive à un autre exemple, très différent, dont Steiner ne discute jamais dans ses théories de la culture, mais qui repose sur sa vision de la dynamique de la créativité dans les sociétés traditionnelles. Alors que bon nombre de dis-cussions autour de la philosophie de la culture reposent sur des exemples européens, Steiner ne se réfère jamais aux grands courants du judaïsme moderne - exception faite de sa critique insistante du sionisme. Son approche permet en effet de rendre compte du succès de trois phénomènes modernes dans la culture juive. Le hassidisme polonais du xvnr siècle et, plus près de nous, l'impact du Rabbi Abraham Isaac ha-Kohen Kook ont gagné de larges segments des commu-nautés juives, mais aussi façonné la tradition juive de manière inédite. Dans les deux cas, on trouve une critique implicite, plus rarement explicite, des sociétés juives traditionnelles auxquelles ils s adressaient. Pour comprendre leur réussite, il est un fait capital : dans leur création comme pour communiquer avec leur public, ils employèrent l'hébreu, et parfois aussi le yiddish, ce qui leur permit de jouer de tout un monde d'associations qui trouvaient un écho chez nombre de leurs lecteurs juifs.

En dernier lieu, et dans un contexte beaucoup plus proche du domaine de Steiner - même si, autant que je le sache, il n'en parle jamais - , il faut mentionner l'étonnante œuvre littéraire de l'écrivain israélien et prix Nobel de littérature S. J. Agnon. Se nourrissant d'une connaissance exceptionnelle des diverses strates

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culture d'élite. Ceux qui s'insurgent et réclament que l'on persévère représentent une menace pour l'ordre social, car ils nous rappellent que cet ordre n'en est pas un, et qu'il s'agit bien plutôt d'une sorte de désordre réglementaire où, sous la surface uniformément grossière de la vie publique, nos désirs rivalisent dans le chaos le plus total pour obtenir satisfaction, sans que l'on s'accorde à dire que certains méritent d'être comblés tandis que d'autres doivent être supprimés.

Voilà en fait ce que Steiner déplore, me semble-t-il, dans ses derniers ouvrages. Et cela prouve bien qu'il accepte la réponse que je donne au problème qui le préoccupe, à savoir que la culture d'élite peut s'accommoder parfaitement du mal. Comme moi, Steiner déplore l'éloignement progressif du royaume des valeurs intrinsèques et voit en la culture d'élite la dernière voie qui permette, en cette époque irréligieuse, d'y accéder.

L'humanité a sans doute déjà connu des époques semblables à celle que nous vivons à présent, où la discipline du jugement et la recherche des valeurs intrin-sèques ont perdu de leur importance ou ont disparu. Néanmoins, il ne nous reste nulle trace de ces époques, car une société sans culture finit par perdre la mémoire ainsi que le désir de passer à la postérité en laissant derrière elle des ouvrages durables. Très vite, la barbarie prend le dessus et la société en question est balayée de la surface de la terre. Ce qu'il y a d'intéressant dans notre situation, c'est que nous possédons les moyens technologiques de maintenir en vie notre société alors même qu'elle a perdu toute conscience de sa propre valeur et qu'elle se trouve donc privée de sa capacité à se maintenir en vie en puisant dans ses propres réserves de foi. C'est une situation inédite, et il importe de se demander ce que l'on peut faire, en de telles circonstances, pour assurer la pérennité de la culture d'élite. Les moines irlandais qui se sont fait les gardiens de la flamme du savoir à 1'« âge des ténèbres » (Dark Ages) de notre civilisation jouissaient d'avantages non négli-geables : ils n'avaient pas à lutter contre une vulgarité et une stupidité aux pro-portions démesurées, tout autour d'eux régnaient la destruction et le danger, et aussitôt qu'ils avaient trouvé un refuge, la paix s'y installait pour guider leurs pensées, leurs sentiments et leur plume. Dans notre cas, il n'existe pas de refuge contre la bêtise ambiante qui règne partout : de la musique abrutissante, des images lubriques, des slogans et des gros titres nous assaillent de toute part, et nous vivons dans la sécurité matérielle et morale, privés des avantages que procure le danger, en particulier de la gratitude qui est la base de la foi religieuse.

Cela signifie-t-il que la culture d'élite et la recherche des valeurs intrinsèques qui est son but principal sont vouées à disparaître ? Je ne le crois pas. Il est inévitable que s ensuive une période d'Unbildung und EHnnerungslösigkeit, d'« inculture et d'amnésie » selon le mot de Thomas Mann. Mais à mesure que s'enfle la vague porteuse d'inepties, les hommes sont envahis par le dégoût de soi. Nous assistons à cette évolution : les drogues, la sexualité débridée et la rave culture, culture qui semble acculée au suicide, font de plus en plus de victimes chez les jeunes gens et détruisent la conscience que la vie vaut la peine d'être vécue. Il suffira d'une seule catastrophe — une guerre, un cataclysme, une épidémie ou une famine — pour que la futilité d'une vie sans culture devienne évidente. Les hommes verront alors en ce désastre un châtiment infligé à une vie dénuée de sens, à une vie qui s'est abstenue de faire l'effort du sens. Et de ce désastre naîtra la soif d'une vie supérieure, la vie du jugement, la vie qui se donne pour but la valeur intrinsèque. Certains d'entre nous seront peut-être encore là pour interpréter les toiles colorées que l'on retrouvera alors au rond des caves des musées et que l'on accrochera en lieu et place des Jocondes moustachues qui pendant des dizaines d'années ont recouvert leurs murs.

Traduit de l'anglais par Anne-Myrtille Renoux

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NOTES

Voir Frederic Spotts, Hitler and the Power of Aesthetics, Londres, 2002. Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident, trad. M. Tazerout, Paris, Gallimard, 1976, vol. 1, p. 16 6. D'où l'immense difficulté inhérente à toute tentative de définir le kitsch phénoménologiquement, c o m m e chez Ludwig Giesz, Phänomenologie des Kitsches, Munich, 1971. « Einigen Bemerkungen zum Problem des Kitsches », in Dichten und Erkennen, Francfort, 1976 ; « Quelques remarques à propos de l'art du tape-à-1'ceil », in H, Broch, Création littéraire et connais-sance, trad. A. Kohn, Paris, Gallimard, 1966, p. 309-325.

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provoquer, créer ou décrire l'émotion qu'elle suscite. L'art élargit le répertoire des sentiments et nous amène à réfléchir à ces sentiments, ainsi qu'à déterminer ce qui mérite d'exister dans la vie émotionnelle. Le kitsch ne fait que renforcer l'émotion factice dont il tire son origine. En dépit de son étalage de sensibilité et de commisération, le kitsch ne développe nullement notre compassion, pas plus qu'il ne l'éveille. En effet, il ne nous confronte jamais à une situation qui nous soit véritablement étrangère : s'il nous demande de la sympathie, ce n'est que de la sympathie envers nous-mêmes, en tant qu'êtres capables de sympathie.

Le kitsch repose sur les mêmes ressorts que la publicité. La publicité res-semble à l'objet esthétique, mais elle s'en distingue par un fait dont l'importance est cruciale : elle doit empêcher la faculté critique de s'exercer, et bloquer le processus qui permet de comparer ce qu'on a sous les yeux avec l'idéal. L'œuvre d'art confère à son sujet une valeur intrinsèque, et maintient donc une distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui a un prix. La publicité efface cette distinction, et crée un monde imaginaire où la valeur peut être achetée à prix d'or, si bien que valeur et prix ne sont plus qu'une seule et même chose. La publicité s'appa-rente à ce que Freud appelle « le travail du rêve », exercice d'accomplissement de désir. Mais en exauçant un vœu dans un monde imaginaire, on crée effecti-vement ce vœu dans la réalité.

Il en va de même pour le kitsch. Le baiser convenu, le sourire accompagné d'un regard qui se veut attendrissant, les sentiments mièvres font de la réclame pour quelque chose qui cesse justement d'exister dès lors qu'on en fait l'objet d'une réclame. Par conséquent, le vendeur ne s'engage à rien ; on peut acheter ou vendre tout cela sans connaître aucun revers émotionnel, puisque l'émotion en question est un produit imaginaire et n'existe donc plus sous sa forme engagée et porteuse de jugement.

La situation culturelle que l'on connaît actuellement peut être interprétée en grande partie comme une réaction à ce phénomène pour le moins frappant. Le kitsch reflète notre décadence spirituelle et notre incapacité à reconnaître la valeur de l'esprit humain, et surtout à accomplir les actes sacrificiels qui lui donnent naissance. Mais le kitsch n'affecte pas seulement le domaine esthétique. Toute cérémonie, tout rite, toute manifestation publique d'une émotion peuvent être rendus kitsch, et il est presque inévitable qu'ils le soient, à moins de les soumettre à une stricte discipline critique. Dans l'une des rares études portant sur ce phénomène, le romancier Hermann Broch suggère que, plutôt que de culture ou d'art kitsch, il vaudrait mieux parler de Kitschmensch, ce type humain kitschifié, si l'on peut dire, qui vit dans cette culture et qui la réclame4. Ce qu'il faut en déduire, c'est que l'art seul ne suffit pas pour vaincre le kitsch ; pour renouer avec la tradition, il nous faut également réorganiser nos vies, ce qui implique une transformation spirituelle autant qu'esthétique.

Ce n'est pas une coïncidence que le nazisme et le communisme aient choisi d'utiliser un art et des cérémonies kitsch pour légitimer leurs actes de barbarie. Ce n'est pas un hasard que le kitsch ait joué un rôle si important dans la vie privée d'Hider, ni que la seule chose chez lui qui se rapprochât un tant soit peu de l'amour fut la sentimentalité grotesque dont il faisait preuve à l'égard des animaux ; c'était là un ersatz d'amour qui ne lui coûtait rien. Il ne fait pas de doute qu'Hitler avait une admiration sincère pour les grandes œuvres d'art qu'il évoquait constamment dans la conversation ; nui doute non plus qu'il avait un certain talent de peintre. Mais il était surtout l'exemple même du Kitschmensch, car sa conscience remodelait jusqu'aux plus grandes œuvres d'art pour en faire une source d'émotions factices, les dépouillant ainsi de leur nature interrogative. Ses peintures aussi sont kitsch, rappelant, en moins bien, celles d'Utrillo. Voilà en bref ma réponse à George Steiner ; pour le Kitschmensch, la culture d'élite est

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kitsch, elle aussi, dans la mesure où il la transforme en une source de valeur instrumentales, donc non intrinsèques.

À l'époque où Broch donnait l'assaut au kitsch, des critiques tels qu'Elio et Leavis lançaient une attaque contre le sentimentalisme et les réactions toute faites. Depuis lors, des changements radicaux se sont opérés dans le clima culturel, et deux d'entre eux méritent qu'on leur accorde une attention tout particulière, car ils ont une influence directe sur le sort de la culture d'élite. L. premier de ces changements est que la distinction entre l'art et la publicit. devient de plus en plus floue. Dans ce monde saturé d'images, il est de plus ei plus difficile de distinguer l'image destinée à la contemplation de l'image voué à assurer la promotion d'une marchandise. En conséquence, une nouvelle sort< d'image a fait son apparition : l'art-publicité, forme qui s'attache à vendre ur produit alors qu'elle n'a pas de produit à vendre, sinon elle-même. Les œuvre: de Gilbert et George, ou encore de Damien Hirst se rattachent à cette catégorie ainsi que celles de nombreux artistes reconnus de l'école hooligan. Les image: qu'ils créent appartiennent au répertoire des publicitaires : elles ont été choisie; en fonction de leur impact et elles utilisent les formes et les couleurs qui carac-térisent la télévision. Ce qui est important dans un musée d'art, aux yeux de l'école hooligan, c'est que les gens viennent y regarder quelque chose. Le rôle de l'artiste est d'attirer leur attention, comme on pourrait attirer l'attention générale en se déshabillant en public. Rien n'est plus susceptible de se faire remarquer des musées - lieu cultivant une certaine révérence pour les objets et portant une attention dévote à leur signification - qu'un geste insolent ou blasphématoire. Marcel Duchamp a indiqué la voie de la réussite en ajoutant une moustache à la Joconde. Prenez quelque chose de sacré et pissez dessus. Depuis, de soi-disant artistes ont continué à affubler la Joconde de moustaches, dans l'espoir que la demande ne faiblirait pas, quand bien même ce geste serait répété des milliers de fois. Et en effet, grâce notamment au mécénat d'État, le marché ne fléchit pas, et le jeu continue.

Cela m'amène au second changement majeur qui a affecté la culture domi-nante, à savoir qu'on considère dorénavant que les lois du marché sont l'unique étalon de la valeur. On dit souvent que ces lois sont moralement neutres, ou en d'autres termes, qu'elles ne sous-entendent pas de jugements moraux, mais se contentent de fournir ce que veulent les participants, en fonction de leur « pré-férence révélée ». Comme le vote, le marché est une méthode qui permet d'amal-gamer des choix individuels, et ce qui en résulte est l'équivalent économique de la démocratie.

Il serait toutefois plus philosophique de dire que les lois du marché, loin d'être neutres moralement, sont bien plutôt les ennemies secrètes des valeurs intrinsèques, y compris des valeurs morales. Les biens qui circulent sur le marché changent de mains contre leur équivalent en argent ; leur prix ne mesure pas leur valeur intrinsèque, mais seulement leur valeur d'échange, autrement dit les avantages que les gens sont prêts à sacrifier pour les acquérir. La culture soustrait certains de ces biens aux lois du marché, non parce qu'ils ne peuvent être vendus ou achetés, mais parce que l'opération marchande détruit leur valeur intrinsèque.

L'exemple de la sexualité vient immédiatement à l'esprit, et il est d'autant plus pertinent que les mœurs sexuelles constituent le fondement des cultures traditionnelles et le moyen principal par lequel les êtres humains idéalisent leur propre condition, en faisant de leur destin un choix existentiel. La religion sous-trait elle aussi aux lois du marché les moments de la vie humaine qui ont une importance sociale, et elle joue en cela un rôle crucial. L'idée du sacré permet aux êtres humains d'entourer certaines actions, certaines relations, certains états,

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culture sert à quelque chose ; comment expliquer sinon que nous soyons poussés, comme Steiner et tant d'autres, à consacrer notre temps et notre énergie morale à acquérir cette culture ? Mais nous ne savons pas à quoi elle sert, ni comment répondre aux sceptiques qui affirment que la culture n'est rien de plus qu'un jeu alambiqué.

Steiner n'apporte pas de réponse au problème qu'il soulève, mais il suffit d'avoir lu ses ouvrages les plus récents pour se convaincre que ce problème n'en est pas moins véritable à ses yeux. Steiner évoque avec un certain désespoir la perte de notre culture, la dépréciation des valeurs esthétiques et de la vulgarisa-tion de l'art et de la littérature auxquelles on assiste de nos jours. Il nous rappelle instamment à notre devoir de respecter les dons inestimables que sont l'art et la philosophie, de reconnaître que ce sont les précieux réceptacles de l'esprit humain et qu'on ne peut les briser sans s'exposer à voir disparaître les seuls idéaux et les seules aspirations que nous, Occidentaux, sommes en droit de réclamer en héri-tage. Pourtant ces dons, aussi précieux soient-ils, ne garantissent rien, pas même l'existence des normes élémentaires d'un comportement civilisé.

Steiner présente donc sous un nouveau jour la vieille idée selon laquelle les civilisations ont un cycle de vie limité. Cette idée est rendue plus poignante encore par les réflexions développées dans La Mort de la tragédie. Les connais-sances morales et la culture artistique transmises à travers les âges ne servent à rien dans les moments critiques ; les salles de torture et les camps de prisonniers surgissent de nulle pan comme en réponse à un ordre tacite. Ce que voyant, les hommes changent à l'instant de nature, et, les uns par enthousiasme, les autres par lâcheté, prêtent leur force à cette œuvre de destruction. Par conséquent, dans le sillage de ce que nous a fait vivre le XX' siècle, nous sommes amenés à nous demander s'il reste quoi que ce soit de la civilisation européenne, et si l'on peut encore avoir foi en cette culture brillante qui la caractérisait, étant donné qu'elle semble ne pas avoir été un rempart efficace contre les communistes, les fascistes et les nazis.

À ces réflexions s'ajoute celle que voici : il se peut que la haute culture et la volonté de développer les valeurs esthétiques n'existent que fugitivement dans l'histoire de l'humanité. Il se peut qu'elles appartiennent à une autre étape, plus innocente, du développement humain. Il se peut que nous soyons à présent en train de quitter cette étape pour nous engager dans un ordre social où la culture n'est plus considérée comme un bien pour l'homme, ni même perçue comme une forme distincte de la conscience. Spengler formule cela de façon frappante dans la phrase qui suit, et qui vaut la peine qu'on s'y attarde, car elle souligne l'importance cruciale de ce souci de se cultiver dont Steiner a fait sa préoccu-pation principale.

Un jour, le dernier portrait de Rembrandt et la dernière mesure de Mozart auront cessé d'exister, même si une toile peinte ou un feuillet de notes aura peut-être subsisté parce que le dernier œil et la dernière oreille, auxquels leur message formel était acces-sible, auront disparu2.

Bien sûr, nous avons des musées, des universités et des archives dédiés à la préservation des reliques de notre culture. Mais cela n'est pas une garantie de survie pour cette culture ; car si elle survit, c'est en nous, qui observons et utilisons ces reliques. Et si elles n'ont pas d'effet sur nous, qu'advient-il de leur sens ? Ne sont-elles pas comparables aux offrandes votives de quelque religion éteinte, dont

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les derniers croyants ont disparu, et dont les objets de culte prennent la poussière dans des cryptes désertes ?

Ce ne sont pas là de vaines considérations bonnes pour des universitaires. Les plus grands artistes du XX' siècle s'y sont confrontés maintes et maintes fois, sans toutefois y apporter de réponse, mais ils ont affiné ces questions jusqu'à ce qu'elles fassent partie du climat intellectuel. Mann, Schoenberg, Eliot, Auden, Gide, Camus et bien d'autres nous ont accoutumés à l'expérience de la décadence culturelle, tant et si bien qu'est né le soupçon maintenant très répandu que l'art moderne est moins un fait qu'une question. L'art peut-il encore vraiment exister, à une époque où les traditions du goût se sont évaporées, où la vue et l'ouïe ne sont que trop sollicitées, où la vie humaine est portée par un mouvement si rapide que les moments de contemplation sont presque inexistants ? Ne vivons-nous pas le contrecoup de la disparition de la culture d'élite, ou en tout cas n'avons-nous pas perdu toute foi en celle-ci, convaincus que nous sommes qu'elle n'a offert nulle résistance au crime ?

Je commencerai par quelques remarques d'une portée limitée, mais qui me paraissent indispensables. Tout d'abord, les reproches éloquents qu'adresse George Steiner à la haute culture, à savoir qu'elle n'a pas contribué - ou si peu -à améliorer le cœur humain, et qu'elle a pu sans états d'âmes s'accommoder de gigantesques massacres, sont finalement assez peu convaincants. On pourrait Sire le même reproche à la religion (et l'on ne s'en est pas privé). Et c'est en étudiant le cas de la religion que l'on pourra saisir en quoi ce reproche est injustifié.

Il est indéniable que, dans une société animée par la foi religieuse, les instincts guerriers et tout ce qu'ils entraînent prennent une coloration religieuse. Les hommes tuent, torturent et emprisonnent leurs semblables au nom de Dieu, et ne semblent pas s'apercevoir que leurs actes sont en contradiction avec leur foi. Le livre le plus sanguinaire qui ait jamais été présenté comme une source de sagesse est sans doute la Bible hébraïque : lorsque Dieu ordonne d'exterminer telle ou telle tribu gênante, ses ordres sont exécutés à la lettre, et l'on considérait que c'était une bonne chose de faite. En outre, le message de paix et de pardon transmis par le Christ n'a pas empêché les sociétés chrétiennes de poursuivre de façon tout aussi sanguinaire les hérétiques et les mécréants et de donner leur aval aux mêmes cruautés, pour exécuter les desseins apparents du Tout-Puissant. Bien sûr, ce faisant, ils se méprenaient gravement sur les desseins divins ; mais ils avaient la conscience tranquille, et tiraient même un plaisir jubilatoire, comme les Croisés à Byzance ou Cromwell en Irlande, d'actes qui ne méritaient pas moins que la damnation éternelle.

Cependant, deux comparaisons essentielles s'imposent avant que l'on puisse clore le débat : il faut comparer d'une part les sociétés religieuses en temps de paix et les sociétés religieuses sur la défensive ; et d'autre part, les sociétés reli-gieuses et les sociétés anti-religieuses, qu'elles soient en guerre ou non. La seconde comparaison est aisément faite. Après tout, le XX' siècle ne manque pas d'exemples frappants de sociétés anti-religieuses : le nazisme ; le communisme des Soviets, celui de la Chine, celui du Cambodge ; l'Albanie d'Enver Hodja, ou encore la dictature de Saddam Hussein, islamiste par accès, mais en fait profondément antireligieuse. Dans tous les cas, le caractère criminel du bellicisme humain -caractère que la casuistique chrétienne chercha à atténuer par le jus in hello, puis par la Loi des Nations — est démultiplié et dépasse de bien loin les fautes habi-tuelles de 1 'homo religiosus.

La comparaison entre les sociétés en temps de paix et les mêmes sociétés en temps de guerre est tout aussi révélatrice. La seule expérience que nous ayons de sociétés antireligieuses est celle qu'offre le totalitarisme du XX' siècle, système

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cruellement, épouvantablement payé, ce fut une expiation, pour la fureur de leur bellicisme ; qu'il était fatal qu'on leur fît cette guerre qu'ils voulaient si passion-nément, et dont ils acceptaient d'avance la barbarie, si facile à prévoir ; que si des Juifs inoffensifs ont été des victimes, ç'a été au même titre que les brûlés de Dresde et les atomisés d'Hiroshima, qui n'ont pas empêché les Japonais et les Allemands, peuples normaux, de se réconcilier avec les bourreaux américains ; qu'il était pour le moins étrange que les Juifs réclament de nous, d'hommes aussi peu xénophobes que moi, les raisons de l'antisémitisme, qu'ils n'en voient jamais aucune en eux-memes.

Mais c'est inutile, malgré l'ambiguïté de son "Comment peut-il y avoir dialogue ?... Mais aussi comment peut-il y avoir silence ?" J'aurais du reste préféré un refus brutal et insultant à cette ambiguïté qui est encore si judaïque.

Je les aurai bien contre moi jusqu'à mon dernier souffle, attentifs à me frustrer de la moindre chance de succès. Eux, et plus encore leurs esclaves chrétiens, à qui je ne ferai même pas l'honneur de les traiter comme les Juifs, en ennemis dignes de moi. Je comprends d'ailleurs mieux que jamais à quel point Israël a besoin de cette immense valetaille pour se prémunir contre la renaissance de l'antisémitisme, qui est fatale.

À soixante ans, j'ai cependant peu de chances d'y assister. Je suis probable-ment voué jusqu'à ma mort à l'obscurité et à l'injustice littéraire. Mais cela ne suffît pas à me décourager d'écrire La Lutte Finale. Je compte y consacrer au moins dix jours par mois cette année. Je ne peux pas me résigner à n'être plus qu'un honnête tâcheron du journalisme. Je veux faire ce livre pour tout ce que je veux y inclure, et parce qu'en le faisant, je m'approfondirai, comme en écrivant Les Étendards, et comme l'a si bien noté ce Juif Steiner.

Mes ennemis ont étouffé ma voix. Mais qu'ils étouffent en moi les livres que je peux encore créer, non, cette victoire-là, ils ne l'auront pas. »

© Fonds Lucien Rebatet.

NOTES

1. Je m'étais étonné dans ma lettre des between Rome and Marxism à propos des Étendards, mais en disant que cela en revanche rendait tout à lait compte de mon actuel manuscrit (note de L.R.).

2. Épouse de Lucien Rebatet. 3. La lettre n'a pas été recopiée par L.R. mais en voici le texte :

Cambridge, le 6 avril 1964.

Cher Monsieur Rebatet, Juste un mot pour vous dire que je viens d'écrire à Alfred Knopf - le plus grand des éditeurs américains - qu'il faudrait traduire en anglais Les Deux Étendards. Je lui ai parlé de ce merveilleux roman, tout en disant aussi quel est pour moi le mystère de l'homme qui a conçu Anne-Marie et qui est l'auteur de Je suis partout. Knopf, qui est l'éditeur en langue anglaise de Camus, Gide, etc., voudra, je l'espère, lire le livre et en discuter avec vous. Je voulais tout simplement vous mettre au courant. Sombre ironie que ce soit un Juif qui recommande à un autre Juif votre oeuvre. Mais notre maladie héréditaire c'est d'être juste envers ce qui est grand dans le monde de l'esprit. Bien sincèrement,

George Steiner

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batailles, j'ai écrit beaucoup de choses outrées, cruelles, que je ne signerais plus aujourd'hui. J'ai contribué à accroître la brutalité de notre siècle. Mais ie partage cette responsabilité avec d'innombrables hommes, de tous les bords, ae tous les pays, et si je devais faire mon mea culpa, je voudrais que beaucoup d'autres le fissent en même temps que moi. Je ne pourrai jamais regretter d'avoir été un partisan ardent de la paix de 1936 à 1939. C'est justement ce que certains adversaires me reprochent le plus. Et si je me sens moins loin d'un chef com-muniste que de la droite bourgeoise, je reste politiquement du côté de Dos-toïevski, contre Les Possédés ».

Ma lettre envoyée, j'ai consulté le Bottin des Téléphones - la source la plus sûre - à la page des Steiner : import-export, tissus, confection pour dames et enfants, fourreurs. 90 chances sur 100 pour le judaïsme de mon « Américain ».

J'attendais avec perplexité sa réponse. Elle n'a pas tardé. Il m'a écrit de Cambridge le 26, presque par retour du courrier, en tenant compte du passage de ma lettre par le Sunday Times. J'ai ouvert l'enveloppe le cœur serré. Le premier mot était bien tel que je le prévoyais et craignais :

« Je suis Juif. »

Suivaient les 4 pages que voici :

« Si je fais des fautes d'orthographe et de syntaxe française - ce dont j'ai doublement honte devant vous qui êtes maître de cette langue - c'est que j'ai dû quitter la France en 1940, avant que les tueurs de la Gestapo ou de la milice, dont vous étiez, ne m'eussent tué, moi et les miens. Chaque rois que je pose un œil sur mes deux enfants - tout petits encore - je me souviens, je sais que ce furent des enfants de cet âge-là qui, grâce à vos croyances et vos actions, sont morts, hurlant de peur et de soif dans les trains scellés et les hauts fours de Belsen.

« Vous me faites l'honneur de jeter un regard sur mes deux livres de critique littéraire. Peut-être aurez-vous l'occasion de prendre en main ce recueil de trois contes qui va paraître à Londres et à New York cet automne. Et bien, tout ce que je fais, tout ce que je sais, tout ce que je possède de talent ou de courage, ne se dirige, au fond, que vers un seul but. Je veux essayer de comprendre, de faire comprendre à autrui, le mystère ultime de l'inhumanité, de la barbarie folle et meurtrière qui s'est abattu sur notre monde. Je veux, avant que désespoir me prenne, essayer de sonder l'atroce ironie du fait que le monde de la torture et d'Auschwitz a eu ses racines non dans les steppes d'Asie ou dans quelque forêt vierge des rêves crépusculaires - mais au cœur même de l'Europe, au cœur même de la civilisation classique et humaniste, dans les villes qu'ont connues Voltaire et Mozart, Goethe et Gauss. Comprenez-vous ce que je veux dire, ce qui me hante ? Si toute notre culture ne fut aucun obstacle à l'inhumain, à quoi bon l'immense labeur de la pensée, de la création artistique ? Et se pourrait-il -cauchemar dont Nietzsche a eu conscience, que l'humanisme même, Je grand espoir qu'est la culture, cachaient un anti-humanisme fatal ?

« Je m'exprime mal, parce que, comme tout réfugié, je suis hôte dans plu-sieurs langues, mais entièrement "à domicile" dans aucune. Je simplifie donc : je voudrais savoir, au risque même de perdre toute croyance en l'homme, com-ment celui qui a su créer Anne-Marie et Michel, qui a su faire vivre la parole imaginaire au point qu'elle est devenue parole de vie — écho pour chacun de nous qui a aimé, qui a grandi dans le chaos des grands réveils et des nuits vides -

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comment cet homme peut être aussi Lucien Rebatet. Ou si vous voulez : je veux savoir, à la façon de Dieu, comment il se peut que le tortionnaire de Belsen ou de Drancy soit le même, dont nous savons d'après les documents et les témoi-gnages, qui rentre le soir, tapote ses gosses sur la joue et se met au piano pour travailler la sonate Opus 111. Si je n'arrive pas à comprendre cela, comment puis-je, en conscience, croire à cette culture que j'enseigne, à cette musique qui est comme le souffle de ce qui nous fait homme ?

« C'est après la lecture d'Étiemble que j'ai lu Les Deux Étendards. J'ai compris tout de suite qu'en dépit des longueurs - et elles me semblent justifiées par votre rythme tolstoïen, par le fait capital que le lecteur aussi change et s'appro-fondit ainsi que le font Michel, Régis, Anne-Marie - qu'il s'agissait d'un roman de génie. Il est avec Le Sang Noir et la Semaine Sainte ce que le roman français a fait de plus grand depuis 1945. Mais je savais vaguement qui vous étiez et pourquoi votre nom passait sous le silence. Venu à Paris pour le lancement de mon livre par le Seuil, j'ai dû donner plusieurs interviews au Figaro Littéraire, aux Lettres Nouvelles, à Arts, etc. A chaque reprise, je disais mon admiration pour votre livre, la date qu'il marquait en moi. Immédiatement, mon interlocuteur se cabrait, et m'avertissait de ne pas compromettre mes chances et h bienveillance de la critique à mon égard en soufflant mot de vous ou de vos œuvres. Alors j'ai perdu patience et j'ai dit à la télévision et dans les journaux ce que je crois au sujet des Deux Etendards. Et puisque les interviews parisien [ne]s ont un peu étouffé ma phrase, j'ai cru que l'honneur m'imposait de redire la même chose, tout haut, dans le Sunday Times.

« Et après, j'ai eu peur - j'ai eu peur que Lucien Rebatet m'écri[ve] une lettre, que cette lettre [soit] aussi forte de vie que sont les lettres de Michel, et que cette lettre [soit] trop importante pour que je n'y réponde pas.

« Comment peut-il y avoir dialogue entre nous ? Entre l'homme des Décombres et celui qui a écrit l'épilogue de la Death of Tragedy ? Mais aussi, comment peut-il y avoir silence ? Je ne sais. Comment la parole humaine peut-elle rester logos si nous n'essayons pas de nous dire la vérité, l'un à l'autre, et quelle vérité peut-il y avoir entre nous, à travers ces morts, ces morts qui n'ont pour toute vengeance que la mémoire que nous gardons d'eux (et le Juif, Mon-sieur, vit dans le temps comme nul autre). Il est dans la rue Le Marois un grand écrivain, un homme qui me parlerait de Wagner ou de Webern ; qui aimerait

Εeut-être mon prochain livre ; mais il y a quelques années - oh ! si peu ! - cet omme m'aurait livré...

1.1 do not know. I simply do not know how and where we can begin.

« J'ai trouvé dans une toute petite librairie derrière Saint-Sulpice, chez un libraire sournois et fascisant, une collection de vos œuvres, en première édition. Je suis professeur, et mes fonds ne m'ont pas permis ce grand choix. Mais je possède maintenant Les Épis Mûrs sur pur fil Laruma. Je ne crois pas que ce soit un bon livre ; votre puissance s'y ressent, mais pourquoi greffer un traité de musique, d'éducation esthétique sur un schéma aussi banal de roman ? Ce que vous dites d'un nouveau livre en préparation me bouleverse ; c'est là votre grand thème1.

« (Moi aussi, je suis édité par Längen-Müller et le Seuil a en main la tra-duction de mon livre sur la Tragédie).

« Les deux étendards ; le vôtre déchiré et sanglant ; le mien noirci par cette immense fumée de mort et de souffrance que rien n'effacera. "Je partage,

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Une voix qui surgit de l'ombre

George Steiner

Une voix qui surgit de l'ombre après presque un demi siècle. Et l'éveil d'un souvenir qui reste pour moi angoissant. Oui, j'ai été envoûté par les Deux Etendards, tout comme l'a été Camus qui fît publier les deux volumes chez Gallimard. Oui, m'a déconcerté le manque de droiture, de dignité intellectuelle de ceux qui, dans le monde littéraire parisien, avouaient leur admiration pour ce roman tout en refusant d'y faire la moindre allusion ouverte ou publique.

Mon envoûtement n'a pas survécu au temps. Il est des pages superbes dans Les Deux Etendards, le personnage d'Anne-Marie a effectivement un souffle tols-toïen - mais les longueurs sont excessives et je sais maintenant ce qu'il y a dans cette œuvre de kitsch sentimental. Ce n'est pas là nier ce qui a été une grande expérience de lecture.

Rebatet exagère la détente ou la cordialité de notre assez brève rencontre. Le personnage m'inspira, m'inspire un dégoût profond. Mais son œuvre sur la musique, ainsi que le roman pose la question, l'immense paradoxe qui restent au centre même de mes travaux : comment est-il possible que l'inhumain, que la barbarie puissent engendrer une œuvre valable, voire rayonnante ? Sartre s'est généreusement trompé en affirmant que le racisme ne pourra jamais créer de l'authentique littérature. Au niveau comme « intermédiaire », Céline est une contre-preuve. Aux sommets de cette question se placent un Dostoïevski, anti-sémite féroce, un Wagner. Les Deux Etendards débordent d'amour, de lyrisme et de passions spirituelles. L'auteur en était un triste salaud (qui avait au moins la décence de ne pas se repentir !). J'ai voulu comprendre.

G.S. (27 février, 2003).

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« Une rencontre »

Lucien Rebatet

Moras, 24 octobre (1963)

J'avais goûté vivement, l'autre semaine, à la télévision, les propos du critique Georgefs] Steiner, affirmant, au sujet de Dostoïevski, que les vrais romans ne peuvent être que volumineux, que leur épaisseur est en quelque sorte une affir-mation métaphysique, « que la vie n'est pas un livre milice ». Et répondant au journaleux qui essayait un digression en faveur du roman français : « Le roman français, à force de subtilités et de refus, finira par n'être composé que de feuilles blanches. Sur du très beau papier ! »

Véronique a couru aussitôt acheter le bouquin de ce Steiner : Tolstoï ou Dostoïevski. J'ai été un peu déçu. C'est encore le livre d'un professeur : de la même sorte que les parallèles classiques, Racine et Corneille, Balzac et Stendhal. Et les comparaisons trop longuement poussées pour n'être pas réfiitables en plus d'un point : Tolstoï, poète épique, rapproché d'Homère, Dostoïevski dramaturge shakespearien. Une très vaste culture, n'ayant aucun équivalent chez les critiques de par ici, embrassant dans leur langue toutes les littératures grecque, latine, française, allemande, anglo-saxonne, et la russe dans les traductions (un homme de trente-quatre ans, qui depuis son adolescence dispose des bibliothèques d'Har-vard, de Cambridge, de l'Institute for Advanced Studies). Une culture qui nous fait tout de même un peu trop de l'œil, quand Steiner cite à propos de ses deux grands Russes Longin, un tableau de Munch, ou se réfère aux Cataractes de l'imagination publiées en 1799 par un nommé J.-M. Chassaignon. Mais il est vrai, comme dit Berdiaev - et je le crois profondément - que l'on peut distinguer deux types d'hommes selon leur inclination pour Tolstoï ou Dostoïevski, Steiner m'a aidé à me confirmer à quel point je suis un homme de Dostoïevski, le citadin, le psychologue, l'ennemi du « progressisme ». Je ne peux dire que je suis

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qui est infinie, par cet homme qui est créé à l'image de Dieu. Comment voulez-vous que Dieu qui a créé l'homme à son image n'apporte pas la rédemp-tion et la transformation de cela... Le rachat...

G. S. - Je suis passionné par ce que vous dites... Mais est-ce que vous croyez, j'emprunte le mot à Bergson, qu'il y a une évolution créatrice ? Il est vrai que vous n'êtes pas tendre pour Bergson...

P. B. - Je ne suis pas tendre, parce qu'il n'est pas sérieux philosophique-ment...

G. S. - Alors qu'entendez-vous par : « L'intelligence qui deviendra infinie... » ?

P. B. - L'homme transformé, l'homme rédimé... G. S. - L'homme transformé après le dernier jugement ? P. B. - Oui... G. S. - Mais pas avant ? P· B. - Non, je ne pense pas... il y a des exemples, il y a des insinuations,

mais il n'y a pas de réalisation... G. S. - Diriez-vous qu'il y a des êtres humains chez lesquels il y a comme

une sorte d'étincelle... P. B. - Et une étincelle essaye toujours de prendre, la pierre frotte toujours

la pierre, une étincelle peut toujours jaillir... Nous ne savons pas quand sera le Jugement dernier. Le cardinal Billot a écrit un très beau livre sur les derniers temps... J e ne crois pas aux derniers temps, ce à quoi je crois, c'est à ce dont parle l'Epître aux Thessaloniciens : il y a le moment de l'Antichrist, dans lequel, comme pour nous faire désirer plus fort juste avant la fin du monde, l'esprit se hausse, si j'ose dire, et descend à la caricature. L'Antichrist c'est la caricature et les imitations du Christ, les faux Christ à l'intérieur du mal et de l'horreur ; le mal et l'horreur dont vous parliez, et qui ont peut-être été particulièrement accomplis dans les temps modernes, c'est possible, je ne crois pas au progrès...

G. S. - Et bien ce moment, il dure, il dure... P. B. - Il dure, il dure... on n'a qu'à se battre contre ? Ce moment...

momentum, en latin, c'est le poids... G. S. - C'est énorme comme durée, c'est presque toute l'histoire humaine... P· B· - Mais, on a les épaules solides... J'étais à mon bureau, l'autre jour,

je trouvais que tout pesait en moi. Qu'ai-je fait alors ? Je me suis levé de cette chaise, mes jambes me pesaient, j'ai fait dix fois l'exercice de génuflexion, et ça a été tout de suite beaucoup mieux, ma lourdeur n'était qu'une foutaise. Et je persiste à croire que ma lourdeur n'était qu'une foutaise...

G. S. - La lourdeur, chez vous, c'est la gravité. Un mot que j'aime, car jouant à des niveaux de signification très différents... La gravité est une chose immensément sérieuse. Elle veut dire : « Ne fais pas le malin ! » - pour vous paraphraser...

