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3,00 € Première édition. N o 12282 Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,70 €, Andorre 3,70 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,00 €, Canada 6,70 $, Danemark 42 Kr, DOM 3,80 €, Espagne 3,70 €, Etats-Unis 7,50 $, Finlande 4,00 €, Grande-Bretagne 3,00 £, Grèce 4,00 €, Irlande 3,80 €, Israël 35 ILS, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,00 €, Maroc 33 Dh, Norvège 45 Kr, Pays-Bas 3,70 €, Portugal (cont.) 4,00 €, Slovénie 4,10 €, Suède 40 Kr, Suisse 4,70 FS, TOM 600 CFP, Tunisie 8,00 DT, Zone CFA 3 200 CFA. WEEK-END viande cellulaire le poulet pas né est arrivé Singapour vient d’autoriser la vente de nuggets de volaille fabriquée en laboratoire. Une première mondiale qui ravive le débat sur les enjeux éthiques et environnementaux de la viande artificielle. pages 2-4 Images David Fincher, un «Mank» à ne pas manquer Pages 21-28 Musique Marketing : les stars ont le feu secret Pages 29-34 Livres Clarice Lispector, Kafka au féminin Pages 35-42 Des nuggets artificiels de la start-up américaine Eat Just, autorisés à la vente à Singapour. Photo Eat Just Gisele Schmidt. NETFLIX

Lib 233 ration - 05 12 2020

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Page 1: Lib 233 ration - 05 12 2020

3,00 € Première édition. No 12282 Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,70 €, Andorre 3,70 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,00 €, Canada 6,70 $, Danemark 42 Kr, DOM 3,80 €, Espagne 3,70 €, Etats-Unis 7,50 $, Finlande 4,00 €, Grande-Bretagne 3,00 £, Grèce 4,00 €, Irlande 3,80 €, Israël 35 ILS, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,00 €, Maroc 33 Dh, Norvège 45 Kr, Pays-Bas 3,70 €, Portugal (cont.) 4,00 €, Slovénie 4,10 €, Suède 40 Kr, Suisse 4,70 FS, TOM 600 CFP, Tunisie 8,00 DT, Zone CFA 3 200 CFA.

WEEK-EN

Dviande cellulaire

le poulet pas né est arrivéSingapour vient d’autoriser la vente de nuggets de volaille fabriquée

en laboratoire. Une première mondiale qui ravive le débat sur les enjeux éthiques et environnementaux de la viande artificielle. pages 2-4

ImagesDavid Fincher, un «Mank» à ne pas manquerPages 21-28

MusiqueMarketing : les stars ont le feu secretPages 29-34

LivresClarice Lispector, Kafka au fémininPages 35-42

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2 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

E t si les éleveurs étaient rem-placés par des cultivateurs de viande ? Si, en lieu et place des

bêtes paissant, des camions à bes-tiaux et des abattoirs, émergeaient des laboratoires, des blouses blan-ches et des microscopes ? Cauche-mar pour certains, rêve pour d’au-tres, la viande de synthèse existe bel et bien depuis le premier steak haché réalisé in vitro en 2013. Mais à 250 000 euros les 140 grammes, il était alors loin de s’inviter sur les ­tables. Mercredi, un nouveau pas a été franchi. Un restaurant à Singa-pour a été autorisé à vendre de la viande de synthèse (lire ci-contre). Une première. Ses produits auront-ils bientôt leur place dans nos habi-tudes alimentaires ? Rien n’est moins sûr, car ils posent des questions éthi-ques comme environnementales.

SérumLes nuggets autorisés à Singapour sont la production de la start-up cali-fornienne Eat Just. Mis en vente pour un «prix similaire au poulet haut de gamme d’un restaurant chic», selon

l’expression d’un porte-parole inter-rogé par l’AFP, ils sont conçus à partir de cellules animales et resteront sur-veillés par une autorité sanitaire pen-dant au moins vingt ans. Le principe de la viande de laboratoire est rela­-tivement simple : des cellules sont multipliées, agrégées et colorées à la betterave dans le cas de la viande rouge. La méthode la plus courante consiste à prélever des ­cellules sou-ches par biopsie sur des bœufs, des cochons ou autres poulets. Ces der-nières sont ensuite dé­veloppées en laboratoire dans des ­bioréacteurs et alimentées pendant plusieurs semai-nes dans un milieu de culture pou-vant contenir du sérum fœtal bovin, riche en facteurs de croissance.Extrait de sang de fœtus provenant de vaches gestantes, ce sérum reste une des principales épines dans le pied des promoteurs de la viande re-vendiquée comme «propre». «Son utilisation irait à l’encontre du bien-être des animaux, c’est pourquoi ­aucune entreprise de viande cultivée ne compte l’utiliser à terme», assure Agriculture cellulaire France, qui a vu le jour cette année. Pour cette as-sociation, le SFB n’est déjà plus d’ac-tualité dans de nombreuses entrepri-

ses et «son utilisation ne serait même pas rentable dans une logique de pro­-duction industrielle». Dans le cas des nuggets Eat Just, le Guardian expli-que que le milieu de croissance en comprend bien, «mais celui-ci est en grande partie éliminé avant consom-mation» et un sérum à base de plan-tes devrait être utilisé à l’avenir. Pour Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’ali-mentation et l’environnement, «la question du sérum de veau fœtal peut se résoudre au moins en partie. En re-vanche, on n’arrivera jamais à repro-duire un vrai muscle car c’est très compliqué, au mieux on obtiendra une sorte de steak haché»… ou des nuggets, donc.

Bill Gates et DiCaprioCuir, poisson, fruits de mer… Inspirée de la médecine régénérative et des greffes de tissus, la culture cellulaire ne manque pas de perspectives théo-riques. D’autres méthodes sont déve-loppées pour produire de la nourri-ture de laboratoire sans impliquer d’animaux, comme la culture dite «acellulaire». Un gène de protéine est cloné dans un micro-organisme qui

ParAurélie Delmas

éditorialÉvénement

La recherche sur la viande

artificielle prend chair

Avec les nuggets de poulet de la start-up Eat Just, conçus à partir de cellules animales et autorisés à Singapour, le nouvel eldorado alimentaire sans

agriculture devient de plus en plus concret. Mais soulève de nombreuses questions éthiques,

sanitaires, et environnementales.

reproduira celle-ci. On peut ainsi obte-nir du lait, de la gélatine ou du blanc d’œuf.Ce nouvel eldorado de l’agriculture cellulaire attise les appétits de start-up qui réalisent de grosses le-vées de fonds dans l’hémisphère Nord. Un écosystème qui serait «là pour durer», à en croire Cyrine Ben-Hafaïedh, enseignante-chercheuse en entrepreneuriat, innovation et stratégie à l’Iéseg School of Mana­-gement. «L’argent est là, les lobbys sont là, reste la réglementation», ­note-t-elle. Pas de «choc électrique» avec l’annonce de Singapour, donc : «C’est “business as usual” : ils ont trouvé un pays qui accepte, sans doute le premier d’une longue liste.»Derrière cette myriade de jeunes en-treprises, on retrouve, parmi les fi-nanceurs, des têtes d’affiche telles que Bill Gates, Leonardo DiCaprio ou Sergueï Brin (cofondateur de Goo-gle), mais aussi des géants de la «vraie» viande, comme Cargill, Tyson Foods ou Bell Food. Des labo­ratoires ­pharmaceutiques, fournisseurs po-tentiels de matière première, ne sont pas non plus indifférents.Pour l’instant, aucun organisme de recherche public ne Suite page 4

ParAlexandra Schwartzbrod

NatureEt voilà, nous y sommes. Depuis le temps que nous vous l’annonçons, la viande artificielle arrive dans nos assiettes. Ou plu-tôt dans les assiettes des habitants de Singapour qui, depuis mercredi, peu-vent déguster des nuggets de poulet fabriqué en labo-ratoire à partir de cellules d’animaux. Ce n’est pas un hasard si Singapour est le premier pays à passer à l’acte. C’est un Etat ­minuscule, qui importe l’essentiel de son alimenta-tion. La pandémie, qui a stoppé nombre d’échanges commerciaux, lui a fait réa-liser à quel point il était dé-pendant. L’idée de revivre cette peur de manquer à l’occasion de nouvelles épi-démies lui a paru insup-portable et on peut le com-prendre, même si l’on garde un souvenir ému d’une spécialité de Singa-pour, un crabe au poivre, un vrai crabe sans doute pêché dans les eaux du ­détroit, dégusté dans l’une des multiples gargotes de la ville. En attendant, ne comptez pas sur nous pour apporter un avis tranché sur le sujet. D’abord nous attendons de goûter pour estimer si, gustativement, l’intérêt est là ou pas. En-suite, il semble bien que cette innovation ait autant de points positifs que né-gatifs. Elle permettra, si elle se généralise, de libérer des terres agricoles dédiées à l’élevage, ce qui est une bonne chose quand on sait qu’il participe pour une large part à la défores-tation et au changement climatique. Elle poussera à en finir avec l’élevage ­intensif et des pratiques d’un autre âge, tel le gavage des oies pour le foie gras car il y aura même du foie gras de synthèse. Mais cette viande in vitro ne pourra pas être consom-mée par les végétariens, car issue de cellules ani­-males. Et, surtout, avons-nous vraiment envie de ­vivre dans un monde où la viande serait d’origine ­artificielle avec tout ce que cela implique dans notre rapport à la nature ? Un monde nourri par les labo-ratoires des entreprises et plus par les paysans ?•

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3

C’ est un pays où la question «as-tu mangé ?» a rem-placé notre conventionnel

«comment ça va ?» lorsque l’on croise un collègue, ou que l’on ren-tre chez soi le soir. C’est un peuple incroyablement fier de la richesse de sa gastronomie, qui tâche d’ins-crire à la liste du patrimoine imma-tériel de l’Unesco le savoir-faire de ses nombreux bouis-bouis, mais qui

peut déjà s’enorgueillir d’avoir été la première nation où deux restau-rateurs ambulants ont décroché une étoile au guide Michelin.

«Peur». Singapour est donc un pays où l’on aime manger, et bien manger, mais où l’on pourra égale-ment bientôt consommer des nug-gets de poulet fabriqué en labora-toire. «Viande artificielle» est l’expression consacrée pour nom-mer cette nouvelle technique qui utilise des cellules-souches d’ori-gine animale cultivées ensuite dans un espace stérile. Le profes-seur William Chen, directeur du programme de science et techno­-logie alimentaire à la Nanyang Technological University de Sin­-gapour, préfère, lui, parler de «viande de culture» ou de «viande de laboratoire».

de commercialiser de la viande arti-ficielle est l’aboutissement de deux ans passés à contrôler les ris-ques sanitaires d’une telle création, le professeur reconnaît tout de même que «les efforts se sont intensi-fiés avec le coronavirus».Singapour, malgré les paroles rassu-rantes de son Premier ministre qui assurait le 8 février que le pays avait des stocks alimentaires suffisants, n’a pas échappé à ces scènes de su-permarchés dévalisés dans un vent de panique très éloigné des images de civisme et d’ordre que l’on prête généralement aux Singapouriens. Lorsque les frontières se sont en-suite peu à peu fermées, le petit monde de l’élevage local a été sé-rieusement perturbé : l’absence d’une main-d’œuvre en provenance de la Malaisie voisine a ainsi ralenti de 30 % la production de volailles de Toh Thye San Farm, dont les pou-lets ne pesaient en moyenne plus que 1,3 kilo, contre 2 auparavant.

Nuggets pionniers. Alors que la pandémie de coronavirus n’est tou-jours pas contrôlée à l’échelle mon-diale, Singapour songe déjà aux prochaines crises sanitaires globa-les. Pour le Pr Chen, «il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvision-nement alimentaire». Et pour un pays urbanisé plus petit que Lon-dres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : «Comme les fermes verticales, que nous cher-chons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En ou-tre, à ­Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’ur­-banisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage.»Aucun perdant donc pour le scien-tifique, mais clairement plusieurs gagnants : si la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up califor-nienne Eat Just, avec ses nuggets de poulet au prix d’une excellente vo-laille fermière, tout un écosystème singapourien est également prêt à mettre sur le marché du lait de synthèse, du porc ou des crevettes de ­laboratoire.En attendant toutes ces innova-tions, les nuggets pionniers sem-blent mettre toutes les chances de leur côté pour séduire les Singapou-riens. Le poulet est déjà la première viande consommée dans ce pays multiethnique qui compte des bouddhistes, des musulmans et des hindous. La start-up Eat Just assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal.

Gabrielle Maréchaux Correspondance régionale

à Kuala Lumpur

A Singapour, les faux filets bientôt dans l’assietteLa viande cellulaire de poulet va pouvoir être servie aux clients d’un restaurant de la cité-Etat asiatique, où le lait de synthèse, le porc et les crevettes sont également prêts à être développés en laboratoire.

Le poulet artificiel développé par la start-up californienne Eat Just. Photo REUTERS

Pour le scientifique, également membre d’un groupe d’experts au sein de l’Agence de sécurité alimen-taire de Singapour, le terme généri-que connote de manière négative ce nouveau produit dont la vente est autorisée à Singapour de-puis mercredi. «Artifi-ciel, ça fait toujours peur, et cela peut être ­trompeur ici : la viande de la­-boratoire n’utilise par exemple pas d’antibiotiques», développe-t-il.Pour tenir ce proces-sus inédit de ­fabrication loin de l’imaginaire de la science-fiction, l’universitaire for­-mé en Belgique propose également une analogie bien moins effrayante : «C’est comme le brassage de la bière»,

assure-t-il. Pour ­convaincre ses ­concitoyens de la nécessité de cette innovation, il développe une liste d’arguments qui résonnent de ma-nière très ­concrète en pleine pandé-mie, notamment celui de l’importa-

tion. «Singapour est un petit pays. Nous importons plus de 90 % de notre alimentation, et l’année 2020 a montré que cela ­présentait un très grand risque. Il y a

donc un besoin im­-périeux de trouver de

nouvelles sources d’ali-mentation locales et, pour

cela, de dépasser les fron­tières de la technologie.» Si cette certi­tude était déjà dans les esprits ­singapouriens avant le Covid-19, et si l’autorisation

200 km

Mer de Chineméridionale

Mer de Java

CAMBODGEVIETNAM

THAÏLANDE

INDONÉSIE

SINGAPOUR

MALAISIEKuala Lumpur

SumatraIle de Bornéo

Jakarta

Page 4: Lib 233 ration - 05 12 2020

4 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

ser le désir de produits nouveaux. Sur le premier point, ce sont les associations de “défense” des ani-maux qui sont mobilisées en mul-tipliant images et discours contre “l’élevage industriel” en plaçant finalement les consommateurs devant une alternative : ou “l’éle-vage industriel” ou la viande culti-vée [lire Libération de jeudi, ndlr]. Sur le second point, l’ouverture de restaurants pro­posant de la viande cultivée est une offre de distinction et un marqueur moral pour des consom­mateurs sensi-bles aux valeurs de l’idéologie do-minante qu’ils contribueront à propager.«Il existe une autre voie, que les promoteurs de la viande cultivée refusent de considérer, c’est l’éle-vage paysan. Nous pouvons sortir des systèmes industriels sans rom-pre nos liens avec les animaux de ferme en installant, non pas des incubateurs à viande à l’entrée des villes, mais des milliers de paysans dans les campagnes. N’en déplaise aux actionnaires et aux “défen-seurs” des animaux, les ­vaches ne sont pas encore sorties de l’his-toire.»

Recueilli par S.F.

Ancienne éleveuse et socio­-logue à l’Inrae, Jocelyne Porcher défend l’élevage à

taille humaine et le retour à une re-lation plus consciente du consom-mateur avec l’animal qu’il mange. Elle s’oppose à la viande artificielle dans son dernier livre notamment, Cause animale, cause du capital (le Bord de l’eau, 2019).«L’arrivée de la viande cultivée dans les nuggets est perçue par certains comme l’amorce d’un changement de paradigme ali-mentaire qui serait bénéfique à la planète, aux animaux et aux ­consommateurs. Pourtant, cette évolution n’a rien de révolution-naire. Elle s’inscrit au contraire très logiquement dans la dynamique d’industrialisation de l’élevage en-tamée au XIXe siècle avec l’émer-gence du capitalisme industriel.«Lorsqu’en 2011, Joshua Tetrick, alors président de l’entreprise Hampton Creek Foods (rebaptisée Eat Just à la suite de déboires judi-ciaires) affirmait : “Le monde de l’alimentation ne fonctionne plus. Il n’est pas durable, il est malsain et dangereux […], nous voulons créer un nouveau modèle qui ren-drait le précédent obsolète”, il té-

moignait clairement de ses inten-tions. L’objectif est bien de créer un nouveau modèle centré sur la production de la matière animale à partir d’animaux. Pour le bien commun, il serait, selon lui, main-tenant préférable de produire la matière animale sans les animaux ou du moins à un autre niveau d’extraction. La cellule au lieu de l’animal entier. L’incubateur au lieu de la vache.«Autrement dit, il s’agit de changer le processus de pro-duction et le niveau d’extraction mais pas le système de pensée sous-jacent qui reste le même, utilitariste et instru-mental. L’animal est toujours réduit à son potentiel de production. Ce qu’exprime claire-ment Mark Post, pionnier des re-cherches sur la viande in vitro : “La viande in vitro de bovin est 100 % naturelle, elle grossit en dehors de la vache.” Autrement dit cette der-nière n’est qu’un contenant que l’on peut remplacer par un incuba-teur. Elle n’a aucune existence au-delà de son utilité productive.

«Cette production hors sol de ma-tière animale supposée nourrir le monde recèle, et c’est là son inté-rêt principal, un gisement de pro-fits quasi infinis. Car, si depuis une décennie, certains milliardai-res et fonds d’investissement mi-sent sur la viande cultivée, ce n’est pas par souci des animaux ou de la planète, qu’ils contribuent à ­détruire par ailleurs, mais parce

que ­ces innovations sont ­potentiellement ­ultra-rentables et qu’elles vont géné-rer une dépendance ­alimentaire durable des consommateurs.«Si l’on suppose que la production de la matière animale en incubateur ne pose

aujourd’hui plus de problèmes techniques majeurs, les stratégies des investisseurs sont de fait orientées sur la construction de la demande. Comment faire pour que les consommateurs, n’im-porte où dans le monde, ­consentent, voire réclament, de la viande cultivée ? Il faut d’une part susciter le rejet des anciens pro-duits animaux et d’autre part atti-

Contre

DR

«Il existe une autre voie, c’est l’élevage paysan»

semble être ­intéressé pour se lancer dans la course. En France, les investisseurs lorgnent plutôt d’autres substituts, comme Xavier Niel qui soutient la viande à base de plantes.Les jeunes pousses de la viande ­cellulaire bousculent un modèle de société, et en inquiètent certains. «On s’éloigne complètement de l’agricul-ture familiale. Est-ce qu’on veut vrai-ment que de grandes entreprises con-trôlent la production de viande dans le monde ?» met en garde Jean-Fran-çois Hocquette. Quant aux bienfaits environnementaux, ils restent à dé-terminer. L’arrivée de la viande in ­vitro pourrait réduire considérable-ment le nombre d’animaux d’élevage abattus, ce qui libérerait des terres, ferait baisser la ­consommation d’eau et d’énergie.

Hormones chimiquesMais les études sur l’impact écolo­-gique patinent un peu, notamment parce qu’aucune usine n’est encore vraiment en fonctionnement. En 2011 puis 2014, la chercheuse Hanna Tuomisto, de l’université de Helsinki, a mené deux études évo-quant une «baisse substantielle des émissions de gaz à effet de serre». Mais un rapport de janvier 2019 du Forum économique mondial considère que la culture de viande de bœuf in vitro permettrait, «dans le contexte des mé-thodes de production», une «réduc-tion modeste» des gaz à effet de serre émis par rapport à la production bo-vine actuelle, de l’ordre de 7 %. L’en-quête préconise plutôt une transition vers des alternatives à base de plan-tes ou d’insectes. Peu après, une pa-rution de chercheurs de l’université d’Oxford assure pour sa part que, pour une même quantité produite, le méthane émis par le bétail ayant une durée de vie plus courte que le CO2 (douze ans contre plus de cent ans), cette industrie émergente et ses bio-réacteurs gourmands en énergie pourraient même être plus nocifs que l’élevage actuel sur le très long terme – les projections ayant été réalisées sur mille ans.La question des enjeux sanitaires reste elle aussi en suspens. Ses parti-sans disent la viande cellulaire moins grasse, sans antibiotiques ni virus ou bactéries présents dans les élevages et les abattoirs. Et produite sans en-grais ni pesticides. Le Forum écono-mique mondial, lui, estime que la viande de bœuf in vitro présente des conséquences sur la santé similaires à ceux de la viande naturelle. L’atten-tion des autorités sanitaires devrait notamment porter sur les hormones synthétiques ou chimiques utilisées pour la croissance des cellules, et les risques liés à la multiplication de cel-les-ci. Si aucun danger n’est avéré à ce jour, les études et les tests devraient prendre plusieurs années.Enfin, un point d’interrogation de-meure sur la réaction des consomma-teurs. Jean-François Hocquette : «La question qui se pose est : si on a de l’ar-gent public à dépenser, vaut-il mieux l’investir sur cette technologie assez incertaine ou sur d’autres recherches ou actions susceptibles de résoudre les problèmes tels que la réduction du gaspillage alimentaire et promouvoir un élevage plus agroécologique ?»•

Suite de la page 2

L a philosophe Florence Burgat creuse ­depuis des années les ressorts de notre Humanité carnivore (son livre paru au

Seuil, 2017). Végétarienne de longue date, elle estime que la viande de synthèse pourrait ­représenter un premier pas de géant vers un monde sans tuerie animale.«L’effroi nous saisit tous, désormais, à voir les conditions d’élevage et d’abattage des bêtes destinées à devenir de la viande industrielle, ­régulièrement dénoncées par les associations. Tout le monde ou presque s’accorde au-jourd’hui pour rejeter ces pratiques, et pour-tant, nous voulons continuer à manger de la viande. Tout le monde ou presque aimerait ­cesser ces tueries industrielles et encourager l’élevage “à taille humaine”, “artisanal”, et pourtant celui-ci ne peut répondre à la de-mande massive de viande. La viande de syn-thèse me semble donc répondre aux contradic-tions ­contemporaines : ceux qui le souhaitent pourraient continuer à manger de la viande, mais fa­briquée en laboratoire à partir de ­cellules ­d’animaux.«L’idéal, à mes yeux, serait que nous arrêtions tous de consommer de la chaire animale. Mais dans l’urgence (les élevages industriels sont des nids à virus et la deuxième cause du change-ment climatique), et puisqu’on ne basculera pas soudainement dans un régime végétal, la viande in vitro me semble être un premier pas colossal.

«Je comprends mal la virulence de ceux qui s’y opposent. La réaction épidermique – “ça vient d’un labo, je ne sais pas ce qu’il y a dedans” – peut s’entendre. Mais sait-on ce qu’on mange quand nous ingérons de la viande reconstituée et bourrée d’antibiotiques issue de la filière in-dustrielle, d’animaux modifiés ­génétiquement et porteurs de ­pathologies ?«On reproche aussi à la viande ­artificielle d’être la création de start-uppers financés par des mil-liardaires – les riches ont bien le droit de se soucier de la condition animale ! – et par les grands ­groupes industriels de la filière viande. Personne n’est naïf : les firmes agroalimentaires ne se sont pas réveillées du jour au lendemain sou-cieuses du sort des animaux et du changement climatique. Elles anticipent la fin d’un système à bout de souffle et flairent un nouveau mar-ché. Mais quel est le problème si cela permet d’éviter la tuerie de centaines de millions d’animaux chaque année ?«La viande artificielle est par ailleurs un objet très intéressant philosophiquement : elle nous permet de faire la part des choses et de cerner ce à quoi nous tenons réellement dans la viande. Pourquoi refuser la viande in vitro ? Est-ce une affaire de goût, de consistance ? Ces sensations seront sans doute parfaitement re-

produites et la grande majorité des produits carnés consommés aujourd’hui le sont déjà sous une forme transformée. Est-ce alors l’idée de manger un animal mort, le meurtre en lui-même, qui nous manquerait si on ne se nourris-sait pas de «vraie» viande ? On touche ici à quel-

que chose de fondamental : pour asseoir sa singu­larité, l’humanité n’a pas seulement pensé sa dis-tinction avec l’animal, elle l’a agie en mangeant des animaux.«Pourtant je pense que nous pour-rions bien adopter à l’avenir la viande de synthèse. “Tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient cons-cients ou non, un problème philo-sophique que toutes les sociétés ont

tenté de résoudre”, écrit Claude Lévi-Strauss. La viande in vitro est peut-être la réponse contem-poraine à ce malaise. Le marketing est notre nouveau créateur de mythes. Il nous a long-temps fait croire que le morceau de viande que nous avions dans ­notre assiette venait d’un agneau élevé en plein champ (nous savions, bien sûr, que c’était faux, mais nous voulions y croire). Il pourra désormais nous faire «croire» qu’avec la viande de laboratoire, nous man-geons de la viande «heureuse», élevée dans une ferme. Nous continuerons à nous raconter des histoires, comme nous l’avons toujours fait.»

Recueilli par Sonya Faure

Pour

L. S

ueu

r

«La viande de synthèse répond aux contradictions contemporaines»

Événement

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6 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Le gouverneur chaviste de l’Etat de Miranda, Héctor Rodríguez, lors d’un meeting jeudi en

ParBenjamin Delille Envoyé spécial à CaracasPhoto Andrea Hernández

Après une législature marquée par l’instabilité politique, le parti chaviste devrait retrouver sa majorité lors des législatives de

ce dimanche, à la faveur du boycott du scrutin par le camp Guaidó. Les

Vénézuéliens, eux, sont désabusés.«D imanche, tout le

monde aux ur-nes !» Dans le

gymnase Papá Carrillo, dans l’est de Caracas, le speaker chauffe une foule déjà gon-flée à bloc. La salle est pleine à craquer. Des casquettes de toutes les couleurs ornées d’une étoile blanche ont été distribuées. D’habitude, il n’y a que le rouge qui ressort de ce genre d’événement : le rouge du Parti socialiste uni-fié du Venezuela (PSUV), le parti au pouvoir.Entre deux déclarations, des tambours résonnent pour ga-rantir que l’ambiance ne re-tombe jamais. On danse en attendant l’arrivée de Jorge Rodríguez, ministre de la Communication, ancien vice-président et candidat pour devenir député de Caracas à l’Assemblée. L’heure d’un dernier meeting, ce jeudi soir,

avant les législatives de ce ­dimanche.«Vive Bolívar, vive Chávez, vive Maduro !» A chacun des noms qui incarnent la révo-lution bolivarienne, la foule s’embrase en cris et en ap-plaudissements. «Nous allons enfin récupérer le pouvoir ­législatif !» lance le candidat après avoir retiré son mas-que. Depuis 2015, l’Assem-blée nationale est en effet aux mains de l’opposition dont une grande majorité préfère aujourd’hui boycot-ter le scrutin, après cinq an-nées d’intense crise politi-que, dénonçant une «farce électorale».

Survivre«Une farce, c’est quand on se plante au milieu d’une place et qu’on se proclame prési-dent, enchaîne au micro le gouverneur chaviste de l’Etat de Miranda, Héctor Rodrí-guez. La véritable farce au Venezuela s’appelle Juan Guaidó et il va quitter l’As-semblée ce dimanche !» Nou-veau tonnerre d’applaudis­-

Monde

VENEZUELA«Une bataille

pour savoir qui aura le moins

de votes»Reportage

Des autocars ont acheminé des pro-Maduro de toute la région.

sements, comme à chacune des très nombreuses saillies contre une opposition accu-sée ici d’être à l’origine de tous les maux du Venezuela. «Ils avaient promis d’en finir avec les queues devant les ­magasins et la faim. Mais ils n’ont rien fait, s’emporte Ci-priano, un militant retraité. Ils ont demandé aux Améri-cains de nous envahir, de blo-quer notre économie, et au-jourd’hui, on ne peut même plus s’acheter de quoi manger ou se soigner. Ils nous ont traî-nés dans le chaos.»Ce qu’il oublie de préciser, c’est que, depuis 2015, les dé-putés d’opposition n’ont pas voté une seule loi. A peine quelques jours après leur vic-toire, le Tribunal suprême de justice (TSJ), réputé proche de Nicolás Maduro, a invalidé l’élection de trois députés de l’Etat d’Amazonas. Trois ­députés sans lesquels l’oppo­-sition perdait sa majorité ­absolue. Le Parlement a dé-cidé de leur faire prêter ­serment coûte que coûte et, dès lors, chaque décision

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7

renverser le président véné-zuélien n’a jamais été tenue. Dans ce qui ressemble à une dernière tentative un peu dé-sespérée, Guaidó a convoqué, de lundi à samedi, en paral-lèle du scrutin législatif, une consultation populaire, pour permettre à ses partisans de voter contre la tenue des élections.«Plus personne ne répond à leurs appels à manifester, se moque Yeliz, présent au gym-

nase Papá Carrillo ce jour-là. Alors que nous nous sommes toujours aussi nombreux.» Il est vrai que la salle est com-ble, mais c’est à grand renfort de cars qui attendent quel-ques rues plus loin pour ra-meuter des soutiens des qua-tre coins de l’Etat. Et c’est la même chose dans tous les meetings qui viennent con-clure la campagne un peu partout dans Caracas. Autour, la difficile vie vénézuélienne suit son cours. Et l’on jette un regard désabusé sur ces ras-semblements bruyants, à peine différents des manifes-tations presque hebdomadai-res organisées par le PSUV, en lien avec le gouvernement.«Ce à quoi on assiste, c’est une bataille pour savoir qui aura le moins de votes», ironise Luis Vicente León, politolo-gue et président du cabinet de sondages Datanálisis. Il s’attend à une participation historiquement basse pour le scrutin législatif. «Peut-être 30 à 35 %, calcule-t-il. Pour la consultation populaire, nous n’avons pas de chiffres mais

dant toute la campagne, les candidats du PSUV ont pro-mis que les anciens députés seraient jugés pour «trahison à la patrie». Le principal can-didat, Diosdado Cabello, s’est même engagé à faire voter une loi dès le lendemain de l’installation de la nouvelle Assemblée pour «punir les apatrides». «C’est une ma-nière de les pousser dehors, analyse Phil Gunson. Ils sa-vent très bien qu’une opposi-tion en exil à la cubaine n’a aucun poids en interne.»«Sa tentative de créer un Etat parallèle censé se substituer à Maduro a échoué, juge Temir Porras, ancien conseiller du président vénézuélien entré en dissidence. La principale conséquence, c’est que le ­Venezuela va renouer avec une forme de stabilité institu-tionnelle, mais au mépris des valeurs démocratiques car l’abstention va être très grande.» Un constat que ne partagent pas les militants du gymnase Papá Carrillo. Tous ici pensent que leurs nouveaux députés, pourtant déjà ancrés dans le pouvoir politique depuis de nom-breuses années, trouveront une solution à la crise et aux sanctions américaines qui ne semblent pourtant pas près d’être levées.•

«Le Venezuela va renouer avec

une forme de stabilité

institutionnelle, mais au mépris

des valeurs démocratiques.»

Temir Porrasancien conseiller de Hugo Chávez

entré en dissidence

banlieue de Caracas.

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prise dans l’hémicycle est ju-gée nulle et non avenue par le TSJ. Le Venezuela vit de-puis au rythme de l’instabi-lité politique avec d’un côté une Assemblée nationale qui tente de survivre politique-ment, de l’autre un pouvoir exécutif qui gouverne par dé-crets et avec l’aide d’une As-semblée constituante mise en place en 2017. Le tout sur fond de crise économique sans précédent.

