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L’Humanisme jésuite, une attitude éducative
Lourdes octobre 2012
Remerciements
J’ignore ce que vous pouvez attendre du titre donné à cette conférence (titre) ; en
revanche je sais que je n’entrerai pas dans le quotidien de l’enseignement ! Je vous invite
donc à faire un petit pas de côté.
Je voudrais vous faire part de quelques réflexions que la tradition spirituelle jésuite m’a
inspiré à propos de l’éducation. L’idée principale qui sous-tend mon propos serait en
effet que Ignace de Loyola peut nous aider à concevoir des modes d’enseignement parce
qu’il a découvert une manière de se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui
nous fait être humain.
Dissiper un malentendu et évoquer une difficulté :
Je n’entends pas par humanisme un ensemble de valeurs qui défendent l’être humain. Je
n’ai rien à opposer à cette vision de l’homme, mais ce n’est pas de cela dont je voudrais
parler. Cette conception de l’humanisme est à prendre en compte mais je voudrais
montrer que l’on peut aborder la question de l’éducation par un autre versant que celui
d’un humanisme des valeurs.
La difficulté ? Ignace croit au Dieu de Jésus-Christ ! Il s’agira pour nous d’essayer de
comprendre ce que cela signifie. Pour esquisser une direction, dire : le rapport à Dieu
d’Ignace de Loyola lui donne une certaine manière de se situer dans le monde, manière
qui n’est pas réservée aux chrétiens mais s’offre à tous les hommes. Croire au Dieu de
Jésus Christ : Se situer dans le monde sans rien négliger de ce qui nous fait être humain.
Apprendre à se situer dans l’existence donne une manière d’affronter les défis qui se
posent à une culture en temps de crise. Il faut dès lors préciser comment entendre, au
sens large, la « culture » : l’ensemble des manières de vivre et des représentations par
1
lesquels un homme en société comprend son existence et lui donne sens. Les savoirs
relèvent d’une culture, dans la mesure où ils nous offrent soit une prise sur le monde
(par les sciences et les techniques) soit un moyen d’entrer dans une réflexion sur le sens
de l’existence.
Ignace offre une attitude éducative qui permet de nous situer avec une plus grande
liberté dans les cultures dont nous vivons.
1. L’humanisme jésuite
2. L’expérience spirituelle d’Ignace et son rapport à la culture
3. Un art des passages
2
1. L’humanisme jésuite
Faisons retour sur l’expérience d’Ignace et des premiers compagnons engagés dans les
collèges. Mais avant cela, interrogeons-nous sur l’intérêt d’un rapprochement de notre
temps avec ceux de la Renaissance.
• L’humanisme, un point d’interrogation
La Renaissance, avant d’avoir été une période de profonde mutation et d’une étonnante
fécondité, s’éprouva d’abord comme un monde finissant. Les solutions d’autrefois ne
fonctionnaient plus. Il lui fallut affronter des défis absolument nouveau : la terre plate
était devenue une sphère, le bout du monde avait été propulsé de l’autre côté des océans,
et l’homme, que l’on croyait blanc et bon, moyennant quelques barbares, se révèle
indien, iroquois, amazonien, voire anthropophage ! La Renaissance dut affronter des
mondes nouveaux qu’elle perçut comme sauvage. L’humanisme jésuite des collèges, fait
de l’apprentissage des langues anciennes, de la grammaire, de la rhétorique, de la
logique, a porté ces fruits dans cette capacité à s’intéresser aux barbares et aux sauvages,
à ceux qui n’avaient ni la langue, ni l’écriture parfois, ni des institutions stables à la
ressemblance de celle de l’Europe. L’humanisme a rendu possible l’entreprise
« ethnographique » des missionnaires jésuites, leur soin à déchiffrer des mondes
nouveaux, à en étudier la langue pour en inventer des grammaires, des dictionnaires et
finalement adopter leur langue pour leur parler de ce qui les avait poussé vers eux :
Dieu !
