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Pierre Briant L'histoire de l'empire achéménide aujourd'hui : l'historien et ses documents (commentaire de l'auteur) In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54e année, N. 5, 1999. pp. 1127-1136. Citer ce document / Cite this document : Briant Pierre. L'histoire de l'empire achéménide aujourd'hui : l'historien et ses documents (commentaire de l'auteur). In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54e année, N. 5, 1999. pp. 1127-1136. doi : 10.3406/ahess.1999.279805 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1999_num_54_5_279805

L'Histoire Des Achémenides Aujourd'Hui Pierre Briant

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  • Pierre Briant

    L'histoire de l'empire achmnide aujourd'hui : l'historien et sesdocuments (commentaire de l'auteur)In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54e anne, N. 5, 1999. pp. 1127-1136.

    Citer ce document / Cite this document :

    Briant Pierre. L'histoire de l'empire achmnide aujourd'hui : l'historien et ses documents (commentaire de l'auteur). In: Annales.Histoire, Sciences Sociales. 54e anne, N. 5, 1999. pp. 1127-1136.

    doi : 10.3406/ahess.1999.279805

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1999_num_54_5_279805

  • HISTOIRE DE EMPIRE ACHEMENIDE

    HUI

    HISTORIEN ET SES DOCUMENTS

    commentaire de auteur

    Pierre RIANT

    empire achmnide a-t-il exist bis

    Dans la premire partie de sa note critique Matt Stolper bross grands traits les tapes de affirmation cahotique et tardive un champ historique qui pendant longtemps tait rest dans ombre paisse et mutilante de Orient millnaire et de la Grce ternelle savoir histoire de empire achmnide o on voit effectuer sous la domination des Perses 550-330) un bouleversement gopo litique majeur dans histoire du Moyen-Orient la runion au sein une mme construction tatique rassembleuse de tous les territoires et populations entre Indus et la Mditerrane entre le Syr-Darya et le lphantine Le cadre his- toriographique tant ainsi retrac il bien voulu analyser ce que de son point de vue la synthse que ai rcemment publie sur le sujet apporte de neuf ce en quoi elle peut susciter des rserves et ce pourquoi elle peut orienter de nouvelles tudes Si ai accept offre gnreuse des Annales est moins pour rpondre Stolper que pour dialoguer avec lui Mon objectif est simplement de proposer quelques rflexions de mthode en cho aux proccupations il exprimes et en liaison avec les dveloppements les plus rcents de la recherche

    Stolper rappelle que ds les premires lignes de introduction de mon livre Sur les traces un empire ai fait part de la problmatique qui en parcourt

    les chapitres sous la forme une question il qualifie de rhtorique empire achmnide a-t-il exist Rhtorique la question est effectivement dans la forme elle en voque pas moins un problme rel En effet il toujours t de mise de sous-estimer la solidit interne et la capacit fonctionnelle une construction tatique qui jugeait-on communment avait t construite de bric et de broc et qui de ce fait tait frappe une impuissance et une fragilit intrinsques que la conqute Alexandre allait la fois illustrer et utiliser son profit un des arguments les plus souvent avancs et un des plus impressionnants tait coup sr affirmation ritre de la raret statistique et de insignifiance historique des traces archologiques des appareils tat achmnides dans chacune des provinces qui composaient em-

    1127 Annales HSS septembre-octobre 1999 no pp 1127-1136

  • HISTOIRE ANCIENNE

    pire quant influence culturelle perse elle tait de ce fait juge ngligeable bref visible et mme surexpos dans les textes empire tait indtectable sur le terrain et dans ces conditions on tait en droit de interroger sur existence une formation impriale pleinement constitue Il agit donc l on le voit une vraie question historique1 Bien entendu Stolper ne ignore pas et le titre donn sa note critique voque directement la position que je dfends sur ce point en rappelle brivement le sens en dpit des diffrences de langues de cultures et de traditions empire achmnide tait pas un simple agrgat informe et passif de pays et de peuples ni une confdration tats aux liens lches et incertains voire absents la diversit culturelle est pas ncessairement antinomique de unit politique bien au contraire le gnie des Perses est avoir su mettre la premire au service de la seconde

    seule fin de montrer combien la thse solidement ancre un empire eva nescent tait fragilise par le flot grandissant des dcouvertes documentaires avais dress un bilan de ces dcouvertes faites au cours des annes 1970-1995 pp 1056- 1059 en tirais une perspective optimiste exprime sous la forme suivante queje me permets de citer Sachant comment et combien les stratgies de fouilles et