DésarroiDepuis le 23 janvier 2019, la crise a pris un nouveau ­virage lorsque Juan Guaidó, président de l’Assemblée ­nationale, s’est proclamé pré-sident par intérim quelques mois après un autre scrutin, lui aussi boycotté par l’oppo-sition, qui avait vu Nicolás Maduro se faire confortable-ment réélire à la tête du pays. L’opposant issu du parti ­Table de l’unité démocrati-que (MUD) a reçu le soutien d’une cinquantaine de pays, en particulier des Etats-Unis, mais la promesse faite de

ça devrait être encore plus bas.» Avec l’inflation tou-jours aussi galopante du ­bolivar, le pouvoir d’achat qui continue sa chute, les ­Vénézuéliens se détournent de plus en plus de la politi-que. «Le vote n’est plus perçu comme u n o u t i l de change-ment, il y a une grande m é f i a n c e » , analyse Jesús González, profes-seur de sciences politiques à l’Université centrale du ­Venezuela.Dans les cafés de Caracas, qui rouvrent après des mois de fermeture, les avis sont partagés. Certains préparent leur week-end comme si de rien n’était : «A quoi bon vo-ter, on connaît déjà le résul-tat, s’agace une passante. Moi, j’irai à la plage ce di-manche, pour être sûre d’être tranquille.» D’autres comme Mario, un chauffeur de taxi, pensent au contraire voter contre le gouverne-ment, sans cacher leur dé-sarroi : «Les ­opposants qui se présentent, je ne les con-nais pas, ce sont presque tous des inconnus, peut-être même des vendus. Mais j’ai envie d’exercer mon droit et de voter contre ce ­gouvernement.»

«Reprendre le contrôle»

«Il y a trois types d’“oppo-sants” qui s’engagent dans le processus, détaille Jesús González. Il y a d’abord des alliés historiques du cha-visme qui commencent à ­devenir plus critiques de ­Nicolás Maduro, comme le Parti communiste.» Pendant toute la campagne, le PCV a d’ailleurs accusé la télévision d’Etat, VTV, d’avoir invisibi-lisé ses candidats. «Ensuite, il y a une deuxième opposi-tion, incarnée par des candi-dats comme Henri Falcón ou Timoteo Zambrano, qui ont toujours cru dans le vote et dans la négociation.» Le premier était d’ailleurs le principal rival de Maduro en 2018, accusé par l’opposi-tion majoritaire de faire le jeu du gouvernement. «Il y a enfin des députés qui ont fait dissidence avec Juan Guaidó il y a un an, et sur lesquels ­pèsent de forts soupçons de corruption.» Ils sont accusés d’avoir touché des pots-de-vin pour défendre un entre-preneur colombien proche du gouvernement. Et en jan-vier, ils se sont alliés aux ­chavistes pour tenter de prendre la présidence de l’Assemblée nationale.«On assiste à un processus électoral vraiment confus,

dont l’issue semble para­-doxalement assez claire, tran-che Phil Gunson, de l’Inter-national Crisis Group. Le gouvernement veut sortir l’opposition majoritaire et re-

prendre le contrôle de tous les pouvoirs

de l’Etat.» En clair : en finir avec Guaidó, qui n’exis-tera désor-mais plus

que grâce à ses soutiens in-

ternationaux.«Et même ça, ce n’est

pas garanti», enfonce Luis Vicente León. A partir de jan-vier, il n’est pas sûr que l’UE accepte de reconnaître la lé-gitimité d’une personne dont le mandat est officiellement terminé et qui décide unila­-téralement de le prolonger de manière indéfinie. «Ils voulaient soutenir un démo-crate, pas un Charles Quint ou un Louis XIV ! explique le politologue. Le seul soutien qu’il devrait garder, c’est celui des Etats-Unis, mais pour combien de temps ? Si Joe ­Biden décide de lui couper les vivres, il ne pourra plus rien faire.»A l’intérieur du pays, l’oppo-sant et ses soutiens risquent d’être poussés à l’exil. Pen-

200 km

BRÉSILCOLOMBIE

GUYANAVENEZUELA

Océan

Atlantique

Mer desCaraïbes

Caracas

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«J’ai commencé le confinement avec 50 euros en poche», se souvient Ali (1), serveur d’un

petit restaurant de l’est parisien. En France depuis huit ans, le jeune homme originaire du Pakistan multiplie les pe-tits boulots non déclarés, faute de pa-piers d’identité français. Déjà en souf-france de cotisations chômage, retraite, de couverture des risques d’accidents du travail, de bulletins de paie facilitant l’accès au logement ou au crédit ban-caire, celui qui travaille trente-cinq à quarante heures par semaine dans ce bar subit de plein fouet le second confi-nement. A son annonce, le 30 octobre, il s’est retrouvé du jour au lendemain sans la moindre ressource.Comme Ali, au moins 2,5 millions de personnes en France exerceraient un travail dit «au noir», selon une étude du Conseil d’orientation pour l’emploi de février 2019. Les difficultés à calculer un phénomène, de fait impalpable, biaisent cette estimation, qui doit être en dessous de la réalité. Le secteur de l’hôtellerie-restauration compte parmi les plus touchés par ce type de prati-que, qui consiste à ne pas déclarer l’in-tégralité de l’activité d’un salarié pour échapper aux prélèvements sociaux. Un cas de figure qui concernerait 5 à 6 % de la masse salariale de la profes-sion, au coude à coude avec le BTP, l’agriculture ou les services à la per-

ParPauline Achard

8 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Le travail non déclaré concernerait 5 à 6 % de la masse salariale de l’hôtellerie-restauration, selon une étude du Conseil d’orientation pour l’emploi. Photo M. Gaillard. REA

Des travailleurs au noir qui se retrouvent à la rudeExclus de toute aide, beaucoup d’employés non déclarés de l’hôtellerie-restauration se sont brutalement retrouvés sans revenu après la fermeture des établissements. Avec à la clé de graves problèmes liés aux impératifs du quotidien : logement, alimentation…

france

sonne, selon ce même rapport. Com-plètement exclu des dispositifs d’aides gouvernementaux, le serveur de 28 ans, qui sous-loue une chambre chez une connaissance, a obtenu un délai pour payer son loyer. «Je n’ai jamais touché d’aides depuis que je suis arrivé seul quand j’étais mineur, c’est comme si l’Etat niait mon existence, soupire Ali. Mais là, c’est la première fois que je me retrouve plongé dans une telle situation financière, aussi brutalement.» Si son cercle d’amis proches représente une certaine «sécurité», le garçon de café préfère continuer à se débrouiller par lui-même tant qu’il le peut. «J’ai trouvé des techniques pour cuisiner des plats copieux et pas chers», explique-t-il. «Un état de stress inédit»Si les travailleurs sans papiers rencon-trent des difficultés considérables à se faire déclarer, «les patrons de TPE ou PME ont plus largement recours au tra-vail dissimulé», affirme le secrétaire gé-néral de la CFDT hôtellerie tourisme restauration d’Ile-de-France, Pascal Pedrak. Dans le bistrot où travaille Ali, seuls quatre des douze salariés sont dé-clarés, et ce sont les managers.Après l’annonce du second confine-ment, Julia (1), étudiante de 23 ans, a elle aussi été soudainement fragilisée financièrement. Son job de serveuse dans un bar parisien lui permettait, bien que complètement dissimulé, de subvenir à ses besoins depuis un an tout en poursuivant ses études de

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L e rendez-vous est an-nuel, mais il prend ce samedi une résonance

particulière. Appelés, comme chaque 5 décembre, à se mobiliser partout en France, chômeurs et précai-res ont de quoi se sentir, plus que jamais, les grands ou-bliés du «quoi qu’il en coûte» macronien. Saison-niers, intérimaires, CDD d’usage, extras de la restau-ration… plus que les autres, ces étudiants, travailleurs ou aspirants travailleurs, bien souvent jeunes mais pas toujours, auront payé leur tribut à la crise sanitaire et économique. Et ce, dès le mois de mars avec, à l’orée du premier confinement, une explosion des inscrip-tions à Pôle Emploi après des ruptures de périodes d’essai, des fins de mission d’intérim ou des fins de

CDD. Sans compter, dans le secteur de la restauration notamment, tous ceux qui, parce qu’ils travaillent sans être déclarés, ne pouvaient aucune aide (lire ci-dessous).

«Provocation». Face à cette situation, les mesures annoncées par le gouverne-ment, qui assure tout faire pour ne laisser personne «sur le bord du chemin», sont largement insuffisan-tes, estiment dans un com-muniqué commun la CGT et les autres organisateurs de la mobilisation : la FSU, Soli-daires, la Fidl, l’UNL, le MNL et l’Unef. «L’annonce de l’aide, pour quelques mois, de 900 euros, pour cer-tain·es précaires, sonne comme une provocation au vu des conditions drastiques de son obtention», écrivent-ils en référence au fait qu’il faudrait avoir travaillé 60 % du temps en 2019 pour en bénéficier. Ce qui concerne-rait environ 400 000 per-sonnes, selon le gouverne-ment, loin des 2 à 3 millions de personnes identifiées par les syndicats et les organisa-tions de jeunesse comme devant être soutenues.

«On voit que se polarise en France une protection so-ciale à deux vitesses : une pour les travailleurs stables et une autre pour les précai-res, qui n’ont pas bénéficié du chômage partiel et qui n’ont pas non plus touché d’in-demnités chômage», analyse Pierre Garnodier, secrétaire de la CGT chômeurs. Selon lui, quelque 60 rassemble-ments sont prévus ce sa-medi dans le pays, «du ja-mais-vu». A Paris, le cortège partant de la Porte des Lilas à 14 heures devrait marier les revendications des pré-caires et chômeurs avec celle de la coordination ­StopLoiSécuritéGlobale, qui réclame toujours le retrait de ce texte de loi et de son fa-meux article 24.Entre l’arrêt des licencie-ments, une Sécurité sociale intégrale et le passage à une semaine de trente-deux heures pour partager le tra-vail, les mots d’ordre ne manqueront donc pas. Mais l’un des plus centraux est sans nul doute le retrait de la réforme de l’assurance chô-mage, un projet auquel le gouvernement s’accroche envers et contre tout, bien

Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 u 9

travaille à temps plein dans ce même bistrot depuis un an et demi, ne dis-pose pour sa part que d’un contrat d’une journée par semaine, soit 186 eu-ros de chômage partiel depuis la fer-meture administrative. Si le travail au noir stagne depuis des années, ce tra-vail au gris a explosé dans tous les sec-teurs entre 2013 et 2018, selon le baro-mètre «Oui Care-Market Audit». Un moyen pour les employeurs de justifier la présence d’un salarié en cas de con-trôle, tout en évitant de verser l’inté-gralité des cotisations sociales.

«Je me suis sentie trahie»Les APL et le RSA suffisent à payer le loyer de son appartement en région pa-risienne d’un montant de 700 euros, mais après ses dépenses fixes, il ne reste que 50 euros au serveur d’une trentaine d’années pour vivre. «Avec Julia on ne pouvait plus faire les cour-ses, nous avons eu très peur lorsque le Président a annoncé le second confine-ment, après un printemps déjà diffi-cile», souligne le jeune homme. «Je cherche depuis un mois du travail, en vain. J’ai postulé partout, dans tous les secteurs, et même dans d’autres pays, raconte Yan. Il n’est plus question de sa-voir ce que je veux faire, je ne peux pas me permettre d’y réfléchir. Là je n’ai plus le choix, je dois juste travailler.»Sentant le vent tourner, Julia avait, cou-rant septembre, formulé à sa patronne son souhait d’être déclarée, au moins une journée par semaine. «Quand elle

qu’il ait déjà reporté son en-trée en vigueur compte tenu du contexte économique.

Conseil d’Etat. Ce texte, un des plus brutaux jamais adoptés à l’encontre des de-mandeurs d’emploi, notam-ment des précaires abonnés aux petits boulots, ne mobi-lise pas seulement l’ensem-ble du champ syndical. Il a aussi été dénoncé fin no-vembre par le Conseil d’Etat, qui a déclaré contraire au «principe d’égalité» l’une de ses dispositions majeures, le nouveau mode de calcul du «salaire journalier de réfé-rence», qui aurait pour con-séquence de faire varier du simple au quadruple les in-demnités versées pour une même durée de travail.Aux dernières nouvelles, le gouvernement disait plan-cher sur une solution alter-native, mais respectueuse de la «philosophie» de la ré-forme. Laquelle philoso-phie, qui consiste à ne ja-mais trop en donner pour ne pas «désinciter» à la recher-che d’un emploi, est au cœur du mécontentement qui de-vrait s’exprimer ce samedi.

Frantz Durupt

Source: ACPM octobre 2020

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a refusé, je me suis sentie trahie parce qu’elle savait ce qui m’attendait et mal-gré notre relation de confiance, elle m’a assuré manqué de moyens», raconte l’étudiante. Sur les cinq personnes à temps plein du bar où elle travaillait, seulement deux sont partiellement dé-clarées. Selon le délégué syndical de la CFDT, cette tendance serait en partie liée au caractère ponctuel et fluctuant du secteur, «tout comme la construc-tion, qui fonctionne par mission». Pascal Pedrak estime que «le problème qui se pose pour la part massive de travailleurs dissimulés est qu’ils n’ont pas d’intermé-diaires, de structure juridique pour les représenter».Par ailleurs, si ces pratiques sont systé-miques dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, entre autres, Julia admet que le manque de soutien aux établis-sements fermés jusqu’au 20 janvier a minima ne met pas les employeurs dans la meilleure position pour recru-ter. «C’est un cercle vicieux : ma pa-tronne s’est beaucoup endettée depuis le début de la crise sanitaire, le proprié-taire du local a refusé de lui annuler le loyer comme Emmanuel Macron avait appelé à le faire ; son café est vraiment très mal en point depuis mars, nuance-t-elle. Le problème finalement, c’est que le gouvernement nous demande de nous appuyer les uns sur les autres, mais tout le monde est dans la merde, donc tout le monde coule.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Chômeurs et précaires mobilisés face aux inégalitésCe samedi les plus fragilisés seront dans la rue pour réclamer de meilleures aides et le retrait de la réforme de l’assurance chômage.

sciences sociales. «Passer de vingt et une heures de travail par semaine à zéro sans préavis m’a plongé dans un état de stress inédit», témoigne la jeune femme, qui comptait sur cette fin d’an-née pour compenser la fermeture esti-vale du troquet. Malgré la bourse du Crous, Julia a dû mettre son studio en location, faute de revenus. «Je me suis sentie complètement abandonnée ; le gouvernement fait comme si toute la France était en CDI alors qu’en propo-sant ces aides limitées, il écarte une grande partie de la société, dénonce l’étudiante, excédée et sans perspective pour les prochaines semaines. Depuis un mois, je ne peux plus être chez moi pour suivre mes études dans le calme, et pendant ce temps l’exécutif continue de décaler la réouverture des bars et res-taurants. Je ne sais même pas quand je pourrai récupérer mon appartement.»En attendant de trouver une solution, Julia a dû quitter Paris pour s’installer dans la famille de son conjoint Yan (1), lui aussi barman. Le jeune homme, qui

«En proposant ces aides limitées,

le gouvernement écarte une grande

partie de la société.»Julia étudiante

et serveuse non déclarée

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10 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Face aux ravages de l’alcoolisme, médecins et militants demandent au gouvernement une meilleure régulation de la boisson locale, bien moins taxée qu’en métropole.

Des champs de cannes à sucre aux Lianes,

à Saint-Joseph, le 1er juillet.

ParLaurent DecloitreCorrespondant à la RéunionPhotos Thierry HOARAU

LA RÉUNION «Le rhum réveille le diable en eux»

france

U ne vitre fendillée témoigne de la der-nière «incivilité» : les urgentistes du CHU de Saint-Denis, l’hôpital du

chef-lieu de la Réunion, reçoivent «quoti-diennement» des personnes ivres, qui «met-tent le chantier». «Elles insultent les autres patients et les soignants, on doit se mettre à

plusieurs pour les attacher», raconte Guy Henrion, responsable du service. La plupart du temps, les ivrognes décuvent sur leur lit d’hôpital et repartent à 6 heures du matin. Pour autant, l’urgentiste soupire : «On ne les met pas dans un coin ; l’alcoolisme n’implique pas de délit de sale gueule. Ils peuvent avoir subi un traumatisme crânien ou suffoquer dans leur vomi.»Ce témoignage illustre une triste réalité, poin-tée par Santé publique France dans un rap-port publié en janvier dernier : à la Réunion, 7,3 % des passages aux urgences des hommes sont en lien direct avec une consommation d’alcool, contre 2 % au niveau national. Et le taux de mortalité des principales pathologies causées par l’alcool chez les hommes y est de près de 40 % supérieur à celui de la métro-pole. Cirrhoses, cancers du pancréas, troubles neurologiques… La Réunion compte égale-ment le plus grand nombre de cas de syn-drome d’alcoolisation fœtale : cinq fois plus qu’en métropole, selon les derniers chiffres de l’Observatoire français des drogues et toxi-comanies.

hécatombe sur les routesCes ravages, l’alcool en provoque dans toutes les strates de la société. Lorsqu’elle a été nom-mée à la Réunion, Caroline Calbo a été «frap-pée» par l’importance des violences intrafa-miliales dues à une alcoolisation massive. «La phrase que j’entends le plus souvent, c’est : “Il est tellement gentil quand il n’a pas bu.”», illustre la procureure du tribunal judiciaire de Saint-Pierre, dans le sud de l’île. Son ho-mologue de Saint-Denis, Eric Tufféry, ren-chérit : «L’alcool est responsable de 70 % des af-faires de violences conjugales. Ici, l’idée générale, c’est que tu n’es pas un homme si tu

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ne te torches pas ta bouteille de rhum !»Les taux d’interpellation pour ivresse sur voie publique ? Plus de 16 pour 10 000 habitants à la Réunion, contre moins de 11 au niveau national. Sur les routes, c’est l’hécatombe : un tiers des décès implique au moins un con-ducteur alcoolisé. A l’image des magistrats du parquet, l’avocat Alex Vardin pourrait «écrire un bouquin sur les affaires liées à l’alcool» qu’il est amené à défendre. Coups de machette «dans le dos et sur la tête» par un homme qui ne souvient plus de rien le lendemain ; «un gars défoncé à coups de pelle et à moitié en-terré par son assassin», ivre évidemment ; «un jeune qui réalise soudain qu’il éponge le sang de la tête de son ami», après la lui avoir «fen-due en deux»… Selon le pénaliste, «ces types qu’[il] récupère le lendemain du crime ne sont pas méchants. Mais le rhum a réveillé le diable en eux».Tous les Réunionnais connaissent la chanson du ségatier Jean-Paul Volnay, selon qui «lo rhum la pa bon même» («Le rhum n’est vraiment pas bon»). Mais beaucoup lèvent malgré tout le coude au refrain, pour un punch (avec du jus de fruit), un dernier rak (rhum blanc pur) ou encore un rhum arrangé (avec des fruits macérés). C’était le cas d’An-dré Béton, qui buvait jusqu’à un litre de rhum par jour. «Ça a commencé insidieusement. A la Réunion, le rhum est une tradition, mais chez moi, c’est devenu une drogue, raconte l’ar-tiste peintre, qui tient aujourd’hui une table d’hôte à la Plaine des Cafres, dans le centre montagneux de l’île. J’étais bouffi mais je pen-sais qu’il fallait que je boive pour créer. Jusqu’à ce que je fasse une pancréatite aiguë…» Alors, le 29 juillet 2010, l’alcoolique a vidé son der-nier verre. Soutenu par une médecin, à force de volonté, le quinquagénaire n’a jamais ­replongé.

«Six fois moins taxé»Il est pourtant facile de tomber dans le piège : l’alcool issu de la canne à sucre est vendu à des prix dérisoires sur l’île. La lecture des ca-talogues publicitaires des grandes surfaces donne le tournis. Chez Carrefour, le cubi de 4,5 litres de rhum Charrette ramène le litre à 6,98 euros ; chez Jumbo Score, la bouteille de punch coco est vendue 5,95 euros ; chez Lea-der Price, si vous achetez trois bouteilles de rhum blanc traditionnel, vous vous en tirez pour 6,90 euros le litre… David Mété, respon-sable du service d’addictologie au CHU de Saint-Denis, a comparé, en 2019, ces tarifs à ceux de métropole : dans l’Hexagone, le prix par gramme d’alcool pur était de 3,52 euros pour le rhum… contre 1,57 euros à la Réunion. Cet alcool à 49 degrés y est ainsi vendu trois fois moins cher qu’en métropole. «Des prix si bas, ce n’est pas possible !», s’étrangle la pro-cureure Caroline Calbo.«Le rhum, c’est l’alcool des pauvres, l’Etat les met sous perfusion», accuse l’avocat Alex Vardin. Malgré des taxes spécifiques, les rhums de l’outre-mer sont bien moins taxés que leurs équivalents en métropole. «Un rhum tradi-tionnel produit et vendu à la Réunion est six fois moins taxé que son équivalent métro-politain», assène le docteur David Mété. Pour un spiritueux vendu dans l’Hexagone, la part des taxes dans le prix final s’élève à plus de 80 %, contre seulement 35 % à la Réunion… Ce cadeau de l’Etat, pour soutenir le secteur, dont les coûts de fabrication sont plus élevés qu’en métropole, est «un scandale sanitaire», dénonce l’addictologue.Son lobbying intense a toutefois permis de corriger, en partie, ce déséquilibre. Depuis cette année et jusqu’en 2025, la «vignette Sé-curité sociale», l’une des taxes sur les rhums,

augmente pour s’aligner progressivement sur celle de métropole. Les députés réunionnais ont voté le texte. A l’exception de Nadia Ra-massamy (LR), pourtant médecin de forma-tion, imitée par les députés antillais, «à la solde de rhumiers», dénonce David Mété. Leurs arguments : en multipliant «par 14 la fiscalité, portant le tarif de la cotisation de 40 euros par hectolitre d’alcool pur à 557,90 euros, la mesure va déstabiliser la fi-lière canne-sucre-rhum sans avoir d’impact

réel sur le taux d’addiction». Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé ne cesse de rappeler que «l’augmentation du prix des boissons alcoolisées est l’un des moyens les plus ef-ficaces pour réduire leur usage­ ­nocif».

A Saint-André, dans le nord-est de la Réunion, au-

cun des membres de l’associa-tion des Alcooliques anonymes

n’en est persuadé. Comme tous les mardis soir, les anciens malades se réunissent autour de boissons gazeuses pour échanger et s’en-courager. La discrète Francine (1), 47 ans, se souvient : «Je ne regardais pas les prix, il me fallait ma dose d’alcool, quitte à demander crédit à la boutique.» Patrick, qui occupe au-jourd’hui un poste à responsabilité dans le secteur privé, était lui accro au whisky. «Je volais pour boire ; si je n’avais plus de sous, je me rabattais sur le rhum, moins cher. Je me fichais du goût, je buvais pour me mettre la tête à l’envers.» Stéphane aurait même été «capable de mettre 100 euros dans une bou-teille» quand le manque le prenait : «Rien ne

10 km

OcéanIndien

Saint-Denis

Saint-André

La Plainedes Cafres

Saint-Pierre

LA RÉUNION

moins que le reste des Français : 8,4 litres d’al-cool pur par an contre 9,3 au niveau national. Le syndicat des producteurs de rhum de la Réunion reconnaît en revanche qu’une partie de la population est touchée par une surconsommation dangereuse.Mais pour Alain Chatel, le président du syndi-cat, «ce même phénomène est constaté en Bre-tagne, en Normandie et dans les Hauts-de-France». Pour les rhumiers, le prix n’est pas la cause de l’hyper-alcoolisation mais plutôt le contexte économique et social de l’île, mar-quée par un taux de chômage de 21 % et un taux de pauvreté de 38 %.Jérôme Isautier, président de la Fédération interprofessionnelle des alcools de canne de la Réunion et également patron d’une distille-rie qui porte son nom, ajoute que la consom-mation de rhum «diminue chaque année de 1 % à la Réunion, au profit de la bière et du vin». De quoi se sentir «stigmatisé à tort», ju-ge-t-il.Pourtant, le gouvernement n’a pris qu’une de-mi-mesure. La «vignette Sécurité sociale», qui augmente donc, ne représente qu’un tiers de l’exonération fiscale des alcooliers. La taxe appelée «droit d’accise» ne bouge pas, alors qu’elle est «quarante-cinq fois moins élevée qu’au niveau national», déplore David Mété. Face à cette situation le député Jean-Hugues Ratenon (LFI) s’en prend, non pas aux pro-ducteurs, mais aux distributeurs, et réclame la fin des publicités promotionnelles sur le rhum. Il est rejoint par l’avocat Alex Vardin, qui compte s’associer à des associations de protection des enfants et des femmes pour écrire un courrier en ce sens au ministre de la Justice. «Un ancien avocat et un gars du Nord, il devrait être sensible à notre cause», plaide-t-il…C’est déjà le cas du président de l’Association des agences-conseils en communication ou-tre-mer. Thomas Giraud-Castaing regrette que la grande distribution fasse de l’alcool à bas prix «un produit d’appel à grand renfort de communication». Pour le patron de l’agence Zoorit, certains panneaux 4x3 affi-chés en ville, parfois près d’établissements scolaires, tout comme les catalogues publici-taires, «prennent des libertés avec la loi Evin». A son tour, il préconise que les réclames ba-sées sur des tarifs promotionnels de l’alcool soient purement et simplement interdites à la Réunion.•

(1) Tous les prénoms ont été changés

m’arrêtait, je me privais de tout pour boire.» Olivier, moustache dépassant de son masque anti-Covid, ne croit pas davantage au levier du prix : «Ça va conduire les alcooliques à voler et à être violents.»

Interdire la pub ?De quoi conforter les producteurs de rhum… Ils rappellent que les Réunionnais boivent

André Béton a arrêté l’alcool en 2010, après avoir fait une pancréatite aigüe.

A la Réunion, le rhum blanc pur est surnommé «rak». Photo R. Bouhet. Imaz press

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Une voiture de police incendiée, le

france

C haque mois ou presque four-nit son lot d’images specta-culaires et de faits divers.

Avec un constat présenté comme évident : les forces de police sont ­victimes de plus en plus d’agres-sions. «La société est devenue de plus en plus violente, et donc la po-lice est embarquée dans ce cycle de violence», a déclaré Emmanuel Ma-cron vendredi, lors d’une interview sur Brut. Samedi dernier, lors des manifestations contre les brutalités policières et la proposition de loi «sécurité globale», 98 policiers et gendarmes ont été blessés selon le ministère de l’Intérieur. Les images d’un agent frappé au sol par plu-sieurs manifestants, place de la Bastille à Paris, ont été largement diffusées. Début ­octobre, l’agres-sion de deux agents dans le Val-d’Oise, tabassés et blessés par balles, avait choqué les ­forces de l’ordre. «Nous sommes ­confrontés à une violence plus forte, avec des ac-tes de sauvagerie à l’encontre de tout ce qui représente l’autorité de la Ré-publique», déclarait Gérald Darma-nin alors que le commissariat de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) avait été attaqué avec des

mortiers d’artifice, également en octobre. Depuis le début de l’an-née 2020, deux agents ont aussi été tués, fauchés par une voiture pre-nant la fuite lors d’un contrôle. «Les chiffres sont dans le rouge», ­appuie un conseiller du ministre de l’Inté-rieur. Reste à savoir de quels chif-fres on parle vraiment.

Manque de contextePendant le mouvement des gilets jaunes, le ministère a aussi brandi à de nombreuses reprises le nombre de plus de 2 000 policiers et gendar-mes blessés lors de la mobilisation sociale. Mais comme à son habitude, sans jamais préciser la nature et la gravité. Si les forces de l’ordre sont bien sûr confrontées à de la vio-lence, qu’en est-il réellement, au-delà des instrumentalisations poli­-tiques et de l’émotion suscitée par un drame ? Jamais le ministère de l’Intérieur n’a communiqué une étude ou des données sérieuses sur la violence à laquelle sont exposées les forces de l’ordre.Entre 2014 et 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des ­réponses pénales (ONDRP), orga-nisme public mais ne dépendant pas du ministère de l’Intérieur, a bien tenté de publier chaque an-née un état des lieux sur «les poli-

ciers blessés et tués». En l’absence de contexte précis, ces notes annuelles offrent une vue imparfaite de la vio-lence à laquelle sont exposés les ­policiers sur cette période. La der-nière publication en date, publiée en novembre 2019, fait état de trois policiers et gendarmes tués par arme en 2018. Un agent «a perdu la vie suite à l’usage d’une arme». Cela n’est pas indiqué dans la note, mais il s’agit certainement de la policière Alice Varetz, tuée par l’un de ses col­lègues d’une balle dans la tête au commissariat de Saint-Denis. Tan-dis que «deux gendarmes sont ­notamment décédés suite à une agression», là encore, sans plus de précision sur le contexte. Il s’agit vraisemblablement d’un gendarme tué par un motocycliste de 15 ans lors d’un contrôle routier et du ­lieutenant-colonel Arnaud Bel-trame, tué par un terroriste dans un supermarché à Trèbes.La situation se complique encore plus quand on s’intéresse aux bles-sés, car les données exploitées par l’ONDRP sont seulement déclara­-tives. «Les chiffres relatifs aux bles-sures sont collectés […] à partir des déclarations d’accidents de service. Toute blessure donnant lieu à décla-ration, même sans arrêt de travail, est comptabilisée», précise l’orga-

nisme public dans sa note. Les bles-sures comptabilisées n’auront donc parfois fait l’objet d’aucune consta-tation médicale. Leur gravité, éva-luée en jours d’interruption totale de travail, et leur contexte, n’est pas précisée. De même, impossible de savoir s’il s’agit d’agressions exer-cées par tiers ou d’accidents.«Les éléments sur la gravité médi-cale et le contexte sont des choses qui manquent, on a fait des recomman-dations pour que ces données exis-tent», regrette Christophe Soullez, responsable de l’Observatoire na-tional de la délinquance et maître de conférences à Sciences-Po. La police nationale en dispose pour-tant, en théorie. Une note d’infor-mation datée du 10 octobre 2017, «relative au recueil des données sta-tistiques sur les personnels relevant de la police nationale, blessés et dé-cédés», prévoit justement le recen-sement de la gravité médicale et du contexte des blessures. Contacté à ce propos, le ministère de l’Intérieur refuse de rendre accessible ces don-nées qui permettraient pourtant de bien mieux ­saisir la violence à la-quelle sont ­confrontées les forces de l’ordre.

Source officieuseLa situation est d’autant plus pro-blématique que cette note annuelle de l’ONDRP sur les policiers tués et blessés, aussi imparfaite soit-elle, n’a pas été publiée pour l’an-née 2019 et ne le sera pas non plus pour l’année 2020. Il y a un an, le gouvernement a décidé de suppri-mer l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (Inhesj), dont dépend l’ONDRP, et de casser par conséquent le seul thermomètre public disponible sur le sujet. Le service statistique du ministère de l’Intérieur, rattaché à l’Insee, doit reprendre certaines publications qui disparaissent avec la fermeture de l’Inhesj, mais rien n’a encore été communiqué pour l’heure. «En attendant, ce qui sera publié sera ce qu’a envie de faire fui-ter le politique», ­anticipe Chris­-tophe Soullez.C’est effectivement ce qui s’est passé mi-novembre, à la veille de l’examen de la proposition de loi «sécurité globale» en séance plé-nière à l’Assemblée nationale et la publication, dans le Figaro, de don-nées très imprécises. Le journal pré-sentait des chiffres concernant la police pour l’année 2019 sur sa une, avec un titre choc : «Les violences contre la police ont doublé en quinze ans.» Ces chiffres, qui pro-viennent d’un tableau de l’adminis-tration consulté par Libération, font état de 7 399 blessures déclarées en mission en 2019 contre 3 842 en 2004. Ils sont toutefois à prendre avec la plus grande précaution : ils n’ont pas été passés au tamis de la rigueur de la statistique publique, ne distinguent pas les causes des blessures, sont fondés sur les décla-rations des agents et leur augmen-tation peut donc être le fruit d’un changement de politique de recen-sement. En quinze ans, les signale-ments de blessures ont pu, par exemple, évoluer avec la prise en compte d’événements de moins en

moins graves. C’est là encore la con-naissance de la gravité médicale et du contexte (notamment les blessu-res qui résultent d’agressions par un tiers) qui permettraient d’y voir plus clair.Ces données publiées par le Figaro vont pourtant être citées plusieurs fois dans les débats au Parlement au moment du vote du texte. Par le ­député LR Eric Diard, par exemple. Mais aussi par le ministre de l’Inté-rieur, Gérald Darmanin, qui ne s’embarrasse pas de justesse statis-tique : «L’un des problèmes de notre société, nous le savons tous, c’est précisément le refus de cette auto-rité par une petite partie de la ­population, extrêmement violente […] le nombre de policiers blessés a doublé au cours des quinze derniè-res années et que, chaque jour, 20 policiers et 10 gendarmes sont blessés.»L’histoire de la police et du crime en France dessine pourtant une réalité bien différente du discours poli­-

ParISMAëL Halissat

Enquête

Policiers tués et blessés, l’Intérieur neveut pas compterRégulièrement, responsables politiques et médias brandissent l’augmentation de la violence contre les forces de l’ordre comme une évidence. Pourtant, les statistiques sont très parcellaires et la suppression, il y a un an, de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice entrave la connaissance du sujet.