P· B. - Quand je faisais ces génuflexions, c'était justement pour ne pas faire le malin, car j'étais obligé de baisser les genoux, je faisais le non-malin... Je reconnaissais que j'étais capable de ces « dégueulasseries », que l'on appelle fatigue, que l'on appelle maladie... Toutes ces choses que je ne supporte pas... Je sais bien que je suis fou...

G. S. - Non, vous êtes heureux, ce qui est beaucoup plus dangereux... P. B. - Pas autant que vous le croyez... G. S. - II y a en vous une grande lumière, une lumière de ré-assurance...

Elle n'est pas donnée à beaucoup... Je crois que pour un grand nombre d'entre nous, le problème par lequel nous avons commencé, celui de la présence du mal, non seulement chez les cruels et autres sadiques... Mais qu'est-ce que cela veut dire, au fond, que d'avoir une nature sadique ? N'est-ce pas un autre mystère ?

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P. B. - Sadique... Les vices de cette espèce de petit aristocrate imbécile ne m'intéressent pas. Les sadiques m'ont toujours paru dépourvus d'imagination, et finalement de méchanceté...

G. S. - On a peut-être pas tout à fait compris à quel point une politique totalitaire folle, peut se servir du imp, du « diablotin du pervers », à des fins rationnelles...

P. B. - Le totalitarisme est directement issu de la Révolution française, et n'aurait jamais existé si le christianisme avait continué de tenir un peu les gens dans le bon sens... Je ne supporte pas les politiques totalitaires, même sous cette forme bénigne, qu'est la laïcité... J'aime beaucoup ce que dit le cardinal Lustiger, dont je me sens souvent très proche...

G. S. - C'est votre côté juif polonais, qui m'inquiète... P. B. - Pas polonais, portugais... G. S. - Maintenant que le cardinal Lustiger est entré à l'Académie fran-

çaise... c'est la canonisation... p. B. - Vous pensez, j'ai tellement fait de démarches pour y entrer... G. S. - Je sais bien, je vous taquine... Fr. L T . - On pourrait peut-être faire référence à celle que Pierre Boutang

appela « notre Diotime » ou « notre Antigone », Simone Weil, et aux deux formes de grâces par elle distinguées : la grâce ascendante et la grâce descendante...

P. B. - En fait, la grâce ascendante, c'est celle où nous savons que nous ne sommes pas désagréables à Dieu, où nous savons que Dieu nous aide, la grâce gratis data.

G. S. - Je me méfie de ces femmes juives, accueillies dans l'Eglise, comme Simone Weil ou Thérèse d'Avila, qui disent des choses très bizarres voire dan-gereuses... Je préférerais revenir à notre question, si vous le voulez bien, et peut-être rappeler, qu'en fin de compte, ce que vous espérez de Dieu, étant chrétien, c'est l'amour.

P. B. - Le crime des Jésuites, selon Pascal, c'est d'avoir dit que l'on pouvait se sauver sans aimer Dieu...

G. S. - Ce que le Juif espère, c'est la justice. Ce qui me passionne c'est la différence entre amour et justice. Et elle est énorme.

P. B. - Seul l'amour est capable de rendre la justice... G. S. - Je citerai Péguy que j'aime tant. Dans le prologue à la Jeanne d'Arc

première version, il y a le dialogue avec Hauviette, où Jeanne dit : « Je n'accepte pas que Dieu n'ait pas permis à Jésus de pardonner à Judas. » Le problème de la justice a hanté Péguy, et il a essayé de l'introduire, c'est presque janséniste, dans le catholicisme - n'oublions pas que nous sommes à l'époque de l'Affaire Dreyfus. Pour vous, la justice se distingue-t-elle absolument de l'amour ?

P. B. - Je crois que la justice ne peut jamais faire ce que fait l'amour. Jamais ! Elle n'y arrive pas !

G. S. - Mais il y a un Christ juge, nous sommes d'accord ? P. B. - Je crois que c'est plutôt la personne du Père qui juge... G. S. - N'êtes-vous pas ici un petit peu hérétique, car je crois qu'au dernier

Jugement, c'est le Christ qui juge, comme le fait voir Michel-Ange... Chez les orthodoxes aussi... Et le Christ enverra beaucoup de gens en enfer...

P. B. - Ce n'est pas sûr que Dieu envoie en Enfer, des théologiens ont dit des choses intéressantes là-dessus...

G. S. - Nous sommes très proches l'un de l'autre, par nos passions et nos angoisses, mais il est certain, que les deux traditions, juive et chrétienne, sur cette question de l'amour et de la justice, sont extrêmement différentes...

P. B. - Oui, mais chaque fois qu'elles se regardent dans la glace, si j'ose

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faire une bonne action et le imp pervertit notre route... Le mot pervertere est très intéressant, ça veut dire prendre l'autre chemin...

P. B. - Dans perversus... il y a versus... pervertere, c'est « tourner mal »... G. S. - Comme si lors d'une promenade, on s'égarait... L'image est très

physique. Il y a en nous, peut-être, un déclic qui nous engage dans le mauvais chemin. Vous parlez du péché originel, et c'est un grand mystère, difficile à aborder pour un non-chrétien, mais il y en a un autre, c'est celui du pardon infini du Seigneur. Et ici, la littérature m'est précieuse pour penser, car je ne suis pas théologien et souvent elle voit très clair ; il y a, par exemple, ce moment fantastique dans le Faustus de Marlowe, où le héros dit : « Dieu n'a pas le droit de me pardonner. » C'est le péché contre le Saint-Esprit, c'est une des formes que peut prendre la volonté de limiter l'amour de Dieu. Faustus dit, avec une immense dignité humaine, car c'est un prince : « Si Dieu peut pardonner ce que moi j'ai fait, ça ne peut pas être Dieu ! » C'est peut-être un mauvais argument, mais d'une grande puissance... C'est essayer d'assassiner l'espoir, et la reprise de ce mot, on la trouve chez Sartre, le « sale espoir », l'oxymoron le plus moche, par certains côtés peut-être le plus faux, mais en même temps très puissant. C'est un oxymoron qui nous hante...

P. B. — Quel serait l'objet de cet espoir ? G. S. - Que 1' espérance même est une indécence devant les faits. Je n'y

crois pas un instant. Nous sommes ici très proches l'un de l'autre, mais - et c'est la puissance de ce mot - on constate que l'existentialisme athée nous mène inéluctablement à cet oxymoron...

Ρ· B. - Vous ne les prenez tout de même pas au sérieux... les existentialistes étaient bêtes comme chou...

G. S. - Je ne partage à nouveau pas tout à fait votre bonheur et votre certitude dogmatique... Laissez-moi vous raconter l'anecdote suivante : dans le camp de Maidanek - l'enfer dans l'enfer, cela défie le langage, on mourait en portant d'énormes rochers, souvent battu à mort - les archives, aujourd'hui à notre disposition, rapportent qu'il y a eu un procès fait à Dieu par des rabbins, un procès en bonne et due forme, avec accusateurs et défenseurs, comme pour les procès en canonisation, avec un avocatus diaboli, etc. ; Dieu a été déclaré coupable. Jusque-là, rien d'extraordinaire, mais au moment de la sentence un rabbin s'est écrié : « Mais maintenant, allons vite aux prières du matin ! »

P. B. - C'est ce qu'on appelle l'espérance... G. S. - Exactement. D'abord on trouve Dieu coupable - comment la raison

humaine pourrait-elle vivre avec Maidanek et ses horreurs - et puis on va à la prière du matin. C'est l'abîme...

P. B. - Un chrétien fait cela naturellement... Surtout quand on en a bavé un peu. Le mal de Dieu est un pléonasme. Il n'aurait pas besoin de faire ça. Que voudrait-il prouver ? Sa bonté est axiomatique...

G. S. - La pensée que Dieu, par exemple, éprouve l'homme, que c'est un test, comme celui d'Isaac et d'Abraham...

P. B. - C'est un test... pitié mise à part. Car Dieu est capable de pardon. Ce serait un test s'il n'y avait le pardon, s'il n'y avait la grâce supérieure, la grâce totale, la gratia gratum faciens...

G. S. - Nombre parmi nous, à commencer par ce protestant que vous n'aimez pas : Kierkegaard, diront que quand on a eu ce test-là, on a le droit de ne pas pardonner à Dieu, on ne s'en remet pas...

P. B. - Personne n'a le droit de dire qu'il a subi ce test. Jeanne d'Arc a eu cette réponse admirable à une question de Cauchon : « Jeanne, est-ce que tu crois que tu es en état de grâce ? », elle a répondu la chose suivante qui enfonce tous les siècles : « Si je n'y suis pas, Dieu m'y mette, et si j'y suis, Dieu m'y garde. » La

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réponse est déjà dans saint Thomas, Jeanne ne pouvait pas dire qu'elle y était, elle n'en avait pas le droit. Mais on peut le dire par d'autres biais, par certitude interne, par la manne aussi, qui est la nourriture de la grâce ; les gens qui mar-chaient dans le désert et qui avaient la manne - le signe de la bonté de Dieu -ça leur faisait tenir le coup et ne pas crever... Alors là on y croyait !

G. S. - Vous allez trop vite... P. B. - C'est la manne qui va trop vite... G. S. - Vous allez beaucoup trop vite. Il y a un père auquel on demande

d'être le boucher de son fils - c'est ce qui a été demandé à Abraham — et à la cinquante-neuvième seconde, par un miracle, l'enfant est sauvé... Nous avons une tradition talmudique très importante qui dit que Abraham aurait déclaré à Yahvé : « Je suis ton serviteur des serviteurs - autrement dit je ne suis rien devant toi - mais plus jamais je ne pourrai sourire dans ce monde, et plus jamais je ne

fjourrai penser à toi comme compatissant. » Un accès possible à ce problème de a théodicée, c'est de dire que notre cerveau, notre pauvre petit cerveau humain

bien limité, ne nous permet pas de comprendre, sauf par la foi, par le saut quantique, le mysterium tremendum du credo, qui n'est pas la raison. Mais alors, il eut été très bon au Seigneur Dieu qu'il nous donne un cerveau qui puisse vivre avec ces paradoxes intenables...

P. B. - Il ne faut pas faire le malin. C'est ce que je disais presque à chaque cours à mes élèves de la Sorbonne. Faire le malin, c'est le diable, c'est faire la toute puissance de Dieu qui n'est pas celle du diable, faire le malin c'est oublier qu'il y a une grâce qui est gratum faciens, et qui vous rend agréable à Dieu ; et ce qui vous rend agréable à Dieu, c'est que vous n'ayez pas cette pensée déso-bligeante que vous auriez pu prendre sa place...

G. S. - Mais pour les neuf dixièmes de l'humanité qui ne sont pas chrétiens ? La chose doit tout de même vous troubler, qu'il y ait si peu de chrétiens...

P. B. - Oh non ! Pascal dit qu'il y en a encore moins que je ne le crois... G. S. - C'est votre côté Jockey club transcendant, vous ne voulez pas trop

de membres. C'est un snobisme très particulier chez vous... Je le partage assez, je ne souhaite pas que l'on se convertisse au judaïsme... Je suis jaloux de mon club, moi aussi... Nous sommes l'un et l'autre des particularistes assez méchants...

P. B. - Non, je crois que tous y viendront... G. S. - Les églises se vident... P. B. - Pourquoi ça... Il y a peut-être à la limite une simulation supérieure,

une simulation grandiose, qui serait nécessaire pour que le jugement final de Dieu fut complet. Dieu ne veut pas être le seul de son club, il ne veut pas qu'il y en ait d'autres... Dieu veut que tout le monde y vienne : le Jugement dernier, ça s'appelle comme ça...

G. S. - Vous serez peut-être étonné... Il se pourrait bien qu'il y ait un comité de rabbins, assis là pour vous accueillir...

P. B. - Il y a une légende que l'on ne vous a pas retransmise, il se trouve qu'il y avait du côté de Rodez des gens venant du Portugal, des Juifs, l'un d'entre eux m'aurait donné mon patronyme...

G. S. - On soupçonne le pire chez vous... P. B. - Botagnas... Las botanhas, ce sont les jardins, en portugais. Et ceux

qui portaient ce nom s'occupaient de vignes pour des propriétaires du coin, ces juifs étaient des serviteurs des chrétiens du pays. Ce Botanhas m'a probablement transmis son nom... Il ne faut pas le répéter, car on pourrait croire que j'essaye de me mettre bien avec le club de rabbins dont vous venez de nous parler.

G. S. - Admirable stratégie qui vous fait vous esquiver dans le sublime. J'aimerais revenir à un point très précis. L'argument fameux : « Si le Christ était descendu de la Croix pour se révéler dans sa gloire ultime, l'homme n'aurait pas

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la guerre, des Deux Etendards, que Sceiner considère comme l'un des « chefs-d'œuvre secrets » du XX' siècle ; voir Extraterritorialité·, p. 68-69, et Errata, p. 223-224.

24. P. Boutang et G. Steiner, Dialogues : Sur le mythe d'Antigone, sur le sacrifice d'Abraham, p. 29, 139.

25. Ibid, p. 43. 26. Errata, p. 224. 27. Dialogues, p. 10. 28. Boutang, en fait, quitta la France pour le Maroc en 1942 pour se faire finalement le champion

du comte de Paris, envisagé comme sortie de l'alternative Pétain/de Gaulle. Voir Stéphane Gio-canti, préface à Boutang, Les Abeilles de Delphes, Paris, Éditions des Syrtes, 1999, p. 11.

29. Dialogues, p. 136-137. 30. Boutang, Les Abeilles de Delphes, p. 324. 31. Ibid, p. 325. 32. Ibid., p. 326. 33. Gabriel Marcel, Cinq Pièces majeures, Paris, Pion, 1973, p. 469. 34. Entreriens, p. 23. 35. Cf. ibid,„ p. 30. 36. Dialogues, p. 43. 37. Errata, p. 226. 38. G. Steiner, « Logocrates », in G. Steiner, Logocrates, Paris, L'Herne, 2003. 39. Ibid. 40. G. Steiner, Martin Heidegger, 1981, p. 202. 41. Les Abeilles de Delphes, p. 112. 42. G. Santayana, Reason in Religion, New York, Collier, 1962, p. 58. 43. Santayana, Persons and Places, Cambridge, MIT Press, 1987, p. 502. 44. Boutang, La République de Joinovici, Paris, Amiot-Dumont, 1949, p. 38. Sur Joinovici, voir

également André Goldschmidt, L'Affaire Joinovici : Collaborateur, résistant et... bouc émissaire, Toulouse, Privat, 2002, qui, curieusement, ne fait aucune allusion au livre de Boutang.

45. Boutang, La République de Joinovici, p. 12. 46. Ibid., p. 115. 47. Voir Mehlman, Legacies, p. 16-22 ; trad, fr., p. 29-32. 48. La République de Joinovici, p. 15. 49. Boutang, Les Abeilles de Delphes, p. 14. 50. Errata, p. 229. 51. Les Abeilles de Delphes, p. 234. 52. Voir François Huguenin, À l'école de l'Action française: Un siècle de vie intellectuelle, Paris,

J. C. Lattès, 1998, p. 536. 53. Dialogues, p. 152-153. 54. Voir Steiner, « The Remembrancer », in TLS, octobre 1993. 55. La République de Joinovici, p. 40, 61. 56. Ibid., p. 48. 57. Irving Wohlfarth, « De L'Historien comme chiffonnier », in Heinz Weismann, Walter Benjamin

et Paris, Paris, Cerf, 1986, p. 566. « Le Messie, qu'on a souvent dépeint sous les traits d'un mendiant, ne pourrait-il pas dès lors apparaître comme un chiffonnier ? »

58. Boutang, Les Abeilles de Delphes, p. 325· 59. Voir Mehlman, Legacies, p. 42-43 ; trad, fr., p. 70-71. 60. Voir Mehlman, « Flowers of Evil : Paul Morand, the Collaboration, and literary history », in

Genealogies of the Text : Literature, Psychoanalysis, and Politics in Modern France, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 212-216.

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Dialogue sur le mal

Pierre Boutang et George Steiner (Entretien animéparFr. LYvonnet)

François LTvonnet — Nous pourrions peut-être, en guise d'ouverture, nous arrêter, pour lui donner d'autres développements, à la question majeure qui constituait, en quelque sorte, le pivot de la seconde partie de votre célèbre dialogue, consacré au mythe d'Antigone et au sacrifice d'Abraham1 ; je vous cite, Pierre Boutang : « ... comment Dieu rend-il le mal possible ? Question dans laquelle nous sommes jusqu'au cou... Λ>

Citons ici Leibniz, puisque nous lui devons la notion même de théodicée (la « justification » de Dieu quant à l'existence du mal) : Si Deus est, unde malum ? si non est, unde bonum1 ? La question de l'origine du mal a-t-elle encore pour vous quelque sens ?

P. B. - Cette question est traitée par saint Thomas d'Aquin, comme par d'autres... Elle est essentielle. Le mal vient d'une certaine incomplétude de la totalité des choses. La totalité de l'être est pleine de privationes (de privations) et d'incompatibilités. Pourquoi est-ce que tout n'est pas compatible avec tout ? Parce que le monde serait embêtant et que ce serait fort triste. C'est ce que pense saint Thomas, c'est la réponse qu'il donne textuellement dans la Tertia pars et que l'on retrouve partout chez lui. Je crois que c'est vrai, s'il n'y avait pas le mal, on s'embêterait... Il y a chez Pascal, une idée assez voisine, à propos de la concupiscence : « Ils η 'ont pas trouvé d'autre moyen de satisfaire la concupiscence sans faire tort aux autres» (Pensée 454, éd. Brunschvicg). J'ai mis longtemps à comprendre ce que ça voulait dire. Il y a l'idée que c'est tentant de satisfaire la concupiscence, qui est le désir de faire tort aux autres, c'est ce qu'on fait natu-rellement, mais « ils » n'ont pas trouvé d'autre moyen de la satisfaire sans faire tort aux autres, c'est incompatible, il n'y a rien à faire. Si on satisfait la concu-piscence, on fait tort aux autres, on est criminel, c'est inévitable. Brunschvicg, l'éditeur de Pascal, nous dit en note, que le « Ils », ce sont les honnêtes gens qui « n'ont pas trouvé d'autre moyen » et qu'ils restent honnêtes, alors que c'est juste le contraire de ce que veut dire Pascal. Il faut choisir, ou bien on satisfait la

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du secret, il semble étrangement en peine : « Je ne suis aucunement assuré d'avoir bien compris ou de pouvoir convenablement paraphraser les points cardinaux de son étude de la présence active de "ce qui est secret", de ce qui est "phéno-ménalement absent de" l'expression humaine38. » Ce sentiment d'une heureuse défaite par le texte, d'une « servitude privilégiée » en relation avec le langage est bizarrement à propos puisque tel est le domaine, ou le thème, d'élection de la « logocratie » même : l'homme considéré comme un intrus gêné aux entournures dans la « maison du langage39 ». Que cette passion pour la dimension de « l'intru-sion gênée » s'engrène précisément avec le motif du Juif et de son « intrusion gênée » dans la maison France, tel qu'en parle ce penseur exemplaire, est une circonstance qui appelle un instant de réflexion.

*

* *

Et soudain, je me rappelle ma propre initiation au monde des lettres françaises. En premiere année à Harvard, en 1961, je me souviens d'avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre du dortoir de Matthews South. Il n'y avait que des premières années à Harvard Yard, mais, régulièrement, j'avais droit au spectacle d'un homme âgé et corpulent qui faisait sa toilette nocturne dans le dortoir des bizuts, juste en face du mien. Je découvris enfin que ce vieil homme âgé qui, à son insu, contre toutes les règles, m'accompagna au cours de cette première année d'étude des lettres françaises η 'était autre que Gabriel Marcel, alors visiting professor, et dont je ne découvre que maintenant, en écrivant sur George Steiner, l'attitude envers la voie qu'un Juif comme moi suivait.

Ce fut une première année mémorable à Harvard, une première plongée dans le monde des lettres françaises, loin de ce centre secret de la pensée française, comme aurait dit Boutang — l'appartement de G. Marcel, rue de Toumon —, une année entière dominant Harvard Yard, mais à deux pas de mon « secret sharer » de Grays Hall, Gabriel Marcel en personne. Inspiré — ou intimidé —, incité à l'excellence par l'éminence de l'institution, « scolairement, insupportablement juif », sans doute, ainsi que Boutang voyait le David de Marcel, je comptai au nombre de ceux qui reçurent un prix en fin d'année : un livre de mon choix qui devait être relié et marqué à mon nom. Detur, « qu 'il soit donné », tel était le nom du prix ; et il m'est arrivé d'y penser en termes germaniques, voire heideggeriens : Sei es denn gegeben, let it be given, que quelque chose ait lieu. Le don d'un signe sous lequel serait poursuivie une vie de pensée. Denken, danken, pour reprendre le jeu de mots d'Heidegger. Et comme dit Steiner à la fin de sa mémorable monographie sur le philosophe, « L on peut vivre de moindres métaphores40 ».

Tout le problème était, bien entendu, de choisir un livre. Le temps pressant, je jetai mon dévolu sur Santayana, The Last Puritan, « mémoire en forme de roman ». Un influent professeur de lycée avait promu au rang d'étalon or cet « Espariol emersonizado » comme dit Borges. Et la qualité de la prose me convainquit d'avoir fait le bon choix.

Ou est-ce plutôt la perspective de la tragédie du « dernier (ou de l'ultime) puritanisme » — version américaine du « masochisme primaire » viennois, qui m'attira vers le volume ?

Santayana, un nom que je η 'ai jamais vu évoquer en français jusqu 'au jour où je tombai sur l'essai des Abeilles de Delphes, le volume de Boutang contenant la redoutable lecture de la pièce de Marcel sur le destin des Juifs. Et, assurément, Boutang allait droit à ce qui me paraissait l'essentiel : « les Juifs sur qui [...] il nous donne une analyse profonde, terrible, et non dénitée de sympathie41 ». Un ton recon-naissable entre tous. Comme dans l'étude sur Marcel — l'essai qui répond, avant la lettre, à la supplique que formule Steiner dans les Dialogues, avec un effet si dévas-

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tateur —, le message est : si seulement les Juifi, par leurs actions, m'avaient permis de les juger moins rudement... Et aussitôt m'est revenue l'éloquence antisémite de San-tayana. Dans Reason in Religion : le « crime » des Juifs est « d'avoir nié l'égale prérogative des lois et des divinités des autres nations, car ils l'ont fait, non pas par intuition critique ou scrupules intellectuels, mais par pur sectarisme, par suffisance et par bêtise42 ». Et, dans Persons and Places, l'allusion à « tous les Juifi que j'ai connus [...] inconsolablement envieux dans leur prospérité et vindicatifi dans leur humanitarisme43 ». Boutang sur Santayana, en somme, à travers qui it will be given (detur), ouvrant pour moi aes écluses tout aussi dévastatrices que Boutang sur Marcel méritait de l'être pour George Steiner.

Mon semblable, mon frère ? *

* *

Où Boutang, auquel Steiner m'a conduit, toucha très directement le Juif-de-Bessarabie-immigré-de-la-seconde-génération que je suis, c'est dans son pamphlet polémique de l'après-guerre, La République de Joinovici. « Un Juif de Bessarabie vient en France 4... » Boutang devait forger le mythe d'une dégéné-rescence de la France sous la IV5 République à partir de l'arrivée en France de Joinovici, Juif de Bessarabie, et donc « apatride », en 1925- Très vite, nous le voyons qui joue sur les deux tableaux, vendant des camions à la Gestapo, mais aussi militant, sans risque, au nom de la Résistance. Cette absence de principe -collaborateur et résistant, emblématisation même de la guerre civile que la France venait de traverser au cours de la guerre - lui vaudra ses titres de figure exemplaire de la IVe République, un Stavisky des années 1940. Mais si Stavisky et Joinovici ont des « vies parallèles » dans le burlesque Impromptu de Bessarabie (c'est ainsi que Boutang l'appelle), c'est parce que son texte même se targue de son propre parallélisme avec toute une série de textes antérieurs, et se pré-sente précisément comme l'aboutissement (ou la continuation) d'une tradition qui nous conduit d'Edouard Drumont à Georges Bernanos, puis à Boutang lui-même.

Car La République de Joinovici est obsédée par ses liens avec La Grande Peur des bien-pensants, la célèbre biographie de Bernanos à la gloire d'Edouard Drumont, le parrain de l'antisémitisme français. Plus précisément, elle sauverait Bernanos du tournant antifasciste (et, en particulier, anti-franquiste) qu'il avait pris avec Les Grands cimetières sous la lune. Le « drame » de Bernanos était d'avoir été pris en otage par les philosémites, et il était temps de rectifier la situation45. Joinovici était Ta réincarnation d'Arthur Mayer, le « marchand d'habits » devenu grand patron de presse, et qui est impitoyablement brocardé dans La Grande Peur des bien-pensants. En fait la France elle-même, la « France juive », était devenue « la Mayérie », monde qui avait opéré la redoutable conflation de l'Hon-neur et de la Police contre laquelle Bernanos avait mis en garde46.

*

* *

Et je me rappelai que ce mouvement — depuis l'antisémitisme de Drumont à son renversement (du fascisme à l'antifascisme) chez Bernanos jusqu'à la pro-blématique inlassablement philosémite (mais structurellement congruente) de Maurice Clavel et des « nouveaux philosophes » - m'avait offert une sorte de bande de Möbius, à l'intérieur de laquelle évaluer des énigmes telles que l'évo-lution de la pensée, mettons, de Maurice Blanchot (du fascisme militant du Combat Ass. années 1930 à la « passivité au-delà de toute passivité » de ses écrits d'après-guerre sur « l'espace littéraire47 »). C'est ce retournement möbien, avais-je

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Volk et Führer figurent en bonne place dans l'opéra ; ils désignent ses valeurs historiques suprêmes, Israël et Moïse. Et voici que Schönberg se les voit arracher des mains par les fouies qui les braillent à Nuremberg. Comment pouvait-il continuer de les mettre en musique15 ? » Or la conflation de Moïse et de Hitler, du Führer et du Führer, qui est présentée dans l'essai comme une contingence malheureuse, correspond précisément au fantasme — accomplissement de désir - qui conclut Le Transport de A. H. : « Votre invention. Un Israël, un Volk, un chef... », comme dit A. H. Tout se passe comme si ce qui est unvorstellbar, irreprésentable, pour Steiner, est moins le Dieu abstrait des Juifs qu'une certaine indécidabilité entre les Hébreux et leurs plus farouches adversaires.

Et me revient en mémoire la plus éloquente rebuffade que j'aie jamais essuyée. Steiner avait lu un de mes essais, sans doute en partie inspiré par ce que j'avais perçu, de manière subliminale, dans son œuvre et queje tente de communiquer dans ces pages16. Le theme en était le sinistre sous-texte offert par l'histoire de l'Exode : le rassemblement d'urgence des Hébreux au milieu des hurlements nocturnes occasionnés par la Dixième Plaie ; l'annonce, par un chef audiblement surgi des rangs ennemis, qu 'ils seraient sous peu installés à l'Est ; les « murmures » rancuniers des Hébreux ; l'extravagance du Veau d'or, dont Steiner commenta l'étonnante complication dans la partition de Schoenberg; puis le massaae ordonné par Moïse, juste là, dans le « camp », au milieu de la fumée tourbillonnant depuis le Sinaï. Le rêve sinaïtique, me demandai-je, ne pourrait-il être, à quelque niveau, gros du principal cauchemar de l'histoire juive récente ? Telle est, j'espère l'avoir démontré, la question steinerienne par excellence. D'où l'intérêt du brio avec lequel il la. détourna — en invoquant la mémorable réaction de François Mauriac à la lecture d'un roman de Graham Greene : «- Ecoutez, le catholicisme est quelque chose d'extrêmement compliqué, mais ce n'est pas aussi compliqué que cela... »

L'essai sur l'opéra consacré à Moïse a valeur de signature. Car le patriarche biblique, tel que l'a conçu le compositeur, est présenté moins comme un écho ou un héritier de Michel-Ange que du Wozzeck d'Alban Berg : « Moïse et Wozzeck sont l'une et l'autre de brillantes études de contradiction dramatique, des figures d'opéra incapables d'exprimer avec la plénitude de leurs voix la plénitude de leurs besoins et de leurs perceptions17. » Or, pour les Steiner, Woyzeck était un texte héraldique : « Mon arrière-grand-père avait découvert par hasard, dans une pharmacie de la ville galicienne de Landberg, le drame de Büchner intitulé Woy-zeck. Tandis que personne ne connaissait la valeur de ce texte, fort de son juge-ment d'écrivain, il l'a édité en sachant qu'il avait en main un chef-d'œuvre. Aujourd'hui encore, je considère qu'avoir ainsi sauvé de l'oubli ce manuscrit est un titre de noblesse pour notre familleiS. »

Notre interprétation de la lecture steinerienne de Moses undAron -1 '« irre-présentable », c'est-à-dire le musical en soi, se rattachait moins à l'un des deux termes en conflit qu'à l'incapacité de les séparer — trouve une étrange confirma-tion dans l'essai qui suit le développement sur Schönberg dans Language and Silence. Intitulé « A Kind of Survivor », il est dédié à Elie Wiesel. Autrement dit, il s'agit d'un texte-clé sur le génocide des Juifs par les nazis. Mais c'est aussi l'un des premiers textes montrant comment il pesait sans relâche sur le sentiment de soi d'un intellectuel juif : « Le noir mystère de ce qui s'est produit en Europe est pour moi indissociable de mon identité. Précisément parce que je n'y étais pas 5... » Sous sa forme la plus spécifique, le sentiment que Steiner a du judaïque post-hitlérien est lié à une forme particulière d'impuissance face à la menace portée contre un enfant : « Le sentiment que j'ai du Juif comme d'un homme qui considère ses enfants avec un souvenir épouvanté d'impuissance et le soupçon

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des possibilités meurtrières futures m'est tout personnel, s'il ne représente un isolé20· » L'infanticide semblerait être au cœur indicible du génocide.

Cette observation prend un caractère singulièrement saillant quand or tourne vers une nouvelle de Steiner intitulée « A Conversation Piece » - Comn taire?, en français - et consacrée à une discussion presque kabbalistique sacrifice d'Isaac poursuivie par des Juifs dans une chambre à gaz, juste avant > ne bourdonne « la lente chanson informe de la cendre21 ». Abraham - la quest est posée - n'aurait-il pas pris la voix de Satan, lui commandant l'impossi pour la voix de Dieu ? Mais c'est en conclusion que le débat atteint son pc le plus fulgurant : « Pas un fils juif ne considère son père sans songer c pourrait être immolé de la main même de ce père. » Comme si la fiction a trouvé son point culminant en transformant la victime - ou le témoin - imp santé du crime inimaginable de « Je suis un survivant » en son auteur poten Précisément comme l'affirmation mosaïque contre les nazis de l'essai sur Sch berg - une affirmation vouée à l'échec - avait été modulée, par la voie d fiction, en cette affirmation de A. H. qui conclut à l'impossibilité ultime distinguer entre les deux.

Une fois encore, le processus entier s'accompagne d'accords emprunt Wagner. Dans « Je suis un survivant » : la conscience juive « a reconnu en Wa; le radicalisme et la tactique histrionique d'un grand étranger. Elle a pris Γ; sémitisme de Wagner pour une note bizarre, intime, accordant parfois cré; au mythe tenace d'un Wagner lui-même d'ascendance juive22 ». Le myth· Herzl et Hitler rêvant sur Ta musique de Wagner au même spectacle vien n'est-il pas déjà ici présent dans l'évocation de la chimère d'un Wagner jusque dans son antisémitisme ?

*

* *

Le sacrifice d'Isaac est au cœur de la plus étrange des rencontres « antisémite et juif dans l'œuvre de Steiner, son apogée peut-être : le volum Dialogues qu'il publia en 1994 avec le philosophe Pierre Boutang. Bout, l'ancien secrétaire de Charles Maurras, en son temps pamphlétaire antiséi l'eniânt chéri du fascisme français qui ne s'est jamais remis du panégyrique lui tressa Lucien Rebatet dans Les Décombres, mais aussi l'auteur, selon Ste de l'un des grands textes philosophiques du XX' siècle, Ontologie du secret23

deux sous-textes qui, selon Steiner, servent de point d'appui à leur conversa fournissent peut-être le meilleur indicateur de la bizarrerie de leur dialogue de leur amitié. D'un côté, l'absolu de l'amitié, le parce-que-c'était-lui-parce c'était-moi, seule explication que donna Montaigne de son affection pot Boétie24. De l'autre : « C'est à l'image des deux statues au portail de la cathé de Strasbourg, l'une de l'Église triomphante mais étrangement floue, 1' d'une Synagogue brisée, les yeux bandés mais, elle, étrangement tenace, q vis nos rencontres25. » Rome - la Rome du catholicisme militant de Bout; et Jérusalem (celle de Steiner, le Juif) nouent une relation d'engagement sionné qui est aussi faite d'assujettissement douloureux. (On devine con cette soumission put être douloureuse en lisant le texte vraisemblablemeni maîtrisé £ Errata : « Sur l'un des portails de la cathédrale de Strasbourg, la : gogue, les yeux bandés, et l'Église, compatissante mais royale, s'affrontent delà un abysse d'espoir sans abri26. » Brisée et triomphante ont tous den excisés du texte.) C'est la simultanéité de la passion mutuelle et de la d dévastatrice (de Jérusalem par Rome, de la Synagogue par l'Église), l'étof mythe tutélaire de Bérénice et Titus, qui est, je crois, au cœur controver dialogue.

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Steiner Γ antinomiste : une analyse en forme de mémoire

Jeffrey Mehlman

Du Steiner tout craché. L'occasion en fut une conférence au MIT au cours de l'une de ses visites presque annuelles à Boston qui ont animé la vie de la ville au cours des dernières années. Le thème, cette fois, en était la « musique, langage qui ne saurait mentir ». Comme d'habitude, le public écoutait avec une attention ravie, mais le moment de bonheur auquel je fais allusion n'eut pas lieu pendant la conférence, mais durant la séance des questions. Une femme souleva respec-tueusement la question de Wagner en guise de contre-exemple. Le sous-entendu était clair : avec l'antisémitisme de Das Judentum in der Musik, du culte du compositeur orchestré par les nazis, comment l'œuvre de Wagner pourrait-elle ne pas être fondamentalement souillée par l'un des mensonges les plus ignobles qui aient terni la modernité européenne ? Sur ce, dans une cadence tripartite parfaite, le conférencier introduisit la réponse qui nous intéresse : « C'est le Sei-gneur qui vous a envoyée - la questionneuse sourit, comme si elle avait reçu la bénédiction de son interlocuteur distingué - entre mes mains. » Gêne momen-tanée du public devant l'évocation inattendue d'un contact physique, encore vraisemblablement bienfaisant, entre le conférencier et la questionneuse. « Comme les Amalécites ! ». L'auditeur que j'étais en resta bouche bée. Moins de constater qu'un piège avait été tendu, que de découvrir que, dans le contexte d'une évocation, somme toute, banale du génocide, l'orateur avait soudain, sous la forme d'une pointe, affirmé son identité de Juif, mais moins comme victime que comme auteur d'un génocide légendaire.

Ce plaisir pris dans une forme de cruauté spécifiquement hébraïque n'était pas une touche totalement inconnue du lecteur de Steiner. Une mémorable Préface à la Bible hébraïque présente Josué comme « le texte le moins engageant du canon. Il se complaît à l'évidence à rapporter les manifestations d'arrogance et de cruauté tribales1 ». Et dans « Totem ou Tabou » : le « livre de Josué est l'un des livres les plus cruels jamais écrits, un livre sauvage [...]2 ». Sous la plume de l'abbé Pierre, de telles pensées, vraies ou fausses, susciteraient une accusation

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déjà dit), s'oppose, j'ose prétendre, un excès de confiance dans les traductions et dans les transcriptions musicales : par rapport aux originaux, il y a trop souvent un appauvrissement (avec tout le respect dû à la témérité de Liszt, ses trans-criptions pianistiques d'oeuvres lyriques italiennes, ou même de Wagner, sont trop inférieures aux partitions originales). Peut-on dire que Wagner transcrit par Liszt appartient vraiment au « primaire » ? Je crois que nous avons de bonnes raisons de le situer dans le « secondaire ». Pour les metteurs en scène, également, votre confiance me paraît excessive, surtout à une époque où les metteurs en scène (qui sont nécessaires, avant tout au cinéma, mais mieux vaudrait qu'il n'y en ait pas, comme en fait il n'y en avait pas, dans le théâtre de prose et à l'opéra dans le domaine de la musique) se permettent les falsifications les plus désinvoltes, et même quand dans ces falsifications il y a de la « culture » et de l'« intelligence » (et il me semble que cela arrive très rarement) elles empêchent le public de consacrer toute son attention à l'oeuvre d'art.

Tout aussi oscillante me semble votre attitude devant la philologie, entendue comme restauration textuelle et explication du sens du texte (les traductions ne peuvent jamais pourvoir pleinement à cet office) ou comme illustration de cet « enracinement dans le milieu historico-social » et dans la biographie de l'artiste (cet enracinement aussi a besoin d'explications). D'un côté, en plus d'un point de votre livre vous sauvez la « philologie » de la condamnation du « secondaire » ; de l'autre, si seuls les autres artistes sont habilités à interpréter l'œuvre littéraire, il faudrait aussi se débarrasser de la philologie. De fait, dans une conception de l'an aussi religieuse que la vôtre, la philologie est un élément de trouble ratio-nalisant. En outre, vous croyez que ce qui est important a déjà été fait [...]. Certes, aucune interprétation simplement philologique n'épuise complètement la com-préhension ae l'œuvre d'art ; reste, comme vous dites, un surplus à affronter. Mais si la philologie, toute insuffisance soit-elle, est nécessaire, nous ne pourrons nous fier uniquement aux poètes pour comprendre la poésie. Et encore vous dites que, par exemple, Virgile sert à comprendre Homère autant par ce qu'il a repris de lui que par la distance prise vis-à-vis du modèle. Mais, pour comprendre ce qui chez Homère n'est pas virgilien (et c'est énorme !), il faudra donc pourtant recourir au « secondaire ». D'autres poètes (Apollonios de Rhodes ?) servent plutôt à se méprendre sur Homère qu 'à le comprendre.

