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L’Humanisme jésuite, une attitude éducative Lourdes octobre 2012 Remerciements J’ignore ce que vous pouvez attendre du titre donné à cette conférence (titre) ; en revanche je sais que je n’entrerai pas dans le quotidien de l’enseignement ! Je vous invite donc à faire un petit pas de côté. Je voudrais vous faire part de quelques réflexions que la tradition spirituelle jésuite m’a inspiré à propos de l’éducation. L’idée principale qui sous-tend mon propos serait en effet que Ignace de Loyola peut nous aider à concevoir des modes d’enseignement parce qu’il a découvert une manière de se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui nous fait être humain . Dissiper un malentendu et évoquer une difficulté : Je n’entends pas par humanisme un ensemble de valeurs qui défendent l’être humain. Je n’ai rien à opposer à cette vision de l’homme, mais ce n’est pas de cela dont je voudrais parler. Cette conception de l’humanisme est à prendre en compte mais je voudrais montrer que l’on peut aborder la question de l’éducation par un autre versant que celui d’un humanisme des valeurs. La difficulté ? Ignace croit au Dieu de Jésus-Christ ! Il s’agira pour nous d’essayer de comprendre ce que cela signifie. Pour esquisser une direction, dire : le rapport à Dieu d’Ignace de Loyola lui donne une certaine manière de se situer dans le monde, manière qui n’est pas réservée aux chrétiens mais s’offre à tous les hommes . Croire au Dieu de Jésus Christ : Se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui nous fait être humain. Apprendre à se situer dans l’existence donne une manière d’affronter les défis qui se posent à une culture en temps de crise. Il faut dès lors préciser comment entendre, au sens large, la « culture » : l’ensemble des manières de vivre et des représentations par 1

L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

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Page 1: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

L’Humanisme jésuite, une attitude éducative

Lourdes octobre 2012

Remerciements

J’ignore ce que vous pouvez attendre du titre donné à cette conférence (titre) ; en

revanche je sais que je n’entrerai pas dans le quotidien de l’enseignement ! Je vous invite

donc à faire un petit pas de côté.

Je voudrais vous faire part de quelques réflexions que la tradition spirituelle jésuite m’a

inspiré à propos de l’éducation. L’idée principale qui sous-tend mon propos serait en

effet que Ignace de Loyola peut nous aider à concevoir des modes d’enseignement parce

qu’il a découvert une manière de se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui

nous fait être humain.

Dissiper un malentendu et évoquer une difficulté :

Je n’entends pas par humanisme un ensemble de valeurs qui défendent l’être humain. Je

n’ai rien à opposer à cette vision de l’homme, mais ce n’est pas de cela dont je voudrais

parler. Cette conception de l’humanisme est à prendre en compte mais je voudrais

montrer que l’on peut aborder la question de l’éducation par un autre versant que celui

d’un humanisme des valeurs.

La difficulté ? Ignace croit au Dieu de Jésus-Christ ! Il s’agira pour nous d’essayer de

comprendre ce que cela signifie. Pour esquisser une direction, dire : le rapport à Dieu

d’Ignace de Loyola lui donne une certaine manière de se situer dans le monde, manière

qui n’est pas réservée aux chrétiens mais s’offre à tous les hommes. Croire au Dieu de

Jésus Christ : Se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui nous fait être humain.

Apprendre à se situer dans l’existence donne une manière d’affronter les défis qui se

posent à une culture en temps de crise. Il faut dès lors préciser comment entendre, au

sens large, la « culture » : l’ensemble des manières de vivre et des représentations par

1

Page 2: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

lesquels un homme en société comprend son existence et lui donne sens. Les savoirs

relèvent d’une culture, dans la mesure où ils nous offrent soit une prise sur le monde

(par les sciences et les techniques) soit un moyen d’entrer dans une réflexion sur le sens

de l’existence.

Ignace offre une attitude éducative qui permet de nous situer avec une plus grande

liberté dans les cultures dont nous vivons.

1. L’humanisme jésuite

2. L’expérience spirituelle d’Ignace et son rapport à la culture

3. Un art des passages

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Page 3: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

1. L’humanisme jésuite

Faisons retour sur l’expérience d’Ignace et des premiers compagnons engagés dans les

collèges. Mais avant cela, interrogeons-nous sur l’intérêt d’un rapprochement de notre

temps avec ceux de la Renaissance.