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13

tique. En l’absence de chiffres suffi-samment fiables publiés par l’admi-nistration, tant sur la qualité des données que sur les tendances lon-gues, il est possible de se tourner vers une source officieuse pour constater qu’il existe une baisse considérable du nombre de poli-ciers tués en mission depuis plu-sieurs décennies. Depuis une ving-taine d’années, des policiers ont entamé un travail de recension des policiers morts, «victimes du de-voir». Ce travail, avant tout mémo-riel, offre cependant de précieuses informations sur l’évolution de la violence à laquelle sont exposés les agents : 60 ont été tués au cours de la décennie 1980, tandis qu’ils en dénombrent 25 pendant la décen-nie 2010. Soit une baisse de près de 60 % des morts d’origine crimi-nelle. «Le nombre de policiers tués en mission est le meilleur indicateur, il n’est pas pensable que la violence se multiplie sans que cela affecte les homicides», remarque le sociolo-

gue Sebastian Roché, spécialiste de la police.

«Sensibilité»Derrière ce site amateur se cachent le capitaine de police Stéphane ­Lemercier et un autre agent qui souhaite rester anonyme. «J’avais commencé ce travail de recensement en 1998, au début d’Internet, j’ai vu qu’il y avait des sites aux Etats-Unis qui rendaient hommage aux poli-ciers tués, qui essaimaient petit à petit dans d’autres pays. J’avais fait un petit site, “Victimes du ­devoir”, où j’avais commencé à re-censer les décès», raconte Stéphane Lemercier, officier à Montpellier. Pendant dix ans, sur son temps de repos, cet agent plonge dans les ar-chives policières et la presse et pu-blie un petit livre sur le sujet. Son travail a depuis été repris et pro-longé par un autre policier, Tho-mas B. «La médiatisation facilite la recherche, j’utilise les sites d’archives de presse et j’entretiens de très nom-

au cours desquels un «tabou» tombe dans le grand banditisme. «Avant cette époque, un tueur de flic avait peu de chance d’échapper à la peine de mort, il y avait une sorte de loi non écrite», relate-t-il. Mais la tendance depuis quelques décennies ne sem-ble pas faire de doute : «La violence diminue sur le temps long mais ce qui a changé, c’est notre sensibilité, on dénonce avec véhémence des évé-nements qui auparavant étaient d’une banalité telle qu’on ne prenait pas la peine d’en parler.»Si l’absence de publication de don-nées précises est évidemment pro-blématique pour connaître précisé-ment les risques auxquels sont exposés les policiers, elle semble ré-véler aussi un manque d’investisse-ment de l’administration pour pro-téger aux mieux les agents. Aucune étude d’ampleur n’a été menée pour connaître les situations dans les-quelles les forces de l’ordre ont le plus de risques de mourir ou d’être gravement blessés. Intéressé par le

travail de recherche scientifique, Stéphane Lemercier essaye de faire bouger les choses à son échelle. «Au début des années 2000, j’avais pro-posé de faire l’étude des circonstances de lieux et de temps des décès en ser-vice, pour essayer d’identifier des ris-ques particuliers selon le ­contexte. Avec ces informations, on pouvait notamment adapter la formation», relate le capitaine de police. Mais à sa connaissance, ainsi qu’à celles de plusieurs chercheurs, rien n’a été entrepris depuis. En 2019, l’ONDRP s’était lancé de son côté en nouant un parte­nariat avec le tribunal de Bobigny. «L’idée était d’analyser une année de procédure judiciaire ayant abouti à des mises en cause pour des violences contre les policiers, on ­devait créer notre propre base de données pour comprendre le ­contexte des agressions», indique Christophe Soullez. Ce travail s’est arrêté avec la suppression de son service par Matignon. Il ne sera, a priori, jamais publié.•

breuses correspondances avec les ­familles endeuillées», explique-t-il lui aussi.Les chercheurs aussi sont confron-tés à l’absence de statistiques offi-cielles. Ils tentent de combler cette carence de l’administration avec ce que révèlent les archives de la po-lice. «Le métier de policier était bien plus dangereux dans l’après-guerre, où il y avait tout un tas de malfrats liés à la Gestapo ou à la Résistance, qui ont constitué des gangs extrême-ment dangereux, ils avaient des voi-tures beaucoup plus puissantes que celles des policiers, ils étaient armés et tiraient à tout-va», rappelle l’his-torien Jean-Marc Berlière, profes-seur émérite à l’université de Bour-gogne. Le chercheur cite également le début des années 60, avec la lutte armée du FLN pour l’indépendance de l’Algérie : «Pour la seule an-née 1961, il a dû y avoir 80 policiers de la préfecture de police qui sont de-venus des cibles et ont été attaqués.» Et les années du criminel Mesrine,

18 mai 2016 près du canal Saint-Martin à Paris, le jour d’une manifestation contre la «haine anti-flics». Photo Boby

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14 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020expresso

L es violences policiè-res, les discrimina-tions, la colonisation,

la laïcité, le séparatisme et l’islam : sans oublier les cri-ses sanitaires et écologi-ques, Emmanuel Macron a passé en revue, vendredi après midi sur le plateau du média en ligne Brut, les su-jets qui fâchent et alimen-tent la colère et l’incompré-hension dans la jeunesse du pays.Après plus de deux heures d’interview, il a conclu sur une déclaration qui a affolé le Landerneau politique. «Si je me mets dans la situation d’être un candidat, je ne pren-drai plus les bonnes déci-sions», a-t-il répondu à la question sur sa candidature en 2022, au moment même où l’opposition commence à se mettre en ordre de marche. Comme s’il voulait signifier combien la gravité de la crise rend vaine toute spéculation sur 2022. Cela ne l’a pas em-pêché un peu plus tard de dé-fendre son bilan sur l’écolo-gie. «Je n’ai pas de leçons à recevoir», a-t-il tranché, ci-tant la fermeture des centra-les à charbon, la conversion des diesels à l’électrique, l’abandon de Notre-Dame-des-Landes. Et ne reconnais-sant qu’un échec, mais «col-lectif», sur le glyphosate.

«Donner crédit». Ses in-tervieweurs n’en deman-daient pas tant. Macron de-vait parler aux jeunes spectateurs de Brut, média

«tous les policiers et gendar-mes» qui, «dans leur écra-sante majorité, respectent la déontologie».S’agissant de la loi «Sécurité globale» et de son article 24, massivement contesté dans les manifestations de samedi dernier, Macron a estimé que le texte devait «vivre sa vie» dans le débat parlementaire. «Je ne peux pas laisser dire qu’on réduit les libertés en France», a-t-il ajouté, esti-mant que la France avait été «caricaturée» et laissée sou-vent «bien seule», après l’as-sassinat de Samuel Paty, «dans le débat sur la liberté d’expression».Rétablir la confiance ? Ma-cron a promis la généralisa-tion des «caméras-piétons», dispositif dont seraient équi-pés tous les policiers sur le terrain à partir de juin pro-chain. Il y a ajouté le déploie-

ment de «médiateurs» censés «aider à la désescalade». In-terrogé sur les discrimina-tions et les contrôles au fa-ciès, il n’a pu que reconnaître qu’il n’avait, «malgré [ses] en-gagements», pas su «régler le problème». Il a annoncé la création d’une «plateforme nationale de signalement des discriminations». Cogérée par l’Etat, la Défenseuse des droits et des associations, elle serait lancée en janvier.

«Génération Covid». Par-ler aux jeunes. Macron en a fait sa priorité depuis qu’il a publiquement reconnu, dans une sombre sentence, qu’il était «dur d’avoir 20 ans en 2020». De fait, ils sont 54 % à penser qu’ils ont été les «sacrifiés» de la crise sani-taire, à en croire un sondage Ifop réalisé le mois dernier pour la Tribune. Une «géné-

ration Covid» particulière-ment sensible aux questions déroulées par Macron ven-dredi : 41 % d’entre eux consi-dèrent qu’il y a bien un ra-cisme d’Etat et ils sont 60 % à dénoncer les violences poli-cières. Si la situation est grave, elle ne semble pas être complètement désespérée. Publié vendredi matin, un sondage Odoxa-Dentsu con-sulting pour France Info et le Figaro note une améliora-tion significative de l’image du Président, tout particuliè-rement auprès des jeunes de 18-24 ans. Ils seraient 49 % à estimer qu’il est un bon président, soit 7 points de plus qu’en février 2020. Mais ils auront appris vendredi soir que ce «bon président» ne sera pas nécessairement candidat en 2022. C’est, en tout cas, ce que Macron te-nait à leur faire savoir.•

ParAlain AUFFRAY

en ligne avec lequel il entre-tient une relation très parti-culière. Ils ont démarré leurs aventures en même temps, il y a tout juste quatre ans. Le 16 novembre 2016, quand Macron annonce sa candida-ture à la présidentielle, Brut en fait son premier «live», dif-fusé sur Facebook. Il est réa-lisé par Rémy Buisine, jeune journaliste qui, deux ans plus tard, devra sa cé-lébrité à sa cou-verture des «actes» hebdo-madaires des gilets jaunes. Et qui sera molesté par un poli-cier le 23 novembre dernier, en marge de l’évacuation des migrants et de leurs soutiens place de la République.Vendredi, le même Buisine interroge le chef de l’Etat. Il veut savoir ce qu’il a à dire des violences constatées lors de cette évacuation et, quel-

ques jours plus tard, à l’en-contre du producteur Michel Zecler. Confronté à ses pro-pres déclarations de candidat en 2017, Macron a fini par ad-mettre que l’on pouvait, en effet, parler de «violences po-licières», expression que son gouvernement a bannie de son vocabulaire. «Je peux vous dire qu’il y a des violen-

ces policières si ça vous fait plai-sir que je le dise», s’est-il agacé.

Mais il ne l’a pas fait sans ré-serve. Selon lui, l’expression «est devenue un slogan de l’extrême gauche». Pas ques-tion de «donner crédit» à ceux qui prétendent que cette violence serait «consub-stantielle» à l’institution poli-cière. Les violences consta-tées seront «sanctionnées». Elles lui font «honte» comme elles font honte, selon lui, à

L’histoiredu jour

Le Téléthon, une grand-messe décriée par un front antimisérabilisme

Pour les millions d’euros qu’il permet de récolter afin de financer la recherche sur les maladies génétiques, l’événement, qui a démarré vendredi soir, met tout le monde d’accord. Ou presque : des militants handica-pés, qui dénoncent le regard misérabiliste porté par l’émission, demandent sa suppression. Photo AFP

LIBÉ.FR

Sur les sujets qui fâchent, Macron va chez Brut pour répliquer tous azimutsS’il n’évoque qu’à contrecœur le terme de «violences policières», qu’il juge «politisé», le chef de l’Etat a annoncé au média en ligne la création d’une plateforme de signalement des discriminations.

Retransmission en direct de l’entretien d’Emmanuel Macron à Brut, vendredi. Photo BERTRAND GUAY. AFP

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

fouées». Il s’agit notamment de savoir à quelle distance les chasseurs se trouvaient de la maison de Morgan, située un peu à l’écart du noyau villa-geois de la Garrigue, com-posé de quelques fermes et de belles demeures en pierre avec piscines. L’enquête de-vra également établir si la vi-sibilité, à cette heure dite «entre chiens et loups», per-mettait encore de distinguer un sanglier dans les bosquets parsemant les champs nus de la plaine du Lot. Morgan Keane, né à Villefranche-de-Rouergue en Aveyron, vivait chichement de petits boulots dans une masure héritée de ses parents, des Britanniques venus s’installer il y a une quarantaine d’années. Sur le toit, une bâche de plastique bleue remplace les tuiles en-volées. Les amis du jeune homme veillent sur son petit frère, désormais seul.Ce nouvel accident de chasse mortel intervient dans un contexte national particuliè-rement sensible, alors que plusieurs associations envi-ronnementalistes remettent en cause les dérogations per-mettant la chasse pendant le

confinement. Comment se fait-il que les chasseurs aient le droit de sortir leurs fusils, alors que tous les autres loi-sirs en pleine nature demeu-rent interdits aux simples mortels ? Dans le Lot, la pré-fecture justifie cette excep-tion par les dégâts causés par le grand gibier aux cultures. La facture s’élève à 22 000 eu-ros dans le département. Le plan départemental prévoyait de tuer plus de 500 sangliers et autant de chevreuils d’ici la fin de l’année. L’objectif n’ayant pas été atteint, le pré-fet a reconduit sa dérogation à la veille du drame. A Cajarc, le président de la Diane est

lui-même éleveur sur le causse qui domine la rivière. Ses troupes ont fondu en quelques années. Ils ne se-raient plus qu’une cinquan-taine, alors que la société de chasse enregistrait encore plus de soixante-dix cartes il y a cinq ans. Désormais mi-noritaires, les chasseurs sont de plus en plus montrés du doigt. «Ils ont tendance à se croire chez eux partout», dé-noncent des habitants qui s’apprêtent à participer à une marche blanche samedi, jour de marché à Cajarc.

Stéphane Thépot Envoyé spécial à Calvignac

(Lot)

Sur les lieux du drame, jeudi. PHOTO MARC SALVET. MAXPPP

La com politique à l’heure du Covid : ­jamais sans mon live !

Meeting en réalité virtuelle de Mélenchon, Schiappa sur TikTok, interview en live du chef de l’Etat vendredi… Les politiques n’ont jamais été autant demandeurs de ­numérique, et plus encore en période de crise sanitaire. Photo AFP

LIBÉ.FR

Réunis dans une petite mai-son de Cajarc, les amis de Morgan sont effondrés. Cet homme de 25 ans est mort mercredi, tué par la balle d’un chasseur alors qu’il cou-pait du bois pour chauffer sa petite maison délabrée. Les faits se sont produits entre 16 h 45 et 17 heures, alors qu’une douzaine de chas-seurs de la Diane Cajarcoise participaient à une battue, au lieu-dit «la Garrigue», entre Cajarc et Calvignac (Lot). Le tireur, âgé de 33 ans, origi-naire de Montbazens (Avey-ron), était invité par les chas-seurs lotois. Il n’avait son permis de chasse que depuis mai. Il a été mis en examen pour homicide involontaire, annonce le procureur de la République de Cahors, Fré-déric Almendros, en préci-sant que les autres partici-pants «qui sont susceptibles d’avoir des responsabilités» seront aussi entendus par un juge d’instruction.Aux yeux du représentant du parquet, le caractère acci-dentel ne fait guère de doute. Mais le procureur souhaite vérifier si «les règles de la bat-tue ont été respectées ou ba-

Emotion dans un village du Lot après la mort d’un habitant tué par un chasseur

Justice «Emplois fictifs» à Marseille, Gaudin proche de la case tribunal ?De quoi ébranler la retraite de Jean-Claude Gaudin (LR), qui a quitté son fauteuil de maire de Marseille en juillet. Après quatre ans d’enquête préliminaire visant la gestion municipale du temps de travail, le Parquet national finan-cier (PNF) vient de rendre sa copie, a révélé vendredi la Pro-vence. Les dysfonctionnements dans plusieurs services s’apparentent à des «irrégularités anciennes et généralisées et non à des problématiques isolées», conclut le PNF, qui préconise de «poursuivre les responsables hiérarchiques qui avaient autorité sur l’administration marseillaise». A savoir l’ex-maire ainsi que six hauts fonctionnaires dont son di-recteur de cabinet, Claude Bertrand, son directeur général des services, Jean-Claude Gondard, et le directeur général adjoint des services, Jean-Pierre Chanal. Deux DRH succes-sifs ainsi que le responsable du Samu social sont aussi visés, le PNF suggérant leur renvoi en correctionnelle pour «dé-tournement de fonds publics par négligence». Selon le PNF, qui chiffre le préjudice entre 5,5 et 6,9 millions d’euros en-tre 2012 et 2016, «Jean-Claude Gaudin ne pouvait ignorer l’existence de ces problématiques connues de tous. Il n’a pourtant pris aucune mesure permettant de mettre un terme à ces pratiques». Sollicité par le quotidien, Gaudin s’est em-pressé de préciser que «ce rapport de synthèse ne fai [sait] évidemment état d’aucun enrichissement personnel». Quant à la «négligence» dont on l’accuse, tout comme son absence de réaction, il les conteste. Photo Clément Mahoudeau. AFP

La nouvelle tombée jeudi soir, heure française, a pro-duit l’effet de souffle attendu. Dans un long communiqué, la Warner a annoncé que l’in-tégralité de ses films phares de 2021, soit dix-sept titres, dont des blockbusters a priori taillés pour le grand écran comme Dune et Matrix 4, sortiront aux Etats-Unis si-multanément en salles et sur leur plateforme HBO Max. Les décideurs du studio pré-cisent qu’il s’agit d’une straté-gie en temps de Covid afin de pallier la désaffection des sal-les aussi longtemps que l’épi-démie fera rage. La plupart des commentateurs scrutant le business estiment qu’en fait, la redistribution des usa-ges entre sphère publique et privée oblige les mastodontes engagés dans d’énormes in-

vestissements de production et de marketing à trouver ra-pidement la parade et à chan-ger en profondeur leur mo-dèle économique. Comme l’écrit le Financial Times, il y a désormais une «nouvelle ­réalité à Hollywood : les abon-nements sont plus importants que le box-office». C’est à dire qu’il s’agit de sortir de la bas-ton des chiffres des premiers week-ends d’exploitation en salles, qui déterminent la couleur du succès ou du flop au box-office américain, en hybridant avec le modèle du recrutement de consom-mateurs de plateformes, par ailleurs beaucoup plus opaque.Les grands circuits de salles américains ont été mis face à cette annonce sans pouvoir, pour le moment, faire autre

chose qu’arguer que ça ne se passera pas comme ça. Cette décision de la Warner est la conclusion paradoxale de l’aventure Tenet. Ou com-ment la mégalomanie de Christopher Nolan et la con-fiance des décideurs sur son pouvoir lucratif l’ont laissé tourner son thriller pété du cockpit en 70 mm, l’ont sorti en salles après une dizaine de déprogrammations-repro-grammations et ont immé-diatement mordu la pous-sière aux Etats-Unis, avec des recettes très inférieures à ce que doit générer un film dont le coût est estimé à plus de 200 millions de dollars. Il y avait un certain panache à le faire, mais la realpolitik et les courbes de contamina-tion ont repris le dessus. Il est difficile de savoir si ce mou-

vement se confirmera mais, de toute évidence, le niveau de recettes phénoménal en-gendré par les sorties mon-diales des gros films ne pourra être retrouvé avant longtemps dans la bataille entre les plateformes (Net-flix, Disney, Amazon, Apple, HBO Max etc.). Ce qui pose la question du modèle de pro-duction à venir, de la taille des films après des années d’uniformisation via l’épan-dage de franchises, avec une inflation des coûts de pro-duction sur quelques projets jugés porteurs et une réduc-tion, voire une quasi-dispari-tion, du nombre de longs mé-trages de moyen ou petit budget mis en chantier.

Didier PéronA lire en intégralité sur Libé.fr ou dans notre newsletter Culture.

Warner, à fond la plateformeAffaires L’homme d’affaires Ziad Takieddine arrêté à Beyrouth

L’intermédiaire et homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine vient d’être arrêté au Liban suite à un mandat d’arrêt international lancé par la justice française. Une source judiciaire a confirmé ven-dredi l’information de BMFTV. Il est doublement poursuivi pour corrup-tion dans deux affaires de finance-

ment de campagnes électorales, celle d’Edouard Balladur en 1995 et celle de Nicolas Sarkozy en 2007. Dans la pre-mière, il a été condamné en juin à cinq ans de prison ferme, et s’était depuis réfugié au Liban. En cause, ses commis-sions perçues lors de la vente de sous-marins au Pakistan et de matériel militaire en Arabie Saoudite, sous la deu-xième cohabitation de la présidence Mitterrand. Dans la seconde affaire, après avoir été mis en examen pour corrup-tion, il avait avoué des remises d’espèces à Claude Guéant, bras droit de Nicolas Sarkozy, en vue de la campagne prési-dentielle de 2007. Avant de se rétracter le mois dernier dans une interview à Paris Match et BFM TV. L’enquête a permis de démontrer qu’il avait encaissé six millions d’euros du régime libyen, sur le compte d’une société basée au Liban. Puis de constater la quasi-absence de retraits en cash… Ziad Takieddine aurait donc conservé l’essentiel pour lui.

AFP

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16 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

C’ est peut-être l’épisode le plus connu de l’Odyssée : Ulysse, capturé par le ­cyclope Polyphème, lui crève un œil

à l’aide d’un pieu dont la pointe a été durcie par les flammes, avant de s’enfuir caché sous un mouton. Ce qu’on sait moins, c’est qu’on retrouve des versions légèrement ­différentes de ce même épisode à travers le monde. Des Amérindiens racontent que des petits malins se sont dissimulés, attachés sous des bisons, pour échapper à un corbeau qui les gardait prisonniers, avant de ligoter l’oiseau au-des-sus d’un feu – ce qui explique pourquoi le cor-beau est noir. Cet air de famille ne doit rien au hasard : grâce à un travail minutieux de mythologie comparée, le docteur en histoire Julien d’Huy a retracé l’évolution des mythes dans le temps et à travers la planète. Utilisant une méthode phylogénétique – la même que celle qui sert à comparer des génomes –, il montre comment les mythes ont évolué au gré des migrations, aboutissant à ce que des populations, qui n’ont jamais eu de contact entre elles, racontent une même histoire. Mieux encore : en reconstruisant ces récits et leur évolution, il devient possible de connaî-tre les «proto-récits» dont ils dérivent, ceux qui étaient racontés par l’homme avant sa sortie d’Afrique. La fresque que synthétise Julien d’Huy dans Cosmogonies, la préhis-toire des mythes (éd. la Découverte) est verti-gineuse : tous ces récits, apparemment dis-joints, se rejoignent pour former un tronc commun d’une familière étrangeté. En ­contemplant cette toile, on se rappelle les mots de William Shakespeare : «Nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves.»Qu’est-ce qu’un historien des mythes ?C’est celui qui s’intéresse à l’histoire des my-thes et retrace leur évolution sur une période plus ou moins longue, pouvant aller jusqu’à plusieurs millénaires. En utilisant les don-nées actuelles, il est possible de remonter vers des mythes qui n’existent plus et ­d’observer comment ils ont pu évoluer au fil des générations et des migrations. On peut ainsi reconstruire la structure des croyances de ces populations, ce qui permet de com-prendre beaucoup de choses, car la mytho­-logie est un fonds commun à l’humanité : certains ­mythes sont antérieurs à la sortie de l’homme de l’Afrique et l’ont accompagné ­depuis lors. L’étude des mythes permet donc de comprendre d’où nous venons et qui nous sommes.Quelle serait l’histoire du mythe de Poly-phème ?Les chercheurs ont depuis longtemps remar-qué une proximité entre des mythes amérin-diens et des mythes eurasiatiques qui racon-tent comment quelqu’un s’échappe de la demeure d’un maître des animaux en se ca-chant sous une peau ou un animal.En étudiant une cinquantaine de textes, j’ai obtenu un arbre phylogénétique qui présente deux grands ensembles : l’un regroupe les mythes eurasiatiques, l’autre les mythes nord-américains. Grâce à cet arbre, j’ai pu re-construire le proto-récit eurasiatique, le pro-to-récit amérindien et le proto-récit dont ils

dérivent. Ce dernier renvoie à l’idée qu’il existerait un maître des animaux qui, si l’on remonte plus loin dans le temps, dérive lui-même du mythe d’une maîtresse des ani-maux qui était raconté lors du premier peu-plement de l’Europe, quand les grottes ont commencé à être peintes.Vous vous intéressez aussi à l’histoire du dragon…Le terme «dragon» est un peu trompeur, car il a beaucoup de sens différents. Il naît de la mythologie du serpent : avant la sortie d’Afri-que, les hommes croyaient en un serpent im-mense avec des cornes, lié à l’eau et à la mort, qui pouvait prendre la forme d’un arc-en-ciel. Retrouver un de ces traits en plusieurs endroits du monde pourrait être un effet du hasard ; mais, si l’on regarde la façon dont ces éléments évoluent ensemble, qu’on les ­confronte aux données archéologiques et aux aires de diffusion des mythes, on re-trouve un très ancien ensemble de récits qui a donné naissance au mythe du dragon. Cela confirme qu’aujourd’hui encore, on véhicule des croyances héritées de la sortie d’Afrique.

Julien d’Huy «L’étude des mythes permet de comprendre d’où nous venons et qui nous sommes»

Dans son livre, l’historien retrace l’évolution des mythes à travers le monde et le temps, depuis la naissance de l’homme moderne jusqu’à nos jours, et éclaire, par leurs prismes, les convictions ou certitudes qui nous habitent encore aujourd’hui.D

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Recueilli parNicolas CelnikDessinJean-François Desserre

Bien sûr, les mythes ne sont pas perçus de la même manière en différents points du globe et à différents moments de l’histoire : par exemple, le dragon en Europe est vu plutôt sous un jour négatif, quand en Asie il tend à être perçu de manière plus positive. Le ­contexte a aussi son importance : si le dragon est le maître des eaux, il peut être celui qui as-sure l’accès à l’eau en période d’abondance, ou celui qui retient l’eau lors d’une séche-resse. Et c’est justement un des écueils de la mythologie comparée : il est très ­facile à quel-qu’un aujourd’hui de donner à un mythe le sens qu’il souhaite. C’est pour cela que je ne m’intéresse pas à la question du sens, car le but de la science n’est pas de laisser libre cours à ­l’imagination.Comment parvenez-vous à dater un ­mythe ?Plusieurs approches sont possibles, en parti-culier à travers l’étude des migrations humai-nes : on sait par exemple que l’Australie a été peuplée il y a 65 000 ans, lors de la dernière période glaciaire, car le niveau de l’eau per-mettait d’y accéder sans avoir recours à une

Idées/

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tre en pratique, on a créé les rites. Je crois que ces deux explications reviennent peu ou prou au même. La plupart des ­cultures consi-dèrent que le monde est dans une forme d’équilibre qu’il s’agit de préserver. Si l’équili-bre est perturbé, par exemple par une éclipse, on a besoin d’une théorie explicative (le monde est menacé par un monstre énorme) et d’une intervention de l’homme (en accomplissant un rite). Parmi d’autres fonctions, le mythe explique, le rite per-forme. Et l’homme étant ce qu’il est, s’il se découvre capable de maintenir l’équilibre du monde, il peut aussi envisager de réfléchir à la manière d’infléchir le cours du monde en sa faveur…Croit-on vraiment à nos mythes ?Le mythe, dans sa définition habituelle, est un récit fondateur qui explique pourquoi le monde est tel qu’il est. Un mythe auquel on ne croirait plus et dont on sait qu’il est une fiction est un conte – comme celui du Petit Chaperon rouge. Mais il y a un continuum entre le mythe et le conte : Polyphème est encore présent sous la forme d’un mythe en ­Amérique du Nord, alors qu’en Eurasie il est davantage considéré comme un conte. On arrête parfois de croire à un mythe parce qu’on a changé de manière de penser, parce que ­certains problèmes ne se posent plus – par exemple, l’idée d’un maître des animaux ­sauvages n’est plus pertinente au quotidien.Il est difficile de savoir si l’on croit à la mytho-logie. Comme l’enfant qui, avec un bâton, fait mine de chevaucher un cheval et y croit par-tiellement, la relation au mythe oscille entre une adhésion pleine et entière et un jeu de faire semblant. On fait comme si le mythe était vrai, et on l’accepte dans un espace déli-mité par la croyance – comme le font certai-nes personnes pour la religion aujourd’hui. C’est ce que j’appelle une adhésion au mythe au second degré.Peut-on se défaire de nos mythes ?C’est très compliqué : il faut bien comprendre que l’on pense souvent en termes de mythes. Il y a des mythes auxquels on adhère au-jourd’hui sans réaliser qu’ils en sont : par exemple, les féministes qui invoquent le ma-triarcat originel en considérant qu’il s’agit d’un fait historique. On ne peut réaliser qu’il s’agit d’un mythe – qui plus est utilisé pour justifier la domination de l’homme sur la femme – qu’en le comparant à d’autres my-thes à travers le monde et le temps. On peut donc se défaire d’un mythe grâce à la

­mythologie comparée, mais cela revient à tout remettre en ques-tion en permanence. Par ailleurs, rien ne garantit que l’on ne tombe pas dans l’escarcelle d’un autre mythe en voulant se défaire d’un premier.Une fois que l’on sait cela, on peut choisir les mythes auxquels on veut adhérer : je sais que ce en quoi je crois est un mythe, mais il me convient, alors je le garde. On croit, on sait que l’on croit, et donc on peut choisir de croire à ce que l’on croit. C’est ce qui fait la beauté de l’être humain : en se rendant compte de ce qui nous détermine, on est capables de s’en libérer et de retrouver notre liberté.•

embarcation, après quoi la glace a fondu et les Australiens se sont retrouvés isolés. Si je re-trouve un même mythe raconté en Australie, en Asie du Sud-Est et en Afrique, il y a de for-tes chances que ce mythe date de la première vague de diffusion de l’humanité. Il existe une bipartition de beaucoup de mythes : certains que l’on trouve essentiellement dans l’hémis-phère sud, d’autres dans l’hémisphère nord. Cette ­répartition correspond aux deux gran-des vagues de diffusion de l’humanité hors d’Afrique, d’abord vers le sud, puis vers le nord lorsque les glaces ont disparu de la ma-jeure partie de l’Eurasie.Vous utilisez pour analyser les mythes une approche phylogénétique. En quoi consiste-t-elle, et que permet-elle ?Il s’agit de découper le récit en un grand nom-bre d’unités de sens, appelées mythèmes, et d’observer l’évolution de ces mythèmes à tra-vers le temps. Imaginez qu’un individu 1 ­raconte une histoire aux individus 2 et 3. L’in-dividu 2 raconte cette même histoire aux in-dividus 4 et 5, l’individu 3 la raconte aux indi-vidus 6 et 7. Les individus 4 et 5 auront entendu une histoire un peu différente de celle entendue par les individus 6 et 7, car les individus 2 et 3 ne l’auront pas racontée exac-tement de la même manière. Peut-être le my-thème «un chasseur» sera-t-il devenu «une chasseuse», ce qui ne changera pas immédia-tement la structure du récit. Suivant ce pro-cessus, les mythes évoluent et se différen-cient au fil du temps. C’est un processus très lent, car beaucoup de mécanismes concou-rent à la pérennité du mythe : certaines per-sonnes qui écoutent le récit, par exemple, le connaissent déjà et vont corriger le narrateur s’il ­dévie de la version initiale.La méthode phylogénétique part donc du principe que les mythes divergent progressi-vement les uns des autres. Il est alors possible de modéliser l’évolution des mythes et des traditions mythologiques, par des arbres ou des réseaux. Les apports sont nombreux : cela permet de comprendre comment les mythes évoluent, à quelle vitesse et à quelle occasion – on a ainsi pu observer, par exemple, qu’ils évoluent surtout au moment où ils divergent l’un de l’autre. Cela peut s’expliquer de plu-sieurs manières : une rivalité entre deux peu-ples (on a le même mythe, mais comme on ne s’apprécie pas, on va changer un peu son récit pour qu’il ne ressemble pas trop à celui du voisin), une migration ou une évolution du contexte (dans une même histoire, si un personnage voyageait en cigogne volante, il pourrait aujourd’hui se déplacer en avion). Le dernier grand apport est la possibilité de reconstruire statistiquement ce à quoi ressemblait le mythe à un moment donné – au néolithique, au paléolithique supérieur, voire avant la sortie d’Afrique.Pourquoi raconte-t-on des ­mythes ?Deux grandes théories s’oppo-sent : certains pensent que les ri-tes ont généré les mythes – il y avait une pratique, il fallait lui trouver un sens, on a créé les my-thes ; d’autres soutiennent que les mythes ont inspiré les rites – il y avait une histoire, il fallait la met-

Cosmogonies, la préhistoire

des mythes de Julien d’Huy

La Découverte, 384 pp., 22 €,

ebook 15,99 €.