Nous pourrions gagner à apprendre des missionnaires à ne pas avoir peur de ce qui se
profile devant nous : n’avons-nous pas, de part notre formation, cette capacité à nous
approcher de ce qui nous apparaît comme aux frontières du civilisé ?
Notre époque ressemble à la Renaissance par certains aspects : elle peine à définir ce
qu’est être humain : peut-on parler de l’homme en général, qu’en est-il de la différence
entre homme et femme, qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal, et qu’en sera-t-il
3
d’une « cyberhumanité » ? Ne revenons pas à « l’ère du soupçon », mais reconnaissons
que pour parler de l’homme, nous ne disposons pas de solution à portée de main, ni d’un
prêt à penser. Nous peinons à savoir quoi transmettre. Sommes-nous prêts à opérer des
tris ? = crise
La philosophe et psychanalyste française Julia Kristeva déclarait à la rencontre d’Assise,
le 27 octobre 2011: « Qu’est-ce que l’humanisme ? Un grand point d’interrogation à
l’endroit du plus grand sérieux. » 1. Comment porter ce point d’interrogation sans se
laisser dérouter par le sérieux de la question de l’homme ? Voilà sans doute à quoi
devraient répondre nos projets d’éducation.
De tels hommes, capables de porter cette interrogation sans se laisser dérouter, voilà ce
qu’Ignace a voulu proposer au seizième siècle.
Une éducation non pas pour avoir réponse à tout, mais pour porter les questions du
temps présent sans se perdre. Cela justifiait aux yeux d’Ignace que ses compagnons
accordent autant de temps à acquérir une formation solide. Il ne cherchait pas à donner
une formation encyclopédique mais formation en vue d’une vie bonne. Non pas le cercle
du savoir encyclopédique mais la flèche d’une vie orientée.
• La capacité de tirer profit et de progresser
Tentons d’esquisser le credo jésuite de la formation. On pourrait le résumer ainsi : faire
œuvre de culture pour enraciner l’homme dans l’humanité et la développer. Les
« humanités » ne sont pas une fin en soi ; elles ne sont étudiées que pour mieux aider le
prochain et servir Dieu2( CS 307). Tournons-nous vers la Ratio studiorum, la charte des
collèges jésuites, qui l’exprimait ainsi :
« Ceux qui pour s’instruire fréquentent les établissements de la Compagnie de Jésus,
comprendront qu’avec l’aide de Dieu, on n’aura pas moins soin de les imprégner, à la
mesure de leurs aptitudes, de la piété et de toutes les autres vertus que des arts
libéraux »
1 Texte sur http://www.kristeva.fr/assisi2011fr. html 2 Voir Constitutions de la Compagnie de Jésus, n° 307.
4
Tous les traits de l’humanisme jésuite sont exprimés en ces quelques lignes dans leur
portée et leur fondement spirituels. L’accent porte sur ceux qui apprennent : ils sont les
sujets de l’acte d’apprendre, et non des destinataires (ital.). Le premier acteur de la
formation est celui qui apprend. Nous sortons d’un schéma de communication
(émetteur/récepteur/objet à transmettre) pour entrer dans une attitude relationnelle,
de sujet à sujet. L’éducateur éveille en celui à qui il s’adresse sa capacité à comprendre et
à tirer profit. Il regarde l’élève comme celui comprend et non comme celui seulement à
qui il enseigne. Notons par ailleurs qu’est visée son unification (connaissance et manière
de vivre, « piété » et « vertus »), à sa mesure.
Nous dirions aujourd’hui que l’éducation vise à permettre à chacun par ce qu’il reçoit de
se découvrir comme sujet capable de progrès. Le but de l’éducation est que chacun se
découvre unique par ce qu’il reçoit avec d’autres (« dans les établissements »). Ce qu’il
reçoit : non seulement des savoirs (« les arts libéraux ») mais une manière de vivre
(« vertus ») dans une vie orientée vers Dieu (« piété »).
• L’éducation comme projet de société
Sans doute sommes-nous nombreux à nous retrouver dans cette définition large de
l’éducation, une fois traduit le vocabulaire : non seulement enseigner des matières mais
promouvoir une manière de vivre en vue d’un bien : le bien de la personne et celui de la
société, du vivre-ensemble.
