24
2,00 € Première édition. N o 10726 DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015 www.liberation.fr IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,50 €, Andorre 2,50 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,00 €, Canada 5,00 $, Danemark 29 Kr, DOM 2,60 €, Espagne 2,50 €, Etats-Unis 5,00 $, Finlande 2,90 €, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,90 €, Irlande 2,60 €, Israël 23 ILS, Italie 2,50 €, Luxembourg 2,00 €, Maroc 20 Dh, Norvège 30 Kr, Pays-Bas 2,50 €, Portugal (cont.) 2,70 €, Slovénie 2,90 €, Suède 27 Kr, Suisse 3,40 FS, TOM 450 CFP, Tunisie 3,00 DT, Zone CFA 2 300 CFA. ÉDITION SPÉCIALE

Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Embed Size (px)

DESCRIPTION

french newspaper

Citation preview

Page 1: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

2,00 € Première édition. No 10726 DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015 www.liberation.fr

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,50 €, Andorre 2,50 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,00 €, Canada 5,00 $, Danemark 29 Kr, DOM 2,60 €, Espagne 2,50 €, Etats-Unis 5,00 $, Finlande 2,90 €, Grande-Bretagne 2,00 £,Grèce 2,90 €, Irlande 2,60 €, Israël 23 ILS, Italie 2,50 €, Luxembourg 2,00 €, Maroc 20 Dh, Norvège 30 Kr, Pays-Bas 2,50 €, Portugal (cont.) 2,70 €, Slovénie 2,90 €, Suède 27 Kr, Suisse 3,40 FS, TOM 450 CFP, Tunisie 3,00 DT, Zone CFA 2 300 CFA.

ÉDITION SPÉCIALE

Page 2: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

2 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

La police redoutaitune telle vague d’attaqueskamikazes, quasiimpossible à déjouer.Elle enquête sur les troiséquipes de terroristes quiont fait 129 morts vendredi.

C ertains des terroristes auteurs des at-tentats de Paris et de Saint-Denis sont-ils arrivés en Europe comme migrants,

via la Grèce? La piste est prise très au sérieuxpar les enquêteurs. Samedi matin, les servicesfrançais ont sollicité la police grecque pourretrouver la trace de dix suspects potentielle-ment passés par le pays. Il est déjà confirméque, parmi eux, deux sont en effet arrivés ré-cemment en Grèce. L’identité d’un homme

P lusieurs kamikazes lourde-ment armés, des attaqueslancées simultanément à dif-

férents endroits, des corps déchi-quetés difficilement identifiables,un passeport syrien retrouvé sur leslieux, la piste d’une équipe venuede Belgique : les attentats qui ontensanglanté Paris dans la nuit devendredi à samedi illustrent les dif-ficultés des services de police, con-frontés à des enquêtes de plus enplus complexes.Samedi soir, le procureur de la Ré-publique de Paris, François Molins,a livré les résultats des premièresinvestigations, annonçant la mort

de sept terroristes au cours de leursactions. S’appuyant notamment surdes témoignages et l’analyse desimages de vidéosurveillance, le pro-cureur a révélé l’existence de «troiséquipes de terroristes coordonnées»(lire pages 10 à 14).Une enquête a été ouverte pour «as-sassinat en relation avec une entre-prise terroriste en bande organisée»et «association de malfaiteurs terro-ristes». Après l’identification d’aumoins une plaque d’immatricula-tion belge, le parquet fédéral deBruxelles a par ailleurs été saisi dequatre demandes d’entraide inter-nationale. Cette réactivité a permisl’interpellation de trois hommessoupçonnés d’avoir participé auxattaques parisiennes, dont un Fran-çais résidant en Belgique, qui avait

loué la voiture utilisée pour com-mettre la tuerie du Bataclan. Cessuspects ne sont pas connus desservices. Les prochaines investiga-tions devront permettre d’établiravec précision l’identité des terro-ristes et de leurs complices, maisaussi de lever le voile sur le finance-ment de ces opérations meurtrières.«L’enquête ne fait que débuter», aprécisé François Molins.

«PLAN BLANC»Depuis les premières attaques, desmoyens colossaux ont été déployés.Dès vendredi soir, la direction de laPJ parisienne a rappelé 2200 poli-ciers pour auditionner rapidementun maximum de témoins. Une cen-taine ont déjà livré leur récit, per-mettant aux enquêteurs de s’appro-cher du déroulement exact desévénements.De son côté, la police technique etscientifique (PTS) a procédé à un ti-tanesque inventaire des victimes etdes blessés. Au Bataclan, lieu le plusdurement frappé, dix heures ont éténécessaires pour extraire les corps.Un travail d’autant plus difficile quede nombreuses personnes venuesassister au concert avaient déposéleurs papiers d’identité au vestiaire.A 00h40, au moment de la fin desassauts, la panique et l’horreurétaient telles que les secours onttraité les victimes sans relever leuridentité, et les ont envoyées vers lesdifférents hôpitaux participant au«plan blanc».Concernant le corps des terroristes,parfois déchiquetés par l’explosionde leurs charges, un travail fasti-dieux a également été engagé. Ils’agit de procéder à des prélève-ments ADN et de croiser les résul-tats avec les différents fichiers depolice. Les autorités Suite page 4

correspond à celle inscrite sur le passeport sy-rien retrouvé à proximité d’un des kamikazesde Saint-Denis. Il appartient à une personnenée en 1990, «inconnue des services français».La police n’a pas établi avec certitude que cedocument appartenait au terroriste.Quoi qu’il en soit, le passeport a été enregistrépar les autorités grecques le 3 octobre sur l’îlede Leros. C’est ce qu’a indiqué Nikos Toskas,ministre délégué à la Protection du citoyen.«Il a été enregistré conformément aux règles del’UE», a-t-il assuré. L’homme faisait partied’un groupe de 70 migrants, principalementsyriens, dont les identités ont été consignéespar la police locale par voie électronique, alorsque la procédure était manuelle auparavant.Leros, une des îles de l’archipel du Dodéca-

nèse, proche de la Turquie, est un des princi-paux points d’entrée en Europe. Les structureslocales sont incapables de faire face: en aoûtet en septembre, Leros, qui compte 8500 ha-bitants, recevait parfois 1500 personnes parjour, entassées dans des conditions sanitairesdéplorables. Le maire avait menacé de boycot-ter les élections de septembre si on ne lui attri-buait pas plus de moyens.Si cette piste se confirmait, elle relancerait lesdébats sur l’accueil des migrants. Offrant unboulevard à des personnalités politiquescomme la présidente du FN, Marine Le Pen,ou le député LR Christian Estrosi, lequel affir-mait fin août que des «terroristes de Daechs’infiltrent parmi les migrants».

M.H., M.M. et S.M.

Un passeport syrien retrouvéEnregistré en Grècele 3 octobre lors de l’arrivéed’un groupe de réfugiés, ledocument était près du corpsd’un kamikaze à Saint-Denis.

LE PIREDES SCÉNARIOS

ParEMMANUEL FANSTENet WILLY LE DEVIN

Page 3: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 3

A proximité du Bataclan,dans le XIe arrondissement

à Paris, vendredi soir.PHOTO JÉRÔME DELAY. AP

Page 4: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

4 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

C’ est par un communiqué aux phrasesbancales et mal orthographiées quel’Etat islamique (EI) a revendiqué

samedi matin la pire attaque terroriste jamaisendurée par la France. Evoquant «une attaquebénie», le groupe jihadiste déclare avoir «prispour cible la capitale des abominations et dela perversion, celle qui porte la bannière de lacroix en Europe, Paris». «Un groupe ayant di-vorcé la vie d’ici-bas s’est avancé vers leurennemi», peut-on aussi lire. Le texte se clôtsur une menace: «Cette attaque n’est que le dé-but de la tempête et un avertissement pourceux qui veulent méditer et tirer des leçons.»Par son ampleur, par son mode opératoire,par le choix de ses cibles, la série d’attentatsde vendredi à Paris et Saint-Denis est inédite

Aveugles etsimultanés,

des attentatsinédits

en France

Les terroristes n’ontpas visé un symbole,mais la populationau sens large.Ils n’ont pas agi en«loups solitaires»,mais en meuteorganisée. Un modeopératoire typiquedes pays en guerre.

Devant le restaurantle Petit Cambodge,samedi matin.

prévoient aumoins deux jours de constatationsau Bataclan.Malgré ces moyens exceptionnels,de nombreux policiers ne cachentplus leur impuissance face à ce typed’opérations kamikazes. Cela faitdes mois que les pontes du rensei-gnement prédisent un attentatd’ampleur dans la capitale, la seulequestion étant jusqu’ici de savoirquand il aurait lieu. La simultanéitédes attaques, perpétrées à six en-droits différents, avait égalementété anticipée. Depuis longtemps, lesservices de police et de renseigne-ment travaillent sur un scénariod’attentats coordonnés, comme àMadrid en 2004 et à Londres en2005. Ces derniers mois, la BRI (Bri-gade de recherche et d’intervention)a tenté de s’adapter à ces nouveauxprofils, des tueurs cherchant à fairele plus grand nombre de victimes etprêts à mourir en martyrs. Cet été,une force d’intervention rapide aété créée au sein de l’unité d’élite,avec des hommes mobilisables ins-tantanément et capables de menerl’assaut rapidement, comme au Ba-taclan en coopération avec le Raid.

CELLULES DE CRISEAu-delà des opérations d’interven-tion, ces nouveaux attentats met-tent en lumière les difficultés à fairecohabiter des services enquêteursn’ayant pas la même culture, et par-fois rivaux. Plusieurs d’entre euxétant saisis conjointement, notam-ment la section antiterroriste de lapréfecture de police, la DGSI (Direc-tion générale de la sécurité inté-rieure) et la Sdat (Sous-Directionantiterroriste), la coordination desinvestigations est d’autant pluscomplexe.Un dossier suivi aussi bien au par-quet qu’à l’Intérieur. Place Beauvau,une cellule interministérielle decrise se tient depuis vendredi soir.Le nouvel état-major opérationnel,mis en place après les attentats dejanvier, se réunit également deuxfois par jour dans le salon «fumoir»du ministère. Depuis le début desattaques, une cellule de crise a parailleurs été activée au parquet de Pa-ris, mobilisant 22 magistrats.Mais l’instauration de l’état d’ur-gence par François Hollande adonné la priorité à l’administratifsur le judiciaire. Cette mesure ex-ceptionnelle, d’application immé-diate, a des conséquences directessur les modalités de l’enquête. Ellepermet notamment de placer lesperquisitions sous la tutelle du pré-fet, et plus sous celle du procureur.En clair, la police a la possibilité deperquisitionner là où elle le souhaitesans l’aval des magistrats. Autre ef-fet de cet état d’urgence: la possibi-lité de perquisitionner de nuit, unemesure interdite dans les enquêtesjudiciaires classiques.Reste une autre question épineuse,celle d’une faille éventuelle des ser-vices de renseignement. Déjà poin-tée du doigt lors des attentats de jan-vier, la DGSI pourrait à nouveau êtredans la tourmente. Au moins un desterroristes identifiés, un Françaisd’une trentaine d’années, était suividepuis 2010 et fiché par les servicespour radicalisation. •

Suite de la page 2

Page 5: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 5

en France. A l’inverse des attaques de janviercontre Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher deVincennes, elle ne visait pas spécifiquementles cibles habituelles des islamistes radicaux:les juifs, les journalistes «blasphémateurs»ou les forces de l’ordre. Ce n’était pas non plusune équipée solitaire, comme ontpu le faire Mohamed Merah ou Me-hdi Nemmouche. Il n’y a pas eu debombes déposées dans des trains, commelors de la vague d’attentats du GIA algérienen 1995 et 1996.Les attaques de vendredi sont à l’inverse com-plexes, cumulant assassinats et prise d’otagedans des lieux différents pour provoquer uneffet de sidération parmi la population touten provoquant un maximum de victimes.Elles ont mobilisé plusieurs assaillants qui sesont coordonnés et qui ont choisi de mouriren kamikaze.

