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L'Histoire du Soldat de Stravinsky à la fin de la Grande Guerre

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Page 1: L'Histoire du Soldat de Stravinsky à la fin de la Grande Guerre

L’Histoire du Soldat de Stravinsky à la fin de la Grande Guerre

Andreas ANGLET (Cologne)

L’Histoire du Soldat est une œuvre composée pendant la guerre et dont les aspects

suivants méritent de retenir l’attention:

1) le sujet et l’action

2) la conception théâtrale

3) le niveau musical

4) le contexte théâtral et musical et les développements ultérieurs.

1) Sujet et action

En 1917, Stravinsky cherchait à composer une pièce de circonstance qui pourrait être

pour lui une bonne affaire à peu de frais. Dans sa quête d’un sujet, Stravinsky a lu

l’anthologie Contes populaires russes d’Alexandre Afanassiev. De nombreux contes se

passent à l’époque de la guerre russo-turque de 1828-1829. Le recrutement brutal des

soldats, commun à l’époque du Nicolas Ier

et à la Russie de 1916-1917, fait le lien direct

avec la situation de l’époque.1 De telles associations ne sont pas forcées. La Grande

Guerre et ses conditions en étaient très proches, même si, comme Stravinsky, on était

isolé dans le Vaudois. 1917 était aussi l’année au cours de laquelle Stravinsky perdait

deux de ses proches, les plus chers dans sa vie: son frère Goury, mort du typhus au front

roumain, et sa nourrice Bertha, une femme originaire de la Prusse Orientale, qui était la

confidente du compositeur dans les années passées.2

Comme source, Stravinsky et son ami, l’écrivain suisse Ferdinand Ramuz, ont

utilisé le conte Le soldat déserteur et le diable: le compositeur l’appréciait pour la scène

dans laquelle le soldat déjoue le diable en lui faisant boire trop de vodka et manger du

plomb.3 Le processus de la composition est compliqué: les rôles et les séquences de

l’action firent l’objet de discussions et d’aménagements. En outre, il fallait conférer au

sujet une portée générale (masquer la source russe) et humaine afin d’adapter la pièce à

un public international. L’action fut transposée dans un Vaudois imaginaire. Motifs et

Ce texte est la dernière partie de la conférence co-organisée par l’Arsenal, la Société Goethe de France,

le Centre d’Etudes Germaniques Interculturelles de Lorraine (CEGIL), donnée par le Professeur

Andreas Anglet à l’Arsenal le 18 novembre 2014 et intitulée : La Grande Guerre et la musique de

l’avant-garde: regards croisés des compositeurs autrichiens, allemands et français. 1 Cf. Dorothee Eberlein: Russische Musikanschauung um 1900. Ratisbonne 1978, p. 147.

2 Sur les deux morts, cf. les entretiens d’Igor Stravinsky et Robert Craft: Memories and Commentaries.

Londres 1959, p. 20 sq. 3 Cf. les entretiens d’Igor Stravinsky et Robert Craft: Expositions and Developments. Londres 1962, p.

90.

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2 Andreas ANGLET

épisodes servant à illustrer l’évolution de la relation soldat/diable, issus d’autres contes

de l’anthologie, étaient intégrés dans le scénario de L’Histoire par Stravinsky et Ramuz.

En fin de compte, L’Histoire devenait une version particulière de la légende médiévale de

Faust en miniature.

2) La conception théâtrale

Comme l’expriment les Souvenirs de Ramuz, la machine scénique devait rester très

modeste afin de garantir à l’œuvre, dans cette situation de guerre, des perspectives de

représentation.4 La Révolution d’Octobre 1917 vint aggraver la situation personnelle de

Stravinsky parce que celui-ci ne percevait plus de revenus de la part de la Russie.

Stravinsky et Ramuz projetèrent donc d’écrire une pièce pour un « théâtre ambulant »5

dans la tradition des « théâtres sur tréteaux », des « théâtres de foire »6 d’après le modèle

du guignol. L’existence de la scène n’est que suggérée par la présence des musiciens,

acteurs et danseurs. La réduction du personnel – des acteurs et des musiciens –, ainsi que

la demande d’une action facilement compréhensible requéraient un niveau élevé de

stylisation, introduit déjà par la dimension du démoniaque et du grotesque dans le sujet

du conte.