Je signale à peine un dernier problème (il y en aurait tant d'autres !). Votre foi en Dieu repose sur la motivation la plus noble que je connaisse : sur le « pari » de Pascal. La plus noble, mais aussi celle qui se réduit seulement à une espérance. De plus, la conception pascalienne laisse irrésolu le problème de la théodicée. Je suis athée et matérialiste (matérialiste-pessimiste comme Leopardi), parce qu'aucune religion ne résout le problème de la théodicée. Il faut croire que les plus terribles souffrances infligées aux créatures humaines sont de justes punitions des péchés (!!!), ou nous considérer totalement incapables de juger, et avoir foi que Dieu fait tout très bien, quand bien même il fait des choses qui nous paraissent atroces, mais déjà « atroce » est un Dieu qui, laissant ses créatures, sans explications, les fait souffrir dans l'attente d'un au-aelà qui pourrait bien ne pas exister ou être pire que l'ici-bas. Je sais bien que ce sont des banalités, en tout cas rien de bien nouveau ; mais je suis convaincu qu'aucune religion n'échappe à cette banale objection (bien entendu, pas même les « religions immanentistes » comme celles de Maître Eckhart, de Spinoza ou de Hegel, parce que le Dieu immanent, le « Je » avec un grand J, redevient, par force, transcendant et a lui aussi sa Providence qui ne pourvoit à rien, sinon à tourmenter l'humanité). Je sais bien que la religiosité d'un homme d'une haute intelligence et d'un grand sens moral comme vous n'est pas une religiosité « pacifique » : en particulier, les dernières pages de Réelles Présences [...] sont absolument dramatiques, et finissent

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par mettre en doute (à mon avis, justement) également la valeur béatifiante de l'art. « Mis en face de la torture d'un enfant [...] même les plus grandes expressions artistiques et poétiques sont presque impuissantes. » Mais qui me garantit que « l'espérance du sabbat » - d'un sabbat qui, dites-rous aussi, est « le plus long des jours », et devient toujours plus porteur de souffrances, toujours plus inhumain et aliénant, « scientiste » et non pas scientifique ni humaniste -ne soit pas une fausse espérance ? Pourquoi devrais-je « être patient »? Je ne l'ai pas, moi, cette patience, comme ne l'avait pas Leopardi.

Encore une fois, je ressens le besoin de le répéter : considérez cette lettre comme provisoire. Si vous avez le temps et le désir de me répondre et de répliquer même (durement à ce que je vous ai écrit, je vous en saurais gré. En tout état de cause, je relirai lentement votre livre, repenserai aux raisons de désaccord que j'ai éprouvées au cours d'une première lecture trop rapide (les raisons d'accord sont déjà très fortes, j'y suis passé trop vite dans cette lettre). Après mûre réflexion, j'espère rendre compte de votre livre dans la revue Belfagor. Naturellement, le direc-teur de Belfagor - Carlo Ferdinando Russo - serait ravi de publier votre réponse à mes observations et (si, comme je crois, il y en a) celles des autres. En attendant, recevez mes salutations les plus cordiales et l'expression de la profonde gratitude.

Sebastiano Timpanaro

Traduit de l'italien par Pierre-Emmanuel Dauzat

Cambridge le 25 avril 1992 Cher Maître,

Permettez-moi de vous écrire en français. Je fais trop de fautes en écrivant l'italien, et ma honte devant vous serait trop grande.

C'est depuis de longues années que votre œuvre est pour moi un modèle quasi unique de par sa rigueur philologique, sa politique qui me semble être au fond une éthique - au plein sens de la « politique » dans Spinoza - et de par ses convictions anti-freudiennes que je partage totalement. Pour moi la psychanalyse est la vengeance juive face à la crédulité et bêtise de la civilisation dite chrétienne — vengeance qui, bien sûr, se tourne aussi contre le judaïsme lui-même. Je n'aurais jamais osé croire que ni mon nom ni mes écrits ne vous soient parvenus, connais-sant votre ascèse envers les médias et les trivialités.

C'est tenter de vous dire ce que signifie pour moi comme joie et comme orgueil votre si généreuse lettre. Je me sens confus du temps qu'elle vous aura coûté.

Je sais les faiblesses, les inadéquations des Réelles Présences. Ce livre incarne, une oreille comme la vôtre l'aura saisi, une thématique profondément person-nelle et privée dont la musique est une composante intégrale. J'ose persister à croire que ni le marxisme (ou autre « historialisme »), ni la psychologie, ni la sémantique moderne ne nous expliquent cette « mathématique suprême de l'âme » (Leibniz) ni ne nous font comprendre le postulat - que je « comprends » néanmoins et qui n'est pour moi nullement « mystique » - de Schopenhauer : « Notre univers viendrait-il à périr, la musique subsisterait. » Et je crois avoir le droit - naïf, je sais - de poser à la « science de l'homme », fut-elle histoire matérialiste, psychologie, sémiotique, la question : qu'est-ce donc que la musique ? Et devant l'absence de réponse, il m'a semblé légitime d'invoquer la métaphysique du transcendant dans Platon, Plotin, Augustin, Kierkegaard et Nietzsche qui, elle, très précisément, nous dit quelque chose au moins sur la

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dérer équitablement un être humain qui, à l'heure où son peuple était voué à l'extinction bestiale, refusa le baptême parce que le "catholicisme romain était encore trop juif' ». Qu'une juive puisse endosser quelques-uns des slogans de l'anti-judaïsme historique laisse songeur, pour le moins... Qu'elle η ait pas reconnu la spécificité de l'antisémitisme nazi, pour n'y voir que le « dernier avatar » de l'anti-judaïsme, n'est pas la preuve d'un très grand discetnement. Mais la critique ne vaut-elle pas d'abord pour un siècle devenu fou, pour ses intellectuels, certes pas tous (on peut regretter qu'elle ne fît pas sienne la lucidité d'un Bernard Lazare, mort quarante ans avant elle, qu'elle n'eût pas la dignité d'un Bergson, refusant symboliquement de renier ses corel igionnaires) , qui majo-ritairement persisteront, au cœur même du désastre, à colloquer dans l'intem-porel. Songeons à la célèbre « Discussion sur le péché36», en mars 1944, qui réunira chez Marcel Moré tout ce que la France d'alors comptait encore de beaux esprits : à aucun moment ne seront envisagées la guerre réelle, les rafles et la déportation... Mais Simone était sur la brèche, tout de même, loin des salons. Elle meurt à Londres, ne l'oublions pas, elle a choisi son camp, sans l'ombre d'un doute, et ce serait absurde de l'accuser de complaisance à l'égard d'Hitler !

« Toute œuvre est responsable, dites-vous, publier c'est s'engager, prendre des responsabilités devant la société, devant le lecteur, devant les conséquences que pourrait avoir un argument. » Soit, mais je ne sache pas que sa prose extrême ait alimenté « la maladie de l'âme » dont parle Chaim Aron Kaplan, dresser l'homme contre l'homme, inciter à la haine raciale. Les autorités d'Occupation n'ont jamais imaginé qu'elle pût être leur allié, fut-il objectif. Elle n'est pas Céline, qui certes « n'a jamais prétendu être innocent », car il était évidemment coupable d'antisémitisme haineux. Une accusation qui ne tient pas, dans le cas de Simone...

Ni le Salut par les Juifs (à la Léon Bloy37, à la Maritain, voire à la Bou-tang38), ni le salut pour les Juifs à la Edith Stein, mais le salut sans les Juifs. Et non contre les Juifs... La différence n'est pas accessoire, le salut contre les Juifs nourrira l'antisémitisme racial (présent chez bien des idéologues français de l'époque, pas seulement chez Brasillach et consorts, mais aussi chez un Girau-doux, souvent oublié dans la distribution des infamies39)... Sans les Juifs ? Simone Weil poussera jusqu'au bout, jusqu'à l'absurde peut-être, une démarche dont elle ne démordra pas. Occupée à purifier le christianisme de toute idolâtrie, Simone Weil semble passer à côté de l'histoire. Mais était-ce vraiment son affaire ?

George Steiner est un « survivant », selon son expression. Simone Weil est morte en 1943. Le dialogue est impossible... Celui «qui vient après», qui a survécu à l'anti-monde, ne nourrit plus les mêmes illusions sur les promesses de la culture « hellénique, chrétienne et française ». « On peut le soir lire Goethe ou Rilke, jouir des morceaux de Bach et de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien à Auschwitz », dites-vous. Un « défi fondamental » lancé à la pensée...

Pour notre part, nous voulons croire encore que dès « qu'un jeune homme ou une jeune femme aura été exposé au virus de l'absolu, dès qu'il aura vu, entendu, flairé la fièvre chez ceux qui traquent la vérité désintéressée, il subsistera quelque chose de cette incandescence résiduelle ».

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NOTES

1. Un chapitre entier lui est consacré dans De la Bible à Kafka (•< Sainte Simone : Simone Weil »>). Les références, sauf indications contraires, renvoient à cet ouvrage.

2. Grammaires de la création, p. 70 er 72. 3. Voir également Passions impunies, p. 103. 4. Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 38. 5. Errata, p. 161. 6. Simone lui reprochera la répression de la révolte des marins de Cronsradt qui fut noyée dans un

bain de sang en février-mars 1921. La réponse de Trotski, à celle qu'il qualifiait de réactionnaire : « Si vous pensez ainsi, pourquoi nous recevez-vous ? Êtes-vous l'Armée du Salut} » Commentaires de son épouse Nathalie Sedov : « Cette enfant qui tient tête à Trotski ! »

7. La Connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p. 37. 8. Entretiens, p. 31-9. Passions impunies, p. 103. 10. Entretiens, p. 65-11. Dans le tome XXV, ti° 4 (décembre 2002), des Cahiers Simone Weil, on peut lire le commentaire

suivant, à propos des pages consacrées à Simone dans De la Bibk à Kafka : « En rejoignant la position définitivement figée adoptée par Giniewski et par Poliakov, qui ont joué toutes les variations possibles sur ce thème depuis longtemps, et que leurs "acolytes" ne font que répéter, Steiner contribue à la clôture d'un débat que nous nous obstinons pour notre pan à ouvrir. »

12. Entretiens, p. 62. 13. Dialogue sur le mal repris ici. 14. Barbarie de l'ignorance, p. 22-25. 15. Errata, p. 84. 16. Barbarie de l'ignorance, p. 27. 17. Entretiens, p. 33· 18. Bid., p. 63. 19. Cité par Sylvie Courtine-Denany, Trois Femmes dans de sombres temps, Paris, AI bin Michel, 1997,

p. 236. 20. Propos rapportés par Gustave Thibon in Simone Weil, Philosophe, historienne et mystique, Paris,

Aubier, 1978, p. 158. 21. Dans sa lettre à Xavier Vallat, par exemple, Commissaire aux questions juives (oct. 1941). 22. Cahiers I, Paris, Pion, 1951, p. 167. 23. « Antijudaïsme du type gnoscique, concernant davantage les Hébreux que le judaïsme post-

exilique, lequel heureusement aurait subi les influences bienfaisantes des Chaldéens, des Égyptiens, des druides peut-être, et de tous ces païens si authentiquement monothéistes. » Emma-nue! Levinas, Difficile liberté, Paris, Le livre de Poche, Biblio essais, 1988, p. 190-191.

24. Paris, Gallimard, 1949, p. 84. 25. Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, tome II, Paris, Fayard, 1973, p. 477. 26. « Krank an Gott », selon l'expression de Karl Barth qu'aime à citer George Steiner. 27. Cambridge University Press, 1993. Dans De la Bible à Kafka, le chapitre consacré à Simone Weil

est la reprise d'un compte rendu de cet essai, paru dans Times Literary Supplement {A juin 1993). 28. Dialogues, p. 111-112. 29. In Simone Weil ou la haine de soi, Paris, Berg international, 1978. 30. Cahiers Simone Weil, tome XXIII, n° 2. 31. « Je me méfie de ces femmes juives accueillies par l'Église, comme Simone Weil ou Thérèse

d'Aviîa, qui disent des choses très bizarres, voire dangereuses. » Dialogue sur le mai 32. Cité par Gustave Thibon, in Simone Weil, Philosophe, historienne et mystique, p. 156. 33. Cahiers, III, Paris, Pion, 1956, p. 237. 34. Difficile liberté, p. 192. 35. Citée par Simone Pétrement, op. cit., p. 289 sq. 36. Georges Bataille, Œuvres complètes, tome VI, p. 315 sq. 37. « L'histoire des juifs barre l'histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour

en élever le niveau », Léon Bïoy, Le Salut par les juiß, Œuvres de Léoa Bloy, tome I X Paris, Mercure de France, 1969, p. 30.

38. Il faut lire les pages 135 er suivantes de Dialogues. 39. La France étant submergée par des « centaines de mille d'Ashkénazis, échappés des ghettos

polonais ou roumains », il appelle de ses vœux un ministère de physiologie et de psychologie : « Quelle mission plus belle que celle de modeler avec amour sa race. » Cité par Sylvie Courtine-Denany, Trois Femmes dans de sombres temps, p. 133.

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pourquoi Simone Weil, dans la matinée du 10 juin 1940, lorsque la Wehrmacht entre dans Paris, écrit dans son journal : "Quelle journée pour l'Indochine !" C'est avoir en soi le virus d'une justice absolue et la folie de l'illusion. Songez à cette phrase. C'est impardonnable et cela n'est pas fait pour être pardonné. Peut-être Kierkegaard, ce curieux Juif danois qui n'était pas juif, l'aurait-il écrite18. » La filiation avec Kierkegaard est encore une fois suggérée...

On pense ici à la phrase d'Husserl : « Il y a au fond de tout Juif un abso-lutisme et un amour du martyr15. » Éprise d'Absolu, Simone n'aura pas la mort qu'elle désirait avoir. Jean Cavaillès refusera son parachutage en France. Elle haïra d'autant plus sa judéité, obstacle, selon elle, au contact direct avec le mal-heur... C'est l'irréductibilité juive qu'elle condamne. Non seulement, elle dira ne rien comprendre à la question : « Qu'est-ce qu'être juif ? », « Est-ce une race ? Écoutez, ça a dû être mêlé, je ne me sens pas plus ceci que cela, et puis en tout cas je ne suis pas raciste. Est-ce que c'est une religion ? Eh bien ! cette religion n'est pas la mienne du tout20 ! » Elle répéta21 n'avoir aucun lien avec le peuple qui habitait la Palestine, il y a deux mille ans, n'être jamais entrée dans une synagogue, n'avoir aucune attirance vers la religion juive, qui est exclusive et sectaire. « On a fabriqué ce peuple comme une statue de bois, à coups de hache », dira-t-elle22. D'aucuns ont pu noter que Simone ne parle d'Israël qu'au passé23, comme si ce peuple n'avait ni présent, ni avenir.

Les Hébreux seraient inassimilables et non assimilateurs. Sur ce point, il n'est pas sûr que G. Steiner est à y redire, n'est-ce pas la marque distinctive et durable d'un « peuple » qui n'a pas dilué son identité dans les appartenances historiques, aussi fortes fussent-elles (à une nation, par exemple)... Inassimilables et non assimilateurs ! Simone Weil voit dans cette irréductibilité le trait exclusif d'une race qui vise à persister comme telle. C'est par anti-racisme, paradoxale-ment, que Simone Weil appelle les Juifs à l'assimilation (et non à l'intégration). L'idée ae race, celle qui est au centre de l'idéologie nazie, est une idée dangereuse (dans L'Enracinement, à propos d'éducation, elle précise que tout professeur sera libre de parler du christianisme, et de « n'importe quel autre courant de pensée religieuse authentique », mais « pas du judaïsme, qui est lié à une notion de race24 »). Elle accuse les Juifs d'être des « racistes fanatiques ». Une imputation récurrente, chez elle. Commentant un projet de statut des minorités françaises non chrétiennes, élaboré à Londres, elle note à propos de la minorité juive, que son existence en tant que minorité n'est pas un bien, et que l'objectif doit donc être d'en provoquer la disparition25. Les mesures envisagées par Simone Weil pour réaliser cette disparition, une véritable dissolution de la judéité dans la culture ambiante, sont principalement « l'encouragement des mariages mixtes pour faire disparaître cette minorité irréductible et une formation chrétienne pour les futures générations juives ». Ainsi convaincra-t-elle son frère, installé à New York, de faire baptiser sa fille Sylvie...

On ne peut cacher ici une certaine ambiguïté, puisque d'un côté son propre cheminement jusqu'au seuil de l'Église lui semble être la voie à suivre pour tout Juif. Pensons à ce qu'écrira Bergson dans son testament daté du 8 février 1937 (la date a toute son importance) : « Mes réflexions m'ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l'achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n'avais pas vu se préparer depuis des années (en grande partie hélas ! par la faute d'un certain nombre de Juifs entièrement dépourvus de sens moral) la formidable vague d'antisémitisme qui déferle sur le monde. J'ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. Mais j'espère qu'un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal archevêque de Paris l'y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. » D'un autre côté, Simone Weil réclame des Juifs en général un accomplissement qui ne la concerne pas, puisque ne s'étant jamais

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r e g a r d é e comme juive, s'étant au contraire toujours considérée comme chré-

tienne.

UNE FEMME « MALADE DE DIEU 26 » ?

Cela étant dit, peut-on parler, de folie et d'antisémitisme... Ce sont deux des « quatre dragons » que tente d'abattre l'un des contributeurs du livre Simone Weil's Philosophy of culture27 dont Steiner rend compte dans le chapitre 6 de son ouvrage De la Bible à Kafka. Ne jouons pas sur les termes, et même si G. Steiner récuse le distinguo (« Laissons tomber ce mot "antisémitisme" : je ne le com-prends pas. Puisque l'Arabe qui veut détruire Israël est le Sémite des sémites. [...] Non. Laissons tomber et disons : refus du judaïsme28 »), les deux termes ne sont peut-être pas rigoureusement équivalents. Comme naguère a fleuri, selon l'expression de Raymond Aron, un marxisme imaginaire, gardons-nous par excès ou par défaut, de nourrir pareillement un « weilisme imaginaire » qui recons-truirait une pensée expurgée de ses zones d'ombre ou au contraire réduite à celles-ci... S'il y a « la vision nocturne, en quelque sorte, d'une conscience insom-niaque », il y a aussi la face diurne, vigilante et même joyeuse.

Alors, folle ? « Si la pathologie, voire la "folie" est là [...] pourquoi les acolytes de Simone Weil répugnent-ils à ce point à reconnaître les faits ? », c'est lui qui parle. N'étant pas de l'espèce des acolytes, nous nous sentons très libres pour plaider la cause d'une pensée, qui nous semble mériter davantage qu'une ins-cription nosographique...

On a beaucoup écrit, en effet, sur l'anorexie supposée de Simone Weil, mettant au compte de cette affection nombre de ses travers — et leur contraire : haine de soi, antisémitisme (haine de son corps juif), goût du malheur, phobies variées, tendances suicidaires, refus de toute féminité, virginité... Les témoignages concordent, en effet, pour souligner le peu de cas que Simone faisait d'elle-même et de sa mise, sa négligence extrême, son peu d'appétence pour les douceurs de ce monde. Un médecin, qui l'avait soignée dans le sanatorium d'Ashford où elle mourut en août 1943, parla d'une « anorexie nerveuse », pathologie aujourd'hui justiciable d'un traitement psychiatrique. Dès lors, le problème n'est pas tant la prise en compte d'un tableau clinique donné, celui du manque chronique d'appétit qui permet de poser sans trop d'hésitation le diagnostic d'anorexie, que les conséquences que certains s'autorisent à en tirer... Paul Giniewski29, par exemple, n'hésite pas à expliquer le concept de « décréation » (comme évidement) par les besoins « autolytiques et anorexiques » de Simone, opérant par là même une sorte de réduction de la pensée weilienne à quelques traits pathologiques dominants. En d'autres termes, Simone Weil aurait sublimé et spiritualisé ses carences physiologiques, « elle sublimait une infirmité jusqu'à en faire un trait de sainteté » ! Déjà, les scolastiques invitaient à se méfier de la confusion entre cause et antécédent, post hoc ergo propter hoc... Peut-on faire de l'anorexie un principe explicatif global ? Une telle démarche tourne vite court.

D'un point de vue non étroitement psychopathologique, mais à la confluence d'approches multiples, en particulier psychanalytique, Jacques Maître30 se demande si, pour qualifier l'expérience mystique d'une Simone Weil, on peut parler d'« anorexie mystique », qui à côté de l'anorexie mentale prendrait place parmi les façons « anorectiques d'être au monde »... « Dans les façons ano-rectiques d'être au monde, le plaisir découle d'une mortification des besoins et d'une absolutisation du désir, à la recherche d'une pureté paroxystique », cela se

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« profondément ressentie mais bizarre ». Dans Langage et silence, la lecture qu'elle en donne (et de la Mort de Virgile d'Hermann Broch) est qualifiée de « gauchie ». Nous n'en saurons pas davantage sur les défaillances de la lecture weilienne d'Homère. Nous imaginons seulement que George Steiner ne fait pas sienne l'insistance de Simone sur l'équité d'Homère « envers les vainqueurs et les vaincus », car il n'admire pas la force « qui fait de quiconque lui est soumis une chose », « c'est à peine si l'on sent qu'il est grec ». Il regrette que la lecture de Simone soit presque aveugle « à la joie sauvage et à la férocité de la guerre archaïque qui rend l'épopée flamboyante ». Comme il doit se méfier de certaines pages d'Attente de Dieu qui jette un pont entre la guerre de Troie, « entreprise de destruction de toute une civilisation », et l'Histoire sainte : l'affrontement des Achéens et des Troyens devenant un des exemples les plus tragiques de la haine de Japhet et Sem contre leur frère Cham, « ce fut un attentat de Japhet contre Cham ». Cham héritera de la plus haute sagesse, la descendance des deux autres fils de Noé (parmi lesquels les Juifs) se privant d é f i n i t i v e m e n t de la révélation... Dans Grammaires de la création, George Steinet rapporte, un peu comme en passant, les commentaires de Simone Weil sur le Phèdre (avec l'idée d'un Dieu « qui vient chercher l'homme. Cette quête, ce versement dans le vase, est donc "un mouvement descendant qui n'est pas pesanteur" ») et le Timée de Platon, pour remarquer que son commentaire « est à la fois hyperbolique et tradi-tionnel2 ». À cet instant du texte, Simone Weil illustre, ce qui n'est pas rien, un certain platonisme du XXe siècle ! Il parle même, à diverses reprises, de sa « des-tinée socratique3 ».

Traitement apparemment contradictoire : tantôt accusée de légèreté, sinon de cuistrerie, de masochisme aggravé, de complaisance morbide, tantôt partie prenante de la constellation des auteurs de référence, c'est-à-dire cités par George Steiner, et nous savons l'importance qu'il accorde à la citation dans le dialogue vivant avec le « passé présent » (selon l'expression de Kierkegaard). Dans l'art de prodiguer l'éloge, George Steiner a parfois des manières de chat, la griffe n'est jamais loin. Certes, les formules peuvent être flatteuses : « Rien, dans l'œuvre de Simone Weil, ne me paraît plus touchant que ses observations lucides quant aux conditions de la classe ouvrière sur la chaîne de montage, où la lucidité est acquise au prix de terribles souffrances personnelles » ; un peu plus loin : « Des phrases, voire des pages entières [...] glacent les sangs : par leur humanité véhé-mente et lacérée (vieil handicap juif), par le caractère tranchant et abrupt des vues philosophiques et sociales. » Poussé à un certain degré d'ellipse, de délica-tesse enlevée, l'éloge sonne faux. Quand G. Steiner appelle à la rescousse Kant, Schopenhauer, Kierkegaard ou Plotin, pour juger de la réelle originalité de notre philosophe, les lauriers deviennent trop grands pour une stature réduite. Compte-t-elle à ses yeux parmi les grands ? Les petits grands ou les grands petits ? Nous ne le saurons pas... Non sans malice, n'en pouvant mais, il suggère que Simone est la sœur d'André, le seul véritable génie de la famille (comme ceux - dont Steiner n'est pas - qui ne voient dans Paul que le frère de Camille Claudel). Simone nourrira pour ce frère adulé une admiration sans borne : « Les dons extraordinaires de mon frère, qui a eu une enfance et une jeunesse comparables à celles de Pascal, me forçait à [...] avoir conscience [de ma médiocrité intellec-tuelle] 4. » André Weil - co-fondateur du groupe Bourbaki, normalien à seize ans, docteur ès sciences à vingt-deux, spécialiste mondialement reconnu de géo-métrie algébrique et de ses applications à la théorie des nombres - fit sur George Steiner, qui le rencontra à 1 'Institute for Advanced Study de Princeton, une forte impression. Très conscient de sa valeur intellectuelle, André Weil dit un jour au jeune Steiner, qui nous l'a rapporté : « Les plus doués s'occupent de théorie des nombres, viennent ensuite les spécialistes de topologie algébrique, dont je suis...

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Et puis, il y a les autres ! » Steiner est fasciné par ces êtres d'exception, touchés par une sorte de grâce, qui « habitent les sommets les moins profitables de l'his-toire humaine5 ».

« DANS CET AIR FRAIS, L'ENCENS EST DÉPLACÉ » (G. STEINER)

Simone n'est pas sans qualités, loin de là. Il lui reconnaît même une « pré-sence absolument fascinante ». « La Pesanteur et la grâce n'est pas un héritage indigne du meilleur Kierkegaard », dit-il dans De la Bible à Kafka, avant d'ajouter : « Il est des éclairs, et plus que des éclairs, d'intelligence morale suprême dans les Cahiers de Weil et dans ses lettres. Nos temps mortifiés seraient bien plus pauvres sans l'"anthropologie" vécue de Simone de Beauvoir, sans les dia-gnostics politico-littéraires d'Hannah Arendt. Mais parmi les grands esprits féminins, celui de Weil frappe comme le plus clairement philosophique... » Excusez du peu ! Elle serait aussi le plus à l'aise, d'entre les penseurs femme, dans la « lumière montagneuse (aurait dit Nietzsche) de l'abstraction spécula-tive ».

Elle est meilleure philosophe qu'Hannah Arendt, nous confiera-t-il. « Y a-t-il aujourd'hui, parmi les femmes, une imagination philosophique à placer à côté de Simone Weil ? » On pourrait s'interroger sur le sens des mots choisis : « parmi les femmes », Steiner n'est pas insensible au charme féminin, il en aime la compagnie, mais quel rapport les femmes entretiennent-elles avec le génie ? « Une imagination philosophique » : la femme serait-elle, éternelle Diotime, du côté de l'inspiration et des images ? Dans le Panthéon intellectuel steinerien, leur présence est assez discrète... Parlant de sa « folie » et de sa « part socratique », il ajoute assez mystérieusement : « Les éléments qui nous aident à comprendre Simone de Beauvoir et Hannah Arendt sont manifestes »... Chez toutes trois, l'engagement dans le siècle a des allures sacrificielles, la pensée est tendue jusqu'à la rupture, la « cause » singulièrement évanescente.

Mais Simone Weil est davantage que cela : « En dehors de Marx (présence constante chez elle), est-il un seul philosophe social qui ait mis tant d'énergie à saisir les implications - psychologiques, sociales, physiques et politiques, mais aussi en un sens authentique, philosophiques - du travail en usine, de la condi-tion technique "laborieuse" des hommes et des femmes modernes. » Le compli-ment n'est pas mince, George Steiner est un excellent lecteur, nous le savons, il met le doigt sur un des aspects essentiels de la pensée de Simone Weil. Il est seulement dommage qu'il sous-estime l'originalité de la mystique weilienne, même si l'idée d'une abdication de Dieu dans l'acte de création, et non d'une expansion, n'est pas nouvelle en effet. L'idée qu'en créant le monde, Dieu s'est vidé de sa divinité (une kénose), est déjà formulée dans la Kabbale juive. L'image de l'évidement est au cœur du Tsimtsum - George Steiner, le rappelle encore avec agacement - cette méditation hébraïque qui conduit l'homme à faire retrait en lui-même, comme Dieu s'est retiré du monde en le créant. On pourrait en conclure, évidemment, qu'on ne se débarrasse pas aussi commodément de sa

judéité. Nous imaginons aussi qu'ont dû le bluffer quelques-uns des épisodes de la

courte vie de Simone (elle meurt à 34 ans). Elle fit montre, tout de même, d'un toupet peu commun : ainsi, fin 1933, pendant les vacances de Noël, hébergera-t-elîe chez ses parents durant quelques jours, avec leur consentement, Léon Trotski (avec femme, enfant et gardes du corps). Celui-ci, fuyant les agents du Guépéou, la barbiche rasée et les cheveux gominés, séjournait à Barbizon, le

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demandera pourquoi il faut se mettre en question (torturer). Edith Piaf, George connaît - Non je ne regrette rien ; et il juge. Toutefois Dieu peut-il laisser les anges s'ennuyer comme les parachutistes ? Je ne crois pas, je n'en sais rien, je me souviendrai toujours qu'il y a une odeur d'homme...

Les livres de George, à la différence des traités de mathématiques, demandent à reposer et à ne pas être l'objet d'un jugement précipité. Ainsi, considérant ce qui sera son « dernier livre » (Les Grammaires de la création, dont le titre le satisfait plus que le contenu - lettre du 31 décembre 2001), il repousse à plus tard l'analyse véritative. De même, il ne croit pas que Passions impunies puisse davantage éclairer dès maintenant sa pensée. Au fond, dans Présences réelles, où il était question de Dieu et de tout, livre ressemblant à la sphère étoilée dans un fond argenté de Dali, l'idée de totalité flottait sur les eaux. A présent, en dépit d'extrêmes déchirures, nous nous reconstruisons en nous reconcentrant. Cette déchirure se nomme souffrance et procède de l'Holocauste. Pour qui se réfléchit dans le miroir de la force passive, il apparaît clairement que jamais la représentation (mais il vaudrait mieux parler de Y idée) de l'Holocauste ne s'effacera et, comme l'Idéal de la raison pure, restera immanente à l'image que la raison a de soi.

Si l'on considère l'œuvre de Steiner en général, elle nous paraît comme une île vaste, entourée dans une mer fermée par une quantité de petits îlots (les articles dans les diverses revues et les très différents journaux - disons 2 000), une foule de petits rochers : la correspondance. Quel domaine ! On va d'un îlot à un autre comme pour une partie de pêche ; on y pense en anglais, tandis qu'on tire sur le fil en allemand en grommelant en français. C'est le fondu qui est extraordinaire. L'italien aimerait se joindre à ce concert. Mais, excellent, le pauvre n'a jamais été invité, sublime exception faite bien sûr de Dante, de Pétrarque, de l'Arioste, du Tasse... d'Alfxeri. Le domaine de George est plutôt à concevoir comme une flèche à penser, un triangle à penser riche de virtualités linguistiques. Le port de l'île principale est bordé de falaises dont l'une est nommée Babel et l'autre Antigone. Dans ce paysage la question se posait de savoir comment se conduire avec les grands philosophes et je soutenais et je soutiens encore qu'il n'y fallait pas y toucher. Nos pauvres « contradictions » n'étaient que des fetus de paille. Kant, au début de la Critique de la raison pratique, dit que le « premier devoir d'un philosophe est d'être conséquent ». Qui sommes-nous pour pré-tendre déceler des contradictions abstraites et formelles chez Hegel et pour croire sans valeur tout autre commentaire que le nôtre ? C'est pourquoi en tant que philosophes de seconde zone, nous devons nous résigner au mieux à être des commentateurs modestes, des avocats et à consacrer la vie de notre esprit à pourchasser ces contradictions qui ne mènent nulle part. Enfin se presse la foule des prétendus « monstres sacrés », qui sont flattés d'être nommés philosophes, spécialistes, penseurs. Qu'ils relisent la fin du Passe-Muraille. Steiner a repris cette division tripartite, énoncée, non sans ardeur, un soir, un mercredi d'hiver à la maison de l'Université de Genève. Son extrême courtoisie intellectuelle l'oblige à se mettre dans la troisième catégorie, mais il sait bien que je le place dans Ta première. Et ainsi Steiner, avec son Savoir du Sens, appartient à la philo-sophie conçue comme quête de soi. Il est à peine utile de souligner que cette tripartition s'applique à la musique ; il y a le compositeur génial, l'exécutant virtuose, la demoiselle bien-éduquée (la « Marche turque » de Beethoven — dix années de conservatoire). On pourrait bien entendu étendre encore cette tripar-tition méthodique : en peinture le Maître, puis ceux qui signent selon l'École et enfin les « barbouilleurs du dimanche ». Il serait plus difficile d'indiquer quel mouvement des arts du sens (musique, peinture où poésie) ne relève pas de cette tripartition que l'inverse. Il n'y a peut-être pas un système des arts du sens ; mais du moins une herméneutique systématique de ceux-ci qui rencontre parfois un

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peintre du dimanche nommé Gauguin. G. Steiner aurait sans doute eu avantage de se servir de cette tripartition herméneutique pour expliquer comment diver-geaient des mélodies sauvages et de la musique classique — problème empoison-nant. N'hésitons pas cependant à soutenir qu'avec le « tact logique » que le Traité pèserait plus lourd que les idées qui y seraient déposées.

Sur l'océan béni de l'esprit de G. Steiner, tout devrait être calme, essence et volupté. Mais, cruellement marqué au fer rouge par le Mémorial de Jérusalem, il enveloppe comme un trou noir des galaxies de souffrances. Pouvait-il en être autrement ? « Contrains-les d'entrer ! » J'ai obligé Steiner sinon à résoudre les problèmes kantiens, du moins à en suivre les sentiers. J'hésite sur la valeur de ce projet, mais il ne laisse pas de s'imposer - un autre fera mieux que moi et voilà tout. « Contrains-les cf'entrer » - on connaît le célèbre écrit de Pierre Bayle à ce sujet. J'aurais aimé me rapprocher de l'auteur du Dictionnaire historique et critique. Selon l'esprit de Bayle, non celui de sa méthode concrète, car tour dictionnaire impose des limites qui ne sont pas dignes de la pensée de George.

Me voici disposé à quitter ce navire où j'ai voulu moraliser sans cesse. Comme tout acteur, l'écrivain guette la teneur des applaudissements et l'énergie des sifflets. On m'a dit qu'un matador sifflé et dévêtu du courage de vivre se mit dans son lit et attendit la mon. Mon Dieu ! ne les laissez pas l'imiter.

NOTES

1. C'est une raison pour lesquelles la retraite qui le privait d'un auditoire lui fut si pénible. 2. Je renote au passage que G. Steiner ne fume pas. 3. Au point de vue dianologique, j'approuve Schopenhauer. 4. Passage de la pensée de la mort à sa certitude intuitive. 5. G. Steiner ptétend avoir contribué à l'instauration de cette discipline. 6. L'atmosphère de Vevey au temps de Dostoïevski se traduit dans ses lettres où il n'est question

que de roubles et de kopecks. Sur les mondes habités, Cf. A. Niderst, A. Philonenko, Fontenelle, La Sarazzine, n° 2.

7. Il va de soi qu'il n'est pas nécessaire d'être philologue pour lire le Transport de A. fi. 8. Son cerveau tourne ia nuit. Je l'ai trouvé tout excité à 10 h du matin, 20 rue Candolle, par une

idée qui l'avait réveillé à 4 h et « qui devait être bonne ». 9. C'était à l'époque, il y a un demi-siècle, qu'après Culioz il fallait 3 heures. 10. Les discours intéressant 1a pharmacopée sont des abîmes d'ignorance, dès lors qu'ils reposent sur

des statistiques. 11. Il va de soi que les données et les limites neurologiques se sont affinées depuis 1960, époque de

l'esquisse de After Babel Mais il subsiste (Dr. Magerand, neuropsychiatre) d'énormes difficultés, car il n'y a pas beaucoup d'autoroutes dans le cerveau. Pour ce qui est des langues, on « tourne » autour de 2 500 actuellement, mais les principes de classement sont un tel « fouillis » qu'on peut désespérer de voir la solution du problème.

12. Mon père parlait onze langues vivantes, dont le Hongrois et le Polonais. 13. J . Changeux, L'Homme neuronal 14. L'être se dit en plusieurs manières. 15. J . Actali, Bruits. 16. Réelles Présences se borne aux « arts du sens », sans donner une dialectique de la notion de sens

et de ses degrés. 17. Tout le monde connaît le livre de Simon Laks, Mélodies d'Auschwitz, Paris, Cerf, 1991, p. 3. Les

détenus élevés dans une « charrette » (signe d'infamie dans le inonde gothique où ces engins étaient réservés aux animaux) étaient conduits au lieu de la pendaison accompagnés par une musique exécutée par les meilleurs violonistes (recrutés jusque dans le Grand Orchestre de Paris).

18. Je prends naturellement cette expression en un sens kantien (La Religion dans Us limites de la simple raison) et je renvoie à mes annotations à la traduction et surtout aux notes que j'ai données dans les Œuvres philosophiques de Kant éditées par F. Alquié (Gallimard/Pléiade).

19. A. P., La Jeunesse de Feuerbach, (1828-1840) Introduction à ses positions fondamentales, vol. II, Théorie des mystères, 17. 20. A. P., Métaphysique et politique chez Kant et Fichte. 21. Je laisse cette thèse osée à G. Steiner.

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fondement de la philologie qui, à son époque, ignorait la linguistique. La pos-sibilité de la traduction est dans le surmontement obstiné de la malédiction de Babel, le témoignage de la possibilité de retour dans les jardins de l'Éden. Au point où nous en sommes, nous pouvons nous flatter d'avoir atteint le sommet de Présences réelles ou encore le point d'Archimède de la démonstration : puisque je parle d'une maniéré sensée, Dieu est et j'appartiens à son peuple. Le moment absolu se dit comme prière. Nouménologique, phénoménologique, psycholo-gique enfin, la prière est la réconciliation dans le mouvement intérieur et vivant des âmes. Le vivant, comme le voulait Schelling, est de l'intériorité retournée absolument en soi ; G. Steiner, d'un point de vue linguistique et philosophique, ne dit pas autre chose. Regardez-le méditer. Il rentre et descend en soi d'une manière qui ne laisse pas d'impressionner.

Ainsi peut-on, enfin, s'orienter dans la pente descendante. G. Steiner considère sa pensée comme susceptible de sévères contre-sens, notamment en ce qui touche l'idée de jugement. La théorie du sens du sens n'est nullement une théorie du jugement. Nous approuvons complètement G. Steiner s'il veut dire par là que le jugement ne peut être examiné dans une doctrine de philosophie première comme une totalité devant être analysée, mais seulement comme un acte de philosophie vivant : V intuition intellectuelle (Schelling, SW— Schröter — Bd I). J'ai exposé ailleurs48 ce qu'il fallait entendre dans cette notion et Steiner écrit « le premier mouvement d'attention [...] est toujours de l'ordre de l'intuition49 ». À ce niveau, parfois, une description et une explication, en fait, ne font qu'un. La description peut être longue ; c'est la continuité qui compte et qui nous élève à un récit d'expérience formelle. Mais la véritable fin de la philosophie ne peut être espérée qu'à la venue du Messie, au « jugement dernier » ; jusque-là, le judaïsme sera impatience. Cette impatience doit être systématisée — sinon elle submergera toutes les digues. G. Steiner se retourne et, devenu gardien du Sens, considérant la hauteur de la vague, dit « qu'il faut montrer clairement [...] les racines historiques et psychologiques de ce défi ».

