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L’HUMANISME DE VINCENT VAN GOGH D’APRÈS SA CORRESPONDANCE Zeinab Abdelaziz Le Caire 1974 1

L’humanisme de Vincent Van Gogh D'apres sa correspondance - 1974

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L’humanisme de Vincent Van Gogh D'apres sa correspondance - 1974

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LHUMANISME

LHUMANISME DE VINCENT VAN GOGHDAPRS SA CORRESPONDANCE

Zeinab Abdelaziz

Le Caire 1974

Avant- Propos

Choisir comme sujet de thse de littrature franaise lhumanisme de Vincent Van Gogh pourrait sembler une uvre hardie ou une gageure, vu le nombre impressionnant douvrages consacrs cet artiste arbitrairement accus de folie. Cependant, cest une tche qui se justifie delle-mme depuis lapparition de la Correspondance complte de Vincent van Gogh (3 vol., 4, 1676 pp.), puisquil savre indispensable de corriger une biographie amplement errone, donc de mettre en question quatre-vingts ans dhistoire, et de mettre en plein jour une nouvelle ralit jusque l peu connue: Laspect littraire de Vincent.

Ce document rvle un caractre profondment humain et montre combien limage de Vincent a t fausse, non seulement aprs sa mort, mais de son vivant!

Les ditions antrieures comprenaient des lettres tronques, des passages mutils, et surtout des lettres entires mises de ct, dont le nombre reprsente les deux tiers de la correspondance! Et cela afin daccrditer et de renforcer une certaine lgende, quitte dnaturer la vie et la pense de Vincent. Ce qui incite une nouvelle tude de cet artiste-crivain qui fut un des principaux chefs de lart moderne et un grand crivain humaniste, au double sens de terme.

Il est noter, cet gard, quaucune tude complte na t entreprise, et la Correspondance na servi jusqu' prsent qu des citations fragmentaires ou des explications sommaires, saccordant hlas, la plupart du temps, avec le point de vue lgendaire que lon a trop consciencieusement faonn. Pourtant, cette dchirante autobiographie porte dans son entit lempreinte dun homme de lettres; laffirmation dun esprit parfaitement logique, intgral et visionnaire; la rvlation dun humanisme trs peu frquent, dun culte immuable lhumanit. Cest en toute connaissance de cause que J.-N. Monachia eut le courage de dire: sil est vrai que la vie de Vincent na pas encore t crite, il est vrai galement que le cas van Gogh du point de vue mdical na jamais t rgl . (Le Massalia, le 18 avril 1951).

De son vivant, Vincent na connu quun seul article, hors de son pays, concernant sa peinture, et son nom ne fut cit dans les journaux locaux que deux fois: la premire, pour signaler le drame de son oreille coupe, comme fait-divers, Arles; la seconde, pour annoncer son dcs Anvers, en 1890. Depuis sa mort, il est devenu la proie perscute par une littrature dbordante. Il serait difficile dnumrer toutes les uvres qui lui sont consacres puisquen 1942 dj elles formaient lobjet dune bibliographie comportant 777 numros! Remarquons que cette publication de Charles Brooks, couvrant la priode allant de 1890 1940, prsente quelques lacunes en ne tenant pas compte des nombreux ouvrages densemble ni des innombrables articles de presse, dont quelques-uns sont dune certaine valeur, telles les mmoires de Kerssemarkers qui fut un des lves de Vincent et dont il sera question plus loin.

A parti de 1940, le flot de cette littrature goghenne se multiplie prodigieusement, traitant de sa passion artistique, de son esthtique, de sa technique, de sa folie, de ses checs, de sa vocation manque et surtout de sa vie passionne. Cette vie enveloppe dune atmosphre de lgende a inspir aussi des romanciers, des dramaturges, voire des cinastes!

Cependant, il est dcevant de constater que peu nombreux sont les auteurs srieux qui eurent le courage de reconnatre de concert avec Henry Poulaille que tous ces livres se copient et se bornent redire la lgende du peintre maudit secouru par son frre, mais ils ne nous apportent que fort peu de clart sur la vie mme de lhomme. (Fin dune lgende: van Gogh et les siens, in lInformation artistique, 1955, p.3). Qui plus est, il est tonnant de voir combien ils ngligent tout le rle social et humain qua jou Vincent au Borinage, dans les domaines artistiques et littraires ou dans la vie en gnral.

En fait, on ne peut sempcher de voir comment, malgr cette volumineuse bibliographie, limage de Vincent demeure difforme ou incomplte, et lui-mme si peu ou si mal compris. De sorte qu peine prononce-t-on son nom quaussitt on se le reprsente comme ce fou qui se trancha loreille, cet homme inculte, au dos courb la tte penche, avec de petits yeux enfoncs, la voix rauque, dessinant en tat de transe ou prenant la fuite dune ville lautre, son attirail de barbouilleur sous le bras, ou mme tranant dhospice en hospice son pauvre petit corps abruti par la boisson.

Cette description caricaturale nest pas la seule extravagance, hlas, que lon rencontre chez la plupart des auteurs qui se contentrent desquisser au gr de leur fantaisie des pages sans fondement et dont quelques-uns allrent jusqu' crer une nouvelle maladie intitule: la van goghite!

Cela ne veut heureusement point dire que tout ce qui a t crit sur Vincent est discutable ou tient du domaine de laffabulation. Il y a sur lui des tudes trs srieuses, crites avec un soin minutieux dans la recherche et un lan de ferveur dont nul ne peut ignorer la valeur tel louvrage de Tralbaut, de Huyghe ou dEtienne - cits comme exemple parmi tant dautres. Cependant, le chaos demeure

La cause essentielle de ce manque de clart, de justesse ou de vrit vient du fait que ces centaines de travaux ont eu recours directement ou indirectement aux lettres adresses par Vincent son frre Tho ou ses autres correspondants et dont les premires publications comprenaient dimmenses amputations, car la vie de Vincent touchait et touche jusqu' nos jours des personnes encore en vie qui ont intrt modifier certains vnements ou les voiler, faute de ne pouvoir les touffer tout jamais. Cest la raison pour laquelle cette correspondance fut longtemps tenue sous le boisseau et cest tardivement que commena sa publication intgrale.

Il ne sagit donc pas de rhabiliter Vincent travers lhistoire, mais de le rvler dans sa vraie et complexe ralit, de mettre au jour son humanisme profondment enracin et presque nglig, si lon peut dire, par tous ceux qui furent attirs dabord par le ct tragique ou passionn de son existence, ainsi que par tous ceux qui sappliqurent admirablement prominer tant dinexactitudes au dtriment de la valeur humaine et relle de lhomme, et de faire connatre pour la premire fois le ct littraire chez Vincent qui demeura inconnu par le fait mme des publications amputes de ses crits.Vu la fcondit du sujet, toutes les nouvelles rvlations quil comporte ainsi que la rectification indispensable de la biographie ncessitant le respect de lordre chronologique selon lvolution de Vincent, daprs sa Correspondance, le prsent travail dbutera par ltude de cette Correspondance comme uvre littraire, mettant en relief ce nouvel aspect de Vincent van Gogh homme de lettres.

Pour les chapitres suivants, au lieu de suivre la classification mme de la Correspondance, runie par priodes de voyages ce qui ferait seize chapitres ingaux dont plusieurs sont lis par la continuit des faits nous avons choisi les tapes constituant les vraies csures dans la vie de Vincent, afin de marquer les diffrentes parties de cet ouvrage.

La prsentation gnrale des lettres de Vincent sera suivie de cinq chapitres ayant pour thmes: la dcouverte de la Cit; une vocation extermine; un ternel expuls; un autodidacte errant; folie ou altruisme? Cette tude sera termine par une conclusion rvlant lvolution croissante et continue de Vincent qui reprsente, en ralit, un exemple dramatique de lhomme perscut par la socit.

A signaler quau cours de ces pages le peintre sera dsign par son prnom tout simplement, comme il le faisait de son vivant, pour plus de facilit pour le public franais et surtout pour marquer sa rupture avec le nom des van Gogh, comme on le verra plus loin. Cest ainsi quil signait toutes ses lettres en gnral, et tous ses tableaux partir de la priode de Nuenen, priode dans laquelle il prit sa dcision. Son frre Thodore sera appel Tho tout court, comme il avait lhabitude de le nommer depuis son enfance.

Dans le cours du texte, les chiffres qui suivent la citation dune lettre renvoient au numro quelle porte dans ldition intgrale Gallimard/Grasset, qui a servi dlment de base pour ce travail; les rfrences seront places aprs chaque citation.

INTRODUCTION

LA CORRESPONDANCE: UNE UVRE LITTRAIRE

Histoire de la correspondance :

Si le lecteur de langue franaise a connu les Lettres de Vincent mile Bernard, depuis 1911, et pour cause (1), ce nest quen 1937 quil a vu publier un premier choix fragmentaire des Lettres adresses Tho, suivie dune seconde impression en 1953.

Par contre, les Lettres de Vincent son frre avaient dj paru, en trois volumes, en nerlandais, Amsterdam en 1914, runies et prfaces par la veuve de Tho, Madame Johanna van Gogh-Bonger. Une dition allemande parut en mme temps et, en 1927, parait une autre enlangue anglaise. Les Lettres van Rappart ont dabord t dites en anglais en 1936, puis en nerlandais en 1937, et ensuite en franais en 1950.

Entre-temps, le flot abondant de cette littrature concernant la vie et luvre de Vincent poursuit son dveloppement. Ce nest que vers la moiti de ce sicle environ, que commencent natre les esquisses dune contre lgende En 1957, Louis Rolandt un des rares minents biographes, connaisseurs et traducteurs des Lettres a le courage de dclarer dans son ouvrage consacr Vincent van Gogh et son frre Tho, que des lettres entires et des dizaines de passages ayant trait la nature et au caractre du peintre avaient t soustraits la publication:

"La plupart de ces coupures, dit-il la page 18, se rapportent aux divergences de vue entre Vincent l'affranchi, et son pasteur de pre, ainsi qu'aux disputes entre Vincent et Tho."

Un peu plus loin, page 49, l'auteur se demande :

"Pourquoi a-t-on escamot dans les Lettres les passages qui prouvent irrfutablement que Tho ne croyait pas au talent (je ne dis mme pas au gnie) de Vincent, que les deux frres avaient des disputes envenimes et que Tho n'avait pas toujours raison?"

(1)- Bernard tenait prouver par cette publication en tant que rfrence, et surtout par ses longues introductions, le rle qu'il a jou lui-mme dans l'exprience plastique, tant l'auteur ou l'inventeur du cloisonnisme et non Paul Gauguin, qui prit la doctrine de Bernard, en fit amplement usage tout en dclarant qu'elle est sienne!

Est-il ncessaire de rappeler que c'est la veuve de Tho qui assuma la charge de cette publication, qu'il est plus intressant pour cette pouse bien qu'elle se soit remarie et devint veuve une seconde fois de mettre en relief le rle qu'a jou son mari, Tho, de l'lever sur le mme pidestal que son beau frre et de le faire jouir de la mme gloire?! D'ailleurs, il est aussi vexant de constater que c'est la mme mthode poursuivie par son fils jusqu' nos jours : le docteur ingnieur Vincent-Wilhelm van Gogh essaye de maintenir la lgende de son pre quitte fausser la Ralit de son oncle!