Puisque Ramuz n’était pas dramaturge, mais écrivait des récits, il proposa au

compositeur de faire un drame de style narratif, une « histoire ».7 On avait un narrateur

sur scène, qui raconte et commente l’action, les rôles du diable et du soldat dont l’action

est restituée avec les moyens de la pantomime et dans les dialogues. Le rôle de la

princesse était prévu comme rôle muet. En raison de problèmes rencontrés par l’acteur

représentant le diable pendant les répétitions pour la première, on sépara sa partie parlée

de sa partie dansée et on développa la dernière pour un danseur professionnel – pour la

première, c’est Georges Pitoëff.8 L’Histoire du Soldat manifeste assez éloquemment le

goût de Stravinsky pour une action scénique dans laquelle le geste pur et le support visuel

de la musique ont une importance au moins aussi grande que le chant ou le récit. En

4 Ferdinand Ramuz: Souvenirs sur Igor Stravinsky. Portraits et manuscrites. Lausanne 1946, p. 113.

5 Stravinsky/Craft: Expositions and Developments (note 3), p. 90.

6 Ramuz : Souvenirs (note 4), p. 114.

7 Ibid., p. 116.

8 Dans la première, le 28 septembre 1918, Georges Pitoëff dansait le diable, sa femme Ludmila la

princesse. Ernest Ansermet dirigeait un ensemble avec des musiciens de Genève et de Zurich. Robert

Auberjonois était responsable du décor de scène et des costumes. Les rôles du narrateur, du soldat et du

diable étaient interprétés par trois étudiants de l’Université de Lausanne (Elie Gagnebin [narrateur],

Gabriel Rosset [soldat], Jean Villard-Gilles [diable]). Le producteur était l’industriel de Winterthur

Werner Reinhart et le décor était conçu et réalisé par René Auberjonois.

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L’Histoire du soldat de Stravinsky 3

conséquence, la conception excluait à la fois les tendances dites véristes et les tendances

wagnériennes présentes dans les féeries musicales de l’Allemagne à la fin du siècle

(Humperdinck, Siegfried Wagner).

Voici une ébauche de l’action:

Première Partie

I Un Soldat qui rentre dans son village natal pour une permission de 15

jours rencontre le diable. Pendant leur conversation, le diable lui fait

échanger son violon contre un livre de magie. A l’invitation du Prince

de l’enfer, ils restent ensemble pour trois jours.

II Quand le soldat arrive au poste frontière de son village natal, il

comprend qu’il n’est pas resté seulement trois jours avec le diable

mais trois ans. Après son lamento éperdu, le diable apparaît et lui

promet qu’avec l’aide du livre de magie, le soldat pourrait faire

fortune.

III On retrouve le soldat désenchanté par sa prospérité. À nouveau, le

diable s’approche de lui sous le masque d’une vieille marchande et lui

offre plusieurs marchandises, dont le violon du soldat. Mais quand le

soldat essaie de jouer sur l’instrument, il ne le peut pas, jette le violon

dans les coulisses et déchire le livre.

Deuxième Partie IV Retombé dans la pauvreté, le soldat arrive dans une ville où le roi a

promis la main de sa magnifique fille comme récompense pour celui –

quel qu’il soit – qui la guérira de sa maladie. Quand il retrouve le

diable – cette fois « en tenue de violoniste mondain » –, le soldat

l’enivre pendant un jeu de cartes et regagne ainsi son violon.

V Avec sa musique – il joue un tango, une valse et un ragtime –, le soldat

réussit à guérir la princesse. Alors qu’ils s’embrassent, le diable entre,

mais, sous l’effet de la musique du soldat, le diable se contorsionne et,

épuisé, tombe à terre. Son adversaire et la princesse le traînent dans les

coulisses.

VI Quelque temps après le mariage, le couple souhaite visiter le village

natal du soldat. En passant le poste frontière, le soldat retombe sous le

pouvoir du diable qui triomphe, regagne le violon et amène le soldat

sans volonté en enfer.