• L’humanisme, un point d’interrogation

La Renaissance, avant d’avoir été une période de profonde mutation et d’une étonnante

fécondité, s’éprouva d’abord comme un monde finissant. Les solutions d’autrefois ne

fonctionnaient plus. Il lui fallut affronter des défis absolument nouveau : la terre plate

était devenue une sphère, le bout du monde avait été propulsé de l’autre côté des océans,

et l’homme, que l’on croyait blanc et bon, moyennant quelques barbares, se révèle

indien, iroquois, amazonien, voire anthropophage ! La Renaissance dut affronter des

mondes nouveaux qu’elle perçut comme sauvage. L’humanisme jésuite des collèges, fait

de l’apprentissage des langues anciennes, de la grammaire, de la rhétorique, de la

logique, a porté ces fruits dans cette capacité à s’intéresser aux barbares et aux sauvages,

à ceux qui n’avaient ni la langue, ni l’écriture parfois, ni des institutions stables à la

ressemblance de celle de l’Europe. L’humanisme a rendu possible l’entreprise

« ethnographique » des missionnaires jésuites, leur soin à déchiffrer des mondes

nouveaux, à en étudier la langue pour en inventer des grammaires, des dictionnaires et

finalement adopter leur langue pour leur parler de ce qui les avait poussé vers eux :

Dieu !

Nous pourrions gagner à apprendre des missionnaires à ne pas avoir peur de ce qui se

profile devant nous : n’avons-nous pas, de part notre formation, cette capacité à nous

approcher de ce qui nous apparaît comme aux frontières du civilisé ?

Notre époque ressemble à la Renaissance par certains aspects : elle peine à définir ce

qu’est être humain : peut-on parler de l’homme en général, qu’en est-il de la différence

entre homme et femme, qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal, et qu’en sera-t-il

3

Page 4: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

d’une « cyberhumanité » ? Ne revenons pas à « l’ère du soupçon », mais reconnaissons

que pour parler de l’homme, nous ne disposons pas de solution à portée de main, ni d’un

prêt à penser. Nous peinons à savoir quoi transmettre. Sommes-nous prêts à opérer des

tris ? = crise

La philosophe et psychanalyste française Julia Kristeva déclarait à la rencontre d’Assise,

le 27 octobre 2011: « Qu’est-ce que l’humanisme ? Un grand point d’interrogation à

l’endroit du plus grand sérieux. » 1. Comment porter ce point d’interrogation sans se

laisser dérouter par le sérieux de la question de l’homme ? Voilà sans doute à quoi

devraient répondre nos projets d’éducation.

De tels hommes, capables de porter cette interrogation sans se laisser dérouter, voilà ce

qu’Ignace a voulu proposer au seizième siècle.

Une éducation non pas pour avoir réponse à tout, mais pour porter les questions du

temps présent sans se perdre. Cela justifiait aux yeux d’Ignace que ses compagnons

accordent autant de temps à acquérir une formation solide. Il ne cherchait pas à donner

une formation encyclopédique mais formation en vue d’une vie bonne. Non pas le cercle

du savoir encyclopédique mais la flèche d’une vie orientée.

• La capacité de tirer profit et de progresser

Tentons d’esquisser le credo jésuite de la formation. On pourrait le résumer ainsi : faire

œuvre de culture pour enraciner l’homme dans l’humanité et la développer. Les

« humanités » ne sont pas une fin en soi ; elles ne sont étudiées que pour mieux aider le

prochain et servir Dieu2( CS 307). Tournons-nous vers la Ratio studiorum, la charte des

collèges jésuites, qui l’exprimait ainsi :

« Ceux qui pour s’instruire fréquentent les établissements de la Compagnie de Jésus,

comprendront qu’avec l’aide de Dieu, on n’aura pas moins soin de les imprégner, à la

mesure de leurs aptitudes, de la piété et de toutes les autres vertus que des arts

libéraux »

1 Texte sur http://www.kristeva.fr/assisi2011fr. html 2 Voir Constitutions de la Compagnie de Jésus, n° 307.

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Tous les traits de l’humanisme jésuite sont exprimés en ces quelques lignes dans leur

portée et leur fondement spirituels. L’accent porte sur ceux qui apprennent : ils sont les

sujets de l’acte d’apprendre, et non des destinataires (ital.). Le premier acteur de la

formation est celui qui apprend. Nous sortons d’un schéma de communication

(émetteur/récepteur/objet à transmettre) pour entrer dans une attitude relationnelle,

de sujet à sujet. L’éducateur éveille en celui à qui il s’adresse sa capacité à comprendre et

à tirer profit. Il regarde l’élève comme celui comprend et non comme celui seulement à

qui il enseigne. Notons par ailleurs qu’est visée son unification (connaissance et manière

de vivre, « piété » et « vertus »), à sa mesure.

