6
1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés française et algérienne. Les accords d'Évian, signés en 1962, étaient censés mettre un terme au conflit entre les deux pays. Pourtant, un demi-siècle plus tard, la guerre continue de faire l'objet de polémiques de part et d'autre de la Méditerranée. Dans ce contexte, le travail des historiens est à la fois compliqué et plus que jamais nécessaire. => Comment évoluent et se répondent les mémoires de la guerre en France et en Algérie de 1962 à aujourd'hui ? => Pourquoi la France et l'Algérie ne parviennent-elles pas à forger une mémoire commune autour de la guerre qui les a opposées ? => En France, pourquoi, un demi-siècle après sa fin, la guerre d'Algérie est-elle toujours un sujet de polémiques ? => Pourquoi au sein de la société française plusieurs mémoires de la guerre s'opposent-elles et en quoi cela rend-il le travail des historiens difficile? => En Algérie, pourquoi le travail de l'historien est-il gêné par l'existence d'un récit officiel sur le guerre? Notions clés: = Histoire: reconstruction savante du passé, menée par les historiens à partir des sources et selon une méthodologie spécifique. C'est une science humaine. Elle vise à être objective et à faire comprendre le passé avec un recul critique. = Mémoire: 1. Souvenir subjectif, et en partie reconstruit a posteriori, d'évènements passés, propre à des individus, des familles ou des groupes sociaux. La mémoire en tant que mode de transmission des souvenirs et des représentations du passé contient une charge émotionnelle importante. Elle est donc éminemment subjective. Les mémoires relatives à un évènement ou une période du passé sont donc plurielles et parfois contradictoires. 2. La mémoire « nationale ›› est le récit dominant qui réduit la diversité des souvenirs particuliers et les englobe dans une interprétation officielle. Elle se manifeste notamment lors des commémorations. I. DES MEMOIRES QUE TOUT OPPOSE : Quelles mémoires du conflit algérien émergent, de part et d'autre de la Méditerranée dans les années qui suivent l'indépendance? A. En France, en marge du silence officiel sur le conflit algérien, émergent des mémoires de vaincus (pieds- noirs, harkis, anciens combattants) La guerre sans nom. Dès le déclenchement de l'insurrection algérienne en 1954 (Toussaint rouge), tout est fait en France pour en minimiser l'ampleur et en taire la nature, à savoir une nouvelle guerre de décolonisation (après la Guerre d'Indochine, 1946-54). Pour l'État français, il ne saurait être question de guerre en Algérie. On préfère parler d'«événements››, d'« opérations de police››, d' « actions de maintien de l'ordre ›› ou de «pacification ››. La réalité ressentie sur le terrain est pourtant celle d'une véritable « guerre sans nom››, opposant le FLN, pratiquant la guérilla et auteur d'attentats terroristes, et l'armée française qui n'hésite pas à employer la torture. Une censure s'exerce contre ceux qui dénoncent la torture. On prépare ainsi le terrain à l'oubli, après 1962, d'une guerre qui n'a jamais dit son nom. De nombreux intellectuels ont pris position dès le début du conflit et dénoncé une guerre qui ne disait pas encore son nom. C'est en mars 1956 que paraît le premier article de Jean-Paul Sartre, dans la revue Les Temps modernes: il y démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme. Raymond Aron (philosophe et sociologue majeur du courant libéral dans les années 1950-60) est cependant le premier à affirmer que l'indépendance est inéluctable. Quant à Albert Camus, son attachement à l'Algérie lui fait prendre une position humaniste et consensuelle. Dès 1958, le journaliste Henri Alleg publie La Question, ouvrage dans lequel il dévoile la réalité de l'usage de la torture par les unités françaises. Ouvrage censuré à sa sortie Après l'indépendance de l'Algérie (accords d'Évian du 18 mars 1962), la France veut oublier la perte de sa principale colonie de peuplement, mais aussi ses profondes divisions pendant le conflit, parfois qualifié de guerre civile : - les « porteurs de valises » (souvent des communistes) ont collecté des fonds pour le FLN, - quatre généraux français ont tenté un putsch contre de Gaulle en 1961, - l'Organisation armée secrète (OAS) a multiplié les actions violentes pour tenter de défendre l'Algérie française, jusqu'à organiser des attentats contre de Gaulle. L'envoi du contingent français, l'usage de la torture par l'armée, les massacres des harkis et l'arrivée des rapatriés en métropole sont autant de blessures longues à cicatriser.