Pour des raisons trop longues à expliquer (le passage des canons de bronze aux canons d'acier, le gigantisme des villes, etc.) les années 1870 ont vu exploser un monde passablement anarchique50. Nous voici dans un autre Univers. C'est aussi l'avis de George qui, selon moi, adopte des paramètres trop étroits en faisant de Vienne la vraie capitale de l'Europe et le centre du monde des morts. Nous allons donc suivre cette frontière qui n'est pas VRAIMENT la nôtre. Ce qu'il y a de commun à ces deux visions n'est pas peut-être une certaine géogra-phie transcendantale51, mais l'idée de « la dissémination de la culture ». Elle n'a pas été modelée seulement au son des canons, au contact des chairs, mais par la diffusion de la musique. En 1812, Bonaparte rédige les règlements de l'Opéra de Paris, mais ne procure pas un nouveau statut pour la musique. Et dans tous les cas il ne se soucie guère d'un ministère de la culture. En réalité, la culture, semblable au semeur, diffuse ses fruits dans une série d'orages. Chassés d'Espagne, par exemple, les Juifs se réfugient à Salonique, puis quittent la ville incendiée en 1917 et se dispersent en Europe52. Évidemment cette évolution implique des trésors de sens. A tous le Logos impose son sceau. Il est très significatif que se fonde en Allemagne en 1920 une revue intitulée Logos au lendemain de la Pre-mière Guerre mondiale, grosse d'horreur53. Philon d'Alexandrie n'avait qu'une idée : le Logos. Il l'enfonça si bien que le clou se ficha dans le crâne, mais on crut devoir aller plus loin et on atteignit la cervelle qui explosa en flaques de sang (Auschwitz, Treblinka...). Nous ne pouvons analyser toute cette « histoire du sens qui est [...] un sens de l'histoire » (117). G. Steiner, on le voit, patauge

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dans le sane, mais sauve Hegel ( 119)54. Il va plus loin : toute cette histoire repose sur celle de la langue considérée comme une totalité où le mot correspond à la chose... Mais tout au long de cette histoire le scepticisme accompagne l'homme de ses tambours hallucinants et profonds. Le scepticisme est un bruit continu et hale-tant ; dénonçant l'inertie des beaux jardins à la française, il a pour secret la mort que la raison aux limites lointaines de l'existence doit affronter... Montaigne contre Descartes. Nous assistons finalement à la dissociation du mot et de la chose. Avant, c'était l'âge du silex et du dire d'Adam nommant les choses ; maintenant, dans cette déchirure entre le mot et le monde, règne le non-dit (121).

Kant pourrait-il nous sauver ? Après tout, le « Je pense » (l'imagination transcendantale de Fichte) est porteur de sens55 et la question du sens et de l'histoire est historico-pratique. G. Steiner pose la question seulement théorique-ment. C'est une grave erreur. Soit un phénomène. Sans distinguer l'affection (Schein) et le phénomène (Erscheinung), compris dans l'intuition formelle, G. Steiner s'appuyant sur la chose en soi (il ne dit pas où et comment il faudra passer au noumène et de là à l'Idéal de la raison pure56) déclare : « De cet objet

en soi", de son essence ou existence "vraie", nous ne pouvons - Kant nous l'a appris - rien savoir. » Dans une lettre, G. Steiner me disait à propos de mon Hegel : « ... pauvre Hegel » ; je lui retourne (imaginairement) en dépit de la valeur critique de son oeuvre la politesse : « ... pauvre Kant ». Mais il y a une justice immanente. G. Steiner, allant du criticisme au langage dont Kant voulait qu'on s'écartât, est brutalement poussé vers une conception de la théorie sceptique qui, en fait, mais non en droit, trouve sa vérité chez Mallarmé. Et alors arrive ce qui devait ne pas arriver : G. Steiner est à la dérive, confronté à une « idée » du langage surréaliste, qui ne s'impose nullement dans un effort de réflexion dont les enjeux sont théologiques. Le plus expédient est de changer de registre. Mais cela n'est pas facile. En gros, G. Steiner met tout dans un grand sac où il précipite tout le système de la langue à seule fin de pouvoir dire que le problème fonda-mental n'est pas celui de la correspondance du mot et de la chose, mais du mot avec le mot : « La réalité extérieure, quelle qu'elle puisse être ou ne pas être, n'est rien d'autre qu'une sphère inaccessible, de laquelle nous sommes expulsés à jamais. » Jetons d'un (bel) élan à la mer la réfutation kantienne de l'idéalisme : très malheureux Kant ! Reste une grammaire desséchée - et par là rien de nuisible n'est dit : qui a prouvé que l'Être devait être gras ? (à part le collectionneur de preuves de l'existence de Dieu). Suit une dissertation tendant à montrer que la grammaire de l'Être est transcendantale (soit qui enveloppe les essences du dire) ou qu'elle n'est pas. Qui a dit à Adam que le lion comme mot ne rugissait pas ? Ici se trouve rejetée dans le néant - avant la grammaire de l'être - l'idée d'une langue originelle où les mots seraient l'écho des choses, tandis que lui sont substitués aes mots invitant à une certaine action. G. Steiner est tombé dans le piège qu'il affectionnait : « quelle qu'elle puisse être ou ne pas être... ». Affection, phénomène, représentation, noumène ou Idéal transcendantal... tout cela fusionne dans le sac de l'être fait d'échanges verbaux et en un premier temps tout est abstrait et l'abstraction, genèse de la mort, nous entraîne vers le néant. Toutes les positions antérieurement acquises s'effondrent en second lieu, puisque, si ma parole ne traverse pas le néant, c'est que Dieu n'est pas. « Je est un autre », dit Rimbaud. En termes steineriens, il n'y a pas seulement ici une flèche dirigée vers l'Être suprême, mais, si je puis dire l'explosion du démoniaque entre Dieu et le Diable, auquel la confession catholique, apostolique et romaine accorde maintenant si peu de place (préférant la théorie des vertus d'Aristote codifiée par saint Thomas) que, entre la prière saisie nouménologiquement, phénomé-nologiquement et psychologiquement, il ne reste qu'un marais fangeux où pié-tiner, alors que la prière fervente avance dans un sentier lumineux. Ce marais

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chaque pas des appuis ; dans un second temps on dira qu'incertain de la valeur de son discours, il veut le conforter par des autorités reconnues et en un troisième temps qu'il n'a d'autre ressource que d'exhiber ses jugements et connaissances livresques. Sans grande raison je m'arrête à la première option. Il faudrait d'ailleurs distinguer entre évoquer et citer. Ainsi pour prendre un cas aigu : Gilson à propos de Dante est évoqué, mais non cité. Flotte devant nos yeux éblouis l'étincelante barrière de Gilson, sans que nous puissions savoir lequel des deux volumes de Gilson sur Dante est évoqué, mais non cité. On dira qu'un homme aussi insouciant en matière de citations est peu redoutable, sans voir que seule notre sale manie, manquant de puissance de réflexion, de citer l'édi-tion X et ses suivantes, les pages, les lignes, le lieu du mot était totalement ignorée de Kant, Descartes, Fichte. J'aimerais pouvoir composer une diatribe contre les « citateurs », mais il faudrait attaquer un certain « frère » (maçon) qui est couvert de distinctions - mais d'après lui son cerveau est un petit poisson rouge dans un petit bocal et c'est d'ailleurs si vrai qu'on ne voit même plus la nécessité de ferrailler - et il se croit abrité par les citations comme par les fascines d'un boyau. Evidemment je m'épargnerais un travail aussi pénible que stérile. Je le veux bien, j'accorde tout et plus que tout. Mais qu'on y prenne garde, un aigle éborgné comme moi peut encore viser32. Cependant je n'irai pas loin en ce sentier en ce qui concerne Steiner, chez lequel le problème serait plutôt inverse, et jusqu'à le taxer de démon parce que les tentations de la citation ne le visitent pas toujours amicalement et qu'il doit faire des efforts. D'ailleurs il renie ses fautes (F. de Saussure confondu avec H. de Saussure) partant du sain principe qu'on se porte mieux après la purge. En revanche je découvre ici une tache d'exhibitionnisme intellectuel, et même une hypertrophie du Moi savant, où le monde s'écroule et ce serait une vertu si le savoir était vraiment mort. S'il y a une note fâcheuse qui découle de ces pages, c'est bien la suivante : comme le jugement de goût, le jugement dans le texte de George n'est qu'assertorique, nullement apodictique. On se veut populaire en un sens, et l'on ne présente que des exemples raffinés ; c'est le propre d'une pédagogie obscure. Toute la grande tradition de la paideia s'effondre tandis que se développe la grande mélodie de la pavane pour une infante défunte. Sur ce mince tremplin G. Steiner, revenant au sens du mot « théorie », attaque : ceux qui proclament et qui appliquent aux œuvres poétiques une « théorie de la critique », une « herméneutique théorique », sont aujourd'hui les maîtres de l'université et les modèles du bavardage distingué sur les arts et les lettres. Page 100, le pilonnage reprend : Aristote, Büchner, Boileau, Racine, Henry James, Copernic, Lavoisier. On aimerait que les relations réelles de Boi-leau et de Racine fussent mieux maîtrisées - enfin ! Ce qui est très décourageant, c'est que la réflexion sur ces têtes illustres sépare la méditation et le jugement de réflexion. On pense à Boileau allant prendre ses eaux et plus du tout à sa correspondance avec Racine comme introduction à la poésie. Et puis il y a des virages pris à angle droit : « Les manifestes du surréalisme de Breton n'annulent pas l Essai sur la critique de Pope, même s'ils en constituent peut-être l'antithèse » (103). G. Steiner affectionne ces coups de massue : « Les deux principes d'indé-termination et de complémentarité, tels qu 'ils ont été décrits dans la physique des particules, sont au cœur même de toutes les procédures et de tous les actes de langage de nature interprétative ou critique relatifs à la littérature et à l'art. » Je veux bien accorder l'omni-valeur de l'analogie, mais à la condition qu'elle se pose ses limites et qu'elle ne présente pas comme un jugement déterminant, mais comme un jugement réfléchissant. Or G. Steiner, dans le texte cité, confond dans une même thèse le réfléchissant et le déterminant. Structurellement la situa-tion est insoutenable. L'unité méthodique de Réelles Présences s'effondre dans la profondeur abyssale du nœud de la détermination et de la réflexion et l'on ne

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sait jamais comment George s'attache plutôt à la détermination qu'à la réflexion. [Omnis] determinatio est negatioH. G. Steiner a parfaitement vu qu'un autre obs-tacle se dégageait dans l'histoire de la « théorie de la musique ». Des études peuvent nous permettre d'évaluer l'efficacité d'un canon. C'est de la simple physique appliquée. De même, « il y eut des tentatives pour étudier [...] les effets qu'un poème ou différents poèmes ont sur tel ou tel lecteur ». Mais le constat est clair: « Aucune schématisation psychologique, aucune courbe de distribution, n'a de force expérimentale ou de prédiction. » Comme toutes les sciences les « protocoles » n'ont de signification que quantifiés. Bergson et Kant s'accordent pour souligner que sans mathématique la physique n'a pas de sens. G. Steiner a le courage de compliquer le dualisme du déterminant et de la réflexion en soulignant que nul ne peut échapper au conflit de la science et de l'art et qu'il faudra, peut-être, distinguer la clarté de la grandeur extensive et la clarté éthique et artistique. P. 107 il jette quelques semences d'une logique des significations. Une phrase signifie toujours plus que sa forme « littérale » - que signifie d'ailleurs « littéral », demande G. Steiner, et l'on pourrait ajouter : quelle grammaire serait ici d'un utile secours ? - et tenant compte du fait que les associations sont toujours plus riches de sens que les termes associés, il s'approche avec autorité des positions bergsoniennes. « Aucune formalisation, dit-il, n'est adéquate à la masse sémantique d'une culture et à son mouvement... »(110). Enfin voilà dégagée la pierre angulaire de l'édifice : « Je définis la littérature, la musiqtte, les arts plastiques) comme la maximalisation de l'infini sémantique quant aux moyens formels de l'expression » (110). Cette définition paraît tout d'abord excéder sa détermination tant il y a de sens (et de non-sens) possibles. « La multiplicité des sens possibles - et la catégorie du sens est trop statique pour pouvoir s'appliquer au poétique - est le produit exponentiel de tous les mondes possibles du sens ou du non-sens. » Il y a des ombres dans les définitions steineriennes ; l'idée de catégorie est floue (pourquoi pas « genre ») ; la notion de négation (non-sens) n'est pas déterminée suivant le principe d'ordre, le possible n'est pas relié à l'être ; seule la durée, impliquée dans le dépassement de la fin, semble bienvenue. Mais Steiner insiste et revient sans cesse à sa formule : « Aucune énumération, aucun démembrement analytique des unités qui forment une phrase ne peut donner une somme de sens correspondante. » Trois phrases débutant par le mot « Aucun » - cela signifie que la définition est acquise non génétiquement, mais apagogiquement, et le sens repose sur les contre-sens. II y aura d'autres aucun, mais moins décisifs. En gros Steiner rejette tout savoir formel : « Aucun lecteur ne peut jamais en savoir trop sur la structure osseuse et le système nerveux de la langue. » En somme, c'est chose humaine et trop humaine que de croire tout savoir sur tout. Autrement on ne comprendrait, en retournant le principe, que la linguistique prétende apporter sa compréhension à la connaissance de la poésie. G. Steiner, outre la démonstration apagogique, apporte une méthode talmudique. Tous ces « aucuns » circulent à travers des auteurs. Seulement il faut dire que, d'une part, on présuppose en partie une unité du texte et que, d'autre part, l'unité même des lectures est un présupposé, dans la mesure où il n'est pas transcendantalement introduit. Enfin d'un autre côté il implique un postulat qui est en soi difficile-ment soutenable : le mensonge - un grand problème dans la psychologie morale — ne consiste pas seulement à faire être les choses qui ne sont pas, mais encore à imiter Dieu en croyant que la catastrophe est, à sa manière, une création injurieuse. De ce point de vue l'histoire dans sa totalisation η est qu 'un blasphème. Le drame est que l'homme ment avant de savoir ce qu'est le mensonge. Si nous pouvions voir derrière les larmes d'un tout jeune enfant, nous verrions sans doute se structurer l'a priori du mensonge. J'avoue pour ma part être tenté d'écrire une apologie du mensonge qui est le premier acte de représentation et la première

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l'acte de lecture sont le principe d'orientation des arts : leur Nord, le Sud, l'Ouest, l'Est de la Terre du Beau et des arts. Dès lors on comprend que les énormes connaissances de Steiner investissent et équilibrent schématiquement le discours du monde22 qui se décompose, du point de vue de la critique (63) en époques, ou, comme dit Bossuet : « ce devant quoi on s'arrête ». La première époque, celle du cabaliste, évoquée dans Comment taire ?, est significatrice gar elle-même. « La deuxième époque [...] correspond à la scolastique du Moyen Age. » C'est l'heure où, retournant sur elle-même, la lecture semble n'avoir d'autre but qu'elle-même et, à la limite, seul le détail - comme on le voit dans la Commedia de Dante -est valorisé. Sonne alors l'heure éternelle des chercheurs qui, guidés par la gram-matologie, montent sur le pont de cet étrange navire. La quatrième époqiie est celle de l'infaillibilité dogmatique des Papes qui limite la mer volcanique en recommandant (l'index !) la lecture de certains textes plutôt que d'autres et sou-mettent au Saint-Père tous les documents susceptibles d'être contraires à la doc-trine évangélique. Il fallait mettre « un point... à la prolifération cancéreuse des interprétations et réinterprétations ». Savoir si la censure religieuse fut d'une grande efficacité est une autre affaire et l'on pourrait se poser la question de savoir si, aiguisant la curiosité, elle n'a pas contribué à creuser le lit des ouvrages contraires au dogme, pernicieux et interdits... Cette tendance - mettre un point final à l'herméneutique — cinquième et dernière époque — pouvait s'enraciner de très loin. L'entreprise de Thomas d'Aquin s'épuise à clôturer la science : « Le dogme peut se définir comme une ponctuation herméneutique. »

Une nouvelle époque dans la lecture se manifesta comme une parenthèse avec Freud qui inaugura la lecture claire de ce qui n'est pas même écrit : l'incons-cient. Certes, chez Freud, cette lecture est resserrée dans d'étroites limites : le langage est la matière unique du psychanalyste et aussi son unique instrument (69). De plus jamais Freud ne montre comment il sait que la solution à laquelle il s'arrête est la solution correcte et, de toute manière, devant la musique la psychanalyse est impuissante. Voici donc les types de lecture de G. Steiner. Comme tous ceux qui déterminent des époques, il ressemble, mais de loin, aux naïfs qui veulent offrir un système du monde23 et parmi eux à A. Comte. On pourrait même contester sa démarche en disant que le moment musical auquel il s'arrête doit être présent dans le passé à partir auquel on veut l'élaborer. Mais il y a un défaut beaucoup plus grave : ses alliances et ses rencontres inattendues et ineffables, qui procurent des perspectives. Ses quelques pages sur la psychana-lyse sont une pure suggestion - cave canem ! où il montre plus qu'il ne prouve. A partir du moment où il n'est plus question qiM des livres, G. Steiner ne nous entretient plus de la musique. Il dira qu elle est présente stricto sensu^. Je n'aime pas les stricto sensu ; en réalité ils fonctionnent pour masquer le « non-dit » ou, ce qui n'est pas moins grave, l'indicible par essence ou par technique. La première partie aurait pu s'intituler : Musiques et littératures. Conforme à la nature des choses, sans en indiquer l'essence des déterminités, ce titre eût été plus propre à nous guider dans la démarche réelle de Steiner. Au total cette première partie ne nous explique même pas le titre général de l'ouvrage et nous serions bien embarrassés si on nous en demandait la définition génétique. Là encore, d'ailleurs, l'embarras est grand. Présences réelles peut être traduit par Heilige Gegenwart et cette traduc-tion, qui serait adaptée à la poussée théologique de George, doit cependant être rejetée pour plusieurs raisons. D'une part sa correspondance avec les textes hébraïques religieux n'est pas évidente. D'autre part, dans ces pages, jamais George Steiner ne livre la clef séparant le déisme et le monothéisme et il semble avoir cru que ces notions allaient de soi. Les conclusions de George peuvent paraître étranges. D'un côté il y a un constat : « Je pressens que nous ne prendrons pas conscience de notre, déréliction, de notre éviction d'une humanité centrale face

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aux vagues de barbarie politique et servitude technocratique tant que nous n'aurons pas redéfini25, tant que nous n'aurons [pas] refait l'expérience de la vie du sens dans le texte, dans l'œuvre musicale et dans le tableau. » De l'autre côté on trouve la méthode : d'une manière générale elle tend à la suggestion : « Il me faut examiner avec attention les relations qu'entretiennent le langage et ses limites, et de l'autre la nature de l'affirmation et de l'expérience esthétiques, » En un sens ce programme est bergsonien. Je ne crois pas que le cheminement de Steiner parlant de ses « rencontres » s'élève jusqu'à la démonstration — par exemple par explication. On peut donc se tromper, lui imposer des choix qui lui répugnent. Une grave question se posera dès lors : extraits du monde moderne les modèles seront-ils pertinents ? A ce point, considérant que G. Steiner ne croit pas comme Spinoza que les démonstrations sont les yeux de l'âme, nous refuserons de le considérer comme un philosophe. Il faudra voir ailleurs, pour satisfaire le maître à lire.

Le contrat rompu. G. Steiner commence la seconde partie de Présences réelles par une affirmation empirique : on peut écrire n'importe quoi sur n'importe quoi. Nous disons que cette maxime est empirique parce que démentie par l'expérience : on peut écrire n'importe quoi sur un diamant, pas sur une tour-maline. G. Steiner voudrait nous faire croire le contraire. Il affirme d'un côté que toutes les choses possèdent des limites26 - jamais le 1 500 m ne se courra en moins de trois minutes - tandis que d'un autre côté l'écriture n'en a point. L'expérience de la vie nous enseigne que plus ou moins lentement le temps de notre mort approche. À ce sujet le film Le Viager est très juste. « Seul le langage ne connaît pas de terme conceptuel ou projectif. » À mon avis l'accueil réservé dans la langue au mauvais langage s'explique par là. On croyait les limites sûres et elles s'effondrent. De là aussi les ambiguïtés, les glissements de sens et l'écriture devient phénoménologiquement analogue au langage : « Le langage ne doit s'arrêter devant aucune frontière. » Il n'est donc soumis à aucune contrainte. Je peux décider ou non de le poursuivre et c'est pourquoi le silence est l'abîme de la liberté comme le chant. G. Steiner décrit en quelques phrases le devenir chao-tique du langage aboutissant à l'idiolecte. Signifiant, l'idiolecte se dérobe à toute analyse sans se perdre en dépit de la diversité des essences et catégories gram-maticales. « Ce qui veut dire qu'il peut restructurer toutes procédures de défi-nition et de relation... » Dans la mesure où le langage est une relation structurée — restructurante, il ne sera « à la limite » compréhensible que par son auteur, d'ailleurs capable d'exprimer par des grognements ou des gémissements une douleur ou une jouissance que nous ne pouvons pénétrer. Le langage, à l'idiolecte réduit, n'est pas enserré dans les liens de fer de l'intersubjectivité, qui, sans doute, signifie son apothéose, mais aussi sa borne (Schranke) ultime et c'est pourquoi il y aura bien une panarchie du Logos, mais non un Reich du Verbe. Ce qui dans le langage exprime non la panarchie du Logos, mais sa tentative obstinée à s'ériger en Puissance absolue est la conjonction : « Si ». D'un seul coup, sans se soucier des détours, le monde est réinvesti par le possible en même temps que le Daseyn est rétabli dans sa fonction transcendantale de donation de sens. Il arrive que le jeu et la puissance fusionnent dans le « Si » comme l'art et la nature, la liberté et la force ; on retrouve alors l'entendement comme libre jeu des facultés de connaître et le génie en tant que conférant ses lois à la nature. Dans le développement du « Si » le langage humain a à sa portée une infinité de suppo-sitions voulues et rêvées (un acte de volonté est un rêve qui s'accomplit en plein jour) (79). Seule la sexualité dont George jusqu'ici n'a même pas écrit le motoStt une barrière au délire (Taumel) verbal. Il ne s'agit pas de prudence victorienne, mais du sentiment souvent expérimenté de l'impuissance, ou l'acte de volonté s'abîme dans un abyme sans fin.

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possibilité d'un retour rétroactif - le mouvement rétrograde du vrai - sur Après Babel; retour qui n'est nullement illégitime et qui correspond à la première question kantienne. On voit alors s'ajuster à la question spéculative la question morale pratique : « Que dois-je faire ? » donnée dans la théorie du pratique (les Antigones). Il ne reste que la troisième question « Que puis-je espérer ? » Selon Kant ces trois questions s'unissent dans une question générale : « Qu'est-ce que l'homme ? », ce que Steiner traduit par « Qu 'est-ce que la musique ? »

Mais avant que d'aller plus loin, il faut retracer la genèse de ce livre. À l'origine matérielle, en 1987, on trouve une conférence rédigée en langue anglaise et intitulée par la suite : Real Presences. En 1988, elle réapparaît dans un petit livre préfacé par Raymond Polin et postfacé par moi-même. Le texte français est donné dans la traduction de Monique Philonenko et la traduction allemande dans la version de Heinz Wismann. Le titre de la conférence ainsi présentée est Le sens du sens. J'assume la responsabilité philosophique (rien d'autre). Ce petit ouvrage est le prélude très littéraire à Réelles Présences où George a pris quelques libertés. Le style en particulier semble dériver d'une certaine transludicité comme si à ce niveau il n'apportait plus rien. Steiner ose enfin caractériser l'œuvre de Heidegger « qui est, en vérité, l'un des hauts mystiques du Logos » et « le dernier théologien de l'absence, ou plutôt de l'attente du divin » (éd. jr. p. 14). C'est res-serrer, on l'attendait, les enjeux : il y a enfin l'idée d'une pensée de l'Absolu ou de l'Être comme sens qui oppose depuis sa présence un frein au vide de l'Être fondé dans un « retrait » et qui, quoique dans le Logos établi, ne peut m « dire », ni «se dire14». Nous trichons ici beaucoup; incapables de nous résoudre au silence de l'être, nous lui substituons un monde intelligible comme le fit Platon. Mais pourquoi chercher si loin ? Considérons plutôt l'homme aux prises avec ce quasi-néant qu'est le bruit : par son imagination, par son travail l'homme le transforme en un son, qui est un sens cristallin par exemple. D'une cascade de bruits l'homme organise un concert : l'exemple de la musique est l'exemple par excellence ; jamais on ne parviendra à extraire d'un bois courbe (aus so krummem Holz) un élément bien droit et selon leur souplesse les éléments possèdent pour l'homme une valeur plus ou moins ontologique ; ce qui échappe au cerveau extérieur de l'homme (le cerveau, pas même le nerf optique), je veux dire la main, est dépourvu de valeur ontologique. Seul le bruit est entièrement trans-posable15 ; le bois l'est bien moins. S'il n'offre pas sa condition de possibilité 1'« autre » s'abîme dans le néant. D'un autre côté, c'est l'imagination transcen-dantale qui médiatise l'objet sensé et l'être pour lequel il y a du sens. Les questions se manifestent. 1. Qu'en est-il des arts du sens ? (liés à nos sens16). 2. Comment, partant de ces sens (auxquels l'idée de signification est immanente), définir le Sens ? 3. Puisque dans le travail l'imagination transcendantale révèle l'homme, QU'EST-CE QUE L'HOMME ? Cette dernière question s'articule ainsi :

Que puis-savoir ? (Après Babel) Que dois-je faire ? (Les Antigenes) Que puis-je espérer ? (Présences réelles) - Qu'est-ce que l'homme ?

Enfin la question qui réunit toutes les autres peut s'énoncer de deux manières : en acte et en matière. Cet ensemble n'est pas un miroir mais une fenêtre qui s'ouvre sur le sens vivant, de telle sorte que « Qu'est-ce que l'homme ? » coïncide avec les questions sur l'être et sur le son. Soit : Pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien ? Cette question est désormais branchée ostensi-

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blement dans la problématique de George qui n'hésite pas à écrire : « Aucune théorie du sens ou du non-sens n'est peut-être valable si elle esquive la musique. » La question de la musique non seulement possède une valeur métaphysique, mais aussi transcendantale, dans la mesure où elle explique le « mutisme » du post-structuralisme par exemple. Si la démarche de Steiner est paradoxale, ce n'est pas seulement parce qu elle peut être ramenée à un coup de force, mais qu'elle peut encore prétendre expliquer le silence des parties. Après l'écrit sur Le Sens du sens Steiner prétend imposer le silence aux prétendues doctrines phi-losophiques : le maître à lire du Sens du sens devient un maître à lire musical. Je n'ai pas ici à commenter la grammaire élémentaire du lire musical, mais lorsque l'on observe une continuité dans une mélodie, on peut dégager une essence ou une s u b s t a n t i a l i t é et repérer les diverses introductions. Mais enfin qu'est-ce que l'homme ? C'est un être générateur de sens et de non-sens. Quand il songe au silence, Steiner dit au fond trois choses : d'une part il y a le silence de tout apprentissage ; secondement il y a le silence des doctrines et enfin il y a le silence de l'absence de Sens, c'est-à-dire « le minuit de toute parole humaine que fut Auschwitz ». « Personne n'a jamais imaginé peut-être Auschwitz », et c'est peut-être un de mes points de friction avec George : je crois qu'on constate l'horreur, non qu'on la projette17. Voilà pourquoi l'avenir abrite dans le plus mauvais cœur une fleur d'innocence, tandis que la seule vue d'un cadavre nous rend sérieux. Dans l'horreur il y a de l'irréversible et de l'inattendu. Ce léger détour autorise George à faire intervenir dès maintenant l'idée de Dieu, à poser la question théologique : qui veut l'athéisme et le bruit, veut aussi la négation de l'homme. C'est pourquoi les doctrines réduites au mutisme violent le sacré et l'humain. La doctrine de Steiner, si orientée vers le kantisme - dans ses questions - sera donc un criticisme théologique.

Pour les « modernes » Dieu est devenu un objet de langage et Feuerbach19

a même cru pouvoir montrer que Dieu était le roc sur lequel se fondait le postulat de l'immortalité de l'âme et que ce dernier fondait à son tour l'existence de Dieu. Dès lors Dieu ne serait qu'un « fantôme grammatical ». G. Steiner écrit avec concision : « Cet essai soutient la thèse opposée. » Soutenir la thèse opposée, c'est revenir à Descanes et aussi à Kant, donc revenir à la métaphysique clasnque européenne. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il fasse surgir au sein d'une utopie l'élément essentiel de son discours. Si une société dont la critique ou la liberté humaine aurait été bannie pouvait exister, nous ne rencontrerions dans les comptes rendus que des « résumés dénués de passion », mais non le souffle de la guerre. On sent le vent du boulet de canon. La liberté que l'on croit diriger contre Dieu dans le flux grammatical se retourne sur celui-ci et le pulvérise. La liberté était une arme à manier avec précautions. Elle n'avait pas le pouvoir dans sa nature propre de se soumettre absolument très longtemps. Elle avait, avec un éclat fulgurant, miné les conceptions du monde les plus établies (Leibniz). La liberté qui fonde la critique (P. Bayle) et fait de nous autre chose que des automates (automaton spirituale) procède de Dieu et le manifeste. Les pioches les plus solides qui ont abattu l'odieux Mur de Berlin étaient la soif de sens et la liberté humaine au sens de Fichte. On voit combien « la parabole » de Steiner met à nu le cœur de l'État. Au demeurant, une « parabole » (celle du jeune homme riche) n'est pas toujours une fiction sans aucun lien avec la réalité. Un monde privé de liberté ne serait pas inconcevable : les enfants joueraient toujours aux voleurs et aux gendarmes et c'est pourquoi l'opposition des principes n'existe que dans les consciences adultes. Quand G. Steiner écrit : « Les textes, le cas échéant, conti-nueraient à être établis et édités de la manière la plus lucide et la plus rigoureuse », il est possible qu'il ait songé aux « admirables » éditions de l'Académie des sciences de Moscou dont le Bielinski est un chef-d'œuvre. Mais sans la liberté,

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nologie de l'Esprit. C'était de la philosophie pratique et cela s'insérait dans la personnalité morale de George, peut-être parce qu'il croyait que l'État était l'essence de l'individu (H. Conen, Werke, Bd 7). Mais on ne peut que constater que cette lecture ne s'est pas entièrement imposée. Soyons plus nuancés : l'apport pratique est toujours plus long à s'imposer parce qu'il touche les strates profondes de la personnalité et si l'on peut imaginer des sociétés sans savoir (mais non sans techniques), on ne peut concevoir des sociétés sans éthique. En plus George semblait vouloir unir deux traditions majeures. D'un côté on rencontre ce fleuve surchargé de significations et ayant opté pour la raison et que Chestov désignait d'un nom : Athènes. Chestov y voyait la citadelle de l'Esprit (spiritus), permettant d'éviter la lame de la mort. On ne peut trop se méfier du penseur russe qui soumet les faits à ses principes religieux. Chestov désignait d'un autre mot (Jéru-salem) le second courant, et y intégrait la pensée russe tant du point de vue de la logique de la technique que de l'expérience, infiniment plus riche et complexe, du sacrifice. L'opposition si nettement voulue par Chestov ne tient pourtant pas tout à feit en elle-même. Certes il est judicieux d'utiliser comme les vecteurs de la pensée humaine Athènes et Jérusalem ; ce sont des royaumes culturels où les mots η 'ont pas le même sens et qui véhiculent des attitudes éthiques distinctes. Mais les mailles du filet de Chestov sont trop larges et si G. Steiner a eu une claire. conscience qu'on ne pouvait aligner sur le Logos grec le sacrifice d'Abraham, si encore il a compris qu'on ne pouvait lier le sens hébraïque de la justice et son sens grec, s'il n'a pas écarté l'idée-mère chargée de raison et d'histoire, car sur-passant les oppositions, on peut concevoir l'Idée d'une anthropologie fondamentale, ce qui est l'enjeu des Antigones. On pourrait à mille détails montrer que l'anthro-pologie fondamentale est, selon G. Steiner, le projet produit par Les Antigones et non pas seulement le simple souci d'exhumer les restes d'un grand « mythe » grec. On dira que c'est se placer au point de vue kantien - mais il faudra immédiatement apporter une précision : l'unité visée est l'unité de la culture et la reprise sous l'angle de la culture de la recherche est aussi vénérable que la question de l'idéalisme allemand : qu'en est-il de la raison ? et que peut-elle devant la mort ?

G. Steiner a montré à Genève - c'est un détail, mais une réalité insurmon-table — son aptitude à se constituer comme acteur. Avec un groupe d'étudiants il a « mis en scène » Sophocle, jouant avec les lumières et les ombres, imaginant les costumes, les drapés, les attitudes et mille détails qui ne viennent qu'à l'activité du libre esprit du metteur en scène qui gouverne la réalité. Pourquoi George Steiner n'a-t-il pas appliqué ses grands talents au septième art ? Il n'est pas hostile au théâtre, ni à l'opéra, comment se pourrait-il qu'il soit hostile au cinéma ? Mais pourtant jamais je n'ai pu l'entraîner à discuter d'un grand film comme Kagemusha, film passionné, passionnant et concentrant en soi une histoire tra-gique. J'ignore, si revenu chez lui, ce vagabond de l'esprit « trouve le temps d'aller au cinéma », mais ce serait aller contre l'avis de tous que de manquer de s'ali-menter à cette source, et Gilles Deleuze, le meilleur de tous en Europe à s'élancer dans la piste du septième art, pourrait bien dans l'avenir dévaluer la pensée de George Steiner. Ce que nous avons présenté en introduisant ce paragraphe sur un ton badin pourrait bien être le centre de l'Europe spéculative, c'est-à-dire du monde en mouvement. Il ne faut pas se laisser aller à l'ironie de Deleuze, ou alors la prendre pour ce qu'elle est : un acide qui dévore comme le temps tout ce qui est crayeux. Les falaises d'Angleterre auront-elles la force de résister à l'éternelle tempête de la mer du Nord ?

Mais George protestera : son livre est un effort pour fixer les catégories du tragique. Il semble être parvenu à un grand résultat : réconcilier les grandes catégories éthiques kantiennes. Pourtant Kant semble ne pas avoir en son élabora-

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tion de l'éthique proposé une table des sentiments moraux. Qu'est-il donc de commun à la spéculation et à l'intention morale pure, et qui forme le noyau de cette einunddieselbe Vernunft''. C'est la liberté de pouvoir commencer quelque chose (ou, selon Feuerbach), de pouvoir conclure quelque chose). C'est même la clef de voûte de la Critique etpar conséquent du tragique. Cela posé on se demandera quel est le sol sur lequel se déploie le fondement et l'on trouvera que c'est le temps humain. Comme l'a montré Fichte, le temps théorique se fonde dans le temps pratique qui s'origine dans l'avenir à partir de la liberté. Cette idée bien de Kant impressionne par la charge émotive et pragmatique du vécu. Je ne reprendrai pas ici mes conclusions de 1966, mais je dirai seulement que mes positions d'alors ne me paraissent pas périmées.

Je reproche à G. Steiner l'usage qu'il fait des catégories ou cadres. II reprend ce vieux concept qui remonte à Aristote et Kant sans examiner les conßits métho-diques, si bien que le terme de « perspectives » conviendrait aussi bien. G. Steiner nous présente cinq catégories ou axes du tragique. Mais on peut lui proposer l'objection que Hegel faisait à Kant : oii résidait la preuve qu'il n'y avait que douze catégories ou « perspectives » et non pas treize ? Hegel constatant d'une part l'absence de références à une véritable déduction métaphysique dit que les catégories ont été trouvées et que c'est là une injure à la science et d'autre part, ne parvenant pas à montrer en soi une organisation nécessaire, l'esprit sera bien en peine de la trouver en dehors de soi ; ces deux objections ruinent, semble-t-il, la théorie steinerienne et la réduction du noyau transcendantal, comme la théorie des axes éthiques ramenée à la liberté et au temps tragique. On peut bien sûr, comme nous l'avons fait plus haut, faire appel à la fibre anglo-saxonne (fighting-spirit) si puissante chez George. Mais jamais il n'a prétendu nous livrer une vision anglaise de Sophocle : il veut remonter à la source éthique du Sens et c'est en ce point qu'il reformule à nouveau ses objections à Heidegger et nous devons, avec Fichte, revenir à la liberté fondatrice des valeurs. Car on ne voit pas autre-ment comment extraire G. Steiner des difficultés développées par Hegel. Il fau-drait dire que dans le temps tragique les perspectives valorisantes (et en principe duplices, par exemple l'innocence et la faute) se constituent, c'est-à-dire se pro-duisent. Le temps tragique d'une part et la liberté fondatrice d'autre part sont dans leur fusion la schématisation de l'éthique. On peut estimer que cet appareil est un peu effrayant. Sa complexité va diminuant si l'on consent à considérer toutes les relations entre la liberté et le temps. Par exemple la faute est lorsqu'elle parvient à juger une perspective éthique, une valeur, un sens. II faut d'ailleurs s'attendre à ce que les valeurs soient mal comprises - on les imagine comme autant d'étoiles pour soi au-dessus de nos têtes. Mais Steiner nous enseigne que ce sont des relations entre le temps tragique et la liberté. Il faut se garder de réifier les déterminations éthiques - de traiter comme une substance un bloc de pierre parce qu'il ne cède pas au fer qui le frappe, tandis que ce dernier pourfend l'eau aisément. C'est une ontologie enfantine qui soutient le De interpretatione lui-même. C'est en ce sens qu'il faudrait prendre la table des perspectives de Steiner (1. Masculin/féminin, 2. enfance/vieillesse, 3. communauté/solitude, 4. mort/ vie, 5. Hommes/dieux). Tels seraient les cadres, les perspectives, les catégories de la tragédie. Certes tout n'est pas rigoureusement mathématique et c'est chez le seul Sophocle que nous les voyons intervenir pour ne rien dire des « Mille Antigones ». Remarquons de plus qu'un axe qui est aussi un principe de pensée est absent : l'espérance (Hofßiung). Après bien d'autres, Steiner constate que la pièce de Sophocle est dominée par les cadavres. Nous ne savons plus très bien ce qui dominait musicalement la tragédie dans Antigone. Dans Les Antigones où sont passées en revue les divers axes de la tragédie, le couple directeur espoir/ désespoir pourrait facilement être intégré. Ces quelques observations ont un but

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dû esquisser dans la nature du Juif la définition de l'homme idéal. Et comme me le disait Léon Poliakov : « Et si nous changions les pièces, si vous preniez les Noirs et nous les Blancs ? » Mais son raisonnement était fautif : dans une lettre que je lui ai écrite et qu'il a voulu citer longuement à la fin de sa thèse (sur l'antisémitisme de Voltaire à Wagner), il ressort que nul ne sait plus distinguer un Juif (je laisse de côté le problème de la circoncision) et que l'histoire d'Ausch-witz ne sera plus bien connue des futurs érudits... Ainsi du roman à la conférence savante tous les bois sont bons pour alimenter le feu de la mémoire.