Nous dirions aujourd’hui que l’éducation vise à permettre à chacun par ce qu’il reçoit de

se découvrir comme sujet capable de progrès. Le but de l’éducation est que chacun se

découvre unique par ce qu’il reçoit avec d’autres (« dans les établissements »). Ce qu’il

reçoit : non seulement des savoirs (« les arts libéraux ») mais une manière de vivre

(« vertus ») dans une vie orientée vers Dieu (« piété »).

• L’éducation comme projet de société

Sans doute sommes-nous nombreux à nous retrouver dans cette définition large de

l’éducation, une fois traduit le vocabulaire : non seulement enseigner des matières mais

promouvoir une manière de vivre en vue d’un bien : le bien de la personne et celui de la

société, du vivre-ensemble.

La tâche assignée aux jésuites par Ignace peut se comprendre aujourd’hui comme celle

d’une « humanisation » de la société. Ne croyons-nous pas comme chrétiens que

l’Evangile est ce qui peut nous rendre plus humain, dans l’acceptation de nos entraves et

de nos failles, et que cet objectif se partage avec toutes celles et tous ceux qui cherchent à

vivre dans une société plus humaine3 ? A nouveau, écoutons comment s’exprimer Julia

Kristeva, à la Rencontre d’Assise : « Parce qu’il éveille les désirs de liberté des hommes et

des femmes, l’humanisme nous apprend à les soigner. Le souci (cura) amoureux d’autrui,

le soin de la terre, des jeunes, des malades, des handicapés, des vieillissants dépendants

sont des expériences intérieures qui créent des proximités nouvelles et des solidarités

3 Voir Joseph Moingt, « Pour un humanisme évangélique », Etudes, octobre 2007, t. 407/4.

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inouïes. Nous n’avons pas d’autre moyen d’accompagner la révolution anthropologique

qu’annoncent déjà la course en avant des sciences, le laisser-aller de la technique et de la

finance, et l’impuissance du modèle démocratique pyramidal à canaliser les

innovations »4.

Eduquer dans le souci amoureux d’autrui pour le bien de chacun et de la société, entrer

dans un humanisme de sollicitude bienveillante, voilà qui pourrait esquisser l’attitude

éducative.

Avant d’aller plus loin, je vous propose de voir comment Ignace en vint à proposer cette

compréhension existentielle et spirituelle de l’éducation à partir de ce que fut son

« expérience intérieure ». Cela nous permettra de bien situer pour aujourd’hui le

caractère spirituel de l’éducation comme humanisation. Rappelons-nous que pour lui le

savoir n’est vraiment profitable qu’à celui qui a reconnu le pour quoi de sa vie, son

orientation fondamentale, « Dieu ».

2. L’expérience spirituelle d’Ignace : pourquoi passer par la culture ?

Ignace de Loyola ne voulut pas d’abord doter d’une culture exemplaire les membres de la

Compagnie qu’il réunissait autour de lui. Mais pourquoi faire de ses premiers

compagnons des hommes capables d’affronter ces mondes nouveaux en exigeant d’eux

une formation longue ?5 C’est que, selon Ignace, l’unité entre « savoir et piété » lui est

révélée d’un coup. A Manrèse, comme nous le rapporte le Récit,

« Il comprit et connut de nombreuses choses aussi bien des choses spirituelles

que des choses concernant la foi et les lettres, et cela avec une illumination si

grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles6 ».