L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

  • Upload
    vandan

  • View
    231

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

1

L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés française et algérienne. Les accords d'Évian, signés en 1962, étaient censés mettre un terme au conflit entre les deux pays. Pourtant, un demi-siècle plus tard, la guerre continue de faire l'objet de polémiques de part et d'autre de la Méditerranée. Dans ce contexte, le travail des historiens est à la fois compliqué et plus que jamais nécessaire. => Comment évoluent et se répondent les mémoires de la guerre en France et en Algérie de 1962 à aujourd'hui ? => Pourquoi la France et l'Algérie ne parviennent-elles pas à forger une mémoire commune autour de la guerre qui les a opposées ? => En France, pourquoi, un demi-siècle après sa fin, la guerre d'Algérie est-elle toujours un sujet de polémiques ? => Pourquoi au sein de la société française plusieurs mémoires de la guerre s'opposent-elles et en quoi cela rend-il le travail des historiens difficile? => En Algérie, pourquoi le travail de l'historien est-il gêné par l'existence d'un récit officiel sur le guerre? Notions clés: = Histoire: reconstruction savante du passé, menée par les historiens à partir des sources et selon une méthodologie spécifique. C'est une science humaine. Elle vise à être objective et à faire comprendre le passé avec un recul critique. = Mémoire: 1. Souvenir subjectif, et en partie reconstruit a posteriori, d'évènements passés, propre à des individus, des familles ou des groupes sociaux. La mémoire en tant que mode de transmission des souvenirs et des représentations du passé contient une charge émotionnelle importante. Elle est donc éminemment subjective. Les mémoires relatives à un évènement ou une période du passé sont donc plurielles et parfois contradictoires. 2. La mémoire « nationale ›› est le récit dominant qui réduit la diversité des souvenirs particuliers et les englobe dans une interprétation officielle. Elle se manifeste notamment lors des commémorations. I. DES MEMOIRES QUE TOUT OPPOSE : Quelles mémoires du conflit algérien émergent, de part et d'autre de la Méditerranée dans les années qui suivent l'indépendance? A. En France, en marge du silence officiel sur le conflit algérien, émergent des mémoires de vaincus (pieds-noirs, harkis, anciens combattants) La guerre sans nom. Dès le déclenchement de l'insurrection algérienne en 1954 (Toussaint rouge), tout est fait en France pour en minimiser l'ampleur et en taire la nature, à savoir une nouvelle guerre de décolonisation (après la Guerre d'Indochine, 1946-54). Pour l'État français, il ne saurait être question de guerre en Algérie. On préfère parler d'«événements››, d'« opérations de police››, d' « actions de maintien de l'ordre ›› ou de «pacification ››. La réalité ressentie sur le terrain est pourtant celle d'une véritable « guerre sans nom››, opposant le FLN, pratiquant la guérilla et auteur d'attentats terroristes, et l'armée française qui n'hésite pas à employer la torture. Une censure s'exerce contre ceux qui dénoncent la torture. On prépare ainsi le terrain à l'oubli, après 1962, d'une guerre qui n'a jamais dit son nom. De nombreux intellectuels ont pris position dès le début du conflit et dénoncé une guerre qui ne disait pas encore son nom. C'est en mars 1956 que paraît le premier article de Jean-Paul Sartre, dans la revue Les Temps modernes: il y démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme. Raymond Aron (philosophe et sociologue majeur du courant libéral dans les années 1950-60) est cependant le premier à affirmer que l'indépendance est inéluctable. Quant à Albert Camus, son attachement à l'Algérie lui fait prendre une position humaniste et consensuelle. Dès 1958, le journaliste Henri Alleg publie La Question, ouvrage dans lequel il dévoile la réalité de l'usage de la torture par les unités françaises. Ouvrage censuré à sa sortie Après l'indépendance de l'Algérie (accords d'Évian du 18 mars 1962), la France veut oublier la perte de sa principale colonie de peuplement, mais aussi ses profondes divisions pendant le conflit, parfois qualifié de guerre civile : - les « porteurs de valises » (souvent des communistes) ont collecté des fonds pour le FLN, - quatre généraux français ont tenté un putsch contre de Gaulle en 1961, - l'Organisation armée secrète (OAS) a multiplié les actions violentes pour tenter de défendre l'Algérie française, jusqu'à organiser des attentats contre de Gaulle. L'envoi du contingent français, l'usage de la torture par l'armée, les massacres des harkis et l'arrivée des rapatriés en métropole sont autant de blessures longues à cicatriser.