Quelle est la morale de l’action?

- Face à la guerre: est-ce que le soldat est puni parce qu’il néglige son devoir dès le début

quand il oublie le temps et – involontairement – déserte l’armée ?

- Face à l’amour: est-ce qu’il perd son âme parce qu’il néglige deux fois son amour – au

début, sa fiancée dans le village natal et à la fin, la princesse ?

- Face à la musique: est-ce qu’il n’est qu’un amateur et perd donc son violon deux fois?

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4 Andreas ANGLET

- On a aussi lu L’Histoire comme une critique de l’homme moderne qui perd son âme

pour s’occuper des cours de la Bourse figurés par le livre magique, « un livre qui est en

avance » et prédit les « cours des changes ».9

Ou s’agit-il seulement – comme Faust – d’un homme qui ne se satisfait de rien, ni de la

vie ancienne, ni d’une vie nouvelle, ni de l’amour, ni de l’art, ni de la richesse ?

Au final, L’Histoire reste polysémique comme un texte archaïque ou postmoderniste.

3) Le niveau musical

Dans sa musique, L’Histoire est anti-wagnérienne, donc dans le droit fil de la discussion

française. Satie accueillait Stravinsky comme un « libérateur », celui qui allait briser

l’emprise wagnérienne;10

les défenseurs de Stravinsky en Allemagne partageaient ce

jugement.11

Un des moyens principaux caractérisant cette nouvelle musique est repérable

dans la sonorité d’ensemble: les sonorités dissociatives des instruments dans L’Histoire

étaient le contraire des sonorités mêlées de l’orchestre romantique et a fortiori

wagnérien – et même de l’orchestre du Sacre. Les instruments choisis – une clarinette, un

basson, un cornet à pistons, un trombone, un violon, une contrebasse et la batterie, les

instruments à percussion (un tambour, une grosse caisse, une cymbale, un tambour de

basque et un triangle) renvoient aux différentes formations instrumentales de l’orchestre –

ou mieux : ils représentent dans leurs catégories les extrêmes des registres haut et bas.12

Dans la version initiale, Stravinsky et Ramuz avaient prévu que la musique garde

un caractère indépendant afin de pouvoir être jouée à part. Voici une ébauche de la

structuration musicale dans la pièce et dans la suite: Première Partie

scène I (1) Marche (Grande Suite: I) scène II (3) Pastorale scène III (2) Petits airs au bord du ruisseau (Grande Suite: II)

9 Cf. le commentaire du diable, cf. la partition, éditée sous la direction de John Carewe, London 1987, p.

12. La critique paradigmatique de la lecture contemporaine de Stravinsky est celle d’Ernst Bloch :

« Zeitecho Stravinskij », in: E. B. : Erbschaft dieser Zeit [1934], in: Ernst Bloch: Gesamtausgabe in 16

Bänden. Francfort-sur-le-Main 1977, p. 232-240, sur L’Histoire p. 233-234. 10

Cité par Igor Strawinsky. Collection des textes éditée sous la direction de Heinrich Lindlar. Francfort-

sur-le-Main 1982, p. 72. 11

Cf. le commentaire de Willi Schuh: « Nous avions assez de tout Wagner et de son école. Et tout d’un

coup nous avions cette méthode d’insensibilisation introduite, à l’époque, par Stravinsky, cette anti-

émotion. » Cité par Igor Strawinsky (note 10), p. 159. 12

Cf. Stravinsky dans ses Chroniques de ma vie. Avec six dessins hors texte. Paris 1935, p. 155 sq.

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L’Histoire du soldat de Stravinsky 5

Deuxième Partie

(1) Marche (4) Marche royale (Grande Suite: III) [rideau] scène IV (5) Petit concert (Grande Suite: IV) scène V (6) Trois danses : tango, valse, ragtime (Grande Suite: V) (7) Danse du diable (Grande Suite: VI) (8) Petit choral (9) Couplets du diable [mélodrame] (10) Grand choral (Grande Suite: VII) scène VI (11) Marche triomphale du diable (Grande Suite: VIII)

Les liens entre scène, action et musique sont lâches. De la même façon que les

protagonistes de la pièce sont en nombre réduit, la musique est minimaliste.