«Fantasme». Jamais vu en France, ce typed’attentat est courant dans des pays enguerre, tel l’Afghanistan. Le même mode opé-ratoire a été utilisé à Bombay, en Inde, ennovembre 2008. Durant quatre jours, dix jiha-distes d’un groupe pakistanais avaient atta-qué des hôtels, un restaurant, un hôpital etune gare. Tirant à la kalachnikov et lançantdes grenades, ils avaient tué plus de 170 per-sonnes et blessé 300 autres. «Nous sommesexactement dans cette configuration. Ce sontdes attaques dynamiques avec des assaillantsqui se déplacent et ne paniquent pas», expli-que Yves Trotignon, ex-agent de la DGSE (Di-

rection générale de la sécurité extérieure) etanalyste chez Risk & Co.Les services de renseignements français s’at-tendaient à ce que ce type d’assauts coordon-nés se produise en France. Plusieurs attaquesdécrites comme «majeures», fomentées par

Al-Qaeda, ont été déjouées ces der-niers mois en Europe. «Nous avonspu les empêcher précisément car elles

étaient massives. Ceux qui les préparaientétaient obligés de communiquer pour se pré-parer», expliquait récemment un cadre de laDirection générale de la sécurité intérieure(DGSI).L’enquête devra déterminer si les attentats devendredi ont été organisés et commanditéspar des dirigeants de l’Etat islamique en Irak

ou en Syrie. La question reste ouverte pour SidAhmed Ghlam, un étudiant algérien de 23 ansqui avait tenté d’attaquer une église à Villejuif(Val-de-Marne) en avril. Si ce dernier a biencommuniqué avec deux jihadistes français enSyrie, il n’est pas établi que sa tentative d’at-tentat ait été réellement pilotée par un cadrede l’Etat islamique. «Ce dont on est sûr, c’estque ce n’est pas Abou Bakr Al-Bagdadi [le chefde l’EI] ou un dirigeant de premier plan dumouvement qui lui a ordonné de passer à l’ac-tion», explique un agent de la DGSI. «L’idéequ’il y a quelque part en Syrie ou ailleurs uncentre de commandement opérationnel qui dé-cide, supervise et met en œuvre des attentatsrelève du fantasme. L’EI se place davantage enfacilitateur, en coordinateur pour mettre enrelation des gens qui veulent commettre des at-taques», ajoute Yves Trotignon.

«Troisième jihad». Ce mode de fonction-nement a été défini et théorisé par un cadred’Al-Qaeda, Abou Moussab al-Souri. De sonvrai nom Moustapha Setmariam Nassar, ceSyrien né à Alep a publié en 2004 sur Internetsa doctrine dans Appel à la résistance islami-que mondiale. Son constat était que le jihadcomme a pu le mener Oussama ben Ladenétait contre-productif. Il relevait que les at-tentats du 11 septembre 2001, aussi spectacu-laires qu’ils aient pu être, avaient finalementaffaibli Al-Qaeda, obligé de quitter l’Afghanis-tan après que les Etats-Unis ont lancé leur ri-poste dans les semaines qui ont suivi les atta-ques contre New York et Washington.

Le jihad d’Al-Souri repose à l’inverse sur uneorganisation décentralisée, qui trace les gran-des lignes des actions à mener, définit des ci-bles types, mais laisse les assaillants s’organi-ser et décider de leur passage à l’action. C’estce «troisième jihad», après celui contre lessoviétiques en Afghanistan et celui contre l’ar-mée américaine en Irak, qui a été appliqué parChérif et Saïd Kouachi, auteurs du carnageà Charlie Hebdo en janvier. Si l’un des deuxfrères a bien séjourné au Yémen et rencontrédes dirigeants locaux d’Al-Qaeda qui lui ontprobablement conseillé d’attaquer les journa-listes de l’hebdomadaire satirique, voire luiont donné de l’argent, ils n’ont pas piloté l’atta-que à distance, selon l’enquête en cours.Al-Qaeda au Yémen publie par ailleurs régu-lièrement une revue, baptisée Inspire, qui en-courage les jeunes musulmans à commettredes attentats là où ils vivent. L’objectif de ce«jihad global» est de pousser les pays visés,notamment en Europe, à réprimer leurs mi-norités musulmanes pour qu’elles-mêmesréagissent et provoquent une guerre civile.Avant de devenir proche de Ben Laden, qu’ilconseillait, Al-Souri avait participé au soulè-vement des Frères musulmans en 1982à Hama, en Syrie. Arrêté au Pakistan en 2005,il a été transféré et détenu par la CIA. LesAméricains l’ont ensuite remis aux servicesde renseignements syriens. En 2011, quelquesmois après le début du soulèvement en Syrie,Bachar al-Assad décidait de le relâcher. AbouMoussab al-Souri a, depuis, disparu.

LUC MATHIEU

Le jihad d’Al-Sourirepose sur uneorganisationdécentralisée, qui traceles grandes lignes desactions à mener, définitdes cibles types, maislaisse les assaillantss’organiser et déciderde leur passage à l’action.

A proximité de la sallede concert du Bataclan.

PHOTOS ÉDOUARD CAUPEIL

L’un des gérantsdu Carillon, à l’intérieur

du bar, samedi.

ANALYSE

Page 6: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

6 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

S pécialiste des phénomènes deradicalisation, le sociologuefranco-iranien Farhad Khos-

rokhavar, directeur d’étude à l’Ecoledes hautes études en sciences socia-les (EHESS), auteur notamment deRadicalisation (Maison des sciencesde l’homme, 192pp., 2014), analysepour Libération les profils desauteurs d’attentats-suicides.Jamais il n’y avait eu jusqu’icid’attaques-suicides en France.Est-ce un tournant ?Jusqu’ici, les attaques jihadistescommises sur le sol français étaienttoujours ciblées, visant par exempleCharlie puis la communauté juive,en janvier 2015, ou des militairesfrançais musulmans,comme le fit Merahavant de s’attaquer àune école juive de Toulouse. Nousnous trouvons maintenant face à unterrorisme aveugle, notammentparce que nombre des objectifs sen-sibles sont protégés, et donc plusdifficiles à atteindre. Les massacresdu 13 novembre rappellent dansleur modus operandi ceux commisà la gare d’Atocha de Madriden 2004 ou ceux du métro de Lon-dres en 2005, qui étaient des opéra-tions suicides. Mais je crois qu’ilfaut aussi préciser la notion de ka-mikaze. Il y a celui que l’on pourraitappeler le «kamikaze immédiat»,qui actionne sa ceinture d’explosifpour commettre son carnage, et le«kamikaze décalé», qui veut lutterjusqu’au bout les armes à la main.Psychologiquement, il n’y a pas dedifférence notable entre les uns etles autres, qui savent l’issue fatalecertaine.Comment devient-on kamikaze?Dans les organisations jihadistesopérant aujourd’hui en Syrie ou enIrak, l’offre de volontaires prêts ausacrifice suprême est telle qu’il n’ya que l’embarras du choix pour sé-lectionner ceux qui feront des mis-sions suicides. Le processus de for-mation du combattant et du futur«martyr» est bien balisé. Même ceuxqui sont partis depuis l’Occidentcombattre là-bas ne sont pas tousvolontaires pour la mort et arrivent

DR

Recueilli parMARC SEMO

attirés aussi par l’aventure. La ques-tion se pose différemment en Occi-dent, où ne peuvent opérer que desgroupes minuscules. Ce sont desfratries comme les Kouachi, ou detoutes petites bandes de copains re-fermées sur elles-mêmes et très sou-dées. Dès qu’un tel groupe com-mence à se développer et à faire duprosélytisme, il est repéré par la po-lice et démantelé. La sélection decelui qui va mener l’opération se faitde façon très artisanale, mais il y atoujours eu un passage à l’étranger,même bref, d’au moins un des pi-liers du groupe. On ne se radicalisepas tout seul dans son coin derrièreson écran. Merah était passé par leszones tribales pakistanaises, Nem-mouche, le tueur du Musée juif deBruxelles, par la Syrie, le cadet des

frères Kouachi, auteursdu massacre de Charlie,par le Yémen. Le pas-

sage à l’acte, en revanche, est ac-compli seul, même si le fond idéolo-gique et la logistique s’inscriventdans une réalité organisationnelleplus vaste.Est-ce qu’il y a un parcours type?Les auteurs d’attaques jihadistesont grandi en général dans des fa-milles désunies. Il y a le plus sou-vent un passage par la case prison,qui est toujours une étape impor-tante dans le parcours et dans leprocessus de radicalisation. Un troi-sième élément est aussi important:il s’agit de born again, de musul-mans qui ont redécouvert l’islamsous sa forme la plus radicale ou deconvertis qui ont trouvé un sens àleur vie.Et enfin, comme je le rappelais pré-cédemment, le voyage initiatiquedans une terre du jihad. C’était lecas en 1995 pour Khaled Kelkal, quis’était rendu en Algérie à l’époquede la guerre civile du côté des grou-pes islamistes. Ce passage est aussiessentiel en ce qu’il permet au futurkamikaze de devenir étranger à sapropre société d’origine et d’acqué-rir la cruauté nécessaire pour le pas-sage à l’acte sans culpabilité ni re-mord. C’est là-bas, sur le terrain,que l’on s’endurcit au nom de la foi.Quand on est prêt à tuer, on estaussi prêt à mourir. C’était déjà vraipour les militants fana-

«Un kamikaze ne seLe sociologueFarhadKhosrokhavar,spécialistedes phénomènesde radicalisation,

dresse le portrait-type des auteursd’attaques-suicides.

INTERVIEW

lll

Page 7: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 7

tiques du communismecomme du nazisme, ceux des grou-pes terroristes rouges ou noirs desannées 70.Vous évoquez dans vos recher-ches un modèle européen de ra-dicalisation. De quoi s’agit-il ?Il y a en Europe des poches de pau-vreté qui s’idéologisent. Le phéno-mène existait auparavant par exem-ple aux Etats-Unis, dans les ghettosnoirs où plus d’un quart des hom-mes étaient à un moment ou à unautre passés par la prison. Mais cen’est plus le cas outre-Atlantiquedepuis longtemps. En Europe en re-vanche, dans ces poches de pau-vreté, cette radicalisation contre lasociété se fait au nom de l’isla-misme. Il y a un sentiment de victi-misation et l’adhésion à une causecollective qui permettent le dépas-sement d’un stigmate de marginali-sation. Un élément nouveau appa-raît avec de plus en plus d’évidence:la radicalisation de jeunes venantdes classes moyennes, de famillesmusulmanes ou non.Parmi les volontaires partis ces der-niers temps pour le jihad en Syrieou en Irak, 25% à 30% sont issus deces milieux, et le pourcentage dejeunes filles et jeunes femmes esttrès élevé –plus de 3%. Ce phéno-mène peut s’expliquer en partie parle déclin du politique et la recher-che d’utopie, mais plus encore parla peur du déclassement social et del’avenir. Donc on se raccroche à lapremière utopie totalisante quipasse. Jusqu’ici, on n’a pas vu detels profils dans les attentats com-mis en France, mais c’est parcequ’ils ne sont pas encore opéra-tionnels.Que doit-on faire avec les cen-taines de jihadistes revenant deSyrie ou d’Irak ?Le passage par la prison concerneune bonne moitié d’entre eux, jugésdangereux. Compte tenu de la criseet de l’urgence, il n’y a pas d’autresolution à court terme, même s’il estévident que la prison, à moyenterme, n’en est pas une –d’autantqu’elle est souvent une étape dansun parcours de radicalisation. Lesjihadistes qui reviennent ont desprofils différents. Il y a les endurcis,qui restent décidés à tuer et à sevenger des sociétés mécréantes.Pour eux, il n’y a pas d’autre solu-tion que la répression pénale. Il y ales traumatisés, profondément per-turbés par leur expérience et tentésde ce fait par la violence. Il y a les in-décis, ébranlés par leur expérience,hésitants sur le destin: si on les meten prison avec les endurcis, celasera contre-productif. Et il y a les re-pentis, qui sont prêts à dénoncer àpartir de leur expérience ce qu’est lejihad, qu’il faut encourager. Il fautsavoir prendre en compte ces diver-ses réalités. •

Devant le restaurantle Petit Cambodge,

samedi matin. PHOTOÉDOUARD CAUPEIL

radicalise pas seul»lll

Page 8: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

8 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

La nuitla pluslongueFusillade rue Bichat, explosions auStade de France et massacre au Bataclan:retour sur les attaques simultanéesqui ont endeuillé la capitale et l’élande solidarité qui a suivi.

Page 9: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 9

Devant le Bataclan,vendredi. PHOTOCHRISTIAN HARTMANN .REUTERS

Page 10: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

10 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

S amedi, 2 heures du matin. Paris faitpeur à voir. Hérissée de barrages poli-ciers, sillonnée par des ambulances,

semée de cadavres, la ville respire l’angoisse.Quelques passants déboussolés cherchentleur chemin, des badauds s’agglomèrentpour attendre on ne sait quoi, sous la lumièredes gyrophares et le regard d’agents à cran.Place de la République, bouclée, une voitureégarée passe un barrage de police. Son con-ducteur, aussitôt mis en joue, fait demi-toursans demander son reste. Une fausse rumeur

De 21 h 20 à 21 h 53,8 offensives coordonnées

ParDOMINIQUE ALBERTINI,PIERRE ALONSOet SYLVAIN MOUILLARD

Au moins 129 mortset 352 blessés, dont 99 dansun état critique. Paris a subila pire vague d’attentatsde son histoire.

court sur une attaque aux Halles, une autreau Trocadéro. Hier soir, on savait en revan-che qu’entre 21h20 et 00h20, trois équipes(dont sept membres sont morts) ont tué129 personnes et fait 352 blessés en huit atta-ques distinctes. Un bilan provisoire, 99 per-sonnes se trouvant encore samedi soir dansun état d’urgence absolue.