Jusqu' quand les intrts personnels et familiaux primeront-ils ou continueront-ils touffer la ralit ? On ne saurait trop le dire. Pourtant, estimer chaque personne sa juste valeur, ne veut point dire minimiser son rle Quelle que soit la justification ou le prtexte de ces btisseurs de lgendes, l'uvre de Vincent tant un patrimoine de l'humanit, on se trouve en tat de dire avec L. Rolandt : "L'humanit a le droit de connatre l'homme tel qu'il tait, de savoir tout ce qui le concerne." (Op. cit. p.280).

Les consquences de ces amputations sciemment pratiques furent deux grandes falsifications : premirement, le lecteur s'est fait une ide inexacte de Vincent, de sa vie et de son uvre; deuximement, il s'est fait une ide fausse du rle jou par Tho qui fut sans doute moins scintillant et moins gnreux qu'on ne l'a prtendu!

Dlicieuse et ravissante comme tout ce qui tient du fantastique imaginaire, la lgende veut que dsormais les deux noms "Vincent et Tho" ne fassent plus qu'un puisque Tho, le frre cadet, s'est compltement sacrifi son an, Vincent, dont il pressentait la gloire, de sorte qu'il n'a pas su lui survivre et tous deux reposent depuis, cte cte, insparables jamais, comme ils l'taient sur terre! Malheureusement, la ralit dit le contraire, comme on le verra au cours de ce travail et surtout au dernier chapitre, puisque les dates du transport de la dpouille de Tho auprs de celle de Vincent mettent clairement en lumire l'laboration de cette lgende!...

Voyant qu'on ne voulait pas faire la lumire, qu'on se refusait soulever les voiles, Rolandt ne peut s'empcher d'mettre cette hypothse : "La publication de la documentation complte, porterait le coup de grce la belle lgende soigneusement labore et entretenue mais dj srieusement branle." (op. cit. p.9). Faut-il ou a-t-on besoin de prouver davantage une chose qui se ralise effectivement?

Voulant faire preuve de bonne volont face ces naissantes contre-lgendes, le neveu de Vincent fait paratre l'occasion du centenaire de la naissance de son oncle, la publication intgrale de sa Correspondance, Amsterdam en 1952, en 4 volumes, sans les coupures pratiques dans la premire dition du moins c'est ce qu'il assure. Trois annes plus tard, soit en 1955, a lieu une rdition de cette dition du centenaire, Amsterdam toujours, avec deux lettres indites.

Cette dernire dition, plus complte que les deux prcdentes, a jet assurment une clart violente sur la personnalit du peintre, ses relations avec les membres de sa famille, comme elle a permis de concevoir les faits et les causes des checs de Vincent ainsi que le rle exact de Tho, qui, comme le confirme Monachia aussi "n'a jamais cru au gnie de Vincent. Seule la tnacit de ce dernier a eu raison de l'incomprhension totale des siens propos de son art", (Le Massalia, 18 avril 1957, p.3). A quoi on peut ajouter sans grand risque d'exagration : pas seulement propos de son art, mais de tout ce qu'il a fait ou pens!

Ce n'est qu'en 1960 que parait, pour la premire fois, la traduction en langue franaise de l'dition de la Correspondance complte de Vincent van Gogh. C'est la traduction de la dernire dition du centenaire, avec une modification de classement : les lettres de Vincent ses autres correspondants y sont incorpores celles adresses Tho, selon l'ordre chronologique de leur rdaction et non pas leur suite. Ce qui permet une vue d'ensemble plus logique. De plus, on y trouve sept nouvelles lettres qui ne figurent pas dans l'dition du centenaire.

Peut-on assurer qu'enfin toutes les lettres de Vincent sont publies? La dclaration du fils de Tho faite Georges Chanrensol se veut formelle: "Je ne puis que vous confirmer, dit l'ingnieur V.W. van Gogh, qu'en principe toutes les lettres de Vincent ont t publies. Les allusions que vous me signalez me sont bien connues; elles sont fausses. Le cas se prsente de temps en temps qu'il y en a dont j'ignore l'existence, comme par exemple les vtres. Quand ma mre rapporte des faits qu'on ne trouve pas dans les lettres, c'est qu'elle connaissait l'histoire de Vincent d'autres sources, par exemple des communications (sic) vive voix de membres de la famille", etc. " Vous trouverez les lettres que je connais dans l'dition hollandaise et sans coupure; toute autre allusion est un mensonge". (Introduction de la Correspondance, tome I, p.2).

Loin de se lancer dans une analyse de texte on se demande tout de mme : dans quelle mesure est-on port croire la vracit de cette dclaration?! Nul ne peut l'affirmer. On vient de voir que G. Charensol en a publi sept indites, et nous-mmes avons relev au cours de ce travail, des noms tels ceux de Toulouse-Lautrec, de l'oncle Heine, du pasteur Jones et de Tersteeg, que Vincent cite comme correspondants et dont les lettres ne figurent dans aucune des ditions pour ne rien dire des lettres adresses sa cousine Kee, fille du pasteur Stricker.

Les lettres envoyes Lautrec seraient sans doute d'importance puisqu'elles se rapportent l'poque de Paris, poque sur laquelle on possde le moins de documents. Sont-elles perdues, dtruites ou mises de ct? On ne le sait. Bien plus, la lettre 332 est publie, dans cette dernire dition, avec des crochets la place d'un nom que la famille a intrt garder secret, et plusieurs lettres surtout parmi les toutes dernires sont accompagnes d'une annotation dsignant que le dbut ou la fin manque!...

Donc, on se trouve en droit de certifier que la publication de la Correspondance n'est pas complte. Toutefois, quelque soit le nombre de ces missives clipses ou amputes, il n'approchera jamais de celui qui est publi, et c'est grce cette dition dite complte que l'on peut aujourd'hui entreprendre l'tude de la vie de l'uvre de Vincent qui fut mal connu au long d'un demi sicle environ.

La quantit des lettres publies dans la Correspondances complte atteint le chiffre de huit cent cinq. A l'origine, elles sont rdiges en trois langues : en nerlandais, en franais et quelques unes en anglais. Rares sont les lettres crites entirement en langue nerlandaise, puisque la plupart d'entre elles contiennent des citations ou des expressions en franais ou en anglais. Dans leur ensemble, trs peu nombreuses sont les lettres rdiges directement en langue anglaise, mais l'on peut dire sans grand risque d'une erreur de calcul, qu'en bloc, les deux tiers sont formules en nerlandais et le tiers en franais.

Le nombre de destinataires connus jusqu' prsent est de vingt-deux. Parmi les membres de sa famille, Tho est, en fait, celui qui a reu la majorit des missives : six cent cinquante deux. Les parents, pre et mre de Vincent : quatre; sa mre seule : douze; sa sur Wilhelmine : vingt-trois et son oncle Cornlius : deux. A ses amis, il crit cinquante-huit lettres van Rappart, vingt et une mile Bernard et six Paul Gauguin. Alors que vingt cinq sont adresses quelques connaissances loignes, des voisins, ou des marchands de couleurs, au nombre de deux ou de trois chacun d'eux.

Commence au mois d'aot 1872, durant son sjour la Haye, l'ge de dix-neuf ans, la Correspondance de Vincent s'tend sur dix-huit annes et se termine par le billet inachev qu'il portait sur lui le jour de sa mort, Auvers-sur-Oise, le 29 juillet 1890. Dans son ensemble comme dans sa publication, elle reprsente les seize priodes de dplacement, qu'il a connues, avec des moments de silence aussi varis que leur longueur allant de cinq lignes une dizaine de pages. La plupart d'entre elles sont ornes d'esquisses reprsentant le dernier tableau auquel il travaille ou le projet de celui qu'il entendait commencer.

Rvlations de la Correspondance :

Spontane, profondment mouvante, cette autobiographie rvle les coins d'ombre d'une me en peine et d'un esprit tourment. Souffrant d'une terrible et complte incomprhension, angoiss jusqu' l'agonie, Vincent y exprime tout l'amour qu'un homme peut porter aux autres malgr sa complte condamnation.

Ds le premier abord, Vincent se montre un homme qui sort de l'ordinaire, qui s'vade du cadre artificiel et traditionnel dans lequel la socit s'est emprisonne; un homme lucide, d'une attitude nettement dclare : un peintre engag, un dfenseur de la classe opprime. Ce qui semblerait normal de nos jours ; mais dans un sicle pass, en un temps o porter un costume de velours choquait terriblement, l'attitude de Vincent, et surtout dans son milieu, faisait figure d'un redoutable Spartacus! Un Spartacus liminer Mission dont s'est charge la socit en gnral. Car tandis qu'elle se plat vouloir paratre se dbattre contre ses barrires enracines, en ralit, elle se rue impitoyablement sur ceux qui essayent de briser ce cadre, qui tentent une vasion quelconque ou se dressent tout simplement au del des normes du convenu !

Tel fut le grand tort de Vincent, aux yeux d'une socit embourgeoise, et tel fut son rle dans l'histoire et dans le monde qui devrait lui rendre un meilleur hommage en saisissant la porte de sa pense militante et humanitaire au lieu de l'assourdir.

Dans leur ensemble, ces pages palpitantes de vie, font connatre le fond d'un caractre honnte et entier, qui aime, qui ose et qui sait donner ; un tre d'une tnacit inflexible, d'une solitude crasante... Elles refltent les luttes auxquelles il s'est livr ; soulvent des questions ayant trait l'art, la littrature, la morale, la religion, la socit et au monde ; mettent en relief l'volution suivie de sa pense, dont le but, le leitmotiv principale tait : comment aider les pauvres gens, comment leur faire parvenir l'art jusqu'aux sombres profondeurs o ils se trouvent enfoncs.

De mme, ces crits dcouvrent la vritable attitude de sa famille qui va jusqu' essayer de l'emprisonner au Gheel, dans un petit village o se trouve un asile de fous, puis le menace de curatelle, parce qu'il refuse de plier l'chine ou n'accepte pas leur conformisme traditionnel ; comme ils dcouvrent l'attitude de ses oncles durant la priode de ses tudes, suivie de son chec prmdit; ainsi que la divergence d'opinions entre lui et Tho, combien tous deux se trouvaient face face " sur les deux cts de la barricade", comme dit Vincent, l'un, fonctionnaire, travaillant dans le commerce attenant la bourgeoisie ascendante ; l'autre, crateur, se consacrant clairer le monde proltaire, le mener des tnbres la lumire. On trouve aussi comment Tho l'aidait matriellement comme il aidait d'autres membres de la famille et non par "prdestination". Pour ne rien dire de leur aventure commune avec la Sgatori, propritaire du cabaret Tambourin, que Vincent proposa de prendre sa charge afin que Tho puisse avoir "les bras dgags" pour pouser Johanna Bonger ; ou de l'exprience de Vincent avec Christine, laquelle il offrit une possibilit de rsurrection mais qui, pousse par sa famille, lui prfra la prostitution !

Outre ces ralits longuement touffes et trangement ngliges par les biographes, cette ample Correspondances prcise ou rectifie le rle de Vincent dans le monde des arts. Cet artiste, le plus incompris de tous les peintres, le plus repouss de tous mais, certes, le plus clairvoyant, voulait peindre la lgende de l'humanit, avait le bel idal de former un phalanstre artistique. En plus, il a essay de faire parvenir les uvres d'art jusqu'aux humbles, comme il a pris l'initiative de lancer les uvres de ses confrres, les impressionnistes, car il croyait la ncessit absolue d'un art nouveau et d'une vie meilleure.