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Terreur 2022 Par Terreur Graphique

losophe, mais curieusement, en tant qu’écrivain.La perte d’autorité est souvent as-sociée à la critique de Mai 68, qui serait le moment historique de sa parturition : on a vu ainsi Sarkozy, naguère, enfourcher ce topo, mais Sarkozy n’avait pas prévu qu’il ­serait le premier président de la Ve République à être mis en exa-men pour association de mal­-faiteurs, ce qui fait un peu tache quand on prétend défendre le res-pect des institutions. La contradic-tion est flagrante : ceux qui agitent le spectre de l’autorité défaillante sont les premiers à se retrouver disqualifiés pour violation des principes républicains les plus élé-mentaires. Si le respect de l’auto-rité consiste à accepter qu’une po-lice frappe à 4 contre 1 un homme en le traitant de «sale Nègre», on voit mal pourquoi obéir à ladite autorité pourtant chargée de nous protéger.Les tenants de l’autorité sont en fait les zélateurs de l’autorita-risme, qui en est l’exact contraire – la force tenant alors lieu d’un manque primordial, mais d’un manque de quoi ? Je dirais : de lé-gitimité. En effet, l’autorité ren-contre moins d’obstacles lors-qu’elle découle d’une légitimité qui la fait accepter par tous. Quand le détenteur de l’autorité est respectable, il est respecté. Or cette légitimité, d’où tire-t-elle sa source ? A mes yeux, elle est d’or-

dre éthique plus que politique : je ne peux pas ­respecter une autorité contraire aux valeurs dont elle se réclame. Transposé au monde lit-téraire, je dirais que je ne puis res-pecter un écrivain qui accorderait aussi peu de crédit au langage que les politicards qui nous gou­-vernent. Quand le Pouvoir n’a plus d’autorité, qui provient justement d’une éthique du langage, il ne lui reste plus pour exister que le re-cours à la Police.Ma réflexion est sans doute fragili-sée par le fait que je ne suis pas spécialiste de ces questions (un écrivain n’est spécialiste de rien que la vie même), mais il me paraît utile de distinguer l’autorité du Pouvoir – du moins c’est ainsi que je «sens» les choses. J’ai toujours eu une défiance instinctive pour le Pouvoir et une confiance non moins instinctive dans l’autorité, valeur qui n’a de sens que dans la mesure où, je le répète, elle se fonde sur une légitimité. Je ne peux pas obéir à une autorité qui viole une liberté élémentaire comme celle de photographier le monde, dont la police est un ­condiment. Quant à la notion de «malveillance», elle est d’une sub-jectivité d’appréciation telle qu’elle s’autodétruit : on pourrait très bien soutenir que la simple diffusion de publicités visuelles pour Kentucky Fried Chicken, par exemple, est malveillante, et pour les consom-mateurs et pour les poulets.

Si j’apprécie l’autorité, c’est tout simplement que je suis auteur : je considère d’ailleurs qu’un bon écrivain est toujours autoritaire, car il tire son autorité de sa vision du monde, créée par son langage. En revanche, le Pouvoir me paraît bien moins aimable que l’autorité : selon Foucault, il traverse toutes les formes de l’existence, vision qui m’est absolument étrangère. Je préfère la thèse de Barthes selon laquelle l’écrivain triche le pou-voir. Mon anarchisme n’est guère foucaldien : ceux qui désirent le pouvoir sont antipathiques, et dans le domaine littéraire, il est manifeste que les gens de pouvoir sont généralement ceux qui sont dépourvus d’autorité, c’est-à-dire de talent. Se retrouvant aux postes de commande par absence d’auto-rité légitime, ce sont les Darmanin de la littérature.L’autorité contre le Pouvoir : mon couple demanderait à être précisé, mais dans la sphère littéraire, il s’agit de l’exigence critique mini-male, et dans la sphère politique, de refuser toute légitimité à ce pouvoir discrédité par son délire sécuritaire. Godard disait que «le cinéma, c’est 24 fois la vérité par se-conde». Qu’y a-t-il de plus beau que l’autorité d’un auteur ?•

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prud-homme.

L’autorité contre le pouvoir

la liberté de voir, d’écrire, de fil-mer. La droite n’aime rien tant que brandir cette notion d’auto-rité pour expliquer notre suppo-sée décadence : si tout va mal, c’est qu’on ne respecte plus l’auto-rité ma bonne dame. Il est exaspé-rant d’entendre cette antienne, pour des raisons que je voudrais exposer non en juriste ou en phi-

D’ après Gérald Darmanin, «le cancer de la société est l’absence d’autorité».

Mais depuis les bavures policières à répétition et son projet d’inter-dire de diffuser des images de la police, le ministre de l’Intérieur est en fâcheuse posture, n’ayant réussi qu’à susciter un «désordre» de la part des citoyens attachés à

écritures

Par Thomas Clerc

Idées/

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S i j’ai bien compris, en voyant les images de Mi-chel Zecler tabassé, Emma-

nuel Macron a soudainement eu honte, du moins a pris sa part de la honte générale – une grosse part ? une petite ? En tout cas la fève a été pour lui. Il était bien temps. La honte lui est montée au nez qu’il avait su tenir à dis-tance pendant plus de trois ans et demi et que l’article 24 en lui-même n’avait pas suscitée. Mais quelle honte l’a piqué ? Le mi­-nistre de l’Intérieur a eu à subir les rougeurs du Président. Il fal-

lait bien que quelqu’un paie. Tout cet ordre et ce désordre en même temps qui se sont exprimés à l’insu de son plein gré. Si Emma-nuel Macron s’était douté une se-conde que l’article 24 pouvait faire la moindre première ­vague, et comment qu’il aurait mis le holà, avec son fameux doigté. Mais que ces sous-fifres de minis-tres et députés de je ne sais où communiquent tellement mal qu’on en arrive à ces images qui mettent à mal la sienne, com-ment l’imaginer ? Ça devient de plus en plus difficile de trouver

du personnel qualifié. On peut dire qu’Emmanuel Macron n’a pas de chance avec le nombre de fois où il a fait sortir manifestants et manifestantes dans la rue et casseurs et casseuses du bois, à moins que ce soit lui qui porte la poisse. François Hollande et lui, on a eu droit à des candidats qui avaient la baraka mais elle leur a juste servi à ­gagner. L’élection ne leur a pas porté chance, et à nous non plus.Donc l’article 24 est bon sur le fond mais il ne faut pas juste le réécrire, il faut le réécrire com-plètement. Tout en le gardant, naturellement. Et ça, les députés sont mieux placés qu’une com-mission indépendante pour le faire vu qu’ils connaissent cette loi comme personne : ils l’ont ­votée. On attend ce tour de force avec impatience, la lecture de la prochaine mouture qui mènera en douceur du dissensus au ­consensus. Heureusement que c’était juste un article de loi et pas les plans d’un Airbus ou la for-mule d’un vaccin anti-Covid-19. Ah, comme on aimerait jouir de ce privilège de pouvoir réécrire complètement soi-même plutôt que d’être réécrit. Parce que ce qu’on nous dit depuis déjà plu-sieurs années, avec les réformes du droit du travail, des retrai-tes, etc., c’est : «Ah non, ça a

changé, mon bon monsieur. Votre contrat de travail, nous l’avons réécrit complètement. J’espère qu’il vous plaira.» Au commissa-riat : «Ça n’allait pas du tout, votre déposition, nous l’avons réécrite complètement. J’espère qu’elle vous plaira.» Chez le notaire : «Il ne convenait pas du tout, le testa-ment de votre mère. Conformé-ment aux vœux de vos enfants, nous l’avons réécrit entièrement. J’espère que ça ne vous déplaira pas.» Au magasin d’électroména-ger : «Ah, nous sommes désolés, mais la garantie, nous l’avons ré-écrite entièrement.» A la maison : «Mais pas du tout. Je n’ai pas ou-blié la liste des courses, je l’ai réé-crite entièrement.»Emmanuel Macron ambitionne de faire comprendre à la droite qu’il est de droite et qu’il n’y a donc aucune raison de voter pour une autre droite, ringarde, divi-sée et loseuse. C’est comme s’il prenait les électeurs de droite pour des imbéciles, parce que c’est étrange de mener à ce point une politique de droite et de croire que la droite ne s’en rendra pas compte. Si j’ai bien compris, comme il a piqué la droite à la droite, il a peur qu’elle boude, fu-rieuse qu’il ne lui reste rien.•

Prochain «Si j’ai bien compris…» le 19 décembre.

Si j’ai bien compris…

ParMathieu Lindon

Vous allez adorer l’article 24 réécritSon charme vous a échappé ? On va vous le faire autrement et ce ne sera que du bonheur.

Résidence sur la terre

ParPierre Ducrozet

d’impunité partagé, les coups portés à Michel Zecler n’auraient pu l’être avec autant de rage dé-bridée. C’est parce qu’on se sait protégés par une hiérarchie, en-couragés par un préfet, soutenus par un ministre, couverts par des supérieurs et des collègues, que l’on peut frapper ainsi. C’est parce qu’on se pense bien au chaud dans un système de peur et de haine, que l’on croit appartenir à un ensemble de valeurs largement partagé, qu’on se sent en droit de faire cela. Ce n’est pas une dérive, c’est un p’tit coup de chaud par-faitement justifiable – ce qui fut d’ailleurs fait.Car oui, visiblement la police est traquée, et c’est pour cela qu’elle craque parfois. Vous plaisantez ? Qui est traqué, le gars qui n’est pas de la couleur qu’il faut ou le type à matraque et lacrymo ? Les mi-grants qui installent leurs tentes sur la place de la République ou le corps républicain qui vient les dé-loger comme des sous-hommes ? Cette vieille ritournelle de la tra-que et de la pression est honteuse et dégradante.Il faut donc une hiérarchie pour en arriver là. Or qui a nommé le préfet de police Lallement, dont on ne

compte plus les méfaits ? Le prési-dent de la République, dans le but affiché de calmer ses ouailles. Qui a nommé Darmanin, même sous le coup d’une plainte pour viol, au poste de ministre de l’Intérieur, et fait mine aujourd’hui d’être ­dépassé par sa créature ? Le même, pour serrer les vis. Macron pour-rait les désavouer tous les deux et rétablir le calme ; il ne le fera pas. Il préfère s’enferrer dans ses pas-sions tristes, dans son assise réga-lienne. On savait qu’il s’entourait mal ; on a désormais compris que c’était un choix.Ce que nous observons, là, devant nous, c’est un monde à venir. Auto-rité, sécurité, hygiène, contrôle, calme et absence de volupté. Ce qui est terrible, c’est que l’arsenal juridique voté ces dernières semai-nes formera une saisissante ma-traque pour un hypothétique gou-vernement d’extrême droite. Ce qui est plus terrible encore, c’est que cette même matraque sert déjà à un gouvernement républicain, qui mérite chaque jour un peu moins son nom.•

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Paul B. Preciado et d’Emanuele Coccia.

ont pu faire croire, un moment, qu’ils incarneraient le changement alors qu’ils sont les pires arrières mondes qui soient. Il y a un sys-tème de représentation politique qui fige dans le marbre le cynisme et la pyramide sociale.La lutte contre le racisme dans la police ? Oh, cela ne nous concerne pas. La lutte contre la domination masculine ? Vous rigolez, tout ça c’est réglé en France – il y a eu 68 je vous rappelle. Le combat écolo-giste ? On fait déjà beaucoup, beau-coup, c’est aux autres de s’y mettre maintenant. A chaque vague, à chaque combat, dont les embruns menaceraient l’idyllique Répu­-blique de France, on écarte d’un revers de main : excusez-moi, vous avez dû vous tromper de porte, ici c’est le pays des Lumières. Black Lives Matter peut bien s’épandre sur la planète entière, le mouve-ment s’arrête tel le nuage de Tcher-nobyl à la frontière de l’immarces-cible royaume.Il faudra pourtant accepter les examens de conscience et l’en-tière rénovation de l’institution policière, en particulier de son inspection générale, qui porte bien son surnom de grande blan-chisseuse. Sans un sentiment

Un petit coup de chaudPourquoi la dérive autoritaire ne soulève-t-elle pas un «Black Lives Matter» français ?

F ermez les yeux, c’est un jeu – pas celui de l’île déserte mais presque. Si vous ne de-

viez garder que trois choses, allez quatre, de votre existence actuelle au sein de cette société, qu’est-ce que ce serait ? Le gouvernement français lève le bras en premier, c’est à lui de parler : eh bien ce se-rait le travail, la famille, la patrie, et la sécurité bien sûr aussi. Vous rouvrez les yeux : vous auriez mieux fait de les garder fermés. Vous, vous aviez choisi autre chose, mais bon on s’en fout, vous avez raté votre tour. Vous aviez, in-nocent que vous êtes, choisi ce qui vous fait vraiment tenir debout, la musique, la vie sociale, la liberté, le cinéma, marcher dans l’air frais. Ah, fucking hippies ! Vous vous nourrissez d’art et d’utopie, c’est ça ? Visiblement, oui.Le durcissement de la politique gouvernementale est à compren-dre ainsi : l’ordre est essentiel à ­notre survie, à la différence de la réflexion et de l’émotion. L’ordre doit tenir quand tout tremble au-tour – ce qui inclut la possibilité du dérapage.Les innombrables violences poli-cières durant le mouvement des gilets jaunes (devenues nombra-bles grâce au formidable travail de David Dufresne), la mort de Steve Maia Caniço à Nantes, chaque jour de nouveaux éclats de haine : quelque chose de puissamment rance est à l’œuvre à l’intérieur du corps de police, dont souffre l’en-semble du corps de la société fran-çaise – lesquels, heureusement, ne se confondent pas.Comment ces trois années, de ma-nière générale, et l’affaire Michel Zecler en particulier, ne débou-chent-elles pas sur un mouvement global, comme ce fut le cas pour la mort de George Floyd ? Cette mort emblématique, nous l’avons pour-tant déjà eue à mille reprises, de-puis Adama Traoré jusqu’à Steve Maia Caniço. Qu’y a-t-il de si soli-

dement vaseux dans cette Républi-que de France pour que ses statues tiennent encore debout alors que tout vacille ? Il y a des atavismes si puissants, des conservatismes si ancrés, des certitudes si vieilles et fallacieuses, capitale-du-monde, phare-des-lumières, qui conti-nuent à aveugler ceux qui pourtant rôdent dans de vastes cimetières sous la lune, avachies banlieues du monde. Il y a des élus dont la jeu-nesse et l’apparent bonapartisme

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Des averses circulent du sud-ouest auxrégions du centre et jusqu'en Normandie. Ailleurs, le temps est plus calme et sec. L’APRÈS-MIDIEncore un temps instable surun grand quart sud-ouest avec des averseset de la neige dès 400-500 m sur le Massifcentral. Ailleurs, le ciel hésite entreéclaircies et nuages porteurs de raresaverses.

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David Fincher, le festival de «Kane»

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22 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Il existe une différence entre un biopic et un biopic : en 1941, au ­moment de la sortie de

­Citizen Kane, bio romancée en morceaux du magnat ­William Randolph Hearst, tous les protagonistes, «ins-pirés d’êtres réels» comme il convient de spécifier au-

jourd’hui, étaient vivants, puissants, célèbres, contem-porains du film – qu’ils ­virent donc, spectateurs ­d’eux-mêmes à leurs dé-pens ; dans Mank, en revan-che, ­biopic maverick autour du film de Welles considéré comme sommet occulté du destin de son scénariste, tout le monde est mort. C’est un film de revenants en noir et blanc, de spectres. Et

d’abord, celui dont Fincher fait le portrait en ­discret clair-obscur et touchant recto tono : le scénariste et son double, son père. Mank c’est Herman J. Mankiewicz, frère aîné de Joseph L., qui écrivit en service commandé ce film à l’habit de cinéma trop grand pour lui qu’est ­Citizen Kane, et c’est aussi Jack Fincher, scénariste pos-thume d’un film réalisé par

son fils, qu’il ne verra jamais. Décédé en 2003, Fincher père avait écrit Mank pen-dant les années 90 mais, malgré son rejeton en plein essor de wonder boy holly-woodien, le projet fut jugé trop casse-gueule pour être produit. Près de trente ans plus tard, après la réussite de sa série Mindhunter, Mank devient le projet laissé au choix et contrôle du seul

­David ­Fincher (à l’instar de Welles à la RKO), libre et maître.

L’existence est le combatMank est donc un film sur le cinéma dont le cinéma n’a pas voulu qui, des années après, devient une œuvre de plateforme en lieu et place du «studio», un film «de grand écran pour la télé»

– tout un programme, déjà, dans l’ironie. Merci Netflix. En laissant d’une main la fi-gure du «cinéaste-auteur» tout-puissant s’autodissou-dre dans un arrière-fond nimbé de sa propre aura (et Welles n’en sort guère grandi), tout en réhabilitant de l’autre la figure du «scéna-riste-mémorialiste» (Mank à son poste d’observateur du temps perdu, alité et plâtré à

ParCamille nevers

Un père et «Mank»Dans son nouveau film, le premier depuis «Gone Girl», David Fincher adapte un scénario de son père disparu et rend hommage à une figure éclipsée de la légende hollywoodienne, le scénariste de «Citizen Kane», Herman J. Mankiewicz. Un biopic somptueux sur l’obsession et la paranoïa.

Tom Burke (Orson Welles) dans Mank, exclusivement visible

sur Netflix. Photo NETFLIX

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23

peu près comme James Ste-wart dans Fenêtre sur cour), ­Fincher, cinéaste inégal, ­signe sensiblement et intelli-gemment, enfin des deux mains, son film le plus pas-sionnant, le plus personnel.La figure du père irrigue, de The Game à Millénium, maints de ses récits. Cette fois, elle en est le centre aveugle. Si en 2020 le specta-teur n’a plus les clés, s’il n’est pas expressément cinéphile – qui sont ces gens, d’Irving Thalberg à Marion Davies, d’Upton Sinclair à Charles Lederer, pour un spectateur d’aujourd’hui ? –, alors l’en-treprise de Fincher s’emploie à sceller hermétiquement le mausolée du cinéma d’an-tan, comme ce qui fut une idée du cinéma dont les réfé-rents sont devenus au-jourd’hui illisibles pour la plupart (geste funèbre et nostalgique), tout en rendant hommage à la figure du re-belle et du bouffon, le scéna-riste vu comme «diariste» fondamental, termite politi-que au sein d’un système de propagande bien rodée et ­cependant paradoxale : Hol-lywood. Or l’illisibilité du monde appairée au caractère obsessionnel d’un protago-niste qui s’entête coûte que coûte à ­vouloir tout déchif-frer, arcanes ­paranoïaques d’un jeu de rôle aux masques et volte-face en abyme, c’est bien le cœur du cinéma de ­Fincher.Le monde fincherien est ­ensemble vu comme «club

fermé» et comme «game ou-vert», l’existence est le com-bat (fight) de l’homme qui se révèle à lui-même, son pro-pre rébus. Mank est de cette étoffe-là, toujours aussi anti-pathique, vaniteux et maso-chiste, mais beaucoup plus brillant et lucide que les per-sonnages auxquels nous a habitués Fincher – la figure paternelle exposée ici par ri-cochet lui permettant cette distance et cette tendresse soudaines, perceptibles dans la relation inédite entre Mank et la comédienne Ma-rion Davies, à laquelle le film rend un hommage mérité, une vérité humaine que ­Citizen Kane avait salement escamotée. Dandy alcooli-que et beau perdant, cyni-que, Mank traverse le monde en titubant, en vomissant, en provoquant, faisant le clown embarrassant qu’on attend de lui (jusqu’à une certaine limite), être dupe et non dupe. Sans illusions et qui cependant ne se remettra ja-mais de voir la pourriture re-nouvelée du spectacle au-quel il contribue, de la société aux idéaux trahis qu’il dépeindra dans Citizen Kane.

Gigantesque trompe-l’œilToute tentative de s’extraire de la folie, de sortir de l’ob-session, de l’addiction, est sans issue, le jeu sans fin. Le film, somptueux et mania-que, glisse en fondus au noir de scènes tour de force (les réceptions byzantines, les fo-lies hollywoodiennes) en scè-nes murées vives (les solitu-des créatrices, les asthénies suicidaires). Image du laby-rinthe, enchâssement, im-passes, du puzzle et du rébus, dont Mank est à la fois l’en-quêteur et l’énigme, remplis-sant les cases et raccordant entre elles les pièces du récit.Il faut alors considérer que si Mank est un grand film, c’est qu’au-delà de l’obsession, thème ostentatoire toujours un peu ramasse-miettes chez Fincher, il traite frontale-ment, via son personnage autodestructeur, des dom-mages collatéraux de tout obsessionnel : de l’arrogance et la disgrâce. L’hubris chez Fincher est au cœur de l’en-quête, la volonté de savoir, de révéler la vérité vraie, et la conviction d’être celui à qui cette vérité est due, l’élu, le plus fort, le plus malin, alors celui qui dans la démesure et la mégalo deviendra fou, ou flic (Mindhunter). Terrassé par l’arrogance quand elle tourne à la bêtise de l’obses-sion à vide, nourrie de rien si-non d’elle-même. L’ambition, civique, artistique, justicière, ne s’applique plus à rien qu’à son propre délire (The Social Network, Zodiac, Millénium,

The Game) et perd toute forme de rapport à la fa-meuse réalité qu’elle pistait. Pas de réalité qui tienne, rien qu’un gigantesque trom-pe-l’œil, mais c’est l’œil qui trompe. Qui met en scène, qui est instrumentalisé ? Souvent le (vertige du) même. Mank a l’avantage et la ­malédiction de le savoir : paranoïa désabusée et terri-fiée du ­manipulateur mani-pulé (par un consortium om-nipotent, par la propagande de «l’usine à rêves» holly-woodienne, ou par une femme machiavélique au pire) ; comme l’homme pro-tagoniste est rarement «sym-pathique», l’affaire se corse.Le personnage de Mank n’est pas le modèle exemplaire et rebelle de l’artiste maudit, et il est même l’anti-jeune loup,

l’anti-Orson Welles. C’est un loser déjà sur le retour qui non seulement le sait, mais en plus le cultive. Et c’est là que ça devient intéressant.

Une société qui a préféré oublierLe créateur, ou l’auteur, ou le héros du film, n’est plus ni celui qui s’y croit ni celui qu’on croit. C’est le scéna-riste, celui qui a failli ne pas avoir son nom au générique, confié à l’usurpateur tout-puissant. C’est celui qui ­préside au récit, et Fincher s’affirme ici, digne héritier de son père qu’il venge sans grande illusion sur lui-même, en méthodique «dra-maturge» plus qu’en forma-liste. L’architecture du récit est ce qui toujours intéresse Fincher, bien plus que la

profondeur de champ ou la prouesse m’as-tu-vu techni-que, comment une histoire fonctionne et dysfonctionne, comment les trous et les­ ­climax s’enchâssent et cou-lissent, se conforment à une malléabilité ­romanesque de l’esprit, l’intéresse davantage que les introuvables «images mentales» d’un design de mise en scène. Fincher est un raconteur et pas un ima-gier. D’où qu’il revienne à Ci-tizen Kane sans en faire le culte ou idolâtrer le monde qui l’a vu naître au contraire, mais pour ressusciter en toute intimité son père et Mank. Et à travers eux, pas mal d’autres films en noir et blanc tels des rêves de givre, dont le sujet de confession biographique autrement abordée fut aussi le cinéma :

Fellini (Huit et demi), Fass-binder (le ­Secret de Veronika Voss), Minnelli (les Ensorce-lés), Ray (le Violent), Burton (Ed Wood), etc. Herman Mankiewicz, le frère, et Jack Fincher, le père, cette fois sont deux rois sans divertis-sement, bouffons hyper-mnésiques jetés sur la scène absurde d’une société qui a préféré oublier. Mank fait miroiter les restes d’un rébus échoué. La réalité se trouve réduite à son vestige, à des morceaux perceptifs solilo-qués que le héros, addict à son rêve, organise sur sa ma-chine à écrire en lambeaux de récit acheminé.•

Mank de David Fincher avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Charles Dance… (2 h 12) sur Netflix.

Gary Oldman dans le rôle de Herman J.

Mankiewicz, frère aîné de Joseph L., qui écrivit

en service commandé Citizen Kane.

Photo Netflix

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Page 26: Lib 233 ration - 05 12 2020

respirateurs, les écrans, les mas-ques, mais surtout les gestes boule-versants des soins hospitaliers, en-tre haute technologie et délicatesse du lien humain. Dans la lutte pour la vie, les corps souffrent et s’entrai-dent, les mains se tendent, les têtes se rapprochent. Les humains sont devenus des fantômes d’eux-mê-mes, les malades entrent en lévita-tion. Quasi mystiques, les images pourraient être celles de vitraux d’église. Alors que la planète se fige, D’Agata saisit un monde de gisants dont on ne sent ni les miasmes, ni le sang, ni la merde, mais où les âmes sont des étincelles, des ­ «lucio-les», écrit parfaitement Philippe Azoury. L’ouvrage est porté par des textes poignants, ceux du philoso-phe Mehdi Belhaj Kacem notam-ment, qui a perdu sa mère et qui voit dans les places vides du métro celles des infectés, des suicidés, des fragi-lisés.­ ­Celles de nos morts partis avec la pandémie.

Clémentine Mercier

VIRUS d’ANTOINE D’AGATA à la Fondation Brownstone,26, rue Saint-Gilles (75003), jusqu’au 16 janvier. Et aux éditions Studio Vortex, 75 €.

le prennent en résidence et il y passe nuit et jour. D’autres lui ou-vrent leurs portes, le virus est par-tout : Argenteuil, Marseille, Salon-de-Provence, Nancy, dans les Ehpad et jusque dans les morgues. Des ma-lades et des morts, le photographe rapporte des tableaux quasi abs-traits où se distinguent les tubes, les

houettes furtives, les corps échoués sur le bitume, les rues vides. Alors que les villes sont paralysées par la surveillance policière, que les sirè-nes des ambulances font monter la peur d’un cran, le photographe, grâce à une commande du New York Times, est autorisé à entrer dans les hôpitaux. Deux services hospitaliers

sultat de son travail acharné est au-jourd’hui visible dans une saisis-sante installation à la Fondation Brownstone, à Paris. Mais surtout, il est rassemblé dans un livre-pavé magistral, auto-édité, qui, à ce jour, est le seul ouvrage à se coltiner frontalement et artistiquement la pandémie. Si des centaines de sé-ries photographiques de confine-ment ont vu le jour, qui d’autre que D’Agata a été au front avec un proto-cole brillant – le choix de la thermo-photographie (une photographie qui capte la chaleur) – et une opi-niâtreté sans relâche ? Dans un ha-bile mélange de fureur et de pudeur, la photographe de Magnum a su saisir l’humanité vacillante, dans des images qui feront date. Démis-sionnaire de son poste de vice-pré-sident de l’agence, il entre en résis-tance, pour la nécessité absolue du témoignage de la tragédie.Avant même une commande passée par Libération, au début du confi-nement, le photographe enregistre, via les écrans, les prémices venues de Chine, le centre d’urgence Covid de Taverny, les contrôles de police… Puis, à l’aide d’un appareil thermi-que aux couleurs rouge sang séché, il capte de ­façon compulsive les sil-

Voir ou ne pas voir ? C’est toute la ques-tion. Regarder le vi-rus dans les yeux, là

où il fait des ravages, ou mettre des œillères ? Arpenter les rues désertes aux airs de fin du monde ou rester calfeutré chez soi à zieuter par la fe-nêtre ? Alors qu’un linceul d’effroi et d’inertie s’abat sur la France en mars 2020, le photographe Antoine d’Agata n’hésite pas une seconde. Le nomadisme chevillé au corps et les nerfs optiques pulsant sous ses tempes, il fonce dans l’urgence et bat le pavé pour saisir la tragédie du coronavirus, ce minuscule et ­terrible ennemi qui fait basculer le monde et plonge les plus fragiles dans la misère ou l’au-delà. Le ré-

26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Dans une expo et un livre magistral, le photographe de Magnum a rassemblé son travail au long cours sur la pandémie. Usant de la thermo­-photographie, c’est un témoignage à vif sur une humanité vacillante en temps de Covid.

Service réa Covid-19, hôpital Bagatelle, Bordeaux (Avril 2020). Photo Antoine d’Agata. Magnum Photos. Courtesy Magnum Gallery et Galerie des Filles du Calvaire

Photo / Antoine d’Agata, degrés et de force

Série / «Detectorists», victimes de la motteOde aux hobbys étranges et aux «freaks» lunaires – ici des «détectoristes» de métaux –, la mini-série britannique, visible sur Arte, offre un condensé d’humour british et invite à lever le pied pour mieux regarder le monde.

«Les archéologues rassemblent les faits, les pièces du puzzle. Ils

étudient nos modes de vie passés, mais nous, ce qu’on fait, c’est diffé-rent. On déterre des souvenirs éparpillés, on s’intéresse aux his-toires, aux personnes. Nous, on voyage dans le temps.» Les der-niers mots de Detectorists revien-nent à Lance, quinqua au cœur brisé et occasionnel distributeur de maximes inspirées, brillam-ment interprété par Toby Jones, droopy roux aux joues tomban-

tes, au front fripé et aux yeux ju-véniles. A ses côtés, se tient Andy (Mackenzie Crook, vu dans Pi­-rates des Caraïbes ou dans la ver-sion originale de The Office, et ici showrunner), grande carcasse émaciée et fragile, avec lequel il passe son temps à arpenter la cambrousse en suivant le même rituel psychotique : agiter le bras selon un mouvement de balan-cier latéral, la tête baissée scru-tant des mottes de terre. Lancy et Andy sont des prospecteurs, des «détectoristes» de métaux et ils excavent les richesses enfouies dans le sous-sol britannique. Des languettes de canette à la tonne, des pennies, des boutons au kilo et une relique occasionnelle. In-compréhensible hobby qui leur tient lieu de retraite spirituelle (à guetter le bip providentiel, un casque sur les oreilles, ils se cou-pent du monde autant qu’ils font un avec la terre) et de boudoir à ciel ouvert, les deux compagnons passent autant de temps à deviser sur les qualités de leurs présenta-teurs de jeux télé ­préférés ou des

gens de leur entourage qu’à étu-dier les sols qui pourraient dissi-muler ce trésor saxon après le-quel ils courent au ralenti.Délicieuse petite chose comme seule la télévision britannique sait en produire, Detectorists s’empare d’un passe-temps dont tout le monde se fiche (dans tous les sens du terme) pour en tirer une ode aux hurluberlus, un baume apaisant à destination de tous les adeptes de dadas che-lous, du collectionneur de pisto-lets à eau au réarrangeur compul-sif de bibliothèques. La série se donne à voir comme une comé-die, avec son lot de freaks – mo-qués mais pas jugés – rassemblés autour du Danebury Metal Detec-ting Club, mais plutôt que de s’inscrire dans la rythmique ­sitcom et ses gags chronométrés, Detectorists traînouille, se pose en dilettante sous un chêne, his-toire de prendre le temps d’ap-précier les silences confortables que s’autorisent ses deux person-nages principaux. Une placidité peu commune pour un 28 minu-

tes, format qui appelle à conden-ser, à chercher l’essentiel, mais qui colle à cette voie moyenne à laquelle se tient la série. Entre le banal et l’extraordinaire. A la ma-nière d’un morceau de folk pas­-torale, la série chante la beauté d’un buisson dans la brume, d’un bourdon dans les hautes herbes, mais ne verse jamais dans une idéalisation de la cambrousse ­façon Jean-Pierre Pernaut. De la même manière, si l’on se débat avec les missions d’intérim pour-ries ou la fermeture programmée de petits commerces, Detectorists reste à bonne distance de la tra-gédie sociale. Et trouve le beau dans le tiède, dans le pas grand-chose. Où après avoir scruté des heures des mottes de terre, on re-vient bredouille mais légèrement moins paumé dans sa quête d’un peu d’amour, d’une place, d’un équilibre. Une série solaire mal-gré le ciel britannique.