Page 2: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

2

Cet oubli est encouragé par des mesures de l'État. Selon l'expression de l'historien Benjamin Stora, «la guerre est ensevelie››. Les accords d'Évian prévoient une amnistie envers tous les anciens belligérants, quel que soit leur camp, y compris pour faits de torture. A partir de 1968, elle s'applique même aux anciens de l'OAS, dans l'indifférence générale. Certains épisodes sensibles du conflit, comme la répression policière contre les manifestations pro-algériennes du 17 octobre 1961 à Paris, sont oubliés. Les archives restent fermées aux chercheurs. Les travaux qui dénoncent la torture, comme ceux de l'historien Pierre Vidal-Naquet (La Torture dans la République, 1972), sont censurés ou marginalisés. En 1966, le film La Bataille d'Alger, de l'italien Gillo Pontecorvo, suscite des protestations officielles de la délégation française (refus d'assister à la projection) au festival de Venise, où il est présenté et obtient le Lion d'or. Estimant que l'image de la France est atteinte, les représentants nationaux quittent le festival. La Bataille d'Alger, qui dénonce le comportement militaire de la France, ne sera pas diffusé au cinéma en France avant 1971 (2004 pour la TV). => Dans la France en pleine mutation des «Trente Glorieuses››, l'État tente ainsi de tirer un trait sur les divisions du passé pour mieux se tourner vers l'avenir. Ceux qui refusent l'oubli. Si la guerre d'Algérie est vite oubliée par la majorité des Français, elle ne l'est pas par ceux qui y ont été impliqués. De nombreux participants à ce conflit ont, dès 1962, tenté de se faire entendre en publiant leurs récits de vie et leurs plaidoyers en faveur de leur cause. Ces groupes porteurs des différentes mémoires sont peu écoutés, voire méprisés et oubliés. Ils rappellent aux Français un conflit perdu politiquement. Leur histoire est occultée. -> Les 800.000 pieds-noirs qui rentrent en métropole en 1962 cherchent à s'intégrer tout en gardant en eux un traumatisme souvent muet. Chez eux, c'est d'abord la « nostalgérie ›› qui l'emporte. Une loi est votée en 1970 pour indemniser les rapatriés de leurs biens laissés en Algérie, mais elle est jugée insuffisante. Dans certaines régions du Midi, les pieds-noirs, grâce a leur poids électoral, forment un groupe de pression important. -> Les anciens appelés sont frustrés de ne pas obtenir le statut d'anciens combattants. -> Les 40 000 à 45 000 harkis qui ont pu fuir en France sont marginalisés dans des camps. Ils estiment avoir été trahis par la France. -> Les militants opposés à la guerre d'Algérie gardent surtout la mémoire de la répression dont ils ont été victimes en France. En dépit de l'absence d'une mémoire officielle de la guerre d'Algérie, les années 1960 n'occultent pas totalement la guerre. Les livres ou les films sont nombreux. En 1967, le livre du journaliste Yves Courrière, La Guerre d'Algérie, est vendu à plus d'un million d'exemplaires. B. En Algérie, la mémoire officielle du conflit, fondée sur le mythe du peuple en armes sert de socle à l'unité nationale: Côté algérien, après les accords d'Evian (1962), c'est le sentiment victorieux de libération qui l'emporte. L'indépendance permet de fonder un nouvel État. Ce que les Algériens appellent la « guerre d'indépendance » ou la « révolution algérienne ›› constitue, dès 1962, le ferment de l'unité nationale algérienne. Un régime de parti unique est mis en place par le FLN (après le coup d'Etat de Houari Boumediene en 1965) qui choisit la vie du socialisme. Les hommes issus de l'armée des frontières s'imposent au pouvoir, aux dépens des combattants de l'intérieur et du GPRA. L'histoire est instrumentalisée au service de la construction du nouvel Etat algérien. Pour les nouveaux dirigeants de l'Algérie, l'écriture de l'histoire de la «révolution ››, nom qu'ils donnent à la guerre d'indépendance, constitue un enjeu majeur. C'est en effet au nom de leur rôle dans la lutte anticoloniale qu'ils justifient leur mainmise sur le pouvoir.