La tâche assignée aux jésuites par Ignace peut se comprendre aujourd’hui comme celle
d’une « humanisation » de la société. Ne croyons-nous pas comme chrétiens que
l’Evangile est ce qui peut nous rendre plus humain, dans l’acceptation de nos entraves et
de nos failles, et que cet objectif se partage avec toutes celles et tous ceux qui cherchent à
vivre dans une société plus humaine3 ? A nouveau, écoutons comment s’exprimer Julia
Kristeva, à la Rencontre d’Assise : « Parce qu’il éveille les désirs de liberté des hommes et
des femmes, l’humanisme nous apprend à les soigner. Le souci (cura) amoureux d’autrui,
le soin de la terre, des jeunes, des malades, des handicapés, des vieillissants dépendants
sont des expériences intérieures qui créent des proximités nouvelles et des solidarités
3 Voir Joseph Moingt, « Pour un humanisme évangélique », Etudes, octobre 2007, t. 407/4.
5
inouïes. Nous n’avons pas d’autre moyen d’accompagner la révolution anthropologique
qu’annoncent déjà la course en avant des sciences, le laisser-aller de la technique et de la
finance, et l’impuissance du modèle démocratique pyramidal à canaliser les
innovations »4.
Eduquer dans le souci amoureux d’autrui pour le bien de chacun et de la société, entrer
dans un humanisme de sollicitude bienveillante, voilà qui pourrait esquisser l’attitude
éducative.
Avant d’aller plus loin, je vous propose de voir comment Ignace en vint à proposer cette
compréhension existentielle et spirituelle de l’éducation à partir de ce que fut son
« expérience intérieure ». Cela nous permettra de bien situer pour aujourd’hui le
caractère spirituel de l’éducation comme humanisation. Rappelons-nous que pour lui le
savoir n’est vraiment profitable qu’à celui qui a reconnu le pour quoi de sa vie, son
orientation fondamentale, « Dieu ».
2. L’expérience spirituelle d’Ignace : pourquoi passer par la culture ?
Ignace de Loyola ne voulut pas d’abord doter d’une culture exemplaire les membres de la
Compagnie qu’il réunissait autour de lui. Mais pourquoi faire de ses premiers
compagnons des hommes capables d’affronter ces mondes nouveaux en exigeant d’eux
une formation longue ?5 C’est que, selon Ignace, l’unité entre « savoir et piété » lui est
révélée d’un coup. A Manrèse, comme nous le rapporte le Récit,
« Il comprit et connut de nombreuses choses aussi bien des choses spirituelles
que des choses concernant la foi et les lettres, et cela avec une illumination si
grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles6 ».
Apportons cette précision : cette illumination soudaine va s’accompagner d’un retour à
une vie moins héroïque et extrême dans laquelle la nourriture, les relations, l’image de
4 Texte sur http://www.kristeva.fr/assisi2011fr. html. On lira aussi l’échange de lettres en Julia Kristeva et Jean Vanier, dans J.Vanier, J. Kristeva, Leur regard perce nos ombres, Fayard, 2011. 5 Sur ce sujet, dans une littérature abondante, voir Joseph Thomas, Le secret des jésuites, Desclée de Brouwer, Paris, 1984, et Vitangelo Denora, « Les raisons théologiques de l’engagement éducatif », Christus, La Pédagogie Ignatienne. Une expérience pour aujourd’hui, p. 45-53, 2011. 6 Récit, n° 30, in Ignace de Loyola, Ecrits, M. Giuliani (éd.), Paris, 1991.
6
soi et de Dieu trouvent leur juste place. La force de l’illumination, son caractère
exceptionnel et extraordinaire ouvrent pour Ignace un retour à la vie commune.
• Dieu et la culture.
La conversion touche Ignace au cœur de ce qu’il est et transforme sa relation au monde.