Nombreuses sont les lettres qui mettent jour la psychologie de Vincent qui voulait tre un homme parmi les hommes, qui essayait d'avoir la possibilit de faire quelque chose de positif, d'utile, et comment, force d'tre repouss, d'tre condamn l'chec, l'ide du suicide qui l'accompagnait ds sa premire dception finit par tre son dernier refuge. Ce n'est point par faiblesse ou par lchet mais parce que cette persvrante personne qui ne dsesprait jamais, qui savait souffrir en silence, ne pouvait plus rien ajouter dans un monde qui lui est hermtiquement ferm C'est un grand geste de courage, comme le dit Nietzsche, qu'au lieu d'attendre la mort on va vers elle de propos dlibr.

Contrairement au mythe qui reprsente Vincent tel un "ilote jouant au rentier" aux dpens de Tho, ces documents rvlent les nombreuses tentatives de Vincent pour obtenir un poste afin de se suffire et pouvoir payer sa dette envers son frre; ainsi que l'accord conclu entre ces deux frres moyennant les uvres de Vincent contre l'argent que Tho lui donnait.

Ces pages pathtiques, crites avec une remarquable sobrit potique, dans l'acuit de la douleur, renferment aussi de nouveaux arguments sur le drame "Vincent-Gauguin" ou, autrement dit, "l'oreille coupe et la folie". L-dessus encore, la Correspondance jette une lumire plus crue sinon nettement diffrente de tout ce que fait miroiter une extravagante littrature brode autour de lui.

Toute cette fcondit de renseignements et de vie, fait de la Correspondance de Vincent le pendant du Journal, d'Eugne Delacroix. Ces deux uvres, considres parmi les meilleurs crits de peintres, constituent en fait deux monuments littraires part, bien que leur conception soit clairement diffrente. Si le sentiment dramatique, la solitude, le dtachement crent l'atmosphre gnrale qui entoure ces deux artistes crateurs cherchant se connatre fond pour mieux comprendre et aider les autres, et par l pour mieux agir en faveur de l'humanit, on peut dire sommairement que Delacroix concevait son exprience sur le plan individualiste et dandy, alors que Vincent se lanais, corps et me perdus, dans le monde vcu du proltaire.

Il est triste pourtant de se rendre compte du nombre considrable des auteurs qui passrent ct ou se contentrent de dsigner, en quelques phrases, cette passionnante et dchirante autobiographie comme tant des dissertations btons rompus, au style heurt, disparate ou incorrect, au moment o ces crits, d'une magnifique grandeur d'me, toujours vivante, d'une motion poignante, sans affectations, font de Vincent un vritable crivain.

De l, on se trouve en droit d'affirmer que les deux plus belles et irrfutables rvlations de la Correspondance demeurent : l'humanisme de Vincent, et Vincent homme de lettres.

L'Humanisme de Vincent

Si le mot humanisme n'apparat en franais qu' la fin du XIX sicle seulement : ("Jusqu' la douzime dition du Dictionnaire National de Bescherelle an, en 1867, ce terme n'existait pas encore"), il dsigne aujourd'hui deux courants distincts du moins apparemment, puisqu'au fond tous deux ont trait l'tre humain et revendiquent en sa faveur sur tous les plans la libert et la lumire destine dissiper les tnbres. Donc ce terme dsigne:

1- Un mouvement littraire qui remit en honneur en Europe, du XIV sicle, les lettres grecques et latines et s'en inspira; mais qui implique aussi la confrontation de l'idal antique et des ralits contemporaines des sources chrtiennes et des abus de l'glise. C'est ce dernier point que se rattache l'humanisme de Vincent au dbut de sa carrire.2- Une philosophie qui considre l'homme comme le seul tre digne en ce monde de considration et de respect, et qui se donne pour fin le dveloppement des qualits de l'homme dans l'univers rel, subordonnant sa personne les efforts de la morale ou de la politique. Philosophie qui remonte Protagoras, disant que "l'homme est la mesure de toute chose". C'est en ce sens que l'on parle de l'humanisme de Malraux, ou que Sartre crit "l'existentialisme est un humanisme", et c'est ce sens philanthropique qu'aboutit l'humanisme de Vincent dont l'volution se dveloppa sur le plan social et individuel.

De la partie scolastique du premier courant on peut conclure qu'il consiste en retour la Bible et en une attaque du mal se trouvant dans l'glise : scandale de murs et indigence de la pense. Une vritable rforme de la vie religieuse s'imposait et ne pouvait se fonder que sur l'criture, par un retour aux sources mmes de la foi, l'enseignement du Christ et des Aptres. L'vanglisme s'efforait donc de montrer en quoi la foi peut s'enrichir du trsor de l'criture par un effort qui tend dbarrasser la piti traditionnelle de ses pratiques abusives, par la volont de fonder le Christianisme sur l'esprit de l'vangile rendu la puret primitive de son texte, et largement diffus par des traductions accessibles tous.

Dans ce sens, l'humanisme tendait rhabiliter l'homme, se refusait ne voir en lui que faiblesse et misre. Si cette tendance n'tait pas oppose au message de l'vangile, elle se heurta assez rapidement aux tenants d'une glise plus soucieuse d'orthodoxie que de modifications, puisqu'elle mettait en question la soumission de l'homme l'autorit intellectuelle et religieuse.

Pourtant la puissante originalit de la morale humaniste demeure le courage d'affronter les censures et les interdits pour l'honneur de rester fidle soi-mme, l'amour des livres et la passion du travail, ainsi que le souci de vulgarisation et la volont d'enseigner.

L'importance de la Correspondance de van Gogh dans ce domaine est de rvler, sous son vrai jour, le rle qu'a jou Vincent au Borinage en essayant de prendre part l'application de la pense humaniste, et de nous faire suivre son volution qui, malgr l'injuste condamnation qu'il a subie, demeure profondment humain et altruiste.

Bien plus, paralllement ses tudes thologiques, Vincent semble avoir tudi le socialisme en plein essor en ce temps. Au Borinage, il essaye d'appliquer, l'instar du Christ, un Christianisme social et humanitaire, prend parti pour les ouvriers, demande pour eux des amliorations sociales et matrielles. Mais il se trouve foncer contre un roc doublement et mutuellement consolid : le domaine ecclsiastique et le ct conomique ; et tous deux ne tardrent pas jouer de concert pour l'loigner de son champ d'activit ou de leur sphre autoritaire : les membres du Comit synodal d'vanglisation, en crivant leur 23e rapport (1879-1880) dans lequel ils le dispensent de ses fonctions ; les dirigeants de la Compagnie du charbon, en le menaant de le faire enfermer dans un asile de fous, en le renvoyant !

Selon le deuxime courant, l'humanisme moderne s'exprime par des rapports rels, objectifs, entre l'homme et lui-mme, entre l'homme et le monde qui l'entoure. Ce qui ajoute la notion de l'exprience. L'exprience vcue, ressentie, qui implique la ncessit d'une prise de conscience, d'une attitude dtermine, d'un engagement afin qu'elle puisse tre communicable et qu'elle puisse s'imposer comme une vidence.

Vu cette facult de communication; l'humanisme ne peut tre que passion et compassion pour les hommes. "Passion militante", prcise A. Ulmann, puisque "sur aucun plan il ne peut refuser le combat, mais il le subordonne au bien de son sujet ; il fonde une morale qui a pour rgle de servir la vertu et au bonheur des hommes, une philosophie qui concerne des tres humains, s'efforant de comprendre un monde d'exprience humaine avec les ressources de l'esprit humain, une politique aussi qui s'oppose toutes les formes d'oppression et soutienne tout ce qui peut librer les hommes, panouir leur gnie propre." (L'Humanisme au XX sicle, p.34).

C'est dans ce sens que la passion de Vincent nous touche et que ses expriences vcues nous frappent, grce ses crits, par leur signification gnrale et universelle. Bien plus, l'intrt de ces crits est qu'ils ne nous rvlent pas seulement la participation de Vincent ces deux courants humanistes, sa prise de conscience ou son engagement, mais qu'ils mettent en relief comment son application fut une fusion entre les deux tendances, dont la valeur dpasse l'individualisme et acquiert le titre d'humanisme ou, s'il est permis de dire, acquiert la forme d'un surhumanisme.

Ce n'est donc pas sans raison que l'on puisse volontiers placer Vincent ct de Faust, de Promthe, de Zarathoustra, desquels G. Bachelard dit avec justesse : "Voil trois hros o se formule un humanisme du dpassement de l'humain, trois surhommes qui fondent le surhumanisme europen." (in Prface : Grands Matres de l'Humanisme Chrtien, par Spenl, p.11).

Comme l'humanisme de Vincent demeure l'attrait le plus caractristique de cet tre, attrait qui rvle sa qualit d'crivain, il tait ncessaire et intressant la fois de le prsenter, d'aprs ses crits, en lui consacrant le corps de ce travail afin de suivre de prs l'volution de sa pense. Comprendre l'homme, c'est mieux saisir la porte de son uvre.

Pourtant, les crits de Vincent, cette volumineuse et bouleversante Correspondance renferme un autre mrite aussi intressant et que nous avons dj signal : le fait de rvler un Vincent crivain.

Vincent crivain

D'aprs la Correspondance, Vincent se rvle d'une vaste culture, certes, et dans le double sens du terme puisqu'il mettait en pratique, avec la mme ferveur, les deux dfinitions globales qu'crivains et critiques accordent la culture. Selon Boileau, Sainte-Beuve ou Alain, c'est le retour aux grandes uvres consacres par des gnrations prcdentes ; pour Thibaudet ou Sartre, elle rside au fait de goter l'uvre dans l'instant de son actualit.

Loin de se livrer une longue numration d'auteurs, on trouve dans la Correspondance, cites ou commentes avec lucidit, les uvres des Matres prcdents et celles des contemporains. Rabelais, Dante, Ptrarque, Dickens, Hugo, Zola, Michelet ou Daudet se succdent ou sont intercals sous la plume expressive de Vincent."Si l'on est touch par l'un ou l'autre livre () c'est parce qu'ils sont crits avec le cur, avec simplicit, avec humilit." (121).

De l on peut se permettre de parler de la lecture de Vincent, qui fut pour lui un monde de correspondance et de vibrations ; une grande consolation" dans la vie de cet ternel solitaire ; une exprience esthtique laquelle il dvouait les forces de sa sensibilit et de sa conscience. Une exprience dont l'activit prenait une double fonction : lire pour Vincent, c'tait se livrer la recherche de soi et en mme temps aller la rencontre de l'auteur, puisqu'il lisait comme il le dit "avec un dsir sincre de lumire et de vrit."(108).

Si des fois il constate avec dception que "ni dans Quatre-vingt treize, ni dans L'Homme hant, je ne me retrouve tout fait moi-mme parfois, tout est l'envers - mais il reste beaucoup de choses qui se sont passes en moi et se rveillent pendant que je lis." (R.21), cela ne l'empchera pas de continuer lire les livres "pour y chercher l'artiste qui l'a fait". (W14).