Apportons cette précision : cette illumination soudaine va s’accompagner d’un retour à

une vie moins héroïque et extrême dans laquelle la nourriture, les relations, l’image de

4 Texte sur http://www.kristeva.fr/assisi2011fr. html. On lira aussi l’échange de lettres en Julia Kristeva et Jean Vanier, dans J.Vanier, J. Kristeva, Leur regard perce nos ombres, Fayard, 2011. 5 Sur ce sujet, dans une littérature abondante, voir Joseph Thomas, Le secret des jésuites, Desclée de Brouwer, Paris, 1984, et Vitangelo Denora, « Les raisons théologiques de l’engagement éducatif », Christus, La Pédagogie Ignatienne. Une expérience pour aujourd’hui, p. 45-53, 2011. 6 Récit, n° 30, in Ignace de Loyola, Ecrits, M. Giuliani (éd.), Paris, 1991.

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Page 7: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

soi et de Dieu trouvent leur juste place. La force de l’illumination, son caractère

exceptionnel et extraordinaire ouvrent pour Ignace un retour à la vie commune.

• Dieu et la culture.

La conversion touche Ignace au cœur de ce qu’il est et transforme sa relation au monde.

« De nombreuses choses lui paraissaient nouvelles » l’expérience intérieure d’Ignace ne

vient pas exclure la culture de l’expérience de foi. « Choses spirituelles », « choses

concernant la foi et les lettres » sont présentes dans un même moment. Lors de sa

conversion à Loyola, sur son lit de convalescence, Ignace découvre que sa vie n’est pas

soumise aux événements ou à ce qui se présente à son esprit, mais qu’elle peut être

orientée, alors même que les événements extérieurs exercent sur lui, comme sur chacun

de nous, leur emprise. Ignace expérimente qu’une vie ne se perd pas si elle s’oriente non

pas en niant les attractions qui jouent en moi (pensées, affections, désirs) mais en

découvrant celles qui me font connaître ce que je désire profondément. Mais voilà tout le

problème : découvrir ce que je désire profondément demande une patiente écoute et

beaucoup d’approches.

N’importe quels événements ou relations en effet traversent mon esprit et retentissent

en moi : des pensées, des affections, des désirs vont me pousser à vouloir faire ceci ou

cela. Ils exercent sur moi une forme d’attraction. Ce sont par exemple des personnalités

qui vont m’attirer et que je vais tenir pour des modèles, ou des repoussoirs. C’est comme

cela qu’un enfant aura envie de devenir médecin, pompier, cuisinier, etc. C’est comme

cela aussi que je me décide à faire du piano, du rugby, de la danse; c’est comme cela que

tombe amoureux et que je me décide ou non à déclarer ma flamme à celle que j’aime.

C’est ainsi pour chacun d’entre nous, soit au terme de raisonnements infinis, soit sous le

coup de l’impulsion. Mais si nous nous en tenons là pour guider notre vie, nous risquons

de vivre en changeant de direction au gré de ce qui nous traverse et finalement ne pas

savoir où aller. Plus grave, à terme, c’est comme cela que l’on se perd. La vie devient une

succession d’instants dans lesquels nous finissons par nous dissoudre. Cette menace

d’éclatement est sans doute accentuée par nos modes de communication technologique

parce qu’ils trouvent en nous cette propension à nous disperser.

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Page 8: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

Quand Ignace découvre pendant sa convalescence qu’il veut vivre comme les saints, il n’a

d’abord encore aucune idée du chemin que cela lui ouvre, et du coup il va répéter en

imaginant celui des autres. Etre saint c’est alors pour lui être un mendiant pénitent

(François – Dominique) et pèlerin (aller à Jérusalem). Il est dans une sorte de temps

d’adolescence de sa vie spirituelle. Mais surtout, il oppose alors ce qui relève de la vie

« du monde » (auquel il rêve à travers les livres de chevalerie, c’est-à-dire ce qui dans la

culture de son temps cherche à se représenter les relations entre homme et femme dans

un certain état de la société) et ce qui relève des « choses de Dieu »7. Pour lui, le choix est

clair, il lui faut choisir les choses de Dieu et laisser celles du monde. A Manrèse, nouvelle

étape : Dieu et la culture se réconcilient, pourrait-on dire. Son expérience d’illumination

intérieure lui fait voir ensemble « choses de Dieu » et « choses du monde », qui lui

apparaissent les unes et les autres, ensemble, d’une manière nouvelle.

