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This article was downloaded by: [UOV University of Oviedo] On: 31 October 2014, At: 05:37 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 L'Homme Oiseau de la Zone Frontière Récits de Jean Rolin Aline Bergé Published online: 29 Nov 2012. To cite this article: Aline Bergé (2012) L'Homme Oiseau de la Zone Frontière Récits de Jean Rolin, Contemporary French and Francophone Studies, 16:5, 635-643, DOI: 10.1080/17409292.2012.739427 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2012.739427 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

L'Homme Oiseau de la Zone Frontière Récits de Jean Rolin

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This article was downloaded by: [UOV University of Oviedo]On: 31 October 2014, At: 05:37Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

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L'Homme Oiseau de la ZoneFrontière Récits de Jean RolinAline BergéPublished online: 29 Nov 2012.

To cite this article: Aline Bergé (2012) L'Homme Oiseau de la Zone Frontière Récitsde Jean Rolin, Contemporary French and Francophone Studies, 16:5, 635-643, DOI:10.1080/17409292.2012.739427

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 16, No. 5, December 2012, 635–643

L’HOMME OISEAU DE LA ZONE FRONTIERE

RECITS DE JEAN ROLIN

Aline Berge

ABSTRACT De nombreux chiens errants traversent les terrains, les recits et les paysagesde Jean Rolin, ecrivain reporter en maints lieux de guerre et de fracture du monde.Cette figure animale accede au premier role dans Un Chien mort apres lui, vasteenquete intercontinentale. Mais dans les recits de cet auteur qui croise les vies et « les avisdes betes » et des hommes, un animal en appelle souvent un autre. On ouvre ici le champd’une lecture ecocritique de l’œuvre pour observer ce qui se joue dans l’intervalle entrel’oiseau et le chien, lorsqu’ils se lient a un type de lieu recurrent chez Jean Rolin, la zonefrontiere : les pratiques d’espaces de l’homme et de l’animal, et les effets de suspension,de brouillage et de redistribution des sens qui resultent de leur rencontre : experiencesensible et signification du monde, orientation du vivant. Agissant sur le sujet a lajonction des espaces du monde, de l’ecriture et de la lecture, la presence animale manifestequ’il n’est pas d’anthropologie du geste litteraire sans zoologie.

Keywords: Anthropologie; Ecologie; Geste; Poesie; Sens; Zone Frontiere

De Chemins d’eau a Un Chien mort apres lui, qui place les chiens errants du mondeentier au devant de la scene, la critique a signale la presence animale dansles recits que Jean Rolin, ecrivain et reporter, compose depuis une trentained’annees. L’œuvre aujourd’hui longue d’une vingtaine de titres pourraitainsi donner lieu a un inventaire de l’etonnante diversite de ses figures eta une enquete approfondie sur le pouvoir d’action, de deplacement et dereconfiguration des rapports de l’homme au monde par l’animal. Car outre qu’ilpuise a une vaste experience du monde et a une variete de terrains qui le

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/12/050635–9 � 2012 Taylor & Francis

http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2012.739427

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distinguent fort de ses contemporains, l’auteur a beaucoup lu en matiere delitterature animaliere : ses livres nourris de references litteraires doiventaussi une part de leur gai savoir aux sciences naturelles, humaines et animales,a l’ethnologie et a l’ethologie, a l’ornithologie ou a la zoogeographie.On souhaite ici ouvrir le champ d’une lecture ecocritique de l’œuvre etobserver ce qui se joue dans l’intervalle entre l’oiseau et le chien, figuresrecurrentes de l’œuvre, lorsqu’ils se lient a un type de lieu auquel Jean Rolinretourne sans cesse, la zone frontiere. Quelles sont alors les pratiques d’espacesde l’homme et de l’animal, et quels effets de sens deduire de leur co-presence,puisque se nouent et se denouent en leur rencontre, l’experience sensibleet l’intelligibilite du monde, et la question, si fondamentale pour le vivant,de toute orientation ? Nous verrons que la presence animale, qui agit sur le sujeta la croisee des espaces du monde, de l’ecriture et de la lecture, jette unelumiere singuliere sur le geste litteraire qui s’esquisse entre l’aboiement et legazouillis des oiseaux, entre existence, histoire et poesie.