Le travail des historiens est ainsi étroitement encadré par le Centre national d'études historiques (CNEH), créé en 1971 et rattaché au ministère de l'intérieur. C'est donc une histoire officielle, aseptisée qui s'impose et son écriture est entièrement contrôlée par l'État. L’histoire officielle algérienne développe une vision partisane de la guerre. => Le FLN valorise son propre rôle dans la révolte et construit une histoire officielle toute à la gloire de l'ALN qui aurait remporté militairement la guerre. => Cette mémoire officielle est très sélective. La propagande minimise le rôle politique du GPRA et oublie le rôle joué par des mouvements rivaux tels que le MNA de Messali Hadj, le rôle du premier président Ben Bella (écarté du pouvoir en 1965) ou encore la révolte des Kabyles (1963). Il faut gommer les divisions internes au FLN et de nombreux cadres du parti sont exilés. On tait par ailleurs l'horreur des attentats du FLN. Les harkis sont considérés comme des traîtres.

Page 3: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

3

=> Une histoire officielle qui héroïse le peuple en armes. Elle dresse le portrait d'un peuple algérien qui se serait unanimement soulevé à l'appel du FLN comme en témoigne le slogan: "un seul héros, le peuple". La charte d'Alger adoptée lors du 1er congrès du parti du FLN (avril 1964) officialise le mythe de l'unanimité du peuple algérien contre les oppresseurs français.

Alors que les travaux des historiens estiment a 300.000 les victimes algériennes du conflit, le FLN impose le mythe du « million et demi de martyrs ››. Leur dévouement est célébré dans les manuels scolaires et les cérémonies officielles. À partir de 1965, les commémorations se multiplient. L'État organise ce que l'historien Guy Pervillé appelle une « hyper-commémoration obsessionnelle ››. Deux fêtes nationales chômées sont fixées: le 1er novembre, fête de la révolution et le 5 juillet, fête de l'indépendance. Dans les années 1970, le pays se couvre de monuments à la gloire des martyrs morts. Le mémorial du martyr (monument aux martyrs de la guerre d'indépendance) est inauguré à Alger en 1982. II. Les ruptures des années 1970-80:

A. En France : l'émergence des mémoires du conflit algérien dans le débat public (décennies 1970-1980)

L'Algérie revient sur le devant de la scène, dans la foulée des évènements de mai 1968. Livres et films sur la guerre d'Algérie se multiplient, marquant un regain d'intérêt pour le sujet. => Des films anticolonialistes rencontrent un certain succès auprès d'une jeunesse engagée à gauche. Ils relancent le débat et offrent la possibilité aux Français de commencer à regarder leur histoire en face: - Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier (1972), - R.A.S. d'Yves Boisset (1973), - La Question de Laurent Heymann (1976) => Entre 1968 et 1971, l'écrivain Yves Courrière, qui a couvert la guerre d' Algérie en tant que journaliste, publie une grande fresque de l'Algérie en quatre volumes, qui remporte un immense succès. => En 1972 avec La Torture dans la République, Pierre Vidal-Naquet, à la fois historien et militant, fait à nouveau le point sur l'usage de la torture, dans un contexte de mise en accusation de l'État. L'Algérie n'est donc pas oubliée, mais rien ne valorise alors la transmission de la mémoire de ce conflit. => Quant aux harkis, ils se révoltent en 1975-1976 contre leurs conditions de vie dans des camps. Dans les années 1970, des historiens comme Charles-Robert Ageron commencent à travailler sur l'histoire du conflit algérien dans le cadre de l'étude de la décolonisation (Politiques coloniales au Maghreb, PUF, 1973). L'accès aux archives demeure toutefois restreint. Le premier colloque universitaire sur le sujet a lieu en 1988. => Des associations travaillent à intégrer officiellement la guerre d'Algérie dans l'histoire nationale. Les associations d'anciens combattants en Algérie comme la FNACA veillent à son enseignement dans les écoles. => L'enseignement de la guerre entre dans les programmes scolaires en 1983. Les pieds-noirs entretiennent le souvenir de leur traumatisme par des retrouvailles, des pèlerinages (Nîmes au sanctuaire Notre-Dame-de-Santa-Cruz, pour l'Ascension), la publication de nombreux témoignages et des manifestations pour la reconnaissance de leur situation. Des commémorations locales polémiques, comme la plaque aux « martyrs de l'Algérie française›› édifiée à Toulon en 1980, donnent à ce réveil des mémoires une dimension parfois conflictuelle. Dans les années 1980, à la mémoire des pieds-noirs, des soldats et des harkis s'ajoute celle, plus indirecte, des enfants de l'immigration algérienne en France. Les années 1980 correspondent à la montée des débats autour des questions de l'immigration et du racisme et voient la percée électorale du Front national, parti politique d'extrême droite. Ce parti accueille des nostalgiques de l'Algérie française (notamment d'anciens militants de l'OAS) et stigmatise l'immigration. Son chef, Jean-Marie Le Pen, a combattu en Algérie et est accusé par certains d'y avoir pratiqué la torture. Dans ce contexte, se développe un mouvement des Beurs contre le racisme. Pour la première fois, fils de militants FLN et fils de harkis manifestent côte à côte pour dénoncer leur mise à l`écart dans la société française. La marche pour l'égalité et contre le racisme organisée en 1983 réunit 100.000 personnes, majoritairement d'origine immigrée. Cette jeunesse s'engage contre le racisme et, relayée par les intellectuels, met en accusation le passé colonial de la France. De Charonne au 17 oct. 1961, l'évolution de la mémoire de la répression des opposants à la Guerre d'Algérie: La mémoire du massacre du métro Charonne (février 1962) est entretenue par des partis (communistes, socialistes) et syndicats de gauche (CGT).