« De nombreuses choses lui paraissaient nouvelles » l’expérience intérieure d’Ignace ne
vient pas exclure la culture de l’expérience de foi. « Choses spirituelles », « choses
concernant la foi et les lettres » sont présentes dans un même moment. Lors de sa
conversion à Loyola, sur son lit de convalescence, Ignace découvre que sa vie n’est pas
soumise aux événements ou à ce qui se présente à son esprit, mais qu’elle peut être
orientée, alors même que les événements extérieurs exercent sur lui, comme sur chacun
de nous, leur emprise. Ignace expérimente qu’une vie ne se perd pas si elle s’oriente non
pas en niant les attractions qui jouent en moi (pensées, affections, désirs) mais en
découvrant celles qui me font connaître ce que je désire profondément. Mais voilà tout le
problème : découvrir ce que je désire profondément demande une patiente écoute et
beaucoup d’approches.
N’importe quels événements ou relations en effet traversent mon esprit et retentissent
en moi : des pensées, des affections, des désirs vont me pousser à vouloir faire ceci ou
cela. Ils exercent sur moi une forme d’attraction. Ce sont par exemple des personnalités
qui vont m’attirer et que je vais tenir pour des modèles, ou des repoussoirs. C’est comme
cela qu’un enfant aura envie de devenir médecin, pompier, cuisinier, etc. C’est comme
cela aussi que je me décide à faire du piano, du rugby, de la danse; c’est comme cela que
tombe amoureux et que je me décide ou non à déclarer ma flamme à celle que j’aime.
C’est ainsi pour chacun d’entre nous, soit au terme de raisonnements infinis, soit sous le
coup de l’impulsion. Mais si nous nous en tenons là pour guider notre vie, nous risquons
de vivre en changeant de direction au gré de ce qui nous traverse et finalement ne pas
savoir où aller. Plus grave, à terme, c’est comme cela que l’on se perd. La vie devient une
succession d’instants dans lesquels nous finissons par nous dissoudre. Cette menace
d’éclatement est sans doute accentuée par nos modes de communication technologique
parce qu’ils trouvent en nous cette propension à nous disperser.
7
Quand Ignace découvre pendant sa convalescence qu’il veut vivre comme les saints, il n’a
d’abord encore aucune idée du chemin que cela lui ouvre, et du coup il va répéter en
imaginant celui des autres. Etre saint c’est alors pour lui être un mendiant pénitent
(François – Dominique) et pèlerin (aller à Jérusalem). Il est dans une sorte de temps
d’adolescence de sa vie spirituelle. Mais surtout, il oppose alors ce qui relève de la vie
« du monde » (auquel il rêve à travers les livres de chevalerie, c’est-à-dire ce qui dans la
culture de son temps cherche à se représenter les relations entre homme et femme dans
un certain état de la société) et ce qui relève des « choses de Dieu »7. Pour lui, le choix est
clair, il lui faut choisir les choses de Dieu et laisser celles du monde. A Manrèse, nouvelle
étape : Dieu et la culture se réconcilient, pourrait-on dire. Son expérience d’illumination
intérieure lui fait voir ensemble « choses de Dieu » et « choses du monde », qui lui
apparaissent les unes et les autres, ensemble, d’une manière nouvelle.
En fait, le problème ne venait pas des « choses du monde », mais de ce qu’il s’y
« délectait », s’enfermer dans la jouissance (imaginaire qui plus est) qu’elle procure ;
alors que les « choses de Dieu » au contraire le conduisait « à ne se soucier de rien » (ce
qu’il fait qu’il part à l’aventure) et qu’il entre en relation avec ceux de sa maison qui en
tiraient du bien. Ce qui importe ici, c’est de repérer ce qui m’enferme sur moi-même ou
ce qui m’ouvre à autrui en me libérant du souci de moi-même. Le critère est de repérer la
manière dont j’entre en relation et dont je suis affecté par ce avec quoi je suis en relation,
qu’il s’agisse de Dieu ou du monde8.