LE CHEMINEMENT

On voit par là que la pensée de G. Steiner se dédouble. D'une part se constitue un pôle culturel formé par la musique et l'expérience d'un musicologue, d'autre part se développe une critique de la culture fondée dans la pensée de l'horreur qui constitue l'autre pôle. Des réseaux de sens et une théorie du sens schématisent les deux pôles. Les connexions schématiques se distribuent selon l'entendement ou la raison et par exemple Le Transport de A. H., bien qu'imagé et imaginé, relève de l'entendement pur.

On peut aussi parler d'un système de clefs pour d'autres ouvrages de G. Steiner. Il en est même qui ne peuvent encore être perçues, car enfin l'œuvre de Steiner est bien loin d'être donnée aux commentateurs ; je pense en particulier à la correspondance qui doit être énorme : « J'écris vingt lettres par jour », me disait-il. Soit pour demeurer dans le vraisemblable deux ou trois lettres vraiment sérieuses et dix-huit ou dix-sept billets plus ou moins recopiés les uns sur les autres. A cela s'ajoutent les innombrables articles, articulets, interviews et des textes comme Privacy. Leibniz avait coutume de dire : « Qui ne connaît pas mes inédits ne me connaît pas » ; je redoute fort des Works en 120 volumes. G. Steiner cache ; il cache même énormément. Quoi ? je n'en sais rien et j'ai peu de chances d'y parvenir et puisque je suis bien engagé sur la liste d'attente pour franchir la porte unilatérale de la mort, je ne le saurai jamais. Je m'y fais ; bien obligé direz-vous. Je suis à une distance infinie du système solaire steinerien. Tout ce que je puis assurer, c'est que nous devons nous préparer à une Révolution trans-cendantale de la révolution kantienne. On dira que je me contredis en parlant d'une part du petit nombre d'idées fortes qui soutiennent et consolident notre système mental dans le petit roman et d'autre part de cette complexité en laquelle se dépose notre tissu mental, je veux dire notre correspondance, en laquelle je passe d'une idée à l'autre comme ici. Mais, on me l'accordera : disant que nous avions peu d'idées j'avais mis en garde. En termes ficiniens, l'Un se diffracte dans une diversité infinie qui se résorbe en lui.

Toutefois comment cette « richesse » est-elle vraiment « capturée » ? Dans un bref développement intitulé Comment taire ? G. Steiner exposait avec une feinte naïveté le processus talmudique où chacun, à son tour, développait sa conception de l'objet ; c'était l'idée d'une renaissante permanence du passage du point de vue de la monade à celui la monadologie, étant bien entendu que chaque moment pouvait intégrer les précédents en se trans-colorant par là. Un a de tout temps appliqué cette méthode sans en dégager les présupposés méta-physiques et c'est un peu le moment fichtéen dans cette oeuvre, dont elle fonde l'authenticité. Elle procure à ces ouvrages la couleur du Sud et l'étrange sentiment de présence qui se manifeste dans les pays qui bordent la Méditerranée. Tous ces pays enveloppent une clarté de raison, qui les distingue des autres et on a le sentiment que Carthage aurait dû dominer le monde, encore que Rome soit

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aussi une ville lumineuse. G. Steiner n'a pas choisi une couleur quelconque pour Comment taire ?; c'est le bleu du ciel, d'une certaine pâleur, que l'on peut res-pirer. Rousseau avait justement, dans son Essai sur l'origine des langues, déploré les sombres couleurs du Nord et des contrées où les hommes sont fabriqués et non élevés. L'air de Genève, pour ne pas demeurer en reste, m'était devenu irrespirable et la description par A. Cohen du vertigineux chemin de fer à partir de Culloz quasi immorale9. On n'a pas le droit de bousculer ainsi du bétail.

Tels sont les piliers de la relation entre la pensée et la réalité chez Steiner. Parmi les éléments qui élémentent du dedans cette vision sphérique figure la linguistique où G. Steiner s'est malheureusement appuyé sur des sciences davan-tage remplies de promesses que de résultats. J'irai droit à la difficulté. Qui me paraît centrale. Lorsque Steiner écrivit After Babel, son premier ouvrage de phi-losophie, la science du cerveau en était à l'âge de pierre. Trois médicaments - modes d'action sur le cerveau - étaient utilisés en psychiatrie : l'Haldol, le Largactil et le Lithium. Il s'agissait des molécules de base incluses dans les médi-caments et les préparations. Le cas du Lithium était exemplaire. On croyait savoir - d'après une étude statistique brève et portant seulement sur quelques malades - que cette molécule tempérait l'humeur (entre autres choses) et évitait les inter-nements chez les dépressifs. Quant à la question de savoir comment la molécule agissait, comment elle se diffusait chimiquement, chez les « malades » et les « nor-maux », etc., on plongeait avec elle dans le néant, et d'une manière générale la neurologie était comparable aux Limbes : des milliers de neurones se mouvant (de très peu) mais aux échanges - de quelle nature y a-t-il échange ? électrique ? (c'est un mot) - incompréhensibles. Guidés par les statistiques (un champ de sens clinique multiplié) les chercheurs en vinrent à réduire de 40 % (c'est énorme par rapport à I960) la dose en apparence efficace. C'est une réduction, je le répète, énorme, qui ne repose que sur des minces données empiriques et l'on connaît très mal la circulation du lithium, maintenu dans la thérapeutique parce que l'on ne sait quoi mettre d'autre à la place. Voilà un mauvais point pour notre science du cerveau. G. Steiner s'est, semble-t-il, trop pressé. Il déclare dans un passage (maudit) que le cerveau est chez l'être humain partout identique (?) ; ce qui semble juste d'un point de vue empirique, sans l'être scientifiquement car « l'anatomie est un puits sans fond11 » (Dr. Biacabe) où on est sûr de trouver un petit quelque chose de singuliet. Mais l'identité anatomique (un leurre quand on songe à la diversité neuronale) ne permet en aucun cas de conclure en général à l'identité physiologique cérébrale et c'est pourtant cette identité qui est requise dans le raisonnement de G. Steiner opposant la multiplicité des neurones contenue dans l'identité anatomique cérébrale à la diversité des langues : 6 000. Ce nombre pourrait augmenter ou diminuer, la neurochirurgie ne verrait pas se multiplier ou diminuer ses options fondamentales. Il va de soi que cette difficulté affecte la recherche de G. Steiner. Mais le grand reproche qu'on peut lui faire (à la suite d'un Chestov) c'est d'avoir fait confiance dans la science. II n'y a qu'un seul moyen de mettre en doute les sciences et c'est, comme Kant, d'en réviser les principes a priori. Broca était un symbole respecté. On sait le sort que lui réserva Bergson. On éprouve lisant Steiner l'urgence d'une refondation recons-tructrice de la psychologie. Il est impossible dans l'état de nos connaissances de distinguer dans une chaîne de neurones, et à condition de la suivre, s'il s'agit d'une prose ou d'une poésie - Molière roi. Qui a d'ailleurs jamais pu démontrer que les mêmes neurones ne charriaient pas ensemble vers et prose ? On pourrait aussi noter que c'est de l'extérieur que le cerveau est considéré : Ars circa materiam est. Dans ses études de philosophe allemande, M. Gueroult a montré les consé-quences catastrophiques qui résultaient de ce dispositif philosophique développé chez Schopenhauer. Un cerveau se penche sur un cerveau et dans cet acte se

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l'auteur de Présences réelles — que d'une infirmité, suffisante néanmoins pour lui interdire de se livrer à la première de ses passions : la musique. Tout lui a souri dans la. vie ou. du moins servi de sourire : les joies de l'étude, la connaissance du monde, sa lumineuse épouse et ses merveilleux enfants. Cependant c'était comme si en récompense il avait dû donner sa main au diable. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir jouer une heure de piano ? On dira que la possession manuelle est inutile chez certains qui, comme Beethoven, imaginent dans leur tête à la lecture de la partition le souffle de l'orchestre. Ma grand-mère paternelle russe pouvait ainsi passer des heures à lire des partitions. C'est ce que certains appellent l'oreille absolue. Je connais George depuis trente ans à peu près : il m'aurait bien dit s'il possédait ou non cette fameuse oreille absolue. Néant, pas un souffle, pas l'esquisse orale d'une mélodie. Je ne sais pas non plus jusqu'où va son chagrin. En la musique rien n'est jamais donné et personne ne peut dire : je serai un grand musicien. Tout ce que je puis dire c'est qu'on doit respecter la passion de cet « infirme » et, afin qu'on ne se perde pas dans le détail de l'analyse, je dirai que l'organisation du festival de Salzbourg lui confia la tâche de prononcer la grande conférence de cette fête ; ces personnes avisées jugèrent que George était au moins un musicologue averti et n'eurent pas un instant l'intention de lui donner une sucette comme prix de consolation.

Et me voici en train de dire une sottise : G. Steiner était étranger à la mélodie ; Georges chantait dans ses cours tandis qu'il lisait son Shakespeare1. Je l'ai entendu une fois. Sa diction parfaite était calculée, rythmée et elle se modifiait dans le commentaire d'une manière mélodieuse. Monique Philonenko qui était avec moi et infiniment plus douée en anglais soupira : « Comme c'est beau ! » La grandeur de Steiner fiit de répudier tous les prétendus instruments au profit d'un piano inaccessible. Il n'aime pas les illusions, même les siennes, et il a ainsi vécu des jours et des jours, semblable à un naufragé qui ne sait ni ne veut abandonner sa planche, ni se laisser aller dans les flots. Autre vocation contrariée : il eût aimé être un soldat. Un corps d'armée est un orchestre.

On ne l'a pas assez remarqué, mais l'une des premières oeuvres de Steiner est élémentée du dedans par une suggestion autobiographique. Le titre est clair : Épreuves. Il s'agit de l'histoire d'un correcteur d'épreuves de journaux qui, deve-nant aveugle, voit les caractères s'estomper et les corrections devenir moins en moins pertinentes. À la souffrance psycho-physique s'ajoute celle suscitée par la dislocation du monde qui perd sa cohérence et n'est plus même digne d'une critique. La leçon pourrait être : tel homme, tel monde, si bien que la vraie question est l'homme mesure de toutes choses : ou de puissance de la rhétorique de Protagoras. George Steiner pense qu'il s'en faut de peu pour que le monde s'altère et dans cette altération abandonne son statut normal et moral. Que dans Épreuves il soit impossible de distinguer l'amoral et l'immoral, de savoir jusqu'où il faut aller — à partir de quand devient-on aveugle ? - est une question insoluble. Quand George Steiner souffre, il tient une pipe dans la main blessée et c'est surtout lorsqu'il veut éviter que les doigts ne s'incurvent et accessoirement ne s'enfoncent dans la paume2. La souffrance est une compagne fidèle et G. Steiner est un bon élève des stoïciens. Il est toujours en société avec sa blessure : de l'aube à l'aube. Il y a donc une certaine mélancolie chez George Steiner. Sur le plan sentimental, l'exercice de la pensée procurait à Kant une sérénité qui ne semble pas être le propre de l'auteur de Réelles Présences. Osons le provoquer -il y a chez George une tendance à l'expansivité qui peut se dégrader en exhibition-nisme. Il aime autant entourer qu'être entouré. Mais je ne souscrirai pas à ce jugement qui suppose des habitudes (Kant était toujours « froid ») et des jugements de valeur (Steiner suivant ceux-ci n'est lui-même que « bouillant »). Portées sur des êtres aussi supérieurement intelligents, ces « appréciations » et

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l'entrée de George au Petit Larousse (assez loin de Β. B. certes !) ne m'encouragent pas. Mais on me permettra de mettre ici un terme à ces considérations psycho-logiques.

Au semestre d'été, nonobstant les grands moments musicaux, on dirait que George est semblable à ces oiseaux qui changent de continents. Kant, on le sait, ne quitta pas Königsberg. Il lui arrive d'expliquer Shakespeare ou Joyce dans les contrées les plus diverses du monde : la Chine, le Canada, l'Afrique du Sud et surtout les États-Unis, où il dit recevoir une « formidable leçon d'énergie ». Pour moi il en va autrement : j'appelle les États-Unis le pays des interdictions, sans méconnaître que sans les « Ricains nous serions tous en Germanie. » Souvent dans ces séjours toujours trop courts pour lui, G. Steiner prononce un discours favorable à l'État d'Israël. C'est qu'il appartient à la communauté juive, dont il dit en souriant que c'est « le seul 'club" dont on ne puisse sortir ». L'espace n'est pas fait pour être traversé pour lui-même, mais afin qu'on puisse aller au Mur des lamentations. Et comme il n'y a qu'un seul Temple, il n'y a qu'un seul Dieu. Nous y reviendrons, mais le « sens du sacré » est le don le plus précieux du penseur selon G. Steiner. C'est lui qui valorise toutes nos conduites, qui dicte tous nos appels, qui enfin gouverne la totalité de notre sang. Une anecdote permettra de le comprendre.

Nous marchons dépités dans la solitude du monde qui n'est pas un lieu de plaisance selon G. Steiner et, si divers que soit le point de départ, on aboutit toujours le même jour au même point : la mort. Une longue observation m'a conduit à comprendre qu'elle formait, paisible et calme, l'unique pensée? - je ne dirai bien jamais l'unique Idée de G. Steiner. Je rapporterai donc seulement comme promis une courte anecdote. Rue de l'Université, G. Steiner attendait paisiblement l'autobus. Puis, baissant son journal, il jeta un coup d'œil à l'engin qui se dirigeait vers la station et dans ce même regard il lui sembla que l'autobus prenait son virage beaucoup trop près du trottoir et allait percuter les usagers. À Genève où il ne se passe jamais rien, il allait se passer quelque chose ; un autobus écrasé contre un mur, des morts, dont, lui Steiner, la tête emportée par le rétro-viseur. G. Steiner n'eut pas le temps de bouger, d'esquisser un pas de fuite, pas même de raisonner et une phrase lui traversa Y esprit: « Ouf! c'est fini. » Ce jout-là Steiner fit l'expérience absolue de la passivité. C'est cela le moment suprême de l'agonie - le navire se désintégrant ainsi que toutes ses marchandises et disparaissant dans un tourbillon inhumain tombe au cœur d'un maelstrom. Je voudrais ici écarter au sujet de la mort les concepts pathétiques des philosophes et me reposer sur les idées prises en un sens psychologique. Ce que George a vécu n'est pas la mort, mais l'une de ses phases. Il devait en retirer beaucoup pour ses leçons de littérature comparée5. Les psychologues américains distinguent en effet plusieurs moments. La « rébellion », le sentiment d'injustice, l'abandon léthargique, une ultime révolte, tous ces moments font partie d'un processus évolutif et involutif. Si ce que Steiner a réellement expérimenté est correct, alors il a vécu la phase la plus éprouvante : celle de l'abandon (« Mon Père pourquoi m'as-tu abandonné ? »), lorsque toutes les choses perdent leur importance, autre-ment dit la désolation lucide. Ce n'est pas la clairvoyance de Job, mais plutôt l'immobilité du temps, pourtant condition de possibilité de tout mouvement. Dans la conscience d'être abandonné, les structures intentionnelles qui nous rat-tachent à la Monadologie s'effondrent une à une, laissant entrevoir un Ungrund qui est la mort. Il s'agit de la Bodenlosigkeit qui nous agrippe de tout côté. Et, on l'aura compris : si George court à travers le monde pour récolter des doctorats honoris causa, c'est pour conjurer l'idée unique de la fuite ; le Russe qui est en moi répugne à cette quête, cherchant son logis en soi. D'ailleurs les seules déco-rations qui valent quelque chose sont les décorations militaires...

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et dangereuse entre l'histoire et une dimension existentielle absolue, tout au moins dans la mesure où, dans la relativité de notre expérience, on se trouve vivre quelque-chose d'absolu qui enfonce le flux habituel du réel. Avec une souveraine maîtrise et une passion inquiète ouverte à tous les risques intellectuels et émotifs, Steiner embrasse les littératures de tous les temps et de tous les pays, sans se départir d'un sens aigu de l'historicité de chaque oeuvre d'art, mais aussi de la supra-temporalité de ce qui, naissant dans le temps et en portant tous les stigmates, le transcende. Steiner est du tout petit nombre des derniers maîtres parfaitement à l'aise dans la littérature universelle ; dans le même temps, il est un errant, un déraciné, un homme de l'exil qui vit dans son intelligence et dans sa sensibilité la dure vérité kafkaïenne de la diaspora, la condition de l'homme exilé de toute terre promise, de toute maison natale. Il sait être tout à la fois « Grand Seigneur » et Luftmensch, pour employer ce mot allemand qui désignait la vie précaire, presque aérienne et faite de rien, des Juifs orientaux contraints de vivre d'expédients incertains, dans une existence perpétuellement flottante.

Cela lui permet de saisir, reparcourant les grandes étapes de la culture occidentale, la plénitude et le vide de la vie, le sens qui la pénètre et le néant qui la happe, la brûlante tension entre être et non-être. Toute création poétique se présente au seuil du « taire », comme il le dit dans Langage et silence. La mélancolique conviction que nous « n'avons plus de commencements » - que nous sommes à la fin et que nous sommes déjà en train de desservir, qu'une mutation anthropologique est en passe de supplanter l'homme même et la créa-tivité artistique humaine — n'entame pas son inépuisable enthousiasme pour l'infinie richesse du réel et ses fascinants détails, pour la diversité du monde « après Babel ». La passion de l'enseignement, défini comme « amour partagé », naît aussi de cette exigence de se mesurer directement, physiquement, à la vraie vie des grands textes, des chefs-d'œuvre qui transcendent le temps tout en s'y immergeant. Pour George Steiner, jamais aucune passion ne s'épuise. L'immen-sité de ses connaissances et de ses centres d'intérêt est proprement incroyable, mais, même dans les affirmations les plus impétueuses et apodictiques, fréquentes dans ces pages et chères à son tempérament batailleur, il n'y a jamais de posses-sion tranquille ou de certitude académique, de présomption de vérité ou de démonstration spécifique. Il sait qu'en ce domaine on ne démontre rien. Il sait parfaitement « la relativité, l'arbitraire de toutes les propositions esthétiques, de tous les jugements de valeur ». Il sait qu'on * peut dire n'importe quoi sur n'importe quoi ». Que quelqu'un affirme que Mozart n'a composé que des pièces insigni-fiantes, son assertion « est totalement irréfutable3 ». Le « Grand Seigneur » évolue avec un goût sûr et une connaissance souveraine de la culture, mais sait que tout flotte dans les airs, même ce goût et ces chefs-d'œuvre, et surtout, ce qui est plus troublant encore, même la créativité millénaire qui les a engendrés et qui, aujourd'hui, pourrait bien toucher à sa fin, dans la mutation anthropologique la plus radicale de l'histoire de l'homme.

Une mutation qui peut mettre sur la touche l'homme lui-même et faire advenir une nouvelle culture et une nouvelle espèce post-humaine : « l'au-delà de homme » ou Γ Übermensch nietzschéen. Le Lujtmensch ne se laisse pas exorciser du Grand Seigneur-, la majesté objective des immortelles créations humaines, des oeuvres plus durables que le bronze si familières à Steiner, n'efface pas la conscience que, comme dit le proverbe juif, le monde peut être détruit entre le soir et le matin. La culture juive l'a fortement marqué de son empreinte et il l'a réélaboré sous une forme radicalement originale. Comme il le dit dans Errata, la vérité du Sinaï est à l'opposé de la vérité nietzschéenne : si celle-ci exhorte l'homme à devenir ce qu'il est, le verbe hébraïque l'exhorte â se démettre de ce qu'il est pour devenir ce qu'il pourrait être. Steiner repère entre autres les racines

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de l'antisémitisme, du moins certaines d'encre elles, non pas, dans ι accusation de déicide, mais, presque à l'opposé, dans l'insistance avec laquelle le judaïsme attire l'attention sur Dieu, l'oblige à se confronter à lui, réveillant ainsi l'hostilité du monde. Et si, dans l'époque post-humaine qu'il voit surgir, Steiner imagine un art athée — radicalement athée, très loin de tout athéisme familier à notre culture, étranger au problème de Dieu sous des formes et dans une mesure pour nous inconcevables et véritablement étrangères, indépendamment de toute notre position personnelle en fait de religion - , il en vient à se demander si cet « athéisme post-humain » ne pourrait être porteur d'un antisémitisme inédit.

Reste de toute façon l'évidence, très forte, chez Steiner, de Γœuvre, de sa grandeur - éternelle ou périssable, en tout cas quelque chose d'absolu. Son génie est la force avec laquelle il nous fait sentir le caractère absolu de l'œuvre, saisie à travers et au-delà ae son historicité. Steinet se plonge dans les infinies modalités de l'être et de la création artistique qui le recrée et l'interprète ; il s'abandonne à cette diversité, mais aussi la domine dans des cadres, des perspectives, des coupes et des regroupements géniaux. Ainsi naissent les grands livres, ceux que l'on garde toujours à côté de soi après la première lecture : Tolstoï ou Dostoïevski ou Les Antigenes (peut-être mon préféré, pour les raisons toujours mystérieuses

des affinités électives). Dans cette lutte avec le feu divin - mais aussi infernal - de la création (qui

est toujours également destruction, évocation du néant), Steiner est vraiment Jacob et créateur de lui-même, qu'il écrive Épreuves ou qu'il écrive sur Shakes-peare ou la structure tragique de la biographie de Trotski. Toute création, certes, court le risque d'appartenir aux créations faillies et avortées - vingt-six, selon une tradition rabbinique rapportée par Steiner - qui ont précédée celle (réussie ?) de la Genèse rapportée dans la Bible. Aux prises avec Dieu, Jacob lutte cependant dans Le doute et t'angoisse que la vingt-septième, celle où nous vivons ou croyons vivre, puisse être destinée au panier. Peut-être cette lutte est-elle la vraie création, face à face avec le néant.

Traduit de l'italien par Pierre-Emmanuel Dauzar

NOTES

1. « Présences réelles », in Le Sens du sens, p. 66. 2. « Vers une culture plus humaine », in Langage et silence. p. 15. 3. « Présences réelles », p. 50.

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disparition de l'excellent Dominique Janicaud nous ayant privés d'une étude attendue), j'ai voulu plutôt donner une idée de la « communauté des lecteurs » qui s'est formée depuis les tout débuts, ou presque, de George Steiner : anonymes et célébrités, amis ou parfaits inconnus, enseignants de lycée ou professeurs au Collège de France, anciens élèves ou simples lecteurs, peu se sont dérobés. Quant à l'audience internationale de ce Français émigré en Angleterre, qui a choisi « l'extraterritorialité », on en jugera par les participations françaises, certes, mais aussi italiennes, anglaises, américaines ou israéliennes (la maladie a empêché Edward Saïd d'apporter son témoignage). Et les thèmes des sections sont les leurs, ils révèlent des dialogues bien souvent invisibles qui se sont poursuivis entre un auteur et ses lecteurs : la part réservée aux leçons de maîtres, avec ses témoignages superbes, la part accordée au « théologique », avec ses études dérou-tantes et fouillées montrant à quel point, chez cet homme, Athènes est dans Jérusalem et Jérusalem dans Athènes, les pages sur la musique ou sur les figures de la langue correspondent davantage à une réaction spontanée à la lecture de l'œuvre de George Steiner qu'à ses sujets déclarés, même si les points de recou-pement sont nombreux. L'écho que rencontre Steiner auprès des musiciens, des enseignants, des religieux, les controverses qu'il suscite par ses positions, ses antinomies et ses prophéties, tant en Europe qu'au Proche-Orient, ont simple-ment dicté quelques choix et le ton, parfois vif, de certaines contributions, qui n'a jamais empêché l'hommage d'une lecture bien faite.

Remerciements

Une telle entreprise exige une énergie que l'on partage volontiers avec des proches et des moins proches : Aude de Saint-Loup, Nafio et Snowball, Hélène Monsacré et Eric Vigne, Pierre-Guillaume de Roux et Nicolas d'Estienne d'Orves, Mike Neal, Antoine Joseph Assaf, Marc Ruggeri, Cécile Ladjali et François l'Yvonnet ont tous apporté leur pierre à l'édifice et donné beaucoup plus de temps que l'amitié ou la raison ne le justifiait. Sans leur concours et leur aide, le Cahier, hormis les errata, n'aurait pas la physionomie qui est sienne. Mais un merci est insuffisant, et je suis seul concerné par ma dette.

NOTES

1. Cf. Raymond levy, Schwartzenmurtz ou l'esprit de Parti, Paris, Albin Michel, 1977, qui est comme Épreuves de Steiner, un roman des méfaits du refus des errata.

2. Cf. Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi : le messie mystique Î626-Î676, trad. Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 9. Voir ici M. Idel, « George Steiner, Prophète de Γ abstraction ».

3. Sur la vingtaine de titres que compte la Bibliothèque du Congrès sous le titre & Errata, la majeure partie se compose d'errata au sens traditionnel du terme, voire de polémiques dénonçant, par exemple, les erreurs de la foi... de préférence des autres. Aucun ne semble correspondre au projet de Steiner.

4. Possidius, Vita Aug., 28. Pour une édition française aisément accessible, cf. Trois vies, Paris, Migne, 2000 ; et cf. l'introduction de G. Bardy à saint Augustin, Les Révisions, Desclée de Brouwer, 1950, notamment, p. 14-15.

5. « Quoi que dise la vieille espérance, / forçons les portes du doute... » Kateb Yacine, Soliloques. 6. Quand on sait que le grand virgilien, S. Timpanaro, a servi de modèle au correcteur, on com-

prendra la valeur séminale de la correspondance ici publiée entre l'auteur de Présences réelles et lui.

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7 Cf. l'analyse de Cynthia Ozick, « George Steiner and the Errata of History », in Fame and Folly, New York, Vintage International, 1997, p. 147-150.

8. Voir John Banville, introduction à George Steiner, The Deeps of the Sea, p. X. 9. Le mot est de Kari-Philipp Moritz dans son Anton Reiser. 10. S. Freud, Totem et tabou, trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993, p. 67. 11. S. Freud, L'Homme Moïse et la religion monothéiste. Trots essais, trad. C. Heim, Paris, Gallimard,

1986, ρ. 184-185. Et voir le commentaire de Η. Bloom, Ruiner les vérités sacrées. Poésie et croyance de ta Bible à aujourd'hui, Belfort, Circé, 1999, p. 174 sq.

12 R. Loewenstein, Psychanalyse de l'antisémitisme, rééd., Paris, PUF, 2001, p. 152-156.

13' Ibid., p. 156. 14. Errata, p. 174. 15. Cf. les travaux en cours de Ph. Burrin. 16 John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990, p. 113-114.

17. Ibid., p. 115-117. 18. G. Steiner, in Molly McQuade, éd., An Unsentimental Education. Writers and Chicago, Chicago,

University of Chicago Press, 1995, p. 189. 19. Cf. Alexis Philonenko, Histoire de la boxe, Paris, Bartillat, 2002, p. 38, et sa référence aux Odes

olympiques de Pindare : « Un grand risque ne veut pas d'un homme sans cœur. / Puisqu'il faut mourir, I Pourquoi s'asseoir dans l'ombre, / Et consommer en vain une vieillesse ignorée, / Loin de tout ce qui fait la beauté de la vie ? / Non, j'affronterai cette épreuve... » Voir aussi Kateb Yacine, Le Poète comme boxeur; Paris, Seuil, 1994, passim.

20. Cf. « L'art de la critique », entretien avec Ronald A. Sharp, in Steiner, Logocrates. 21. Tel est le titre d'un des essais essentiels de Langage et silence.

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contrainte sanglante. On pourrait dire qu'ils sont tous « mal baptisés » ; sous une mince teinture de christianisme ils sont restés ce qu'étaient leurs ancêtres épris d'un poly-théisme barbare. Ils n'ont pas surmonté leur aversion contre la religion nouvelle, la religion qui leur était imposée, mais ils l'ont déplacée sur la source d'oii leur est venu le christianisme. Le fait que les évangiles racontent une histoire qui se passe entre Juifs et ne traite au fond que de Juifs a facilité pour eux cette sorte de déplacement. Leur antisémitisme est au fond de l'antichristianisme11 [...].

C'est la thèse que Rudolph Loewenstein reprendra après la Seconde Guerre mondiale dans sa Psychanalyse de l'antisémitisme1 . Héritiers du même mouvement qui a fait reconnaître aux chrétiens les origines juives du christianisme parce que Jésus est né Juif, les nazis seront assez chrétiens pour reconnaître cette filiation et assez païens pour le faire payer aux Juifs. Déicides ou déipares, les Juifs sont également coupables : « Dès lors, les nazis font subir aux Juifs le sort du Christ, ils les immolent et tentent ainsi de se débarrasser, sur ce bouc-émissaire, de leurs fautes, de leurs remords et de leur surmoi13. » Mais ils le font pour se débarrasser une fois pour toutes des chrétiens en coupant le mal à sa source suivant un emballement du mécanisme de la victime émissaire subtilement analysé par René Girard. La légende d'un peuple déicide est donc née de celle d'un peuple déipare. Chez Steiner, l'analyse devient : « la haine de soi dans la chrétienté européenne, a créé sur terre une image matérielle spéculaire de l'Enfer imaginaire. Le temps et l'espace sont devenus des éternités statiques de souffrance dans ce que les nazis, faisant inconsciemment écho à Dante, appelaient "l'anus du monde" (Ausch-witz) 14 ». Le pathétique du dialogue avec Boutang procède clairement du refus chez Steiner d'une théologie du salut fondé sur l'effacement de l'erratum juif, autrement dit présupposant la conversion. Mais le libéralisme de Steiner vaut pour la démocratie politique comme pour les fins dernières. Dès lors, il est fondé à voir dans tout désir obstiné de conversion comme condition du salut une cause de la Vernichtung nazie. Comme le Karl Popper de la Société ouverte et ses ennemis, Steiner demeure un penseur foncièrement anri-utopique.

Outre que cette analyse des origines de la Shoah est porteuse de toute une théologie de l'Histoire qui eh est encore à ses prodromes, et dont la pertinence historique commence tout juste d'être analysée , ce paradoxe en forme d'erratum illustre un troisième usage de l'erreur et du danger de vouloir les éliminer. Mais il exprime aussi autre chose, qui, pour être plus difficile à cerner, n'en est pas moins essentiel.

Si subtil analyste des raisons que l'homme a de se taire, disciple déclaré du Job du « que ne gardez-vous le silence, il vous tiendrait lieu de sagesse », exégète des théoriciens autrichiens de la « retraite du mot », Steiner, autre paradoxe, n'a pas voulu que les errata des pères retombassent sur les fils et les privassent de leurs propres errata. Certes, s ouvrait à lui la voix de Lord Chandos, reprise par le Roger Caillois du Fleuve Alpbée, et dont Rilke, dans son fameux poème de juillet 1914 à Lou Andreas-Safomé, avait fait la théorie, déduisant des errances une injonction au silence :

Mais que l'homme

se taise, plus ébranlé. Lui qui,

sans chemin, la nuit dans les monts de ses sens a erré :

qu'il se taise.

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Comment s'empêcher, fut-ce au prix d'une petite hérésie philologique, d'aller voir dans ces « sens » cette quête du sens, ou mieux, du « sens du sens », dont Steiner s'est fait une spécialité ? Lui-même l'a pressenti, qui a presque inauguré sa carrière à l'enseigne du « parler et se taire », du langage et du silence - en un mot du « Commentaire » et du « comment taire ? » « Après tant de morts, je vis et écris », soupirait George Herbert. Les errata aidant, Steiner ne dit pas autre chose. Tant d'obstination à parler quand on voir si bien les raisons de garder le silence, tant de grâce à consentir à cette « petite agitation du cerveau » qu'on appelle pensée (Hume) tendent à suggérer que les trois usages de l'erreur évoqués jusqu ici ne disent qu'un pan des choses. Ils sont, en un sens, trop circonstanciels pour dire toute la vérité.

Persifleur, Philonenko reproche volontiers à Steiner de croire, comme F. Kermode ou H. Bloom, qu'il est des vérités qui naissent de l'erreur, voire du sens des contresens. Volontiers, on imputera ce délicieux penchant au pélagia-nisme envahissant de l'anglicanisme, et on produira aussitôt une autre hypothèse, plus proche des sources émigrées, juives et autrichiennes de Steiner (comme de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend) - référence discrète, mais permanente au fil des œuvres du professeur de Cambridge. Le premier théoricien des errata aura été en effet K. Popper avec sa théorie de la falsifiabilité : une théorie se prouve par ses erreurs, ou « une théorie est d'autant plus vraie qu'on peut démontrer qu'elle est fausse ». Méfiant à l'égard de ces « intuitions impatientes », de ces théories dont foisonnent les sciences humaines « qui n'ont d'humaines que le nom et de science que l'arrogante prétention de le devenir » (R. Caillois), Steiner a cherché dans l'épistémologie popperienne un modèle qui légitime les erreurs sans nécessairement invalider la démarche qui les produit. La Logique de la décou-verte scientifique semble lui avoir donné cette assise à laquelle il aspirait : ainsi vus, les errata changent de sens. De simples jalons d'un parcours, ils deviennent l'attestation de la rigueur d'une pensée, de sa falsifiabilité, et de la nature des preuves qu'on peut lui opposer. Loin de désigner des fautes ou de distribuer des notes, ils dessinent un espace de la pensée. L'hypothèse est confirmée par le grand cas que Steiner fait de Popper dans ses tout récents Maîtres et disciples : Aristote a apporté des contributions à la science et à la politique. Popper égale-ment . « Y en a-t-il un troisième ? » Autrement dit, par-delà le biographique, par-delà l'inventaire d'une pensée, errata a une dimension politique, qui essaie d'esquisser les conditions de possibilité d'une pensée légitime et « qui ne soit pas l'affaire des tyrans ». La tradition est clairement celle ae Hume, de Rawls et de Popper. Mais celui qui en a le plus clairement cerné les enjeux est sans conteste John Stuart Mill, pour qui une vérité qui est professée « à l'état de préjugé, de croyance indépendante de l'argument et de preuve [...], n'est qu'une superstition de plus qui s'accroche par hasard aux mots qui énoncent une vérité16 » :

Celui qui ne connaît que ses propres arguments connaît mal sa cause. Il se peut que ses raisons soient bonnes et que personne n'ait été capable de les réfuter. Mais s'il est tout aussi incapable de réfuter les raisons du parti adverse, s'il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à préférer une opinion à l'autre. [...] Il faut sentir toute la force de la difficulté que la bonne approche du sujet doit affronter et résoudre. Autrement jamais on ne possédera cette partie de vérité qui est seule capable de rencontrer et de supprimer la difficulté. C'est pourtant le cas de quatre-vingt-dix neuf pour cent des hommes dits cultivés [...]. Leur conclusion peut être vraie, mais elle pourrait être fausse sans qu'ils s'en doutassent : jamais ils ne se sont mis à la place de ceux qui pensent différemment, jamais ils n'ont prêté attention à ce que ces personnes avaient à dire. Par conséquent, ils ne connaissent pas ces points fondamentaux de leur doctrine qui

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parle de soutenances de thèses mémorables, de flèches assassines visant à point, et à point nommé, quelque petit marquis hissé sur des échasses d'emprunt au Collège de France. Un autre, se la jouant vieille France, exhibe sa rhétorique usée et ses références expressionnistes pour dissimuler un fiel antisémite. On fait grief à ce « pervers polymathe » à la Arthur Koestler d'avoir « commis, comme il dit lui-même, l'indiscrétion d'être juif » quand le malheur d'avoir trop d'esprit lui fait «l'obligation morale d'être intelligent» (L. Trilling). C'est décidément trop pour un seul homme, fut-il couvert de prix et de lauriers.

Ses propos troublent et vexent, ses relations inquiètent à l'avenant. Quel besoin ce diable d'homme a-t-il d'aller chercher les ostracisés pour les obliger au dialogue ? Contrairement à ce qu'on dit de lui, et qu'il reprend volontiers à son compte, le principe qui régit sa vie n'est pas toujours celui du « parce que c'était lui, parce que c'était moi » de Montaigne évoquant la Boétie, mais le « et dite que j'ai eu mon plus grand amour pour une femme qui n'était pas mon genre » : mi-soupirant, mi-ébaubi, le constat ne vaut, naturellement, que pour les amitiés et les fréquentations intellectuelles toutes plus improbables les unes que les autres. Il y a entre nous « un abîme d'amitié », disait-il de ses relations avec Boutang, de même qu'il est « toujours séparé par une langue commune » dans tous les pays où il séjourne en hôte, « portier de nuit », voué à maintenir les dialogues les plus improbables, forçant la porte d'un Rebatet ou créant un Hitler sénile pour mettre les points sur les iota, comme disait saint Matthieu. Aussi George Steiner est-il le héros éponyme d'un grand roman bien épais (« la vie n'est pas un livre mince », aime-t-il à dire) que son principal personnage s'est résolu à écrire faute de plume assez tenace (coriace ?) pour s'y risquer.