En fait, le problème ne venait pas des « choses du monde », mais de ce qu’il s’y

« délectait », s’enfermer dans la jouissance (imaginaire qui plus est) qu’elle procure ;

alors que les « choses de Dieu » au contraire le conduisait « à ne se soucier de rien » (ce

qu’il fait qu’il part à l’aventure) et qu’il entre en relation avec ceux de sa maison qui en

tiraient du bien. Ce qui importe ici, c’est de repérer ce qui m’enferme sur moi-même ou

ce qui m’ouvre à autrui en me libérant du souci de moi-même. Le critère est de repérer la

manière dont j’entre en relation et dont je suis affecté par ce avec quoi je suis en relation,

qu’il s’agisse de Dieu ou du monde8.

• Entrer dans un rapport vivant à la culture

Revenons un instant encore à Ignace. La relation à Dieu lui permet dorénavant d’entrer

dans le monde tel qu’il est et non de s’échapper dans une relation imaginaire avec un

Dieu qui demanderait le sacrifice de toutes choses. Dieu n’exige pas le rejet de toutes les

autres choses qui ne seraient pas Dieu, ou de choses qui ne seraient pas religieuses. Dieu

n’est pas non plus une pièce qui s’ajoute à la culture, sinon il ne serait pas Dieu – hors de

nous, sa transcendance. Dieu fournit un pôle d’orientation dans l’existence de telle sorte

7 Voir les § 8 et 11 du Récit. 8 Les Règles de la Deuxième Semaine montrent en particulier comment, dans la recherche des choses de Dieu, je peux me laisser prendre et être dérouté. C’est aussi le cas des Règles pour les scrupules.

8

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que la culture soit effectivement ce qui permet à chacun de vivre selon sa plus grande

singularité dans le monde commun. Mais comment comprendre le rôle tenu ici par

Dieu ?

Dieu est celui qui me rend libre en ce monde, pourvu que je parvienne à déchiffrer

comment ce monde m’affecte, comment il pénètre en moi et sollicite toutes ces pensées

et affections intérieures, telles qu’Ignace en a parlé. Dieu est celui qui nous permet de

vivre dans le temps où nous sommes, avec nos limites et nos errances. Dieu nous fait

habiter le monde et nous le donne à traverser, mais non pas en y étant étrangers ou

indemnes. Ce monde nous affecte, il nous traverse également : telle est la condition pour

nous reconnaître humains et accéder davantage à la liberté qu’il nous est donnée

d’exercer en ce monde9.

Dieu n’est dès lors plus appréhendé comme un concurrent à mon existence. Dieu est

celui par qui je découvre, au plus intime de moi même mais comme ne venant

absolument pas de moi, comment je peux me guider et marcher dans ce monde qui

m’environne (culture). Dieu n’est pas l’objet d’un savoir de plus (savoir ultime, ou hors

raison, ou détenu par des illuminés ou des clercs), Dieu est celui par qui le monde qui

m’environne devient un monde où mon existence ne se perd pas. Dieu est salut.

L’illumination de Manrèse ouvre l’espace de la culture en découvrant qu’elle peut être un

espace nourricier. Tout l’enjeu pour chacun de nous est que son « environnement », sa

culture, ce dont chacun de nous hérite (jusque dans nos histoires les plus personnelles)

soit perçu ou transformé en possibilité de vivre, et si cela n’est pas possible, que nous

puissions nous en écarter, sans que ce qui est lieu de mort dans notre entourage

s’intériorise. La culture est lieu de vie quand ses manières de représenter les lieux

décisifs qui se présentent à un sujet (naître, engendrer et mourir) sont pour lui

porteuses de sens. Sinon la culture n’est qu’un patrimoine à préserver (dans tous nos

musées) ou à détruire (par toute sorte de provocation).

• Dieu ou l’appel à vivre ici

9 Méditera-t-on jamais assez, en Première Semaine des Exercices, sur le « péché des anges » qui tombèrent par orgueil pour refuser de se servir de leur liberté ? Le péché naît du refus d’exercer sa liberté dans la condition même où l’on se trouve placée.

9

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Quand l’homme découvre qu’il est appelé à vivre et que cet appel à vivre lui fournit un

moyen assez net pour se guider dans sa vie (un principe de discernement), alors il est

sur ce chemin d’humanisation. Il découvre que le savoir, comme tout élément de culture

est une aide pour vivre sa vie d’homme. Dieu est cet appel à vivre qui précède l’homme.