On a beaucoup spéculé sur la source ayant inspiré cet ensemble. Dans Le piège de

Méduse de Satie, on trouve un ensemble similaire, mais Stravinsky ne pouvait pas le

connaître parce que la pièce ne fut donnée en concert ou sur scène qu’en 1921. Il y a

aussi des similarités avec un groupe de jazz, le New Orleans Dixieland Jazzband de 1916

(clarinette, trompette, trombone, piano et batterie), mais il n’y a que deux pièces dans

L’Histoire qui s’apparentent au jazz: le Ragtime et le Tango, pièces aux antipodes du

dixieland. Stravinsky lui-même note comme influence la grande impression que lui a faite

l’ensemble utilisé par Schoenberg dans le Pierrot Lunaire lors de leur rencontre à Berlin

en 1912.13

En tout cas, il faut souligner l’importance du violon et de la percussion. En

contrepartie, Stravinsky réduisit le rôle traditionnel du piano afin de ne pas occulter les

autres instruments de l’ensemble et d’éviter les modes traditionnels de composition. Le

violon n’est pas seulement un motif central du conte, qui est partiellement traité comme

instrument soliste, mais il joue aussi un rôle important pour Stravinsky dans la création

de la musique. Plusieurs fois, il a raconté qu’il avait eu en rêve une inspiration musicale

pour L'Histoire:

« C’était pendant que j’écrivais L’Histoire du soldat et le résultat m’a surpris et

charmé. J’ai non seulement entrevu la musique, mais encore l’exécutant. C’était

une jeune bohémienne assise au bord d’une route. Elle avait un enfant sur les

genoux et elle jouait du violon pour l’amuser. Le motif qu’elle répétait sans cesse

était donné avec toute la longueur de l’archet. La musique ravissait l’enfant et il

13

Les documents disponibles sont collectés par Hans Curjel: « Strawinsky in Berlin », in: Melos 39.3

(1972), p. 154-156.

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6 Andreas ANGLET

applaudissait de ses petites mains. Elle me ravissait moi aussi, j’ai eu la joie de

pouvoir la retenir et j’ai intégré ce motif […]. »14

Le motif se trouve joué par le cornet et le basson dans le Petit concert (figures 13-15, 17,

18) et – conformément aux attentes – il est joué par le violon dans le Tango (figures 4 et

8). Plus tard, Stravinsky expliquait que le violon dans L’Histoire était, pour lui, le

symbole instrumental de l’âme du soldat.15

La batterie, quant à elle, symbolisait la « diablerie ».16

Pour s’informer des

nouveautés en la matière, Stravinsky acheta plusieurs instruments de percussion et apprit

à en jouer en autodidacte afin de faire une composition virtuose pour ces instruments.17

Comme le diable dans l’action, le rythme pousse la musique, mais pas régulièrement. Il y

a une grande pluralité de rythmes, d’irrégularités et de superpositions métriques et de

rythmes, des variations dans l’ostinato. L’introduction d’une suite de danses pour un

danseur et une danseuse est l’occasion d’un divertissement vers la fin de la deuxième

partie. Dans un court passage, dans la danse de la princesse, le ballet traditionnel est

visible: la ligne d’un rythme homogène et d’une mélodie simple apparaît comme un rêve

féerique. Son contrepoids parodique est la danse du diable.

Une autre répercussion musicale de la guerre dans L’Histoire est l’introduction du

jazz que les troupes américaines apportaient en Europe.18

Mais la source de Stravinsky

était autre. En 1917, Ernest Ansermet, un proche ami de Stravinsky et chef d’orchestre au

seuil d’une grande carrière internationale, avait sur lui quelques feuillets musicaux

achetés pour une formation de jazz et quelques réductions de jazz pour piano. En les

copiant, Stravinsky eut un accès technique à la musique nouvelle qu’il n’avait jamais

entendue auparavant – avant les années 1920 – donnée par un ensemble ou par un

musicien authentique de jazz. Le Ragtime dans L’Histoire ou le Ragtime pour onze

instruments de la même année ne sont pas des œuvres de jazz. Stravinsky avait plutôt