RUE BICHAT 21 H 25En cette veille de week-end, la soirée bat sonplein au Carillon, un bar populaire du Xe ar-

Page 11: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 11

sent, ils ont fait quinze victimesdans les deux établissements. Unecentaine de douilles sont retrou-vées sur place. Les individus re-montent alors dans leur véhicule,démarrent et s’engouffrent dansla rue Bichat.Une témoin, Florence, raconte àl’AFP être arrivée sur place «enscooter, peut-être une minuteaprès» l’attaque. «C’était surréa-liste. Tout le monde était à terre.Personne ne bougeait dans le res-taurant Petit Cambodge et tous lesgens étaient par terre au bar Ca-

rillon. C’était très calme, lesgens ne comprenaient pasce qu’il se passait. Une fille

était portée par un jeune hommedans ses bras. Elle avait l’airmorte.»Dans la salle du Carillon, «[j’ai vu]les gens mourir les uns après lesautres, raconte le fils du proprié-taire du bar. Par chance, les pom-piers étaient déjà en train d’intervenir dansle magasin d’à côté. Et il y avait aussi des mé-decins de l’hôpital [Saint-Louis, voisin ndlr]parmi les clients». Une heure plus tard, lescorps sont recouverts de draps blancs et lesecteur quadrillé par des policiers nerveux,casqués et lourdement armés. Devant le Ca-rillon, un jeune pompier apporte une chaiseet une couverture de survie. Elles sont pour

véhicules comme des piétons. «Nerestez pas là, circulez», lance unagent. Avant de préciser: «On ditça pour vous. Vous restez près denous, alors que nous sommes descibles.»

STADE DE FRANCE,21 H 20, 21 H 30 ET 21 H 53A la même heure, au Stade deFrance de Saint-Denis, le matchFrance-Allemagne bat son plein.Venus de Tours pour l’événement,Christophe et son fils Dienzo ontpris place en tribune après avoiravalé un hamburger dans unQuick voisin, avenue Jules-Rimet.Il est 21h20 lorsque, à proximitédu même restaurant, un hommeactive sa ceinture d’explosifs.L’équipement comprend du TATP,des piles, des boulons et un déto-nateur à poussoir. «Il a été pulvé-risé, on n’a rien retrouvé», glisseun policier en faction. Un passant

trouve la mort dans l’explosion.Dix minutes plus tard, un second kamikazese fait sauter devant la porte H du Stade deFrance. «A vingt minutes de la mi-temps, ona entendu un premier boum, raconte Dienzo.Ça a fait trembler tout le stade». Son père pré-cise: «On était dans les étages supérieurs, etle souffle a fait tomber de la poussière un peupartout dans les tribunes. A la

Près du Bataclan,vendredi.PHOTOS CHRISTIANHARTMANN.REUTERSET STÉPHANE RÉMAEL

IIe

XVIIIe

XIXe

XXe

Xe

XIe

XIIe

XVIIe

VIIe

IIIe

VeVIe

VIIe

IXe

Ier

PARIS

21h25Le Carillon et Le Petit Cambodge

10 blessés en urgence absolue15 morts

21h40Comptoir Voltaire1 terroriste mort

21h36La Belle Equipe19 morts

21h32La Bonne Bière5 morts

21h40-00h20Bataclan

3 terroristes morts

89 mortstrès nombreux blessés

21h20, 21h30 et 21h53Stade de France

3 terroristes morts1 mort

9 blessés en urgence absolue

8 blessésen urgence absolue

500 m

Suite page 14

rondissement. Ouvert en 1913, cet établisse-ment souvent bondé accueille une clientèlevariée. «C’est le symbole du changement duquartier, explique un riverain. S’y mélangentles anciens du quartier, les classes populai-res, et les nouveaux, les bobos.» Par manquede place ou pour fumer une cigarette, lesconsommateurs débordent fréquemmentsur le trottoir. Sur celui d’en face se trouvele Petit Cambodge, une cantine à la modeouverte en 2011. Vendredi soir, à 21h25, toutle voisinage dresse l’oreille: certains croiententendre des pétards, mais c’est une fu-sillade qui a lieu. Selon le procureur de Paris,François Molins, les assaillants arrivent àbord d’une Seat noire, armés de fusilsde type kalachnikov.Les témoins de l’assaut, sous le choc,livreront des versions contradictoires, évo-quant un ou deux terroristes, silencieux oucriant «Allah akbar». Seul le résultat de l’atta-que est certain. Le ou les tireurs arrosent ladevanture du Carillon et du Petit Cambodge,fauchant les consommateurs attablés. L’opé-ration ne dure qu’une ou deux minutes, «maiscela nous a semblé des heures», témoigne unjeune client, alors réfugié sous sa table. «Letireur n’était pas masqué», dit Charles, un pas-sant. Caché derrière une voiture, le jeunehomme filme une courte vidéo de la scèneavec son téléphone portable. «On n’entendaitque les gens crier.» A l’intérieur du bar, desclients se ruent vers une porte communi-quant avec l’hôtel voisin. Lorsque les tirs ces-

RÉCIT

un homme dont un pied et le dos portent cha-cun un trou rouge, grand comme une piècede 20 centimes. Frissonnant mais lucide, leblessé rassure ses proches au téléphone. Lepompier, blême, s’adosse au mur. «C’est madeuxième fois…» lâche-t-il. Il a déjà vu l’hor-reur en face lors des attentats de janvier. Ila 21 ans. Tout autour, des portions croissantesdu quartier sont interdites à la circulation des

Page 12: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

12 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

Aux abords du Bataclan(XIe arrondissement)

à 22 h 10. Au moins82 personnes ont été

tuées au cours de la prised’otages de prèsde trois heures.

PHOTO LAURENT TROUDE

Un terroriste s’est fait exploser dans ce café près de Nation. KENZO TRIBOUILLARD . AFP Boulevard Voltaire, vendredi. PHOTO FRÉDÉRIC STUCIN L’attaque au Bataclan aura duré près de trois heures. E. CEGARRA. DEMOTIX. CORBIS

Du Stade de France à l’Est parisien, l’horreur démultipliée

Page 13: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 13

L’attaque au Bataclan aura duré près de trois heures. E. CEGARRA. DEMOTIX. CORBIS

Au Stade de France (Saint-Denis), où le public a été cantonné après les explosions. CHRISTOPHE ENA. AP

Les secours devant le bar le Carillon et le restaurant le Petit Cambodge (Xe arrondissement),où une fusillade a fait au moins 17 morts. PHOTO PHILIPPE WOJAZER. REUTERS

Du Stade de France à l’Est parisien, l’horreur démultipliée

Page 14: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

14 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

Vendredi soir, dans un appartementà proximité de la rue Bichat.PHOTO ÉDOUARD CAUPEIL

mi-temps, on est montésun peu plus et on a vu les cars de CRS à l’exté-rieur.» A la 65e minute de jeu, le coup de fild’un proche leur apprend la situation à Paris.Dans une brasserie voisine du stade, un mili-tant socialiste termine son café. Il se lèvepour se rendre aux toilettes, dont sort «ungars au visage puant l’angoisse et transpi-rant». Il s’imagine alors un braquage en pré-paration. L’homme se fera lui aussi exploser,dix mètres plus loin : il est 21 h 53 quand seproduit une troisième et dernière explosionà Saint-Denis.A ce moment, le président François Hollande,présent au match, quitte le Stade de Francepour le ministère de l’Intérieur. Sur la pe-louse, la rencontre se poursuit, mais certainsspectateurs quittent à leur tour l’enceinte.«Sur le parvis du stade, les mouvements defoule étaient impressionnants. Les gens cou-raient, s’écrasaient, se piétinaient», expliqueOtman (1), qui travaillait dans une pizzeriades environs lorsque la première détonationa retenti. Il dit avoir «tout de suite compris cequi se passait». Sur ordre de la police, son éta-blissement ferme ses portes. Dans undeuxième temps, le public est appelé à ne pasquitter l’enceinte du stade, qui est bouclée.

RUE DU FAUBOURG DU TEMPLE, 21H32Dans Paris, entre-temps, l’équipée meurtrières’est poursuivie non loin du Carillon et du Pe-tit Cambodge, au croisement des rues du Fau-bourg-du-Temple et de la Fontaine-au-Roi.

Depuis ce carrefour passant au bord du canalSaint-Martin, on devine la place de la Répu-blique et sa statue, encore couverte de graffi-tis en mémoire des attentats de janvier.A 21h32, la Seat noire s’arrête devant le caféBonne Bière. Un ou plusieurs descendent etouvrent le feu. Cinq personnes sont abattues.Là aussi, une centaine de douilles seront re-trouvées. Dans un McDonald’s faisant face aubar, le personnel précipite les clients au sous-sol dès les premiers coups de feu. «Sur le mo-ment, j’ai pensé: “Putain, encore ces Chinoisqui font chier avec leurs pétards”», avoue unecliente du fast-food. En fait de pétards, diximpacts de balles criblent la devanture ducafé. Entre celui-ci et le restaurant, la vitrinedu lavomatic est en partie explosée.Fettouma, une riveraine de 50 ans, habite del’autre côté du canal. De sa terrasse, elle a do-miné les événements. «J’étais au téléphone aumoment de la fusillade, raconte-t-elle. Mêmela personne à qui je parlais a entendu les tirs!»Juste après les coups de feu, elle voit unhomme armé courir, portant selon elle unecasquette et un blouson en cuir. «Il n’a rien dit,rien crié. Les gens se précipitaient dans tous lessens, il y avait des gens à terre.» Elle aussi pré-sente, sa fille de 23 ans l’accompagne dans larue: «Rue du Faubourg-du-temple, la conduc-trice d’une petite voiture grise était blessée, ra-conte-t-elle. J’ai vu un homme mort, au sol, dusang coulait de sa bouche. C’était vraiment hor-rible.» La voiture de l’équipée macabre repart,la campagne meurtrière continue.

RUE DE CHARONNE, 21 H 36,La prochaine cible se situe à un petit kilomè-tre de là, à l’autre extrémité du XIe arrondis-sement. La rue de Charonne rassemble quan-tité de bars et de restaurants, très courus leweek-end. Beaucoup ont des terrasses, sur-tout au niveau de la rue Faidherbe. C’est làque l’équipe à la Seat frappe à nouveau.A 21 h 36, la voiture s’arrête devant la BelleEquipe, une brasserie de quartier. La terrasse–quelques mètres carrés où se serrent les con-sommateurs sous les chauffages au gaz– setrouve prise sous un feu nourri. Dix-neuf per-sonnes perdent la vie.

BOULEVARD VOLTAIRE, 21 H 40A 21h40, une explosion retentit au ComptoirVoltaire, un bar proche de la place de la Na-tion. «C’était avant la mi-temps du match defoot», se rappelle un gamin habitant juste au-dessus de l’établissement. Une habituée, pro-che d’une serveuse et du gérant, racontequ’«un homme est arrivé et a commandé uncafé. Puis il a actionné sa bombe et des boulonsénormes ont volé de partout». Le kamikaze,dont l’itinéraire reste encore flou, est équipéd’un dispositif similaire à celui du Stade deFrance. Ici, il ne tue pourtant que lui-même.Gravement blessée, la serveuse a survécu.Samedi soir, on n’était pas en mesure de sa-voir si ce kamikaze appartenait à l’équipée dela Seat noire. Lors de sa conférence de presse,François Molins n’a pas voulu confirmer queles trois personnes interpellées en Belgique

étaient les auteurs de ces trois fusillades. Enrevanche, ce qui est sûr, c’est qu’à l’autre boutdu boulevard Voltaire, une deuxième équipe,cette fois installée dans une Polo noire, passeà l’action: trois hommes forcent l’entrée de lasalle de concert le Bataclan. Commencentalors plus de deux heures d’horreur, qui seconcluent sur le plus lourd bilan humain dela soirée, avec au moins 89 victimes et la mortdes trois terroristes (lire ci-contre).François Hollande prend la parole deux heu-res plus tard, juste avant minuit. Le présidentde la République déclare l’état d’urgence. Lesrues de Paris, passablement vides, se rem-plissent de petits groupes de policiers, lour-dement armés. Les passants cherchent destaxis, de plus en plus difficiles à trouver à me-sure que la nuit avance. Non loin de la placede la République, un chauffeur, barbe longueet fine, prend son service. Il dormait pendantles attaques et commence seulement à com-prendre ce qui se passe: «Je suis musulman,je suis effondré. Ce n’est pas possible tant deviolences, ce sont des fous. C’est terrible, ça vaêtre l’escalade. On va être obligé de répliquer,d’aller bombarder, de faire la guerre là-bas.»Mais il a peur aussi: «Je viens de lancer monaffaire de taxi, mais s’il n’y avait pas ça, jecrois que je quitterais Paris, ça devient tropdangereux. Mes parents, ils sont originairesd’Algérie, j’ai envie d’aller me cacher dans leurpetit village.» •

(1) Le prénom a été changé.