• Entrer dans un rapport vivant à la culture
Revenons un instant encore à Ignace. La relation à Dieu lui permet dorénavant d’entrer
dans le monde tel qu’il est et non de s’échapper dans une relation imaginaire avec un
Dieu qui demanderait le sacrifice de toutes choses. Dieu n’exige pas le rejet de toutes les
autres choses qui ne seraient pas Dieu, ou de choses qui ne seraient pas religieuses. Dieu
n’est pas non plus une pièce qui s’ajoute à la culture, sinon il ne serait pas Dieu – hors de
nous, sa transcendance. Dieu fournit un pôle d’orientation dans l’existence de telle sorte
7 Voir les § 8 et 11 du Récit. 8 Les Règles de la Deuxième Semaine montrent en particulier comment, dans la recherche des choses de Dieu, je peux me laisser prendre et être dérouté. C’est aussi le cas des Règles pour les scrupules.
8
que la culture soit effectivement ce qui permet à chacun de vivre selon sa plus grande
singularité dans le monde commun. Mais comment comprendre le rôle tenu ici par
Dieu ?
Dieu est celui qui me rend libre en ce monde, pourvu que je parvienne à déchiffrer
comment ce monde m’affecte, comment il pénètre en moi et sollicite toutes ces pensées
et affections intérieures, telles qu’Ignace en a parlé. Dieu est celui qui nous permet de
vivre dans le temps où nous sommes, avec nos limites et nos errances. Dieu nous fait
habiter le monde et nous le donne à traverser, mais non pas en y étant étrangers ou
indemnes. Ce monde nous affecte, il nous traverse également : telle est la condition pour
nous reconnaître humains et accéder davantage à la liberté qu’il nous est donnée
d’exercer en ce monde9.
Dieu n’est dès lors plus appréhendé comme un concurrent à mon existence. Dieu est
celui par qui je découvre, au plus intime de moi même mais comme ne venant
absolument pas de moi, comment je peux me guider et marcher dans ce monde qui
m’environne (culture). Dieu n’est pas l’objet d’un savoir de plus (savoir ultime, ou hors
raison, ou détenu par des illuminés ou des clercs), Dieu est celui par qui le monde qui
m’environne devient un monde où mon existence ne se perd pas. Dieu est salut.
L’illumination de Manrèse ouvre l’espace de la culture en découvrant qu’elle peut être un
espace nourricier. Tout l’enjeu pour chacun de nous est que son « environnement », sa
culture, ce dont chacun de nous hérite (jusque dans nos histoires les plus personnelles)
soit perçu ou transformé en possibilité de vivre, et si cela n’est pas possible, que nous
puissions nous en écarter, sans que ce qui est lieu de mort dans notre entourage
s’intériorise. La culture est lieu de vie quand ses manières de représenter les lieux
décisifs qui se présentent à un sujet (naître, engendrer et mourir) sont pour lui
porteuses de sens. Sinon la culture n’est qu’un patrimoine à préserver (dans tous nos
musées) ou à détruire (par toute sorte de provocation).
• Dieu ou l’appel à vivre ici
9 Méditera-t-on jamais assez, en Première Semaine des Exercices, sur le « péché des anges » qui tombèrent par orgueil pour refuser de se servir de leur liberté ? Le péché naît du refus d’exercer sa liberté dans la condition même où l’on se trouve placée.
9
Quand l’homme découvre qu’il est appelé à vivre et que cet appel à vivre lui fournit un
moyen assez net pour se guider dans sa vie (un principe de discernement), alors il est
sur ce chemin d’humanisation. Il découvre que le savoir, comme tout élément de culture
est une aide pour vivre sa vie d’homme. Dieu est cet appel à vivre qui précède l’homme.