    il des archologues et conservateurs de muses sont pour une part dtermins et parfois mme surdtermins par les grandes tendances de la recherche on peut raisonnablement esprer que les progrs des tudes achmnides vont crer un effet cumulatif court et moyen terme 785 Depuis lors ai publi un deuxime bilan automne 1995-automne 1997)2 et en prpare un troisime qui devrait paratre

    la fin de an 2000 un et autre confirment parfaitement lan et le dynamisme croissants un champ de recherches qui dsormais acquis son autonomie et sa spcificit scientifiques Sans videmment en redonner une liste dtaille je voudrais

    partir de ces bilans analytiques marquer titre exemples quelques-unes des grandes tendances que dessinent certaines des publications documentaires majeures rendues accessibles dans les toutes dernires annes

    archeologie de ir empire un territoire en cours exploration

    coup sr un des apports les plus prometteurs vient de intrt grandissant accord par les archologues la phase achmnide Le constat peut sembler para doxal puisque une part les sites de trois des grandes rsidences royales en Iran ne sont plus objet de fouilles programmes Pasargades Persepolis Suse) et que autre part pour de tout autres raisons Afghanistan est ferm depuis vingt ans aux missions archologiques et Irak depuis presque dix ans Mais outre Ecbatane Ramadan est systmatiquement fouille par une quipe iranienne et que de nouveaux chantiers ont t ouverts en Asie centrale sur la rive droite de Amu-Darya on constate que le nombre de fouilles cr dans de fortes proportions dans ce qui constituait la partie occidentale de empire achmnide hui la Turquie la

    la suite des organisatrices de Achaemenid Workshop de Groningen en 1986 Amlie Kuhrt et Heleen Sancisi-Weerdenburg AchHisi IV 1991 XIII) je note que est prcisment au cours une discussion sur impact de empire dans les provinces et sur les conditions de observation i.e quels sont les marqueurs de la prsence impriale? que le prsident une session excd ou feignant de tre) exclama Was there ever Persian empire

    Bulletin Histoire achmnide BHAch Topoi Supp 1997 pp 5-127 Pour ne pas abuser de hospitalit des Annales ai restreint le nombre de rfrences bibliogra phiques le lecteur curieux pourra se reporter la bibliographie de mon livre pp 1079-1145 et BHAch

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  • BRIANT COMMENTAIRE

    Syrie et Isral plus particulirement un site achmnide t rcemment dcouvert en Egypte que des campagnes extrmement prometteuses ont t lances dans des rgions considres comme tant aux frontires de empire et presque extrieures lui telles la Gorgie et Armnie actuelles que des tudes en cours permettent mme de reprer des influences culturelles achmnides jusque dans des tombes geles de Alta comparables aux trs fameuses tombes de Pazyryk De nombreuses fouilles de sauvetage ont t dcides en Turquie et en Syrie en raison des gigan tesques travaux hydrauliques mens dans la valle de Euphrate dans des rgions o on avait longtemps postul une absence presque totale de sites poque ach mnide Bien autres sites partiellement achmnides sont analyss par des missions locales des missions trangres et des quipes internationales parfois depuis des dcennies En Turquie est le cas en particulier de Sardes capitale de la satrapie de Lydie) de Daskyleion capitale de la satrapie de Phrygie Hellespontique) de Gordion capitale de la satrapie de Grande-Phrygie) et de sites de Lycie Xanthos Limyra Kizilbel et de Cilicie Meydancikale Certaines publications finales sont parues trs rcemment est le cas de Kizibel clbre pour les splendides peintures paritales dcouvertes dans une tombe poque achmnide et de Meydancikale o on retrouv des inscriptions aramennes et surtout le seul exemple de reliefs de type perspolitain jamais mis au jour dans une province de empire ces fouilles programmes il faut ajouter les multiples fouilles de sauvetage les recherches dans les muses et les publications de fouilles clandestines quand les objets ainsi drobs ont pas t disperss en de multiples lots chez les marchands antiquits et que leur origine pu tre identifie avec certitude