Suite de la page 11

Page 15: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 15

Par GILLES DHERS,GUILLAUME GENDRON,LUC PEILLONet JEAN­PIERRE PERRIN

N uit d’horreur au Bataclan,dans l’Est parisien, ven-dredi. La salle de spectacle,

d’une capacité de 1500 personnes,accueille ce soir-là le groupe Eaglesof Death Metal, célèbre pour sonpunk-rock festif. Plusieurs centai-nes de fans ont répondu présents.Après quarante-cinq minutes de re-présentation, trois hommes lourde-ment armés et ceinturés d’explosifs,sortant d’une Polo noire immatricu-lée en Belgique, pénètrent dans lebâtiment par l’entrée principale.La tuerie va commencer. Elle fera89 victimes.«Peu avant 22 heures, on a entendudes coups de feu au fond de la salle,sous forme de rafales, raconte An-thony, 26 ans, dans la fosse aveccinq amis, dont deux seront blesséspar balle. Au début, personne n’aréalisé parce que la musique conti-nuait…» Pas très loin de lui, Fahmi,Turc de 23 ans, à Paris pour la pre-mière fois: «J’ai entendu du bruit,comme des pétards. Sur le momentj’ai pensé que ça faisait parti dushow, puis je me suis retourné et j’aivu une personne qui venait de pren-dre une balle dans l’œil. Elle se te-nait la tête, puis s’est effondrée. Là,tout le monde s’est mis à terre.» Lesterroristes tirent au hasard, sur lespersonnes debout comme sur cellesallongées. Des témoins entendentalors un semblant de revendica-tion: «C’est la faute de Hollande, iln’a pas à intervenir en Syrie!» auraitlancé l’un des tueurs.

«Exécutions». «Un type avançaiten tirant sans cesse, une main sur lakalachnikov, l’autre nous intimantde nous allonger. Du coup, tout leBataclan était au sol. Il était assezcalme, déterminé. Sans cagoule, ensurvêtement blanc, âgé de 25 ans en-viron et de type maghrébin», ra-

conte Jérôme, 42 ans. «Tout lemonde faisait le mort, mais ça nefaisait aucune différence pour eux,poursuit Fahmi. J’étais couché enposition fœtale, les pieds bloqués parle corps de quelqu’un. J’ai réussi à lesextirper hors de mes chaussuresavant de courir pieds nus vers lescoulisses, parce qu’une porte de sor-tie était juste à côté.» Selon An-thony, «il y avait deux tireurs au rez-de-chaussée et un au balcon. Avec degrosses salves de tirs, puis le silence,puis des coups espacés. Probable-ment des exécutions». Un employéchargé de la sécurité ouvre la portegauche de la salle et hurle de le sui-vre. Anthony parvient à s’enfuiravec plusieurs autres spectateursdans la rue.Grégoire, Thomas et Nicolas sont,eux, au premier étage. «Les tueursont d’abord abattu tous ceux quiétaient au bar. Après, on a vu unmouvement dans la fosse. C’étaitcomme un coup de vent dans les blés.Tout le monde tombait, morts, bles-sés et vivants. Même si on n’a pasd’expérience de la guerre, on a com-pris tout de suite ce qui se passait.»Ils suivent alors un vigile «à qui ondoit la vie», avant d’être séparés.Deux d’entre eux se réfugient sur le

toit, l’autre dans une pièce. «On étaitune cinquantaine sur le toit, on a at-tendu deux heures, jusqu’à l’arrivéede la police. On se sentait piégéscomme des rats, ça tirait de partout.»

Assaut. Dehors, c’est l’incompré-hension. Habitante d’un immeubledonnant sur le Bataclan, Isabelle,architecte de 51 ans, a d’abord cru àune «pétarade»: «J’ai ouvert la fenê-tre. Je me suis penchée et j’ai vu unmec en noir avec une kalachnikovqui tirait.» Dans la rue en bas dechez elle, un homme gît sur le sol.«On a décidé de descendre pour le se-courir. On l’a fait entrer dans le hallde l’immeuble. On a descendu descompresses, des serviettes. On es-sayait de joindre la police, les pom-piers, on hurlait…» Pendant de lon-gues minutes, pas de réponse. «Ona fini par avoir les pompiers.L’homme avait été traversé par plu-sieurs balles. Les services de secoursnous ont expliqué par téléphonecomment faire des points de com-pression.»A l’extérieur du Bataclan, les forcesde l’ordre commencent à affluer. Aquelques numéros du lieu, les poli-ciers, à cran, sont l’arme au poing.Ils n’hésitent pas à braquer les ba-

dauds et les journalistes qui appro-chent de la salle de concert. De larue, on entend les salves de tirsmeurtriers. A chaque fois, les poli-ciers se protègent derrière les véhi-cules. Dans les cafés avoisinants, lesclients, angoissés, ont le nez collésur leur portable, les chaînes d’in-formation continue en fond sonore.A 22h45, le Raid, service d’élite de lapolice nationale, arrive sur les lieux.Les hommes progressent à pied, len-tement, sur le boulevard Voltaire,boucliers en main et fusils braquéssur les façades d’immeuble. Dansses camions blindés noirs, la BRI(brigade de recherche et d’interven-tion, autre service spécialisé) sefraye un chemin vers la salle. Lesminutes passent, des policiers conti-nuent à hurler aux civils de se proté-ger derrière des voitures ou sous lesporches: un terroriste pourrait tirerdepuis les toits. Dans un hall d’im-meuble où elle s’est retranchée, lamaire de Paris, Anne Hidalgo, restestoïque: «Là, on est dans un nouveaumonde», souffle-t-elle.Minuit vingt, les forces de l’ordrelancent l’assaut. Le Raid investit lerez-de-chaussée, la BRI se chargedu balcon. «Il y avait un terroristeen bas et deux à l’étage», explique

une source policière. Les tirs sontnourris, suivis de plusieurs défla-grations: deux des tueurs se font ex-ploser, le troisième est touché avantd’actionner son dispositif explosif.Vers 1 heure, les rescapés commen-cent à sortir par petits groupes dubâtiment, l’air hagard ou en pleurs,escortés par des policiers. Certainssont torse nu, les mains sur le crâne,d’autres sont couverts de sang. Lesderniers seront évacués du premierétage, vers 1h45, par cinq échelles.Au rez-de-chaussée, les vitrinessont pour la plupart explosées. Der-rière, deux corps gisent encore. Lesderniers cadavres seront évacués aupetit matin.A une centaine de mètres de là, lesinspecteurs du SRPJ investissent leBaromètre, un restaurant du boule-vard Voltaire. Alors que les blessésles plus graves sont évacués en am-bulance, les officiers de police fontpatienter une centaine de rescapés–les moins touchés– avant de lesinterroger, un à un. Il est 2 heures,les visages sont blêmes, les yeuxrougis, les regards dans le vide.Dave Catching, le guitariste dugroupe, est là. Les premiers tirsauraient éclaté pendant la chansonKiss the Devil. •

Au Bataclan, «tout le mondetombait, morts, blessés et vivants»Les personnesprésentes dansla salle de concertlors de l’attaquemeurtrièredécrivent unescène de guerremenée pardes assaillantsextrêmementdéterminés.

Devant la salle de concert, vendrediavant 23 heures. L’assaut sera donné

après minuit. PHOTO LAURENT TROUDE

Page 16: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

16 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

A 13 heures, ce samedi, aux urgencesde l’hôpital Georges-Pompidou(XVe arrondissement de Paris) comme

à celles de la Pitié-Salpêtrière (XIIIe), il règneun étrange calme. On dirait que tout a étéavalé, digéré. On dirait même qu’il ne s’estrien passé, s’il n’y avait ces visages fatigués,blessés par cette longue nuit.«Jamais, on n’a été confrontés à un tel affluxde blessés par balles en si peu de temps, ra-conte le professeur Bruno Riou, qui dirige lesurgences de la Pitié. Et rarement je n’ai vu unetelle solidarité, mais aussi une telle efficacitéà l’œuvre.» Et il détaille: «Un nombre impres-sionnant de médecins sont venus, sans qu’onles rappelle. Des internes, des anesthésistes.On a pu agir vite, très vite, et sauver un grandnombre de blessés.» A la Pitié, des personnestouchées par les attentats viennent par leurspropres moyens, d’autres via le Samu. Ellesarrivent vite, dès 22 heures ou 22h30. Tous

ParÉRIC FAVEREAU«J’ai rarement vu

une telle solidaritéà l’œuvre à l’hôpital»

Confrontés à un nombre de blessés par balles jamais vudans la nuit de vendredi à samedi, les hôpitaux parisiens ont

redoublé d’efficacité, notamment grâce à la mobilisationde médecins bénévoles. Témoignages.

Page 17: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 17

les blocs opératoires ont pu être rouverts, etil ne manque pas de personnel pour les fairetourner.

Ne pas attendre. Il est 23 heures, ven-dredi, quand le professeur Philippe Juvin,chef du service des urgences de Pompidou,est prévenu. Il dîne dans un restaurant duQuartier latin, comme tous les vendredissoirs. «Voyant l’ampleur des attentats, enroute vers mon hôpital, je me sers de Twitterpour demander à tous les médecins disponiblesdu XVe arrondissement de venir nous aider. Etquand j’arrive, c’est incroyable, il y a tout cequ’il faut. Des médecins du quartier, maisaussi 17 anesthésistes réanimateurs qui sontlà. Et on a pu travailler.»Alors que la Pitié a reçu la première vague desblessés, les urgences de Pompidou accueillentla seconde. Il est alors autour de 2 heures dumatin, et la plupart viennent du Bataclan. «Jen’ai jamais vu cela, j’ai fait de la médecine deguerre, raconte Philippe Juvin. Là, d’un coup,arrivent des dizaines –peut-être 60– blessés

par balles.» La règle, dans ce type de situa-tion, est claire: ne pas attendre, décider toutde suite devant chaque blessé. Faire le tri, évi-ter les examens inutiles, identifier ceux surlesquels il faut intervenir au plus vite. Cer-tains ont déjà des garrots posés. Un psychiatreest là à Pompidou, de permanence; il reçoitles proches et les témoins de gens qui sont

morts à leurs côtés. «Des blessés pouvaient ar-river et aussitôt aller au bloc, poursuit BrunoRiou. On a pu en sauver comme ça.» «C’esttout l’hôpital qui était là, mobilisé. On n’avaitaucun problème pour avoir des lits, alors qued’ordinaire, c’est impossible, note PhilippeJuvin. Là, la directrice, Mme Costa, s’en occu-pait directement.»

Dons de sang. A l’hôpital Saint-Antoine,la même ambiance, et une même urgence.«Personne ne craque, raconte un jeune in-terne, mais certains sont plus touchés qued’autres. Comme souvent, ce sont les prochesqui vous marquent énormément, confie-t-il.Ils sont perdus, ils voient leur proche avec uneballe dans la tête, dans le sein, dans le tho-rax…» Sans l’énoncer clairement, ce jeune in-terne laisse entrevoir son émotion quand ilévoque une scène; les proches d’une jeunefille sont là, attendent, mais le compagnon estprobablement mort. «Sa famille est venue mevoir : en pratique, on fait quoi maintenantpour elle ?» Que dire?

A l’hôpital Pompidou, il n’y a pas eu de décès.«C’est là qu’on voit combien l’hôpital saits’adapter», lâche le professeur Juvin, impres-sionné par le fait que «tout a pu être digéré sivite». «Des dizaines de blessés d’un coup, vousvous rendez compte, et on a pu tous les prendreen charge au top, insiste-t-il. Le personnel a étéincroyable, et dès 6 heures du matin, on a purenvoyer des gens chez eux.»Le professeur Juvin est allé dormir une heure,puis il est revenu. Il montre la fenêtre de sonbureau, qui donne sur le vaste hall de son éta-blissement. «Regardez la queue qui s’est for-mée sur près de 100 mètres. Des personnes quiviennent pour donner leur sang.»A la Pitié samedi, en tout début d’après-midi,Bruno Riou vient de raccompagner la ministrede la Santé, Marisol Touraine, et le directeurde l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux deParis), Martin Hirsch, venus les encourager.Lui, le doyen de la Pitié-Salpêtrière, avec unelongue carrière hospitalière, n’en revient pas.«C’est incroyable comme l’hôpital et ses équipespeuvent être efficaces.» •

I ls s’appellent Pierre, Mayeul, Stéphane,Antonio, Maud, Lola. Ils étaient au Ba-taclan, au café, au restaurant ou dans

les rues de Paris lors des attentats de lanuit. «Toujours pas de nouvelles de Chloé:dernière fois vue devant le Petit Cambodge!RT [pour “retweetez”, ndlr] Merci.» «On re-cherche notre amie Suzon qui était au #Ba-taclan hier soir. Elle a été touchée.» «Quel-qu’un a des news de Nathalie, qui bosse enlumière au Bataclan et était au concerthier soir ?» Des visages de femmes etd’hommes défilent sur Twitter. Des photosde gens heureux, rieurs, postées par leursproches qui n’ont plus de leurs nouvelles…Et qui n’hésitent pas, parfois, à donnerleur propre numéro de téléphone pour ob-tenir des informations.