Pour reconnaître cet appel, il n’est nul besoin d’être chrétien, mais être chrétien, c’est
d’abord et avant tout entendre, répondre à cet appel et en répondre par son existence
jusqu’à désirer le faire entendre à d’autres. Rappelons que Saint Paul donne ce nom à
Dieu : il est « celui qui appelle à être ce qui n’existe pas »10. Cet appel retentit au plus
intime de chacun. Cet appel me fait entrer dans une relation libre avec la culture pour en
faire un espace nourricier. La culture peut devenir alors non ce qui m’enferme en moi-
même mais ce qui me porte en-dehors de moi pour accomplir mon désir dans une vie
bonne avec les autres. La culture, et tout ce qui lui appartient en terme de savoir, de
relation au monde élaborée pour agir sur le monde (science, technique, économie, etc.)
est dès lors ce qui me permet d’aller mon chemin et d’en exprimer le sens (arts,
philosophie, ...). Mon rapport à la culture ne s’exprime dans la passivité d’un héritier qui
n’a rien choisi mais comme un créateur, un homme libre, qui choisit et écarte dans ce
qu’il trouve.
L’expérience spirituelle d’Ignace, et celle que chacun est invité à faire en se mettant à son
école, attire notre attention sur la manière dont chaque culture nous traverse. Il devient
dès lors possible de découvrir comment l’habiter en y vivant avec une liberté plus
grande dans la mesure où chacun se sera mis à l’écoute de l’appel à vivre qui surgit en lui
d’un autre que lui.
3. S’exercer à un art des passages
10 Rm 4, 17. Sur cette perspective, voir Christoph Theobald, Transmettre un évangile de liberté, Bayard, 2007.
10
Que pourrions-nous retenir de ce que fut cet humanisme singulier que dessina Ignace,
qui ne fut pas entièrement celui de ses contemporains mais qu’il aménagea à la lumière
de Manrèse ?
• Rechercher l’écart
Faut-il prôner un retour aux « humanités » classiques ? Non, mais nous pouvons
apprendre de ce qui fut le dynamisme de ce retour à l’Antiquité11. Le retour aux textes de
l’antiquité gréco-romaine ou chrétienne ne cessa de confronter les hommes de la
Renaissance à l’étrangeté linguistique et culturelle de ces textes, d’où l’étonnante et
féconde érudition qu’ils déployèrent pour aborder cet inconnu. C’est de cela même qu’ils
tirèrent le dynamisme de leur pédagogie. L’enseignement humaniste empruntait
patiemment la forme d’un dépaysement, un « écart regardé pour lui-même », comme
moyen de s’ouvrir au monde présent, à la nouveauté pour laquelle manquaient les
concepts et les représentations. Pour affronter l’étrangeté des mondes nouveaux, les
sages et les savoirs d’autrefois n’étaient pas un refuge mais un relais. Les humanistes
éprouvaient les défauts de la culture de leur temps impuissante à résoudre les défis qui
se posaient à eux. Ils n’en trouvèrent pas une autre ailleurs, avant, toute faite : ils
l’inventèrent par composition, dans un geste de reprise où la fidélité et la défiguration
luttaient à part égale. L’urbanisme et l’architecture de la Rome de la Renaissance en sont
un parfait symbole.
Peut-être est-ce là une clé pour notre monde contemporain. Le projet humaniste décale :
pour affronter l’aujourd’hui, découvrons l’autre, dans le passé mais aussi dans notre
présent. Il ne manque pas d’occasions de se confronter à ceux qui nous sont différents:
différence sociale, culturelle.
• A la découverte des différences
Nos élèves, comme nous-mêmes, pouvons très vite être déroutés par les spécialisations
des savoirs et des techniques. Il ne s’agit pas de rêver d’hommes et de femmes
aujourd’hui pour qui une synthèse des savoirs serait possible. En ce sens, concevoir des
programmes qui balaient de plus en plus large mais aussi de plus en plus loin, en
11 Nous nous inspirons pour ce qui suit de Heinz Wismann et Pierre Judet de la Combe, L’avenir des langues. Repenser les humanités, Cerf, 2004. Les citations proviennent de ce livre.