Marius Chapuis

Detectorists Trois saisons sur Arte.tv.

Toby Jones, droopy roux, et Mackenzie Crook, grande carcasse fragile. Arte

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 u 27

Ace Ventura en Afrique (1985). Photo COLLECTION CHRISTOPHEL

Ciné / Racines CarreyUn essai revient sur la trajectoire de l’acteur, de son avènement à son effacement. Et, à travers lui, une analyse brillante des mutations de la comédie populaire américaine.

Il surgissait ces derniers jours sur le plateau de Saturday Night Live, ramenant à notre bon souvenir, sous les traits ridés du président-

élu Joe Biden, un gimmick tiré de son âge d’or nineties adressé à ­Donald

Trump : «Loooser !» Jim Carrey, géant de la comédie régressive américaine hier et plutôt discret depuis, va sur ses 60 ans – comment est-ce possible ? Critique de cinéma pour Carbone, Trois Couleurs et Critikat, Adrien ­Dénouette lui dédie un essai passionnant paru chez Façonnage Editions (jeune mai-son indépendante dédiée à l’analyse de la pop culture dans des formats très graphiques). La haute estime qu’il porte à son sujet se transmet admirablement à travers ces 200 pages, ­pareilles à une étude d’histoire de l’art consacrée au «rire dégénéré». De la trinité gagnante de 1994, Ace Ventura, The Mask et

Dumb & Dumber, au lissage numérique d’une carrière gagnée par le climat ­moral puritain post-2001, Jim Carrey, l’Amérique démasquée retrace l’avè­-nement, puis la déroute d’un freak de ­génie, en articulant sa trajectoire avec les mutations socio-politiques de l’Amé­rique et celles de la culture de masse – notamment la révolution des effets spéciaux. Ces qualités dialecti-ques renforcent la pertinence du livre bien au-delà du cercle des lecteurs dont Carrey marqua l’enfance, et de la sé-duction de son argument «madeleine de Proust». Multipliant les allers re-tours entre l’ère du burlesque muet et du parlant, la chute de Buster Keaton et la revanche de la physical comedy, Dénouette fait dialoguer les carrières des idoles populaires à travers les gé­-nérations : qui est Jim Carrey face à un Robin Williams ? En quoi est-il l’envers de son compatriote Keanu Reeves ?Ce n’est pas la moindre des qualités d’un essai sur la comédie que d’être drôle à la lecture : le savoir-faire d’un maître de la farce écervelée est ici ver-balisé avec un bonheur évident. Echa-las au «corps érectile» dont le visage af-fecte l’élasticité du chewing-gum, Jim Carrey, selon Dénouette, sacra l’apogée de l’entertainment à son «stade anal», adressé aux enfants comme par malen-tendu. Les années 90 en accouchent sous la forme d’un «gigantesque étron» sorti de l’arrière-train d’un pachy-derme, et son ascension marque le ­règne du «dollar prout».On entend finalement peu Jim Carrey – les citations d’interviews se comptent sur les doigts d’une main. L’essai n’ex-prime aucun fétiche pour le story tel-ling qu’il aurait lui-même livré de sa carrière (y compris dans son roman ­autofictif Memoirs and Misinforma-tion, inédit en France), et les éléments biographiques passent aussi vite que les allusions au déclin de sa santé men-tale, documenté dans les tabloïds. C’est qu’il vise moins à démasquer l’homme que les paramètres culturels qui ont successivement accueilli, puis ringar-disé les hérétismes de la dumb comedy moderne. Dénouette en identifie les di-gnes héritiers, tel Eric Judor en France, qui signe joliment la préface. Mais es-time que l’outrance a déserté le rire de masse des années 2000 avec le nou-veau règne Marvel, et tempère la force de frappe de la génération redevable aux frères Farrelly (Judd Apatow, Steve Carell et consorts). On verrait là du pur déclinisme s’il ne rendait pas aussi jus-tice aux nouveaux refuges de l’humour «disjoncté» : le stand-up, la série ou en-core la «mème culture», ­terrains où trouve encore à s’ébrouer l’idiotie, por-tée à un haut degré ­d’érudition.

Sandra Onana

Jim Carrey, l’Amérique démasquée d’Adrien Dénouette Façonnage Editions, 200 pp., 20 €.

Dumb & Dumber (2014). Photo COLLECTION CHRISTOPHEL

Incarnant Joe Biden pour le Saturday Night Live, en octobre. Photo AP

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28 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Kazuo Hasegawa dans la Vengeance d’un acteur, en 1963. Il tenait déjà le premier rôle dans la version des années 30. Photo KADOKAWA

DVD / Kon Ichikawa lâche l’hybride

La beauté n’est pas fille facile et ­parfois quel-ques (dé) tours s’im­-posent. Alors contour-

nons. Le monde est une scène, la vie un spectacle. Shakespeare, Vin-cente Minnelli l’ont écrit, mis en scène, déclamé, chanté, dansé. Et c’est ce mantra vieux comme Ma-thusalem, ou disons le théâtre anti-que, qui pourrait bien donner au re-gard ébloui les clés d’une œuvre à la splendeur hallucinée, mais par-fois déroutante pour un spectateur peu familier du traditionnel kabuki, auquel Kon Ichikawa rendait ­hommage dans la Vengeance d’un acteur (1963), œuvre scindant en son milieu une filmographie longue comme le bras, saluée au Japon pour son éclectisme et son mélange des genres, mais dont ­l’essentiel reste encore à découvrir à l’inter­-national.

Fulgurances. Remake d’un trip-tyque réalisé en 1935 par Teinosuke Kinugasa, la Vengeance d’un acteur aurait pu ne pas s’affranchir des écueils du film de commande. Ichi-kawa, dont la carrière marquait un fléchissement à l’orée des an-nées 60, s’était vu confier ce projet par les studios de la Daiei pour of-frir au comédien Kazuo Hasegawa – qui tenait déjà le rôle principal

Dans son remake de «la Vengeance d’un acteur» de Teinosuke Kinugasa, le cinéaste livrait, dans les années 60, une œuvre éblouissante, ode au kabuki, aux faux-semblants et aux identités troubles.

dans la version initiale des an-nées 30 – un écrin à la mesure de son immense talent dans un double emploi d’acteur ­travesti et d’un bandit de grand chemin.Cadeau empoisonné, en réalité, tant le sujet semblait alors passé de mode, mais dont le cinéaste va s’emparer pour en tirer une œuvre personnelle, une éblouissante fée-rie formelle aux couleurs explo­-sives, où le théâtre et la vie se ­confondent et s’infusent, un pur film de mise en scène où l’hybrida-tion est le maître-mot. Comme son titre français l’indique, l’argument reprend une traditionnelle histoire de vengeance : au cours d’un spec-tacle de kabuki, ­Yukinojo, un acteur

onnagata (homme déguisé en femme) reconnaît dans le public ceux qui avaient provoqué la ruine et le suicide de ses parents. Pour fo-menter sa vengeance, il séduit la fille d’un de ses ennemis et mani-pule son entourage, révélant sous une douceur gracieuse, le froid ­calcul du stratège et une virtuo-sité fugace dans le maniement du sabre…

Genres. Si l’intrigue tient sur un fil, le cinéaste l’expédie dès les pre-mières minutes. Le film se joue ailleurs, et notamment dans la mise en scène qui rivalise d’audaces et de fulgurances. Ainsi, l’utilisation du Cinémascope étirant l’écran telle

une scène de théâtre, l’art d’isoler les personnages par des effets gra-phiques hérités de l’animati on dont Ichikawa était féru, un mé-lange de statisme et de vitesse dans le montage, l’alternance de plans larges dans les moments narratifs et de très gros plans dans les scènes d’action, un découpage rapide ré-duisant les acteurs à des figures métonymiques (une main saisis-sant une dague, un pied escaladant un mur, la lame d’un ­sabre scin-tillant dans la nuit), sans oublier l’usage inédit de l’ombre, un noir d’encre, nappe menaçante ­divisant le cadre et enveloppant les corps jusqu’à les engloutir peu à peu.Le monde est une bulle, où tout

n’est qu’apparences et faux-sem-blants, semble nous dire Ichikawa qui s’évertue à jouer des iden­-tités hybrides, mixant cultures ­japonaise et occidentale (le kabuki et la ­bande-son jazz), brouillant les ­genres sexuels (l’acteur ne quitte ­jamais son apparence féminine, même à la ville) et ­ciné­-matographiques (film de sabre, mé-lodrame, comédie), jusqu’à instiller à ce chef-d’œuvre méconnu une étrangeté, aussi dérangeante que fascinante.

Nathalie Dray

La Vengeance d’un acteur de Kon Ichikawa Coffret DVD et Blu-ray (Rimini Editions).

Clip / Mansfield. TYA sonne le glaive

Une abbaye, un glas sinistre, des images engluées dans une fine couche de brume : même pas dix secondes

et on est dedans. Le reste est à l’avenant – procession de vestales affligées menée par de lugubres pénitents, chapelle bla-farde, orgue de cauchemar, carmélite ri-gide vêtue de noir prononçant sa lourde sentence de mort. Et puis tout part en brioche, on sort les synthés, le beat 4 / 4 et les épées, et c’est parti pour la grande castagne médiévalo-romantique, pleine

de roses, d’armures, de cottes de mailles et d’affrontements épiques. Ça démarre comme de la nunsploitation all’italiana, catégorie chaotico-lugubre, à la Bruno Mattei. Ça finit en baston tragique, dans une esthétique entre Reine Margot et black metal nordique. Ça s’appelle Auf Wiedersehen, c’est réalisé par Nicolas Medy et c’est le nouveau clip de Mans-field. TYA, premier extrait de Monument ordinaire, sixième album à venir en fé-vrier du duo formé par Rebeka Warrior (Kompromat, Sexy Sushi) et Carla Pal-

lone. Surtout, ça a une sacrée gueule, ça dure sept minutes et des brouettes et, Dieu merci, c’est amené à continuer – la vidéo finit sur un carton «à suivre» – parce qu’il y a là le brouillon d’une fres-que trashy, poétique et dure à queer qui donne des envies de coups de glaive dans le rigide ronron de la fiction française.

Lelo Jimmy Batista

Auf Wiedersehen de Mansfield. TYA Réalisé par Nicolas Medy sur YouTube.c

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Surprises de stars

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30 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

«Surprise ! Ce soir à minuit sort mon huitième album !» Le

23 juillet, la chanteuse américaine Taylor Swift prend le monde de la musique de court en un tweet. Alors qu’elle n’avait pas sorti de titre de-puis plus d’un an, seize chansons apparaissent d’un coup sur les pla-teformes de streaming. Quelques mois plus tard, la chanteuse pop Ariana Grande fait de même avec son sixième album, Positions («J’ai hâte de vous faire écouter mon nou-vel album qui sort ce mois-ci», dit l’Américaine sur ses réseaux so-ciaux), tandis qu’en France le rap-peur belge Damso sort son album QALF le 18 septembre en confirmant la veille, sur ses réseaux sociaux, sa date de sortie. Beyoncé, Drake, Emi-nem, U2… : depuis quelques années,

l’album surprise est devenu la norme chez les plus gros artistes. Et malgré l’absence de promotion pré-alable, la stratégie porte ses fruits : tous ces albums ont au moins été certifiés disques de platine ou de diamant à travers le monde.

«Beyoncé a changé l’industrie»A quand remonte cette mode des al-bums dévoilés sans crier gare ? Sans doute à la fin des années 2000. Sans prévenir, en 2007, Radiohead sort son septième album, In Rainbows, sur son site internet, à prix libre. Du jamais vu. Mais c’est une autre sor-tie qui va démocratiser cette ten-dance quelques années plus tard. Le 13 décembre 2013 à minuit, Beyoncé sort son cinquième album, Beyoncé, accompagné de 14 clips (un par chanson) à la surprise générale de ses fans, qui en font alors le sujet le plus discuté sur les réseaux sociaux. Une première pour un artiste de ce calibre. La directrice artistique Te-resa LaBarbera, référence dans l’in-

ParBrice BossavieIllustrationBrEst Brest Brest

C’est l’une des stratégies favorites des stars : prévenir à la dernière minute de la sortie

d’un album sur les plateformes. Une manière de créer l’événement sur les réseaux. Mais comment

faire pour éviter que des titres ne fuitent ?

Le marketing du secret

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 31

dustrie musicale américaine, ­conseillère musicale de Beyoncé de ses débuts jusqu’à l’an dernier, se souvient : «Je pense que j’ai perdu quelques années de vie rien qu’en travaillant sur ce disque, rit-elle. Seules dix personnes étaient au cou-rant de la sortie de cet album dans toute l’industrie musicale, moi in-cluse. Tout était fait dans le secret, et tous les gens qui travaillaient sur ce projet devaient signer une clause de confidentialité.» Des artistes comme Drake, Eminem, U2 ou Da-vid Bowie lui emboîteront le pas. «Beyoncé a surpris tout le monde et changé l’industrie, affirme Teresa LaBarbera. Elle a prouvé que c’était une méthode qui fonctionnait à no-tre époque, même en étant très ex-posé comme elle.»En France, le phénomène est plus récent. Et concerne surtout le rap. Lors de son concert à l’AccorHotels Arena de Paris en décembre 2016, le rappeur Nekfeu crée lui aussi la sur-prise, en annonçant sur scène la sor-tie de Cyborg, son deuxième album,

la norme dans les années 2000, le streaming a pris le pas dans les an-nées 2010. «On ne pourrait pas faire d’album surprise sans le streaming, avance Teresa LaBarbera. Il n’y a pas de moyen plus rapide pour sortir de la musique. En physique, il faut des semaines pour produire les CD et les acheminer dans les magasins.» Surtout, ce mode de distribution permet d’éviter les fuites. Nekfeu a ainsi d’abord sorti ses albums sur les plateformes de streaming, avant de les rendre disponibles, une se-maine plus tard, en magasin. «Les vendeurs reçoivent les disques plu-sieurs jours à l’avance pour les met-tre dans les bacs. Ils peuvent en rap-porter un chez eux, le partager, analyse Diabi. Si le CD était sorti le même jour, ça aurait fuité, c’est cer-tain. Alors que sur les plateformes de streaming, tu peux sortir ton album du jour au lendemain.»

Créativité et confidentialitéDu côté des plateformes, on s’est d’ailleurs organisé pour pouvoir publier un album à la dernière mi-nute. «Il est aujourd’hui facile de sortir de la musique rapidement via une plateforme de streaming, con-firme Antoine Monin, directeur de la musique chez Spotify France. Les albums surprises, c’est une tendance qui est là depuis un petit moment. On a donc amélioré nos méthodes de publication pour pouvoir faire une mise en ligne rapide sur notre plate-forme si c’est dans la stratégie de l’artiste.»Pour les artistes, sortir un album surprise permet aussi de ne pas an-noncer de date de sortie. Ce qui fait automatiquement tomber la pres-sion. Lorsqu’il travaillait avec Nek-feu sur le double album les Etoiles vagabondes, Diabi a pu constater cette créativité sans pression : «Etant donné que Nekfeu ne com-muniquait pas sur son album, et qu’on n’avait pas de date de rendu, on a pu travailler sur la musique au-tant qu’on voulait. C’était agréable de pouvoir travailler entre nous tranquillement, sans avoir la pres-sion d’une date de sortie. On avait l’esprit plus tranquille.» Un album surprise exige cependant de savoir garder le secret. Pas toujours une chose aisée à l’heure des réseaux so-ciaux. Sur tous les albums de Beyoncé, Teresa LaBarbera faisait ainsi signer des clauses de confi-dentialité à tous les contributeurs du projet. «L’information peut sortir en un instant sur les réseaux. Et si c’est le cas, tout le travail est anéanti en un tweet.» Du côté de Nekfeu, on utilisait d’autres stratagèmes : «Dans les studios où on passait, je vi-dais tous les ordis à la fin de chaque enregistrement pour ne pas que les gens sachent qu’on était passés par là, raconte Diabi. Sur le premier al-bum, ça allait. Sur le deuxième, il fallait cacher un double album et un film !» Il se souvient : «On me posait tout le temps des questions quand je disparaissais plusieurs semaines pour aller enregistrer à l’étranger. Du coup, je disais que je partais en vacances.» Le prix à payer pour sur-prendre ses fans. Et gagner quel-ques streams.•

immédiatement disponible sur les plateformes de streaming. Trois ans plus tard, le rappeur parisien utilise la même stratégie pour son troi-sième album, les Etoiles vagabondes, qu’il accompagne d’un film. Diabi, musicien chargé de la réalisation des deux albums, raconte : «Au dé-but, on trouvait ça marrant, et plus le temps passait, plus ça devenait stressant. Pour Cyborg, le premier, on interdisait les vidéos pendant l’enregistrement, personne en dehors de notre équipe n’écoutait l’album, et les gens qui travaillaient dessus se déplaçaient eux aussi au studio. Même les graphistes.» Deux semai-nes après sa sortie, Cyborg devient disque de platine avec 100 000 ven-tes, sans interview ni clip.

«Un effet boule de neige»Pourquoi est-ce que les artistes sor-tent tous leurs albums sans préve-nir ? Sans doute parce que c’est un bon moyen de faire parler de sa mu-sique, à une ère où le public en est saturé. «Si vous êtes un artiste ex-posé, avec des fans qui parlent de vous, c’est un mode de sortie intéres-sant», appuie Teresa LaBarbera. Elle détaille : «Vous créez la surprise, donc les gens en parlent sur les ré-seaux sociaux. Il y a du bouche à oreille, et ceux qui ne connaissent même pas l’artiste vont en entendre parler.» Pour Diabi, l’effet de sur-prise a permis – entre autres – le succès massif des albums de Nek-feu. Il résume : «Dans le rap fran-çais, quinze albums sortent chaque semaine. Avec ce procédé, tu sors du lot en créant la surprise, et ça fait un effet boule de neige. C’est là ou ça a son utilité : tu te démarques.»Cette stratégie n’est pourtant pas à la portée de tous les artistes. En France comme aux Etats Unis, les artistes pop et rap sont ceux qui y ont le plus recours en raison de leur audience et de l’âge de leur public. «Pour sortir un album de cette ma-nière, il faut avoir un public très loyal, très actif sur les réseaux so-ciaux, analyse Teresa LaBarbera. Si le public de l’artiste est jeune, nom-breux, sur son téléphone toute la journée, il va être à l’affût et réagir sur les réseaux. Les fans et les médias vont alors se charger de faire parler de l’album.» Une méthode de pro-motion qui concerne donc plus les fans de popstars ou de rappeurs que des groupes de rock indépendant ou des chanteurs de variétés.Si les sorties surprises se sont dé-mocratisées ces dix dernières an-nées, c’est aussi parce que les moyens d’écouter de la musique ont évolué. Là où l’album physique était

De la techno futu-riste et engagée de Deena Abdelwa-hed aux expérien-

ces pianistiques de Vanessa Wagner en passant par les di-gressions sur Bach d’Arandel, le label parisien InFiné enchante par son large spectre aventu-reux. Une maison bien plus étendue que le seul domaine électronique auquel on le ré-sume trop souvent. Certaine-ment l’écrin parfait pour l’éclo-sion de Sabrina Bellaouel. Une jeune femme libre qui fuit toute tentative d’étiquetage facile.Ses premiers pas remarqués s’ef-fectuent il y a quatre ans en duo avec Jazzy Bazz ou Bonnie ­Banane sous influence r’n’b, tout comme son EP Illusion, in-trigant mais encore bien sage. Mais son passage chez InFiné en septembre avec le maxi fiévreux We Don’t Need to Be Enemies lui permet de lâcher les chevaux. Son r’n’b original bouillonne

sous les coups de boutoir élec-troniques.Impression confirmée avec son nouveau et passionnant Libra. Un manifeste ludique, comme autant de divagations sensuelles autour du format chanson, tout en le piquant au vif par de gros-ses basses electro. La preuve éclatante de l’immense champ des possibles s’étalant devant cette Algérienne globe-trotteuse (elle habite désormais Paris, après avoir vécu à Londres ou à Rotterdam), qui s’est prise de passion à 16 ans pour le gospel avant de s’enflammer pour le punk, Solange, Radiohead ou Arvo Pärt. Une certitude, elle n’aura plus jamais besoin d’être VRP, comme elle a pu le faire pendant un an pour vendre per-ruques et extensions, entre Bar-bès et Château-Rouge. Et ça, c’est une bonne chose.

Patrice Bardot

Libra (InFiné).

Le r’n’b barré de Sabrina Bellaouel

La découverte

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Le coffret

Même si l’on déteste Crocodile Rock et Song For Guy ou l’extravagance outrée du personnage, im-possible de résister à l’autobiographie hilarante et émouvante de Sir Elton parue il y a tout juste

un an. Cette spectaculaire compilation en huit CD, justement pré-sentée dans un format livre, permet d’en prolonger parfaitement la lecture en proposant, sur le dernier disque, toutes les chansons citées dans l’ouvrage. Loin des anthologies réalisées en mode pilo-tage automatique par un logiciel, le coffret Jewel Box a été supervisé par le chanteur, qui a sélectionné sur deux CD ses titres préférés.

Aucun hit facile, mais des morceaux précieux à (re)découvrir, comme ses deux collabora-tions avec le légendaire clavier américain Leon Russell.Les inconditionnels de cette incarnation vi-vante d’une pub Optic 2000 seront également ravis des trois CD compilant des démos, la plupart seul au piano, enregistrées entre 1965 et 1971. Et les fans de France Gall verseront une larme sur les duos (les Aveux, Donner pour donner), joyaux de l’énorme section «B Sides» (deux CD là encore). En réalité que des faces A.

Elton John au-delà des hits

Elton John Jewel Box (Panthéon/ Universal).

«L’information peut sortir en un

instant sur les réseaux. Et si

c’est le cas, tout le travail est anéanti

en un tweet.»Teresa LaBarbera directrice

artisitque, ex-conseillère musicale de Beyoncé

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Moodoïd & Juliette ArmanetIdéalUn peu la dream team de la jeunesse dorée de la nouvelle variété. Et là, deux avis s’opposent : on trouve ça d’une niaiserie insupportable (surtout en ce moment) ou on adore cette fraîcheur revigorante (surtout en ce moment). A vous de trancher.

Jitwam & FolamourSun After RainOn se croirait en 1998. Ne comptez pas dénicher dans cette house joliment rétro la moindre piste sur le futur de la musique électronique. Mais l’effet «fontaine de Jouvence» est bien agréable et cette mélancolie d’un temps passé énergisante.

playlist

Faire d’un morceau un tube tient parfois à une seule idée : un refrain accrocheur, un riff ful-

gurant, mais peut-être aussi l’utili-sation d’un instrument original, qui va donner une touche unique au ­futur hit. Et les exemples ne man-quent pas.

1 Le marimba de «Under My Thumb»

Si ce classique des Rolling Stones est signé Jagger-Richards, c’est bien Brian Jones qui lui a apporté sa tou-che unique. Durant l’enregistre-ment d’Aftermath à Los Angeles, il repère un ensemble d’instruments inhabituels dans le studio, dont il va lui-même jouer. Un marimba, donc, pour Under My Thumb, mais aussi un dulcimer, une sorte de guitare médiévale dans Lady Jane, et un si-tar sur Paint it Black. Jones ouvre ainsi la période «psyché» des Sto-nes, qui culmine avec Their Satanic Majesties Request en 1967, avant son renvoi puis sa mort en 1969. Ce mor-ceau est pourtant entré dans l’his-toire pour une raison plus macabre : c’est celui que les Anglais jouaient

Rien de tel qu’un son inattendu pour porter un tube.

au festival d’Altamont au moment exact où Meredith Hunter se faisait poignarder par un Hells Angel. Pas de happy end, ici.

2 Le clavecin de «Golden Brown»

La surprise est double. Omnipré-sent au XVIIe siècle, le clavecin est supplanté au milieu du XVIIIe par le piano. Réhabilité deux siècles plus tard, il se fraie une place dans la pop des années 60 chez les Kinks, les Yardbirds et bien d’autres. La va-gue punk a tôt fait de ringardiser ce

clavier à nouveau, mais les Stran-glers ne font rien comme tout le monde. Alors qu’ils officient dans un registre post-punk tendu, typi-que de l’époque, ils obtiennent leur plus grand succès en 1982 avec cette valse déglinguée. C’est l’une des ra-res compositions du claviériste du groupe, Dave Greenfield, récem-ment emporté par le Covid-19. Avec son idée brillante, il a produit un vé-ritable classique, apparu depuis dans le film Snatch ou les séries Umbrella Academy et Black Mirror. Culte, tout simplement.

3 La balalaïka de «Babooshka»

A l’est, toute ! Pour ouvrir son album Never for Ever (1980), la jeune Kate Bush décide de s’inspirer de la Rus-sie. Audacieux, alors que la guerre froide maintient encore le mercure très bas. Pourtant, l’humanité pro-fonde des paroles et son refrain culte font de Babooshka l’un des ti-tres emblématiques de la chanteuse anglaise. La balalaïka, qui apporte la touche slave nécessaire, est jouée par son frère aîné, Paddy. Versatile, il manie également sitar, mando-

line, koto japonais, scie musicale et didjeridoo. Pourtant, c’est un autre instrument qui a alors retenu l’at-tention : le Fairlight CMI, à la fois synthétiseur et échantillonneur, dont Kate Bush est une des premiè-res propriétaires. C’est à travers lui qu’est joué le bris de vaisselle à la fin du morceau. Et c’est juste-ment cette alliance entre musique traditionnelle et modernité qui va guider la suite de la carrière de la chanteuse.

4 Le clavioline de «Telstar»

Un voyage dans le passé en trois mi-nutes. Sorti en 1962, Telstar est em-blématique à plusieurs titres. D’abord, c’est l’un des derniers suc-cès du rock instrumental (avec les morceaux des Shadows) avant la dé-ferlante Beatles. C’est aussi un ­moment important de l’histoire d’amour entre pop music et ­conquête spatiale, son titre repre-nant celui d’un satellite tout juste mis en orbite. Le producteur et bri-coleur de génie Joe Meek évoque le décollage d’une fusée, en introduc-tion, en faisant tourner un stylo sur un cendrier. C’est aussi lui qui a l’idée d’incorporer un clavioline, synthétiseur primitif qui confère à Telstar un charme désuet, n’enle-vant rien à sa qualité. A la hauteur de Phil Spector, mais plus malchan-ceux, Joe Meek sera privé des royal-ties du titre en raison d’une accusa-tion de plagiat. La justice lui donnera raison en 1967… trois se-maines après son suicide.

5 Le steel-drum de «Crank That»

Tout est dans le gimmick. En 2007, à seulement 17 ans, le rappeur Soulja Boy obtient son premier tube avec Crank That, qui reste cinq se-maines consécutives en tête du Billboard Hot 100 américain et dé-croche une nomination aux Gram-mys. Il ne lui a pourtant fallu qu’une heure pour créer son instru, directement reconnaissable à ses trois notes de steel-drum. L’instru-ment est typique des musiques ca-ribéennes, mais Soulja Boy n’avait même pas à le savoir : il faisait sur-tout partie des sons disponibles dans le ­logiciel de MAO (musique assistée par ordinateur) FL Studio. Avec des paroles évoquant surtout la chorégraphie à adopter sur le dancefloor, le titre prouve qu’un tube peut se réduire exclusivement à ses gimmicks. Surtout, Crank That témoigne d’un changement de ­paradigme au mitan des an-nées 2000, puisque le succès de ce titre est avant tout passé par les ré-seaux sociaux.

Antoine Gailhanou

Drôles d’instruments

Le producteur de génie Joe Meek avec les Tornados. Le clavioline, un synthé primitif, fera de Telstar le tube de 1962 Photo Getty Images

Cinq sur Cinq

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 33

Yan WagnerFais comme siOn connaissait ce producteur-chanteur tendance «je-réinvente-la-cold-wave» pour son utilisation parfaite de l’anglais. Nouveau cap avec cet excellent titre où il retrouve sa langue natale. Sa voix puissante et chaude découvre ainsi un super terrain de jeu. Bien vu.

Martin GoreMandrillEn solitaire, la musique de Martin Gore est souvent bien plus âpre que quand il écrit pour Depeche Mode. C’est encore une fois le cas avec ce titre annonçant un nouvel EP pour janvier, qui confirme qu’en liberté, l’imaginaire du Britannique est encore plus torturé.

Django DjangoGlowing in the DarkConcurrents directs, mais pour l’instant malchanceux, de Hot Chip, les Londoniens de Django Django pourraient bientôt prendre l’avantage si tous les titres de leur troisième album, annoncé pour février, sont aussi efficaces que celui-ci.

Retrouvez cette playlist et un titre de la découverte

sur Libération.fr en parte-nariat avec Tsugi radio

La pochette

Jok’air VIe République (Play Two), sortie le 11 décembre.

L’idée. «Avec mon manager et producteur Davidson et le photographe Omizs, nous avons eu envie de détourner la célèbre photo de Jacques Chirac le soir de son élec-tion à la présidence de la République en 1995. Enfant, c’est le premier président que j’ai connu, et ça m’a marqué : il incar-nait la France. Comme on dit dans le hip-hop, il représentait. Mais pour moi, un homme politique, c’est quelqu’un qui doit venir du peuple. Ceux qui nous gouvernent, je n’ai pas l’impression que ce sont des gens qui partagent nos combats. Le président de ma VIe république est quelqu’un qui a la vi-sion du peuple et qui a souffert comme tout le monde. Dans mes rêves les plus forts, c’est ce genre de personne que j’ai envie de voir à la tête de mon pays.»

Jok’Air «C’est mon pays, mon drapeau»Le rappeur parisien d’origine ivoirienne sort un quatrième album au itre évocateur : «VIe République». Sur la pochette très rétrofuturiste, clin d’œil à un certain Jacques Chirac, l’activiste Assa Traoré jubile en présidente. Cela méritait explication.

Le drapeau. «On a laissé le Rassemblement national s’approprier ce symbole. Non, c’est aussi mon drapeau. Dernièrement, j’ai entendu la ministre Marlène Schiappa évoquer à l’Assemblée nationale ce que les étrangers avaient apporté à la France. Mais la plupart des gens qu’elle citait en exemple, comme Zidane, sont nés dans ce pays, tout comme moi ! Donc, par rap-port à notre couleur de peau, on nous considère tou-jours comme des étrangers. Cette photo est une ma-nière de dire : la France, c’est nous, et on est fiers d’être français.»

Recueilli par Patrice Bardot

Les autres figurants. «Ils sont tous impliqués dans ce combat pour la justice et l’égalité. Il y a notam-ment Almamy Kanouté, un comé-dien et activiste qui a joué dans les Misérables de Ladj Ly, Seumboy qui a une chaîne YouTube qui s’appelle Histoires crépues, Alexis Onestas de l’agence de communication Omax6mum. Les photographes sont issus du collectif Calcium TV, un jeune média de Sarcelles.»

Assa Traoré. «Pour incarner ce président, j’ai choisi Assa Traoré, une femme qui rassemble à travers son action pour rendre justice à la mé-moire de son frère [Adama Traoré, mort en 2016 après une interpellation, ndlr]. Dès le début, j’ai participé à plusieurs marches du comité Vérité et Justice pour Adama. J’ai vu des gens de tous horizons, de toutes ethnies, de toutes religions, tous réunis pour le même combat, et j’ai trouvé ça très beau. C’est une femme qui incarne une prise de conscience par rapport au besoin de jus-tice. C’était une évidence de la mettre sur cette pochette, elle a tout de suite accepté. Sur la photo, je suis juste derrière Assa, dans mon cos-tume rose, je lui lève le bras. C’est mon album mais, sur la photo, c’est son combat que je veux mettre en avant. Dans tout ce que je fais, j’aime partager et donner de l’amour.»

Chelou beau bizarreSur son deuxième album, le Londonien mâtine sa folk-pop mélancolique d’électronique ludique et de cuivres solaires.

Beck Odelay (1996)On ne le savait pas en-core scientologue, on ­kiffait alors sans réserve l’Américain pour sa pop inventive qui pulsait de tous côtés. So classic.

Villagers Becoming a Jackal (2010)L’Irlandais Conor O’Brien s’extirpe du ron-ron tranquille du folk-rock à grands coups ­d’arrangements solaires. Magistral.