«Tatouage». Les demandes portent sur-tout sur les personnes qui étaient présen-tes au Bataclan. La salle était pleine pourle concert d’Eagles of Death Metal et aumoins 82 personnes y ont été tuées, selonles chiffres provisoires de samedi après-midi, auxquels s’ajoutent les nombreux

blessés. Des spectateurs qui, pour beau-coup, n’ont pas encore été identifiés. Sa-medi le hashtag #rechercheparis avait ététweeté – et surtout retweeté – plus de400000 fois en fin d’après-midi. Des mes-sages parfois suivis, quelques heures plustard, d’autres d’annonces, heureuses outragiques. «Durement touchée mais vi-vante apparemment.» Ou encore «cettefemme va bien, aperçue quand elle montaitdans une ambulance, elle était juste sousle choc».Des comptes se sont créés spécialementpour relayer les avis de recherche. «Re-cherche Paris» (@RecherchesP) a ainsi étélancé samedi matin par Yoann et Marine,un couple de Girondins. Ils se relaient pourretweeter des messages ou directement re-cueillir des demandes qu’ils diffusent en-suite. «On reçoit beaucoup de messages, ex-plique à Libération Yoann, ancien militaireet manager dans la grande distribution.Celui de cette dame, par exemple, qui étaitau Bataclan, qui s’en est sortie, mais n’a pasde nouvelles de sa fille. Elle n’est pas sur laliste des personnes disparues, on sait qu’ellea un tatouage, on a posté sa photo et unedescription.» Le compte est relativementpeu suivi, mais souvent retweeté. «Si onpeut aider à notre mesure et apporter unepetite pierre à l’édifice, même si on est loinde Paris…» dit le couple.En dehors de ces initiatives sur Twitter, undispositif de prise en charge a été déployépar les autorités. La préfecture de police deParis a mis en place un numéro d’assis-tance aux victimes et à leurs proches(0800 40 60 05). Mais en raison de trèsnombreux appels, ce dernier était parfoisdifficile d’accès samedi. Sur le site du mi-nistère de l’Intérieur, les personnes sou-haitant signaler une disparition peuventégalement remplir un formulaire en ligne,pour signaler une disparition ou déposer

un témoignage (anonyme). Face à l’afflux,le site est également en saturation, «maisde nombreuses personnes travaillent à (son)entretien», assurent les autorités. L’Assis-tance publique hôpitaux de Paris (AP-HP)a aussi mis en place un numéro pour ceuxqui souhaitent des informations sur l’iden-tité des victimes éventuellement hospitali-sées à l’AP-HP (01 40 27 40 27). Enfin, lamairie du XIe arrondissement de Paris a re-layé sur Twitter un numéro spécial d’ur-gence pour les touristes (0145503460).

«Liste des victimes». «Les secours ontété d’une grande aide et très réactifs», té-moigne un homme de 29 ans qui a réussià s’enfuir du Bataclan dès les premiers tirs,et que nous avons pu contacter. Il est re-tourné sur les lieux une fois l’assaut ter-miné pour tenter de retrouver les quatreamis avec qui il assistait au concert et dontil n’avait plus de nouvelles. «Je me suisalors fait enregistrer en tant que victime.Puis j’ai passé des coups de fil et j’ai re-trouvé deux de mes amis, réfugiés eux aussidans le quartier.» Ils sont alors conduits enbus au 36, quai des Orfèvres (la Directionde la police judiciaire) pour les formalitésjudiciaires, puis apprennent, en appelantle numéro spécial d’urgence, que leursdeux autres amis sont hospitalisés. «Fina-lement, plus de peur que de mal. On est àleur chevet. Ça a été compliqué pour se re-trouver, mais on est tous en bonne santé»,raconte-t-il, encore sous le choc.Pour d’autres, la situation est bien pluslourde. «Ma femme n’est pas dans la listedes victimes. Mais elle n’avait aucun papiersur elle, puisque nous avions laissé nos af-faires aux vestiaires», se désole un père defamille qui était au Bataclan avec sonépouse et l’a perdue de vue dans la pani-que générale. Il n’avait toujours pas denouvelles d’elle samedi soir. •

ParAMANDINE CAILHOLet RICHARD POIROT

Sur Twitter, l’éprouvante recherchedes proches disparusSur Twitterou via la plateformedu ministèrede l’Intérieur,les familles et amisen quête de nouvellesjetaient des bouteillesà la mer, samedi.

Devant la Pitié-Salpêtrière,des personnes venues donnerleur sang, samedi. PHOTOGUILLAUME BINET. MYOP

«Quand j’arrive, c’estincroyable, il y a toutce qu’il faut. Des médecinsdu quartier, maisaussi 17 anesthésistesréanimateurs qui sont là.Et on a pu travailler.»PR PHILIPPE JUVIN chef du servicedes urgences de l’hôpital Pompidou

Page 18: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

18 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

L ibération a sillonné Paris samedi. Dunord au sud de la ville, des quartierspopulaires aux plus huppés.

GONCOURTAux abords du restaurant le Petit Cambodgeet du bar le Carillon, dans le Xe arrondisse-ment, l’ambiance est fébrile. La police a inter-dit la circulation. Peu de piétons, de voitureset de monde en terrasse. Le Franprix estfermé. Au carrefour entre le restaurant et lebar, la foule se presse devant les traces de sangséché et dépose au pied des devantures fleurs,bougies, drapeaux français, dessins. Des com-merçants ont choisi d’ouvrir. Frédéric, 48 ans,patron de l’épicerie fine Chez Fred: «On ne vapas avoir peur, même si le pays est à moitié enguerre.» Fanny, 43 ans, serveuse au Café Clo-chette, rue Bichat : «On a hésité, on auraitfermé si le quartier était bouclé. On ouvre àcontrecœur.» Marie-Laurence, retraitée, estchoquée: «Je n’ai pas dormi et j’ai osé sortir cematin pour acheter des cigarettes.» Au Bichat,la cantine de quartier, chacun s’affaire. Ar-melle, 63 ans: «On a ouvert pour accueillir lesgens. Je suis une maman, je crois que c’est im-portant de nourrir les gens.»Plus loin, un périmètre de sécurité encercleles environs du Bataclan. La police scienti-fique relève d’éventuelles traces. Personne nepeut accéder à son véhicule. Les habitants nepeuvent circuler sans papiers d’identité. Lesjournalistes sont tenus à distance, les télés

massées sur une place. Les supermarchésn’assurent plus les livraisons. Au Super U dela rue Oberkampf, la caissière Samia a de-mandé à quitter son poste, craignant de vo-mir. Tous ceux qui passent dans la rue mar-quent un temps pour fixer de loin le Bataclan.

GRANDS BOULEVARDSDes trottoirs inhabituellement vides: c’est cequi saute aux yeux, sur le chemin qui séparela place de la République des grands magasinsdu IXe arrondissement. Lazhar, 31 ans, kios-quier, murmure: «Les clients sont choqués,ils ne parlent pas beaucoup.» Henri, 37 ans,sapeur-pompier, et Christelle, 40 ans, infir-mière, touristes originaires de Narbonne(Aude), expriment, eux, de la colère: «Espé-rons que la sécurité va vraiment être renforcée.On est allés voir la comédie musicale Résiste,ils ouvraient à peine les sacs, pareil au muséeGrévin. Il n’y a qu’à la tour Eiffel que c’est biensurveillé.» Au cinéma le Rex, les agents d’ac-cueil Robin et Djemel sont en berne: «On a unnouveau spectacle qui commence ce samedi:il y avait 450 préréservations, ils sont trentedans la salle…» Leur directeur, AlexandreHellmann : «Les lieux comme le nôtre vontconnaître un gros taux d’annulation, et ça vadurer un certain temps. Mais si on s’enfermetous, ça ne va pas être possible, il faut que lavie continue.» Le boulevard Haussmann, épi-centre du shopping, laisse bouche bée: l’ar-tère surencombrée a pris des allures de dé-sert, on se croirait un 1er janvier. Devant lesGaleries Lafayette qui viennent de fermer (ilest midi), on rencontre Zeljko, 57 ans, guide

d’un groupe de touristes croates. «On voulaitse changer les idées… En Croatie, on a expéri-menté ce type d’ambiance, juste avant laguerre civile.» Dans la galerie marchande dela gare d’Austerlitz sillonnée par des militairesen treillis et armés de fusils, Aurélie, 28 ans,responsable d’un magasin, renvoie grave-ment: «Les gares sont des endroits dits sen-sibles, mais vu les lieux attaqués hier, c’est toutParis qui est devenu sensible, non ?»

COURONNES ET BUTTES-CHAUMONTLe métro Couronnes (XIe arrondissement) estl’un des points de rencontre de la commu-nauté musulmane parisienne. Samedi matin,plusieurs magasins du boulevard de la Villetteont gardé leurs grilles baissées. Achou, 45 ans,est venu de Saint-Ouen: «J’ai mal au cœur.Depuis ce matin, je me dis qu’on va me regar-der différemment parce que je suis arabe. Ças’est aggravé après Charlie. Je vois des genschanger de place dans les transports, se bou-cher le nez à côté de moi. Je vis en France de-puis quinze ans et je me pose des questions surmon avenir. Ce sera plus difficile de trouver dutravail.» Vers les Buttes-Chaumont, tout estcalme. John, informaticien américain de41 ans, est sorti faire son jogging «pour pren-dre l’air». «Je suis déjà allé au Carillon, çaaurait donc pu m’arriver. Ceux qui ont fait çan’ont rien à perdre. On leur lave le cerveau. Jecommence à sentir qu’on est dans un état deguerre.» A quelques mètres de là, Yanin,18 ans, sort de la synagogue avec son père etses deux frères. En plein shabbat, il a apprisles attentats de la veille par un soldat: «Sans

radio et télé, ni téléphone, on n’était au cou-rant de rien cette nuit. C’est pire que de la tris-tesse, c’est de la souffrance. Je continuerai àvivre normalement. Mais en tant que juif pra-tiquant, ça fait un moment que je cache makippa sous une casquette. C’est le bonus poureux s’ils touchent un juif.»

LES HALLESAngle Réaumur-Sébastopol (Paris, IIe),Thierry, 56 ans, médecin anesthésiste pourune société d’assistance et de rapatriement,craint «que se reproduise le scénario de 1995avec un attentat tous les deux jours pendantdix jours». Soudain, il se fait plus volubile:«On a manifesté pour Charlie en disant: “At-tention, il ne faut pas faire d’amalgame avecles musulmans de France.” Mais aujourd’hui,il faut appeler un chat un chat: les musulmansdans leur globalité ont une part de responsabi-lité. Je suis dans la colère du matin, je ne diraipeut-être pas la même chose dans trois jours.Evidemment, il faut que nous restions soudés,mais il faut que les musulmans se remettenten question, comme les Allemands l’ont faitaprès 1945.» Thierry ne votera jamais «la mèreLe Pen». Ni pour ce «crétin» de Sarkozy nipour Hollande, «qui a échoué». Il sera degarde pour les élections régionales, «ce qui luifera une excuse pour ne pas aller voter». RueSaint-Denis, Salem, 22 ans, a failli ne pas venirtravailler dans la sandwicherie où il coupe despains. Gasmin, 25 ans, a, lui, baissé le rideaude fer quand il a appris la nouvelle vendrediet est rentré chez lui la peur au ventre. Il ré-pète: «Il faut plus de contrôle, fermer les fron-

Paris«J’ai peurd’avoir peur»Rues désertes, magasins fermés,mines graves… La capitale s’estréveillée samedi en état d’urgence.Touristes et habitants témoignent.

Par S.Ch., J.D., C.Ga., C.Gh., C.Me.,M.O. et G.Ti.

Dans les Halles (en haut) et place de la République (en bas), samedià Paris. PHOTOS GUILLAUME BINET ET DENIS ALLARD. REA POUR «LIBÉRATION»

Page 19: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 19

tières.» Tandis que Salem insiste: «On doitrester solidaires.» Au Supermarket de Châte-let, Semican, 50 ans, épicier: «Je suis kurde,chez nous, c’est tous les jours que des gens sefont tuer par l’Etat turc. Ce même Etat qui aaidé Daech en Syrie et fait qu’il frappe enFrance. Mais quand l’Etat islamique est entréen Syrie, tout le monde a fermé les yeux.»