Bref, on craint Steiner, on en médit, mais il faut bien reconnaître que peu dépasseront les courtes vues d'un Elifaz, d'un Bildad ou d'un Tsophar face à l'éloquence de ce Job et de ses paradoxes à la Rousseau : « Pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on réfléchit ; j'aime mieux être homme à paradoxes qu'à préjugés. » Et, dans la correspondance entre Paul Yorck von Wartenburg et Wilhelm Dilthey, ces mots choisis par Gershom Scholem (l'un des maîtres de Steiner) en épigraphe à son chef-d'œuvre sur Sabbataï Tsevi disent aussi l'hygiène d'une pensée et une certaine logique du prophétisme : « Le para-doxe est un aspect de la vérité. Ce que la communis opinio détient de la vérité n'est assurément que le dépôt rudimentaire d'une compréhension partiale et grossière dont le rapport avec la vérité est le même que celui de vapeurs sulfu-reuses avec la foudre . » Le souffre et la foudre, tout Steiner serait là. Et pour-tant... Depuis les Pères de l'Église au moins, et Tertullien singulièrement, on suppute que le plus grand paradoxe des paradoxes est bien souvent de n'être qu'apparent. Manière de secouer la doxa, façon de penser peut-être, mais, bien plus, nécessité pour rétablir le dialogue interne à l'épanouissement d'une pensée et briser le « soliloque du solipsiste ». En vérité, paradoxe ou non, on est frappé de voir combien les critiques de Steiner vont puiser leurs critiques dans sa propre œuvre, comme s'il ne pouvait avancer un point de vue sans donner, au moins, les rudiments permettant de lui adresser des objections. S'il y a contradictions, elles gardent la politesse de la dialectique - comme il se doit chez un ancien interlocuteur de Lukacs. Dès lors, comment reprocher ses erreurs ou ses errements à un auteur qui couronne sa carrière littéraire par la publication d'Errata ? Qui se fait un plaisir malin de reconnaître : « J'avoue que j'ai erré. »

* *

À une étape voisine de leur itinéraire, saint Augustin et Steiner choisissent de se retourner sur leur passé, de faire « l'histoire de leurs pensées », comme dira

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Alain. L'un dans ses Retractationes (Révisions), l'autre dans ses Errata3. Et Retrac-tationes ne veut pas davantage dire « rétractations » qu' errata ne veut dire « erreurs ». Fera-t-on à l'auteur d'Epreuves l'injure de croire qu'il n'a voulu cor-riger qu'une coquille de ci, un lapsus par là ? D'autres le font si volontiers à sa place, with a vengeance comme on dit Outre-Manche. Errata, au moins depuis Grégoire le Grand et le latin médiéval, signifie bien plus volontiers « fautes » ou « péchés ». Comme La Fontaine préfacier de ses fables, Steiner sait que les errata ne sont jamais que « de légers remèdes pour un défaut considérable ». La chose est on ne peut plus claire chez Augustin, empressé de se mettre aux normes en vue du jugement dernier : « Très peu de jours avant sa mort, écrit son biographe Possidius de Calama, il revit les livres dictés et édités par lui : ceux qu'il avait dictés aux premiers temps de sa conversion, quand il était encore laïque, et ceux qu'il avait écrits au temps de sa prêtrise puis de son épiscopat ; et tout ce qu'il trouva dans ces livres de dicté ou d'écrit autrement que ne le veut la règle ecclésiastique, qu'il ne connaissait pas encore bien ou dont il ne s'était pas encore assez préoccupé, il le reprit et le corrigea lui-même4. » L'auteur du De Magistro ne se fut pardonné la courte honte de laisser des errata. Ce qui, on le verra, n'est pas la coquetterie première de Steiner. Comme chez Rousseau, sa confession ne prétend à aucune absolution.

Quant à l'attitude à tenir une fois le constat dressé des « errements », il est difficile d'en juger. Tel le protagoniste du roman de Thomas Bernhard, Roi-thamer, lui aussi professeur à Cambridge, il y a la possibilité de la correction, puis de la correction de la correction, qui mène à la suppression de tous les mots et à l'effacement final, c'est-à-dire au suicide : « Continuellement, nous cor-rigeons et nous nous corrigeons nous-même, sans le moindre ménagement [...] parce qu'à chaque instant, nous nous apercevons que ce que nous avons accompli (écrit, fait, pensé) a été faux. [··•] Mais la correction proprement dite (le suicide), nous la faisons traîner en longueur. » En un sens, la voie de Roithamer est aussi celle du Christ, qui « en un sens plus divin » (c/Γ Tertullien et Origène) a choisi la mort : s'il ne manque jamais de signaler ceux qui ont choisi de pousser les errata jusqu'à l'utopie, Steiner ne se lasse pas non plus d'en montrer les dangers. Qui plus est, il est plutôt de ceux qui, comme Dostoïevski, avoueront que « leur hosanna s'est forgé au creuset du doute ». Il n'y a aucun masochisme dans ses errata. Grand « peloteur de raisons divines », Steiner n'a pas non plus « l'impu-dence » que dénonçait Montaigne et qui ferait croire à la possibilité d'éliminer les scories. Il y a pour lui de l'irrésolution nécessaire (comme chez Montaigne, encore, ou La Mothe le Vayer ou Pierre-Daniel Huet) : pour ce pélagien qui s'ignore, théologien de l'erreur féconde, l'espoir est une « grande erreur », et les errata sont la trace que chacun laisse sur son passage, la preuve du « bois tordu de l'humanité », comme Engels disait « la preuve du pudding, c'est qu'on le mange ». Au demeurant, il n'y a aucun esprit chagrin dans ses errata, aucun souci de faire amende honorable, mais beaucoup d'ironie, d'auto-ironie, de mor-dant et de raillerie, l'air de dire : « Hélas, quand je parle de moi, c'est de vous que je parle. » Et comment ne pas penser ici à son cher Walter Benjamin ? « Le plus européen de tous les biens, cette ironie plus ou moins nette avec laquelle la vie d'un individu prétend se dérouler sur un autre plan que l'existence de la communauté, quelle qu'elle soit, dans laquelle elle se trouve jetée » (Sens unique). Dans le monde du sens unique, les errata nomment cet autre plan, comme s'il ne fallait se définir que par ses erreurs, ses errances ou ses errements. Telle est, au demeurant, la réflexion conclusive des Errata, d'un irréfutable pélagianisme : « "Qui pense grandement doit errer grandement", disait Martin Heidegger, le théologien-parodiste de notre temps ("parodiste" devant être pris ici au sens le plus grave). Ceux qui "pensent petit" peuvent aussi errer grandement. Telle est

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néanmoins, à grands traits, une « théorie de la lecture », à mille lieues des thèses post-structuralistes et déconstructionnistes suivant lesquelles « il n'est rien en dehors du texte ». Son point de départ est toujours une recherche de la signifi-cation simple des mots. C'est l'approche philologique. « Les racines des mots vont au coeur des choses : "philologie" contient à la fois l'amour et le logos"'. » En somme, une tentative de découvrir le sens premier, naïf, presque innocent du mot. Le sens obvie.

A cette compréhension partielle, philologique, mais inséparable de celle-ci, vient s'ajouter l'investigation syntaxique, la « grammaire ». Non plus le choix des mots, mais leur place dans la phrase, le discours, le récit. Car « à travers les diverses formes de grammaire, qui forment un monde inépuisable, il est dit que la pensée humaine se fait musique6 ». Ce second moment marque le passage d'une linguistique du mot à une linguistique du discours. Puis, en troisième lieu, le recours au contexte historique. « Ecouter des mots, les lire, c'est consciemment ou non, rechercher un contexte, une place, dans un tout riche de sens7. »

Chargé de cette moisson, on aborde la sémantique : « le sens du sens ». Cette quatrième étape ne consiste pas tant à dégager, ce qui serait prétentieux, le « mystère du sens, la compréhension de l'intentionnalité...8 », mais seulement à les viser. En effet, cette tentative de saisir l'essence de l'œuvre, de dévoiler non pas sa modalité mais sa nodalité, ne doit pas nous abuser. Elle ne permet qu'une approche. Jamais, au grand jamais, elle ne touche au but. Jamais la lecture, fut-elle magistrale, n'égalera l'original, l'œuvre. « Nulle herméneutique n'est l'équivalent de son objet. Nulle reformulation, via la "dissection" analytique, la paraphrase ou la description émotive, ne saurait remplacer l'original9 », surtout s'il s'agit d'un classique10.

Dès lors, face à ce constat d'incapacité ou de carence, quelle serait la finalité de la lecture ? En un mot : se laisser atteindre ou émouvoir, heurter ou ébranler par l'œuvre, non pas au point d'être séduit ou subjugué, c'est-à-dire enchaîné, mais en vue de répondre à son appel, de répliquer à son altérité. Se laisser, au sens propre du terme, affecter par l'œuvre. Déjà, Wolfgang Iser soulignait l'effet produit par l'œuvre sur le lecteur et sa réponse dans le processus de lecture". Il y aurait comme une « structure d'appel » dans le texte qui attend qu'on y réponde et qu on en réponde. La lecture se mue en effectuation du texte considéré comme une partition à exécuter. Tout se passe comme si l'acte de lecture doit dépasser le stade de la recherche de cohérence et viser l'apres-lecture. C'est l'après-lecture qui décide si la stase de désorientation ou d'affectation a engendré une dyna-mique de réorientation ou de responsabilité. Pour le dire avec les mots de George Steiner : « Nous sommes censés agir "à neuf, traduire en conduite la réponse et l'interprétation qui font écho. L'herméneutique et l'éthique ont une frontière commune. Faire une lecture "classique" de Platon, de Pascal ou de Tolstoï, c'est tenter une vie nouvelle et différente. Comme le postule explicitement Dante, c'est entrer dans une vita nuova12. » Pour qualifier ce type de lecture, nous avions jadis proposé le néologisme d'« exégét(h)ique13 ».

En dépit des lectures « merveilleusement fausses », des misreadings14, où l'erreur est créatrice15 et pour cela même productrice de sens, il y aurait donc une « bonne lecture16 », celle qui tente une compréhension historique, sociale et idéologique de l'œuvre, celle qui s'acquitte d'un tribut. D'une dette d'amour. C'est dire que toute œuvre est endettée envers ses lecteurs futurs, mais aussi que toute lecture, fut-elle irrespectueuse, est endettée envers l'œuvre. Cette « théorie de la lecture » ne ressemble-t-elle pas, à s'y méprendre, à la lecture juive des Écritures ?

Là aussi, pour faire lever le sens, il convient de suivre un itinéraire balisé, appelé pardès1 . Le pardes, c'est le jardin de la connaissance, le paradis du sens.

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Constitué des lettres pé-resh-dalet-samekh qui vont servir d'initiales aux mots suivants : pshat (signification obvie), rémez (signification allusive), drach (signi-fication recherchée, sollicitée) et sod (signification secrète, ultime). Ce sont les échelons que gravit l'exégète : les quatre étapes de la compréhension.

On part du texte qu'on met à nu pour saisir le sens qui, croit-on, est à portée de la main. Cette signification obvie se trouve dans le texte même. C'est le pshat : le sens simple, littéral, que le texte contient explicitement. Il n'y aura qu'à le déshabiller (léhaphsite) pour s'en emparer. Ce que suggère l'étymologie de la racine pshat. Ce sens obvie peut prendre de l'extension, s'amplifier, s'étendre (hitpashtoute). Mais comme le texte peut parler à « mots couverts », comme il peut montrer autant que dissimuler, il y a ensuite l'allusion, le clin d'œil, le rémez. Par une sorte de clignotement sémaphorique, le texte va suggérer une autre dimension de sens. Cette suggestion peut égarer ou conduire vers une signification implicite venant renforcer la signification première.

Puis vient le drach, racine qui a donné le substantif midrach. C'est le nœud du texte, sollicité à partir du contexte proche et lointain, avec le sentiment de l'inexprimable, du débordement du contenu sur le contenant. L'inexprimable lui-même, c'est le sod - le secret - , qui, le circuit étant bouclé, devrait être restitué dans le pshat. Pourtant, tout se passe comme s'il y avait un cinquième moment, implicite, qui exige qu'on revienne au texte chargé des acquis glanés tout au long de ce parcours exégétique. Loin de donner congé au texte, on le dynamise à partir des significations dévoilées dans les autres étapes. Par une dialectique ascendante, on gravit les échelons qui mènent du pshat au sod Arrivé à ce stade, le travail de compréhension n'est pas terminé pour autant. Il faut, par une dialectique descendante, lester le pshat des trouvailles collectées dans l'interprétation afin de lire le texte dans sa littéralité proprement dite. « Le parcours herméneutique est dangereusement incomplet, et dangereux parce qu'incomplet tant que lui manque la quatrième étape, le retour de piston, si l'on peut dire, qui complète le cycle18. »

À l'aide de ce protocole de lecture, l'interprète cherche par et dans la parole le contenu sensé, à la fois livré par et dissimulé dans le monde du texte, mais ne donnant sa pleine mesure que hors du texte, dans la chair réelle de l'univers. Tenter d'établir, de mettre en œuvre l'intersection du texte et de la vie, telle est la visée de la lecture juive puisque le sens que je génère me captive, m'interpelle, m«· concerne précisément en m ouvrant sur le monde et en me vouant à autrui.

LECTURE ET « CRISE » DU LANGAGE

Jusqu'ici, il s'agissait de la lecture des « classiques, qui nous lisent plus que nous les lisons19 » ou des textes dits révélés. Qu'en est-il des œuvres modernes et contemporaines où le statut du langage semble avoir changé, voire s'être cor-rompu ? A l'origine, l'humanité disposait d'une langue adamique : une sorte « d'espéranto tautologique à l'égard de la vérité du monde20 ». Adam, auquel Dieu a insufflé un souffle de vie (Genèse 2,7), est devenu un être vivant ou selon la traduction araméenne d'Onqelos, un être parlant/rouah' mémaléla. Adam doit alors nommer les créatures vivantes selon une dénomination qui s'ajuste parfai-tement à leur essence, arrachant à Michel Foucault cette belle expression : « l'hébreu porte comme des débris les marques de la nomination première », comme si l'homme « parlait l'être ». Comme si « cette sémantique de la vérité qui informe de l'ajustement absolu entre le mot et le monde permet aux mortels de comprendre, de répondre aux discours de Dieu ou des dieux ».

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côté contre-historien, qui emprunte la contre-voie. Qui entreprend de relire l'his-toire de la pensée juive à partir de ses courants « irrationnels ». Qui distingue la période du monothéisme biblique - adversaire du mythe - de la philosophie médiévale juive où le Dieu abstrait de la philosophie grecque était incompatible avec le Dieu personnel de la Bible. Qui lui préfère la mystique juive, laquelle réinjecte le mythe, qui fore souterrainement l'histoire juive, la fécondant certes, mais étant aussi à la racine des dérapages et des déviances qui ont provoqué des catastrophes dont on n'a pas encore fini de payer le prix30.

Mais à l'instar de Scholem et contrairement à ceux qui ont déserté l'alliance, Steiner est et reste Juif. Plus encore, cet « hérétique » qui entretient avec le judaïsme une intimité particulière, en dehors d'un culte, croît fermement et lutte à sa manière pour sa survie. Il ne cesse de revendiquer sans équivoque l'appar-tenance à ce peuple « choisi et flétri pour l'éternité ». Un peuple singulier pour lequel « la normalité ne serait qu'une autre forme de disparition32 ». « Assuré-ment, écrit Steiner, un peuple élu et un cercle dont je ne démissionnerais pas même si cela était faisable33. »

NOTES

1. Cité par G. Steiner in Langage et Silence, 1969, p. 104. 2. G. Steiner, Entretiens, 10/18, p. 62. 3. Ibid., p. 75. 4. Ibid., p. 63. 5. G. Steiner, Errata. Récit d'une pensée, 1998, p. 44. 6. G. Steiner, Entretiens, p. 76. Ou encore « la grammaire est le nerf de la pensée » in Errata, p. 41. 7. Ibid., p. 39. 8. G. Steiner, Entretiens, p. 77. 9. G. Steiner, Errata, p. 42. 10. Du point de vue formel, ces moments s'ajustent parfaitement aux quatre moments du parcours

herméneutique nécessaires et indispensables à une poétique de la traduction exposés par George Steiner dans Après Babel Une poétique du dire et de la traduction, 1978, p. 277 sq. Cf. aussi Errata, p. 162-166. Certes, la traduction implique qu'on garde le même signifié qu'on affuble d'autres signifiants. Mais il n'y a pas de traduction totalement respectueuse comme il ne saurait y avoir de lecture totalement respectueuse.

11. W. Iser, L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, Bruxelles, P. Mardaga, 1985, p. 245-286. On pourrait ici employer les concepts de configuration et de refiguration forgés par Paul Ricceur dans Temps et Récit, Tome III, Le Temps raconté, Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1985, p. 309.

12. G. Steiner, Errata, p. 48. Cf. aussi p. 46-47. 13. D. Banon, La Lecture infinie. Les voies de l'interprétation midrachique, Paris, Seuil, 1987, p. 251,

note 2. 14. G. Steiner, Préface à la Bible hébraïque, p. 58, et Réelles Présences, p. 155. 15. Le cas où le déplacement d'une ponctuation change le sens. L'exemple biblique le plus fameux

est certainement celui d'Isaïe 40,3, traduit pendant des siècles comme « une voix qui crie dans le désert... » Mais dans le texte hébreu, il y a un accent disjonctif majeur sur « crie ». Ce qui donne : « Une voix crie, dans le désert ouvrez un chemin à Dieu. » En hébreu, ce verset, lié à l'exil de Babylone, appelle au retour à Jérusalem. Coupé après « désert », c'est l'appel chrétien eschatologique. Ici, ce n'est plus une lecture erronée, mais un détournement de sens.

16. G. Steiner, Errata, p. 40, et Entretiens, p. 79. 17. La tradition chrétienne du Moyen Âge - la patristique - avait un type d'interprétation plus ou

moins voisin du pardès, appelé « les quatre sens de l'Écriture » : ce sont les sens historique, allégorique, tropologique ou moral et anagogique. Sur cette question, voir les travaux du père Henri de Lubac, Exégèse médiévale, 4 vol, Paris, Aubier, 1959-1964.

18. G. Steiner, Après Babel, p. 280. 19. G. Steiner, Errata, p. 37. 20. Ibid., p. 136. 21. M.Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p.51. 22. G. Steiner, Errata, p. 136.

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23. G. Steiner, Langage et silence, p. 27-56. 24. G. Steiner, Errata, p. 248. 25. G. Steiner, La Culture contre l'homme, 1971, p. 42 et sq. (rééd. sous le titre Dans le château de

Barbe-bleue) ; Le Transport de A H., 1981, p. 245, et Errata, p. 98-105. 26. Ibid., p. 98. 27. Ibid., p. 252. 28. N'est-il pas écrit : « Si par hasard, tu découvres un nid d'oiseau, devant toi, en chemin, dans

tout arbre ou sur la terre, des oisillons ou des œufs et la mère sur les enfants. Renvoie, tu renverras la mère et prendras les petits pour toi, afin qu'il t'en arrive du bien et que tu vives longtemps » (Exode 20,12 et Deutéronome 5,16). Cet en&nt a obéi à son père, ce qui lui garantissait d'après la Torah de vivre longtemps et a accompli ce commandement où la récompense est explicite. Il en est mort, d'où la révolte d'Elisha.

29. G. Steiner, Errata, p. 259. 30. Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, trad. Marie-Madeleine Davy, Payot,

Paris, 1968, p. 34-44. 31. Ibid., p. 86. 32. Ibid., p. 93. 33. Ibid., p. 105, et Entretiens, p. 61-62.

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appartient à tous de faire le ménage. Dans cette vision assagie, le salut a des allures de sauvetage.

C'est le renouvellement des anciens livres par la relecture qui fait les livres nouveaux. Sans cela, le monde n'aurait que faire de la critique littéraire, pas même de la pénétration et de l'ampleur de vues exceptionnelles de George Steiner. Dans mon dernier livre, Dieu le fils : Histoire d'une métamorphose1, c'est en critique littéraire, plutôt qu'en historien ou théologien, que j'ai essayé de relire l'Évangile de Jean. J'ai choisi de comprendre le baptême de Jésus comme une scène dans laquelle le Dieu incarné se repent de la destruction à laquelle il s'est laissé aller, provoqué par le serpent d'Eden. La prémisse de ma relecture était, autrement dit, que Steiner a raison : « Dieu est coupable d'avoir créé. » Je soulignerais seulement que Steiner n'est pas le premier Juif à qui cette idée soit venue. Entre autres précurseurs de cette pensée, il y a - du moins peut-on l'imaginer - le Juif qui composa ce quatrième évangile.

Les lecteurs modernes de la Bible, pour qui Yhwh peur bien avoir le même statut ontologique que Zeus chez Hésiode et Homère, sont moins scandalisés par les terribles malédictions que Dieu fait pleuvoir sur ses premières créatures humaines que par les violences sanguinaires de sa carrière ultérieure de guerrier. Mais cette violence ultérieure est indissociable de la première erreur, car c'est précisément pour essayer de la réparer que Dieu se lance dans cette carrière guerrière. La crise se produit quand Dieu se découvre incapable ou peu désireux de persister dans ce rôle, de faire à César ce qu'il fit jadis à Pharaon. Ainsi comprise, la crise de la vie de Dieu est le traumatisme d'un guerrier que quelque chose en lui oblige à désarmer radicalement. Mais, quand le Lion de Juda devient l'agneau de Dieu, le paradis perdu a une chance de devenir le paradis retrouvé.

*

* *

Dans le Nouveau Testament, les Juifs dissidents qui fondèrent le christia-nisme en un temps d'extrême péril pour leur nation n'ont pas créé une religion entièrement nouvelle avec un nouveau mythe central et un nouveau Dieu. Ils ont plutôt repris l'histoire de Dieu telle qu'ils en avaient hérité pour donner à son intrigue une conclusion révisionniste en métamorphosant son protagoniste divin de guerrier en pacifiste. L'Agneau de Dieu, exécuté par l'Empire qu'il comptait renverser, cet empire qu'il n'aurait pas manqué de renverser suivant les termes du mythe reçu, est une défaite en termes historiques. Dieu remporte une victoire cosmique, assurément, mais la substitution d'une victoire cosmique à une victoire historique crée un récit clairement révisionniste. Deux exemples de textes contrastés de l'Ancien et du Nouveau Testament doivent suffire à suggérer la nature de la révision.

En 2 Rois 1, Achazyah, roi de Samarie, a un accident, et fait demander au dieu Baal-Zeboub s'il va se rétablir. Yhwh, dieu d'Israël, est offensé par cet acte d'hommage à un rival et dépêche son prophète Elie, le chargeant de remettre le roi à sa place. S'ensuit une confrontation entre Élie et un capitaine de l'armée royale :

Mais Elie répondit au chef de cinquantaine : « Si je suis un homme de Dieu, que le feu descende du ciel et qu'il te dévore, toi et tes cinquante hommes ! » Le feu descendit du ciel et le dévora, lui et ses cinquante hommes (2 Rois 1,12).

C'est généralement ainsi que Yhwh gagne quand il est défié. En Luc 9,54-55, cependant, cette stratégie subit la révision mentionnée. Face à des adver-

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saires religieux (en Samarie, ce qui ne fait que souligner davantage le contraste), les disciples de Jésus, Jacques et Jean, demandent à leur maître :

« Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume comme fit Élie ? » Mais lui se retournant les réprimanda et il leur dit : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes, car le Fils de l 'Homme n'est pas venu pour perdre les vies des hommes, mais pour les sauver.

Un deuxième exemple, plus marquant, de la même révision concerne un verset fameux de saint Paul : « Ô mon, où est ta pointe ? Ο tombe, ou est ta victoire ? » La citation plus complète sera davantage familière aux connaisseurs du Messie de Handel :

Je vous parle d'un mystère

Tous nous ne dormirons pas mais tous nous deviendrons autres en un instant, en un clin d'œil

à la dernière trompette oui la trompette sonnera les morts s'éveilleront imputrescibles nous deviendrons autres

oui la pourriture doir endosser J'impurrescible ce qui est mortel endosser l'immortel

quand la pourriture endossera l'imputrescible ce qui est mortel l'immortel se réalisera enfin la parole écrite : « La mort fut engloutie par la victoire »

« ô mort où est ta victoire ? Ô mort où est ta pointe ? »

Pointe de la mort, la faute Puissance de la faute, la Loi

Remerciez Dieu celui qui nous donna la victoire par notre Seigneur Jésus Christ

(1 Cor 15 ,51-57 , nvlle trad. Bayard)

Si la Bible entière, Ancien et Nouveau Testaments reunis d e v a i t e e résumée en un seul mot, ce serait, je crois, le mot « victoire ». Mais la nature même de cette victoire diffère de manière cruciale dans es deux Testaments Sans la vision paulinienne de la résurrection à l jmmortalité, la vicroire ne se acquise qu'à la fin des temps, c'est-à-dire de 1 histoire. Quand la trompette

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germer dans l'esprit des lecteurs le soupçon que la violence des Nombres 16 et de 2 Rois 1 étaient plus le désir de Moïse et d'Élie que de Dieu. S'adressant lui-même à Michel, le chef de son armée angélique, il dit :

Michel, archistratège, fait arrêter le char ; et ramène Abraham en arrière, pour qu'il ne voie pas toute 1a terre habitée. En effet, s'il voit tous ceux qui vivent dans le péché, il détruira toute la création ; car voici, comme Abraham n'a pas péché, il n'a pas pitié des pécheurs. Mais moi, j'ai créé le monde et je ne veux pas que l'un d'eux périsse. Au contraire, je diffère la mort des pécheurs jusqu'à ce qu'ils se convertissent et vivent2.

En conclusion, Dieu paraphrase un verset d'Ézéchiel 18,32 : « Je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt [...] ; revenez donc et vivez ! » Or, comme le reconnaît clairement le Testament d'Abraham, une bonne partie des Écritures s'inscrivaient contre ce verset ; avant tout le chapitre 18 de la Genèse, dans lequel Dieu détruit Sodome malgré l'intercession d'Abraham. Le Testament d'Abraham, a dernièrement observé Dale C. Allison, Jr., « renverse complète-ment le chapitre 18 de la Genèse. Dans la Bible, ce n'est pas Abraham, mais Dieu qui décide de détruire les méchants ; le patriarche, au contraire, implore leur délivrance et l'indulgence de Dieu. Dans le Testament, Dieu et son ' ami" changent de rôles3 ». Mais si Dieu est disposé à ce troc, c'est que pour l'auteur du Testament non moins que pour Luc, Dieu a changé. Quand Dieu change, dans les Écritures, il paraît toujours le faire obliquement, prétendant avoir toujours été ce qu'il est devenu ou rejetant comme fautifs et humains les com-portements et attitudes qui étaient autrefois les siens. Ainsi commence Ëzé-chiel 18 :

Il y eut une parole du Seigneur pour moi : « Qu'avez-vous à répéter ce dicton, sur la terre d'Israël » : « Les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils ont été agacées ? Par ma vie - oracle du Seigneur Dieu — vous ne répéterez plus ce dicton en Israël ! Oui ! toutes les vies sont à moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes deux sont à moi ; celui qui pèche, c'est lui qui mourra » (18 : 1-4).

Or le châtiment collectif a été quasiment une signature du comportement divin. Dans l'Exode, en 34,7, dans une théophanie d'une solennité maximale, Dieu se targuait de punir « la faute des pères chez les fils et les petits-fils sur trois et quatre générations». Jérémie 31,29-30 cite le même proverbe sur les dents agacées qu'Ézéchiel mais, contrairement à celui-ci, reconnaît que la conduite de Dieu avait rendu le proverbe tout à fait applicable à l'expérience d'Israël châtié par Dieu - jusqu'au jour où Dieu changea et décida que « Qui-conque mange des raisins verts en aura les dents agacées ».

Dans ces textes, l'abandon du châtiment collectif n'est guère plus qu'une ouverture, mais une ouverture qui pouvait et fut apparemment saisie et exploitée par la suite, lorsque les circonstances s'y prêtèrent. La Sagesse de Salomon, autre pseudépigraphe, écrit peut-être un siècle plus tôt dans la ville juive d'Alexandrie et finalement intégré à l'Ancien Testament (mais pas dans le Tanakh), préfigure l'usage que fera le Nouveau Testament des rares moments conciliateurs et paci-fiques de Dieu pour contredire ses nombreux moments de violence. Salomon dit à Dieu :

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Oui, le monde entier est devant toi comme le poids infime qui déséquilibre une balance, comme ia goutte de rosée matinale qui descend vers le sol. Mais tu as pitié de tous parce que tu peux tout, er tu détournes les yeux des péchés des hommes pour les amener au repentir. Tu aimes tous les êtres et ne détestes aucune de tes œuvres ; aurais-tu haï l'une d'elles, tu ne l'aurais pas créée (Sagesse de Salomon, 12,22-24).

*

* *

Au début du ΙΓ siècle de notre ère, avant que chrétiens et juifs ne se fussent dialectiquement définis les uns les autres en deux religions distinctes qui devaient désormais être connues sous des noms différents, avant que la Michna ou que le Nouveau Testament n'eussent clairement pris forme, avant que la notion de canon autorisé ou exclusif ne se fut imposée, un évêque chrétien, Marcion de Sinope, suivit précisément le genre de disparité dont je parle dans un volumineux ouvrage d'exégèse comparative, aujourd'hui disparu, connu sous le titre £ Anti-theses. Sa conclusion était que le Dieu dont Jésus parlait et le Dieu qui avait créé le monde devaient être deux dieux différents tant leurs caractères respectifs étaient différents.

Deux dieux ou un seul Dieu qui a changé ? Tertium non datur. Une bonne partie de la théologie chrétienne a jugé inacceptable l'idée d'un Dieu qui aurait changé, et les parties des Écritures suggérant un changement ont suscité un scandale dont il fallait s'accommoder, non pas perçues comme un progrès à célébrer. À mon sens, c'est précisément parce que le scandale du changement est inévitable et pourtant, en fin de compte, « gérable » au sein du texte canonique que le plus grand scandale du di-théisme pouvait être rejeté comme une hérésie. Ainsi Allison observe-t-il :

Dans certains cercles chrétiens, la critique implicite de 2 R 1,9-12 en Luc 9,51-56 justifiait, au moins au temps de Marcion, qu'on distingue le Dieu des Juifs du Dieu des chrétiens. Mais le problème des théologies opposées n'est pas apparu avec le chris-tianisme. Cet état de lait était déjà présent dans le judaïsme. On voit mal le Dieu d'une compassion absolue de Ez 33 et Sg 11 accéder à une prière implacable pour que le feu engloutisse des ennemis, et certains Juifs l'avaient parfaitement compris4.

Allison a raison de rappeler que le problème des théologies contradictoires n'est pas apparu avec le christianisme, mais il est permis d'être encore plus tranchant. Le christianisme lui-même est né du problème de l'existence de théo-logies juives contradictoires. Le judaïsme rabbinique s'est efforcé de résoudre ce conflit par les midrach, amplifiant les Écritures en leur cœur de manière à réduire au silence la violence de Dieu et à les minimiser. Dans les Lamentations Rabbah, par exemple, Dieu avoue sa consternation et son regret ; il déplore même sa propre condition après avoir vu ce qu'il a fait à Jérusalem à travers les Romains.

Fondé par les Juifs et lisant un Nouveau Testament écrit par des Juifs, le christianisme a prétendu résoudre le conflit en développant les Écritures à 1a fin, en poursuivant l'histoire de Dieu à travers un épilogue dans lequel il devient un être humain qui se livre à son immolation comme un agneau. Dans les deux cas, il en résulte une révision - relativement radicale ou relativement conserva-trice - de l'identité de Dieu - et finalement, ce qui est plus lourd de consé-quences, un relatif désarmement de Dieu.

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Le procès du Messie ou l'impossible espérance

Jean-François Colosimo

Et je vis un ange puissant proclamant à pleine voix : « Qui est digne d'ouvrir le livre ? » Mais nul ne pou-vait, ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sous la terre, l'ouvrir et le lire. Alors je me mis à pleurer à chaudes larmes.

Apocalypse, V, 2-4.

Une fois le livre ouvert, la lecture devra se révéler infinie. Et le dernier mot, peut-être inatteignable, certainement indésirable. Afin que la lettre se survive en la lettre, le commentaire se recommencera de question en question, renouvelant pour tout mot, toute phrase, tout texte, l'interdit du blasphème qui garde l'unique Nom imprononçable. Mais la parole qui lèvera alors, parce que frag-mentaire, parcellaire, inachevée, tremblante de la bouche à l'oreille, hésitante en coin de la copie, habitant le temps contre et contre encore l'éternité, éclairera autrement, par le silence qu'elle aura recherché, embrassé, aimé - autant que la mort - , la lumière obscure dans laquelle aucune langue ne sait plus, depuis Babel, distinguer fulgurance et abîme. Y miroitera la grâce du nom second, celui de l'homme. Et y percera la tragédie du nom tiers, celui du Juif.

Qu'il en aille de l'œuvre de George Steiner comme d'une exégèse, où le sens est à jamais perdu pour être toujours retrouvé, où la transcendance se donne dans le retrait, la vérité dans la métaphore, que cette exégèse contredise la vulgate moderne de la littérature comme religion, et que cette œuvre compose à sa manière un Talmud d'exil sur le legs du défunt Occident, suffira à indiquer la dette du siècle à son endroit. Demeurent cependant les interrogations sur la destinée. Pourquoi l'un des êtres les plus généreux qu'il soit donné de rencontrer se montre-t-il d'une telle violence à l'égard de Dieu ? Pourquoi le théologien

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délicat qu'il sait être aussi reste-t-il si ombrageusement celé en lui ? Pourquoi lors des rares entretiens au long cours qu'il a consentis, envisage-t-il de s'en expliquer au début pour mieux omettre d'y revenir au terme ? Ou, si l'on préfère, œuvre, exégèse et destinée mêlées, de quel taire plus profond témoigne le refus de toute délivrance qui accomplirait la moindre des promesses ? Or, que le mutisme cède, et la colère qui sourd se fait éclat, ou « insolence », à l'adresse du Messie pour lui signifier sa démission forcée : « Il est trop tard pour Toi. » Nul ne saurait s'insinuer dans ce dialogue présumé, d'autant plus mystérieux que le genre, la circonstance, la suite ou l'absence de suite, en demeurent inconnus -soliloque pour l'heure présente ? provocation suspendue au siècle à venir ? pudeur jetée sur le verbe originel, le grand hier, la préhistoire de l'âme, en cet intérieur plus intérieur que celui de soi à soi, et dont ne subsisterait qu'un assourdissant écho ?

La juste vénération qui est due au Maître à lire empêche, sans regret, de céder à la tentation apologétique qui lui serait, de surcroît, douloureuse offense. Mais sa propre leçon de justice et de piété n'oblige pas moins à scruter, sans fard, ce que vient faire ce « trop tard » sous ses lèvres. Or, dès l'orée, l'enquête semble vouée à se perdre dans le dédale des figures messianiques disséminées avec un soin que l'on devine délibérément hasardeux - dédale dont il n'existe aucun plan fixe, figures qui aboutissent toutes à l'impasse. Disons donc, en guise de viatique, sans trop préjuger de l'issue (et s'il en est une), que George Steiner récapitule l'odyssée de la conscience juive contemporaine en ce qu'il la constitue en anti-théodicée pour mieux s'en faire l'irréductible dissident.

L'on pourrait penser que la nuit de sa lutte avec l'ange commença à l'heure de sa naissance, Jacob non moins touché en son corps mais prédestiné, lui, à témoigner du combat d'Israël au flanc d'Israël dans l'impossibilité reconnue d'une aube nouvelle. L'idée serait moins sotte qu'invérifiable et, à tout le moins, ne saurait être vraie ainsi. L'enfant Steiner connaîtra le numineux dans la pre-mière summa consultée, un traité d'héraldique, à la fois mathématique fabuleuse et bestiaire arithmétique, qui scelle en lui l'incomplétude éternelle de tout inven-taire du monde. La fascination poétique pour la goutte de pluie, le galet du lac, la variété des coléoptères précède l'ascèse du verset et le vertige de la bibliothèque. L'expérience matérielle de la transcendance l'incline à la métaphysique plutôt qu'à la prophétie. Invite extatique, païenne, manichéenne à délaisser le Dieu de Moise, le désert, la pure attente, le détournement du regard qu'il réclame en preuve d'un autre désir, pour célébrer l'ontologie chatoyante, vibrante, charnelle en laquelle Lui-même a néanmoins condescendu à se signifier ? C'est plutôt Rhilon qui renaît sous un ciel viennois, propice comme celui d'Alexandrie à la traduction de l'appel divin en inspection des essences. Cette magie d'enfance, ou l'intuition qui en approche, préservera George Steiner, plus tard, de celle, plus grave, des faux jeux aussi corrompus qu'adroits de la déconstruction, et du « rapport complice » que leur « humanisme formel » entretient avec la « catas-trophe européenne ». Loin aussi de la tradition des Mitnaguim du grand Est qu'illustrera Levinas, la chose, la présence et l'escorte des choses, vaut pour lui gage contre l'inhumain. « Sauver les phénomènes et être un peu sauvé soi-même. » Première leçon, socratique, qui tient d'Athènes avant Jérusalem. Mais, et là transparaît l'inquiétude initiale quant à la douteuse immortalité que promet le concept ou le poème, le ravissement se mêle déjà d'effroi. En l'absence d'une science de l'erreur, du manque, et de l'oubli, qui saurait en borner l'exaltation érotique, la quête de l'Être laisse vite l'enfant « désolé ». Peu importe que cette science ne puisse être que de Dieu - ou sur un mode trompeur, du diable; première échappée, impossible mission, et premier désespoir.

Pour l'heure, le ramène à l'écrit, et un peu aux Ecritures, l'autre leçon, celle

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créent les questions du visage, de la main, du cœur, du sexe, du corps humain et de la ressemblance qui, chez le Tout-Autre, pourrait en répondre. Or le Logos renvoyant d'un côté à la transcendance qui outrepasse la parole mais lui indique sa source indicible, et de l'autre à l'immanence qui fixe la parole mais la rend invisible à la confluence de l'homme et du monde, la médiation ne s'accomplit-elle pas en l'incarnation ? La question est sérieuse, autant que le risque encouru. Steiner ne s'y méprend pas, qui commente la métaphore sous l'invocation -quoique réduite à son tour à une image - de l'eucharistie. D'où une nouvelle césure : « c'est sans espoir » car l'espérance, reconnue comme « la plus belle », a épuisé l'espoir, s'étant révélée « la plus meurtrière », « effacement pour efface-ment [...], ténèbre pour ténèbre ». De quoi y va-t-il dans cette compensation devinée funeste ? Du « trou noir de la Shoah » en réponse - et vengeance - à « l'éclipsé du Golgotha ». Le christianisme, qui a assumé la messianité au prix même du Peuple juif dont il s'est cru l'otage pour le transformer en rançon, a avivé « toutes les blessures du possible », et redouble de son monstrueux échec la fin de l'Occident. Nouveau risque et nouveau renversement : le destin juif ne s'expliquerait-il qu'ainsi, circonscrit à cette ère révolue ? D'où l'ultime césure : le Juif « plus homme que l'homme » est depuis toujours, tel que ses ennemis le décrivent, « inventeur de la conscience », « malade de Dieu », « faiseur de Dieu », et en devient, commente Steiner, ce « coupable innocent » intolérable à l'huma-nité qui sans lui ne se saurait pas telle. Dès lors peuvent se dérouler les démons-trations - 1) la Loi du Sinaï ; 2) le Sermon sur la Montagne ; 3) le marxisme -qui ne sembleront pas moins exorbitantes dans leurs présupposés et conséquences que l'axiome. Peu importe. Ni Dieu, ni Diable, et toute contradiction des faits écartée, l'ontologie perdue est retrouvée. Comme le monde, comme l'histoire, mais sans plus de possible désespoir de l'espoir, puisque défini par son refus du Messie, le Juif, sommé de la question de l'essence, est essentialisé. Il est de lui à lui son propre eidos en perpétuelle errance. Il est d'autant mieux que cette onto-logie est une onto-théologie, mais d'une anti-révélation ; à l'armature scolastique, mais fondée sur une exégèse muette à!Exode 3,14 où le verset du Nom divin, triomphe définitif en l'espèce de Platon sur la Bible, est interprété comme pure tautologie.