Pour reconnaître cet appel, il n’est nul besoin d’être chrétien, mais être chrétien, c’est

d’abord et avant tout entendre, répondre à cet appel et en répondre par son existence

jusqu’à désirer le faire entendre à d’autres. Rappelons que Saint Paul donne ce nom à

Dieu : il est « celui qui appelle à être ce qui n’existe pas »10. Cet appel retentit au plus

intime de chacun. Cet appel me fait entrer dans une relation libre avec la culture pour en

faire un espace nourricier. La culture peut devenir alors non ce qui m’enferme en moi-

même mais ce qui me porte en-dehors de moi pour accomplir mon désir dans une vie

bonne avec les autres. La culture, et tout ce qui lui appartient en terme de savoir, de

relation au monde élaborée pour agir sur le monde (science, technique, économie, etc.)

est dès lors ce qui me permet d’aller mon chemin et d’en exprimer le sens (arts,

philosophie, ...). Mon rapport à la culture ne s’exprime dans la passivité d’un héritier qui

n’a rien choisi mais comme un créateur, un homme libre, qui choisit et écarte dans ce

qu’il trouve.

L’expérience spirituelle d’Ignace, et celle que chacun est invité à faire en se mettant à son

école, attire notre attention sur la manière dont chaque culture nous traverse. Il devient

dès lors possible de découvrir comment l’habiter en y vivant avec une liberté plus

grande dans la mesure où chacun se sera mis à l’écoute de l’appel à vivre qui surgit en lui

d’un autre que lui.

3. S’exercer à un art des passages

10 Rm 4, 17. Sur cette perspective, voir Christoph Theobald, Transmettre un évangile de liberté, Bayard, 2007.

10

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Que pourrions-nous retenir de ce que fut cet humanisme singulier que dessina Ignace,

qui ne fut pas entièrement celui de ses contemporains mais qu’il aménagea à la lumière

de Manrèse ?

• Rechercher l’écart

Faut-il prôner un retour aux « humanités » classiques ? Non, mais nous pouvons

apprendre de ce qui fut le dynamisme de ce retour à l’Antiquité11. Le retour aux textes de

l’antiquité gréco-romaine ou chrétienne ne cessa de confronter les hommes de la

Renaissance à l’étrangeté linguistique et culturelle de ces textes, d’où l’étonnante et

féconde érudition qu’ils déployèrent pour aborder cet inconnu. C’est de cela même qu’ils

tirèrent le dynamisme de leur pédagogie. L’enseignement humaniste empruntait

patiemment la forme d’un dépaysement, un « écart regardé pour lui-même », comme

moyen de s’ouvrir au monde présent, à la nouveauté pour laquelle manquaient les

concepts et les représentations. Pour affronter l’étrangeté des mondes nouveaux, les

sages et les savoirs d’autrefois n’étaient pas un refuge mais un relais. Les humanistes

éprouvaient les défauts de la culture de leur temps impuissante à résoudre les défis qui

se posaient à eux. Ils n’en trouvèrent pas une autre ailleurs, avant, toute faite : ils

l’inventèrent par composition, dans un geste de reprise où la fidélité et la défiguration

luttaient à part égale. L’urbanisme et l’architecture de la Rome de la Renaissance en sont

un parfait symbole.

Peut-être est-ce là une clé pour notre monde contemporain. Le projet humaniste décale :

pour affronter l’aujourd’hui, découvrons l’autre, dans le passé mais aussi dans notre

présent. Il ne manque pas d’occasions de se confronter à ceux qui nous sont différents:

différence sociale, culturelle.

• A la découverte des différences

Nos élèves, comme nous-mêmes, pouvons très vite être déroutés par les spécialisations

des savoirs et des techniques. Il ne s’agit pas de rêver d’hommes et de femmes

aujourd’hui pour qui une synthèse des savoirs serait possible. En ce sens, concevoir des

programmes qui balaient de plus en plus large mais aussi de plus en plus loin, en

11 Nous nous inspirons pour ce qui suit de Heinz Wismann et Pierre Judet de la Combe, L’avenir des langues. Repenser les humanités, Cerf, 2004. Les citations proviennent de ce livre.