PASSYDans la bourgeoise rue de Passy, dans le XVIe,les riverains vaquent, plus pressés qu’à l’ordi-naire, comme ce couple qui marche vite en setenant par la taille. «Ça fait un peu peur. Maison ne va pas rester enfermés toute la journée.Il faut juste éviter les terrasses», expliqueGrace, 26 ans. Plus bas, dans une bijouterie,Odette, 70 ans, discute avec Sandra, mêmeâge, qui tient la petite boutique. «On ne saitpas si c’est terminé. Vous savez, vous, si toutle monde a été arrêté? Le Président nous a plusapeurés qu’autre chose.» Elle fait un signe detête vers la rue: aucun CRS, aucun militaire.«Ici, on est protégés. Il y a un sas. Si je vois unbarbu habillé en noir, je ne le laisse pas en-trer.» Dans le centre commercial Passy Plaza,tout est ouvert. Ou presque. Kanda, vigile, adu boulot. Il fait ouvrir les sacs des clients àl’entrée de la galerie, les sacs plastiques, lessacs à main, à dos, tous. «On a eu du renfort.C’est les dérogations de Noël, tout est ouvert.»Au milieu de la galerie, près du Monoprixouvert et bourré de monde, une aire de jeuxLego. Pascal, 37 ans, chef d’entreprise, y ac-compagne son fils de 8 ans. «J’ai peur d’avoirpeur. De changer mon mode de vie et que les

terroristes aient atteint leur but. Contraire-ment à janvier, aujourd’hui, tout le monde esttouché.» Il a quand même renoncé à son pro-gramme: «Nous devions déjeuner chez un ca-marade de classe de mon fils, rue Oberkampf.Annulé.» Près de la tour Eiffel, fermée, souslaquelle autant de militaires que de touristescirculent, Jerry et Susanna, Irlandais prochesde la cinquantaine : «C’est notre premiervoyage depuis notre lune de miel. Nous som-mes inquiets et concernés.» Sur le pont de Gre-nelle, deux mariés se font photographier avecla tour à l’arrière-plan: Moustapha et Lamia,27 et 24 ans. «C’est sûr qu’on est stressés», ditle marié qui s’engouffre dans une limousineen double file.

RUE DE SÈVRES«Fermeture exceptionnelle.» Le papier grif-fonné est scotché sur une vitrine d’une bou-tique de chaussures. La même affichette estpartout. Dans cette artère du huppé VIIe,quand les magasins ne sont pas fermés, ilssont vides. Après avoir ouvert quelques heuresdans la matinée, le Bon Marché a descendu lesgrilles. «C’est étrange de voir les décorations deNoël», dit une passante. Tout est silencieux.Les terrasses du Flore, des Deux Magots sontpleines mais comme en pause. Ce qui rendd’autant plus saillants quelques éclats de rire,d’autant plus grotesques les selfies de touris-tes… Sandrine, vendeuse de chaussures d’uneboutique de la rue de Babylone: «Il n’y a per-sonne, ma patronne a tenu à ce qu’on resteouvert. Je suis bloquée ici jusqu’à 19 heures, jeveux rentrer chez moi.» •

A Saint-Denis, les habitants se rassemblent dans les cafés ouplace de la République. PHOTOS DENIS ALLARD. REA POUR «LIBÉRATION»

C ertains lisent le journal au zinc, en si-lence. D’autres, sur le trottoir, racon-tent, discutent, débattent. Ce samedi

matin, le café La Royale, situé à quelquesencablures du Stade de France à Saint-De-nis, est noyé sous le brouhaha et la tristesse.Ici, tout le monde ou presque a entendu lesexplosions provoquées vendredi soir partrois kamikazes. Très vite, la peur s’est pro-pagée. «Mon neveu et ma belle-sœur étaientau stade, mais on n’arrivait pas à les joindre.Ma mère a failli vomir», raconte Hassen,45 ans. Otman, lui, travaillait dans une despizzerias devant l’enceinte sportive : «Lapremière chose que j’ai faite, c’est d’appelerma famille pour leur dire de s’éloigner ou derentrer à la maison. C’est fini, on n’est plusen sécurité.» «Ce qui s’est passé nous heurteau plus profond de nous-mêmes», ajouteAziz, quinquagénaire d’origine tunisienne.Tarek, 33 ans, a vécu deux soirées. L’uneétait «bien», «parce qu’on gagnait contre l’Al-lemagne en foot». L’autre a viré au «dégueu-lasse». Il souffle que c’est «pire» que les at-tentats de janvier. D’abord en raison dubilan: «130 morts, 90 blessés grave, c’est ini-maginable.» Il ajoute: «Et puis les attentats-suicides, en France, on ne connaît pas. Onn’est pas prêts.» Il n’a pas fermé l’œil de lanuit. «Comment tu peux dormir après ça ?Ils nous ont attaqués en bas de chez nous.Vendredi soir, j’ai vu des trucs exceptionnels.Il y avait énormément de policiers, maisquand tu regardais leurs visages, ils étaienttous choqués.»

«A l’aveugle». Tarek affirme qu’il est en-tré «en résistance»: «La France est en guerre,et elle peut compter sur ses banlieues.» Has-sen, qui bosse dans les abonnements pourla presse, appuie : «On soutenait CharlieHebdo et la liberté d’expression. Là, ils ontfrappé toute la France, à l’aveugle.» On sentles gens perdus. «Comment c’est possible de

se faire exploser au nom de la religion?» in-terroge Hassen. «Ce monde s’est arrêté, il estcomplètement jobard.» Jamel, d’origine al-gérienne, soupire: «L’islam interdit de fairecouler le sang et de se suicider. Comment tupeux en arriver là ?» Sa famille a connu leterrorisme du Front islamique du salut (FIS)des années 90, «les couvre-feux, l’état d’ur-gence». «Si on est venu en France, c’est pourfuir ça.» Tarek s’interroge: «Je suis françaisde confession musulmane. Ici, je peux prier,faire le ramadan. Si tu es dans une pratiqueextrême, tu dois quitter le pays.»L’identité des auteurs des attentats, reven-diqués samedi par l’Etat islamique, les in-quiète : «Ça va forcément retomber sur lesmusulmans, les gens des quartiers», redouteHassen. Un mot – amalgame – revient enboucle, surtout avec les élections. «Les re-gards vont se tourner vers une partie de lapopulation française, et franchement, c’estcompréhensible», lâche Tarek. Qui se re-prend : «Il faut rester unis et soudés. Ce nesont pas les terroristes qui vont installer laterreur. Tu ne peux pas t’avouer vaincu cheztoi. Ça va prendre du temps pour se remet-tre, mais il faut leur montrer que quand ilsnous frappent, cela nous rend plus forts.» Ilespère que les médias n’entreront pas dansune «spirale» de stigmatisation et que Fran-çois Hollande saura «donner de la force aupeuple pour qu’il s’unisse».

«Dans l’acide». Cet appel à «l’unité natio-nale» est partagé par toute la clientèle. «Ilfaut que les politiques arrêtent de se cha-mailler, demande Jamel, sinon ça va déra-per.» Les élections l’inquiètent: «A qui profitele crime? Au Front national…» Le discoursse muscle parfois. «Si j’attrape un des terro-ristes, je le bâillonne et le mets dans l’acide»,s’emporte Aziz. Un autre gars: «On saura dé-fendre notre quartier!» Pour Jamel, la France(«une grande nation») a besoin d’un leader,«quelqu’un comme de Gaulle ou Chirac».«Quand j’ai vu Hollande à la télé, il avait l’airen panique. Il ne m’a pas rassuré.»Il appelle à davantage de contrôles aux fron-tières. «Parmi les migrants qui arrivent enFrance, peut-être qu’il y a des terroristes.»Et veut faire «expulser» les suspects de pro-jets d’attentats. Et s’ils sont français ?«Tu les déchois de leur nationalité!» Hassenappuie: «Il faut filtrer!» A voix haute, en ci-tant la Syrie, l’Egypte ou la Libye, il se de-mande s’il «ne vaut pas mieux un bon dicta-teur pour combattre le terrorisme». Tarekdéveloppe: «Quand il y a un doute sur quel-qu’un, y a pas de doute à avoir. Tu le mets enprison.» •

Saint-Denis«Ce mondes’est arrêté»Aux abords du Stadede France, les clientsd’un café redoutentles amalgameset se montrentimpitoyables avecles kamikazes.

ParSYLVAIN MOUILLARD

Page 20: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

20 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

D epuis le ministère de l’Inté-rieur, Bernard Cazeneuve acru pouvoir saluer samedi

«l’élan de solidarité nationale quis’est exprimé chez les responsablespolitiques républicains». De fait,comme au lendemain des attentatsde Charlie Hebdo, l’opposition s’estglobalement ralliée à l’union sacrée.Les leaders des partis, y com-pris le Front national, qui se-ront tous reçus dimanche àl’Elysée, ont immédiatement «sus-pendu» leur campagne pour lesélections régionales. Ils ont tous sa-lué l’instauration de l’état d’urgenceet le rétablissement des contrôles

aux frontières. Même si certainscadres du Front national et du partiLes Républicains (LR) n’ont pasperdu une minute pour exploiterpolitiquement la tragédie.Dès vendredi soir, Nicolas Sarkozyen appelait à «la solidarité de tousles Français», tandis qu’Alain Juppéaffirmait que «l’union nationale doit

se faire autour du présidentde la République et du gou-vernement». Prenant la pa-

role samedi en usant d’un registrequasi présidentiel, Marine Le Pena, elle aussi, délivré un lapidaire sa-tisfecit au chef de l’Etat pour lesmesures d’urgences annoncées

deux heures après les attentatsmeurtriers : «C’est bien.»

«Inflexions majeures»Mais cet unanimisme dans l’unionsacrée n’a pas empêché l’expressionde nuances et la volonté de suren-chère. Chez les principaux leadersdu parti Les Républicains, le sou-tien au gouvernement s’est accom-pagné de demandes pressantesd’initiatives nouvelles en matièrede sécurité intérieure et de politi-que étrangère. Dans une déclara-tion solennelle depuis le siège deLR, Sarkozy a estimé qu’après le dé-chaînement de «la barbarie jiha-

diste» dans les rues de Paris, «plusrien ne peut être comme avant». Se-lon lui, «la guerre doit être totale»,ce qui implique des «inflexions ma-jeures» dans la sécurité intérieurecomme dans «la politique extérieurequi doit intégrer que nous sommesen guerre». Dans la même veine,Alain Juppé en a appelé à «l’unioninternationale» autour de la France,qui ne doit pas être «seulement dansl’émotion du carnage mais sur la du-rée d’une guerre qui menace nos vies,nos valeurs, notre avenir».Dès samedi, plusieurs personnalitésnotoirement favorables à une al-liance avec Bachar al-Assad

L’union, malgré les tentativesde récupérationLa campagnepour lesélectionsrégionalesde décembrea été gelée,mis à partquelquessorties à droiteet à l’extrêmedroite. lll

RÉCIT

Page 21: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 21

contre Daech ont exigé unerévision de la stratégie militaire dela France: «Cessons d’aider les pré-tendus insurgés démocrates qui at-taquent le régime de Damas», de-mande ainsi le député LR JacquesMyard. D’autres, comme LionnelLuca (LR) et Gilbert Collard (FN),n’ont pas hésité à pointer la préten-due responsabilité du gouverne-ment dans le «communautarisme»et le développement de cellules ji-hadistes en France. Candidat LR àla présidence de la région Rhône-Alpes-Auvergne, Laurent Wauquieza poursuivi sans complexe sa cam-pagne électorale samedi en deman-dant la création de «centres d’inter-nement» pour «les 4000 personnesvivant sur le territoire françaisfichées pour terrorisme». Candidaten Paca, Christian Estrosi demande,lui, que les personnes fichées soient«assignées à résidence».Marine Le Pen n’est pas en reste. Es-timant que «la France et les Fran-çais ne sont plus en sécurité», la pré-sidente du Front national a exigé le«réarmement» du pays et la révisionimmédiate de sa diplomatie. Visant

implicitement l’Arabie Saoudite oule Qatar, elle a demandé que soientcatalogués «ennemis» tous les Etats«qui entretiennent des relationsbienveillantes avec l’islamisme radi-cal, ou ambiguës avec les entreprisesterroristes». Occasion pour elle deressortir le catalogue complet desrevendications frontistes : retour«définitif» à une «maîtrise des fron-tières nationales», fermeture desmosquées radicales, expulsion des«étrangers qui prêchent la haine etdes clandestins»…

Médiocrité politiciennePour Marine Le Pen, il s’agissaitaussi d’un exercice de rattrapage.Car loin de l’union nationale face auterrorisme, les réactions des cadresdu FN s’étaient surtout caractéri-sées vendredi soir par leur médio-crité politicienne et l’absence d’em-pathie. Quelques minutes aprèsl’annonce des premières fusillades,la tête de proue FN pour les régiona-les en Normandie, Nicolas Bay, fai-sait ainsi dans un tweet le parallèleentre l’idée de Manuel Valls de fu-sionner les listes PS et LR pour con-

trer le FN et le carnage en cours àParis: «Pendant que ce Hollande etce Valls combattaient le FN, des as-sassins sanguinaires préparaientleurs attentats! Honte, honte, honteà eux !» Face à l’indignation de laToile, le tweet est vite retiré, rem-placé par un message plus consen-suel «d’émotion et de tristesse».Preuve que la volonté de récupéra-tion politique du carnage est pré-gnante au sein de l’état-major fron-tiste, le tweet de Bay n’est pas isolé.Alors que le sang des Parisiens cou-lait toujours, Louis Aliot, vice-prési-dent du parti, qualifiait Valls d’«ir-responsable», quand la tête de listedu FN en Ile-de-France, Wallerandde Saint-Just invitait à chercher«derrière les auteurs de ces tueries,les VRAIS responsables qui, eux,sont politiques». Ce dimanche, ledéfilé des chefs de parti à l’Elyséedevrait être l’occasion d’illustrercette «unité nationale» dont chacunvante la nécessité. Unité bien fragilequi pourrait ne pas résister àl’épreuve du temps.