« l’idée de faire un portrait-type de cette nouvelle musique de danse ».19

14

Avec Stravinsky. Textes d’Igor Stravinsky, Robert Craft, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen. Lettres

inédites de Claude Debussy, Maurice Ravel, Erik Satie, Dylan Thomas. Avec quatorze photographies et

un dessin d’Alberto Giacometti. Adaptations de l’Anglais et de l’Allemand par C. E. Engel, H. Metzger

et Pierre Boulez. Monaco 1958, p. 25 (« [Un extrait des] Entretiens avec Robert Craft », p. 11-70). 15

Expositions and Developments (note 3), p. 90. 16 Ibid. 17

Ibid., p. 91 sq. 18

Cf. Andreas Anglet: « Die Avantgarden in Frankreich und Deutschland zwischen 1912 und 1930 und der

amerikanische ‹ Jazz › », in : Avantgarden in Ost und West. Literatur, Musik und Bildende Kunst um

1900, sous la direction de Hartmut Kircher, Maria Kŀańska et Erich Kleinschmidt, Cologne, Weimar,

Vienne 2002, p. 57-89. 19

Stravinsky: Chroniques de ma vie (note 12), p. 169.

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L’Histoire du soldat de Stravinsky 7

Les autres pièces également sont des « visions esthétiques » de formes musicales

(Ansermet), des études standardisées, et il serait erroné de les interpréter comme des

caricatures. Les danses que joue le soldat pour guérir la princesse malade ne sont pas des

danses conventionnelles, mais des matrices musicales, c’est-à-dire qu’elles reprennent de

façon synthétique les traits spécifiques issus de modèles musicaux. Dans le Tango, on

trouve même les gestes des danseurs, leur souplesse aristocratique. Ernest Ansermet a

démontré que la Valse s’apparente au bal musette, qu’on jouait par exemple lors d’une

fête de la moisson. Il y a un tournoiement permanent autour de soi, rendu dans

l’oscillation de la musique entre tonique et dominante. Même les fautes de mémoire des

musiciens font partie de la composition, ce sont des passages dont la mélodie est

apparemment improvisée mais le rythme stable. De plus, lors du choral, les points

d’orgue – normalement étirés par le chœur paroissial lorsque les chanteurs retardent le

rythme – réverbèrent l’espace intérieur de l’église, comme le prévoit la composition.

Les bases harmoniques de l’œuvre sont les tonalités diatoniques, mais avec des

ambiguïtés fréquentes par l’évitement ou l’omission de la tierce; on trouve aussi des

passages bitonaux, spécialement dans les fanfares du cornet et de la clarinette, et des

passages polytonaux, par exemple dans la Pastorale. L’écriture harmonique traditionnelle

n’apparaît que dans la partie féerique où elle est qualifiée de « plaisanterie du passé », il

s’agit de la danse de la princesse (ré majeur); dans les autres parties, cette écriture

n’apparaît que fortuitement et elle est occultée, même dans les chorals.20

Par exemple, au

cours de la Marche du soldat, la mélodie peut être chromatiquement resserrée (cf. figures

10 à 12).

Il n’y a pas de mélodie au sens traditionnel du mot. Il y a des fragments, des

figures, des séquences – des lambeaux. Stravinsky se servit de nombreuses sources

musicales. Le Petit et le Grand choral utilisent les modèles du choral luthérien allemand.

Le triomphe du soldat sur le diable est fêté par un ensemble d’instruments festifs

(clarinette, basson, cornet, trombone, violon et contrebasse). La Marche du soldat est

influencée par Marietta, une chanson populaire française contemporaine;21

la Marche

royale rappelle un pasodoble que Stravinsky avait entendu jouer à Madrid, lors d’une

corrida pendant la semaine sainte en 1916, et qui avait été couvert par le tintamarre d’une

fanfare qui descendait la rue et jouait l’ouverture de Tannhäuser.22

La parodie – au sens

20

Citations par Paul Bekker: « Geschichte vom Soldaten in Mannheim » [1923], in: Igor Strawinsky (note

10), p. 60. 21

Cf. Expositions and Developments (note 3), p. 92. 22

Cité par Eric Walter White: Stravinsky. The Composer and His Works. Londres 1966, p. 232.