Page 4: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

4

La mémoire du 17 octobre 1961 (manifestation d'Algériens à Paris ayant entraîné une répression policière meurtrière) est d'abord portée par des associations militantes (enfants d'immigrés, antiracistes), mais, en 1997, le procès de Maurice Papon, préfet de police de Paris en 1961, poursuivi pour son action pendant la Seconde Guerre mondiale (complicité de crime contre l'humanité concernant la déportation des juifs alors qu'il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde), permet de donner une visibilité publique plus grande aux évènements du 17 oct. 1961. En 1991, des fils de harkis se révoltent, autant pour souligner la dureté de leurs conditions de vie que pour obtenir une reconnaissance de l'histoire douloureuse de leurs pères. ==> Ce contexte crée une demande sociale favorable à la redécouverte du passé algérien de la France. Les conditions sont réunies pour que le travail d'histoire sur la guerre d'Algérie puisse commencer. Le premier colloque universitaire français sur le sujet a lieu en 1988 et de nombreux historiens comme Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli ou Benjamin Stora et Mohammed Harbi produisent des ouvrages qui font date. Le livre de J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, La guerre d'Algérie et les intellectuels français, paru en 1991, montre que le conflit algérien n'a pas seulement été un drame politique. Il a, en effet, eu aussi des conséquences psychologiques dont l'histoire du temps présent est encore marquée. B. En Algérie : La remise en cause du récit national officiel (1980-1992) L'Histoire et la mémoire du conflit demeurent sous contrôle: Depuis 1972, les autorités ont lancé une campagne de rassemblement d'archives écrites et orales, mais le travail des historiens est très encadré. Cette (ré)écriture de l'histoire reste sous forte surveillance de l'État. Durant les années 1970 et 1980, la recherche historique et l'enseignement supérieur sont surveillés de près. Les voix discordantes son considérées comme des menaces. Ancien conseiller de Ben Bella, emprisonné en 1965 puis placé sous surveillance, Mohammed Harbi s'exile, en 1975, et publie en France ses archives de militant du FLN. Publié en 1980, son livre Le FLN, mirage ou réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), est interdit en Algérie. Le président Chadli Bendjedid (1979-1992) fait libérer le premier président de la République, Ahmed Ben Bella, emprisonné par Boumedienne depuis le coup d'État de 1965. Il autorise le retour en Algérie de certains opposants historiques tels que Hocine Aït Ahmed et Bachir Boumaza. Toutefois, les chefs historiques du FLN comme Ben Bella et Boudiaf demeurent exclus d'une histoire qui reste officielle. En 1984, un premier colloque international a rassemblé à Alger des historiens internationaux mais le contenu des communications ne contribue guère à l'émergence d'une histoire plus objective que par le passé. En 1992, s'ouvre la première chaire d'histoire contemporaine à l'université d'Alger. Les années 1980-1990 sont celles de graves crises qui divisent la société algérienne. Le contexte n'est plus favorable au mythe de l'unanimisme du peuple algérien. ► Le «printemps berbère» (1980) met en avant l'identité kabyle d'une partie du peuple algérien. En avril 1980, des émeutes éclatent en Kabylie. Elles constituent un tournant dans le rapport des Algériens à leur histoire. En effet, ce «printemps berbère», durement réprimé, conteste la politique d'arabisation voulue par le pouvoir. Pour la première fois, le discours du FLN sur la nation algérienne est remis en cause, le mythe de l'unité nationale éclate. L'image simpliste d'un peuple algérien tout entier arabe et musulman s'effondre. Un débat se développe sur l'histoire du pays, et notamment sur la guerre d'indépendance. ► Le soulèvement de la jeunesse (1988) montre une forte opposition au régime autoritaire. Plus de 60 % des Algériens ont moins de 20 ans dans les années 1980 et n'ont donc pas connu la guerre. C'est pourquoi ils adhèrent moins au discours du FLN qui légitime son pouvoir par la référence à un passé élevé au rang de mythe. Mécontents de leurs conditions de vie, les jeunes se soulèvent en octobre 1988. Ces émeutes contraignent le FLN a accepter la création de partis politiques rivaux et l'organisation d'élections libres (nouvelle constitution de 1989). ►A partir de 1992, l'annulation des élections qui ont vu la victoire des islamistes provoque une violente guerre civile qui oppose des groupes armés islamistes et l'État. Sur le plan diplomatique, des relations apaisées sont souhaitées de part et d'autre de la Méditerranée. En 1983, lors de la visite du président algérien à Paris, l'hymne national du FLN est joué pour la première fois.