Cette double recherche Vincent la mne par besoin de communion sur le plan temporel, momentan, et sur le plan universel, dans le sens o l'uvre symbolise ce fil conducteur qui reprsente le mouvement d'ascension vers la libert. Ce qui lui permet de suivre l'panouissement de la pense humaine, de gnration en gnration, et de voir la monte de l'Homme des tnbres la lumire.

Lus comme il l'entend, les livres prennent figure de marches dans une chelle, qui l'aide gravir cette monte. Cette mthode de lecture et d'assimilation le fait dire Tho : "Je souhaite que tout le monde ait la facult que je commence acqurir, de lire un livre en peu de temps et d'en garder une impression trs nette. Il en va de la lecture comme de la contemplation d'un tableau, il faut en dcouvrir d'un trait les beauts, sans hsiter et tre sr de son apprciation." (148).

Pour Vincent, l'uvre littraire a aussi son utilit sociale et humanitaire. Adoptant cette ide chre Hugo et qui remonte aux Grenouilles d'Aristophane, Vincent tait pour un art humain, un art utile qui agrandit le sublime et cre l'pope sociale, qui aide manciper l'Homme, "chanter l'idal", "aimer l'humanit, croire au progrs, prier vers l'infini". (V. Hugo, William Shakespeare, livre VI : le Beau serviteur du Vrai). Il tait pour ce que J.-R. Bloch appelle ; un art rvolutionnaire, qui participe aux courants profonds de son poque, qui explique, qui surmonte les divergences sociales en les plaant en regard des ncessits humaines ; ou comme le dirait Sartre, pour un art dont l'auteur est en situation dans son poque, en entier engagement.

Comme tous les grands humanitaires, Vincent croyait en cette mission du pote ou de tout artiste-crateur, consistant guider les peuples, leur montrer le chemin en leur apportant un message d'amour, de justice et de vrit. Mission qui le mne peu peu vers cette philosophie composite o se trouvent en fusion christianisme, pythagorisme et panthisme.

Cependant, une vaste culture implique-t-elle la probabilit d'tre un crivain ou peut-elle permettre d'accorder la qualit d'homme de lettres son possesseur? Par rapport Vincent, la rponse est affirmative. Pour lui, c'est un moyen de communion humaine, un mode d'exorcisation, un dialogue muet, une conversation sens unique, si l'on peut dire, car le nombre rduit des lettres de Tho ne tient point ct de celui qu'il a reu. Ce rythme ralenti des rponses n'a point diminu la facult littraire chez Vincent qui lui dit : "Si tu n'as pas le temps de m'crire, si tu ne me rponds pas tout de suite, tu sauras en tout cas, quand nous nous reverrons, ce qui se passe en moi."(252).

Ainsi, pour Vincent, lire ou crire est un besoin, une ncessit d'expression, une rvlation de soi. Ses crits constituent un tat d'me, une tranche de vie corche sur le vif, ou comme dit Hugo dans la prface des Contemplations : "c'est ce qu'on pourrait appeler les mmoires d'une me". En fait, "c'est une me qui se raconte."

Avant d'aborder l'tude de la Correspondance en tant qu'uvre littraire, signalons que l'ide de publication n'a point effleur l'esprit de Vincent. Celui qui se considrait "un soldat" dans les rangs de sa gnration et se voulait "un ouvrier" du Christianisme ou "un apprenti" de la peinture ne pouvait srement pas prtendre au titre d'crivain.

On ne saurait donc parler de Vincent et son public, puisque se Correspondance n'a t publie que tardivement aprs sa mort, comme on l'a dj vu. Mais, si de son vivant il n'avait qu'un seul lecteur : le destinataire auquel sa lettre tait adresse, on pourra certainement parler prochainement de l'existence d'un public sensible la cration littraire et expressive de Vincent.

Lire les lettres de Vincent, c'est suivre de prs son volution avec son temps, dans son art et dans ses ides ; c'est dcouvrir en lui non seulement un crivain de noble figure, mais surtout un pote. Un pote au sens profond du terme auquel on peut accorder l'image que dessine Vigny dans sa Dernire nuit de travail, un homme traqu par la fatalit, un artiste-crateur que la socit condamne et finit par tuer

Au cours de sa vie, qui fut, hlas, de courte dure (1853-1890), Vincent semble vivre les courants qui traversrent le XIXe sicle, du romantisme au surralisme, en passant par le ralisme et le naturalisme. On pourra mme parler de classicisme chez Vincent, dans le sens universel, indpendamment de l'poque ou du lieu, puisque son uvre est un art de vrit logique, d'une expression artistique modeste ; un point d'arrive d'une me ayant atteint sa maturit, ou, comme l'explique Sainte-Beuve dans ses Causeries : une uvre qui enrichit l'esprit humain par sa profondeur et par sa porte universelle.

Cela ne veut nullement dire que Vincent faisait sien chacun de ces courants ou passait son temps faire des imitations. D'aprs la Correspondance, on ne peut s'empcher de voir vcue cette facult d'assimilation, de cristallisation et de recration sous une forme nouvelle, sous une optique personnelle. Bien avant Proust, Vincent trouve que l'art n'est pas une question de technique mais simplement une vision nouvelle, tout fait individuelle.

En fait, Vincent ne trouvait pas de dfinition meilleurs que celle dcrivant " l'art, c'est l'homme ajout la nature - la nature, la ralit, la vrit dont l'artiste fait ressortir le sens, l'interprtation, le caractre, qu'il explique, qu'il dgage, qu'il libre, qu'il claircit." (130).

Bien qu'on puisse dgager les thmes du romantisme travers la Correspondance, on ne peut ce pendant point cataloguer Vincent de romantique, puisque l aussi sa vision est une sorte d'osmose entre la vie intrieur et le monde extrieur, entre les profondeurs de son me et l'infini de la nature, exprime travers sa propre vision, toujours en action et toujours en veil.

Par ralisme, on entend la tendance de Vincent prendre les sujets dans le rel, les capter sur le vif, en accentuant cette limite infranchissable qui spare la ralit artistique de la ralit naturelle. Pour lui comme pour Hugo l'art choisit, condense, interprte. Et par naturalisme, on dsigne ce got viril du prsent et des ralits terrestres telles qu'elles sont, comme l'explique Ch. Beuchat (Histoire du naturalisme franais). En fait, cinq ans avant Zola, Vincent avait dj plong dans les profondeurs sinistres des mines et prsent des sphres inconnues jusqu'alors, soit dans ses crits, dans ses dessins ou dans ses peintures.

Mais, en approfondissant son art et sa vie, Vincent dcouvre que dans le temple de la nature tout est sensible, tout est signe et symbole. Ce sont ces vibrations, ces correspondances au sens baudelairien du terme qu'il essaye de capter dans sa peinture, et par l dans ses crits ces deux activits ayant t dveloppes paralllement chez lui.

Il ne sera donc pas paradoxal de parler de surralisme chez Vincent, du moment o il a essay de crever le mur de la raison et de regarder au-del, du moment o il a essay de saisir ces nouvelles forces cosmiques et parler de transvasement dans la nature, entre le monde connu et inconnu.

Comme pour Nerval, le symbolisme et le surralisme de Vincent sont absolument authentiques et sincres. Les lettres qui abordent ces thmes ne rvlent aucun artifice littraire. Vincent sest efforc de transcrire son exprience intrieure en toute simplicit, en toute modestie, en dominant le dferlement du rve en lui et en accdant une nouvelle forme dexpression par lanalyse lucide de sa vision.

En ralit, bien que les caractristiques de tous les courants se trouvent runies, plus ou moins accentues, dans luvre de Vincent, on ne peut vraiment le qualifier que dexpressionniste.

Il est vrai que ce mot ne dsigne ni une cole, ni un groupe dartistes, ni mme un mouvement dtermin, mais on peut le considrer comme une tendance qui met laccent sur la violence spontane et rvolte de linspiration, sur lautonomie du style et sur lindividualisme des crateurs pouss aux limites de la raison. Son aspiration se caractrise par la forme expressive et aigu, et par le choix des thmes naturalistes et dramatiques.

L, on peut mme parler du ct dramatique dans la Correspondance, entendre lexprience religieuse de Vincent et lide chrtienne de lhomme double. Ide laquelle Hugo fait remonter la cration du drame et qui revendique la libert dans lart. Cest dans la recherche du tragique quotidien, dans la prfrence des conditions sociales, et dans la peinture de son existence entire dans le temps que le ct dramatique prend tout son sens dans luvre de Vincent.

Cependant, le grand mrite de Vincent crivain se rvle daprs ses descriptions de la nature, nombreuses et varies, son style autonome et ses critiques.

Description de la nature Si au dbut de sa jeunesse, Vincent semble tre un Oberman inadapt la vie sociale, ses longues promenades rvleront en lui un descripteur qui chante avec passion lamour de la nature, grce une pntrante analyse des impressions et des sentiments quil prouve et quil exprime sans aucune emphase, avec une sincrit absolue.

Attir par la grande nigme de la Nature, Vincent essaye de lire, de dchiffrer en silence ce murmure qui lentoure "Tant de choses parlent lesprit dans ce paysage caractristique et dans ce qui lentoure! " (92).

Et un peu plus loin: "La nature entire semble parler, et nous rentrons avec limpression davoir termin la lecture dun ouvrage de V. Hugo. " (248).

Ds son adolescence, la nature sera pour lui un "tre" avec lequel il communie, un monde de correspondances dans lequel art, littrature et mystique fusionnent.

Face la nature, le sentiment de Vincent ne sera pas fait dmotions dune sensibilit blesse ou de souvenirs et de regrets. Ses crits, jaillis de lme comme un cri de dtresse, atteignent au panthisme ternel et, comme pour tous les grands mystiques, une promenade dans la nature sera, pour lui, "un renouvellement de la lumire et du feu de lamour ternel" (160), et aura pour fin dtre "une promenade avec Dieu" (337). Une promenade par la voie de lamour. Lamour tant pour lui "un acte, du fait quil implique de laction et des efforts" (266); une force positive et cratrice. "La plus puissante de toutes les forces" (161), dit-il, puisquelle mne laffranchissement, la libert et lindpendance. "Cet amour, cest la lumire du monde, la vraie vie, la lumire des hommes". (112).

Ainsi, Vincent communie avec Dieu ou avec la Nature grce cet amour qui devient une force divine, "une force de la Rsurrection, plus forte que laction, une clart despoir qui donne une conscience, une assurance au fond du cur, dans le secret du cur." (111)

De l, la description de la nature, chez Vincent, varie selon son tat dme et prend la forme desquisse, dune simple annotation stnographique, ou celle dun tableau, dune longue pntration mditative. Parlant dune promenade, Vincent note: " gauche, des parcs avec des peupliers, des chnes, des ormes; droite, le fleuve o les grands arbres se miraient. Il faisait une belle soire, presque solennelle." (73)

Dans la lettre suivante:

"Le paysage que le chemin traverse est trs beau; une lande brune o croit la bruyre, avec a et l, des bouleaux, des sapins, des tendues de sable jaune, et au loin, contre-soleil, des montagnes. " (74)

Plongeant davantage dans le paysage la tombe de la nuit, il transcrit: "quand il a commenc faire sombre, et que le brouillard sest lev et que nous avons aperu la lumire dune petite glise, au milieu de la plaine. A notre gauche, ctait la ligne du chemin de fer, sur une haute digue. Justement un train est pass et ctait un spectacle que de voir la lueur rouge de la locomotive et la range de portires claires des wagons dans le crpuscule. A notre droite, des cheveux paissaient dans un pr cltur de haies daubpines et de ronces" (81).