Il faut entendre au prealable la polysemie et les referents multiples auxquelsrenvoie la zone frontiere chez Jean Rolin. Si par l’etymologie, la zone designeun espace circulaire qui en « ceinture » un autre, elle vise plus souvent, enses formes surmodernes (Auge), un espace aux limites problematiques, auxdeterminations flottantes, a l’image des espaces peripheriques de l’œuvre(Zones). Dans un champ lexical voisin attache initialement a la sphere militaire,la frontiere, dont l’extension metaphorique au vingtieme siecle est frappante(Nordmann), dessine d’autres figures de l’espace : une limite, un seuil, une zonede partage, de passage ou de transit entre deux mondes ou pays. La zonefrontiere est donc un espace eminemment plastique, ou l’experience des limitesle dispute a leur espacement.

Du fond de l’Alaska a la pointe de l’Afrique australe, de la mer Caspienneaux Caraıbes, Jean Rolin aime precisement se rendre aux confins et aux lisieresmaritimes des continents, mais aussi parcourir les territoires surdetermineset fractures de l’histoire du monde, ses villes, ses ruines et ses friches.Sa predilection pour les transformations de paysages (Gibourg), les « lignes decatastrophe » et les « situations limites » (Jean-Pierre le Dantec) le conduit a tousles lieux critiques de la planete : les Balkans (Campagnes), le Proche-Orientou l’Afrique du Nord au Sud, et du Congo et au Soudan. Aussi le souffleample de sa prose est-il souvent rompu, suspendu. Propice a la chronique,il commande les chapitres souvent brefs d’un grand nombre de ses recits,du Journal de Gand a Chretiens. Moins laconique qu’incisif, Jean Rolin ecrit autranchant de la scene pour la faire chavirer et sur les seuils pour les dedoubler,les enchaıner ou les retourner. Il induit ainsi pour mode de lecture un regimealternatif de navigation et de migration d’une sequence a l’autre, tantot reliant,tantot coupant les fils et images enchevetres de son ecriture. A la lecture descinq sequences narratives qui suivent, l’homme oiseau de la zone frontiere serevele une figure privilegiee de ce cinema monde, mais non la seule.

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Chaplin en Tanzanie

L’incipit de La Ligne de front (1988), recit d’un voyage en Afrique australe,presente une scene a maints egards emblematique de l’œuvre et du gout de JeanRolin pour la zone frontiere. Element paratextuel du recit, une cartographielegendee d’un apercu de l’histoire sud-africaine rappelle au lecteur que la lignede front se deplace au fil du temps et des alliances politiques :

Les six « Etats de la ligne de front » – Tanzanie, Mozambique, Zambie,Zimbabwe, Angola, Botswana – se sont rassembles sous ce label afind’affirmer leur commune volonte de lutter contre le regime sud-africain[l’apartheid, 1948–1991]. Dans sa premiere version, c’est-a-dire avant lanaissance du Zimbabwe [en 1980], la « ligne de front » reunissait les Etatsde la region hostiles au regime de Ian Smith en Rhodesie. (8)