Or, à ce point, la construction prend force religieuse et le credo entraîne trop d'injustices pour qu'il soit jugé injuste d'en dénombrer quelques-unes qui ont diversement trait à la question messianique. Pêle-mêle, donc, comment George Steiner peut-il sauter par-dessus la tradition juive d'hier et la réduire à un folklore fondamentaliste pour aujourd'hui ? manquer qu'il y a pluralité des théologies chrétiennes pour n'en retenir que l'univoque théorie de la substitu-tion ? traiter avec négligence Rosenzweig, Baeck, Buber et avec ambivalence Simone Weil ? accuser à raison Heidegger de « parodie » et lui donner raison sur le vide divin ? dénoncer les totalitarismes et garder la nostalgie des révo-lutions ? fêter aveuglément Trotski et suspecter gratuitement Soljénitsyne ? se défier du sionisme comme réalité et se réjouir d'Israël comme signe ? Ou encore, pour revenir au début, revendiquer le Juif Jésus et voir dans Tes épîtres pauli-niennes « un verdict de mort » ? Passer sur les Évangiles et accabler le Juif Saiil, dit « Paul »? Il y a là des ambiguïtés, des approximations, des intolérances et des complaisances sur lesquelles on aimerait entendre ses raisons. Par-delà les explications que George Steiner, nous n'en doutons pas, offrirait, et sérieuses, argumentées, ces impasses montrent d'abord comment la colère, attribut divin, à la fois s'impose inspiration et se dérobe vertu en l'homme. « Le zèle pour Ta maison me dévore », confesse le prophète Isaïe. Mais zèle pour zèle, et en guise d'élucidation, n'est-ce pas précisément en Paul comme en un miroir, à la violence de son acceptation messianique, que George Steiner pourrait mesurer sa propre

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violence anti-messianique ? Paul, son frère quoiqu'il en proteste, le plus étonnant de ses frères, ayant reçu ou dérobé — peu importe — le feu de l'espérance pour le porter au monde. Son frère, son jumeau antagonique pour l'éternité.

Ce feu de l'universalité, néanmoins, George Steiner, qui renonce à la Pro-messe pour tenir les promesses qui lui ont échu, n'y renonce pas. L'année 1967 - qui voit la première victoire d'Israël, dans une guerre menée par Israël, au nom d'Israël - se tient un colloque qui réunit, en sa compagnie, Elie Wiesel, Emil Fackenheim, Richard Popkin. L'enjeu en est « les valeurs juives dans les temps après l'Holocauste ». Face à Fackenheim, dogmaticien de l'unicité absolue de la Shoah, c'est Steiner qui défend la dimension universelle de l'expérience juive pour Y entière humanité. Le Juif, en lui, ne se veut séparé d'aucune autre victime - et l'on trouvera dans l'oeuvre d'éloquentes pages sur le Cambodge ou le Rwanda. Faut-il dès lors concevoir le Juif comme la figure messianique même ? Le refus que Steiner oppose aux adversités vaut pour les facilités. Au bout de la nuit, se profile une certitude contraire. L'élection serait plutôt, ou aussi, une malédiction. La solitude de Dieu est portée en solitude par le Juif. Ou plutôt, par son esseulement volontaire, son exil, qui est son honneur, qui lui rend tout diaspora, qui lui fait refuser le Messie, le Juif porte Dieu en solitude. Pour lui et pour l'autre.

Quel secret, à la fin, creuse et recouvre l'extrémité de cette œuvre et plus encore de cette posture - de cette souffrance extrême et de cet extrême amour pour la vie ? Il η est de vraie voix qui n'inspire d'en retrouver l'écho en littérature où tout a été dit afin d'être répété. S'agissant de George Steiner, l'on pensera inévitablement à n'importe quelle page du Journal de K., où K. clame sa colère et sa douceur. Mais comment éluder Le Docteur Jivago - si ce n'est par l'ana-chronisme du rapprochement, la singularité des épreuves rendant périlleuse l'examen du cousinage - , comment ne pas voir la proximité ni avec Youri, ni avec Gordon, mais avec leur conversation qui les rend, lui le Grec, lui le Juif, inconcevables l'un sans l'autre - vox cordi biface de Pasternak, le poète et tra-ducteur ? Steiner lui-même élirait plus certainement l'indéfinie célébration, heurtée et classique, par laquelle Hermann Broch ouvre sur l'invisible, tout en l'achevant, La Mort de Virgile. Ces livres ont en commun d'avoir été arrachés à la fournaise. Il en est un, pourtant qu'il ne cite guère, qui se distingue par le jeu - enfantin ? divin ? - qui s'y déploie, et qui affirme que « les manuscrits ne brûlent pas ». Or, avec Le Maître et Marguerite, c'est bien le roman des tours et retours du diable au XX' siècle qu'entendait livrer Mikhaïl Boulgakov. Y figure, entre autres, on le sait, un évangile apocryphe qui raconte l'impossible dialogue entre Yeshoua et Ponce Pilate. A deux mille ans de là, le secret de la mélancolie du Maître, écrivain empêché, réduit au silence par la barbarie, s'avère être celui du Procurateur de Judée, mutique de la migraine que lui inflige le parfum envoû-tant des roses du jardin — détail pour que l'on comprenne que les autres détails ne comptent pas, que l'analogie, la similitude ou la différence ne prévalent ici mais, on l'a dit, la posture. Or le dénouement veut que dans leur seul face à face, le Maître et le Procurateur seront délivrés de leur commun secret - qui est la peur, la noble peur.

La réponse viendra - qu' il (le messie et nous, lui avec nous, nous par lui) est libre, y compris de sa liberté. Mais pour l'heure, et le texte est irremplaçable, c'est Woland, le diable, qui commente la vision du chevalier Ponce Pilate, trô-nant face au désert : « Il dit toujours la même chose. Il dit que même au clair de lune, il ne peut trouver la paix, et que sa tâche est détestable. Voilà ce qu'il dit toujours lorsqu'il ne dort pas, et quand il dort, il voit toujours la même chose : un chemin au clair de lune - et il veut aller le long de ce chemin en conversant avec le détenu nazaréen, parce que, ainsi qu'il l'affirme, il n'avait pas

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le corrosif implacable d'une étonnante qualité : la lucidité. Il voit ce qu'il voit et le fait assavoir à qui veut. Paradoxalement, enfin, Steiner sait être péremptoire mais fournit, à qui veut bien les recevoir, les éléments d'une approche non dogmatique de la vérité. La qualité de sa démarche se mesure à sa capacité à faire droit à la grandeur des questions qu'affronte l'humanité. Il apporte une irremplaçable contribution à l'anti-fondamentalisme en un temps ou ses résur-gences multiples et multiformes ne laisseraient de susciter l'effroi.

Je l'ai dit, c'est par Errata que tout a commencé. Dans une œuvre très analytique et cérébrale qui court sans cesse le risque d'une distante froideur avec tout ce qui n'est pas du monde des idées, Steiner donne à voir la place que tient l'intuition dans son travail même : « J'ai conduit ma vie affective, intellectuelle et professionnelle dans la défiance de la théorie. Pour autant que j'en sois capable, je puis attacher un sens au concept de théorie dans les sciences exactes et jusqu'à un certain point, dans les sciences appliquées... L'invocation de la théorie dans les humanités, dans les études historiques et sociales, dans l'évaluation de la littérature et des arts, me paraît mensongère. Dans nos réactions, c'est l'intuition qui parle. »

Il faudra dire bien plus pour situer Steiner - autant du reste qu'il veut bien se laisser faire ! — mais sur ce point précis - celui de la situation - je voudrais tout de suite mentionner un trait remarquable chez lui : la référence au temps. Dans la même émission de télévision, plutôt que de se laisser saisir à l'intersection de la triple appartenance aux mondes français, germanique ou anglo-saxon, ou par le biais de son polyglottisme natif, Steiner préfère se présenter comme membre d'un peuple cinq fois millénaire. Cette référence à une citoyenneté du temps de préférence et par priorité sur l'appartenance géographique, se retrouve dès le début d'Errata : « Comme celui d'un Einstein ou d un Freud, le fin judaïsme de mon père tenait de l'agnosticisme messianique. Il respirait la rationalité, la promesse des Lumières et la tolérance... Les grandes fêtes, notamment le Grand Pardon, étaient observées non pour des raisons théologiques ou parce que c'était l'usage, mais comme le rappel annuel d'une identité, d'une appartenance à un temps millénaire... » C'est peut-être - sans doute — à cela qu'il faut rattacher l'importance que Steiner accorde à la mémoire comme faculté à exercer à l'échelle de l'individu, mais aussi comme capacité à embrasser d'un seul regard, singuliè-rement par le truchement du texte, les siècles. Il parle ainsi de son père et de ses années de formation : « Sciemment ou non, l'ironiste sceptique avait arrangé pour son fils un Talmud profane. Je devais apprendre à lire, à assimiler texte et commentaire dans l'espoir, si hasardeux fût-il, que je pourrais un jour ajouter à ce commentaire, à la survie du texte, un nouvel aperçu de lumière. » Le spectre d'une certaine idolâtrie du texte n'est pas loin. En fait il n'en est rien et Steiner s'en explique lorsqu'il développe une notion qui lui est chère : celle de classique.

Ainsi Steiner peut-il dire que « la pensée et l'amour nous demandent trop. Ils nous humilient. Mais l'humiliation, même le désespoir face à la difficulté - on a su toute la nuit, et pourtant, l'équation demeure irrésolue, la phrase grecque incomprise - peuvent éclairer au lever du soleil ». Il y a même dans cette sorte d'épreuve, qui n'est pas qu'intellectuelle, comme l'apprentissage d'une manière de disposition spirituelle : « Dès qu'un jeune homme ou une jeune femme aura été exposé au virus de l'absolu, dès qu'il aura vu, entendu, "flairé" la fièvre chez ceux qui traquent la vérité désintéressée, il subsistera quelque chose de cette incandescence résiduelle. Pour le restant de leur carrière tout à fait ordinaire, peut-être, et sans éclat, ces hommes et ces femmes seront munis de quelque garantie contre la vacuité. »

Je préfère préciser que, même si j'ai évoqué à l'instant le registre spirituel, ce n'est qu'avec réticence car ce ne semble pas être un registre familier à Steiner.

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On pourrait s'attendre à ce qu'il soit d'usage plus aisé pour une œuvre aux liens multiples avec l'héritage biblique. Ce n'est pas le cas. C'est une des questions qui se posent à la lecture de cette œuvre. À ce jour elle demeure non élucidée. Restent les énoncés énergiques relatifs au formidable apport du judaïsme à la conscience universelle, thème récurrent chez notre auteur : « Par trois fois le judaïsme a soumis la civilisation occidentale au chantage de l'idéal... Il a crié au commun de l'espèce humaine de se transformer en une pleine humanité, de renier son moi, ses appétits innés, son parti-pris de la licence et des options... dans leurs prétentions à la perfection, ces exigences sont irréfutables... Les idéaux de Moïse, de Jésus et de Marx harcèlent la psyché de "l'homme moyen sensuel", cherchant à s'accommoder de son imparfaite existence. »

Toujours quant au rapport à la vérité et à l'encontre d'une conception immodeste, dogmatique et close de celle-ci, Steiner, à l'école pluriséculaire de l'étude juive et de la vocation du judaïsme, peut livrer un enseignement de haute portée : « Il se peut que le juif de la diaspora survive pour devenir un hôte -encore si terriblement mal accueilli à maintes portes closes. Peut-être l'intrusion est-elle notre vocation, de manière à suggérer à tous nos semblables, hommes et femmes, que tous les êtres humains doivent apprendre à vivre comme des "hôtes mutuels de la vie"... Bien que la pensée doive en être imprononçable, comme le nom rituel de Dieu, la vérité plus haute est que le judaïsme survivrait à la ruine d'Israël. Il survivrait si son "élection" est bien celle de l'errance, de l'enseignement de l'accueil parmi les hommes, sans quoi nous nous éteindrons sur cette planète mineure... Je me suis senti plus ou moins chez moi... partout oil l'on m'a accordé une table de travail... Rachi lui-même, le plus subtil des lecteurs du Talmud, n'a-t-il pas parlé de l'éternelle nécessité pour Abraham d'abandonner sa tente pour rejoindre la route ? Rachi ne nous a-t-il pas enseigné que, demandant sa route, un juif doit faire la sourde oreille et ne pas écouter la réponse, car sa mission est d'être l'errant, c'est-à-dire dans l'erreur et l'errance ? »

Autre thématique que l'on n'aborde jamais qu'avec crainte et tremblement dans l'ensemble de l'œuvre de Steiner : celle des relations entre judaïsme et christianisme. C'est ici que se justifie le titre de cette contribution. De la Bible à Kafëa pose un certain nombre de questions que l'on retrouve de loin en loin dans toute l'œuvre de Steiner. La réflexion sur ce sujet précis a des implications et un retentissement sur la pensée de l'humain en général. Je dois bien avouer m'y être heurté de front sans trouver le principe de solution des apories que notre auteur propose à la réflexion. Sans non plus être en mesure de toujours faire face à la radicalité du propos de Steiner. Pour autant, la question de la pertinence d'un certain nombre de raisonnements ou la mise en perspective d'un certain nombre de données historiques, théologiques ou littéraires peut à bon droit être posée.

On se trouve à la vérité devant une vaste fresque où les protagonistes sont le judaïsme et le christianisme. Mais est-il insensé de se formuler la question de savoir ce qu'il en est vraiment de ce judaïsme-là et ce christianisme-là, ne serait-ce que parce qu'on ne s'y reconnaît pas toujours. Ensuite la question est de savoir ce que l'on peut tirer de la mise en perspective de nombre d'éléments d'histoire ou de psychologie, voire de théologie, proposée par G. Steiner, que l'on soit juif ou chrétien. Malgré ses conclusions pour le moins mitigées et pessimistes, il faut savoir gré à l'auteur d'ouvrir avec liberté le champ, souvent scellé par des inhi-bitions invétérées, de questions vraies autant que difficiles. La lecture, toutefois, est à certains moments si douloureuse qu'elfe en devient presque impossible. C'est le cas pour le texte « A travers un miroir, obscurément (pour Raul Hil-berg) », le seul que nous retenions ici.

La question est la suivante : « Pourquoi les Juifs ou, plus exactement, le

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Barth séparant Dieu de l'homme, le christianisme s'est laissé attirer par le judaïsme qui est en lui. »

Steiner poursuit aussi sa lecture d'une vocation paradoxale à être signe de contradiction en portant l'appel à un accomplissement de l'humain qui aille, encore une fois, jusqu'à ses limites et même au-delà : « Par trois fois, le Juif a donc lancé un appel à l'individu et à la perfection sociale, il a été ce veilleur de nuit qui ne procure aucun repos mais qui, au contraire, arrache l'homme au sommeil des conforts ordinaires et de l'intérêt personnel. (Freud lui-même nous a arrachés à l'innocence du rêve.) Une triple exaction qui, me semble-t-il, a nourri dans la psyché occidentale des détestations profondes. Ce n'est pas le déicide que le christianisme a traqué jusqu'à la limite de l'extinction depuis le Moyen Âge, c'est le "faiseur de Dieu", le porte-parole qui n'a cessé de rappeler à l'humanité ce qu'elle pourrait être, ce qu'elle doit devenir pour que l'homme soit véritablement homme. Ainsi un être doué du rayonnement éthique de Jésus de Nazareth peut-il légitimement prétendre au titre de "Fils de l'Homme". Est-il quelqu'un que nous haïssions plus que celui qui nous demande un sacrifice, une abnégation, une compassion, un amour désintéressé dont nous nous sentons incapables, mais dont nous reconnaissons néanmoins la validité et que nous ressentons en notre for intérieur ? En est-il un que nous voudrions davantage faire disparaître de notre vue que celui qui brandit devant nous les potentialités irréalistes de la transcendance ? »

La conclusion de notre auteur est, en l'espèce, de peu d'espoir : « Mon instinct me dit que les programmes œcuméniques, pour ce qui est de la récon-ciliation entre juif et chrétien, peuvent avoir quelque utilité sociale et politique. Mais je ne vois pas qu'ils aient quelque fondement théologique. "Avec l'extinc-tion physique complète de tous les Juifs de la face de la terre, la démonstration et la preuve de l'existence de Dieu s'effondreraient, et l'Église perdrait sa raison d'être : l'Église sombrerait. L'avenir de l'Église réside dans le salut d'Israël tout entier" (M. Barth). On apprécie la générosité pénitentielle de pareils sentiments. Mais, fidèles à elle-mêmes, ni Rome ni Genève ne seraient tenues de les accepter... »

« Quant au Juif, il ne saurait négocier son rejet d'un Jésus messianique. Il ne saurait, fût-ce au prix d'une traduction métaphorique, accepter l'"entrée de Dieu" dans le Galiléen qui s'exprimait en paraboles, puis sa résurrection et son ascension vers une divinité partagée. Dans la mesure, précisément, où les Juifs demeurent juifs, ces négations doivent subsister et, en raison du fait existentiel de la continuité de la vie et de l'histoire juives, être constamment réaffirmées. La réalité étant d'essence, de quoi peut-on "réellement" discuter ? »

Tous ces thèmes traités par Steiner nous ont paru lourds, pesamment et invinciblement attristés comme si la fatalité présidait à tout. On se plaît à penser pourtant que demain est possible et qu'il ne sera pas nécessairement comme hier. Que les êtres pourront s'envisager mutuellement et reconnaître leur commune humanité, se reconnaître « hôtes mutuels de la vie ». Cela suppose que l'on fasse droit à une notion qui concerne tout le monde sans distinction d'appartenance : la conversion. On retrouverait à ce point la réserve que nous indiquions quant à la juste perception du registre spirituel chez Steiner. La conversion s'entend d'une dynamique transcendant les conditionnements humains. Pas seulement dans la ligne d'un dépassement moral, mais aussi dans la ligne d'un accomplis-sement spirituel dont le critère ultime est le pardon, et l'enjeu, le dépassement de tout ce qui est mortifère pour la relation entre les personnes et les ensembles humains. Rien de tout cela n'affleure ni ne s'impose dans ce que nous avons lu.

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En deçà de l'analyse d'une œuvre, ces quelques notations veulent rendre compte de la fécondité pressentie de la rencontre avec Georges Steiner. Il faut certes en passer par un ton parfois passablement péremptoire, une intimidante assurance érudite. On peut regretter aussi qu'à aucun moment le discours ne porte la marque du souci du grand nombre : il ne s'intéresse qu'à l'élite. Il n'empêche que si l'on ne trouve pas en Steiner un maître humble, on éprouve à son contact la force d'une voix qui ne renoncera jamais à poser des questions, et ce n'est pas rien. II a fait de la littérature son domaine de prédilection. II désigne la Bible comme la matrice de la création littéraire. Ce qui demeure et affecte durablement la pensée c'est le statut de ce « livre parmi les livres » : « De tous les livres, c'est la Bible hébraïque qui pose le plus de questions à l'homme. » Défenseur de la mémoire, zélateur de l'art de lire, il se fait promoteur de l'art de vivre. Veilleur aux aguets, blessé à mort par l'inhumain, il interdit l'endor-missement et atteste la possibilité de la quête du sens. Ce faisant, et malgré son peu d'aménité, il ouvre la voie à une vraie attitude de sagesse. Sapientia, selon le mot de Roland Barthes, « nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible ». Tel est le terme et le climat du « voyage vers l'être intérieur » tant il est vrai que la vie est, d'essence, contestation de tout ce qui la nie.

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Troisième livre de Zarathoustra. Quelques lignes plus bas, deux expressions en italiques se détachaient : la gaya scienza, le dur désir de durer. Comme la musique, le livre décidément se mouvait dans le temps et dans l'espace. La rumeur inté-rieure par laquelle nous augurons parfois qu'une rencontre importante, voire déterminante, est en train d'advenir, s'élevait. Une salve d'avenir, peut-être. J'achetai le livre.

J'ai conservé l'habitude, lorsque je prends connaissance d'un livre de G. Steiner, de l'aborder ainsi, de l'extérieur en quelque sorte, en inférant l'iden-tité entre forme et contenu. C'est l'une des idées-forces d'Eduard Hanslick sur la musique : le contenu, c'est la forme. Cette identité incite le lecteur - ou son oreille musicienne - à savourer l'approche d'une œuvre de G. Stetner. « Comme venu du lointain » (Aus wie der Ferne), indique Schumann au début de certaines de ses compositions. Cette indication constitue un signal exigeant : comme venu du lointain, cela signifie à la fois la distance et la profondeur - extrême altérité, intimité extrême. Cette double exigence, cet équilibre crucial entre extériorité et intériorité, apparaît comme condition première d'une expérience de plénitude intimée par la ferveur musicale. Peut-être est-ce ainsi que G. Steiner écoute la musique. D'une telle écoute on ne sort en tout cas jamais indemne. De la lecture d'un livre de G. Steiner, on ne sort pas indemne non plus.

I

G. Steiner n'a, pour l'instant, consacré aucun ouvrage exclusivement à la musique; celle-ci pourtant est omniprésente dans son œuvre, qu'elle semble irriguer, voire informer. La musique apparaît immédiate en même temps qu'insondable, irréductiblement unique et cependant polymorphe ; elle exerce une action sur l'auditeur, qui vit néanmoins l'expérience d'une extrême liberté spatiale et temporelle ; elle est, ontologiquement, métaphysiquement - épreuve ou preuve, en quelque sorte du Da-sein, de notre être-au-monde. Revêtant une importance cruciale - affirmation réitérée par G. Steiner tout au long de son œuvre - , la musique occupe donc une place cardinale, difficile à définir. Nous la rencontrons fréquemment voisinant avec la littérature, les arts (les « beaux-arts » en ce cas), la poésie (avec des affinités particulières) ; elle se signale également par sa présence dans des propos concernant les mathématiques, la philosophie et la spéculation métaphysique (rien d'étonnant à cela, puisqu'on sait bien que depuis Pythagore, depuis Platon, la triade mathématiques -musique - philosophie a suscité maints commentaires, théories et systèmes) -et aussi le jeu d'échecs.

Bien souvent, des œuvres musicales, des compositeurs sont évoqués, avec une précision qui porte témoignage d'une large culture musicale, à la fois livresque et marquée par l'expérience sensible. Essentiellement centrée sur la culture occidentale, la musique est là, encore, comme symptôme de la « déca-dence » (au sens nietzschéen du terme) qui semble marquer notre époque: retraite du mot, envahissement d'une musique de « sous-culture de masse » flat-tant nos instincts les plus vils. Là aussi, les exemples abondent : témoin de son temps et passeur de culture, G. Steiner connaît la « musique » dont il parle, fut-ce pour la condamner, en raison des « valeurs » idéologiques qu'elle véhicule - des contre-valeurs, plutôt, dans la mesure où elle supposent et suscitent un avilissement stérilisant de l'auditeur manipulé. À ce titre, dans le Château_ de Barbe-Bleue, au début des années soixante-dix, la musique évoquée est essentiel-lement la pop music, ainsi que le rock. Dans des ouvrages postérieurs, G. Steiner

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mentionne le Heavy Metal, I'acid house, le rap, le hip-hop, la techno... pour avouer qu'il ne les apprécie guère, mais que leur existence mérite réflexion. Les nombreux courants de musique savante qui marquent le XX' siècle, les compo-sitions les plus exigeantes, apparemment ou réellement hermétiques, voire éli-tistes, sont également présents dans les écrits de G. Steiner - non par « ouï-dire », mais par une expérience manifestement sensible. « Tout ce que je sais, c'est que la musique est dans ma vie un sine qua non1 », écrit-il dans Errata.

De toute manière, n'importe quel phénomène sonore semble retenir l'atten-tion de G. Steiner. Le texte intitulé « Vos disques sur une île déserte » offre un témoignage surprenant de cet intérêt pour le sonore en tant que phénomène humain. « Ses demandes, il est vrai, mettaient à l'épreuve les ressources presque illimitées des archives sonores. » Le texte narre les demandes saugrenues adressées aux services des « archives sonores » par « lui », ce héros dont nous ne saurons rien de plus - mais en qui on est tenté, dans l'incertain, de voir un double de l'auteur. À dire vrai, ces « archives sonores » recèlent les plus inattendus, les plus extravagants des trésors : une espèce de « somme » de l'humanité, un peu comme la Bibliothèque universelle de Borges qu'évoque fréquemment Steiner, et qui contient à la fois le passé, le présent et le futur. « Pour commencer, il voulut entendre le rot de Fortinbras. Celui qu'il émit à la fin de l'interminable banquet du couronnement. » Dès lors, tous les sens sont sollicités, conviés à la fête. L'évocation du rot de Fortinbras donne vie à un univers coloré, bruyant, grouil-lant, d' une grande richesse sensorielle — univers shakespearien, certes, mais aussi rabelaisien : odeurs de mort, de ripaille, sels aromatiques, parfum d'amandes grillées s'exhalant encore d'un cadavre grimaçant, fanfares militaires composées d'instruments étranges et tirs de canon, passage furtif de la jeune sœur d'Ophélie, murmures et chuchotements, relents de harengs servis à la table royale, rumeur « âpre » de la mer... Et « Fortinbras rota. Éructation sonore et caverneuse venue du tréfonds de sa chair somnolente portant cuirasse. Un bruit que les courtisans n'oublieraient pas. Promesse tonitruante de lendemains plus simples. » Un rot promesse d'espoir après les crimes et les tueries de Hamlet. Un son, un bruit comme témoignage de l'humain, animant une scène prégnante, haute en couleurs et riche en béances terrifiantes, en tourbillons vertigineux.

Les demandes se succèdent, que les « archives sonores » s'efforcent de satis-faire. Ainsi faut-il rechercher le « hennissement du petit cheval, le gris pommelé à l'oreille droite coupée, après qu'il se fut enfui au galop dans les collines envi-ronnantes ». Une nouvelle scène prend vie, à laquelle succède la troisième demande : l'enregistrement du « crissement ou, plus précisément, l'embardée sibilante (en sol mineur) de la plume d'acier de Rudolf Julius Emmanuel Clausius, à l'instant précis où celle-ci traça le η dans l'exponentiel η moins χ à la puissance η de l'équation de l'entropie ». Que peuvent bien penser de ces demandes les conservateurs des archives sonores ? Eh bien ce « ne sont pas des gens prudes. Ils savent qu'entendre, c'est souvent surprendre ; aussi lui apportèrent-ils son quatrième disque sans sourciller ». Au détour de ce récit cocasse et terrible, la remarque incite à la réflexion, et la valeur métaphorique de cette fable apparaît plus nettement : « entendre, c'est souvent surprendre » ; entendre, c'est décou-vrir, rendre visible, c'est se donner les moyens de voir, de savoir, de comprendre. On songe a 1 affirmation de G. Steiner, clé de voûte d'Apres Babel: « com-prendre, c'est traduire ». II est tentant de rapprocher ces deux assertions, comme deux sentences parallèles chinoises : Entendre, c'est souvent surprendre / Com-prendre, c'est traduire. Pourrait-il y avoir permutabilité des termes ? À cela il faudra revenir.

Le récit offre d'autres « prises de son », riches en bruissements, en sonorités - même le blanc de la neige est « criard » - , en notations esthésiques, en images

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citron » — « tandis que le monde des sonorités s'ouvre largement aux méta-phores6 ». C'est de cette ouverture aux métaphores que, sans la récuser, Steiner ne fait pas usage. S'il est possible d'émailler de métaphores musicales un discours ou une argumentation, il semble en revanche inadéquat d'user de figures méta-phoriques à propos de la musique ; aucune métaphore, semble-t-il, ne saurait s'avérer pertinente. « Peut-être qu'une chose ne vaut que par sa force métapho-rique, écrivait Roland Barthes ; peut-être que c'est cela, la valeur de la musique : d'être une bonne métaphore7. » Bref, il se peut que la musique soit une bonne métaphore, mais en aucun cas un objet de métapnorisation - du moins dans les écrits de Steiner.

« Vos disques sur une île déserte » illustre de manière éloquente cette carac-téristique de l'approche steinerienne de la musique. On l'a vu, une seule œuvre musicale est mentionnée dans le récit. Or, alors que les cinq autres enregis-trements émanent de situations précises, et génèrent des images et des sensations diverses et ρ régnantes, évoquent des scènes et des tableaux minutieusement décrits, dans lesquels abondent les images, les objets, les personnages, — rien n'est « donné à voir » de l'interprétation du Trio de Sigbert Weimerschlund ; les cir-constances de la composition sont narrées de manière précise, avec leur cortège d'images, de sensations et de sentiments. L'interprétation, l'écoute, n'est « que » musique, et le vocabulaire employé est celui de la musicologie. Seule et discrète image : « les pulsations de la contrebasse, petit bruit de pas sur un sentier hivernal »... Et le lecteur souhaite entendre l'œuvre. N'est-ce pas là, au fond, l'une des raisons pour lesquelles la métaphore de la musique n'est pas souhai-table ? Parler de musique, c est vouloir communiquer l'expérience initiatique que constitue l'écoute fervente d'une œuvre, ou, plus exactement, susciter par ce témoignage le désir d'écouter l'œuvre ; métaphoriser la musique, ce serait gauchir cette expérience avant même qu'elle ait lieu. Remarquons-le bien : dès ses premiers écrits concernant le langage et la traduction, G. Steiner affirme la tra-duisibilité des langues, en même temps qu'il souligne la valeur infiniment pré-cieuse de leur multiplicité. La musique en revanche, précise-t-il, n'a que faire de la traduction, en raison de sa singularité peut-être universelle. Et l'on songe à cette anecdote significative que rappelle fréquemment G. Steiner, et dont il affirme qu'elle revêt une importance cruciale dans son enseignement. Schumann venait de jouer une étude difficile, et un de ses élèves lui demanda s'il pouvait l'expliquer. « Oui », dit Schumann - et il rejoua la pièce. « Pour moi, c'est capital », commente Steiner8. En effet : même si l'usage de la métaphore est très répandu dans les pratiques textuelles concernant la musique, on peut considérer que le fait de s'abstenir de cette « facilité » est un hommage, une reconnaissance de l'unicité de la musique, de son intraduisibilité, de sa résistance à la paraphrase. Dans Langage et silence, G. Steiner, évoquant Oppenheimer, rappelle son refus de l'usage de la métaphore concernant les sciences : « Rien ne sert d'essayer d'expliquer au profane les concepts des mathématiques ou de la physique moderne. Cela ne peut être fait honnêtement et franchement. Le faire par des métaphores approximatives, c'est répandre des idées fausses et entretenir une illusion de compréhension9 », aurait dit Oppenheimer. Peut-être l'absence du recours à la métaphore lorsque G. Steiner parle de miisique, peut-elle être mise en relation avec l'affinité entre musique et mathématiques, inlassablement affirmée.

L'ascèse concernant la métaphore de la musique peut encore revêtir d'autres significations, peut-être plus cryptiques - et ouvrir alors des perspectives, des ponts de compréhension nouveaux. Dans un fragment de texte intitulé « Langage et musique », Adorno s'interroge sur les possibles similitudes entre langage et musique, sur leurs irréductibles antinomies. Et le philosophe de l'École de Franc-fort affirme : « Toute musique a pour idée la forme du Nom divin. Prière démy-

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thifiée, délivrée de la magie de l'effet, la musique représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d'énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significationsI0. » À ma connaissance, Steiner ne se réfère pas expressément à ce fragment - mais il ne s'inscrirait sans doute pas en faux contre l'hypothèse avancée par Adorno. Non qu'il s'agisse d'élucider le mystère de la musique", moins encore de l'assimiler à Dieu. A propos de la musique et de la place qu'elle occupe dans l'univers steinerien, j'évoquais néanmoins plus haut la parole du Dieu hébraïque, « Je suis ce que je suis » - parole si souvent rappelée dans l'œuvre de Steiner, parce qu'elle ne cesse d'interroger « l'animal doué de langage » qu'est l'homme. Il ne s'agit pas d'assimiler la musique à la substance divine (peut-être davantage à la présence divine, si malaisé soit-il, pour un profane de la théologie, d'établir un distinguo ?). Mais face à l'évidence affirmée de l'être de Dieu, face à l'évocation du Buisson ardent - brûlure d'éternité dont la musique, peut-être, est l'expérience humaine spatio-temporelle la plus proche - , face au veau d'or que brise Moïse lorsqu'il descend du Mont Sinaï et retrouve son peuple devenu idolâtre, il est tentant d'évoquer le commandement divin : « Tu ne feras pas d'image de ton Dieu. »

On l'a constaté, la musique occupe une place particulière dans l'œuvre de G. Steiner - place que l'on pourrait à présent résumer ainsi : « Tu ne feras pas d'image de la musique. » Parce que, même si la musique n'est pas Dieu, elle transcende l'image (er l'on comprend mieux, ici, la sélection qu opère Steiner parmi « ceux qui ont su parler de musique »). À plusieurs reprises, et de manière particulièrement élaborée dans Grammaires de la création, G. Steiner postule l'existence d'une affinité entre contemplation mystique et écoute ou création musicale. Pourrait-on « imaginer » - c'est-à-dire, en l'occurrence, « imager », « métaphoriser » l'expérience mystique, l'expérience musicale ? Certainement pas directement, sans médiation aucune - qu'il s'agisse de langage métaphorique, de glose, d'arts plastiques opérant un déplacement transformant - passant par quelque chose de transitoire pour former image. La musique ne souffre aucune médiation - témoin l'anecdote concernant Schumann. Toute médiation indui-rait ou postulerait l'existence d'une équivalence possible, d'une métaphore sacri-lège.

Car il faut bien, au bout du compte, admettre que, dans l'univers steinerien, la musique entretient une relation avec la sphère du sacré. Et l'on comprendrait comment et pourquoi, dans la conclusion de Grammaires de la création, G. Steiner pose la question de la possibilité de création artistique relevant d'un « athéisme authentique » - non « l'agnosticisme-aspirine » dans lequel baigne notre époque : « L'athéisme peut-il, pourra-t-il susciter une philosophie, une littérature, une musique ou un art d'envergure ? » Et G. Steiner interroge et commente, avec cette extraordinaire curiosité du futur, qui lui est propre : les œuvres de véritables athées « rivaliseront-elles avec les dimensions, les forces de persuasion, propres à transformer la vie, que nous avons connues ? Quelle serait la contrepartie athée d'une fresque de Michel-Ange ou du Roi Lear ? Il serait impertinent d'exclure cette possibilité. Ou de nier combien cette perspective est fascinante12 ».

III

Dans le dernier chapitre d'Après Babel, G. Steiner jette les bases d'une approche « topologique » de la culture, d'œuvres littéraires, artistiques et musicales. « On peut qualifier de topologiques ces transformations multiples et

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réflexion s'ouvre au musicologue : il faudra certainement beaucoup de temps pour élaborer et mettre au point une méthode d'investigation qui, sans qu'il soit question d'invalider les modèles et les méthodes d'analyse déjà existants, apporte quelque chose de neuf et élargisse les perspectives au-delà d'une simple « analyse comparée ».

Pour l'heure, on se contentera d'évoquer le cas des transcriptions : topologie intra-musicale, mais dans le cadre rigoureux d'un « modèle » ou d'une « figure » donnant lieu à des transformations dont il faudra inspecter les propriétés topo-logiques. Les transformations qu'implique la transcription n'affectent pas, semble-t-il à première vue, les propriétés fondamentales invariantes des différents points de la figure, propriétés qui constituent sa topologie. On évoquera à ce propos deux exemples de transcription d'œuvres de Schumann : quelques pièces de l'Album fur die Jugend op. 68, orchestrées par Adorno, et quelques extraits du Carnaval op. 9, orchestrés par Ravel. Dans les deux cas, il s'agit de pièces pour piano - techniquement plus difficiles dans le cas du Carnaval (Respecti-vement nés en 1875 et en 1903, Ravel et Adorno s'inscrivent tous deux dans le XX' siècle, et Schumann, mort en 1856, est largement leur aîné.)

Chatoyante, richement colorée, l'orchestration de Ravel altère fortement le texte schumannien, bien que le compositeur se livre à une simple transcription pour orchestre. Très chargée en cuivres (vents et percussions) et presque massive, cette orchestration s'éloigne de l'original pianistique, qui apparaît comme une « autre œuvre ». À l'écoute de cette transcription, il est difficile de reconnaître Schumann ; on ne peut s'empêcher de penser aux « corrections » qu'apporta Rimski-Korsakov à la partition de Boris Godounov laissée par Moussorgski : har-monies aux rudesses adoucies, orchestration plus « policée », plus séduisante -trahison rendant bien fade, voire anodine et docile, l'œuvre de Moussorgski, affirment généralement les spécialistes de Moussorgski et de la musique russe. De même, écoutant la transcription de Schumann par Ravel, on ne retrouve pas, malgré le respect des paramètres harmoniques, mélodiques et rythmiques, ce que Schumann donne à entendre et à jouer dans le Carnaval.

Toute différente apparaît l'orchestration d'Adorno. Cinq pièces sont orchestrées, selon un ordre de succession choisi par Adorno. La pièce centrale, « Lied italienischer Marinari », est particulièrement représentative du travail auquel se livre Adorno. Le triton mélodique initial, forte puis répété pianissimo comme en un écho assourdi, matérialise une atmosphère très particulière, propre à Schumann - mais propre aussi, on le constate d'emblée, à la Klangfarbenmebdie dont la trilogie viennoise que forment Schönberg, Berg et Webern (et que fré-quenta longuement Adorno), se font les hérauts, en même temps qu'ils en consti-tuent le fer de lance. Adorno procède par petites touches, utilise en solistes les instruments de son orchestre, indique des doublures qui modifient les sonorités. Il ne néglige aucune des indications d'interprétation qui figurent dans le texte de Schumann ; l'instrumentation, au contraire, contribue à souligner discrète-ment ces indications (nuances, accents, liaisons, ruptures). Ainsi crée-t-il une atmosphère mystérieuse et haletante, caractéristique de Schumann. Le texte ori-ginal est préservé, et ce dont on n'avait pas forcément une claire conscience apparaît avec une force nouvelle. On peut, semble-t-il, considérer que les trans-formations qu'Adorno a fait subir au texte de Schumann préservent les conti-nuités et les discontinuités (au sens mathématique et musical du terme) ; il y aurait donc bien une invariance topologique : les déformations et transformations n'altèrent pas la figure topologique initiale. On est tenté de rapprocher ce cas de la déclaration cardinale à!Après Babel·. « comprendre, c'est traduire » - bien que G. Steiner insiste sur le fait que la musique est de toute manière intraduisible. Dans le cas de l'orchestration de Ravel, on a l'impression d'entendre un extrait

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du traditionnel concert du premier de l'an à l'Opéra de Vienne - ce qui ne convient pas exactement au texte schumannien... Sans doute y a-t-il « transcrip-tion » - il n'y a en tout cas pas « traduction », mais plutôt « gauchissement ». On peut donc émettre une hypothèse selon laquelle la déformation que fait subir à l'œuvre originale l'orchestration ravélienne propose une reformulation qui ne préserve pas l'ensemble topologique : établir des liens quand il n'y en a pas, c'est trahir les structures topologiques de l'œuvre16.