Senfonant dans ses mditations, il reflte sereinement ce miroitement color qui lentoure. "Ctait le soir, le soleil se couchait, sa clart rousse clairait les nuages gris, sur le fond desquels se dtachaient les mts des bateaux, lenfilade des veilles maisons, les arbres. Et tout cela se refltait dans leau. Ltrange lumire du ciel baignait la terre noire, lherbe verte maille de pquerettes et de boutons dor, les buissons de lilas blanc et mauve, et les sureaux du jardin sur le mur. " (100)

Ecrivant dans le train, le long dun voyage, afin de mieux faire participer ses parents ses motions du moment, Vincent peroit: Depuis quelques heures, le temps tait devenu gris, et il faisait plus froid. A prsent, je regarde les herbages qui stendent au loin devant moi. Tout est calme. Le soleil senfonce derrire les nuages qui rpandent sur la campagne une lumire dore. " (60)

Et le lendemain, dans la mme lettre:

"Le temps tait plus clair; tout tait beau, surtout sur la Meuse; et aussi la perspective des dunes qui, vues de la mer, luisaient toutes blanches, au soleil. "

Et le jour daprs, toujours dans le mme lettre: "Je suis rest sur le pont jusqu ce que le soleil soit couch. Aussi loin que lon pouvait voir, leau tait dun bleu fonc, franc, avec a et l, de hautes lames crtes blanches. Le ciel tait dun bleu ple, tout plat, sans un nuage. Le soleil sest couch; au dernier rayon, il a fait scintiller leau. "

Les descriptions quil fait des paysages de la Drenthe sont eux aussi trs authentiques et trs varis. Ce pays ne cessera de lui arracher de vives admirations qui font de ces pages la note vibrante de pittoresque et demeurent dune beaut particulire:

"De grandes tendues, toutes plates, des plaines de diffrentes couleurs, qui vont se rtrcissant de plus en plus mesure quelles fuient vers lhorizon, releves a et l par les tches que font une chaumire en motte de gazon, une petite ferme, quelques bouleaux grles, des peupliers et des chnes. Et partout un tas de tourbe. Des barques passent, sans interruption, venant des marais, chargs de tourbe ou de lache. Ici et l, des vaches, maigres, belles de couleurs, et souvent des moutons, des porcs. Les personnages qui paraissent de temps autre dans cette plaine ont, en gnral, beaucoup de caractre, et parfois mme un charme extrme, dlicat. Ainsi, jai dessin dans la barque une petite bonne femme, les tire-bouchons de son bonnet voils de crpe (elle tait en deuil); plus tard une mre et son petit enfant, la mre avec un fichu violet nou sur la tte. On voit des quantits de figures la Ostad, des physionomies qui font penser des porcs ou des corneilles; mais, de temps en temps, une ravissante figure qui semble une fleur de lys gare parmi les pines. Enfin je suis absolument enchant davoir fait ce voyage et jai la tte pleine de ce que jai vu.

"Ce soir, la bruyre tait extraordinairement belle. Il y a dans un des albums de Boetzel, un Daubigny qui rend exactement le mme effet. Le ciel tait dun blanc lilas dlicat, inexprimable, avec des nuages, non pas moutonneux, mais au contraire entasss lun sur lautre, et qui couvraient le ciel en entier, pareils des flocons teints de lilas, de gris, de blanc, avec une seule petite dchirure travers laquelle le bleu paraissait. A lhorizon, une trane rouge, magnifique; et par-dessous, limmense bruyre brune, sombre, tonnante; enfin silhouette sur la bande rouge du ciel, la masse des toits bas de petites chaumires. Le soir, cette bruyre a souvent des effets que les Anglais dsignent par les mots de weird et quaint. (Traduits dans la marge du texte par: bizarre, trange) Des moulins donquichottesques, ou bien des btis caractristiques des ponts-levis profilent leurs charpentes capricieuses sur un ciel grouillant de nuages. Le soir, un village comme celui-l, avec ses reflets dans leau, dans la vase, dans les flaques, de ses fentres claires, est parfois prodigieusement mouvant" (330).

Et avant de terminer cette Lettre Vincent ajoute: " Mais quel repos, quelle ampleur, quel calme dans cette nature! On se sent comme si des mille et des mille de tableaux de Michel vous sparaient de la vie ordinaire. "

Le lendemain, il reprend toujours sous limpression du mme site: "Autre chose que je trouve beau; cest le ct tragique du paysage. Mais le tragique existe partout (). Hier, jai dessin des racines pourries de chnes, ce quon appelle ici "des souches de tourbe" (). Ces racines taient noyes dans la boue noire. Quelques unes, noircies, taient compltement sous leau qui miroitait au-dessus delles; dautres taient comme blanchies par le temps sur cette plaine sombre. Un sentier blanc courait le long de ces souches, au del, encore de la tourbe, couleur de suie. Par-dessus, le ciel, un ciel dorage. Cette mare boueuse avec ces racines pourries offrait un spectacle mlancolique et mme dramatique; un vrai Ruysdael, ou un Jules Dupr " (331).

Saisissant la dialectique de la nature, dans toute la diversit de scnes quelle lui offre, il trace avec une certaine nostalgie philosophique: "Jai suivi aujourdhui les laboureurs qui retournaient un champ de pommes de terre et derrire lesquels les femmes couraient pour ramasser quelques patates dterres. Un champ tout autre que celui que je crayonnais pour toi hier; mais cest une chose particulire ce pays; il est toujours le mme et pourtant toujours autre chose, les mmes motifs que ceux des tableaux des matres qui ont travaill dans ce genre-l, et pourtant diffrents. Oh! Tout ici a tellement de caractre, tout est si calme, si paisible! Je ne puis trouver dautre mot pour peindre ce pays que le mot "paix". En parler beaucoup, en parler peu, cest la mme chose. Parler ny ajoute rien, nen enlve rien "(333).

De ces quelques exemples on peut dire quau dbut de la Correspondance, la technique descriptive de la nature reprsentait un paysage panoramique, Vincent ayant lhabitude de dcrire la scne quil voit en face de lui, puis ses deux prolongements droite et gauche. Accusant les traits de cette fresque, il rehaussera son model dune nouvelle profondeur, dune troisime dimension, et parlera dun avant-plan et dun arrire-plan. Ainsi mise en relief, cette technique se cristallise en gagnant plus de musicalit et une coloration plus anime :

"Ici, la nature est extraordinairement belle. Tout et partout la coupole du ciel est dun bleu admirable, le soleil a un rayonnement de soufre ple et cest doux et charmant comme la combinaison des bleus clestes et des jaunes dans les van der Meer de Delft" (539).

Ou bien, dans toute dernire lettre sa mre: "Je suis entirement absorb par cette tendue infinie de champs de bl, sur un fond de collines; grandes comme la mer, aux couleurs dlicates, jaunes, vertes, le violet ple dun terrain sarcl et labour, rgulirement marqu par le vert des plantes de pommes de terre en fleur, tout cela sous un ciel dlicat, dans des tons bleus, blancs, roses, violets " (650).

Jouant sur le thme des complmentaires, il dpeint dune frache musicalit ce jardin de paysan, " superbe de couleurs dans la nature, les dahlias sont dun pourpre riche et sombre, la double range de fleurs est rose et verte dun ct et orange presque rouge sans verdure de lautre. Au milieu un Dahlia blanc bas et un petit grenadier fleurs du plus clatant orang rouge, fruits verts jaunes. Le terrain gris, les hauts roseaux "cannes" dun vert bleu, les figuiers meraude, le ciel bleu, les maisons blanches fentres vertes, toits rouges, le matin, en plein soleil, le soir entirement baign dombre porte, projete par les figuiers et les roseaux " (519).

Si les lettres de Vincent rvlent en lui un descripteur de la nature, lensemble de ses crits offre au lecteur des scnes, des paysages et des compositions dune immense diversit. Ayant lhabitude de dcrire chaque nouveau site, on peut presque dire que la Correspondance contient autant de rgions que Vincent en a vu au cours de ses nombreux dplacements.

Profondment varies, on peut mme aller jusqu' donner des titres ces scnes de la vie quotidienne: balayeur et tombereaux (126), mineurs remontant des puits (127), descente la mine (129), rencontre avec Christine (192), le cimetire de Hoogeveen (325) pour ne citer que quelques exemples. On ne peut cependant ngliger de mentionner les portraits littraires que fait Vincent des personnes quil rencontre dans la vie ou de celles qui passent sous son pinceau.

Parlant de V. de Velden, Vincent crit: "il a une tte carre, gothique; son regard est un peu brutal, audacieux, mais doux quand mme. Cest un gaillard fortement charpent (), il a un air viril, puissant, bien que ses propos et comportement ne dnotent aucune qualit extraordinaire" (299).

Donnant libre cours la caricature et pour cause, il bauche cette charge mordante: "Il existe ici des spcimens singuliers de pasteurs dissidents, qui ont des gueules de cochon, et portant des bicornes (), pourquoi ne se comportent-ils pas au moins aussi raisonnablement que leurs cochons, par exemple, qui nembtent personne malgr leur nature de cochon, et qui ne jurent pas avec leur entourage o ils sont dans leur lment? Mais avant que les pasteurs, comme jen ai vu ici, natteignent le niveau de culture des cochons ordinaires, ils devront se perfectionner encore; il leur faudra des sicles pour atteindre ce niveau. En ce moment, le premier porc venu leur est suprieur, mon sens " (332).

Ne fait-il pas penser ce que dit Lon Bloy de lhumanit?

Dcrivant son facteur en uniforme bleu fan, Vincent discerne les traits physiologiques et caractrologiques: "Une tte un peu comme celle de Socrate, presque pas de nez, un grand front, le crne chauve, de petits yeux gris, des joues pleines, hautes en couleurs, une grande barbe poivre et sel, de grandes oreilles. Lhomme est un terrible rpublicain et socialiste; il raisonne trs bien et sait beaucoup de choses "(W.J.).

Et plus loin, dans le mme lettre, faisant le portrait dun zouave: "uniforme bleu avec galon rouges et jaunes, charpe bleu ciel, calotte rouge sang avec houppe bleue; visage brl par le soleil, cheveux noirs coups ras, des yeux de chat, comme aux aguets, orangs et verts; la tte petite sur un cou de taureau. "

Style de Vincent:

Toute cette diversit de scnes, de choses vues ou vcues et prsente le long de la Correspondance, avec un style aussi vari que sincre et spontan. Vincent semble faire sienne la pense de Buffon dans son Discours sur le style. Aucune affectation, aucune enflure. Une expression directe, originale, partant du cur, rvlant un crivain qui ose tre lui-mme, sans faux fuyants ni dissimulations, qui marche droit lobjet, sans tomber dans lexprimentation impassible des naturalistes.