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8 Andreas ANGLET

premier du terme musical – n’est pas ici une caricature, mais le moyen d’apurer les

matrices musicales et d’ôter leur dimension pompeuse.

Jamais, pas même dans la musique triste de la Pastorale « au bord du ruisseau »,

il n’y a d’épanchement. Stravinsky restitue la tristesse par petites touches, mais jamais de

façon symbolique comme dans l’expressionisme allemand. L’œuvre du compositeur russe

ne s’intéresse pas au caractère unique de l’être ou à une transcendance de l’action sur la

scène. Ses pièces en sont exemptes. Wolfgang Burde dit en effet de Stravinsky : « Toutes

ses compositions qui utilisent des modèles doivent la préservation de leur originalité

précisément à leur intégration par Stravinsky à sa vision musicale du monde […] à

laquelle le sens du plaisir musical propre à la Belle époque est aussi étranger que les

rêves de Beardsley ou les utopies de l’expressionnisme de Schoenberg. » 23

La musique

de Stravinsky se refuse à être symbolique et à donner une interprétation du monde,

qu’elle soit esthétique, politique, religieuse etc. L’Histoire nous présente un aphorisme

scénique et ne se veut qu’une œuvre d’art, sans autre signification.

4) Le contexte théâtral et musical et les développements ultérieurs

Même si le succès commercial attendu par Stravinsky et Ramuz n’a pas été au rendez-

vous – la tournée de Genève et Bâle a été annulée à cause de la grippe espagnole –, la

première de L’Histoire à Lausanne fut très réussie.

En effet, la fin de la guerre coïncide avec un nouveau style, plus sobre, en accord

avec le traumatisme provoqué par les sacrifices et les morts de la guerre. On trouve donc,

dans les années 1920, au niveau européen, plusieurs projets similaires à celui de

L’Histoire: par exemple, les chansons ironiques et perturbantes de William Walton et

Edith Sitwell, Façades, et les représentations du groupe des Six accompagnant la

musique et, après 1926, le théâtre épique et musical de Bertolt Brecht, quoique le théâtre

de Brecht soit à nouveau au service d’une idéologie.24

Toutefois, la séparation des

éléments dramatiques par Stravinsky et Ramuz – narration, jeu scénique, commentaire

visuel et présence de musiciens sur la scène – était significative du nouveau style

dramatique.

23

Wolfgang Burde: Igor Strawinsky. Eine Monographie. Mayence 1982, p. 127: « Alle seine

Kompositionen, die mit Modellen umgehen, bewahren ihre Individualität gerade darin, daß Strawinsky

sie in sein musikalisches Weltbild integriert [...], dem die musikalische Genußfähigkeit der ,Belle

Epoque‘ ebenso fremd ist wie die Beardsley-Träume oder die Utopien des Expressionismus

Schönbergscher Provenienz. » 24

Cf. l’étude approfondie sur le rayonnement de la pièce par Michael Trapp: Studien zu Strawinskys

« Geschichte vom Soldaten » (1918). Zur Idee und Wirkung des Musiktheaters der 1920er Jahre.

Ratisbonne 1978.

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L’Histoire du soldat de Stravinsky 9

Le rejet de L’Histoire par Diaghilev après la guerre avait évidemment une

motivation personnelle: sa jalousie, puisque la pièce n’avait pas été produite par sa

troupe. Mais, de plus, dans les années suivantes, Diaghilev ne pouvait imaginer une

représentation autre qu'avec un décor américain et un sous-texte antimoderne.25

La

réaction de Diaghilev révèle la rupture que marquait la composition de Stravinsky. De

fait, depuis la position musicale de L'Histoire aucun retour à la tradition n'était

envisageable. Déçu par la Révolution russe,26

Stravinsky s’est installé en France et sa

musique a connu de nouvelles évolutions.

25

Cf. Stravinsky et sa caractérisation suivante de Diaghilev dans Memories and Commentaries (note 91),

p. 43 sq. 26

Cf. Ramuz: Souvenirs (note 4), p. 80-85.