ALAIN AUFFRAYet NATHALIE RAULIN

tout pas provoquer de panique dansles travées.Samedi matin, après une nuit à latête des opérations et deux petitesheures de sommeil, François Hol-lande préside un Conseil de défense.«La France est solide, la France estactive, la France est vaillante et elletriomphera de la barbarie. Ce quenous défendons, c’est notre patrie etbien plus que cela: ce sont les valeursd’humanité», assure-t-il à la sortie,répétant quatre fois que les attentatssimultanés de Saint-Denis et Parissont un «acte de guerre». Un mot jus-qu’alors réservé dans sa boucheaux opérations extérieures : Mali,Centrafrique, Irak et Syrie. Un «actede guerre» qui ne doit pas changerl’agenda politique de la fin d’année:la COP21 de fin novembre et les élec-tions régionales de décembre aurontbien lieu. «Les terroristes jouent laterreur contre la démocratie. Annulerles urnes, ce serait leur donner rai-son», défend un pilier de l’Assem-blée. En revanche, le congrès desmaires de France en début de se-maine a été annulé.En traitant Nicolas Sarkozy avecénormément d’égards en tant quechef de l’opposition, et en associantsolennellement la représentation na-tionale, François Hollande veut fairevivre l’union nationale. Même sil’horreur est décuplée par rapport àjanvier, il lui faut ressusciter cet «es-prit Charlie» à l’heure où une partie

de la droite et de l’extrême droite em-braye sur le terrain de la polémique(lire ci-dessus). Son discours de lundidevant le Congrès, c’est «une réponseexceptionnelle à la hauteur d’un acted’une barbarie exceptionnelle où ilfera la transparence démocratique»,explique son entourage. Clin d’œil del’histoire, si Hollande peut s’expri-mer dans la salle des séances à Ver-sailles, c’est grâce à la révision cons-titutionnelle de Sarkozy adoptée en2008 à laquelle il s’était opposé.

Consultations. Même si le chef del’Etat promet que la France sera «im-pitoyable à l’égard des barbares deDaech […] sur les terrains intérieurcomme extérieur», l’activation del’article 16 de la Constitution, confé-rant les pleins pouvoirs au chef del’Etat, ou l’envoi de troupes au sol enSyrie ne sont pas au programme deson discours, selon plusieurs sour-ces. «On n’en est pas là», explique-t-on à l’Elysée. «Je ne le vois pas con-voquer un Congrès à Versailles pourfaire juste de la compassion et en res-ter à l’état d’urgence», avance cepen-dant un conseiller ministériel.Avant le Congrès, le président conti-nue ses consultations internatio-nales depuis son bureau à l’Elysée etles «points de situation» dans le salondes Ambassadeurs. Dimanche, il doitrecevoir les chefs de parti, MarineLe Pen incluse, ainsi que les prési-dents des deux chambres du Parle-ment et les présidents des groupesparlementaires. Mais il ne devraitplus monter en première lignemédiatique. D’où la présence deManuel Valls samedi soir sur le pla-teau de TF1.

LILIAN ALEMAGNAet LAURE BRETTON

C e sont des réflexes qu’il auraitpréféré ne pas avoir. Neufmois après les attentats

contre Charlie Hebdo et l’Hyper Ca-cher, François Hollande a de nou-veau endossé ses habits de chef deguerre intérieure. Enchaînant enmoins de vingt-quatre heures deuxConseils des ministres –dont un enpleine nuit–, un Conseil de défense,et trois déclarations officielles –dontdeux radio-télévisées depuis l’Elysée.Annonçant, après l’état d’urgence,un deuil national de trois jours et laréunion du Parlement en Congrès,lundi à Versailles. «Il est d’une totalesérénité, d’un sang-froid total depuisla première minute», salue un hautdirigeant socialiste qui était au Stadede France vendredi soir pour assisterau match amical France-Allemagne.

Parapheurs. Dès la première ex-plosion, alors que toute la tribuneofficielle croit au pétard, FrançoisHollande se lève et demande à êtreconduit au PC de sécurité. Il vision-nera la troisième explosion sur lesécrans du poste de police du stade.Décision est prise de l’exfiltrer versle ministère de l’Intérieur, où Ber-nard Cazeneuve est encore à son bu-reau en train de signer des para-pheurs. François Hollande quitte lestade en compagnie du ministre alle-mand des Affaires étrangères maistoutes les autres huiles sont som-mées de rester sur place pour ne sur-

François Hollanderepart en guerreLe Président, omniprésent depuisvendredi soir, promet d’être «impitoyable»face aux «barbares». Il s’exprimera devantle Parlement réuni en congrès lundi.

FrançoisHollande et

Manuel Vallsface auxmédias,

dans la nuitde vendredi

à samedi,après lesattaques.

PHOTO MOLANDFENGKOV.HAYTHAMPICTURES

A la mosquée Adda’wa, l’une desplus fréquentées de l’Est parisien,dans le XIXe arrondissement de

la capitale, les musulmans affichent leurinquiétude. Ce samedi, les fidèles qui seretrouvent pour la prière de Dhor, celledu milieu de la journée, hésitent à parlerdes attentats qui ont frappé Paris quelquesheures plus tôt. La gêne est palpable.Et parmi les fidèles qui s’expriment, latonalité est la même. «Nous sommes con-cernés d’abord parce que nous sommesfrançais, d’abord parce que nous vivonsdans ce pays», souligne Moussa. Commelors des attentats du mois de janvier, lesfidèles musulmans revendiquent d’abordleur appartenance à la communauténationale.Mais ils ne sont pas dupes. Ils savent quesur fond de peur, l’amalgame entre terro-ristes et musulmans – pratiquants ounon– risque vite d’être opéré et exploitépolitiquement. «Cela va nous retomberdessus, enchaîne Moussa. On va payer leprix fort. Ce matin, j’ai déjà vu des regardsinquiets se poser sur moi. Ma grand-mèrequi vit au Maroc devait nous rendre visite.Mais, par peur, elle a annulé. Elle redouted’autres attentats, mais aussi la mauvaiseimage ici de l’islam.»Arrivant en vélo, juste avant le début de laprière, Farid, qui travaille dans le domainemédical, redoute aussi la stigmatisation.Il refuse toutefois curieusement d’em-ployer le terme de «terroristes» à l’endroitdes auteurs des tueries. «Je ne sais pas quisont ces gens, dit-il. Mais c’est à nous qu’ilsfont du tort. Le musulman que je suis est re-connaissant à la France de m’accueillir.»«Les jeunes qui fréquentent notre mosquéene sont pas des terroristes, dit fermement,un fidèle, électricien à Aubervilliers. Ilsrendent volontiers service et aident les per-sonnes sans papiers à accomplir leurs dé-marches administratives.»A la fin de la prière, le gardien est presséde fermer les portes. Quelques fidèless’égarent dans de fumeuses théories ducomplot. Mais pas les grandes fédérationsmusulmanes, qui ont condamné sanséquivoque «une barbarie abjecte». Dansun communiqué publié samedi dans lamatinée, à l’issue d’une réunion de criseà la Grande Mosquée de Paris, le Conseilfrançais du culte musulman a lancé un ap-pel à «l’unité et la fraternité». C’est «notreseule chance de résister à ce terrorismeaveugle qui devient une menace grave etréelle pour tous», pointe le texte.

BERNADETTE SAUVAGET

A la mosquéeAdda’wa,«ça va nousretomberdessus»Tandis que les fédérationsmusulmanes de Francecondamnaient les attaquesde vendredi, c’est la gêneet les craintes d’amalgamequi régnaient samedi matinparmi les fidèles venusprier dans l’Est parisien.

lll

Page 22: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

22 u Libération Dimanche 15 Novembre 2015

J usqu’aux attentats de janvieret aux carnages de vendredi àParis, la guerre que se livrent,

depuis l’été 2014, la France et l’Etatislamique (EI) étaitlargement invisible. Aprésent, elle atteint lesol français. Les frappes aériennesdes Etats-Unis et de leurs alliésétant notoirement insuffisanteset les combattants kurdes peu àl’aise hors de leurs terres, une opé-ration conjointe des puissancesoccidentales est-elle désormaisimaginable?

Pourquoi la Franceest-elle en guerrecontre l’EI ?En juin 2014, l’Etat islamique s’estemparé de la grande ville irakiennede Mossoul (environ 1,5 milliond’habitants), tombée entre ses grif-fes en quelques heures, sans quasi-ment aucun combat et à la surprisegénérale. Viendra, quelques joursplus tard dans une mosquée decette ville, la proclamation du cali-fat par le chef de l’organisation isla-miste, Abou Bakr al-Baghdadi.Avant même de s’autoproclamercalife, l’homme fait déjà rêvernombre de jeunes musulmans fran-çais qui ont appris son existencepar les réseaux sociaux, alors qu’iln’a aucune visibilité et que seulsquelques journalistes et spécialistesde l’Irak ont entendu parler de lui.Ce qui lui confère un statut dehéros, c’est qu’il est un jihadisteparfait: à la fois homme très pieux,se prétendant descendant de la fa-mille du Prophète, moderniste etcombattant. Il est passé par le camp

ParJEAN­PIERRE PERRIN

américain de prisonniers de Bucca,dans le sud de l’Irak.Auparavant, il y avait eu l’affaire desquatre journalistes français pris enotage par l’EI. Après des négocia-tions difficiles, leur libérationtémoignait que l’organisation jiha-

diste ne considéraitpas (encore) la Francecomme un ennemi

comparable aux Etats-Unis, à laRussie et au Royaume-Uni, dont lescaptifs seront égorgés.Paris, pourtant, est depuis long-temps considéré par les mouvancesradicales comme «un ennemi de l’is-lam à cause de son affirmation de lalaïcité, de l’interdiction du voile in-tégral, de l’intervention militaire auMali», comme le souligne un ancienresponsable des services de rensei-gnements. Et l’on sait, par les an-ciens otages, que leurs geôliers fran-çais rêvent de commettre desattentats dans l’Hexagone, commel’avait fait Mohamed Merah pour lecompte d’Al-Qaeda.Ce qui provoque la décision fran-çaise d’entrer en guerre contre l’EI,c’est sa poussée militaire en direc-tion du Kurdistan d’Irak, qui faitsuite à la chute de Mossoul, et lerisque de voir tomber sa capitale,Erbil, avec de probables massacresde populations, comme cela s’étaitpassé peu auparavant dans le mas-sif irakien du Sinjar. La France vadonc fournir des armes aux pesh-mergas kurdes et des conseillersmilitaires. Et elle rejoint, le 19 sep-tembre 2014, la coalition mise surpied et conduite par les Etats-Unis,aux côtés du Royaume-Uni, del’Arabie Saoudite, de la Jordanie, duCanada (jusqu’au récent change-ment de gouvernement). Cette coa-lition est formée à la demande du

gouvernement irakien, en difficultéface à l’EI, qui a pris la plupart desgrandes villes sunnites et se trouveà 60 kilomètres de Bagdad.