Aussi lineaire que paraisse son trace sur la carte, la trajectoire du voyageurverifie sur le terrain, dans l’enchevetrement des faits sociaux, economiqueset politiques, le caractere illusoire et le constant brouillage des lignes officielles.Le seuil du recit demultiplie lui-meme les seuils : on se trouve en bord de routesur la plage, au bord de l’Ocean Indien, sous le pont de Selander Bridge.Scene dans la scene : le voyageur poursuit en vain des ibis sacres qu’il tente dephotographier, sous le regard d’une « sentinelle » munie d’un « fusil d’assaut ».En conflit avec les objectifs strategiques du soldat, l’objectif du photographeeveille la suspicion du militaire qui songe a sabotage ou espionnage. La tension seresout au moment ou le voyageur se met a faire l’oiseau par trois fois, commedans un rituel propitiatoire : jouant a la fois l’oiseau poursuivi et le photographe,il s’animalise et s’humanise tour a tour, en un jeu chaplinesque, sous le regardnarquois du narrateur. Ce scenario a risque, ou l’homme oiseau fait aussi figurede cible, se repete a d’autres passages de frontieres dans le livre, car le voyageurcraint d’etre arrete pour avoir sejourne par le passe en Afrique du Sud. Febrilesur le Zambeze, il jette son « bordereau de change » (96) dans la poubelle avantde se fendre d’un rire frenetique avec les soldats de la douane ! La encorele militaire s’humanise, pour atteindre le point d’equilibre ou les hommes seretrouvent associes dans une meme scene.

La sequence est encore emblematique par d’autres tours. Car le livre se clotsur un nouveau rivage au Cap de Bonne-Esperance. Le voyageur s’y baigne le 1er

janvier 1988 en compagnie des otaries et des cormorans. Or le narrateurrappelle en derniere page, a la facon d’une voix off restituant une profondeurde champ historique, l’arrivee en ces lieux, trois siecles auparavant, de Jan VanRiebeeck, fondateur de la colonie du Cap en 1652 : « the guy who started thebusiness » (216) – allusion a la Compagnie neerlandaise des Indes orientales.La derniere « ligne de front » du livre designe ainsi la premiere vague decolonisation europeenne, dont le recit manque. Du bain present au rappel de

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l’intrusion etrangere passee, la scene dans l’eau se dedouble et change de sens : arebours de l’innocence du bain humain et animal partage, le mouvementqui investit la terre depuis la mer – et non la mer depuis la terre – souligne laviolence de l’histoire.

Cette pratique du contrepoint et cette oscillation-identification entrel’homme et l’animal, le soldat et l’innocent, l’epique et le comique, leburlesque et le tragique de l’Histoire, sont des constantes de l’ecriture de JeanRolin, qui oppose volontiers au monde des armes une scene qui desarme.L’attention pretee a l’animal humanise l’homme et retourne le stereotype d’unelitterature de guerre qui fait de l’homme une bete nocive. Le sens theatralde Jean Rolin, qui a dit son gout pour le cinema dans un entretien a La Femelledu requin, est une cle de son univers humain/animal qui fonctionne en regimealternatif.

Birdwatching au Malawi

Autre sequence du meme livre. Le passage de seuil opere cette foisverticalement, dans l’ascension du Mont Mulanje, et l’homme oiseau designe« le guide malawite » qui en depit de son chargement, bien superieur a celuidu voyageur, semble « bondir litteralement sur le sentier, comme aile,chantonnant . . . » (72). A cette etape, le registre narratif met en balancel’humour de la scene avec l’humeur massacrante du voyageur temoignant deson « horreur de grimper » et de la malediction « d’etre ne » : la vue du guideaile met « le comble a sa fureur » (72). Les figures privilegiees de l’ecrituresont ici l’antithese et l’oxymore, ou le « mal extreme » et le « supplice » del’ascension se changent miraculeusement en « bien immense » (73) au sommet.Se deploient alors un traveling ou chaque acteur de la scene reprend pied, et unsplendide paysage ou la flore et la faune occupent la premiere place, ramenantironiquement l’homme au rang d’animal inferieur parmi d’autres. Les leopardsy mangent en effet les chiens plutot que les hommes, qu’ils « dedaignent »,et le singe y apparaıt comme un de ces rares animaux, avec l’homme, quitrouve le moyen de se creer des ennuis. La hierarchie des especes se voit ainsitotalement inversee. Et Jean Rolin de comparer humoristiquement l’etagementeffectif du regne animal en montagne a une suite de dioramas digne du museecolonial de Tervuren en Belgique : parallele doublement ironique, puisqu’ilmoque l’episteme coloniale et la retourne contre l’homme.