Enumrer les caractristiques de ce style vigoureux et plein de verve, ferait figure damputation et enlverait le charme de lexpression loin de son texte, pourtant on ne peut ne pas signaler cet animisme qui rend si harmonieuse et humaine la langue de Vincent parlant dun "doux ciel gris" (63), de "lamiti du soleil" (67) des " gentilles dunes dHollande" (78), du "jeune soleil mirant dans la Tamise" (82), des "tombes tapisses de maigres herbes et bruyres" (325), de cette "bruyre si humble et si triste" (332), du "laurier-rose qui parle damour" ou de "lamour qui se fane et bourgeonne de nouveau". (266)

En fait, Vincent, comme il le dit, "dcouvre partout dans la nature, par exemple, dans les arbres, de lexpression, pour ainsi dire une me. Une range de saules tts ressemble un peu une procession dhommes-orphelins. Le jeune bl exhale parfois quelque chose dindiciblement pur et tendre qui fait natre la mme motion quun bb endormi."Lherbe pitine au bord de la route est fatigue et poussireuse comme la population dun quartier pauvre."Lorsquil avait neig dernirement, jai vu quelque choux verts qui se morfondaient, et ce spectacle ma rappel une bande de femmes en robe mince, enveloppes dun vieux chle, que javais aperues un matin dans la boutique dun marchand de braise et deau chaude" (242).

Les couleurs aussi jouissent dune animation spirituelle ou dune vivacit ptillante sous sa plume. Pour lui, les couleurs "ont lair davoir des choses dire" (429), bien plus, chaque couleur semble avoir sa particularit expressive: "le cobalt est une couleur divine (), le carmin, couleur de vin rouge et plein desprit comme le vin" (442), "le doux blanc fan" ou "le jaune citron malade" ne sont cits qu titre dexemple dune palette littraire humainement compose. Cependant, sa description de la craie de montagne demeure une des plus touchantes:

"Cette craie contient de lme et de la vie je trouve le Cont lugubre. Il se peut que deux violons aient peu prs le mme aspect, mais quand on joue, lun produit un bon son, tandis que lautre ne peut rien donner. La craie de montagne renferme beaucoup de rsonances ou de sons. Je serai tent de dire que la craie de montagne comprend ce que lon veut faire, quelle coute intelligemment et obit, alors que le Cont est apathique et ne met jamais du sien. La craie de montagne a une vritable me de tzigane " (272).

Ecrivant sous la dicte de ses impressions, souvent Vincent mentionne le moment: " prsent, je regarde les herbages" (60), "en ce moment, la mer est trs calme; cest mare basse, le ciel est dun bleu ple, dlicat, avec au loin un rideau de brume" (61). "La nuit commence descendre" (110) ou "le soir commence tomber" (115) sont autant de variantes pour faire partager ses motions et rendre plus vraisemblable sa description. Parlant de la mort ou dun cimetire, sa phrase sera baigne dune tristesse indicible allant du deuil au pathtique de la confusion face la douleur. De mme, son gnie de contraste nest pas d au double aspect exact et chimrique de llment dcrit comme chez Hugo, mais repose sur lantithse, sur lopposition colore ou sur un jeu de complmentaires. "Ces derniers temps le silence et la nature nont rarement tenu un langage aussi loquent" (307). "Un canal aux rives de sable blanc court travers une tendue couleur de suie" ou "des figures noires sur un ciel blanc" et "un cheval blanc dans la boue" (331) sont autant dexpressions sous la forme desquelles toute la gamme des couleurs sera joue, le long de la Correspondance en chromatique majeure.

Si le style de Vincent, descripteur de la nature, est aussi riche quimag, son style pistolier nest pas de moindre calibre. En bons termes avec son frre, cest le ton amical qui sen dgage; en dsaccord, la totalit de Vincent change, gronde, et na point damnagement: "Pardonne-moi les expressions acerbes dont je me sers pour texposer clairement la situation; je taccorde que les couleurs sont un peu criardes et de lignes trop nettes, mais de cette faon tu es mieux mme de comprendre que si je tournais autour du pot" (153), dira-t-il la suite dun malentendu.

La divergence de vue se faisant plus grande, Vincent ne sempche de demander Tho qui semble lui faire des rprimandes sur cette tonalit accentue: "Veux-tu que je tcrive en style commercial, sur un ton sec et mesur, en pesant et soupesant mes mots, pour ne rien dire, somme toute, ou bien veux-tu que je continue tcrire comme ces temps derniers au sujet de toutes sortes de choses, te confiant les ides qui germent dans mon esprit, sans minquiter de savoir si je ne memballe pas de temps autre, sans rogner les ailes mes penses et sans les refouler? "Quant moi, je prfre tcrire ou te dire franchement ce que je pense " (169).

Cette mme franchise de pense et de style, Vincent la pratique avec ferveur sur tous les plans. Les lettres concernant ce dsaccord ou cette divergence doptique sociale et familiale entre les deux frres reprsentent le paroxysme du dialogue chez un tre humain, dont la facult de la parole crite atteint le sommet de lexpression irrmdiablement blesse.

Cependant, cette franchise linguistique, cette tournure vigoureuse, prend une autre ampleur dans les lettres o Vincent parle de son pre.

Si les crits de Vincent sur son exprience de lamour rvlent chez lui une affinit stendhalienne, on peut dire que ses lettres son pre reprsentent la dcristallisation de lamour. Ce pre quasi-prophte, aux yeux de son fils, ce pre "plus beau que la mer" sera dcristallis couche par couche, rationnellement, jusqu' une complte mise nue de son temprament qui finira par rvler une nature ayant des griffes! (358).

Et pourtant, lamour demeure un seul geste humain de la part de ce pre fait oublier Vincent lamertume de sa profonde dsillusion.

Pratiquant dj cet engagement dont parle Sartre (Situations II) et sachant bien avant lui combien la parole peut tre un appel, un veil, une action de secousse, Vincent, engageant une polmique artistique avec son ami, le peintre van Rappart, sur la beaut acadmique et la beaut relle, sur lart selon les normes figes et lart selon la vision de lartiste, il dit: "Je ne vous cris pas du tout la lgre, mais bel et bien avec le plus grand srieux, bien que je laisse la bride sur le cou ma fantaisie, comme je lai dj dit. Et je ne vous cris pas pour le plaisir de prorer. Mon intention est la suivante: rveiller Rappart " (R.6).

Si certains critiques se contentrent, hlas, de ne voir et de ne signaler, dans ce nouvel attrait de Vincent crivain, que quelques incorrections, quelques impurets de style ou des locutions parles, telles: "en tant que quant moi" (479) au lieu "en ce qui me concerne ", ou bien "prendre le taureau par les cornes" (481) ou autres expressions qui passent vraiment inaperues ou en dernier lieu par rapport au contenu profondment humain et potiquement littraire de la Correspondance, on ne peut sempcher de rappeler que ces lettres ont t crites sous lacuit de la douleur vcue et sans aucune intention professionnelle ou de publication. Par contre, quel est lauteur ou lcrivain mme parmi ces critiques qui ne revoit pas son texte avant ou mme pendant son impression?!

Reste parler de cette intressante facult chez Vincent crivain: la critique.

Vincent Critique

Parler de Vincent critique littraire ou artistique semblerait peut-tre prtentieux ou donnerait limpression de vouloir dcerner plus dun mrite cet artiste-crateur. Cependant, la lecture de la Correspondance, ds ses premires pages, rvle ce talent inn chez Vincent qui, sans suivre une mthode scientifique dtermine, se formait tout en dcelant les caractristiques de luvre par rapport lui-mme, par rapport lauteur, ses mules ou la socit. De l on peut dire que, loin dtre dogmatique, la critique de Vincent voluait avec son expression :

"Jai dans le temps trouv un ouvrage de Guizot aussi beau quun ouvrage de Michelet. Mais mesure que je comprenais mieux la situation, jai remarqu la diffrence, et mme, qui plus est, la contradiction. "

"Lun tourne en rond et sabme dans le vague, alors que lautre, au contraire, parvient capter un reflet de linfini. " (379)

De ses prfrences en lecture il prcise:"A certains moments, javoue quelque penchant pour les uvres de Hoffmann et dEdgar Poe (Contes fantastiques, Le Corbeau, etc.) mais je trouve indigeste cette fantaisie opaque, sans signification, car elle na pour ainsi dire aucun rapport avec la ralit. Somme toute, elles me paraissent plutt laides". (299)

Alors que sa grande admiration allait vers cette littrature crite par des "peintres de figures" tels Hugo, Zola ou Dickens. Cela ne veut pas dire quil ne faisait point distinctions parmi les auteurs. Faisant la diffrence des genres, il propose sa sur Wilhelmine de lire, quand elle veut rire, Maupassant, Rabelais, Rochefort ou Voltaire dans Candide. Mais au contraire, quand elle veut " voir la vrit, voir la vie telle quelle est, on trouve, par exemple chez Goncourt, dans Germinie Lacerteux, dans la Fille Elisa, chez Zola dans la joie de vivre et dans lAssommoir, dans tant dautres chefs-duvre qui peignent lexistence comme nous-mmes la sentons, on trouve, dis-je, quils satisfont ce besoin que nous avons que lon nous dise la vrit. " (W.1)

Lisant pour se chercher, pour chercher lhomme travers son uvre, Vincent, toujours la recherche de la vrit, prcise: "Moi aussi je lis parfois la Bible, comme il marrive de lire Michelet ou Balzac ou Eliot, mais je linterprte autrement que Pa; il mest absolument impossible de lexpliquer la faon de Pa, selon les recettes acadmiques. " (164)

Cest ce mode dinterprtation personnelle qui caractrise la critique de Vincent. Jugeant lauteur sur lensemble de ses crits, il insiste sur la ncessit de lire luvre entire dun crivain afin de pouvoir se faire une ide relle de son tendue littraire. Bien plus, non seulement lire lensemble de luvre mais bien lire, avec lintention de dceler le message de lauteur.

"A condition de bien les lire, on se rend compte que les petites misres de la vie conjugale de Balzac sont une chose trs srieuse: elles sont exposes avec les meilleurs intentions du monde, non pour dsunir, mais pour unir. Mais tout le monde ne les interprte pas ainsi. " (267)

En revanche, sil trouve les livres de Balzac plein de vie ou sil prend parfois sa dfense et voit toujours en lui un peintre dune socit, dune nature dans son ensemble, de toute une poque, cela ne lempchera pas de critiquer les peintres de la Comdie Humaine, quil trouve "des personnages lourds et ennuyeux". (R.38)

Aprs avoir lu Quatre-vingt treize la suite de Pot-bouille, Vincent sexclame: "Jai enfin lu Quatre-vingt treize de Victor Hugo. Le terrain est tout autre Je voudrais te conseiller trs fort de le lire, si tu ne las pas dj lu, car le sentiment dans lequel ce livre est crit devient de plus en plus rare, mesure que le temps passe; et parmi les choses nouvelles, je ne vois rien, en vrit, qui soit plus noble. " (247)

Tandis que sa critique des uvres de Renan se rapproche de ces pages musicales le long desquelles Vincent dcrit la nature:

"Je nai pas relu ces excellents livres de Renan, mais combien souvent jy songe ici o nous avons les oliviers et autres plantes caractristiques et le ciel bleu. Ah! Comme Renan est dans le juste et quelle belle uvre que la sienne de nous parler dans un franais o il y a dans le son des mots le ciel bleu et le bruissement doux des oliviers et mille choses enfin vraies et explicatives qui font de son histoire une rsurrection. C'est une des choses les plus tristes que je sache; que les prjugs des gens qui, de parti pris, sopposent tant de bonnes et belles choses qui ont t cres de notre temps. Ah! Lternelle "ignorance", les ternels malentendus et comme alors cela fait du bien de tomber sur une parole rellement sereine Bnie soit Thb - fille de Telhui prtresse dOsiris qui ne sest jamais plainte de personne. " (W.11)

Aprs avoir saisi la musicalit du verbe, Vincent, lev jusqu' ces zones solitaires de la cration, semble adopter un mutisme philosophique, un silence de Thb, qui annonce son dtachement dernier

De tous les auteurs dont parle Vincent, Zola reprsente un exemple part, car on peut suivre lvolution de sa critique depuis le moment o il dcouvre ses uvres pour la premire fois, et voir comment il pntre dans ce monde nouveau.