Page 5: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

5

III. Une question toujours sensible (années 1990-2000) : A. En France, la fin des années 1990 marque le début de l'ère de la reconnaissance et des commémorations À la fin des années 1990, la guerre d'Algérie investit la scène médiatique sur un mode sensationnaliste. On assiste alors à une "accélération de la mémoire" (Benjamin Stora). La pratique de la torture ou la répression de la manifestation parisienne du 17 octobre 1961, pourtant dénoncées dès l'époque des faits, apparaissent dans les journaux comme des révélations. Pieds-noirs, harkis, anciens appelés rivalisent d'activisme pour obtenir de l'État reconnaissance et indemnisation. Le 18 octobre 1999, l'Assemblée nationale vote la reconnaissance du terme «guerre d'Algérie» qui remplace officiellement le terme «opérations de maintien de l'ordre en Afrique du Nord». Le débat se focalise alors sur l'usage de la torture. Le besoin de vérité s'explique aussi par le vieillissement des acteurs, qui souhaitent laisser une «trace mémorielle» avant de disparaître. Cette génération des protagonistes souhaite aussi se débarrasser d'un lourd fardeau. En 2000, l'ancienne militante du FLN Louisette lghilahriz accuse les généraux Massu et Bigeard d'avoir fait pratiquer la torture. Bigeard nie mais en juin 2000, les deux généraux, Jacques Massu et Paul Aussaresses, reconnaissent avoir eu recours à la torture. Massu regrette. Le général Aussaresses revient sur cette pratique et l'assume, affirmant qu'elle était nécessaire et que le gouvernement a soutenu cette pratique. Il est condamné pour apologie de crimes de guerre. Ce moment de vérité ouvre à nouveau le débat sur la guerre d'Algérie et plus largement sur le colonialisme. Ce besoin d'expression des mémoires du conflit algérien entraîne un «déferlement mémoriel» (commémorations, inaugurations de places, de plaques et de monuments): - Les harkis bénéficient depuis 2003 d'un jour d'hommage, le 25 septembre. - Plutôt que le 19 mars (lendemain des accords d'Évian, instaurant un cessez-le-feu), le président Chirac choisit, en 2003, la date du 5 décembre (en référence à la date de l'inauguration en 2002 du Mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie à Paris) comme jour de commémoration. - Une loi visant à instaurer la date du 19 mars (jour de la proclamation bilatérale de cessez-le feu en 1962) comme « journée nationale du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie » fut adoptée par l'Assemblée nationale le 22 janvier 2002 puis par le Sénat le 8 novembre 2012. Ces mesures sont souvent contradictoires car elles visent à apaiser des groupes "porteurs de mémoire" antagonistes. C'est pourquoi elles exacerbent parfois les tensions et compliquent le travail des historiens. Chaque décision politique liée à la mémoire de la guerre d'Algérie et de la colonisation fait débat entre les différents groupes de pression qui restent très actifs.

Les études historiques se multiplient également et donnent lieu à des travaux très aboutis. L'ouverture des archives publiques en 1992 (fin du délai trentenaire) a facilité le travail des historiens. Parmi les spécialistes de la question algérienne, on peut citer: - Jean-Charles Jauffret qui a étudié les appelés ayant refusé de servir en Algérie; - Sylvie Thénault, auteure d'une thèse sur "La justice dans la guerre d'Algérie"; - Raphaëlle Branche qui s'est concentrée sur l'étude des violences (torture, viols...) durant le conflit et de leur oubli volontaire après la fin de la guerre; - B. Stora, pionnier de l'étude des mémoires de la guerre d'Algérie avec son ouvrage de 1991 La gangrène et l'oubli. En février 2005, un article de loi évoque les «aspects positifs de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cet article de loi est fortement contesté en France par de nombreux historiens, qui estiment que

Page 6: L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie ... · 1 L'Historien et les mémoires de la Guerre d'Algérie La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les sociétés