Mais « le plus saisissant » de l’ascension, c’est le passage du col, quimarque l’acces a une « terre promise », ou les chants d’oiseaux evoluent« de l’aboiement au gazouillis » (75). L’auteur rend au passage un comptehumoristique des guides ornithologiques dont les transcriptions phonetiquesde chants et de noms d’oiseaux confinent a une confusion babelienne. Dans tousses livres, Jean Rolin est attentif a « la qualite ruptive » du chant d’oiseau

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(Richard 10), qui a si souvent retenu l’attention des poetes et des philosophes :car il ouvre l’etendue a qui l’ecoute et suspend les frontieres entre le moi etle monde. Rainer Maria Rilke nommait Weltinnenraum, « espace interieur dumonde » ou « espace interieur au monde » (Jaccottet 102), cet effet-mondedu chant d’oiseau. Chacun eprouve dans l’experience sonore une formed’immersion (Dufrenne) ou d’extase, la dissolution ou le depassement deslimites : Sigmund Freud et Romain Rolland evoquaient a ce propos uneexperience oceanique du monde. Pour Jean Rolin, l’effet monde du chantd’oiseau est aussi un effet mer, qui se deploie d’autant mieux au Mulanje quele voyageur accede a un plateau « bossele » (74) qui reverbere le son. Mais leclimat exalte de la terre promise est bientot suspendu par le repli dans l’espaceobsidional d’un refuge nocturne cerne par les cris des chouettes et la craintedu retour du leopard.

Chien errant au Turkmenistan

La troisieme sequence se deroule dans Un Chien mort apres lui, vaste enqueteintercontinentale sur les chiens retournes a la sauvagerie qui conduit duTurkmenistan a l’Australie via les Ameriques. Au fil des pages, la menacede mort se propage : regulierement « associes au desordre, a la discorde et ala guerre » (79), les chiens feraux sont « des auxilaires de la defaite et de ladesolation » (84). On assiste dans ce livre au retour en force de l’Histoirepolitique dans son versant le plus sombre, que Jean Rolin n’a jamais perdude vue depuis son engagement militant aux cotes des marxistes leninistes dansles annees 70.

A la fin du premier chapitre, le voyageur venu enqueter sur les variations deniveau de la mer Caspienne manque de « mourir devore » (21) par un chien surle rivage de l’ıle de Kizyl Su. Il evoque a cet endroit « l’effondrement de l’ordreancien » communiste (19), la crise economique et sociale qui en est resulteepour les hommes, atteints par le chomage et l’alcoolisme, et la reprise en mainde la gestion de l’espace domestique par les femmes. Sur l’ıle, les enfantsdoivent contourner « plusieurs nids de chiens » compares a des « volcans »emplis de « creatures ecumantes » (20), vision infernale. La scene finale ou lechien attaque atteint un haut degre de suspense, avec ralenti et arret sur image,au moment meme ou le promeneur s’empare d’une « piece metallique » pourse defendre :

Je ne l’avais ni vu ni entendu venir quand il m’a charge [. . .] Et c’est ici quepour moi le film s’arrete, comme si la bobine en etait dechiree, ou coinceedans le projecteur, sur cette image ou l’on me voit, le visage deforme parle hurlement que je suis en train de pousser, brandissant un lourd morceaude fer contre le chien qui attaque avec un grognement sourd. (21)

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Autoportrait ironique dont Jean Rolin est coutumier : au-dela du frissoninaugural que suscite ce gros plan de film d’epouvante, le « film » du recitse poursuit dans les chapitres suivants, ou la question de la survie est reposeeen de nouvelles circonstances.

Idylle en Floride ?