11

Page 12: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

donnant un aperçu des « éléments fondamentaux » peut bien conduire à une fausse

route. Redisons-le, le savoir encyclopédique, impossible aujourd’hui, n’est pas ce qui

permet d’affronter les mises en question de ce qui fait être humain aujourd’hui. Il nous

faut être capables, autant que possible, de porter ces interrogations et pour que des

réponses soient trouvées ensemble12. Comme l’ont signalé les auteurs d’un rapport sur

l’éducation secondaire en Europe, il y a une dizaine d’années, H. Wismann et P. Judet de

la Combe, il importe, face à l’éclatement des savoirs, de saisir « la séparation de plus en

plus accentuée des sphères d’activités et de valeurs qui la composent, c’est-à-dire,

principalement, la science, la technique, le droit, l’économie, la politique, l’art, la théorie

philosophique, la religion. Le but est de rendre cette différenciation intelligible, en

renforçant, chez les individus, les capacités de passage d’une sphère à l’autre »13.

L’humanisme contemporain aurait pour tâche dans l’éducation de favoriser des

passages, c’est-à-dire percevoir ce qui différencie et réunit les domaines de l’activité

humaine aujourd’hui. Autrement dit, acquérir autant que possible des compétences

sérieuses et effectives et non balayer à haute distance, un peu de tout et finalement rien.

en donnant à chacun les conditions d’un recul. Pour le dire avec une image, pour

constituer un orchestre on n’a pas besoin de musiciens… mais de violonistes, de flûtistes,

de percussionnistes, chacun étant capable de maîtriser son instrument tout en entrant

dans l’écoute de l’ensemble. La formation d’un musicien est une abstraction qui ne mène

à rien durant un concert.

Notre monde ne peut se satisfaire d’à peu près mais nous pouvons vivre ces exigences de

spécialisation en humaniste. L’humanisme contemporain appelle à ménager et à assumer

des passages là où les distinctions menacent toujours de devenir des exclusions. L’enjeu

est celui de notre vivre ensemble.

• Une éducation à l’unification et au bien commun

Je voudrais pour finir retenir trois attitudes et les proposer en posant trois questions.

12 On pense ici à l’agir communicationnel d’un Jürgen Habermas. 13 H. Wismann et P. Judet de la Combe, op. cit., p. 140.

12

Page 13: L'Humanisme jésuite, une attitude éducative

1. Eduquer à la liberté

Nous sommes appelés à créer dans les cultures et les savoirs un espace de décision. La

question fera comprendre ce point : ce que je reçois, perçois me conduit-il à m’enfermer

en moi-même ou m’ouvre-t-il aux autres ? Le rapport au savoir que créent nos

institutions éducatives peut être revisité sous ce jour.

2. Eduquer à l’intériorité

Ce rapport libre au savoir et à la culture, Ignace le tenait de l’éveil à son affectivité, à

l’attention à ce qui se passait en lui. C’est la condition pour entrer dans un exercice vrai

de notre liberté, étant assurée une éducation comme gage de la possibilité de vivre

ensemble14.

D’où la question : où en sommes-nous de l’attention à ce qui nous affecte de ce monde, à

ce qui dans la culture nous traverse, a prise sur nous ?

Sommes-nous enfermés dans ce qui nous blesse ou attendons-nous ce qui nous ouvre à

la rencontre ?

3. Eduquer à l’humanité en sortant de soi-même

La Renaissance fut l’époque d’hommes déroutés par la nouveauté des mondes qui

s’ouvraient à eux tout azimut. Croyons-nous vraiment que ce qui est étranger, d’un autre

temps, d’une autre culture, est fécond pour assurer la croissance de chacun ?

L’humanisme jésuite nous invite à habiter la culture comme un espace nourricier. La

mondialisation, les moyens de communication et le brassage de nos sociétés

multiculturelles et multi-religieuses nous mettent en situation de croissance.

Cette exposition à l’autre, loin d’être une menace offre la condition d’une sortie de soi,

d’un détour pour que les différences qui constituent notre humanité et risquent toujours

de la diviser soient l’occasion de rencontres, le lieu d’une véritable humanisation, comme

en témoigne l’Evangile.

14 Rappellons qu’Ignace n’engage dans le discernement que dans le cadre de ce qui est bon moralement. Sur la compréhension de la visée éthique comme « vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes », voir P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil,1990.

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