Unknown Mortal Orchestra Multi-Love (2015)Un joyau qui traverse les années. Comme l’im-pression d’un grand ­capharnaüm. Oui, mais la mélodie, monsieur !

On connaît plus le mouve-ment inverse : des groupes français fouillent frénéti-quement leur Harrap’s

Shorter à la recherche du nom qui fait tilt. Mais ici, c’est le contraire. L’histoire est plutôt originale. Lors de multiples balades dans notre pays, l’Anglais Adam Gray a eu un coup de cœur pour un mot d’argot, sa prononciation mais aussi sa signification, dont il s’est emparé de-puis 2014 et son premier EP, The Quiet, signé sous pseudo Chelou. Depuis, il y a surtout eu un pre-mier album remarqué, Out of Sight, paru l’an dernier. Mais le contenu est-il à la hauteur de l’étrangeté promise ?Au départ, pourtant, le Londonien de naissance déroule un parcours tout ce qu’il y a de classique. Du genre à grandir en écoutant Neil Young, de l’americana ou les Red Hot Chili Peppers. L’ado parfait du siècle d’avant. Ce qui rend certainement

Chelou assez louche à notre époque musi-cale, où si dans ta vingtaine tu ne produis pas du hip-hop, tu as quasiment raté ta vie. Pour autant, Gray est très loin d’être d’un indécrottable passéisme.A partir d’un chatoyant cadre folk-pop rê-veur, le chanteur-guitariste-songwriter in-troduit systématiquement dans ses com-positions, au départ bien peinardes, reconnaissons-le, des rafales de jolies bi-zarreries futuristes. Cela se manifeste par

des cascades d’échos où les voix (les siennes) nous eni-vrent, par des manipulations électroniques ludiques, des batteries qui se mettent à croiser le fer avec des boîtes à rythmes ou encore des pous-sées de cuivres au long cours, sortis de nulle part. S’il ne fal-lait citer un seul morceau de ce mal nommé Real, ce serait certainement l’irréelle con-

clusion 3 in 1. Une rougeoyante ballade pop barrée au beat neurasthénique quasi hip-hop (ah, quand même !), où la mélan-colie coule à grands flots grâce aux effluves d’une trompette vaguement jazzy. On sera plus réservé sur les textes, dont plus de la moitié cafarde autour de la rupture amou-reuse du chanteur. Même si on est d’ac-cord, c’est bien chelou de se faire larguer.

P.B.

Chelou Real (AntiFragile Music)

ON Y CROIT

Vous aimerez aussi

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Dans un autre temps, Marina Rollman a fait la baby-sitter pour Natalie Portman. Au-

jourd’hui, l’humoriste suisse fait rire les auditeurs de France Inter chaque lundi à 11 h 20. Son nouveau show, Un spectacle drôle, devrait partir en tournée, avec notamment trois dates prévues du 14 au 17 jan-vier à la Cigale, à Paris. Suspense…Quel est le premier disque que vous avez acheté, adolescente, avec votre propre argent ?Butterfly de Mariah Carey, en CD, j’avais 11 ans.Votre moyen préféré pour écou-ter de la musique ?MP3 quand je me balade et vinyles à la maison.Est-ce que vous écoutez de la musique en travaillant ?

J’ai des playlists pour chaque projet, ce qui me permet de construire un univers. Le disco revient souvent.Le dernier disque que vous avez acheté ?A Letter From Slowboat de Ryo Fu-kui, en vinyle.Où préférez-vous écouter de la musique ?En vacances, j’aime mettre la radio et découvrir la musique par hasard.Le disque pour survivre sur une île déserte ?Les trucs que j’aime beaucoup, ça me rendrait folle très rapidement. J’irais donc plutôt sur du classique, quelque chose de méditatif.Préférez-vous les disques ou la musique live ?Les disques pour la vie de tous les jours, et les concerts pour les souvenirs.

Y a-t-il un label auquel vous êtes particulièrement attachée ?Celui de mon mari, We Release Whatever the Fuck We Want.Quelle pochette de disque avez-vous envie d’encadrer chez vous comme une œuvre d’art ?Step II de Sylvester. C’est un verre à cocktail qui vient s’écraser sur une chaussure.Un disque que vous aimeriez ­entendre à vos funérailles ?D’un côté, j’aimerais une chialade absolue et classique, genre Mozart pour violoncelle, et de l’autre Last Dance de Donna Summer.Quel est le disque que vous par-tagez avec la personne qui vous accompagne dans la vie ?Shakira, Me Enamoré. C’est de la daubasse, mais quand on l’écoute, on rigole beaucoup.

Votre plus beau concert ?Dans une petite salle à la Villette, à Paris. On était trente et, sur scène, il y avait M, Lenny Kravitz et Ayo.Quel est le groupe que vous dé-testez voir sur scène mais dont vous adorez les disques ?Aucun, mais à l’inverse j’ai pogoté sur Manu Chao en festival. J’ai été transportée, alors qu’à la base je n’ai pas envie d’écouter ses disques.Votre film musical préféré ?C’est un peu neuneu : Singing in the Rain. Ça a bercé mon enfance.Le morceau qui vous rend folle de rage ?Pas mal de chansons des années 80 écrites par des mecs me hérissent, comme Mélissa de Julien Clerc.Le dernier disque que vous avez écouté en boucle ?J’écoute beaucoup Ariana Grande,

que j’aime d’amour. Et de la musi-que napolitaine des années 70.Le groupe dont vous auriez aimé faire partie ?Les Destiny’s Child. Je chanterais comme une déesse, j’aurais des te-nues assorties à mes copines, et on ferait des chorégraphies de fou.Le morceau de musique qui vous fait toujours pleurer ?Le violoncelle étant l’instrument qui parle à mon cœur, un concerto pour violoncelle de Philip Glass.

Recueilli par David Michel

Ses titres fétichesétienne Daho Week-end à Rome (1984)Madonna Vogue (1990)Lenny Kravitz It Ain’t Over ’Til It’s Over (1991)

Casque t'écoutes ?

«J’ai pogoté sur Manu Chao»Marina Rollman humoriste

la chanson déprimante ParTronchet

Charles Aznavour — Tu t’laisses aller

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Ne pas confondre : «Zelda»

Yves Simon (1977)Soyons honnêtes. En 2020, Zelda évoque beaucoup plus la série de jeux vidéo légendaire lan-cée par Nintendo que le prénom de la romancière américaine, célébrée par son époux, l’écrivain Francis Scott Fitzgerald.

Autre temps, autres mœurs. C’est bien à elle que pen-sait le chanteur et auteur français en baptisant cette chanson. Pourtant, Yves Simon ne raconte pas direc-tement l’histoire de cette icône des années 20 qui dé-cédera tristement dans un asile psychiatrique en 1948. C’est plutôt une analogie avec une femme li-bre et excentrique du même (pré)nom, qui «porte une cape de zibeline en écoutant Kashmir de Led Zeppe-lin». Neuf ans plus tard, c’est le lancement du pre-mier épisode de la saga vidéoludique que son créa-teur japonais baptise ainsi en hommage à la «Zelda de Scott». Yves Simon étant une star au Japon, ce n’est peut-être pas un hasard.

Brigitte (2017)Sur cet extrait de leur troisième album, les duettistes Aurélie Saada, la blonde, et Sylvie Hoa-rau, la brune, donnent carrément dans l’hom-mage biographique à l’au-trice d’Accordez-moi cette valse, diablement inspi-

rées par le symbole de cette femme libérée des an-nées folles à la destinée tragique, on l’a dit. Mais en écoutant cette cavalcade tubesque et sexy, légère-ment sixties, on a surtout l’impression que Zelda & Francis se réincarnent en Bonnie & Clyde, traversant les Etats-Unis à 200 à l’heure (enfin, plu-tôt 80 vu la vitesse des voitures d’alors…) en dégom-mant à balles réelles sur le conformisme ambiant de leur époque. Ce n’est peut-être pas un hasard.

Ils s’écrivent de la même manière, mais n’ont rien en commun !

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 35

Pages 38-39 : Mathias Enard/ Fossoyeurs et réincarnationsPage 39 : Patrick deWitt/ Champagne à ParisPage 42 : J.M.G. Le Clézio/ Dans l’ère des Tang

Hymne à «la joie immonde»

Centenaire de Clarice Lispector

Clarice Lispector, au Brésil. Date inconnue. Archives familiales

ParMathieu Lindon

Voici comment Hélène Cixous veut «essayer de dessiner le

parage» de Clarice Lispector (dans un texte de l’Heure de Clarice Lispector, 1989) (1) : «Si Kafka était femme. Si Rilke était une Brésilienne juive née en Ukraine. Si Rimbaud avait été mère, s’il avait atteint la cinquantaine. Si Heidegger avait pu cesser d’être alle-mand, s’il avait écrit le Ro-man de la Terre. […] C’est par là que Clarice Lispector écrit. Là où respirent les œuvres les plus exigeantes, elle avance. Mais ensuite, là où s’essouffle le philosophe, elle continue, plus loin encore, plus loin que tout savoir. […] Elle ne sait rien. Elle n’a pas lu les philo-sophes. Et cependant on jure-rait parfois les entendre mur-murer dans ses forêts. Elle découvre tout.»Clarice Lispector est née le 10 décembre 1920 – son cente-naire de naissance tombe donc jeudi prochain – en Ukraine où sa famille juive fuyait les pogroms pour arri-ver dans le Nordeste brésilien quand Clarice a quelques mois, et elle est morte à Rio de Janeiro le 9 dé­cembre 1977. Benjamin Moser, auteur de Pourquoi ce monde. Clarice Lispector, une biographie (2012), résume les premières années dans son introduction à l’édition intégrale des Nou-velles (2017), évoquant «une période de chaos, de famine, de guerre raciale», le grand-père assassiné, la mère violée qui mourut «des suites de ses blessures de guerre» avant que Clarice ait 9 ans. Son père, «un homme brillant […] ré-duit à colporter des guenilles», la laisse entièrement orphe-line (mais étudiante en droit) avant qu’elle ait 20 ans. Elle épouse en 1943 un diplomate catholique avec lequel elle vi-vra à l’étranger (Berne, Wa-shington, Naples…), avec qui elle a deux Suite page 36

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36 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

tions Des femmes-Antoinette Fouque et Clarice Lispector, en la réédition de l’Heure de l’étoile dans une traduction «relue», et une nouvelle tra-duction de la Passion selon G. H., le plus stupéfiant de ses stupéfiants romans (paru au Brésil en 1964). Claire Varin cite Clarice Lispector disant dans une revue : «J’ai déjà eu envie de faire une expérience avec le LSD. Mais un ami m’a dit une chose définitive : “Pour quoi faire, Clarice ? Tu as déjà le LSD en toi.” Je crois qu’il a raison.» Clarice Lispector évoque la question de l’intri-gue et du «cadre» des romans habituels dans une chronique de 1970 : «Mais que le livre se plie à une forme déterminée de roman – sans l’ombre d’une irritation, je m’en fiche. […] Mais il est ­évident que la Pas-sion selon G. H. est un ro-man.» L’intrigue, si on peut dire, en est : une sculptrice, dont on ne connaîtra que les initiales G. H. figurant sur sa valise, entre dans la chambre de sa bonne qui a quitté la maison en laissant sur un mur «presque grandeur na-ture les silhouettes au fusain d’un homme nu, d’une femme nue et d’un chien plus nu qu’un chien».

«Ame déjà formée»Surtout, dans cette pièce, la narratrice va voir une blatte (qui était un cafard dans la traduction précédente). La Passion selon G.H. n’est pas tant le portrait de l’artiste en blatte que celui de la blatte en artiste, en être humain. Dans sa dédicace «à de possi-bles lecteurs», Clarice Lispec-tor se dirait «heureuse» que le livre ne soit lu que par «des gens à l’âme déjà formée. Ceux qui savent que l’appro-che de toute chose se fait pro-gressivement et malaisément – et passe même par le con-traire de ce que l’on propose d’approcher. Ceux-là seule-ment comprendront tout dou-cement que ce livre n’enlève rien à personne. A moi, par exemple, le personnage de G.H. a procuré peu à peu une joie difficile ; mais cela s’ap-pelle une joie». «Une joie diffi-cile» pourrait servir de titre à l’ensemble de l’œuvre de Cla-rice Lispector dont Claire Va-rin a photographié dans son livre la tombe, sur laquelle est gravée une phrase ex-traite de la Passion selon

café qu’avec du lait. Clarice Lispector est sortie en courant dans le vent et la pluie, elle a trempé sa robe, perdu son chapeau. Clarice Lispector sait rire et pleurer en même temps, voyez-vous ça ? Clarice Lispector est drôle. On dirait un arbre. Chaque fois qu’elle traverse la rue il y a un coup de vent, une voiture arrive, lui passe dessus et elle meurt [c’est ainsi que mourra l’hé-roïne de l’Heure de l’étoile, son dernier roman achevé, ndlr].» En préface du choix de correspondance le Seul moyen de vivre (Rivages, 2010), Maryvonne Lapouge Pettorelli écrit que «sa der-nière apparition en public, sur la chaîne culturelle de té-lévision brésilienne, frappa tout le monde de stupeur. En voici les dernières ré­-pliques : “…Je suis un peu ­fatiguée. — De quoi, Clarice ? — De moi. — Mais vous re-naissez et vous renouve-lez à chaque nouveau travail ? — Bon, maintenant je suis morte. On va voir si je renais à nouveau. Pour l’instant, je suis morte. Je parle depuis ma tombe.”» Dans Clarice Lispec-tor. Rencontres brésiliennes (aux éditions québécoises Trois, 1987), Claire Varin cite cet être à qui l’excès est fami-lier : «Tout me touche – je vois trop, j’entends trop, tout exige trop de moi.» Le personnage écrivain de l’Heure de l’étoile : «Je traite du minimum et je l’adorne de pourpre, de joyaux et de splendeurs. Est-ce ainsi que l’on écrit ? Non, pas en accumulant, mais bien en dénudant.»Le coffret du centenaire ­consiste, outre une brochure disant les liens entre les édi-

Livres/à la une

Centenaire de Clarice Lispector

«J’ai déjà eu envie de faire

une expérience avec le LSD. Mais un ami

m’a dit une chose définitive :

“Pour quoi faire, Clarice ? Tu as

déjà le LSD en toi.”»

enfants et dont elle divorce en 1959 pour s’installer à Rio. En 1944, elle a publié son premier ro-man qui a un grand retentis-sement, Près du cœur sauvage (traduction en 1982), dont le titre vient d’une phrase de Joyce placée en épigraphe : «Il était seul. Il était abandonné, heureux, près du cœur sau-vage de la vie.» La solitude, l’abandon, la sauvagerie se-ront les grands thèmes de Clarice Lispector – et, surtout, «la vie».

«Dignité du silence»Si son œuvre la tenait éloi-gnée du grand public, elle fut cependant un personnage des lettres brésilienne qu’on appelait Clarice et dont ­Benjamin Moser évoque la «beauté légendaire». Elle fut une «chroniqueuse obstinée», principalement dans le Jor-nal do Brasil, ainsi que l’écrit Pedro Karp Vasquez en post-face de l’édition intégrale des Chroniques (2019). Beaucoup ont tenté de la décrire. Son amie et secrétaire Olga Bo-relli, dans Clarice Lispector d’une vie à l’œuvre (Eulina Carvalho, 2003) : «Elle avait la dignité du silence. Son port altier était d’une grande ré-serve, et elle bougeait peu. Si elle le faisait, c’était comme à la recherche d’une direction à suivre ; alors, elle marchait sans détour, droit sur son ob-jectif. […] Sa main gauche était un miracle d’élégance. Très mobile, elle évoluait dans l’air ou contournait les objets avec plaisir. Au travail, agile et assurée, cette main donnait l’impression de cher-cher à remédier aux insuffi-sances de l’autre, qui raide, aux doigts brûlés, tordus, marqués de cicatrices profon-des, était difficile à contrôler. Un jour [en 1966, ndlr], elle s’était endormie avec une ci-garette allumée : se réveillant au milieu des flammes, elle avait essayé d’éteindre le feu avec ses mains.»Son ami l’écrivain Fernando Sabino, rencontré en 1944 et de trois ans plus jeune qu’elle, dès 1946, dans leur correspondance Lettres près du cœur (2016) où elle-même dit son envie d’être «un fan-tôme hirsute» : «Clarice Lis-pector est une petite chose toute rayée seule dans un coin, à attendre, attendre. Clarice Lispector ne prend du

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 37

liberté dans le pré – j’ai envie de nicher mon visage dans la crinière de sa puissante enco-lure et de lui raconter ma vie. Et quand je caresse la tête de mon chien – je sais qu’il n’exige point que je justifie mon geste.» Clarice Lispec-tor avait un chien, nommé Ulysse et célèbre dévoreur de mégots, et les derniers mots de Près du cœur sauvage qui marquait son entrée en litté-rature sont : «alors rien n’em-pêchera mon chemin vers la mort-sans-peur, de toute lutte ou repos je me lèverai forte et belle comme un jeune cheval».L’écrivain de l’Heure de l’é­-toile : «La littérature m’é­puise rigoureusement ; je me réfu-gie dans le mutisme. Si j’écris encore, c’est qu’il ne me reste rien d’autre à faire en ce monde, en attendant la mort. Chercher des mots dans l’obs-curité. […] Je voudrais me vautrer dans la fange, je do-mine mal mon envie d’avilis-sement, mon envie de débau-che et des pires jouissances. Le péché m’attire, l’interdit me fascine. Je voudrais être le porc et la poule avant de les tuer et d’en boire le sang.» «L’auteur de l’Heure de l’étoile est une femme d’une mortelle délicatesse», a écrit Hélène Cixous. Et aussi : «Quelle distance d’une étoile à moi, ô quelle inconcevable proximité d’une espèce à ­l’autre, d’un adulte à un en-fant, d’un auteur à un per­-sonnage quel insondable éloi­-gnement, d’un cœur à l’autre quelle secrète proximité.» L’écrivain de l’Heure de l’étoile : «Non, il n’est pas fa-cile d’écrire. C’est aussi dur que de casser des cailloux. Mais des cailloux volant en éclats comme l’acier qu’on po-lit.» Et c’est ça que Clarice Lispector a fait toute sa vie, comme des travaux forcés à perpétuité où était cepen-dant nichée la joie et qu’on entend toujours quarante-trois ans après sa mort et un siècle après sa naissance, ainsi que l’exprime encore l’écrivain de l’Heure de l’étoile : «à force d’écrire, par pure nervosité, sans rime ni raison, laisser monter en moi, des profondeurs de mon être, un fou rire incontrôlable».•(1) Sauf indication contraire, tous les livres cités dans cet article sont publiés aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque.

Clarice Lispector au Brésil. Date inconnue. Archives familiales

Clarice LispectorCoffret «édition du Centenaire»

Des Femmes-Antoinette Fouque, 15 €, comprenant La Passion selon G.H., traduit du portugais

(Brésil) par Didier Lamaison et Paulina Roitman, 230 pp.,L’Heure de l’étoile, traduit du portugais par Marguerite

Wünscher, relu par Sylvie Durastanti, 112 pp., et un livret «Clarice Lispector et les éditions Des Femmes-

Antoinette Fouque» avec des photos, 32 pp.

n’y peux rien». Elle dédie en outre le livre «à l’antique Schumann et à sa douce Clara», «à la tempête de ­Beethoven. A la vibration des couleurs neutres de Bach. A Chopin, qui m’amollit les os», à Richard Strauss, Debussy, Prokofiev, «à tous ceux qui ont su toucher en moi de fa-çon alarmante des profon-deurs inespérées». Ne sont pas oubliés dans cet hom-mage les «cris discordants des compositeurs de musique électronique». L’héroïne de l’Heure de l’étoile ne sait jus-tement pas chanter, se rend-elle compte quand elle es-saie. «Mais elle avait une voix de fausset, aussi discordante que toute sa personne.» Chez elle, personne ne perçoit le moindre charme à la moin-dre discordance. Son hom-mage funèbre à la dernière page : «Au fond, elle n’avait rien été de plus qu’une petite boîte à musique désaccordée.» C’est comme une révéla-tion finale. Car, auparavant : «Cette fille ignorait comme elle était, tout comme un chien ignore être un chien. Elle ne se sentait point mal-heureuse. Tout ce qu’elle vou-lait, c’était vivre. Dans quel but, elle l’ignorait ; elle ne se posait pas la question.»

«Mort-sans-peur»Voici comment l’écrivain du roman voit sa tâche : «Je me contenterai de raconter les aventures quelconques d’une jeune fille dans une ville tout entière faite contre elle.» Il voudrait qu’un éventuel lec-teur «s’imprègne de ladite jeune personne comme une serpillière, d’eau». Lui-même a «bien le droit de crier» pour elle, cette jeune fille qui n’a jamais connu de nausée, «n’étant pas assez folle, ainsi que je l’ai déjà dit, pour gâ-cher de la nourriture», cette fille d’abord atterrée d’ap-prendre «sur Radio-Réveil qu’il y avait sur terre sept milliards d’individus» mais que son optimisme rassure vite : «Il y avait donc sept mil-liards d’individus suscepti-bles de lui venir en aide.» En fait, elle s’est évidemment trompée dans son calcul et c’est l’écrivain qui est atterré. «Je m’y fais mais sans me cal-mer pour autant. Mon Dieu ! Je m’entends mieux avec les ­bêtes qu’avec les hommes. Quand je vois mon cheval en

tonie deviennent des quali-tés. «J’ai connu l’épreuve de ronger la terre et de ­manger le sol, et j’ai connu l’épreuve d’en faire une orgie, et de sentir avec une horreur morale que la terre rongée par moi res-sentait aussi du plaisir. Mon orgie en vérité provenait de mon puritanisme : le plaisir m’offensait, et de cette offense je faisais un plaisir plus grand. Pourtant ce monde qui est aujourd’hui le mien, je l’aurais naguère appelé vio-lent. /Parce qu’elle est violente l’absence de goût de l’eau, vio-lente l’absence de couleur d’un bout de vitre. Une vio-lence qui est d’autant plus violente que neutre. /Mon monde aujourd’hui est cru, c’est un monde d’une grande difficulté de vie. Car, plus qu’à un astre, j’aspire aujourd’hui à la racine épaisse et noire des astres, j’aspire à la source qui toujours semble sale, et l’est, et qui est toujours incompré-hensible.» Dans le monde de Clarice Lispector et de G.H., on peut «s’enivrer d’une haine aussi limpide qu’une eau de source» pour finir par éprou-ver «un sentiment de tendre joie timide». Qui est de taille à affronter la joie dans toute sa grandeur, après quels combats ?L’Heure de l’étoile, paru l’an-née de sa mort, est le roman le plus explicitement social de Clarice Lispector. L’hé­-roïne en est «une jeune Nor-destine à l’air perdu», air qui a bien pu être un temps celui de la petite Ukrainienne dé-barquant au Brésil, dont un écrivain entreprend de ra-conter l’histoire. Clarice Lis-pector propose douze autres titres en épigraphe à son ­roman, dont «Mienne est la faute» ou «Qu’elle se dé-brouille» ou «le Droit de crier» ou «Elle ne sait crier» ou «Je

G.H. : «Donner la main à quelqu’un a toujours été ce que j’ai espéré de la joie.»Le glissement progressif vers la joie passe par l’horreur qui est également au cœur du li-vre. Il se révèle impossible de seulement tuer cette blatte. «Ce qui m’avait toujours ­répugné chez les blattes c’est qu’elles étaient obsolètes et pourtant actuelles. Dire ­qu’elles se trouvaient déjà sur Terre, et telles qu’au-jourd’hui, avant même qu’eussent surgi les premiers dinosaures, dire que le pre-mier homme apparu les avait déjà vues proliférer et ramper vivaces […] – résistantes pa­-cifiques. Je savais que les blattes résistaient à plus d’un mois sans s’alimenter ni boire.» Mais une étrange mé-tamorphose apparaît, renou-velant par sa banalité celle décrite par Franz Kafka. «Pourquoi ? pourquoi ne vou-lais-je pas devenir aussi im-monde que la blatte ? quel idéal me retenait au senti-ment d’une idée ? pourquoi ne deviendrais-je pas immonde, précisément comme je me dé-couvrais l’être entièrement ? Que craignais-je ? Etre im-monde de quoi ? /Etre im-monde de joie. /Car main­-tenant je comprends que ce que j’avais déjà commencé à éprouver était déjà de la joie, chose que je n’avais encore pas reconnue ni comprise. Dans ma demande muette de se-cours, je me défendais bel et bien contre un vague début de joie que je ne voulais pas sen-tir en moi parce que, même vague, elle était déjà horrible : c’était une joie sans rédemp-tion, je ne sais t’expliquer, mais c’était une joie sans ­l’espoir.»

«Mienne est la faute»Les derniers mots (et signes) du roman sont : «Car com-ment pourrais-je dire sans que le mot ne mente par moi ? comment pourrais-je dire si-non timidement ceci : la vie m’est. La vie m’est, et je ne comprends pas ce que je dis. Et alors j’adore. — — — — —» Parce qu’il n’est pas donné à tout le monde de connaître «le goût du vivant», car c’est «un goût presque nul» et, sou-vent, «c’était ainsi que j’esca-motais la chose et sentais le goût de son assaisonnement». La beauté disparaît aussi quand la laideur et la mono-

«Non, il n’est pas facile

d’écrire. C’est aussi dur que de casser des cailloux. Mais

des cailloux volant en éclats comme l’acier qu’on polit.»

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38 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

PochesDacia Maraini

La vie silencieuse de Marianna Ucrìa

Traduit de l’italien par Donatella Saulnier.

Laffont, «pavillons poche», 432 pp., 11 €.

«Voici un père et sa fille : lui est blond, beau, souriant, elle gauche, rouquine et apeurée. Lui d’une élégance débraillée, les bas mal tirés, la perruque de travers, elle serrée dans un corselet amarante qui accuse son teint de cire.»

Démon inceste Autofiction de la Québécoise Marie-Pier Lafontaine

Par Antonin Iommi-Amunategui

«La peur nous a été inculquée avant même le mot pour la nommer.» Qui aurait envie de lire le récit d’une maltraitance inces-tueuse inouïe ? «Le père se nourrit de nos

peurs. […] Tous les jours, l’ogre mange nos cris.» Le récit d’un inceste qui agresse, frappe, humilie, persécute, faute de pouvoir pénétrer (la seule frontière) ? «Elle lui interdit ce jour-là de nous pénétrer. La mère sait très bien qu’à part cuisiner et écarter les jambes, elle ne sert pas à grand-chose. Alors si son mari en venait à baiser ses enfants, à quoi, elle, servirait-elle ? Après tout, des repas, il pourrait toujours s’en faire livrer.» Personne, a priori. Comme «jamais personne ne pourra comprendre ce que c’était que de grandir sous le même toit que cet animal». Pourtant, une fois ouvert, ce court livre ne se lâche qu’après la dernière phrase. On le lit d’une traite, comme une potion amère, nécessaire, aux reflets changeants, parfois brillants.«Le père aime bien nous faire savoir qu’il pense à nous lors-qu’il éjacule. Il s’arrange toujours pour que nous l’enten-dions. […] Il voudrait que chaque coup de bassin nous viole toutes à la fois. […] Il s’imagine ses trois femmes le visage étouffé dans le même oreiller. Des gémissements en chœur sous les assauts. C’est peut-être ça, une famille.» L’histoire de deux sœurs, filles de celui qui les massacre à petit feu, à l’ombre de son vit en feu, filles de celle qui accepte leur sort (pénétration exceptée), et s’en rend sinistrement com-plice, contée par l’une d’elles ; contée parce que Marie-Pier Lafontaine y tient : c’est une autofiction. «A défaut de pou-voir tuer mon père, je me suis amputée de son nom.» Ainsi le style jette parfois une buée sur le réel, une bouée pour le lecteur sinon trop chaviré par le récit des horreurs renou-velées. Et la beauté, à l’affût des mots, n’est pas seulement celle de la résilience. D’autant que le suicide, «cette idée de vengeance qui n’en est pas une», n’est jamais vraiment écarté. «Peut-être que dans nos chuchotements de gamines tristes et brisées, peut-être que j’aurais réussi à lui mentir, à lui dire, sans que les mots ne s’étranglent dans ma gorge, que la plus forte des vengeances serait la vie.» L’autrice, dis-jonctée à dessein, est parvenue à s’extraire violemment du long fleuve boueux où son enfance s’est noyée, à s’élever au-dessus d’elle-même tel un double blessé mais libre, pour en rendre compte avec une grâce glaciale, un style souvent sur le fil, véritablement héroïque. «Je fais partie des éclopées. De ces gens qui ont expérimenté au plus près du cœur la déchirure du monde. Je ne crois en rien si ce n’est en la capacité des hommes à détruire.»Un mot sur l’éditeur, Le Nouvel Attila, qui s’est notamment fait une spécialité d’importer de ce côté-ci de la francopho-nie de jeunes auteurs québécois aussi remarquables qu’en-ragés. Kevin Lambert et son rugueux Quer elle l’an der-nier, Marie-Pier Lafontaine cette année, avec ce premier quasi-roman déchiquetant. Paru en septembre, Chie nne a reçu le prix Sade en octobre.•

Marie-Pier LafontaineChienneLe Nouvel Attila, 120 pp., 16 € (ebook : 10 €).

Imaginez un petit village des Deux-Sèvres, quinze kilomètres au nord de Niort où est né Ma-thias Enard en 1972, et dix de

Coulonges-sur-l’Autize. Ensuite, inutile de chercher sur la carte, tout est vrai, tout est inventé. La Pierre-Saint-Chris-tophe, 649 habitants grâce aux Anglais et au lotissement, n’a plus de curé, ni de bureau de poste, ni de boulangerie. Dans les années 50, il y avait à peu près autant de Pétrochristophoriens, et «les services étaient dix fois plus nombreux». Nous sommes au mois de décembre, les champs sont blancs de givre, le soir tombe, les lumières viennent de s’étein-dre, panne d’électricité, vous y êtes. «Le vent sentait le feu de bois et l’hiver.»Mathias Enard installe son lecteur en même temps que David Mazon, jeune ethnologue venu trouver là son «nou-veau terrain». Grâce à une subvention du conseil départemental, il va «rédiger la vraie monographie rurale qui man-quait à l’ethnologie contemporaine». Il est naïf, de bonne volonté, et s’adapte plus vite que sa solennité un peu ri­-dicule l’aurait laissé supposer. A la fin – son journal ouvre et ferme le roman –, les légumes n’ont plus de secret pour lui, mais quand il arrive, il ne sait pas reconnaître un peuplier. Des fermiers, Mathilde et Gary, lui louent deux pièces qu’il baptise «La Pensée sauvage» (du nom de l’essai de Claude Lévi-Strauss), où des chats viennent réchauffer sa so-litude. David affronte dans la salle de bains «des filaments rouges vivants qui ressemblent à des vers», se nourrit mal et converse en webcam avec sa com­-pagne restée à Paris.