    De intrt nouveau ou renouvel port par les archologues la priode ach- mnide sur la longue dure du premier millnaire) tmoignent en Anatolie la reprise de fouilles programmes Daskyleion en 1987 et plus encore un des programmes lancs rcemment par la mission amricaine qui travaille sur le site de Gordion3 Commences en 1904 reprises en 1950 les fouilles taient surtout attaches comprendre organisation du site poque phrygienne autres donnes provenant poques postrieures avaient t collectes mais elles restaient difficiles

    interprter est partir de 1993 que fut labore et mise en uvre une stratgie de recherches visant en particulier rpondre des questions historiques fondamen tales telles que les consquences de la domination perse sur la culture matrielle locale phrygienne ou phrygo-lydienne et la nature et extension du commerce longue distance en Anatolie poque achmnide Les premiers rsultats sont dj remarquables on peut les prsenter brivement travers quelques citations du rapport publi en 1997 Ce fut la conqute achmnide qui ouvrit grand la porte aux influences trangres Gordion contrairement un truisme fort rpandu selon lequel le contrle achmnide eut peu impact sur la culture matrielle dans les provinces de empire R.C Henrickson]. Le matriel dat entre 600 et 400 avant notre re est tout fait utile pour tudier impact de la Perse sur le commerce gen avec Anatolie intrieure Avant que empire achmnide ne rorganise les rapports anatoliens avec les cits gennes il avait pratiquement pas entre la mer Ege et Gordion de commerce articul avec des transports en lourd freight trade Aprs environ 525 avant notre re quand empire exer une influence plus directe sur ceux qui exportaient les amphores grecques des les Gordion commen recevoir

    Voir le rapport de Mary VOIGT et de ses collaborateurs dans Anatolica 23 1997 pp 1- 59 et plus rcemment VOIGT et CUYLER Young Jr. From Phrygian Capital to Achae- menid Entrepot Middle and Late Phrygian Gordion Iranica Antiqua XXXIV Studies in honor of David Stronach 1999 pp 191-242

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  • HISTOIRE ANCIENNE

    des cargaisons amphores Le rle de empire perse dans ce commerce est confirm par les types amphores concernes Lawall Quant aux hostilits athno- perses pendant la priode expansion de la Ligue de Dlos 480-450) elles eurent aucun effet sur la densit des changes Le bilan le plus rcent 1999 est ainsi exprim sous forme synthtique Les recherches sur les consquences de la domination achmnide dans plusieurs aspects de la technologie et de conomie

    Gordion viennent de commencer mais des changements significatifs dans la c ramique quipement des chevaux et appareillage militaire sont vidents mme cette tape prliminaire de analyse Ce qui est galement fond clairement sur la quantit et la qualit des cramiques et des importations de verre tmoignage abondant de industrie locale et de extension de tablissement est que Gordion est reste une communaut florissante aprs son incorporation dans empire perse

    Voigt-T Cuy 1er Young Si on se transporte vers le dsert occidental gyptien on dispose maintenant

    des dcouvertes remarquables faites depuis 1993/94 sur le site de Ayn Manawr extrmit mridionale de oasis de Khargeh4 ont t mis au jour un village avec ses maisons ainsi que son temple ddi Osiris les go-archologues ont pu galement identifier les champs et le parcellaire actuellement en cours analyse mais aussi les moyens accs eau en occurrence de eau fossile prisonnire de petites buttes grseuses De manire capter cette eau on utilis la technique de la qanat type de canalisation souterraine faible pente dont on accorde penser il est origine iranienne est trs certainement cette technique que fait directement rfrence un passage de historien hellnistique Polybe Histoires X.28 qui rapporte que du temps o les Perses taient les matres de Asie ils accordrent la jouissance de la terre pour cinq gnrations aux paysans qui dcidaient de creuser eux-mmes ces canalisations au prix de grandes dpenses Polybe cite la mesure dans le seul cadre gographique du contexte militaire qui est le sien Hyrcanie en Asie centrale mais il frquemment t suppos que les Grands Rois avaient pu prendre des mesures identiques dans autres rgions de leur immense empire dans cette hypothse le texte de Polybe pourrait suggrer existence une politique de eau tablie au niveau de empire ou du moins au niveau des grandes rgions5 Le cas de Ayn Manwr doit apprcier aussi aune de deux autres observations

    dans le temple Osiris et dans des maisons ont t retrouvs plusieurs centaines ostraka inscrits en dmotique il agit actes privs dont la grande majorit est date des rois perses Artaxerxs Ier 465-425/424 et Darius II 425/424-405/404) ce qui suggre que le site pourrait bien avoir t amnag cette priode6 Khargeh mme environ cinquante kilomtres au nord de Ayn Manawr) il existe un temple gyptien dont la construction remonte poque de Darius Pr et non loin autres qanats avaient dj t dcouvertes Mme si ce stade on ne peut affirmer avec une totale assurance que adoption une technique iranienne implique ncessairement un rle initiative de administration impriale perse ensemble de la documentation hui connue incite plutt imaginer existence un plan de dveloppement rgional et elle vient nourrir le dbat sur la nature de tat imprial tait-ce simplement un gigantesque appareil qui aspirait vers le centre les