A premiere vue pourtant, par un effet de contrepoint fort perceptible a lalecture, le chapitre central du livre, qui fait suite a l’evocation des oiseaux et deschiens de la decharge de Tijuana au Mexique pour aborder soudain la Floride,tranche sur tous les autres. Car aucun chien n’y paraıt. Au lieu de cela, deuxoiseaux, un balbuzzard qui plane, des anhingas (ou snake-birds) qui « [font]secher leurs ailes deployees », et un iguane qui se dissimule dans un buissond’ou sa queue depasse. Nouvelles figures de seuil : le crepuscule, momentde predilection de tous les livres de Rolin. L’immanquable plan d’eau : cette foisun bord de lac dote d’une jetee, double d’une piscine d’hotel, non loin d’uneautoroute et de l’aeroport de Miami. Enfin, nouvelle scene dans la scene : ledecor « idyllique » et romantique esquisse en debut de chapitre, avecbalancement eurythmique de palmes et prevision de tempete, s’accommode desnon–lieux surmodernes identifies par Marc Auge, avec enseigne lumineuse,odeurs de kerosene et salle a manger climatisee. Ironique, la double referencecinematographique a Key Largo et a La Nuit de l’iguane, et la presence d’unesilhouette feminine confirment que l’on est proche du climat romanesque d’unJean Echenoz. Mais aussi d’une certaine disposition a la poesie, a laquellela prose de Jean Rolin cede volontiers en presence des oiseaux. Car a ce lieu,le voyageur au repos et le narrateur s’attachent, au point d’esquisser une sortede poeme en prose, et d’imaginer par quels ressorts realistes ou fantastiquesperenniser de tels instants :

Et maintenant, au bord de la piscine du Hilton dont je suis le seul usager[. . .] regardant se balancer la cime des cocotiers, planer le balbuzzard,se secher les anhingas aux ailes deployees, depasser d’un buisson la queueocellee du lezard, songer une jeune Japonaise accoudee au garde-corps de lajetee, j’eprouve un sentiment de bonheur et de plenitude tel que je medemande si je ne pourrais pas finir mes jours dans cet hotel, reglant chaquesemaine ma note avec tout un jeu de fausses cartes de credit, pretextant del’ajournement d’un vol reporte d’annee en annee [. . .] Le temps passerait[. . .] rien n’arriverait, peut-etre deviendrais-je a la longue aussi peu genant,aussi familier, aussi sympathique, meme, que le lezard [. . .] Peut-etreentrerais-je a la fin dans le lezard, au sens ou les demons entrent dans lespourceaux (lesquels, il est vrai, vont aussitot se jeter du haut de la falaise).(158–159)

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Auto-ironique, le propos s’est arrete au passage au projet d’un « coup sec »applique par jeu a la queue de l’iguane, avec equivoque erotique quant a laJaponaise presente sur les lieux et les allers-retours sur la jetee. Mais dansles dernieres lignes, le pastiche d’une melancolie flaubertienne le dispute al’humour noir d’un Michaux revisitant une parabole biblique : si l’homme est aulezard ce que le demon est au pourceau, faut-il conclure au parti pris de l’animalcontre l’homme ? Ou imaginer le saut du lezard depuis la falaise ? A plaisanterie,plaisanterie et demie : d’une proposition a l’autre, Jean Rolin passe les bornesqui lui permettent d’osciller entre legerete et gravite, realite et fantasme, vie etmort. Ou entre lecture et ecriture, existence et litterature. Si la fin du chapitreest consacree a l’ecrivain cubain exile a Miami, Carlos Victoria, c’est qu’il areconnu dans un roman de celui-ci, Un Pont dans la nuit, un paysage « assezsemblable » a celui de l’hotel de Floride ou il a ete lui-meme « plonge », dit-il,dans « l’espece de transe » (161) poetique qu’il vient de decrire. Et qu’il estsaisi de rencontrer, chez cet ecrivain recemment suicide, les ingredients d’uneesthetique du sublime qui trouve echo dans sa propre ecriture : l’expressiond’une « joie » et d’une beaute conquises sur l’abıme d’une « tristesse [. . .] sansfond », selon les termes d’un journaliste de Liberation cite en conclusion.