Pastis. Qui dit ethnologie dit entre-tiens. David, le cœur et le gosier à l’ou-vrage, se force à absorber des spéciali-tés locales (comme dans Les bronzés font du ski), et s’alcoolise à l’endroit où il espère assembler un riche matériau, «le Café-Pêche chez Thomas». Il y a ­surtout des hommes, ça sent le pastis et le tabac. «Appris un truc marrant : le maire est aussi le croque-mort du can-ton, ou l’inverse», note David. Thomas est fou amoureux de Lynn la coiffeuse, qui s’entend bien avec Max l’artiste jus-qu’à ce qu’elle découvre, horrifiée, avec quel genre d’œuvre il pense devenir cé-

lèbre. A force d’interviewer les uns et les autres, David entre dans leur inti-mité et celle du pays.Mathilde, la fermière logeuse, a 57 ans : «Première surprise : elle m’a reçu d’abord dans sa cuisine, le temps de prendre un café, et m’a ensuite amené dans ce qu’elle appelle “le bureau”. Il faut que je révise mes hypothèses : non seulement il y a un ordinateur dernier cri, mais aussi une imprimante et une foule de livres d’informatique et de comptabilité. Mathilde gère l’exploita-tion familiale.» Auprès du mari, Gary, David se familiarise avec les diffi­-cultés de l’agriculture, l’élevage qui ne fait plus vivre, le bio qui commence à rapporter.En matière de bio, c’est avec Lucie, jeune femme ombrageuse, qu’il en ap-prend le plus (pas seulement en matière de bio). «Elle vomit les agriculteurs du coin, inconscients, qui ont d’abord arra-ché les haies, puis épuisé à tel point les sols pour obtenir des rendements fara-mineux qu’on ne pouvait plus y faire pousser un brin d’herbe sans une tonne d’engrais et pesticides, se sont rendus es-claves des semenciers qui leur vendent quantité de produits toxiques […].» Lu-cie vit avec son grand-père, ancien ou-vrier agricole, et son cousin, Arnaud, un simple d’esprit qui connaît une foule de dates historiques pour chaque jour du calendrier.Visite de David : «J’ai entendu Lucie de-mander, c’est quoi ? à quoi Nono a ­répondu, je ne sais pas comment il s’ap-pelle, j’ai répondu 10 mai 1990, nais-sance à Paris du grand anthropologue David Mazon, 10 mai 1981 élection de François Mitterrand à la présidence de la République, manifestation place de la Bastille, ça l’a bien fait rigoler, il a dit, 10 mai, Sainte-Solange, patronne du Berry, mort de Napoléon Bona-parte, etc. etc.» Ajoutons quelques in-termèdes qui parlent d’amour et d’exil, d’enfants et de guerre. «La belle si tu voulais… Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai»… Mathias Enard appelle ces brefs chapitres «Chanson». Puis, au centre du livre, a lieu le flamboyant, gargantuesque, suc-culent, Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs. Et avec tout cela, avec les circuits de David en mobylette, avec

ce réseau de gens qui se connaissent depuis l’enfance, avec ce froid de dé-cembre, nous n’avons encore rien dit.

Grange. Plus qu’à Antoine Volodine, qui nous a familiarisés avec le Bardo ti-bétain, le roman de Mathias Enard fait penser à la Dure loi du karma, du Chi-nois Mo Yan, où un paysan se réincarne en âne, en bœuf et quelques autres ani-maux sans quitter son arpent de terre : il y voit passer toutes les catastrophes du siècle. Les réincarnations, ici, per-mettent d’introduire les personnages célèbres de la région, et de raconter de manière circulaire certains épisodes mythiques. Le grand-père de Lucie, conçu hors mariage, avait 13 ans quand il découvrit son beau-père pendu dans la grange. Malheureux et violent, l’homme avait précipité sa femme en enfer. Cette histoire va et vient, pro-gresse dans le Banquet annuel des fos-soyeurs, remontant parfois dans un

La loi du karma dans les Deux-Sèvres Mathias Enard retourne un coin de terre dans son nouveau romanPar Claire Devarrieux

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 39

Nathalie LégerLa robe blanche

Folio, 144 pp., 6,30 €.

«Pendant ces moments vides, quand aucun souci ni même aucun plaisir ne s’emparent de l’esprit, quand ­aucun sujet ne s’impose, ni par ­contrainte ni même par distraction, quand regarder ne suffit plus et ne rien faire est impossible, il faut ­revenir à l’une des questions tenues à part, sans réponse […].»

Jean MatternUne vue

exceptionnellePoints, 144 pp., 6 €.

«Aucune invitation chez lui, ni même au restaurant. Il jouait avec moi, de toute évidence. C’est seulement au troisième rendez-vous qu’il consentit à me donner son prénom. David. Père anglais, mère bordelaise. Descendante d’une grande famille de vignerons. Des crus excep-tionnels. Je n’avais rien à opposer ­aux règles qu’il imposait.»

Mathias Enard, le 28 septembre.

Photo Jean-Luc Bertini. Pasco

La veuve et les zinzinsUne New-Yorkaise ruinée débarque avec fils et bagages à Paris, tragicomédie déjantée de Patrick deWitt

Par Alexandra Schwartzbrod

passé lointain. «Agrippa apprit le latin, le grec, l’hébreu et les Ecritures, avant de quitter la contrée où il reviendrait en soldat et d’où provenaient son âme et sa conscience : ce fanatique de l’Evangile aurait été bien surpris d’apprendre qu’il avait auparavant été un pauvre paysan pendu dans la tristesse, quatre siècles plus tard.» On aura reconnu Agrippa d’Aubigné. Et il y a un lien entre le char-cutier Patarin avec «celui qu’on appel-lera Clovis».Cela ne va pas sans morale ni logique. Arnaud, doué en mécanique, est la ­réincarnation d’un garagiste. Catherine de Médicis devient un vilain papillon de nuit. Le tenancier pingre mourra sous les roues du camion-magasin du petit-fils Patarin, car il s’est réincarné en hérisson, puis en punaise de 1815 dans le lit de Napoléon, de passage dans le coin. On reste sur place. La grand-mère de Lucie est devenue le chien de la maison, l’instituteur mort

à la guerre une araignée, et le curé, un sanglier (et une grenouille, un batelier). Ce sont «les mouvements de la Roue», cycle et recyclage de la vie et de la mort.Autre histoire qui se faufile, celle qui eut lieu entre Mathilde et l’abbé. Mais pour l’heure, Mathilde attend Noël avec fer-veur. Elle se souvient des réunions de fa-mille. Elle «repensait aux objets d’alors, le pot à cornichons en grès, le service à huîtres en forme de coquille, la poubelle de table émaillée, les porte-couteaux, toutes choses qu’elle associait aux an-nées 1970 et qui avaient disparu en même temps que l’ouvre-boîte électrique orange vissé au mur, les ronds de serviette gravés et la messe de minuit ­elle-même, qui maintenant était à 10 heures et à vingt kilomètres de chez elle».•

Mathias Enard Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs Actes Sud, 428 pp., 22,50 € (ebook : 16,99€).

Ce roman est délicieux. Et pourtant, le refermant, on ne saurait dire pourquoi il nous a tant plu. L’his-toire est somme toute vite résu-

mée. Frances, une femme d’un certain âge, qui garde encore des traces de la beauté de Jacky Kennedy, découvre un jour qu’elle est ruinée. Son mari, Franklin, est mort brutalement quelques années plus tôt en lui laissant une petite fortune. C’est elle qui avait trouvé son corps sans vie sur le lit conjugal, ce qui ne l’avait pas empêchée de partir illico au ski sans prévenir personne. Au mo-ment où démarre le roman, elle vit avec son fils Malcolm, un grand type un peu mou et indécis, un vrai fils à maman qui ne parvient pas à quitter sa mère pour Susan, la femme qu’il aime. Frances le couve déraisonnablement, peut-être pour compenser toutes ces an-nées où elle lui a préféré des mondanités sans lendemains.Ruinée, donc, pour avoir claqué son héritage sans discernement, elle est contrainte de quitter son appartement cossu de l’Upper East Side à New York et décide de partir vivre à Paris, son fils sous le bras quasiment au sens propre. Prendre un avion serait trop simple, trop rapide, trop com-mun. Elle préfère un navire de croisière et peu im-porte que Malcolm souffre du mal de mer. «Fran-ces se répandit en excuses mais se montra en fin de compte inflexible : elle vivait un moment extrême-ment dramatique de sa vie, c’était comme un coup de poignard dans son cœur et elle voulait – elle en avait besoin – confronter sa souffrance à l’immen-sité de l’océan.» Au guichet d’enregistrement des passagers, on refuse de laisser son chat monter à bord mais elle sait que Small Franck trouvera bien le moyen de se glisser sur le bateau. Oui, Small Franck, comme petit Francklin, le prénom de son mari. La mère et le fils embarquent sur le navire et rencontrent à bord une drôle de voyante, Made-leine, qui a la particularité de savoir reconnaître les gens qui vont mourir : elle les voit en vert fluo. Malcolm va tâcher d’oublier Susan dans les bras de Madeleine, sans grand succès. Ils se quittent bons amis.

Nœud. A Paris, le duo emménage dans un ­modeste appartement prêté par une amie de Frances. Noël approche et cela donne lieu à une scène hilarante. Ils sortent s’acheter mutuelle-ment un cadeau. Malcolm revient avec une caisse du vin préféré de sa mère. Frances arrive essouf-flée avec un vélo au guidon orné d’un gros nœud. Après avoir liquidé bon nombre de bouteilles, ils

se mettent en tête de tester le vélo dans l’apparte-ment. «Malcolm pédala ainsi plusieurs minutes. Frances s’était juchée sur son lit, qu’ils avaient placé au milieu de la pièce, et Malcolm tourna en cercle autour d’elle. […] [Il] décrivit deux fois la boucle autour du lit avant de quitter la pièce. Frances entendit le vacarme d’une chute : Mal-colm venait en réalité de sauter de son engin pour atterrir sur son lit. Il n’avait pas mangé, était pas-sablement ivre, et s’endormit presque aussitôt, mais Frances ne tenait pas en place. Elle partit s’installer dans le coin repas pour fumer, boire de

l’eau du robinet, et vivre sa soli-tude.» Frances semble un peu dingue mais la fin montrera que ce n’est qu’un leurre, elle sait exactement ce qu’elle fait et comment se dessine son avenir.

Champagne. Tout bascule le jour où Small Franck, le chat, s’échappe et disparaît. Frances est dans tous ses états, elle va

remuer ciel et terre pour le retrouver, jusqu’à em-baucher un détective privé chargé de mettre la main sur Madeleine, la voyante du bateau. Elle seule peut entrer en ­contact avec l’animal qui, en fin de compte, n’est pas si animal que cela.La fin de ce roman est aussi déjantée que le début mais il s’en dégage une tendresse folle, on finit par s’attacher à cette femme qui noie sa solitude dans le champagne et à cet homme pas vraiment fini qui ne sait pas bien où il habite, à tous les sens du terme. Le Canadien Patrick deWitt aime entremê-ler tragique et loufoque, légèreté et gravité. On garde un souvenir enchanteur d’un de ses précé-dents romans, les Frères Sisters, une sorte de wes-tern décalé mettant également en scène un duo familial, deux frères chasseurs de primes dans l’Oregon des années 1850, à qui il arrive des aven-tures incroyables. Un roman dont les droits avaient été achetés par le réalisateur Jacques Au-diard qui en avait tiré un film (avec Joaquin Phoe-nix, John Reilly et Jake Gyllenhaal) couronné de nombreux césars. French Exit a déjà été adapté par Azazel Jacobs avec la merveilleuse Michelle Pfeif-fer dans le rôle de Frances, on l’attend avec impa-tience. A 45 ans, Patrick deWitt n’en est qu’à son quatrième roman mais il a déjà un nom connu à l’international. Et surtout un style et un imagi-naire uniques qui font de chacune de ses produc-tions une délicieuse surprise.•

Patrick deWittFrench exit Traduit de l’anglais (Canada) par Emmanuelle et Philippe Aronson. Actes Sud, 272 pp., 22 € (ebook : 16,99€).

Frances rencontre une voyante, qui a la particularité de savoir reconnaître

les gens qui vont mourir.

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40 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

Librairie éphémère

Avec Natalia Kim, les contes d’Avtozavod Par Nell Saignes Etudiante

De courts récits tragicomiques se succèdent, dont Natalia Kim est parfois l’héroïne, parfois le témoin. Leurs personnages habitent les appartements communautaires staliniens qui bordent le troi-

sième anneau routier de Moscou. Bienvenue à Avtozavod, quar-tier de l’usine automobile ZIL, où l’autrice et journaliste a grandi autour des années 80, puis élevé ses enfants.Cette mosaïque de destinées cruelles semble composer un por-trait de l’Homo sovieticus dans les ultimes années de l’URSS, et c’est pourquoi on croit parfois lire une variante autofictionnelle et truculente de la Fin de l’homme rouge. Mais on aurait peut-être tort de surestimer la teneur historico-politique des fables de Na-talia qui, ainsi qu’elle l’annonce en préface, entend simplement raconter les histoires de son quartier. Comme quelqu’un qui y aurait grandi écrirait les realia des alentours de Taganskaïa, Pave-letskaïa, Kurskaïa ou autres stations du métro moscovite.Les contes d’Avtozavod sont sordides, scabreux, grinçants, quoi-que enveloppés du halo merveilleux de la nostalgie et du souve-nir. Ce pauvre garçon, dont la destinée de toxicomane semblait tracée d’avance, se comporte néanmoins comme un preux cheva-lier. N’est-ce pas une incantation magique que ce chant chevro-tant qui s’échappe du débarras où l’on séquestre une babouchka sénile ? Et quelle tendresse suscite l’évocation de cette voisine-sorcière bardée de récompenses militaires, qui veille à traiter Na-talia de traînée chaque fois qu’elle traverse la cage d’escalier ! Quant aux mariages expéditifs arrosés à la vodka dans les halls d’immeubles, ils prennent des allures de banquets fastueux.Le tout est hilarant, et empreint de ce je-ne-sais-quoi d’excessif, tordu et jouissif que par un réflexe russophile un peu pavlovien, on qualifie d’«émanation de l’âme russe».•

Natalia Kim Mon QuartierTraduit du russe par Raphaëlle Pache.Editions des Syrtes, 216 pp., 17 € (ebook : 11,99 €).

Cuisine, dans un appartement communautaire, à Saint-Pétersbourg, en 2002. Photo Françoise Huguier. Agence VU

Évolution Titre Auteur Éditeur Sortie Ventes1 (10) L’Anomalie Hervé Le Tellier Gallimard 20/08/2020 1002 (1) Une terre promise Barack Obama Fayard 17/11/2020 893 (2) L’Arabe du futur t.5 Riad Sattouf Allary 05/11/2020 81

4 (3) Blake et Mortimer t.27Dufaux /Cailleaux /Schreder

Blake et Mortimer 20/11/2020 50

5 (5) Les Vieux Fourneaux t. 6 Lupano /Cauuet Dargaud 06/11/2020 406 (6) Un cow-boy dans le coton Jul /Achdé Lucky Comics 23/10/2020 297 (43) Histoire du fils Marie-Hélène Lafon Buchet-Chastel 28/08/2020 298 (4) Ci-gît l’amer Cynthia Fleury Gallimard 01/10/2020 289 (7) Mortelle Adèle et la galaxie… Mr Tan et Le Feyer Bayard Jeunesse 21/10/2020 23

10 (9) Nature humaine Serge Joncour Flammarion 19/08/2020 21

VentesClassement datalib des meilleures ventes de livres (semaine du 27/11 au 03/12/2020)

Le tableau de la semaine reflète l’effet prix sur le choix des lecteurs : couronné lundi par le Goncourt, l’Anomalie a pris la tête des ventes. Si son auteur – cette année le président de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), Hervé Le Tellier – ne reçoit qu’un chèque de 10 euros de l’acadé-mie du même nom, il est assuré d’écouler en moyenne 320 000 exemplaires de son roman. Le capital symbolique vaut de l’or en la matière. Histoire du fils, de Marie-Hélène Lafon, a accru ses chances de succès en librairie après son

Renaudot, décerné également le 30 novembre, avec une promesse de 200 000 volumes vendus. Ce sont des histoi-res de moyenne et de timing, rappelons que nous ne som-mes qu’à une encablure des fêtes. Le principal, c’est de sa-voir si la confiance accordée aux bandeaux rouges qui fleurissent ces jours-ci sur certaines couvertures est justi-fiée. Et ces deux jurys, dont l’un est attaqué pour son entre-soi et ses conflits d’intérêts jusque dans les pages du New York ­Times, ont cette année bien fait le job. F.RL

Source : Datalib et l’Adelc, d’après un panel de 285 librairies indépendantes de premier niveau. Classement des nouveautés relevé (hors poche, scolaire, guides, jeux, etc.) sur un total de 142 837 titres différents. Entre parenthèses : le rang tenu par le livre la semaine précédente. En gras : les ventes du livre rapportées, en base 100, à celles du leader. Exemple : les ventes d’Une terre promise représentent 89 % de celles de l’Anomalie.

Le prix Hors Concours, qui «récompense un auteur issu de l’édition indépen-dante» est attribué à Claire Duvivier pour Un long voyage (Aux forges de ­Vulcain). La mention va à Emilienne Malfatto pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad). Dans son communiqué, le prix Hors Concours donne ce chif-fre : «Avant le confinement, les ventes de best-sellers ­représentaient presque 3 % des chiffres d’affaires ­des librairies. Pendant le confinement, cela mon-tait à presque 13 %.»

Hors Concours

Le prix Marguerite-Your­-cenar est remis à Marie NDiaye pour l’ensemble de son œuvre. Kapka Kas-sabova est la lauréate du prix Nicolas Bouvier pour Lisière (Marchialy). Apei-rogon, le roman de Colum McCann (Belfond), et Trois Anneaux, l’essai de Daniel Mendelsohn (Flam-marion) ont reçu le prix du Meilleur livre étranger. Peau d’Homme d’Hubert et Zanzim (Glénat) a le prix Landerneau BD, après les prix ACBD, RTL et Wolinski.

Autres prix

Dima Abdallah présente son premier roman, Mau-vaises Herbes (Wespieser) à l’Institut du Monde arabe ce samedi à 16 h 30 (en direct sur la page Face-book de l’IMA). Le Goethe Institut propose une ren-contre en ligne avec Anne Weber (Annette, une épo-pée, Seuil) lundi à 18 h 30 ­ (inscription sur Zoom).Emmanuel Carrère ­signe Yoga (P.O.L) ­à la librairie des Abbesses ­mercredi 9 décembre à 18 heures (30, rue Yvon-ne-Le-Tac 75018).

Rendez-vous

Sur Libération.frLa semaine littéraire Lisez un peu de poésie le lundi,par exemple Simples Merveilles d’Eric Sarner (Editions Tarabuste) ; vivez science-fiction le mardi, avec Ag rapha de luvan (illustration de Laure Afchain, la Volte) ; feuilletez «les Pages jeunes» le mercredi : Frères d’Isild Le Besco et Jean-Paul Krassinsky (L’Ecole des Loisirs, «Neuf») ; jeudi, c’est noir : Demain la brume de Timothée Demeillers (Asphalte).

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 41

tout doute et capables de conduire aux plus violentes exactions, mais il est encore plus difficile de savoir si, comment, par qui, dans quelle «institution» il serait possible de les extirper, de procéder à une «déradicali-sation». S’il faut probable-ment remonter au cas de Khaled Kelkal, «impliqué dans la vague d’attentats de 1995 – et volontiers décrit

aujourd’hui comme le pre-mier djihadiste made in France», la problématique de la radicalisation «n’émerge réellement dans le contexte français qu’après les attaques de Mohammed Merah en 2012». Ce n’est qu’après les attentats de 2015 et 2016 qu’est créé le Centre de pré-vention et d’insertion à la ci-toyenneté (CPIC), «vite et mal nommé “centre de déra-

dicalisation”». Sociologues, maîtres de conférences à l’université de Tours, les au-teurs reconstruisent cette histoire sur la base d’une longue enquête de terrain et d’entretiens, en insistant sur les «désaccords et les conflits» qui ont empêché que soient correctement conçus les moyens de contrecarrer la «radicalisation politico-reli-gieuse». R.M.

transbordeur construit en Allemagne qui depuis 1990 assurait la liaison entre Da-kar et Ziguinchor, en Casa-mance. Il s’est renversé en cinq minutes le 26 septem-bre 2002 au large des côtes gambiennes. La météo était mauvaise. Le nombre de morts s’élève à au moins 1 863. La jauge autorisée était de 536 passagers, mais le ca-pitaine avait permis la vente de billets surnuméraires. Un tiers seulement des corps fut retrouvé. Depuis le milieu des années 90, des anoma-lies dans l’entretien du ferry avaient été signalées. Adrien Absolu, journaliste et mem-bre de l’Agence française de développement (AFD), a en-quêté sur ce bateau et sur l’accident, plus meurtrier que le Titanic et pourtant oublié. Le fil directeur de son livre est l’une des victimes, un Français de 19 ans. «Je suis allé en Casamance, j’en rêvais depuis longtemps à cause du mot romance et des chansons des îles» (Mal-raux). V.B.-L.

Pierre-Henri Allain et Jean Rolland (photos)Ciel d’orageMediapop, 158 pp., 13 €.

Jean Rolland avait 33 ans quand il est mort électrocuté, un jour de septembre 1981, en peignant ses volets. Il avait une silhouette dégingandée, une allure de rock star avec sa mèche rebelle et ses vête-ments ajustés et ce n’était sans doute pas un hasard car il avait la passion des groupes de rock dont les têtes d’affi-che (Brian Jones, Jimi Hen-drix, Janis Joplin, Jim Morri-son…) étaient sa «seconde fratrie, spirituelle et musi-cale». Il avait surtout un cou-sin, plus jeune, pour qui il était un «rock’n roll hero» et qui, redécouvrant des photos faites par Jean à cette épo-que, a éprouvé le besoin et l’envie de raconter cette «fi-gure solaire et généreuse, sin-gulière et gouailleuse», et

PoésieChristine JeanneyDans le sillage de Louise AckermannPublie.net, 208 pp., 15 € (ebook : 3,99 €).

«Mes pâtés étaient meilleurs que mes vers». Quelle poète a bien pu, au soir de sa vie, tirer un tel bilan de sa production gastronomique et littéraire ? Ne cherchez pas, personne ou presque ne la connaît plus. Louise Ackermann, née en 1813 et morte en 1890, est une personnalité à part. Re-connue pour sa poésie mais éloignée des cénacles de son temps, elle vit en quasi re-cluse à Nice, où, en bonne voltairienne, elle cultive son jardin (et cuisine, donc). Elle intitule son journal Pensées d’une solitaire. Sa poésie quant à elle est très inspirée par la philosophie. Pour la (re)découvrir, la romancière Christine Jeanney propose ni une biographie ni une antho-logie, mais une véritable en-quête à partir des documents de l’époque : extraits de jour-naux, témoignages, lettres de l’autrice qui révèlent son ca-ractère, extraits de ses livres. De quoi dessiner trait à trait un portrait passionnant. G.Le

Récits

Adrien AbsoluLes disparus du JoolaLattès, 250 pp., 19 € (ebook : 13,99 €).

Joola est le mot vernaculaire pour désigner l’ethnie diola. C’est ainsi que fut baptisé un

peut-être aussi de se raconter lui-même. Ce cousin, c’est Pierre-Henri Allain, corres-pondant de Libération à Ren-nes, qui livre là un magni­-fique témoignage sur cette génération bercée par le sou-venir des cinq jours de fête et de musique à l’île de Wight. Avec une postface du photo-graphe Richard Dumas qui a lui-même édité et tiré les photos de Jean Rolland pu-bliées dans cet ouvrage. A.S.

Paolo CognettiCarnets de New YorkTraduit de l’italien par Anita Rochedy. Stock, 204 pp., 17,50 € (ebook : 12,99 €).

Familier des montagnes, l’auteur du Garçon sauvage se fait ici le peintre inattendu et sûr du paysage new-yor-kais, aidé de ses «esprits-gui-des» préférés parmi les écri-vains. Grace Paley occupe plusieurs pages, saluée par une ancienne élève, la ro-mancière A. M. Homes. cl.d.

Sociologie

Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie CohenUn impossible travail de déradicalisationErès, 254 pp., 24,50 €.

Chacun sait qu’il est plus fa-cile de planter un arbre que de l’arracher, une fois ses ra-cines déployées en rhizome et profondément enfouies. En réalité, il n’est pas si aisé de comprendre comment des germes idéologiques pé-nètrent le cerveau et produi-sent des «idées» ou des «croyances» imperméables à

Ernest ShackletonL’odysée de

«l’Endurance»Préface de Paul-Emile

Victor. Traduit de l’anglais par Marie-

Louise Landel. Libretto, 352 pp., 14 €.

«Naturellement pain et pommes de terre manquaient complètement. Quelques-uns souffraient plus que d’autres de ces privations, et le thème “nourriture” de-vint l’unique sujet de leur conversation ; mais la plupart d’entre nous trouvaient qu’à trop parler de la chose, on ne faisait que développer un appétit impossible à satisfaire.»

Jules MicheletLa Sorcière

Présenté et annoté par Delphine Mercuzot.

Pocket «Agora», 496 pp., 10,80 €

«C’est aussi véritablement une cruelle invention d’avoir tiré la fête des Morts du printemps, où l’Antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre. En mai, où elle fut d’abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, elle était, avec le labour, l’éveil de l’alouette ; le mort et le grain, dans la terre, en-traient ensemble avec le même espoir.»

texte et mise en scèneWajdi Mouawad

15 – 30 décembre 2020

textes et mises en scèneSimon Falguières

15 – 23 décembre 2020

www.colline.fr15, rue Malte-Brun, Paris 20e

métro Gambetta

création

jeune public

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42 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

A la vie de poète de cour, Li Bai

préfère l’errance dans cet immense empire,

frappé par les intrigues de palais

et les guerres.

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Pourquoi ça marche

Les livres de dévelop-pement personnel ont toujours été très demandés, et nul ne

peut ignorer que depuis quelque temps, la méditation est un su-jet extrêmement porteur, pour ne pas dire à la mode. Mais on ne saurait sous-estimer cette nouvelle catégorie, les «livres de philo-développement», dont ­Marie Robert est la jeune cham-pionne. Nous ne la connaissions pas. Faut-il le préciser, nos ­informations proviennent de son éditeur, Flammarion, mais ­surtout de Wikipédia, que nous recopions. Née le 30 décembre 1985 à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine, Marie Robert est une professeure de lettres et de philosophie et au-trice française de livres d’appro-che philosophique à travers des situations du quotidien. Ensuite l’encyclopédie en ligne four-nit un long CV. Et on passe à une «anecdote» : «Son frère Guillaume Robert est directeur littéraire chez Flammarion et son éditeur.» Enfin, signalons que Marie Robert a publié Kant tu ne sais plus quoi faire… et Descartes pour les jours de doute ; qu’elle décline son man-tra, «Philosophy is Sexy», en podcast et sur Instagram, où elle est très suivie. Son nouveau ­livre – son premier roman –, le Voyage de Pénélope est sous-titré «Une odyssée de la pensée». Le deuxième confinement n’a pas entravé son succès.

1 Est-ce un roman réaliste ?

Pénélope, l’héroïne, vient de se séparer de Victor. Gravement dé-primée, elle démissionne de l’en-treprise où elle exerçait ses ta-lents de juriste. «Je restais assise à mon bureau, en ne faisant que ranger mes stylos par couleur et par taille.» Cela fait tout de suite mauvaise impression. Aux pa-trons on ne sait pas, mais aux lec-teurs, certainement. Il n’y a plus que des ordinateurs sur les bu-reaux, on se demande d’où sor-tent ces crayons. Le livre a ensuite un petit côté guide touristique plus concret. Pénélope arrive à Athènes, d’où elle pense rejoindre Ithaque, mais la réalité impose ses droits, elle n’ira pas. «Les heu-res tournent, et c’est par hasard que j’arrive sur le site du Parthé-non, juché sur la colline de l’Acro-pole qui surplombe toute la ville.» Nous irons plus tard à Cordoue, à Florence, Amsterdam, Berlin.

2 Vous en reprendrez bien une tranche ?

A ceux qu’un demi-siècle ou da-vantage séparent de la classe ter-minale, peut-être le rappel des grands concepts sera-t-il utile. Pénélope fait des rencontres qui lui parlent de Platon, Aristote, Epicure, Averroès, Machiavel, ça l’aide dans sa vie privée. «Péné-lope, les philosophes te parlent. Ils s’adressent à toi. Oui, à toi ! la philo n’est pas une théorie abs-traite, c’est une manière de vivre qui engage toute l’existence. Tu es

un maillon de cette longue chaîne.» Pénélope est chargée par une ONG grecque de re­-cruter des intervenants, les meilleurs d’Europe, il s’agira pour eux de parler philosophie à des jeunes en difficulté. Péné-lope, au fil de son odyssée, ­s’enhardit : «ça risque d’être ­complexe à organiser. Alors, je m’avance sans doute, mais j’ima-gine qu’à force de travail, je serai éventuellement capable de com-bler les moments où nous n’au-rons personne». (Là, Pénélope, non. Ce n’est pas crédible).

3 On fait une pause ?

C’est le seul moment où Péné-lope manifeste un peu d’hu-mour. Au cours d’un voyage en train, elle est assise à côté d’une DJ insomniaque. Un petit ex-posé sur Spinoza, et hop, la voi-sine s’endort.•

Marie Robertle voyage de Pénélope Flammarion/Versilio,272 pp., 19 €.

Pénélope, Platon te parle Le filon de la philo, premier roman de Marie RobertPar Claire Devarrieux

Les montagnes magiques de Le Clézio Un précis de poésie Tang, du temps des lettrés errants Li Bai et Du Fu

Par Frédérique Fanchette

Al’île Maurice, pays de sa lignée paternelle, en plein océan Indien, J.M.G. Le Clézio a trouvé

l’une de ses montagnes chinoises. Le Morne, forteresse de basalte dressée au-dessus de la mer, dernier refuge des esclaves marron, le relie dans un grand écart spatial et temporel à la ­poésie de la dynastie Tang (VIIe au Xe siècle). Le Prix Nobel y voit comme dans le po-ème de Li Bai «Assis devant le Mont Jingting» «un lieu d’immo­bilité et de majesté […] devant lequel l’être hu-main, dans sa faiblesse et son imper-manence, ne peut rien faire d’autre que s’asseoir et regarder».«Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut /Un nuage solitaire s’éloigne dans une grande nonchalance /Seuls, nous restons face à face, le Mont Jing-ting et moi /Sans nous lasser jamais l’un de l’autre.» C’est ce texte de Li Bai, qui en 1962 a enclenché chez l’auteur du Procès-verbal sa longue fréquentation des lettrés Tang. Aujourd’hui, amou-reux aguerri de cette période littéraire, il publie Le flot de la poésie continuera de couler, livre illustré de peintures et dessins, dont certains de Dong Qiang, poète, traducteur, calligraphe avec ­lequel il a collaboré. Celui-ci dans sa postface, «Etangs-miroirs», aborde la question plus pointue de la métrique, de l’alternance des accents, «ping étant plat et doux, ze plus fort et tonique», et des difficultés de la traduction. Selon lui le poète français le plus proche des Tang est Gérard de Nerval.Des figures, des paysages, des lieux perchés où l’imagination du lecteur peut faire halte… les pages tournent tandis que devant, des silhouettes es-quissées par Le Clézio montrent le che-min : deux grands poètes de ce temps jadis, amis et compagnons de beuverie. Li Bai, d’abord, épris de liberté, gentil-homme redresseur de torts, considéré par ses contemporains comme le plus doué de sa génération. A la vie de poète de cour, il préfère l’errance dans cet im-mense empire, frappé par les intrigues de palais et les guerres. Du Fu, ensuite, dont Li Bai se moque de la maigreur, dévoré par l’exigence de son art, mais près du peuple, nostalgique de sa vie de famille. Lui aussi voyage. Les deux hommes s’écrivent, se croisent : «Un

geste de la main et à chacun sa route /Laissons les hennissements des chevaux entrer en résonance.»La Chine des Tang, écrit Le Clézio, a permis «l’avènement d’une pensée in­-dividuelle véritable, c’est-à-dire de la conscience de soi, de la liberté d’expres-sion et du libre arbitre». La poésie est en première ligne, ancrée dans le quo-tidien, les sentiments, les sensations. Elle ne sert pas à glorifier les puissants, mais à rendre compte du monde dans lequel vivent ces auteurs : Li Bai, Du Fu, Wang Wei, Bai Juyi, Li Shangyin… Une génération frappée par une guerre (de 755 à 763) qui coûta la vie à 30 mil-lions de Chinois.Fuyant avec sa famille, Du Fu se fait le chroniqueur de l’exode. «C’était une marche trébuchante pour toute ma fa-mille, sans fin /Et on se montrait tout humbles à ceux rencontrés sur le che-min /La route montait et descendait, les oiseaux criaient dans les ravins /Nous ne croisions personne retournant vers le lieu de notre départ /Affamée, éper-due, ma petite fille se mit à me mordre /Elle pleurait si fort, j’avais peur d’atti-rer les tigres ou les loups /Je couvris alors sa bouche et je la serrai contre ma poitrine /Mais trop serrée, elle eut des pleurs qui repartirent de plus belle !»L’amour, les regrets, la douleur de l’ab-sence gardent évidemment leur place. Mais plus singulièrement c’est la com-passion, apportée par le bouddhisme, «qui deviendra», écrit Le Clézio, «l’iden-tité de la poésie de la dynastie Tang». Ce sentiment avive l’esprit critique d’un poète comme Bai Juyi, sensible aux malheurs du petit peuple, accablé par le poids des taxes. Les lettrés Tang sont aussi des révoltés.Pendant ce temps, sur la lune pleure la déesse exilée avec son lapin de jade, et les lucioles rappellent la lumière dia-phane de l’astre mort. Le poème le plus «romantique» de la littérature chinoise, «Nuit d’automne», est du poète Du Mu. Le Bouvier et la Tisserande sont deux étoiles séparées par la Voie lactée, lé-gende de l’amour impossible. «Chan-delle argentée, lumière automnale, pa-ravent au ton froid /Avec son petit éventail de soie légère, la jeune femme écarte les lucioles /La nuit est si fraîche, on dirait qu’elle a répandu de l’eau sur les marches /Alors elle s’étend et regarde dans le ciel le Bouvier et la Tisserande.» Aujourd’hui, il n’y a plus de lucioles, «il faut qu’elles reviennent, il faut qu’elles reviennent», souffle Le Clézio, relayé par Dong Qiang, dans la chute de sa postface.•

J.M.G. Le Clézio Avec la collaboration de Dong QiangLe flot de la poésie continuera de coulerPhilippe Rey, 208 pp., 20 €.