    Cf les deux rapports prliminaires parus dans le BIFAO 96 1996 pp 385-451 et 98 1998 pp 367-462 et mes commentaires dans BHAch 32-34 88-89

    Voir mes analyses antrieures dans Rois tributs et paysans Paris Les Belles Lettres 1982 pp 405-430 475-489

    La dcouverte rcente un ostrakon dat de an 43 Amasis 528 ne remet pas ncessairement en cause cette interprtation BIFAO 98 1998 pp 442-443 461)

  • BRIANT COMMENTAIRE

    prlvements tributaires effectus dans les pays conquis empire-vampire) ou bien indniable ponction tributaire allait-elle de pair avec des rinvestissements productifs oprs par le centre dans les provinces compris sous forme allgements de la charge tributaire)7 elles seules les dcouvertes de Ayn Manwr ne permettent videmment pas de rpondre ces questions une manire tranche et dfinitive autant que les travaux poursuivent Nanmoins elles compltent de manire significative un dossier alors aliment essentiellement par les rsultats des prospections archologiques en Bactriane orientale dont interprtation historique donne lieu des dbats anims depuis les premires publications8

    Mme restreintes deux sites choisis titre exemples en Anato lie et en Egypte ces recherches et premires interprtations historiques tmoignent loquemment une notable inflexion des stratgies archologiques en mme temps elles viennent nourrir les rflexions sur les continuits et ruptures apportes par une conqute dont plus personne ne songerait crire hui elle ne fut un piphnomne sans lendemain qui aurait laiss absolument intacts et inchangs les pays et les socits dont en ralit certains segments surent tirer profit aux cts des Perses et du Grand Roi Le problme est donc plus de se demander si la cration et le fonctionnement de empire ont eu des effets sur les pays et les populations il est de comprendre comment les innovations impriales se sont greffes sur les traditions locales De ce point de vue il ne fait aucun doute que les recherches archologiques en cours et venir reprsentent un des plus grands espoirs de renouvellement de la documentation et de la problmatique

    La diversit documentaire croisements confrontations impertinences priorits

    La rfrence au texte de Polybe la prsence cte cte de documents archo logiques et de documents pigraphiques sur le site de Ayn Manawr et absence totale de documentation textuelle pertinente en Bactriane orientale imposent de revenir sur une des proccupations majeures de historien telle elle est galement voque de manire rcurrente par Stolper celle de la construction hypothses interprtatives partir de documentations origines et de natures si diverses que on interroge chaque pas sur la pertinence scientifique de leur utilisation compl mentaire leur insertion harmonieuse dans le mme dossier risque en effet de postuler comme tant rsolu entre le problme que on veut analyser9 Stolper note par exemple que concernant organisation aulique achmnide historien se fonde essentiellement sur des sources classiques et il est rare que on puisse

    Mise en place de la problmatique dans Histoire de empire perse pp 824-832 Ibid. pp 764-774 et depuis lors LYONNET Prospections archologiques en Bactriane

    orientale 1974-1978) J.-C GARDIN dir.) vol Cramique et peuplement du chalcolithique la conqute arabe Mmoires de laMAFAC 8) ERC Paris 1997 J.-C GARDIN Prospections

    archologiques en Bactriane Orientale 1974-1978) vol Description des sites et notes de synthse ERC Paris 1998 du mme propos de entit politique bactrienne Topoi Supp 1997 pp 263-277

    Je prolonge ici des rflexions dj introduites ailleurs histoire politique de empire achmnide problmes et mthodes propos un ouvrage de Dandamaev Revue des tudes anciennes 95/3-4 1993 pp 399-423 histoire achmnide sources mthodes raisonnements et modles Topoi 4/1 1994 pp 109-130 Histoire impriale et histoire rgionale propos de histoire de Juda dans empire achmnide dans LEMAIRE