Un cephalopode en Russie

La cinquieme sequence se deroule en Russie, au dernier chapitre d’Un Chien mortapres lui. Le voyageur se demande s’il va retourner au Turkmenistan pour y voirles chiens chanteurs de Nouvelle Guinee au zoo d’Achgabat, la capitale, sur laproposition du professeur Chevarnadze, specialiste russe des chiens et des loups.La scene se deroule dans un bois. Apres un repas d’agneau bien arrose,le voyageur s’abandonne simultanement – et c’est la derniere scene du livre –a un bain nocturne dans le lac d’eau tiede, a son anxiete de devoir retournerau Turkmenistan et a une nouvelle reverie extatique sous les etoiles. Le tempsd’une incise, le voici « cephalopode pris de boisson ». Cephalo-pode : de la teteaux pieds, la formule convient a sa double identite d’ecrivain voyageur et a sonactivite, car il flotte et nage dans l’eau en agitant ses membres et ses pensees,entre ici et la-bas, entre le haut et le bas, projetant une serie de questionssans reponses. « Pris de boisson » et affranchi de la gravitation, il se demandes’il parviendra bientot a « se projeter dans l’espace (ou a [s’y] abımer ?), telleune etoile filante, [se dit-il] encore, marchant a reculons » (306).

Comme ailleurs, mais de maniere tres condensee, la prose avance travailleede mouvements paralleles et contraires qui la poetisent, dans un registreneoromantique ironiste qui renoue avec le sublime oxymorique hugolien.Nouvelle esquive ? Sans doute, car parmi les cephalopodes, la seiche qui lanceson encre a seduit plus d’un poete. Jean Rolin s’invente ici une humanitecephalopode qui rejoint curieusement le propos de Dominique Lestel dans sa

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preface a la reedition du livre d’Uexkull, Milieu animal et milieu humain.Repondant aux doutes de certains chercheurs sur la capacite de l’homme « as’introduire dans l’univers sensoriel de l’animal », l’ethologue et philosopherappelle la parente physiologique entre l’homme et le cephalopode et proposede substituer aux points de vue trop souvent adoptes du mammifere et del’oiseau « une zoologie cephalopode » (Uexkull 21). Quoiqu’il prenneegalement le relais du chien et de l’oiseau, l’autoportrait de l’ecrivain encephalopode qu’esquisse Jean Rolin a cependant une portee plutot politiqueet humoristique. Car son livre evoque plusieurs fois le dictateur turkmeneSaparmourad Nyazov, qui envoie ses œuvres poetiques sur orbite : il s’averefinalement que le cephalopode en est la figure inversement symetrique.

Des mondes enchevetres du vivant entre lesquels l’œuvre de Jean Rolinnavigue, se degage une premiere constellation animaliere parmi bien d’autrespossibles : l’oiseau, le chien et le cephalopode. Mais ce qui compte a la lecturen’est pas tant la focalisation sur tel animal que la circulation entre troisfigures du vivant – trois lignes de fuite, dirait Jean-Christophe Bailly (2007) –qui se croisent et se succedent les unes les autres dans l’experience dumonde. Alors que le chien evoque souvent l’etat de guerre, l’irruption del’oiseau, figure d’une immersion ou ascension extatique, marque une possiblesoustraction a l’univers de la violence et de la predation. L’ecrivain cephalopode,quant a lui, flotte intranquille, son ivresse le projetant en divers lieux de fuite.Depuis la navigation « a l’estime » du Journal de Gand, la predilection de JeanRolin pour la zone frontiere engage le recit dans une oscillation entre la vie et lamort ou le geste d’ecrire joue sans cesse a conjurer cette derniere. De memeque le paysage en litterature peut rappeler la cosmogenese ou l’eclipse dumonde, l’animal chez Jean Rolin se situe a la lisiere de mondes naissants oufinissants, au seuil et a la fin de toute histoire, de tout recit. Maniere pourl’homme de se (re)connaıtre lui-meme de cette « espece qui passe », selon labelle formule de Diderot que Giorgio Agamben (54) rappelle a notre souvenir.Comment cette espece privee de lieu sur (sedem certam) ne se ferait-elle pas unpeu cameleon ? Que cette formule de Pic de la Mirandole (Ibid., 51) s’accordeavec la sagesse bambara d’un Amadou Hampate Ba convient bien a l’universrenaissant de Jean Rolin.