11
donnant un aperçu des « éléments fondamentaux » peut bien conduire à une fausse
route. Redisons-le, le savoir encyclopédique, impossible aujourd’hui, n’est pas ce qui
permet d’affronter les mises en question de ce qui fait être humain aujourd’hui. Il nous
faut être capables, autant que possible, de porter ces interrogations et pour que des
réponses soient trouvées ensemble12. Comme l’ont signalé les auteurs d’un rapport sur
l’éducation secondaire en Europe, il y a une dizaine d’années, H. Wismann et P. Judet de
la Combe, il importe, face à l’éclatement des savoirs, de saisir « la séparation de plus en
plus accentuée des sphères d’activités et de valeurs qui la composent, c’est-à-dire,
principalement, la science, la technique, le droit, l’économie, la politique, l’art, la théorie
philosophique, la religion. Le but est de rendre cette différenciation intelligible, en
renforçant, chez les individus, les capacités de passage d’une sphère à l’autre »13.
L’humanisme contemporain aurait pour tâche dans l’éducation de favoriser des
passages, c’est-à-dire percevoir ce qui différencie et réunit les domaines de l’activité
humaine aujourd’hui. Autrement dit, acquérir autant que possible des compétences
sérieuses et effectives et non balayer à haute distance, un peu de tout et finalement rien.
en donnant à chacun les conditions d’un recul. Pour le dire avec une image, pour
constituer un orchestre on n’a pas besoin de musiciens… mais de violonistes, de flûtistes,
de percussionnistes, chacun étant capable de maîtriser son instrument tout en entrant
dans l’écoute de l’ensemble. La formation d’un musicien est une abstraction qui ne mène
à rien durant un concert.
Notre monde ne peut se satisfaire d’à peu près mais nous pouvons vivre ces exigences de
spécialisation en humaniste. L’humanisme contemporain appelle à ménager et à assumer
des passages là où les distinctions menacent toujours de devenir des exclusions. L’enjeu
est celui de notre vivre ensemble.
• Une éducation à l’unification et au bien commun
Je voudrais pour finir retenir trois attitudes et les proposer en posant trois questions.
12 On pense ici à l’agir communicationnel d’un Jürgen Habermas. 13 H. Wismann et P. Judet de la Combe, op. cit., p. 140.
12
1. Eduquer à la liberté
Nous sommes appelés à créer dans les cultures et les savoirs un espace de décision. La
question fera comprendre ce point : ce que je reçois, perçois me conduit-il à m’enfermer
en moi-même ou m’ouvre-t-il aux autres ? Le rapport au savoir que créent nos
institutions éducatives peut être revisité sous ce jour.
2. Eduquer à l’intériorité
Ce rapport libre au savoir et à la culture, Ignace le tenait de l’éveil à son affectivité, à
l’attention à ce qui se passait en lui. C’est la condition pour entrer dans un exercice vrai
de notre liberté, étant assurée une éducation comme gage de la possibilité de vivre
ensemble14.
D’où la question : où en sommes-nous de l’attention à ce qui nous affecte de ce monde, à
ce qui dans la culture nous traverse, a prise sur nous ?
Sommes-nous enfermés dans ce qui nous blesse ou attendons-nous ce qui nous ouvre à
la rencontre ?
3. Eduquer à l’humanité en sortant de soi-même
La Renaissance fut l’époque d’hommes déroutés par la nouveauté des mondes qui
s’ouvraient à eux tout azimut. Croyons-nous vraiment que ce qui est étranger, d’un autre
temps, d’une autre culture, est fécond pour assurer la croissance de chacun ?
L’humanisme jésuite nous invite à habiter la culture comme un espace nourricier. La
mondialisation, les moyens de communication et le brassage de nos sociétés
multiculturelles et multi-religieuses nous mettent en situation de croissance.
Cette exposition à l’autre, loin d’être une menace offre la condition d’une sortie de soi,
d’un détour pour que les différences qui constituent notre humanité et risquent toujours
de la diviser soient l’occasion de rencontres, le lieu d’une véritable humanisation, comme
en témoigne l’Evangile.
14 Rappellons qu’Ignace n’engage dans le discernement que dans le cadre de ce qui est bon moralement. Sur la compréhension de la visée éthique comme « vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes », voir P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil,1990.
13