    SABOE ds) Congress Volume Oslo 1998 Supp Vtus Testamentm 1999 sous-presse)

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  • HISTOIRE ANCIENNE

    recourir une information parallle ou convergente venue des corpus babylonien elanute ou aramen qui plus est ajoute-t-il justement les sources classiques elles- mmes ne sont pas toutes dates de la mme priode

    Il ne fait gure de doute que utilisation des sources classiques pose constamment des problmes On comprend donc que la question ait t aborde si frquemment dans la priode qui vient de couler10 Quand et comment historien peut-il au toriser des auteurs classiques pour reconstituer histoire politique ou pour analyser telle ou telle structure un Etat proche-oriental Les progrs des mthodes ar chologie textuelle expliquent aisment que personne ne songe recourir Hrodote ou Ctsias comme on le faisait il encore quelques dcennies Il serait donc naf accueillir les rcits grecs sous forme une paraphrase fidle mais il serait absurde de rejeter toute la tradition grecque au seul motif de son orientation hell- nocentrique11 Certes cette orientation gnr de graves contresens historiogra- phiques et elle cr de lourds dsquilibres go-politiques entre le front occidental et les autres pays de empire Mais faut-il rpter ici que historien pas le choix de ses documents Il est malheureusement des pans entiers de histoire narrative achmnide que on connat presque exclusivement par les sources classiques est la difficult majeure que on rencontre reconstituer histoire politique du 4e sicle est--dire traiter le problme de fond des rapports entre le pouvoir central les satrapes et les pouvoirs locaux Le problme pos historien aujourdhui est donc pas de dnoncer leur hellnocentrisme selon une approche parfois nave) il est en dfinir les conditions utilisation et de faire le partage entre ce que ai coutume appeler le noyau informatif achmnide et la gangue interprtative grecque Soit cette documentation classique aucun parallle dans les corpus impriaux soit elle peut tre intgre dans un dossier nourri par des documents gyptiens perses elanutes ou babyloniens Dans le premier cas historien en est rduit une critique interne qui au demeurant peut tre extrmement informative dans certains exemples privilgis12 dans le second cas il peut procder des croisements et des rapprochements mais une double condition une part que le lecteur soit inform de ce qui revient chaque corpus et autre part il soit clairement tabli que les sources ainsi mises en regard parlent rellement de la mme chose est--dire que les croisements et rapprochements sont pertinents13

    Dans le mme temps on doit observer que importance quantitative et qualitative des fichiers grecs est relativise par les dcouvertes et publications rcentes de

    10 Voir ma synthse dans Sources grecques et histoire achmnide dans Rois tributs et paysans op cit. pp 491-506 et le problme t voqu de multiples reprises au cours des Achaemenid Workshops 1983-1990 un entre eux mme t entirement consacr en 1984 AchHist II Leiden 1991 voir galement le colloque organis sur le thme de la vision transmise par Xnophon dans VAnabase BRIANT d.) Dans les pas des Dix-Mille Peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec Toulouse 1995

    11 Voir par exemple les rflexions de JOANNES BRIANT d.) Dans les pas des Dix- Mille... op cit. 197 en soulignant la valeur informative de Xnophon dans VAnabase pour les spcialistes des textes cuniformes) et mon commentaire ibid XI-XII

    12 Je pense en particulier ce texte o Arrien racontant la remonte du Tigre par Alexandre fait rfrence des ouvrages disposs en travers du cours du fleuve et dsigns sous un terme grec auquel on ne connat pas quivalent dans la Babylonie de ce temps nanmoins il est avr une fois dbarrass de son interprtation polmique grco-macdonienne ce passage donnait accs une information technique et conomique de premire importance cf

    JOANNES art cit 194 17 la suite un article que ai publi en 1986 Alexandre et les katarraktes du Tigre Mlanges Michel Labrousse Toulouse pp 11-12 voir maintenant ma note dans NABU 1999/12 rapprochement propos avec des textes de Mari)