Cestle 6 juillet 1882, la Haye, que Vincent fait la dcouverte de Zola en lisant Une page damour, et se propose de lire toute son uvre. Une semaine plus tard, le 14 juillet, il note: "Cet Emile Zola est grand artiste; je lis en ce moment Le Ventre de Paris cest joliment fort. "

Vers le mois daot:"Jai lu la Faute de labb Mouret et Son Excellence Eugne Rougon, de Zola. Deux beaux livres. Mest avis que Pascal Rougon, ce mdecin quon rencontre dans plusieurs romans, toujours larrire-plan, est noble figure. Il fournit la preuve vivante quil y a toujours moyen, si corrompue que soit une race, de vaincre la fatalit par lnergie et par des principes. " (226)

"Jai fini Pot-bouille, de Zola. Je trouve que le passage le plus fort, cest cet accouchement dAdle, la fille de cuisine (Bretonne pouilleuse) dans la mansarde mal claire. Josserand, lui aussi, est dessin dune manire joliment forte et avec sentiment." (247) "Que les ouvrages de Zola sont beaux. C'est surtout L'Assommoir que je songe le plus souvent". (281)

Cependant, si Vincent s'tait propos de lire toute l'uvre de Zola pour mieux en saisir la porte, cela ne l'empchera d'entreprendre, en mme temps, la lecture d'autres crivains: "Je viens de lire Un Mle, de Camille Lemonnier c'est un trs bon livre, la manire de Zola. Tout a t pris sur le vif et analys." (284)

Ce faisant, il compare, justifie, analyse les uvres et les auteurs : "Hier, j'ai pu enfin lire un ouvrage de Murger, Les Buveurs d'eau. J'y trouve quelque chose du charme qu'ont pour moi les dessins de Nanteuil, Baron, Roqueplan, Tony Johannot, avec je ne sais quoi de spirituel. "Il me semble pourtant que cet auteur se montre assez conventionnel, tout au moins dans l'ouvrage cit plus haut; je n'ai lu rien d'autre de lui. Il diffre autant d'Alphonse Karr et de Souvestre, par exemple, qu'Henri Monnier et Comte-Calix diffrent des artistes nomms prcdemment. Je choisis dessein des contemporains pour pouvoir les comparer entre eux. On y trouve le souffle de bohme de ce temps-l (bien que la ralit du moment ait t camoufle dans le livre), et c'est ce qui m'intresse. Il lui manque partout de l'originalit, et du sentiment sincre. Les ouvrages du mme auteur o les personnages ne sont pas des peintres valent peut-tre mieux que celui-ci; ne dit-on pas que les crivains qui crent des types de peintre, jouent souvent de malheur? Par exemple, Balzac (ses peintres ne sont gure intressants). Le Claude Lantier, de Zola, est vrai il existe des Claude Lantier mais il reste qu'on aimerait que Zola et cre d'autres types de peintres que son Lantier (c'est un croquis d'aprs nature, je crois) en s'inspirant d'artistes qui ne soient pas les plus mauvais de l'cole dite impressionniste. Ce ne sont pas ceux-l qui constituent le noyau du corps artistique."(248)

Reprenant la lecture de Zola, Vincent crit en juin 1883: " J'ai lu Mes Haines de Zola, il y a de trs bonnes choses dans cet ouvrage, bien que Zola se trompe, mon avis, dans ses considrations gnrales. Ceci est pourtant vrai : Observez que ce qui plait au public est toujours ce qu'il y a de plus banal, ce qu'on a coutume de voir chaque anne, on est habitu de telles fadeurs, des mensonges si jolis, qu'on refuse de toute sa puissance les vrits fortes." (297)

Et au dbut de juillet, il reprend la dfense de ce mme livre dans une lettre de trois pages de long, Rappart (R.38). Un mois plus tard, il fait sienne une phrase de Zola qu'il venait de lire : "Si prsent je vaux quelque chose, c'est que je suis seul et que je hais les niais, les impuissants, les cyniques, les railleurs idiots et btes". (305) Un peu plus loin, il dcle de L'Assommoir les causes sociales qu'il trouve relles et qui mnent l'chec des femmes: "Pourtant ces femme-l ne sont point mauvaises, leurs erreurs et leurs chutes ayant pour cause l'impossibilit d'une vie droite dans les commrages, les mdisances des faubourgs corrompus." (317)

L, Vincent considre Zola parmi les meilleurs crivains qui traitent de l'poque actuelle" (333), mais diffre avec lui sur la conception du peintre ayant ouvert un horizon l'art moderne qui, selon Zola, serait Manet, tandis que pour Vincent ce serait Millet (359). Il est intressant de voir quel point Vincent plonge dans le monde littraire de Zola et va jusqu' citer ses personnages comme tant des tres rels!

D'autres passages dans Au Bonheur des Dames, "magnifiques" ou "sublimes" par leur mystre, le feront comparer ces descriptions L'Anglus de Millet (378). Toutefois, c'est Germinal qu'il attend de lire avec impatience, qu'il dvore avec "avidit" et qu'il trouve "trs beau" parce qu'il lui rappelle ce pays du Borinage qu'il a parcouru un jour (429). Vincent sera tellement mu par la beaut sinistre de cette misre humaine qui se dferle en rvolte, qu'elle lui inspirera plusieurs tableaux peindre sous la dicte de l'motion.

En relisant Mes Haines, car Vincent avait l'habitude de relire les uvres dont l'auteur l'intressait particulirement, il dclare, attir par l'humanisme de Zola : "Zola qui pourtant se trompe colossalement, selon moi, quand il juge la peinture, dit dans Mes Haines, quelque chose de trs beau sur l'art en gnral : "Dans le tableau (dans l'uvre d'art) je cherche, j'aime l'homme, l'artiste." (418)

Prenant connaissance du nouveau roman intitul L'uvre, Vincent prvoit: "Je considre que ce roman, s'il pntre tant soi peu dans le monde des artistes, y fera peut-tre du bien. Le fragment que j'ai lu, je l'ai trouv trs juste." (444)

Le 5 mai 1888 : "Je viens de relire encore le Bonheur des Dames de Zola et je le trouve de plus en plus beau." (482)

L'motion chez Vincent prend une nouvelle ampleur et l'osmose entre le monde vcu et le monde imaginaire se fait plus marque, car: "pour moi, dit-il, les livres, la ralit et l'art, c'est tout un" (266).

De l, les paysans de la rgion d'Arles lui rappellent les personnages de Zola (501 a); une journe passe Montmajour aura des correspondances avec le Paradou du romancier (506) ; et Arles Vincent dira : "on sent Zola et Voltaire partout involontairement. C'est vivant !" (519)

Mais peut-tre l'loge le plus sympathiquement fait un crivain serait cette phrase de Vincent :"J'ai lu le Rve de Zola, ce qui fait que je n'ai gure eu le temps d'crire" (B.19a). Et quelques jours plus tard, du mme roman : " Je trouvais fort, fort belle la figure de femme, la brodeuse, et la description de la broderie toute en or. Justement parce que cela est comme une question de couleurs des diffrents jaunes, entiers et rompus." (593)

Jugeant de la postrit du grand naturaliste, Vincent trouve que "plus tard des livres de Zola demeureront beaux, justement parce que cela a de la vie." (597) Et la dernire phrase ayant trait cet auteur serait : "J'ai une admiration sans borne pour Zola"

Paralllement cet attrait de Vincent critique littraire, la Correspondance rvle aussi un Vincent critique artistique de la mme verve, qui insiste sur l'expression personnelle, qui opte pour la vie. Nous ne citons qu' titre d'exemple: "Un portrait de Courbet, viril, libre, peint de toutes sortes de jolis tons profonds brun-rouge, dors, violet froid dans les ombres, avec du noir comme repoussoir, un petit morceau de linge teint de blanc comme repos pour l'il, est bien plus beau qu'un portrait de qui tu voudras, qui a sign la couleur du visage avec une affreuse exactitude." (429)

Grce cette diversit expressive et richement colore de l'aspect littraire de la Correspondance, on ne peut passer sous silence cette calme philosophie humaine qui se dgage modestement de ces pages vibrantes, travers le temps.

Celui qui votait pour la vie et condamnait les peines de mort, lgales ou agences, celui qui respectait la vie, au gr d'tre incompris ou maudit par la socit, gardait illumin en lui un certain optimisme, malgr les dsesprantes profondeurs de ses douleurs.

S'isolant afin de pouvoir s'adonner son uvre, cette uvre qu'il voulait raliser quitte payer de sa vie et l parait l'tendue de l'antithse au milieu de laquelle se droulait ce drame humain, Vincent, comme il l'crit, n'avait besoin que de l'infini et du Miracle l'infini comme tendue de communion, et le miracle comme possibilit de se raliser : "Tel est l'aveu qu'ont exprim dans leurs uvres tous les hommes de qualit, tous ceux qui ont pens un peu plus loin, cherch et travaill un peu plus que les autres, qui ont aim plus que les autres, qui ont pntr dans les profondeurs d'ocan de la vie. Se tourner vers les profondeurs, c'est notre devoir, nous aussi, si nous voulons faire bonne pche; et s'il nous faille oprer pendant toute la nuit sans rien prendre, il est bon de ne pas renoncer pour cela, mais de jeter encore une fois son filet l'aurore". (121)

Serait-il exagr de rendre hommage Vincent avec cette triple salutation par laquelle la desse Artmis accueille Apollon au retour de ses explorations dans le cosmos thr: "Tu as cru ton uvre : c'est signe d'un noble lignage. Tu as voulu ton uvre : c'est la marque d'un vouloir hroque. Tu as accompli ton uvre : entre mille tu es lu." ?

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CHAPITRE I

DCOUVERTE DE LA CIT

Cette priode, au cours de laquelle Vincent connat une suite d'checs et de changements imposs, met jour, d'un ct, sa dcouverte de la cit et des intrigants des institutions qui la gouvernent. D'un autre ct, elle rvle la formation de sa prise de position l'gard de cette socit. volution que l'on verra se former ds le dbut de ses crits, d'un style simple, direct, d'une expression potiquement autonome. Originalit qui s'annonce ds la premire lettre et qui ira grandissant le long de la Correspondance.

La Haye (aot 1872 mai 1873)

A l'ge de seize ans, Vincent doit interrompre ses tudes l'internat Provily pour venir en aide son pre dont les ressources sont insuffisantes. Grce l'appui de son oncle, ancien propritaire de la Galerie Goupil, la Haye, Vincent y est nomm vendeur en 1869. Mais ce n'est qu' partir du mois d'aot 1872, date de la premire lettre publie, que l'on peut suivre le trac de la vie de Vincent par lui-mme. Cependant, on ne saurait certifier si cette lettre constitue vraiment le commencement de la Correspondance, puisqu'il y'a dj trois ans que Vincent tait nomm dans cette firme la Haye, donc trois ans qu'il se trouvait loin de la maison paternelle.