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Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 43

Par pierre gravagna

Les retombées du Jeu de la dame, série proposée par Netflix, explosent. Le monde des échecs compte bien capitaliser sur cette embellie inattendue : augmentation historique du nombre d’échiquiers traditionnels ou électroniques vendus pour les fêtes, des inscriptions en club, de l’intérêt des femmes pour le noble jeu alors qu’elles représentent aujourd’hui moins de 5 % des effectifs de la fédération, etc. Une conférence en ligne sur les retombées de la série (mais aussi sur la triche et le jeu en ligne) est donc organisée, ce samedi à 17 heures par ChessTech, qui la diffusera sur Zoom et sur la chaîne Youtube ChessPlus. Interviendront notamment Mathilde Choisy, directrice générale de la Fédération française des échecs, ou Laurent Verat, manager du numéro 1 français, Maxime Vachier-Lagrave.

Dans cette partie, jouée en 2018, Maxime Vachier-Lagrave fait confiance à la solide défense Najdorf (jouée par Beth Harmon dans la série). Une ouverture qu’il jouait systématiquement contre e4. Mal lui en prit : les blancs jouent et gagnent.

Solution de la semaine dernière : 34.Dxh6 + !

carnet d’échecs

Grille n° 1693 HORIZONTALEMENT I. Tout simplement, un peu trop même II. Epilogue de Roman, une page de l’histoire de la Russie # Demander clémence III. Entaillai du bois ou du métal IV. Hue est son principal opposant # Défenseur des droits # Au son, c’est l’enfer V. Ex- président colombien, il ne digère pas l’accord de paix avec les Farc # Dernier mot de la cuvette où l’ont eu les Viets VI. Miss France : l’auréolée Hardy VII. Hardy pour Dutronc # Composé avec C=C-O-H VIII. Attention, show de vents ! IX. Qui joue un rôle X. Passion boisson XI. Qui débarrassent des saletés VERTICALEMENT1. Juron ou fellation, c’est selon (4 mots) 2. C’est bien # Voici son symbole, sans non en son nom # De quoi classer les partitions 3. Il chemine via la narine # Tenue classique 4. Met sur elle # Avec deux parties tournantes 5. Mieux vaut ne pas rafler sa mise # Imi-ta Marceau 6. Couche tendre en pierre dure # Risquât de se faire pincer avec des barrettes 7. De quoi nourrir les bêtes à manger du foin # Ses Galeries de vues de la Rome antique sont au Louvre 8. Plus grand lac des îles Britanniques # Qui travaille à profiter de ses loisirs 9. Comme des cellules souvent cancéreusesSolutions de la précédente Hz. I. ACCORDÉON. II. HUMECTE. III. NOAH. ARAM. IV. ENM. PLI. V. CADRASSE. VI. ÆLIES. WC. VII. IAM. BAH. VIII. MNÉMOSYNE. IX. OTRANTE. X. NIENT. RAU. XI. ECSTA- SIÉE. Vt. 1. ANNE. AYMONE. 2. ONCE. NTIC. 3. CHAMALIÈRES. 4. OUH. DIAMANT. 5. RM. PRÉMONTA. 6. DEALAS. ST. 7. ÉCRIS. BYÉRI. 8. ÔTA. SWAN. AE. 9. N’EMPÊCHE QUE. [email protected]

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TF1

21h05. NRJ Music Awards. Divertissement. Présenté par Nikos Aliagas. 00h35. NMA : la saga du show évènement. Documentaire.

FRANCE 2

21h05. La grande soirée du Téléthon. Événement. 01h05. Prodiges. Divertisse-ment. Le show de Noël.

FRANCE 3

21h05. Mongeville. Téléfilm. Le port de l’angoisse. Avec Francis Perrin, Gaëlle Bona. 22h35. Mongeville. Téléfilm. Disparition inquiétante.

CANAL+

21h00. Football : Montpellier / PSG. Sport. Ligue 1 Uber Eats - 13e journée. 22h55. Canal Football Club le débrief. Magazine. Présenté par Hervé Mathoux.

ARTE

20h50. L’invention du luxe à la française. Documentaire. 22h25. Comment le chat a conquis le monde. Documentaire.

M6

21h05. The Rookie - Le flic de Los Angeles. Série. La taupe. La cargaison. 22h50. The Rookie - Le Flic de Los Angeles. Série. Sous pression. La dernière ligne droite. Contamination. Changement d’équipe.

FRANCE 4

21h05. Lego - Shazam ! Monstres et magie. Film d’animation. 22h25. Teen Titans Go VS Teen Titans.

FRANCE 5

20h50. Échappées belles. Magazine. Le Queyras au sommet. 22h25. Romain Gary, le roman du double. Documentaire.

PARIS PREMIÈRE

20h55. Michèle Bernier : et pas une ride !. Spectacle. Au Bataclan. 23h00. Jeanfi décolle. Spectacle.

TMC

21h05. Columbo. Téléfilm. Portrait d’un assassin. Avec Peter Falk, Shera Danese. 22h50. 90’ Enquêtes. Magazine.

W9

21h05. Les Simpson. Dessin animé. Fastcarraldo. Le chapeau magique. Kamp Krusty. 22h20. Les Simpson. Dessin animé. 11 épisodes.

NRJ12

21h05. Modern family. Série. Beaucoup de bruit pour rien. À la recherche de l’enfance perdue. Touche-pelote. 22h30. Modern family. Série.

C8

21h05. Sébastien à la télé, c’est fou !. Documentaire. Épisode 2. 22h50. Sébastien à la télé, c’est fou !. Documentaire. Épisode 1.

TFX

21h05. Chroniques criminelles. Magazine. Enlèvements et séquestrations : Spécial « maisons de l’horreur ». 22h55. Chroniques criminelles. Magazine.

CSTAR

21h00. Enquêtes paranor-males. Magazine. Émission 9. 22h45. Ghost adventures : rencontres paranormales.

TF1 SÉRIES FILMS

21h00. Joséphine, ange gardien. Téléfilm. Une famille pour Noël. Avec Mimie Mathy, Jean-Michel Dupuis. 22h50. Joséphine, ange gardien.

6TER

21h05. Les rois de la réno. Magazine. Grosse réno, gros soucis. Faire tomber les murs. Acheter les yeux fermés. 22h20. Les rois de la réno.

CHÉRIE 25

21h05. Howards End. Série. Épisodes 1 & 2. Avec Hayley Atwell, Angus Macfadyen. 23h35. Forever. Série.

RMC STORY

21h05. Légion étrangère : objectif képi noir. Documentaire. 22h30. La légion étrangère.

LCP

21h00. Enquêtes au parle-ment. Documentaire. 22h30. Les derniers compagnons de la libération. Documentaire.

À LA TÉLÉ CE SAMEDI

TF1

21h05. Supercondriaque. Comédie. Avec Dany Boon, Alice Pol. 23h10. Esprits criminels. Série. Le silencieux. Thérapie de destruction.

FRANCE 2

21h05. 007 Spectre. Action. Avec Daniel Craig, Christoph Waltz. 23h25. Goldfinger. Action. Avec Sean Connery, Gert Fröbe.

FRANCE 3

21h05. Les enquêtes de Vera. Téléfilm. Les jeunes dieux. Avec Brenda Blethyn, David Leon. 22h35. Les enquêtes de Vera. Téléfilm. Le fils prodigue.

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21h05. Rugby : Stade français / Toulon. Sport. Top 14 - 11e journée. 23h05. Canal Rugby Club le débrief. Magazine.

ARTE

20h50. La grande évasion. Aventures. Avec Steve McQueen, James Garner. 23h40. Charles Bronson. Documentaire. Le génie du mâle.

M6

21h05. Zone interdite. Magazine. Résidences secon-daires : un rêve accessible ?. Présenté par Ophélie Meunier. 23h10. Enquête exclusive. Magazine. Cartel de Sinaloa : l’empire international de la drogue.

FRANCE 4

21h05. Lumni histoire. Documentaire. 1905. 22h45. Lumni histoire. Documentaire. De Gaulle, histoire d’un géant.

FRANCE 5

20h50. 1974, une partie de campagne. Documentaire. 22h20. Giscard de vous à moi - Les confidences d’un Président. Documentaire.

PARIS PREMIÈRE

20h55. La grande évasion : l’histoire vraie. Documentaire. 21h50. Ahnenerbe - Les terribles savants d’Hitler. Documentaire.

TMC

21h05. Cold Case : Affaires classées. Série. Compte à rebours. Sur la voie. 22h45. Cold Case : Affaires classées. Série. 2 épisodes.

W9

21h05. Scorpion. Série. Le corps céleste. En avant Mars !. 22h40. Scorpion. Série. 2 épisodes.

NRJ12

21h05. Urgences. Magazine. L’incroyable quotidien des véterinaires de l’urgence. Présenté par Jean-Marc Morandini. 22h50. Urgences. Magazine.

C8

21h05. Le grand bazar. Comédie. Avec Gérard Rinaldi, Jean Sarrus. 22h50. Langue de bois s’abstenir. Magazine.

TFX

21h05. Hitman & Bodyguard. Comédie. Avec Ryan Reynolds, Samuel L. Jackson. 23h15. Equalizer. Film.

CSTAR

21h00. Chicago Fire. Série. Carnage aux urgences. Tu sais où me trouver. 22h20. Chicago Fire. Série. 2 épisodes.

TF1 SÉRIES FILMS

21h00. Sissi impératrice. Drame. Avec Romy Schneider, Karl-Heinz Böhm. 23h00. Sissi. Film.

6TER

21h05. Joy. Biopic. Avec Jennifer Lawrence, Robert De Niro. 23h20. Le masque de l’araignée. Film.

CHÉRIE 25

21h05. Une femme d’honneur. Téléfilm. La femme battue. Avec Corinne Touzet, Franck Capillery. 23h00. Crimes.

RMC STORY

21h05. Faites entrer l’accusé. Documentaire. Youssouf Fofana, le cerveau du gang des barbares. 22h55. Faites entrer l’accusé. Documen-taire. Le chevalier noir.

LCP

21h00. Rembob’ina. Magazine. Présenté par Patrick Cohen. 23h00. Ces idées qui gouvernent le monde. Magazine. Les révolutions sont-elles devenues obsolètes ?. Présenté par Émile Malet.

À LA TÉLÉ DIMANCHE

Page 44: Lib 233 ration - 05 12 2020

44 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020

En Provence, l’hiver a ceci de bon qu’entre Noël et l’Epiphanie, on a plusieurs occasions

d’y déguster des fruits confits. «Où qu’il soit dans le monde, tout Pro-vençal se doit d’avoir les 13 desserts

ParKim Hullot-GuiotEnvoyée spéciale à Saint-Rémy-de-Provence Photos Olivier Metzger

sur la table à Noël !» sourit Pierre Lila-mand, patron de la fabrique artisa-nale de fruits confits du même nom, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône). Les 13 des-serts sont dégustés au réveillon, mais aussi les jours suivants. Il peut s’agir de fruits confits, donc, de mendiants, pompe à huile (ou fou-gasse), nougats blancs et noirs, noi-settes, amandes et noix, dattes, agrumes, raisins, figues séchées, pâtes de fruits ou de coing… aux-

quels on peut substituer, si on n’est pas trop à cheval sur la tradition, chocolats, calissons d’Aix, sablés épicés de Noël, caramels, navettes, macarons, litchis… L’important, c’est qu’il y en ait 13, chiffre qui symbolise le nombre de convives lors de la Cène, Jésus et ses 12 apô-tres (on remarquera que la gour-mandise est bonne fille, et n’a pas exclu Judas pour compter ses des-serts, malgré son attitude pas très «esprit de Noël»). Rebelote en jan-vier avec la couronne des rois, une brioche à la forme arrondie et déco-rée de fruits confits, servie à la place ou en complément de la galette feuilletée à la frangipane.

«Se faire plaisir». Rien de très ex-citant, vous dites-vous peut-être, tant l’industrie nous a mal habitués avec son insipide macédoine de pe-tits cubes rouges et verts, présente dans les cakes et autres aides à la pâtisserie. «Les fruits confits ont un côté vieillissant, parce que les gens n’en connaissent souvent que le côté industriel, cher et dégueulasse, à base de navet ou de pastèque verte pas mûre, explique Pierre Lila-mand. Allez retrouver le goût du fruit dans le navet.» Or le fruit ­confit, dont Nostradamus fut sans doute le premier à rédiger la recette au XVIe siècle, a été élaboré précisé-ment pour conserver le fruit et pré-server sa saveur.S’il est meilleur consommé dans l’année suivant son confisage, il reste comestible longtemps après : «Il sera juste un peu moins moelleux. Vous ne serez jamais malade avec un fruit confit !» promet l’artisan quin-quagénaire.«Dans la vallée du Rhône, on peut trouver beaucoup de variétés dans un périmètre de 100 kilomètres. C’est pour cela qu’il y a des confiseries» dans la région, remarque Pierre Li-lamand. Depuis cinq générations, sa famille transforme abricots, me-lons, clémentines, oranges, citrons,

prunes, poires, cerises, ananas, marrons et, plus récemment, des fraises : «J’ai la chance d’avoir été éduqué avec le principe de qualité. C’est un produit noble qui plaît aux belles pâtisseries. Depuis cinq ans environ, il y a un retour du goût pour l’authentique et les vrais pro-duits. Avec le Covid, on est en plein dedans, les gens veulent se faire plai-sir», observe-t-il.A la fabrique, située dans l’ancien quartier des tanneurs de Saint-Ré-my-de-Provence, où son aïeul Ma-rius Lilamand racheta, en 1866, les murs de la vieille tannerie, derrière le lavoir, pour installer son activité, Pierre Lilamand et ses artisans s’ef-forcent de transformer les fruits de manière à rester au plus près de leur saveur et de leur forme, au

juste rythme. Il faut compter trois mois entre l’arrivée des fruits chez Lilamand et leur commercialisa-tion. La plupart sont pelés à la main, ou simplement rincés (les clémentines d’un petit calibre sont, par exemple, confites avec leur fine peau, mais pas les melons, qui sont pelés et sculptés au couteau avant cuisson), blanchis à l’eau, puis cuits dans un sirop de sucre très léger, par sept à huit bouillons successifs. La série de bouillons, qui avec le temps de repos peut s’étaler sur un mois, permet d’ôter l’eau du fruit et de faire pénétrer le sirop à cœur. «L’idée, c’est d’avancer lentement. Si on va trop vite, le fruit va absor-ber le sirop, mais une fois sorti, il va sécher et durcir. La recette est assez simple, c’est le regard du confiseur

Pierre Lilamand fruits confits

d’intérêtL’artisan, installé à Saint-Rémy-de-Provence, redonne leur vraie

saveur à ces douceurs que l’on glisse dans les pâtisseries. Confiseur depuis 1996, il ne déroge pas aux principes d’exigence établis par sa famille depuis cinq générations, du choix de la matière première

au temps de préparation accordé à chacun des produits.

Pierre Lilamand et ses artisans s’efforcent de transformer abricots,

melons, clémentines, oranges, citrons, poires, cerises, et plus

récemment des fraises, de manière à rester au plus près de leur saveur

et de leur forme.

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qui fait tout. Selon les saisons, s’il a beaucoup plu ou non, les fruits se-ront plus ou moins fragiles : c’est au confiseur d’estimer le temps de blanchiment, de faire en sorte que le fruit ne parte pas tout de suite en purée ou se racornisse», détaille Pierre Lilamand. Le sirop qui reste après le confisage est cédé aux api-culteurs du coin pour nourrir leurs essaims d’abeilles à la sortie de l’hi-ver ou, depuis peu, embouteillé afin d’être vendu pour parfumer un fromage blanc ou une crêpe.

«Presque Zola». En reprenant l’affaire familiale en 1996, après avoir bourlingué en Inde et vendu des tians sur des brocantes proven-çales, Pierre Lilamand, comme son père Robert, son grand-père Geor-

fant du pays, de s’inquiéter de l’état des vergers provençaux. L’abricot rosé de Provence, une variété capri-cieuse, mais la meilleure à confire, qui «produit quand elle veut, une an-née sur trois», a «quasiment dis-paru». Trop de contraintes, pas assez de rentabilité… «Il reste trois ou qua-tre producteurs, mais sur les contre-forts du mont Ventoux, ils ont beau-coup arraché», soupire-t-il.

«Vrai combat». Grâce à un co-pain qui possède des terres agrico-les dans les Alpilles, il a re-planté 200 pieds. La récolte est pour l’heure assez maigre : 10 kilos la première année, 220 la suivante. Pour un confiseur qui sort cinq tonnes de fruits confits à l’année (soit sept tonnes environ de fruits frais), c’est peanuts. «On verra l’an prochain, on devrait avoir plus», espère-t-il. Le problème, c’est que l’autre abricot répandu dans la ­région, l’orangé de Provence, autre-fois nommé abricot polonais, ne supporte pas les cuissons successi-ves : «Ça devient un vrai morceau de sucre. Il faut des fruits qui ré­-sistent. C’est un vrai combat, le ­confisage, on leur fait quand même mal…»•

gion qui emballaient les fruits dans des ballotins estampillés «fait mai-son». Depuis une dizaine d’années, les anonymes prennent un poids grandissant dans le chiffre d’affai-res. Et s’il fait attention à la qualité des maisons (pâ­tisseries, épiceries fines…) à qui il ­confie ses fruits, afin de ne pas les voir maltraités ou faire concurrence à ses clients histori-ques, Pierre Lilamand a ressenti une petite fierté quand la chaîne de luxe britannique Harrods l’a con-tacté : «Les grandes surfaces, on ne fait pas, on dit poliment qu’on est trop petits. Mais quand je me fais convoquer chez Harrods, j’y vais, et j’emmène un ­copain parce que je parle très mal anglais !»Les échappées londoniennes n’em-pêchent pas le chef d’entreprise, en-

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Les péchés mignons de…Marcel Proust

écrivain (1871-1922)

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Source : l’indispensable Bouquin de la gastronomie

de Jean Vitaux (Robert Laffont, 2020, 31 €).

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ges ou son arrière-grand-père Justin avant lui, s’est donné pour mission de faire vivre ce savoir (bien) faire tout en imprimant sa patte. Les techniques de production ont évolué, depuis les années 60 notam-ment, avec la pos-sibilité de passer les fruits les plus durs (marrons, ce-rises bigarreaux) sous vide, à l’auto-clave. Les conditions de travail aussi ont changé : «Quand j’ai com-mencé, c’était presque Zola, la ­fabrique était dans son jus… Il n’y avait pas de frigo à ­température po-sitive [autour de 4 à 7° C, ndlr],

quand on avait reçu des fruits, on devait les traiter tout de suite, même s’il fallait rester après 20 heu-res, se remémore-t-il. Mais ce n’est

pas possible, les gens ont des familles ! On ne peut

plus, on ne doit plus se sacrifier pour une

entreprise. On a installé ce frigo qui permet de ­conserver les fruits

vingt-quatre heures avant de s’en oc­-

cuper.»Sous sa direction, la

«belle endormie» s’est égale-ment ouverte aux particuliers. ­Autrefois, la maison vendait exclu-sivement aux professionnels – no-tamment à des pâtissiers de la ré-

10 km

VAUCLUSE ALPES-DE-HAUTE-PROVENCE

GARD

VAR

Mer Méditerranée

BOUCHES-DU-RHÔNE

Marseille

Saint-Rémy-de-Provence

Food/

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tes faire des vidéos maison, parfois pas apprêtés, pas maquillés, a per-mis aux inconnus d’affronter leur peur ou leur réticence à l’image.» Avant de conclure : «Cette générali-sation offre la possibilité à des per-sonnes moins connues de partager leur expérience.»

Toujours plus. Fer de lance de la vulgarisation, les réseaux sociaux ne sont pas en reste. Pendant le premier confinement, Instagram a ainsi basculé du «live solo» à l’échange en «direct duo». Une pratique qui ­existait bien avant le printemps sur ­Facebook, souvent ­utilisé pour des talks ou des confé-rences numériques. Microsoft, l’autre géant du numérique, a dé-cidé, cette année, d’occuper le ter-rain des conférences en direct

et quarante secondes. Pas plus, pas moins. Pour Thu Trinh-Bouvier, experte en communication numé-rique, le succès de cette interface «s’explique par une volonté des en-treprises de raccourcir les présen-tations» et d’enterrer le bon vieux PowerPoint soporifique. «Tout est épuré, concis. Les images viennent ponctuer une présentation et re-prennent un peu le ­concept des sto-rys telles que nous les connaissons sur les réseaux sociaux», expose ­Stefanie Fiori, qui estime que les confinements ont fait gagner au moins deux ans en termes de prati-que numérique collective. Un boom qui a, selon elle, facilité le ­recul d’une «espèce de phobie so-ciale». «Le fait de voir des célèbres conférenciers, comme ceux interve-nant dans les TED Talks, des artis-

A ppelez-les «talks», «confé-rences» ou encore «lives». Nos écrans sont saturés

d’invitations, de propositions d’échanges filmés. A tel point que l’on pourrait se lever à l’aube et or-ganiser sa journée en fonction des différentes conférences auxquelles on nous propose d’assister, tout en planifiant un cours de gym, de yoga ou de cuisine dématérialisé histoire de se divertir. Depuis le printemps, les directs streamés structurent les journées de ceux qui travaillent et étudient, confinés à la maison. Le huis-clos imposé a entraîné une vulgarisation des pra-tiques numériques permettant au quidam de creuser ou de découvrir divers sujets. Et surtout d’interagir avec d’autres personnes dans un contexte où la désocialisation tou-che beaucoup de monde.«J’ai bien suivi cet engouement de-puis le premier confinement. Il s’agit en fait d’une accélération plutôt qu’une vulgarisation déjà en cours», souligne Stefanie Fiori, spécialiste en stratégie des réseaux sociaux et social selling (l’utilisation des ré-seaux sociaux dans un processus de vente). Selon elle, certains secteurs y étaient déjà bien plus habitués que d’autres. «Dans le milieu du marketing, de la communication, la pratique de talk était déjà bien en-gagée. Il y a eu une intensification dans les secteurs du commerce, du sport, et surtout sur les réseaux so-ciaux par la suite», poursuit Fiori. La coach constate d’ailleurs une augmentation des demandes de formation venant des entreprises, soucieuses de voir leurs salariés préparés aux techniques de re-transmission en direct.

«Phobie sociale». Cette accélé-ration fait le bonheur d’interfaces comme Zoom ou Microsoft Teams, qui attirent toujours plus de monde. Autre format en dynami-que : le Pecha Kucha. Il synchro-nise une présentation orale faisant défiler 20 diapos de vingt secon-des, pour un exposé de six minutes

Débattre à deux ou à dix, assurerune conférence comme un pro façon TED Talk… Les confinements ont favorisé l’utilisation d’outils facilitant l’exercice. Jusqu’à saturation ?ParBalla FofanaIllustrationJulien Pacaud

grâce au réseau social profession-nel ­LinkedIn. «Les gens s’appro-prient progressivement un certain vocabulaire visuel qui nourrit des directs qu’ils ont eux-mêmes regar-dés. Tout le monde peut, petit à pe-tit, créer son contenu et y ajouter sa patte personnelle», analyse Thu Trinh-Bouvier. Si bien que nous avons tous, parmi nos contacts, une ­connaissance qui, sur Insta-gram, enchaîne régulièrement les lives avec ses invités. Des formats d’ailleurs encouragés par les ­plateformes afin d’inciter ses ­utilisateurs à consommer toujours plus de contenus. Face à cette pro-fusion de conférences filmées, cer-tains pointent le risque de nivelle-ment par le bas et une baisse de qualité et d’exigence en matière d’échanges et de débats.•

Le show du «talk»

BilletSingeriesC’en est-il fini du chat ? Une sombre perspective, sauf pour les allergiques, et cependant fondée, si l’on postule que la po-pularité sur les réseaux sociaux constitue maintenant un critère de survie des espèces. Les chats et leurs aventures, qui apportent la gloire à leurs maîtres, risquent d’être éclipsés par les­ ­petits sin-ges. Des ­comptes ­YouTube et Instagram ­ (@TheMonkeyBoo, @MisstyFlower, @Kiala_capu-chin), très suivis, les révèlent plus agiles et malicieux. Ils ma-nipulent toutes sortes d’objets (dont la queue des chats), enla-cent leur propriétaire, qu’ils épouillent au passage, sourient aux humains et semblent même parfois leur parler. Ce n’est pas seulement en raison de leur ra-reté que les microsinges confè-rent une distinction supérieure à leurs propriétaires : la vie du capucin est plus variée que celle du siamois, la gamme des situa-tions et des saynètes à docu-menter bien plus vaste.La position du petit singe dans la culture est ambivalente : à la Renaissance, il est à la fois un diablotin, symbole de vice et de déraison, et une curiosité de la nature qui fascine par sa ges-tuelle et ses expressions anthro-pomorphiques. Aujourd’hui, les capucins des campagnes Saint Laurent ou des collections Gucci prolongent cet imaginaire, tan-dis que primatologues et lin-guistes établissent que la signifi-cation des cris d’alarme de certaines espèces (du singe de Campbell, entre autres) peut être décrite à l’aide de systèmes formels développés pour les lan-gages humains. Dans un monde alternatif, les petits singes se-raient à notre place et nous oc-cuperions la leur. Dans (certains Etats de) notre monde, on les af-fuble d’habits pour bébés, on les emmène au fast-food et on com-mercialise des produits dérivés à leur effigie. On se demande ce qu’expriment les mines tantôt réjouies, tantôt pensives de ces primates dont on suit le quoti-dien domestique, mais peut-on seulement projeter sur eux des émotions connues ? Ce ne serait pas une moindre marque d’ap-propriation.

Benjamin Simmenauer Philosophe

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des, puis transformées en Allemagne (l’industrie de la filature de lin étant inexis-tante en France), avant d’être utilisées par une cou-turière en région pari-sienne. Coût de cette éco-conception : 700 euros. «On a fixé ce prix pour montrer ­qu’acheter un vêtement ­écoresponsable de A à Z, c’est très cher», ­explique Sylvain Boyer, ­créateur d’une agence ­d’écobranding, qui collabore avec Tissuni. Au-cune cliente ne s’est encore offert la ­ «petite robe verte», mais Marie-Béatrice Boyer a déjà un nouveau ­patron en tête, tenu secret pour l’instant.

Fanny Guyomard

C’est un des dommages collatéraux du Covid-19, pas létal mais rageant : le port du masque, qui couvre la bouche et ses alentours, tend à favoriser les réac-tions dermatologiques, dont l’acné, d’où le néolo-gisme «maskné».Soumise au frottement éventuel du masque, confi-née dans ce bouillon de culture idéal que constitue l’air chaud et humide pro-duit par la respiration, la peau proteste. Par des rou-geurs et l’apparition ou la prolifération de boutons,

Marie-Béatrice Boyer pour-suit son projet et, à la fin de l’été, la couturière de la mai-son Chanel crée le patron d’une «petite robe verte», en référence à la «petite robe noire» de Gabrielle Chanel. «Verte» pour l’aspect écolo, car elle peut être élaborée avec moins d’un mètre de tissu, quand des robes de haute couture peuvent en né-cessiter jusqu’à une centaine. «Je veux que l’écoconception dirige la cré-ation, et pas l’inverse», expli-que la créatrice, qui se re-vendique de la «slow fashion». Le site internet de Tissuni est aussi conçu de façon à être peu gourmand

en énergie – fond noir et ty-pographie qui ­consomment moins de données.Le but de la petite entreprise est que les couturiers ama-teurs s’emparent du patron en libre d’accès. Et c’est un succès : ­depuis fin août, il a été téléchargé 8 000 fois – 60 % en France, 30 % aux Etats-Unis (après un article

paru dans le New York Ti-mes) et le reste

au Royaume-Uni, au Japon, en Allemagne et en Belgique.Le collectif propose aussi de vendre la robe prête à por-ter. Elle ne sera pas verte, mais blanche, en teinture ­naturelle. Les graines de lin du tissu sont bio et norman-

repérage

Une couture écoresponsable : c’est le challenge relevé par le collectif Tissuni. L’histoire commence au début de la crise sanitaire, quand la France manque de masques. Marie-Béatrice Boyer, coutu-rière chez Chanel, conçoit alors un patron en tissu, le met en ligne gratuitement et appelle ses consœurs pour en fabriquer à l’attention du per-sonnel médical, des pom-piers ou encore des caissières de supermarché. Une cen-taine de couturières la rejoi-gnent. Elles prennent le nom de Tissuni et confectionnent gratuitement plus de 3 000 masques en un peu moins de deux mois, le temps que la pénurie prenne fin.

Une robe zéro déchet : merci patron !

points noirs, kystes et au-tres joyeusetés. Le phéno-mène n’est pas isolé et ne touche pas que les jeunes, l’abondance de conseils sur les réseaux sociaux en té-moigne. Il en ressort qu’il faut changer régulièrement de masque (de préférence chirurgical), nettoyer son visage mais sans le récurer, privilégier une hydratation légère le jour et plus consé-quente la nuit, et ne pas plâtrer pour planquer côté maquillage. Maigre conso-lation : le masque dissi-mule… S.C.

Le photographe Vincent Ferrané publie un livre

braqué sur le quotidien d’Ava, Jackie, Raya, Leo, Maty, Mathieu et Matthias, tous non binaires ou transgenres. Leur intimité est saisie au début de la journée, quand il est temps de se préparer à sortir de chez soi. Un moment clé, hautement symbolique, qui demande parfois une grande attention, aussi esthétique que psychique. Les photos qui composent Every-day (1) sont volontairement présentées sans que ne soit précisé le genre des sujets. M.Ot. (1) Ed. Libraryman, 56 pp., 40 €.

Gérer le «maskné»Comment

Boîtes à aiderA l’approche des fêtes, l’initiative «Boî-tes de Noël solidaires» permet de faire un geste simple à l’attention d’une per-sonne dans le besoin. Il suffit de prendre une boîte à chaussures, de la remplir avec quelque chose de chaud (bonnet, chaussettes neuves, écharpe…) ou de

bon (chocolat, biscuits, terrine…), un produit d’hygiène ou de beauté (brosse à dents, crème…), un loisir (Rubik’s Cube, mini-puzzle, livre, carnet…) accompagné d’un petit mot. Emballez-la dans un joli papier et déposez-la dans l’un des points de collectes (la liste pour l’Ile-de-France est consulta-ble sur le compte Instagram @boitesdenoel_idf et en régions sur leur compte Facebook) avant le 15 décembre. Elles se-ront distribuées par les associations à des personnes vivant dans la rue ou en dessous du seuil de pauvreté. K.H.-.G.

La «petite robe verte» de Tissuni peut être élaborée avec moins d’un mètre de tissu. Photo TISSUNI

JólabókaflódQue l’on peut traduire par

«inondation de livres pour Noël» et qui désigne le phénomène qui

se produit chaque année en Islande quand déferlent, à partir

d’octobre, les nouveaux titres amenés à se retrouver sous les

sapins. Les habitants de l’île, vrais rats de bibliothèque, passeront,

selon la tradition, le réveillon à lire.

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