    13 L-dessus voir Histoire de empire perse en particulier pp 217-222

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  • BRIANT COMMENTAIRE

    documentations proprement achmnides et particulirement dans certains domaines extraordinaire floraison des publications portant sur la Babylonie achmnide tmoigne une volution en profondeur dans un secteur qui pendant longtemps avait pas accord une attention soutenue aux basses priodes ouvertes par la chute de Babylone devant Cyrus en 53914 Elle est en mme temps un indicateur parmi autres un glissement de plus en plus accentu qui est pas reprable uniquement dans le secteur babylonien on est en train de quitter dfinitivement une phase des tudes achmnides domine par imprgnation de la culture classique

    compris chez les orientalistes et par les interrogations sur les sources narratives grecques pour entrer plus vigoureusement dans une phase o les historiens accordent une priorit de plus en plus accuse aux sources proprement achmnides elles soient pigraphiques papyrologiques archologiques iconographiques ou encore numismatiques De manire viter le risque incomprhension et de contresens il convient de souligner que cette r-orientation ncessaire et souhaitable ne conduit pas exclure mais hirarchiser en fonction de objet de la recherche Elle ne renvoie donc pas aux oubliettes de historien les sources classiques en gnral qui aussi frustrantes soient-elles nous offrent une trame diachronique sans quivalent dans le corpus achmnide15 Elle ne doit donc pas non plus dissuader de re visiter sans relche les chroniqueurs grecs tout au contraire aprs tout les dcouvertes faites sur le site de Ayn Manwr incitent plutt r-examiner le texte de Polybe

    28 dans les moindres dtails autre part ce faisant historien oublie videm ment pas que les inscriptions achmnides ou que iconographie des tombes et des palais doivent tre galement soumises dcodage Mais entre le corpus grec et le corpus achmnide il existe une diffrence essentielle que on ne soulignera jamais assez est que le premier voque des ralits achmnides aide de la langue et de concepts grecs alors que dans les rsidences royales est le roi qui parle du roi en utilisant sa propre langue le perse)16 et en renvoyant par le texte et par image

    ses propres conceptions du monde entre ciel et terre Dans le second cas historien accs aux reprsentations perses travers un code royal perse qui est lui-mme

    porteur de sens achmnide dans le premier cas il doit dcider si le rcit grec entretient un rapport quelconque avec les ralits perses il prtend restituer ou voquer

    Sans vouloir manier le paradoxe je ne suis pas loin de penser que du moins dans certains cas par son caractre systmatique et rptitif la confrontation synop-

    14 En limitant enqute aux annes 90 on notera la parution une dizaine de monographies dans ce champ de la recherche pas moins de cinq entre 1995 et 1998) en rapport avec la publication de milliers de tablettes alors entreposes dans les rserves des muses

    15 est en ce sens que surpris et un peu choqu par analyse critique et distancie que exprimais lors une confrence sur les apports des sources classiques un ami assyriologue spcialiste de empire no-assyrien regrettait un jour devant moi de ne pas bnficier quant

    lui des secours un Hrodote Sa reflexion dpite me rappelle ce crivait Marc BLOCH Apologie pour histoire ou le mtier historien2 Paris rimpr 1993 75 Que le prhistorien que historien de Inde ne donneraient-ils pas pour disposer un Hrodote Encore faut-il prciser que Marc Bloch prenant exemple de histoire romaine il connaissait par exprience paternelle entendait montrer surtout que si le travail de historien avait tant progress tait essentiellement partir de interrogation bien conduite des documents pi- graphiques papyrologiques numismatiques ou archologiques Sur la vaine recherche qui valents Hrodote et de Tite-Live pour reconstituer histoire de Inde ancienne voir maintenant les rflexions de Romila THAPAR La qute une tradition historique Inde ancienne Annales HSS 1998 no pp 347-359)

    16 Le plus souvent en parallle avec le babylonien et lamite parfois aussi avec gyptien hiroglyphique

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  • HISTOIRE ANCIENNE

    tique entre sources grecques et sources achmnides mme pu la longue causer plus de crispations et de blocages elle apport de progrs et ouvertures Faut-il par exemple continuer encore et encore comme on le fait sans relche depuis plus un sicle et demi mener des tudes synoptiques des rcits portant sur avnement de Darius en 522 celui transmis le roi lui-mme sur le rocher de Behistoun et celui que on connat par Hrodote et par autres auteurs clas siques)17 analyse de historiographie sous forme de bilan sur cette priode courte mais essentielle de histoire achmnide me conduit plutt douter de la pertinence une mthode fonde sur le postulat implicite de la complmentarit harmonieuse des sources comme si le recours Hrodote de lui-mme autorisait historien