Il faudrait aussi s'interroger, par exemple, sur ΓHommage à R Sch. op. 15/d de György Kurtàg. Explicites ou cryptées, les références à Schumann fourmillent dans cette œuvre pour « clarinette (aussi - auch — grosse caisse), alto et piano ». Il s'agit certes d'une composition originale, mais on pourrait se demander s'il est possible de déterminer des structures topologiques communes à l'œuvre schu-mannien et à l'Hommage à R. Sch. - voire à d'autres œuvres de Kurtàg17. Cela impliquerait une analyse rigoureuse, qui devrait aller bien au-delà de ce qu'on a coutume d'appeler plus ou moins vaguement « influence ».

On pourrait encore, toujours dans le domaine des topologies intra-musicales, aborder avec un regard et une oreille neufs la question de l'interpré-tation musicale. Dans Après Babel, Steiner consacre un chapitre au « mouvement herméneutique », dans lequel il décrit très exactement (mais sans doute pas à son insu) l'acte d'interprétation musicale. Le mouvement herméneutique, ainsi que le définit G. Steiner, « consiste à faire jaillir une signification et à l'acheminer par un acte d'annexion18 ». Ce mouvement comporte quatre étapes : un « élan de confiance », qui suppose la « générosité absolue du traducteur » (de l'inter-prète ?) ; et puis « ça résiste », pourrait-on dire pour résumer la deuxième étape, et « l'agression succède à l'élan ». La troisième phase est « incorporation au sens fort du terme » - incorporation qui ne va pas sans risques, et qui ne s'avérera fructueuse que si la quatrième étape peut survenir, « le retour du piston si l'on peut dire, qui complète le cycle », car « il faut que l'acte herméneutique établisse une compensation. S'il se veut authentique, il doit se faire l'agent d'un échange et d'une parité restaurée19 ». Tout musicien interprète, qu'il soit amateur ou professionnel, devrait lire et méditer ces pages - car Steiner, ici, donne sens à ce qui caractérise le travail de l'interprétation musicale.

Toute l'œuvre de Steiner est imprégnée, informée par le fait musical. Après Babel cependant, fait naître pour le musicien de larges perspectives de recherche et de réflexion : il est à peine besoin de transposer, et l'on peut procéder par analogie, depuis le travail de l'interprète jusqu'aux topologies intra-musicales de la culture. Les intuitions musicales de Steiner semblent toujours actives, et pas seulement lorsque l'auteur parle précisément de musique.

I V

L'orchestration du Carnaval de Schumann par Ravel, dont on a vu qu'en quelque sorte elle ne préserve pas les structures topologiques de l'original, peut-elle être considérée comme une trahison ? Plus largement, peut-on considérer qu'il est des musiques mensongères ? Une affirmation de G. Steiner incite à poser cette question : la musique « est étrangère au vrai et au faux », elle « fonctionne hors du vrai et du faux, du bien et du mal20 ». Interroger cette particularité attribuée à la seule musique, c'est prendre en considération un questionnement serré concernant la musique, les forces de vie et de mort qu'elle recèle peut-être, le reflet d'attitudes sociales et mentales qu'y discerne le remarquable observateur

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D'autres paramètres, liés à ceux qui ont déjà été évoqués, ne laissent pas d'inquiéter G. Steiner : la « retraite du mot » au profit du sonore - et, corré-lativement, l'évitement du silence. Dès Langage et silence, l'auteur abordait ce problème. 11 dénonçait déjà (à tort ou à raison) l'absence, voire la négation du silence qui caractérise la fin du XX1 siècle : rejet de l'antique « autorité » verbale, fuite devant la possibilité de méditer, de lire vraiment, d'engager un dialogue muet avec un livre et son auteur, avec soi-même ; fuite, réciproquement, devant l'écoute de musiques « difficiles », recelant des silences qui ouvrent un espace d'éternité (Steiner évoque souvent Webern à ce propos). Les rassemblements de « jeunes » communiant en une même fraternité assez illusoire au sein d'une matrice musicale stridente, assourdissante dans tous les sens du terme, plongent dans la perplexité le philosophe du langage. Sans sacrifier à aucun phénomène de mode, mais désireux de comprendre son époque, G. Steiner connaît, écoute les productions des courants musicaux contemporains et de leurs héros - ceux qui rassemblent les foules et se plaisent à se mettre spectaculairement en scène. Inlassablement, l'humaniste dénonce l'aliénation, le renoncement à l'indivi-dualité qu'impliqueraient ces rassemblements, ou même le simple et incessant « fond sonore » qui accompagne - ou plutôt oblitère irrémédiablement - toute activité.

Malgré ses efforts, G. Steiner avoue ne pas comprendre le rock, ni bien d'autres sous-ensembles du rock, alors que le jazz lui est familier. « Le rock me paraît être de l'autre côté de l'humanité », déclare-t-il. Quel peut bien être cet « autre côté » ? C'est peut-être que le rock (tout comme les courants qui en sont issus) affirme invinciblement une négation, une forclusion de la question de la mort. Dans Grammaires de la création, G. Steiner montre bien comment la dis-simulation des cadavres, l'aseptisation de la mort - en termes plus policés la négation, autant que faire se peut, de notre condition mortelle, ne peut que provoquer par rebond une négation des commencements eux-mêmes, avec des conséquences redoutables : s'il n'y a plus ni fin ni commencement, alors il n'y a ou il n'y aura plus de création. Le rock et les musiques apparentées s'élabo-rent-elles sur un écrasement de la finitude, donc de l'humain, et s'enferment-elles dans un présent qui équivaut à un oubli de la nature « naïve » ? C'est peut-être cela qui fait que G. Steiner dit ne pas comprendre le rock : peut-être en fait le comprend-il trop bien - « de l'autre côté de l'humanité ».

Cet autre côté de l'humanité, par-delà le rock, ou en-deçà, quel est-il ? On touche peut-être là à l'autre mystère, celui de la coexistence de l'art et de la barbarie totalitaire, et plus particulièrement de l'abomination nazie. On sait bien que, pour les régimes totalitaires, tous les moyens sont bons pour bâillonner la création et l'expression artistiques - promesses et gages de liberté.

G. Steiner commente avec une éloquence discrète et concise les entraves que doivent surmonter les créateurs d'art et d'avenir dans de tels régimes, et rend hommage à ceux qui furent broyés par les machines infernales. La tyrannie enferme dans le présent, nie le passé, met tout en œuvre pour en distiller l'oubli - G. Steiner le constate à maints égards, à maintes reprises. Cela ne résout pas pour autant la question taraudante : comment se fait-il que les mêmes hommes aient pu effectuer leur journée de « travail » dans des camps de concentration et, au soir, lire de la poésie et écouter de la musique ? Quelle anesthésie, quelle spécialisation, quel cloisonnement de la conscience cela suppose-t-il ? À quoi bon tout l'art du monde ? À cette question G. Steiner n'apporte aucune réponse, il se contente de questionner. Questionner, c'est maintenir la plaie ouverte, en assumer la brûlante douleur, afin que jamais l'oubli ne puisse recouvrir de cendres infâmes la réalité de l'horreur : jamais, tant qu'on n'aura pas compris - et com-prendra-t-on jamais ?

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Cette question cruciale nous ramène au propos initial : la musique peut-elle mentir ? Si l'on prend en considération le problème que pose la pratique musicale attestée dans les camps de la mort nazis, alors on peut, on doit bien admettre que la musique est étrangère au vrai et au faux, au bien et au mal, comme l'affirme Steiner. Mais le trouble n'en est que plus grand, l'opacité envahit le champ de réflexion. « La parole humaine ne saurait se passer de la fausseté. Elle a bien pu naître des nécessités de la fiction, du multiple besoin de "dire ce qui n'est pas"26. » À cette redoutable liberté la musique n'a pas droit, car elle n'est pas dans son essence : la musique est, elle ne dit pas. « Spinoza voyait dans la musique le vrai visage de la vérité27 », rappelle Steiner. Si l'on admet cela, alors la musique n'est plus, n'est pas étrangère au vrai et au faux, elle est le vrai. Et l'on retrouve l'hypothèse selon laquelle, de même que « Tu ne feras pas d'image de ton Dieu », « tu ne feras pas d'image de la musique » - car elle n'en a nul besoin. Et pourtant : « Avant de "vivre" la musique et pour la "vivre", il faut la "comprendre"28 » - tel est l'impératif que formulait Boris de Schlœzer. Dans le cas de la musique, à la différence du langage verbal tel que l'approche G. Steiner, certes comprendre, ce n'est pas traduire, mais c'est se donner le moyen de vivre, à la pointe de l'instant, le passé, le présent et le futur unis.

NOTES

1. Errata, p. 109. 2. Grammaires de la création, p. 59-61. 3. Entretiens, p. 122. 4. Ibid. 5. Errata, p. 94. 6. Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit, Paris, Pion, 1964, p. 30. 7. Roland Barthes, L'Obvie et l'obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 252. 8. Ce laconique mais éloquent commentaire figure dans un entretien paru en 1995 dans Paris

Review, traduit in G. Steiner, Les Logocrates. Voir aussi Barbarie de l'ignorance, p. 81. 9. Langage et silence, p. 63. (C'est moi qui souligne.) 10. Theodor W. Adorno, « Fragment sur les rapports entre musique et langage », in Quasi um

Fantasia, Francfort, 1963, crad. Jean-Louis Leuleu avec la collaboration de Ole Hansen-Lôve et Philippe Joubert, Paris, Gallimard, 1982, p. 3-8.

11. G. Steiner évoque fréquemment la formule de Lévi-Strauss dans ses Mythologies, selon laquelle « l'invention de ia mélodie » constituerait le « mystère suprême de l'homme ».

12. Grammaires de la création, p. 402-403. 13. Après Babel 1998, p. 571 (chapitre 6, « Topologies de la culture », p. 557-631). « La "déforma-

tion" dont il s'agit préserve les continuités et discontinuités. Un bloc d'un seul tenant ne peut pas être transformé en fragments épars et discontinus. Réciproquement, des fragments discontinus ne peuvent pas être transformés en un bloc d'un seul tenant »

14. Ibid., p. 568. 15. Beethoven, Fantaisie op. 80, mes. 507-514 et 567-574, et Neuvième Symphonie op. 125, Qua-

trième mouvement, Allegro assai, mes. 91-94. Ces analogies peur-être topologiques sonr exposées et analysées plus précisément dans « Beethoven : la Fantaisie pourpiano, orchestre et chœur op. 80 », Analyse musicale n° 34, novembre 1999, p. 5-15.

16. À propos de la transcription, il faut signaler le livre récent de Peter Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001, qui offre une approche utile à celui qui souhaite s'aventurer dans la recherche de topologies intra-musicales.

17. Je remercie Grégoire Tosser, jeune collègue auteur d'une thèse en cours d'achèvement consacrée à la narrativité et la fragmentation dans l'œuvre de Kurtàg, qui m'a feit connaître l'œuvre men-tionnée ici.

18. Après Babel p. 403. 19. Ibid., p. 403-408. 20. Errata, p. 102 et 108. 21. Ibid., p. 94. 22. Dans le château de Barbe-Bleue, p. 137. 23. Errata, p. 103.

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les « comprendre », l'appareil théorique est de plus de secours en musique qu'en architecture, car ce que le musicologue Philip Herschkowitz appelle « la géométrie dans le temps » est moins facile à entrevoir que celle « dans l'espace ».

Par contre, je n'ose contredire ceux qui, tels Karl Popper, affirment que la portée de la musique (singulièrement du contrepoint) surpasse celle de toute autre forme d'activité de l'esprit humain, ni ceux qui, comme George Steiner ou Cioran, soutiennent que l'Occident a donné sa mesure en musique plus que dans tout autre domaine, et que c'est elle, la musique, qui sauve son honneur. Pour autant que j'aie pu les lire, nul d'entre eux ne dit pourquoi.

La musique touche-t-elle, comme ils l'attestent, au sublime ? Cela ne m'ennuie pas de le répéter avec eux. Mais il existe néanmoins d'autres domaines qui y touchent aussi. Les mathématiques par exemple. (On pourrait même prétendre, comme le fait le philosophe Terente Robert, que ce sont elles qui fournissent le seul critère apte à différencier les hommes en profondeur ; certains ont accès aux beautés escarpées de la logique, de la topologie et de l'algèbre — d'autres, non.)

Musique et mathématiques ne touchent pas au sublime de la même façon. Sans doute. Mais deux fugues de Bach, deux théorèmes de Fermât ou de Cayley, deux démonstrations d'Euler ou de Galois n'y atteignent pas pareillement non plus. Est-il impossible de traduire en français ou en allemand une symphonie de Mahler ou de Beethoven ? On ne saurait davantage y traduire un tableau de Clouet, de Klee ou de Klimt, ni une sculpture de Hajdu, Canova ou Brancusi.

L'histoire de la musique offre maints exemples de règles d'écriture qu'on pourrait comparer à celles d'une grammaire. Pourtant, affirmer que la musique est un langage intraduisible ne rime à mon avis pas à grand-chose, puisque la musique — la musique dans son ensemble - n'est guère un langage, et que, partant, la question de sa traductibilité ne se présente pas, du moins pas à mon esprit.

Musique, langage, logos, ressortissent à des classes de concepts distinctes : « Musique » et « logos » me semblent notions plus vastes, plus générales, que « langue » et « langage ». Souvenons-nous de Bertrand Russell et de sa Théorie des types·, poser un signe d'égalité entre les différents degrés de généralité des concepts, entre les concepts dérivés et ceux dont ils dérivent, expose nos raison-nements à des contradictions : ils en deviennent, comme disent les logiciens, inconsistants.

En somme, je crois qu'on ne peut assimiler la musique à une forme de « logos » ; c'est plutôt le verbe qui représente un cas particulier de « mélodie », de musique dont le déroulement prend, il est vrai, allure linéaire, et où l'on attribue aux éléments du discours un sens qui leur est extérieur.

On ne traduit que d'un langage vers un autre, opération pendant laquelle on tente de préserver les significations et les sens du discours lors même qu'on est forcé d'en trahir la syntaxe. Quant à la musique, seule peut se poser la question inverse : qu'advient-il des « sens » quand on transpose une structure ? Sont-ils sacrifiés totalement ou bien en reste-t-il comme un goût ? Que devient une structure mathématique quand on « la » fait sonner ? Que devient le « sens » d'une musique dont la structure est transformée en image ou muée en sculpture ? Autant de questions qui ont hanté dès les années cinquante un Pierre Boulez, un Aurel Stroe, un Anatol Vieru, un Iannis Xenakis.

Dire que la musique est un langage n'est qu'une métaphore ou, si l'on préfère, un amalgame. C'est comme si l'on affirmait que la pensée elle-même — celle qui traverse une existence humaine - constitue, elle aussi, un langage. Non, à l'évidence notre pensée n'est guère un langage, bien qu'elle puisse - au stade exprimé — s'incarner en mots, au sein d'une langue quelconque. Mais à ce stade-là, que subsiste-t-il de sa substance originelle et de sa nuance première ?

L'intraductibilité de la musique n'est pas sans analogie avec celle de la

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pensée elle-même. Sauf pour les choses élémentaires, nul ne parvient à dire exactement ce qu'il pense. La plus grande partie de notre pensée demeure, à proprement parler, indicible, de même que ce dont émanent ses tons, ses couleurs, j'entends les émotions, les sentiments, les mouvements de l'âme.

Pourtant la confusion entre musique et langage reste séduisante. Après tout, le compositeur écrit. Est-ce à dire qu'il exprime ? Une pensée exprimée tend à devenir linéaire ; elle tend à devenir formule. Or en musique à peu près rien n'est linéaire ; la musique est avant tout polyphonie, comme la pensée intérieure, comme la pensée non exprimée, à son instar, à son image. Elle est, à l'égal de la pensée, polyphonie teintée. De consonances, de dissonances, d'états d'âme, qui, tons de la pensée autant que de la musique, procèdent de la simultanéité, c'est-à-dire, par parenthèse, d'une certaine idée d'espace.

George Steiner constate que la psychanalyse n'éclaire en rien le mystère du phénomène musical. Peut-être, mais elle n'en suggère pas moins une chose. Philip Herschkowitz remarquait déjà que les trois principes fondamentaux du développement polyphonique — à savoir : l'imitation, le renversement et l'accu-mulation (ou stretta) - sont rigoureusement les mêmes que ceux qui, d'après Freud, président au déroulement des rêves : Verschiebung, Umkehrung et Ver-dichtung1. Si la psychanalyse freudienne entrevoit la pensée comme un contre-point à deux voix — celles, essentiellement, du moi et de l'inconscient - , la tentative de Terente Robert « d'inspecter les coulisses de la pensée », à la fois plus poussée, nuancée et précise, suggère, elle, une polyphonie autrement com-plexe, émanant de maints sub-ego, certains stables, d'autres éphémères. Du reste, la notion de sub-ego (ou de voix) éphémère fait songer à un contrepoint libre, relâché, et, plus encore, à une hétérophonie nous pensons tous tantôt à l'unisson avec nous-mêmes, tantôt en contrepoint.

Il est troublant de soupçonner que la polyphonie, celle que Karl Popper n'hésita pas à désigner comme le plus grand accomplissement de la pensée humaine, est précisément la métaphore, l'allégorie même de cette pensée.

La musique, au rebours de la peinture, me paraît un art d'introvertis : l'une tente de reconstruire la pensée face au monde ; l'autre, à l'exemple des mathé-matiques, retrace les labyrinthes de la pensée à l'intérieur d'elle-même.

NOTE

1. C'est-à-dire: déplacement, renversement, condensation. (N.iÉ.)

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Steinhaube Zeit. Und üppiger quellen die Locken des Schmerzes ums Antlitz der Erde1 [...].

Car il fallait tenter d'offrir à la danse figée des heures la fluidité de l'eau ; à la vase la richesse du limon...

Da du geblendet von Worten inh stampfit aus Nacht, den Baum, dem sein Schatten vorausblübt' [...].

Et l'on a essayé, tout en sachant que cela ressemblait au suicide. Nous avons lu le poète allemand. Nous avons écouté ses silences. Nous

avons appris à déchiffrer les signes gris sous les pierres. Sans doute n'avons nous pas tout compris. Mais nous avons continué à écrire et, pour vous, nous avons dessiné une marelle à la craie sur les murs d'une ville sans tableau noir. Il est si difficile ici de faire aimer les mots. Vos phrases de joie triste irradient et protè-gent, dans le Secret du soir magique et des Naissances. Vous vous êtes adressé à nous comme le poète qui, une nuit, parla chétif au tremble : Espenbaum, dein Laub blikt weiss ins Dunkel. Formule insensée, dont vous connaissez les sources de l'invraisemblable douleur. Votre présence se tient à l'aune d'un recueil de poèmes, où il est question des mots qui ne sont pas revenus et des Babel en cendres.

Si le mariage de la poésie à Drancy demeure un affront fait à la logique -comme vous les affectionnez tant - la rencontre entre l'instance universitaire que vous êtes et le monde de mes élèves contrarie tous les pronostics. Il y avait bien plus qu'un creux béant de sel et de mer entre Cambridge et la Seine-Saint-Denis. Vous le saviez. Je l'ai dit aux enfants. Us vous ont lu et ils vous ont aimé. Ils vous ont rencontré à travers un chapitre consacré au rêve d'une Ecole Créatrice, hommage rendu à cette page de Péguy, invite à la lecture, propédeu-tique joyeuse à l'écriture. Belle fable d'intelligence, où la générosité de 1 auteur qui commente rend un peu moins vaines nos existences de lecteurs, puisqu'elle affirme que sans la lecture la page écrite, le mot calligraphié, l'enluminure pieuse, s'effacent et meurent. Heureux jeunes gens dont Dante danse au fond des yeux ! Je dois vous le murmurer : ils l'ont presque cru et nous aimons vos fables de sorcier. Puis vint, un peu plus tard dans 1 année, votre commentaire du tableau de Chardin : Le Philosophe occupé à sa lecture. Moment de grâce où le lecteur en habit, assis dans sa bibliothèque, lit un précieux in-quarto. La cérémonie que vous instauriez autour de la lente analyse de cette image, a fini de figer une véritable révolution dans l'esprit des jeunes lecteurs. Elle devait sacrer le triomphe de la lenteur et du silence sur leur vacarme journalier. Les élèves n'aiment pas lire car ils ne voient pas les images et ils n'entendent pas la musique. La lecture abandonne le coeur et l'esprit à l'inconfort du soubresaut : l'on pressent la beauté, mais on n'y a pas accès. On reste acculé à la lente agonie des jours, lesquels sifflent sournoisement à l'oreille des enfants que la beauté a les yeux crevés. Le mot est pour eux ce vieillard voûté, appuyé sur l'échiné exténuée d'une fille maudite. La grande bibliothèque que ces petits auteurs ont construite à travers leur livre est un labyrinthe qui tente de circonscrire le centre de sa propre malé-diction. Nombril de cauchemar qui danse et qui crie. La première page de votre essai, Dans le château de Barbe-Bleue, pose la question de savoir si l'Humanité ne vient pas d'ouvrir la dernière porte sur la nuit. Elle l'a fait. Mais mes élèves

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restent au seuil des portes. Ils viennent après la déconstruction et ils n'ont pas l'intuition des causes. Leur ghetto est linguistique. Les mots ne résonnent plus, les bouches sont pleines de plomb fondu, mais ils ne savent pas pourquoi. Ils bâtissent leur propre Thèbes pestiférée et leur Château sous la neige, car la littérature est à ce point désincarnée qu'elle leur interdit la patience. Mes petits arpenteurs, fourvoyés dans les corridors, ont dévidé le fil du sens de ce qui par vous devenait possible. Ils ont rencontré les pages des livres en les écrivant eux-mêmes. Ils ont embrassé le poème en le réinventant. Puis venait la définition du « classique », ce puits sans fond où l'on se noie et qui nous lit plus que nous ne lisons. A travers votre analyse de ce qu'on pourrait nommer l'Éternité, on s'est piqué les yeux et la langue au sel de votre esprit talmudique. Vous avez appris à mes élèves et j'ai réappris avec eux, combien il était riche - quoique désespérant - , de préférer la question à la réponse. Le classique nous questionne sans cesse et vous rendez supportable cet inconfort. Une partie de votre œuvre fut accessible à mes élèves, car elle exige l'humilité chez celui qui lit, condition indispensable pour vous suivre. Vierges de tout présupposé culturel - pour leur plus grand malheur parfois - , mes lycéens ont été à certaines heures de tous vos lecteurs les plus respectueux. Ce qui dépasse, ce qui écrase au plus haut point, est didactique. Le vertige ressenti devant la densité de vos écrits nous a enseigné. Les lycéens ont eu l'intuition que dans la difficulté quelque chose se jouait. Ils ont deviné en vous un maître à lire, c'est-à-dire un maître devant être lu et permettant la lecture.

Après Murmures, il y eut Tohu-bohu une tragédie où votre tutelle se devine à chaque page. Prague, Le Golem, le Chem, les Alchimistes, le Juif errant, Bec-kett, Kafka. Un effort de ma part pour éviter le « nougat rutilant », le goût pour « l'archi mauve » et les « incantations hystériques à la Simone Weill » - ce sont vos mots - qui rendirent jadis une tragédie écrite pour vous si risible. Il s'agissait du pari intenable que vous, l'auteur des Antigenes, me lanciez. Vous me mettiez au défit de réécrire 1'Antigone que Néron aurait composée il y a vingt siècles. Tragédie en l'occurrence jamais retrouvée. Puis vous ajoutiez que l'élève de Sénèque s'était réservé le rôle de la jeune femme. Beau programme de perversion intellectuelle et esthétique ! Belle politique d'accaparement ! Je suis tombée dans le piège d'école que vous me tendiez. Antigone citharède, Néron androgyne, étaient les fantômes d'un autre temps, le rêve impossible d'une autre façon d'écrire que vous ne pouviez tolérer. Vous saviez que la nièce de Créon serait sous ma plume la vengeresse des mots et des symboles, alors que vous ne placez le tout juste admissible que dans le silence. Vous haranguez que le siècle où nous vivons est celui de Beckett et de Brecht, non celui de Diaghilev. Vous n'aimiez pas mon Antigone. Longtemps j'ai ri de votre lettre sans rien dire. A présent, je souhaiterais vous répondre en vous offrant une anecdote. Lors d'un enregistre-ment radiophonique, j'ai rencontré un écrivain qui faisait écrire à des lycéens des poèmes où il était question de la gare, de l'hypermarché, du bus 213, du fast-food, du terrain de foot grillagé de la cité. Décor urbain connu. Béton et ciel gris. La poésie du réel, afin d'être de son temps et de ne pas tricher. Mes élèves, jetés au cirque (car c'est là que nous étions) étaient broyés par la meule de la vindicte publique. Ils furent taxés de dangereux passéistes et moi d'indigent plébiscite. Ils avaient lu Baudelaire et les grands mythes ; ils écrivaient et publiaient des livres, un philosophe et un directeur de théâtre les préfaçaient : tout cela était très suspect. Des amis normaliens ayant assisté à la création de Tohu-bohu sont venus me voir à la fin de la représentation. Us ont concédé que cela était -fort joli, avant d'ajouter qu'il était discutable d'imposer à ce type de public une « culture bourgeoise ». Les élèves ne prennent conscience de ce qu'ils sont que lorsqu'ils sont confrontés à l'altérité. Et tôt ou tard, ceux qui un soir

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Mais aux cours des conférences - prononcées en Sorbonne - l'évidence fait sortir le Collège de France de ses gonds. L'estrade où sont assis les communicants, plus Normands qu'Anglais, ressemble davantage à une joute de petits marquis où s'agitent saillis, rubans et pompons, qu'à Waterloo. Vous ne supportez ni le vide de la pensée ni l'arrogance des mots : le séisme d'opinions que vous déclen-chez quand vous prenez la parole prouve l'un par l'autre.

Et pourtant, la grammaire reste pour vous une ontologie cousue de secrets. La musique vous habite. Elle occupe une place de choix dans votre vie et votre pensée. Elle « manigance des silences actifs13 ». La page qui doit s'écrire est une partition : « L'écrivain [...] entendra dans le mot les échos lointains, les sonorités profondes de ses origines. Mais il sera aussi sensible aux harmonies, aux nuances, aux connotations, aux parentés qui vibrent autour du mot14. » On n'est pas loin ici de I'anamnèse platonicienne, applicable cette fois-ci à la grammaire. Vous vous méfiez des mots et, à la fois, vous dites qu'il faut s'abandonner à leur pouvoir incantatoire. Aucune forme de pensée ne vous fait peur, m'avez-vous dit, avant d'avouer que vous ne pourriez affronter la rencontre avec un vrai poète, source de musique: vous en trembleriez de tout votre corps, vous n'y survivriez pas. Vous m'avez appris que c'est au poète qu'appartient la Création et à lui seul. C'est lui qui fait et dit en même temps. Les autres ne font que parler. La glose est aussi apathique que muette. Le poète, est « le grand Com-menceur » le « poète intransitif », écrit Char. L'absence de valence du verbe confirme cette évidence. L'acte poétique est absolu. « Le vrai poète est parlé par le langage16. » Le verbe part puis revient sur lui, en l'enveloppant. Vous placez la création au-dessus de toutes les gloses.

J'aimerais revenir à cette terrible métaphore empruntée à Tolstoï que vous inscrivez en épigraphe à votre œuvre avec une modestie sincère mais excessive, il me semble. « Je suis le postier et non l'auteur de la lettre. » Suivez-moi, je vous prie, sur les lignes des portées et de l'harmonie. L'interprète crée lorsqu'il consacre sa voix ou son instrument à l'œuvre musicale. Celle-ci n'impose à l'artiste aucun dogme prédéterminé, mais au contraire lui suggère l'arbitraire et la liberté. Quand vous lisez les grands textes, vous y débusquez leur substrat musical. Et à cette musique première s'ajoute la vôtre, la cadence toute harmonique de votre pensée. Le chant amœbée que vous créez devient alors poème symphonique. Vous faites résonner la littérature. Votre voix occupe l'espace comme votre présence. J'aime vous voir, vous entendre parler des poètes plus encore que de vous lire à leur sujet. Et sans ce constat vécu, comment saisir votre pensée relative à un certain « donjuanisme des langues », à ce pouvoir sur l'amante bêtement monoglotte que l'on peut posséder ? Le mot truchement, à votre encontre, n'a peut-être jamais fonctionné si pleinement. Sibylle un peu folle ou follement inspirée ! C'est l'image que j'ai de vous parfois, cher maître, et avec tout mon respect. La manie que vous avez de passer d'un auteur à un autre à l'écrit, et qui peut apparenter quelques-unes de vos pages à une cataracte onomastique sans fondement, se réalise dans vos discours. Vous vivez la littérature et ses auteurs. Si vous glissez de Dante à Celan pour revenir à Tolstoï ou Homère, c'est parce que leurs textes sont à ce point connus de vous qu'il ne reste entre eux que l'espace du fil de soie qui les relie. Vous êtes ce funambule sur le fil des auteurs. Vous précipitez dans le vide vos lecteurs ou auditeurs comparses, que vous ne supposez pas sujets au vertige. Le terrain sur lequel vous les conduisez doit être connu. Pour entrer en littérature à vos côtés et dans la danse sensuelle de l'esprit que vous suggérez, il n'est pas besoin d'exégèse. Vous placez votre lecteur dans la situation du fellow que je fus quelques heures à Cambridge, lorsque vous me fîtes visiter votre université. Confiance totale et vertigineuse.

A mes yeux un mot vous définit parfaitement : le mot intuition.

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Votre œuvre philosophique participe d'une phénoménologie du sentiment. Il n'y a qu'à vous voir parler des textes que vous aimez pour comprendre que vous incarnez cette matière. Peu en sont capables et ce de façon aussi honnête. Je sais la cadence intérieure de votre œuvre, cadence que l'on retrouve dans votre vie et vos amitiés. L'honnêteté tient de la charge vitale que vous placez dans vos discours. Il y a dans votre compréhension des textes quelque chose de sensuel, et, dans votre capacité à en devenir le truchement de génie, un sensualisme. C'est ainsi que je définirais votre singularité. Ce qui fait que votre œuvre ne ressemble à aucune autre. Parce que vous insufflez une vie nouvelle à cette matière d'esprit devenue corps d'esprit qui serait mort sans votre lecture. Le texte littéraire dont vous n'avez de cesse de coudre les liens entre la grammaire et le monde réel est un palimpseste. Chaque strate est pour vous un champ d'inves-tigation propice à l'exercice herméneutique qui vous imposera un corps à corps passionné :

Le monde est un texte à plusieurs significations, et l'on passe d'une signification à une autre par un travail. Un travail où le corps a toujours part, comme on apprend l'alphabet d'une langue étrangère : cet alphabet doit rentrer dans la main à force de tracer des lettres

Ces mots sont ceux de Simone Weil. Je sais que dans vos mains dansent ces mêmes stigmates.

Tu es poésie. Elle est présente en vous, et dans ce que vous êtes et dans ce que vous

dites. Je me souviens d'une conversation que nous avons eue à Cambridge sur

les drogues. Elles sont évoquées dans Errata, mais par défaut. Vous regrettez de ne pas en voir pris. Dépasser les limites, voir l'invisible, sentir l'absence et avec elle l'amour, puisque « l'amour connaît des absences plus véhémentes, plus expressives de la promesse d'espoir, que ne l'est n'importe quelle présence ». Le fumeur de Baudelaire a l'impression d'être fumé par sa pipe. Le langage nous parle plus que nous ne le parlons, nous enseigne Heidegger. L'intelligence est la maîtresse du logos. Dans les mots et la vibration que vous leur conférez, s'installe le mystère et l'évidence confondus. Dans quel curieux monde de l'entre-deux et du vide en suspens nous hasardons-nous lorsque l'on marche à vos côtés ? J'ai eu souvent l'impression d'être comme Alice, happée par un néant plein, où tout allait très vite et très lentement à la fois, comme cela se produit en des moments très rares, quand on s'abandonne au plein du sens et de l'être :

Il faut croire que le puits était très profond, ou alors la chute d'Alice était très lente, car, en tombant, elle avait tout le temps de regarder autour d'elle et de se demander ce qu'il allait se produire. [...] Elle tombait, tombait, tombait. Cette chute ne prendrait-elle donc jamais fin ? « Je me demande de combien de kilomètres, à l'instant présent, je suis déjà tombée ï [...] A quelle Latitude ou Longitude je suis arrivée ? » (Alice n'avait pas la moindre idée de ce qu'étaient Latitude et Longitude, mais elle trouvait que c'était là de jolis mots impressionnants à prononcer19.)

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tements. Vous n'avez toujours été que mesure et indulgence à mon égard. Vous avez reçu mes élèves dans votre thébaïde anglaise, quand l'université française concède si peu de son temps au destin du secondaire. Je vous sais profondément humain, refusant de juger le minable ou le petit, sachant que vous-même vous pourriez être lâche. Il y a dans votre humilité une sincérité rare devant laquelle je m'incline. Qu'ajouter de plus à votre philosophie, à vos intuitions scientifiques et à votre passion philologique ? Je serais ridicule. Je préfère vous envoyer un poème d'Emilie Dickinson ou un cheveu du temps dans une enveloppe cachetée. Le temps s'immobilise quand vous me parlez. Le monde s'énonce à travers vos mots où il y a une place pour le coeur qui veut connaître et sait écouter. Hon-nêteté intellectuelle, sincérité des enfants, charme simple sont les seules raisons de ce miracle. Il y a beaucoup de choses que nous ne nous sommes pas dites et que nous ne nous dirons pas. La secrète connivence, l'intelligence invisible, fibres sensuelles et impalpables de l'amitié fantastique.

NOTES

1. C'est pour rien que tu dessines des cœurs sur la fenêtre : le duc du silence enrôle des hommes en bas dans la cour du château. (Trad. V. Briet)

2. Temps vêtu de pierre. Et les boudes de !a douleur coulent plus luxuriantes autour du visage de la terre [...]

3. Aveuglée par l'édat des mots pourtant tu piétines et tu extraits de la nuit l'arbre dont l'ombre fleurit à l'avance [...]

4. Tremble aux feuilles blanches qui brillent dans les ténèbres. 5. G. Steiner, « Vers une culture plus humaine », Langage et silence, 10/18, p. 17. 6. Réelles Présences, 1994, p. 36. 7. Ibid., p. 59. 8. Char, Fureur et mystère, éd. Y. Berger, Gallimard, coll. Poésie, 2000, p. 130. 9. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduit de l'allemand par. G.-G. Granger, éd.

B. Russel, Gallimard, coll. Tel, 2001, p. 112. 10. Grammaires de la création, p. 325. 11. Réelles Présences, p. 82. 12. Ibid., p. 68. 13. Grammaires de la création, p. 41. 14. Ibid., p. 178. 15. Fureur et mystère, p. 79. 16. Grammaires de la création, p. 114. 17. S. Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Pion, 1988, p. 149. 18. Grammaires de la création, p. 233. 19. L. Carroll, « Descente dans le terrier du lapin », Alice au pays des merveilles, trad. H. Parisot, éd.

J.-J. Mayoux, Flammarion, coll. GF, 1979, p. 97. 20. Réelles Présences, p. 170. 21. G. Steiner, « Sainte Simone : Simone Weil », De la Bible à Kafka, p. 111. 22. Racine, Bérénice, v. 901. 23. Passions impunies, p. 310, 311. 24. « Madeleine à la veilleuse », Fureur et mystère, éd. cit., 207. 25. Ibid., p. 67.

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« Le maître déçu »

Stephen Greenblat

Alors que j'étais en quatrième année à l'université, je fis une demande de bourse pour aller étudier en Angleterre, à Cambridge. Je ne connaissais prati-quement rien aux Études anglaises de Cambridge, mais, fort heureusement, la commission Fulbright en savait aussi peu que moi : elle m'attribua une bourse pour étudier sous la direction de Basil Willey, qui, comme je le découvris peu après m'être installé, était mort plusieurs années auparavant. Le directeur de thèse que l'on me destinait en lieu et place de feu le professeur Willey me sembla extrêmement ennuyeux, quoiqu'il eût sans nul doute plus à m'apprendre que je ne l'imaginais alors, et les deux années qui m'attendaient me parurent soudain une éternité. J'allais voir celui qui répondait au doux nom de « tuteur moral » pour lui demander ce que je pouvais faire. Pour une raison qui m'échappe encore, il me reçut installé dans sa baignoire, mais il me donna de bons conseils. Puisque j'étais américain, m'expliqua-t-il, je n'avais pas à me soucier des règlements autant que mes camarades anglais : je pouvais choisir à ma guise le professeur sous la direction duquel j'étudierai, sous réserve qu'il acceptât ma candidature.

Je me mis alors à interroger toutes sortes de gens, au hasard ou presque — cela me paraît d'ailleurs assez absurde quand j'y repense - pour savoir quels étaient, à leur avis, les professeurs d'anglais de Cambridge les plus brillants et les plus captivants. Assez vite, trois noms se dégagèrent du lot. Par un matin glacial de novembre, j'allais me présenter au premier de ces trois professeurs, F. R. Leavis, qui me prit par le bras et me dit :

« Tout le monde me déteste, ici, mais je prendrai ma revanche, grâce à mon réseau de professeurs, qui s'étend dans le monde entier. »

Je sentis que cela ne marcherait pas. Le deuxième professeur, Raymond Williams, eut la gentillesse de m'accepter

comme étudiant, mais pendant tout le trimestre qui suivit, ce fut les paupières mi-closes et muré dans le silence qu'il écouta mes dissertations hebdomadaires, et son visage exprimait l'ennui le plus profond. Le dernier nom qui avait été cité

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