Pas d’anthropologie du geste litteraire, donc, sans zoologie. Pour l’ecrivainreporter, les sens du monde sont inclusifs de toutes les nuances etmetamorphoses du vivant : le changement d’etat, de regne ou d’echelle estsa loi, qui miniaturisait l’homme a hauteur d’herbe et d’insecte des le Journal deGand. De meme que les aller et retours d’un genre litteraire a l’autre, du recita la poesie : l’animal y beneficie au passage de differents statuts symboliques,narratif ou poetique, ethologique, anthropologique ou plus largementecologique. A redecouvrir les chroniques de Jean Rolin depuis L’Avis des betes,reedite dans L’Homme qui a vu l’ours, on est ainsi frappe de l’attention de l’auteurau vivant sous toutes ses formes, qui rend veritablement jubilatoire son errance

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a travers maints lieux de faille, de ruine et de mort. Et de sa perception fine ducontinuum ecologique, qui souligne l’interdependance et la porosite des mondes.Lorsque l’homme s’animalise dans ses paysages, il rejoint la prescience d’unintermede ou d’une paix possible dont Jean-Christophe Bailly nous entretientpar d’autres figures de l’immersion sensible dans Le Versant animal (47, 138).

Works Cited

Agamben, Giorgio. L’Ouvert / De L’homme et de l’animal. Paris: Rivages poche, 2002.Auge, Marc. Non-Lieux. Paris: Seuil, 1992.Bailly, Jean-Christophe. Le Versant animal. Paris: Bayard, 2007.Dufrenne, Mikel. L’Œil et l’oreille. Montreal: L’Hexagone, 1987.Gibourg, Pascal. Inventaire Invention. Interview with Jean Rolin.—. La Femelle du requin 29 (2007): ‘‘Jean Rolin.’’Jaccottet, Philippe. Rilke. Paris: Seuil, 1971.Nordmann, Daniel. Frontieres de France. De l’Espace au territoire, XVIe–XIXe siecles.

Paris: Gallimard, 1998.Richard, Jean-Pierre. Pele-mele. Lagrasse: Verdier, 2010.Rolin, Jean. Campagnes. Paris: Gallimard, 2000.—. Chemins d’eau. Paris: Payot Rivages, 2004.—. Un Chien mort apres lui. Paris: Gallimard / Folio, 2010.—. Chretiens. Paris: POL, 2003.—. Dingos. Preface by J.-P. Le Dantec. Paris: Ed. du Patrimoine, 2002.—. L’Homme qui a vu l’ours—Reportages et autres articles 1980–2005. Paris: POL,

2006.—. Journal de Gand aux Aleoutiennes. Paris: La Table ronde, 2010.—. La Ligne de Front—Un Voyage en Afrique australe. Paris: La Table ronde, 2010.—. Zones. Paris: Gallimard, 1995.Uexkull, Jakob von. Milieu animal et milieu humain. Preface by D. Lestel. Paris:

Rivages, 2010.

Aline Berge is an Associate Professor in French and Francophone literature at the

Universite Sorbonne Nouvelle-Paris 3 and a member of the research center ‘‘Ecritures

de la modernite’’ (EA4400-CNRS). She has over fifty publications on the relationship of

literature/social studies, poetry and narratives, and theories on spatiality, including

Paysages europeens et mondialisation, in co-direction with M. Collot and J. Mottet

(2012).

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