D'une dizaine de lignes, ce petit billet rvle le trait caractristique, les deux dominantes complmentaires d'un thme qui se prolongera chez Vincent, avec tant de variations : l'altruisme, et le sentiment de la solitude. Tendances innes qui contrastent avec les apparences d'un caractre jovial et communicatif.

En aot 1872, Tho vient passer quelques jours La Haye auprs de son frre, chez les Roos, o celui-ci est en pension. Une fois de retour, Tho semble avoir crit un mot de remerciement son frre an. C'est par une rponse ce mot que dbute la Correspondance. Si la vie paraissait "drle" Vincent dans la prsence de Tho comme il le dit dans cette lettre de janvier 1873 il est heureux d'apprendre par ses parents, la nomination de ce frre cadet dans le mme commerce. A l'ge de seize ans aussi, Tho se trouve forc d'interrompre ses tudes pour venir en aide sa famille. Il est engag la succursale de Bruxelles.

Si le calendrier annonce l'hiver, pour Vincent le printemps parait natre Un nouveau rayon vient poindre son horizon : outre l'aspect sentimental, la joie de ne plus tre seul dans ce commerce, de ne plus se sentir dpays, sa paye a t augment de dix francs. Donc, son salaire est de cinquante francs, et en plus, il reoit cinquante autres comme bonification. Ce qu'il considre "magnifique". Magnifique, certes, puisqu'il voit sur le point de se raliser cet espoir assez lointain : l'espoir de se suffire. Se suffire, ne plus porter ce harnais de dpendance, pouvoir enfin se lancer dans la vie, dans la nature, tre soi-mme! Avec une tranquillit confiante et mre pour ses dix-neuf ans il note : "si la vie est parfois difficile, tout s'arrangera plus tard. Au dbut, personne ne peut faire ce qu'il souhaite."(4) En fait, ce que souhaite Vincent tait srement autre chose que le commerce des arts, comme on le verra.

Cette joie croissante s'exprime en une avidit d'panchement dans ses missives : il ne retient ni dcouverte ni rflexion, demande Tho de lui crire avec la mme expansion, lui cite ses lectures et lui parle de tous les tableaux et les gravures qu'il voit. Comme si sa propre exprience dsaltrait peu sa soif, ou comme s'il dsirait l'enrichir par celle des autres.

Outre son travail accompli comme il se doit puisqu'il reoit de l'avancement la grande occupation de Vincent est la communion avec la nature. Ces promenades au cours desquelles il se laisse bercer par le calme infini le rapprochent des grands romantiques qui vourent un culte immuable la Nature. Passion qui arrache Vincent de longues pages d'une clart et d'une loquence harmonieuses.

Au mois de mars 1873, la perspective se trouble : il apprend son proche transfert Londres ! Fascin et effray la fois, Vincent envisage ce dplacement avec une grande interrogation. Toutefois, loin de se laisser engloutir par une mlancolie envahissante, n'ayant ni l'habitude ni l'intention de prendre les choses au tragique, il commence par voir le bon ct de ce changement : il saisira donc cette occasion opportune pour apprendre l'anglais qu'il comprend bien mais ne parle pas assez couramment il fera la connaissance des artistes anglais, verra leur art de prs.

Cette vue objective, cette faon positive d'examiner les situations, ne l'empchera pas de s'interroger sur la vraie cause de ce transfert. Inquiet, ne trouvant pas une rponse qui puisse justifier cet acte, Vincent a recours la pipe pour se donner du courage : "C'est un remde excellent de temps en temps par le temps qui court": dit-il. (5)

Londres (Juin 1873 - mai 1875)

Contrairement ce qu'il esprait, Londres lui rserve de nombreuses dceptions. La premire concernait son travail: il se voit transfr dans un simple dpt de tableaux. Dpt dans lequel il est moins occup qu' La Haye et surtout loin de tout contact avec les clients. Dans cet isolement impos, Vincent trouve la rponse sa grande interrogation, comprend la raison de son loignement En ralit, Vincent avait le dfaut aux yeux des dirigeants de la firme de donner aux acheteurs son avis sur les tableaux qu'il leur prsentait, de leur designer si c'tait une toile de mrite, un mdiocre tableau de genre ou une simple copie!

Comme son oncle tait l'ancien propritaire de ce commerce, ses successeurs ne pouvaient pas commencer par congdier le neveu d'une personne qui continuait conserver quelques intrts dans la maison. Ils se contentrent donc de l'loigner, de le relguer dans le dpt de leur succursale de Londres, loin de tout contact avec leur honorable clientle. Calmement, Vincent accomplit son travail de 9h. du matin jusqu' 6h. du soir. Sans plaintes. Il passe ses soires en compagnie de trois locataires allemands qui aiment la musique, jouent le piano et chantent. A peine se sent-il admis dans leur cercle, et ds sa premire sortie avec eux, il se heurte son ternel problme : ses voisins dpensent amplement; quant lui, ses moyens limits ne lui permettent pas de suivre leur exemple. En silence, malgr ce double attachement la musique qu'il tudiera plus tard et ses compagnons, il s'loigne; il s'isole.

Seule la nature semble l'accueillir. Il se laisse baigner par une nouvelle splendeur, entirement diffrente des panoramas hollandais et belges auxquels il s'tait habitu. Lentement, en coutant tinter les cloches, il plonge dans ce soleil immensment rouge, qui laisse couler d'innombrables radiations versicolores travers son rayonnement. La diversit chatoyante des exclamations, des perceptions qui foisonnent dans son me face la nature est exprime avec un pathtique imag et pittoresque. C'est la nature et la littrature anglaise qui l'attirent et non pas le Crystal Palace, la fameuse Tour de Londres ou le clbre Muse de cire de Madame Tussaud. Ce niveau aigu d'exaltation auquel il est parvenu mane de toutes les lettres qu'il adresse ses parents ou ses connaissances.

Comme Delacroix dans son Journal, Vincent copiait dans ses lettres les passages qui le frappaient le plus dans ses lectures varies et qui reprsentaient son tat d'me ou le rvlaient lui-mme. C'est ce qui fait l'intrt psychologique de ses crits dont beaucoup, hlas, sont supprims de toutes les ditions et remplacs par une simple annotation !

Contemplation de la nature, dessins et lectures sont les seuls lments qui peuplent sa solitude outre l'action d'crire. Solitude qu'il essaye d'loigner par de nombreuses lectures mais qui suivra ses pas comme une ombre fonce. Aspect qui semble incarner le pome de Musset

En Novembre 1873, Tho prend la place qu'occupait Vincent la Haye. Nouvelle occasion pour celui-ci de communiquer au petit frre tous les renseignements ncessaires, de lui suggrer les Muses visiter, les livres d'art lire, les revues, les priodiques consulter afin de mieux saisir l'atmosphre de son travail. Il l'incite trouver les choses belles, aussi souvent qu'il pourra, puisque hlas, la plupart des gens passent ct des choses sans les voir. De l sa suggestion de se promener beaucoup, d'aimer la nature, "car c'est la vraie faon d'apprendre comprendre l'art de mieux en mieux" (13). Ds sa nomination la Galerie, Vincent essaye de comprendre ce "monde merveilleux de la cration", en s'intressant l'art et non pas son commerce.

La joie croissante que l'on remarque au cours de cette priode se prolonge avec une certaine luminosit qui suscite la curiosit. L'anne suivante, Vincent dmnage, habite chez des gens qu'il nomme "trs agrables", dont la mre la veuve Loyer tient une pouponnire. C'est un "magnifique intrieur" duquel il observe Londres, le genre de vie des Anglais et les Anglais eux-mmes. Toutefois, ces "commodits" et ces "attractions" n'entravent point sa constante occupation: nature, art et posie.

Ne manquant de rien, possdant tout ce dont un tre peut avoir besoin, Vincent prouve le sentiment grandissant de devenir peu peu un "vrai cosmopolite", c'est--dire, comme il le dit (13a), non pas un Anglais ou un Franais, mais tout simplement un "homme" dans le sens humain et universel. Et tre un homme comme il l'expliquera plus tard au pre Nmes Oostrijk, "a veut dire tre un lutteur" Aspect dsormais indtachable de Vincent.

Une nouvelle activit semble natre en lui, un nouveau monde parait s'ouvrir ses yeux, dbordant de joie En silence, Vincent aime. C'est un amour entier et sans rserve, qu'il ne veut mme pas partager par crit son frre ou ses parents! D'Ursule, la fille de sa logeuse, Vincent ne dit rien dans les lettres de cette priode. Cependant, un seul conseil Tho rvle son tat d'me : "mon vieux, prends bien garde, prends bien garde ton cur". (14) Mise en garde suivie d'une constatation : Vincent se surcharge de travail jusqu' l'enivrement. Il a besoin d'tre trs occup. Un grand silence l'enveloppe, plane autour de lui.

En fait, il vient d'tre profondment humili par un refus moqueur, un refus qui le fait moralement tourbillonner dans les "vagues roulantes d'une haute mer" Il semble s'crouler, osciller entre la vie et la mort. Ds cette premire dsillusion, l'ide du suicide l'accompagnera, se prsentera lui avec chaque nouvelle preuve. Pourtant, il opte pour la vie.

conduit, Vincent ne s'abandonne pas au chagrin et cultive son jardin au sens voltairien du terme. Dans ses lectures, il passe de George Eliot Michelet et Darwin; et pour la premire fois, on le voit prendre le dessin comme une occupation sincre ses premiers dessins connus datant de 1862, soit depuis l'ge de neuf ans. C'est ce qu'il annonce Tho le 16 juin 1874 : "Je me suis remis au dessin, ces derniers temps, mais rien de bien particulier."(17)

Rien de particulier, certes, puisque c'est d'une chappatoire qu'il a besoin, d'une issue travers les infranchissables barrires de la dception ou plutt de sa double dception en amour et dans le commerce des arts. D'habitude, un amour du s'il ne mne pas au suicide ou au cynisme, achemine l'me vers le mysticisme ou du moins vers un changement quelconque. C'est ce que subit Vincent.

N'ayant pu cultiver son amour en ralit, c'est par les expriences d'autrui, qu'il aborde ce vaste domaine, qu'il voit de prs ce qu'tait cette flamme L'Amour de Michelet devient pour lui "une rvlation et en mme temps un vangile"(20), une grande leon qui marque profondment. A partir de cette priode aussi l'osmose se fait, chez lui, entre le monde imaginaire et la ralit. Le monde littraire devient une partie intgrante de sa vie, un domaine dans lequel il ira puiser l'exprience vcue

Avec cette dcouverte de l'amour qui, pour lui, n'existait auparavant qu'en littrature, dans l'univers de l'imagination cratrice, l'envie du dessin disparat, emportant avec elle tout cet lan d'expression et d'panchement. En se fermant, la porte de l'amour semble tout obstruer, alors qu'en fait une autre porte s'ouvrait : la voie artistique et littraire.

Vincent quitte son logement, o chaque souvenir voque tant de dsillusions, de frustrations et de blessures, pour habiter dans une maison entirement couverte de lierre Grimpant sur ses murs ou rampant plus tard sur sa tombe, cette plante, toujours verte, ne cessera d't