    valider ou rejeter telle ou telle partie du rcit de Darius Pour exprimer compl tement mes doutes je crois que l o il existe une source achmnide directe et prouve apport des auteurs classiques est selon les cas relativement ou consi drablement amoindri18 Tel tait dj ailleurs le constat tabli par Rawlinson en prsentant en 1846 sa publication de la version perse de Behistoun la longue renomme historienne Hrodote sortait srieusement corne de la lecture de inscription royale19 Maintenant que on dispose ditions fiables des quatre ver sions de inscription vieux perse babylonien elanute aramen)20 il est infiniment plus profitable de parfaire notre connaissance des vocabulaires utiliss de comprendre la logique interne du discours royal21 et de confronter les diffrentes versions une

    autre22 ce pourquoi je continue de penser que urgence dsormais est de

    17 Les savants qui consacrrent leurs efforts au dchiffrement du cuniforme avaient de bonnes raisons oprer ainsi puisque les sources classiques leur fournirent les noms royaux de la dynastie achmnide vritable clef des premires lectures dues Grotefend en 1803 partir inscriptions perspolitaines en fonction une mthode comparable celle adopta Champollion devant la pierre de Rosette partir de sa version grecque

    18 Il est clair par exemple que importance du fameux passage Hrodote 52-54 sur la route Sardes-Suse t srieusement revue la baisse depuis la publication des tablettes de Persepolis srie et leur utilisation en liaison avec un loquent document aramen Egypte On peut voquer galement exemple des rvoltes babyloniennes poque de Xerxs si les sources classiques ont t abondamment utilises est plutt par dfaut

    comme solution de pis-aller ... en attendant la lumire qui peut-tre un jour viendra de Babylone BRIANT Studia Ironica 21 1992 15 hui les progrs dj enre gistrs conduisent les historiens accorder une priorit beaucoup plus affirme la documen tation babylonienne voir rcemment ROLLINGER berlegungen zu Herodot Xerxes und dessen angeblicher Zerstrung Babylons Altorientalische Forschungen 25/2 1998 pp 339- 373 si on recourt encore avec prcaution aux sources classiques est que la documentation babylonienne conserve des zones ombre gnantes BHAch 52-53)

    19 Major RAWLINSON The Persian Cuneiform Inscription at Behistiin Londres 1846 187 The evidence of Herodotus in regard of the early incidents of the reign of Darius

    must be received with considerable caution 20 La version aramenne est connue que par un papyrus lacunaire lphantine 21 Pour la version en vieux perse voir dj les utiles rflexions et suggestions de HERRENSCHMIDT Les historiens de empire achmnide et inscription de isotun

    Annales ESC 1982 no 5-6 pp 813-823 les commentaires de LECOQ Les inscriptions de la Perse achmnide Paris 1997 ainsi que les travaux en cours de Jean KELLENS Eric PIRART de SKJ RV pour ne citer eux

    22 Dans la ligne de article publi par SCHMITT Zur babylonischen Version der Bisutun-Inschrift AfO 27 1980 pp 106-126 propos un autre document trilingue inscription lycio-grco-aramenne de Xanthos et de la mthode qui mon avis doit prsider au travail de historien et ses rapports avec les trois versions sous approche analytique et sous approche synoptique) voir mon tude Cits et satrapes dans empire achmnide Xanthos et Pixdaros Comptes rendus de Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres janvier-mars 1998 1999] pp 305-340

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  • BRIANT COMMENTAIRE

    concentrer les efforts sur le dossier Behistoun sans Hrodote Ce dont nous manquons hui en effet ce est pas une nime comparaison entre H rodote et Darius est une dition synoptique commente des quatre versions achmnides qui restitue la parole royale la richesse polyglotte qui fut la sienne