6

la formulation de cette loi est en contradiction avec la réalité historique, et des militants associatifs. Il provoque un tollé en Algérie (Les autorités algériennes utilisent le terme de «génocide» à propos de la présence française en Algérie) et finit par être abrogé. L' article de cette même loi reconnaissant les souffrances des rapatriés est conservé. La tension est aujourd'hui retombée, même si des films comme La Trahison de Philippe Faucon (2005), L'Ennemi intime de Florent Emilio Siri (2007) ou Hors-la-Ioi de Rachid Bouchareb (2010), ont pu créer la polémique. Ces œuvres cinématographiques proposent, en effet, une réflexion sur les responsabilités de la France, de son armée mais aussi sur les contradictions et les absurdités d'un conflit particulièrement violent. Le film Hors-la-loi présente la guerre du point de vue indépendantiste algérien tout en prenant des libertés avec l'histoire, ce qui a suscité de vives polémiques en France. Le 25 sept. 2016, lors de la "Journée nationale d'hommage aux Harkis et aux autres membres des formations supplétives des armées françaises", le Pdt F. Hollande « reconnaît les responsabilités des gouvernements français dans l'abandon des harkis, des massacres de ceux restés en Algérie, et des conditions d'accueil inhumaines des familles transférées dans les camps en France », en précisant que « telle est la position de la France. » En déplacement en Algérie, lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 2017, le candidat E. Macron compare la colonisation à un crime contre l'humanité. Ces propos suscitent en France une vive polémique, montrant le caractère toujours sensible des mémoires de la guerre de l'Algérie. B. Le retour de la guerre en Algérie et son impact sur les mémoires de la Guerre d'indépendance (depuis 1992) : La guerre civile algérienne (1992-2000). Par peur d'une victoire du FIS, l'armée décide en janvier 1992 d'interrompre le processus électoral en cours. C'est le début d'une longue guerre civile. Elle oppose pendant près de 10 ans les islamistes à l'armée, coûtant la vie à 150.000 Algériens. L'usage de la torture par les militaires et du terrorisme par les islamistes ravive les plaies de la guerre d'indépendance. N'ayant jamais opéré un retour critique sur les excès qu'il a commis lors de celle-ci, le FLN est mal placé pour dénoncer la violence des islamistes qui s'identifient aux indépendantistes de 1954. Au retour de la paix, le président Abdelaziz Bouteflika libère partiellement la parole sur la guerre d'Algérie, mais il rejette toujours la totalité des crimes sur la France pour des motifs politiques. Le travail des historiens demeure difficile. ► En Algérie, si des voix se font entendre contre la mainmise de l'État sur l'histoire officielle, les archives de la guerre d'indépendance ne sont pas toujours facilement accessibles. Certains sujets restent tabous, comme celui des harkis. Aujourd'hui encore, faire l'histoire objective de la guerre reste une entreprise très délicate. ► Écrire une histoire franco-algérienne ? Pourtant, depuis quelques années, des historiens des deux pays tentent de poser les bases d'un dialogue. C'est ce à quoi tentent, de parvenir ensemble Mohammed Harbi et Benjamin Stora sur les deux rives de la Méditerranée. Ils sont convaincus qu'il est possible d'en finir avec ce passé franco-algérien qui divise pour construire une histoire partagée. Mais cette écriture n'est possible qu'à la condition que le travail des historiens soit indépendant des pressions des États et des groupes mémoriels, en France comme en Algérie. L'ouvrage de Mohammed Harbi et de Benjamin Stora, La Guerre d'Algérie, la fin de l'amnésie (2004) constitue la synthèse la plus représentative de l'état des recherches au début du XXIe siècle. La guerre d'Algérie, un enjeu diplomatique dans les relations franco-algériennes: ► 50 ans après l'indépendance, l'Algérie est toujours dirigée par des hommes ayant participé à la guerre. Les relations avec la France demeurent entravées par le poids du passé malgré les gestes de réconciliation (mars 2003: visite officielle du président Jacques Chirac en Algérie). ► Le match de football, amical et symbolique, France-Algérie (2001) révèle le malaise et les difficultés d'intégration de la jeunesse issue de l'immigration d'origine algérienne. La Marseillaise est sifflée depuis les tribunes avant la rencontre puis le match est interrompu à la 76e minute après l'envahissement du terrain par une partie du public. Les médias se déchaînent, y voient I' illustration d'un phénomène des banlieues, oublient et minimisent la dimension mémorielle et historique. ► Le traité d'amitié franco-algérien, envisagé en 2005, ne semble plus d'actualité. En effet, l'Algérie soumet sa ratification à la reconnaissance, par le gouvernement français, des exactions coloniales et surtout à la présentation d'excuses officielles pour la période de la colonisation. Même si le gouvernement français a reconnu le caractère injuste de la colonisation, il n'envisage aucune excuse officielle. BILAN: Plus d'un demi-siècle après les évènements, la guerre d'Algérie reste un sujet délicat, sur lequel persistent des mémoires concurrentes : - celle des rapatriés et des harkis, qui souffrent de l'accueil reçu en France ; - celle des appelés qui se souviennent d'un conflit non choisi auquel ils ont participé ; - celle des groupes anticolonialistes, qui rappellent leur engagement passé ; - celle des immigrés algériens et de leurs descendants, qui gardent un lien fort avec leur pays d'origine.