    Au demeurant est trs exactement dans ce contexte multilingue que Stolper fait part de ses rserves sur les dveloppements que je consacre aux rapprochements entre corpus lamite babylonien aramen et occasionnellement grec et sur certaines inferences historiques que en tire Pour dire les choses en quelques mots le reprage une terminologie socio-conomique et/ou administrative de mme origine perse sous des formes linguistiques variables lamite babylonien aramen grec autorise- t-il historien conclure que de la Perse la Babylonie de Egypte Asie Mineure le pouvoir central achmnide impos des rgles et mthodes adminis tratives homognes Je partage tout fait le souci de prudence mthodologique que Stolper avait dj exprim ailleurs23 La question ne peut tre rgle au cas par cas en fonction du locuteur du support et du contexte Prenons par exemple le terme perse data bien connu par les inscriptions royales et gnralement traduit par loi dans un contexte plus idologique que juridique On le retrouve dans des textes babyloniens datu) lamites dattam et aramens dath De cette observation personne ne songera conclure que dans toutes les provinces de empire il existait un code de lois imprial qui imposait aux droits et coutumes des pays concerns un tel code tout simplement jamais exist Mme expression rglement royal datu sa sarri rencontre dans des textes babyloniens ne vient pas fonder hypothse un tel code car ici la terminologie dsigne non pas une loi royale mais une rglementation valeur administrative dont existence implique nullement que les traditions juridiques locales aient t annihiles au profit exclusif de rgles impriales24 En revanche il me parat difficile de rduire la seule identit lexi- cographique les rapprochements nombreux entre la terminologie et les procdures de administration satrapique en Egypte travers les documents aramens et la terminologie et le fonctionnement de administration perspolitaine travers les tablettes lamites en occurrence les calques ne sont pas simplement linguistiques ils renvoient une organisation identique des magasins royaux en Perse et en Egypte De la mme fa on il me semble quasiment assur que adoption dans les termi nologies locales de mesures de capacit perses en Babylonie en Egypte et en Asie Mineure est le tmoignage de imposition un systme de poids et mesures ga lement reprable par la dcouverte de poids inscrits achmnides peut-tre introduit en liaison fonctionnelle avec la rforme tributaire de Darius ce systme pas signifi pour autant la disparition des systmes locaux qui coexistent avec les mesures impriales On le voit donc les rapports diffrencis et volutifs entre continuits locales et innovations impriales expriment et observent aussi au niveau linguis tique dans les provinces on constate en effet le maintien des langues et vocabulaires topiques et tout la fois introduction de mots emprunts origine perse au terme de bricolages propres chacun des pays

    23 Entrepreneurs and Empire Leyde 1985 31 116 Use of similar terms the administrative systems of several provinces of the Empire is no guarantee of identical admi nistrative relationships in all areas. rgle de mthode laquelle je ai pas manqu de souscrire explicitement 969 ou implicitement 466)

    24 Voir Histoire de Empire perse op cit. pp 526-528 981-983 en renvoyant aux travaux de STOLPER et en dernier lieu la publication un trs remarquable texte babylonien par

    JURSA Wiener Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes 87 1997 pp 101-104

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  • HISTOIRE ANCIENNE

    En dfinitive de quelque manire que on aborde les dossiers par le biais de archologie ou de la linguistique de iconographie de pigraphie ou de la numismatique ou par toute autre voie approche chacun des dossiers ainsi ouverts nous renvoie immanquablement la problmatique autour de laquelle organise la rflexion de historien la formation impriale achmnide est construite et est dveloppe travers les tensions et contradictions mais aussi les concessions et adaptations entre les impulsions venues un centre perse nouvellement apparu sur la scne moyen-orientale et les traditions enracines dans le terreau toujours fertile des histoires et des cultures rgionales panouies entre Nil et Indus est la raison pour laquelle je crois plus que jamais que les efforts venir devront porter la fois sur la ralisation des nombreuses monographies proprement achmnides qui font toujours dfaut et sur insertion dynamique de cette histoire dans la longue dure du premier millnaire des empires no-assyrien et no-babylonien empire sleu- cide empire achmnide beaucoup emprunt aux premiers il beaucoup transmis au second

    Pierre BRIANT Universit de Toulouse-Le Mirali

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    InformationsAutres contributions de Pierre BriantCet article cite :Clarisse Herrenschmidt. Les historiens de l'Empire achmnide et l'inscription de Bisotun, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1982, vol. 37, n 5, pp. 813-823.Briant, Pierre. Cits et satrapies dans l'Empire achmnide : Xanthos et Pixdaros, Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1998, vol. 142, n 1, pp. 305-347.Romila Thapar. La qute d'une tradition historique : l'Inde ancienne, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1998, vol. 53, n 2, pp. 347-359.

    Cet article est cit par :Pierre Briant. L'tat, la terre et l'eau entre Nil et Syr-Darya, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002, vol. 57, n 3, pp. 517-529.

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    PlanL'empire achmnide a-t-il exist ? (bis) L'archologie de l'empire: un territoire en cours exploration La diversit documentaire: croisements, confrontations, impertinences, priorits