Quels sont les résultatsde l’engagementfrançais ?La participation de l’aviation fran-çaise à cette opération «Chammal»(du nom d’un vent violent de larégion) est loin d’être comparableà l’engagement américain. Selonle commandement militaire,350 objectifs ont été détruits,dont 300 depuis la Jordanie. Laquasi totalité des sorties des Mi-rage 2000 sont des missions d’ap-pui des troupes au sol.Si, au départ, Paris avait exclu toutengagement en Syrie pour n’y favo-riser ni l’EI ni Bachar al-Assad, saposition a changé en septembre,pour étendre l’intervention au terri-toire syrien. Cette fois, Paris invo-que la légitime défense : il s’agit,pour l’aviation, de neutraliser descamps d’entraînement de l’EI, oùseraient préparés et organisés desprojets d’attentats en France.Les premières frappes françaises in-terviennent le 27 septembre. Le9 octobre, deux Rafale bombardentun camp d’entraînement à Raqqa(Syrie), faisant 16 morts parmi les ji-hadistes, selon l’Observatoire syriende défense des droits de l’homme,dont un chef, Abou Abdallah al-Bel-giki, surnommé «le Belge» et troisenfants soldats.Ces frappes aériennes ont deuxautres objectifs : permettre à Parisde se faire entendre sur le dossiersyrien et partager avec le renseigne-ment militaire américain les infor-mations que celui-ci obtient en Sy-rie, en particulier sur les jihadistes

français. On ne peut exclure, parailleurs, que les attentats de ven-dredi soir soient la réponse auxfrappes françaises sur les lieux d’en-traînement des jihadistes.

L’EI est-il surla défensive ?L’offensive lancée, mercredi, par lespeshmergas du Kurdistan d’Irakdans la région du Sinjar s’est déjàsoldée par un recul important desforces de l’EI, qui ont perdu la villehomonyme. L’opération a permisde couper la route 47 reliant Mos-soul à Raqqa, soit les deux QG mili-taires et politiques de l’Etat islami-que. Cette voie était utilisée parl’organisation pour faire circuler ar-mes, matériel et renforts entre lesdeux pays. En Syrie, elle a déjàperdu cet été Tall Abyad, à la fron-tière turco-syrienne, l’un des prin-cipaux points de passage pour lescombattants étrangers qui rejoi-gnent le califat. L’EI conserve en-core celui de Jarablus, plus àl’ouest.

Comment vaincrel’Etat islamique ?Tous les experts sont formels: lesopérations aériennes ne permettentque d’affaiblir l’EI et de freiner saprogression. Elles ont montré leurslimites en n’empêchant pas les jiha-distes d’attaquer ce trésor de l’hu-manité qu’est la ville de Palmyre.C’est donc au sol que se décidera laguerre. Or, l’armée irakienne, pour-tant construite à coups de milliardsde dollars par les Etats-Unis, esten lambeaux: elle n’est pas prête àreconquérir les territoires perdus,et les milices chiites supplétivesfont plus peur à la population sun-nite que l’EI.

En Syrie, la situation est différente,en raison de la multiplicité des ac-teurs et du rôle très trouble de Ba-char al-Assad. Mais là encore, c’estseulement sur le terrain que l’EIpeut être vaincu. Mais les gouverne-ments occidentaux et ceux de la ré-gion se refusent encore à l’idéeque l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi n’est pas un groupe terro-riste, mais qu’elle ambitionne d’êtreun nouvel Etat.«C’est bien un Etat, avec un calife,un pouvoir judiciaire représenté pardes tribunaux islamiques, une fisca-lité. Les impôts sont collectés enfonction de règles qui se veulent ins-pirées de la charia, on ne peut doncpas les réduire à un simple racket…Il n’y a pas de pouvoir législatif,puisque la charia fait office deloi […]. Si on ne prend pas en comptecette forme de “légalité” revendi-quée, même si elle est contraire àtous nos principes, on ne compren-dra pas comment des populationsentières se sont ralliées à l’EI», souli-gnait l’historien du Moyen-Orientet spécialiste de l’Irak Pierre-JeanLuizard, dans Libération le 7 mars.«Refuser de le reconnaître est con-tre-productif, comme peut l’être

Syrie et Irak,le nerfde la guerre

L’interventionfrançaisecontre l’Etatislamiquea fait de laFrance unedes ciblesprivilégiéesdes jihadistes.L’Occident estpour l’instantimpuissantface à l’EI.

DÉCRYPTAGE

Page 23: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Libération Dimanche 15 Novembre 2015 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t@libe u 23

toute forme de diabolisation. Les ré-duire à des barbares ne résoudrarien. La barbarie semble d’ailleursla chose la mieux partagée auMoyen-Orient, quand on voit com-ment se conduisent les milices chii-tes dans les zones reprises à l’Etat is-lamique, ou comment Bacharal-Assad bombarde allègrement desbanlieues entières de Damas»,ajoutait-il.

Quelles seraient lesconséquences d’uneopération terrestre ?C’est ce que souhaite l’Etat isla-mique, et tous les actes de barbariequ’il perpétue ont aussi pour butd’attirer les armées occidentales surles territoires arabes. Or, chaqueopération militaire d’un paysoccidental en Irak, que ce soit leRoyaume-Uni ou les Etats-Unis,s’est soldée par un désastre. Restentles armées des pays arabes voisins,mais elles ne sont guère opération-nelles. Les Emirats arabes unis ontbien proposé dernièrement à Bag-dad d’envoyer un contingent limitépour aider son armée à lutter contrel’EI. Refus immédiat du gouverne-ment irakien. •

Un Rafaledécollant,le 9 octobre,dans le cadrede l’opération«Chammal»,nom del’opérationmenée parla coalitioninternationaleengagéeen Irak eten Syrie.PHOTO FRENCHAIR FORCE.ECPAD. AP

A lors que même le Hamas et le Jihad is-lamique ont condamné, samedi, les at-tentats parisiens, Bachar al-Assad a eu,

lui, le mérite de la franchise: pour le présidentsyrien, «les politiques erronées adoptées [auProche-Orient, ndlr] par les pays occidentaux,notamment la France, ont contribué à l’expan-sion du terrorisme». Pour Al-Assad, qui rece-vait samedi une délégation française dirigéepar le député Thierry Mariani (LR), les attaquesde Paris «ne peuvent pas être dissociées de ce quis’est produit dernièrement à Beyrouth [l’atten-tat de jeudi contre un fief du Hezbollah,44 morts], ni de ce qui se passe depuis cinq ansen Syrie». Puis il a enfoncé le clou: «La Francea connu [vendredi] ce que nous vivons en Syriedepuis cinq ans.» Et sur Europe 1, il a ajouté:«Nous sommes prêts à combattre le terrorismeavec ceux qui le veulent vraiment et jusqu’ici,le gouvernement français n’est pas sérieux.»

Mis à part cette critique, la planète a soutenuParis. New York, Toronto, Sydney, Oslo, Barce-lone, Tokyo, Rio, Montréal, Mexico, Madrid etKiev, entre autres, ont organisé des actions desolidarité. «Nous pleurons avec vous», a dit lachancelière allemande, Angela Merkel. «Lesterroristes ne vaincront pas», a affirmé le Pre-mier ministre italien, Matteo Renzi. «Noussommes tous la France», a proclamé le Premierministre espagnol, Mariano Rajoy, pendantque le roi d’Espagne écrivait, onze ans après lesattaques islamistes de 2004 à Madrid quiavaient fait 191 morts: «La douleur de la Franceest la douleur de l’Espagne.» Barack Obama, lui,a évoqué «une attaque contre toute l’humanitéet nos valeurs universelles».Même condamnation côté iranien: le prési-dent Hassan Rohani, qui devait arriver lundià Paris, a reporté son voyage en Europe, parlantde «crimes contre l’humanité». Le président al-gérien, Abdelaziz Bouteflika, a usé d’une méta-phore similaire. En Egypte, Ahmed al-Tayeb,imam de la mosquée Al-Azhar, la plus hauteinstitution de l’islam sunnite, a appelé «lemonde entier à s’unir pour faire face à ce mons-tre» du terrorisme. En Arabie Saoudite, le Co-mité des grands oulémas a jugé les attentats

«contraires à l’islam» –et accusé la Syrie d’êtrele parrain de l’Etat islamique, qui les a revendi-qués samedi. L’Afghanistan est solidaire, a ditson président, Ashraf Ghani: «L’Afghanistan,plus que quiconque, est depuis longtemps vic-time du terrorisme et comprend le chagrin et ladouleur du peuple français.»Mais au-delà des manifestations de sympathie,il y a les craintes –et les récupérations. Les Bel-ges, qui comptent au moins deux victimes, sontpriés par leurs autorités de ne pas venir à Paris.Et les conservateurs polonais, vainqueurs desrécentes élections, en profitent pour rejeter lesmigrants: «Après les événements tragiques àParis, nous ne voyons pas la possibilité politiquede respecter» les accords européens de relocali-sation de réfugiés, a déclaré samedi KonradSzymanski, futur responsable aux Affaireseuropéennes. Pour lui, ces attentats sont liés«directement» à la crise migratoire. En retour,Berlin a prévenu qu’il ne fallait justement pasfaire ce lien. Mais Witold Waszczykowski, futurministre polonais des Affaires étrangères, a in-sisté: il faut «approcher de manière différentela communauté musulmane qui vit en Europeet qui hait ce continent, qui veut le détruire».

MICHEL HENRY

«Nous pleurons avec vous»Les messages de solidaritédes dirigeants internationauxse sont succédé, même sicertains n’ont pas hésité à fairepreuve de récupération.

Page 24: Liberation Du Dimanche 15 Novembre 2015

Ils n’ont qu’un seul but :assassiner la liberté.Dans le viseur des tueurs,il y avait quelque400 personnes, mortesou blessées, que nouspleurons avec toutenotre âme. Mais il y avaitaussi une idée : l’idéede la liberté. En jetantl’anathème sur Paris,«capitale desabominations et desperversions», villedécadente peuplée«d’idolâtres»,la revendication de l’Etatislamique ne laisse aucundoute. En attaquantdes bars, des restaurants,une salle de spectacles,«minutieusement choisis»,dans un quartier jeuneet mélangé, pour le plusterrible carnage terroristede l’histoire de France,l’islamisme assassina voulu tuer la libertéde vivre selon sa volonté,selon son gré, selon soncœur. Il a voulu tuerla liberté de la musique,la liberté de la nuit,la liberté d’aimer, la libertéde penser, la libertéde vivre en paix. Commeil l’a fait naguère à Kaboulou aujourd’hui à Raqqa.Il a voulu tuer le bonheur.Dans le viseur des tueurs,il y avait aussi unegénération, ces enfantsde baby-boomers dontla tranquille indépendanceà l’égard des traditions etdes préjugés insupporteles fanatiques. Dans leviseur des tueurs, il y avait,enfin, une certaine idée dela République. Les faiblespenseurs de l’identitéinvoqueront on nesait quelle guerre descivilisations, pour désignerà la vindicte l’immigrationet la minorité musulmaneou pour en tirer unmisérable bénéficeélectoral. Ils dirontque c’est l’Occidentqui a été pris pour cible.Ils suggéreront lourdementque l’islam attaquela chrétienté, que le mondemusulman menacel’Europe et la France.Nuisible méprise. La libertéparle à tous les peuples,y compris en terre d’islam.Avant d’attaquer ceux qu’ilappelle «les croisés», l’Etatislamique veut soumettre,

par les mêmes moyensbarbares, les musulmansqui aspirent à la modernité.Dans le viseur des tueurs,il n’y avait pas de chrétiensou de laïques, d’Arabesou de Gaulois, de croyantsou d’incroyants. Il n’y avaitque des citoyens. Descitoyens de toutes origines,unis par les mêmesconvictions simples, cellesauxquelles nous croyonsau plus profond de nous-mêmes. Seul l’amour dela liberté permet de resterlibre. Ces convictionsdoivent gouvernerla riposte. Supprimerdes libertés, proposerdes lois d’exception, c’estdéjà céder. L’Etat françaisdispose de tous les moyenslégaux nécessaires à sonaction, il peut compter surle courage et la compétencede la police et de l’armée,il peut lancer, s’il le jugenécessaire, une répliquelégitime. Certainsdémagogues reprochentaux pouvoirs publicsleur supposé laxismeavec l’intégrisme. Mais cen’est pas le laxisme qui està l’origine du massacreislamiste, c’est la fermeté.Ce n’est pas l’abstentionou la négligence, c’estla volonté d’affronter leterrorisme sur son terrain,au Mali ou en Syrie.Quant aux citoyens,leur unité, leur sang-froid,leur vigilance fournirontla meilleure réponseà l’effroyable agression.Avec l’apparition sur notreterritoire d’un terrorismeaveugle fondé surla mystique du suicide,indifférent à toutesles dissuasions, les forcesde sécurité ne peuventparer à tous les dangers.La conclusion s’imposeavec son terrible réalisme:les Français doiventdésormais vivre avecle terrorisme. Le reniementde leurs principes, commele préconisent des voixirresponsables commecelles de Laurent Wauquiezou d’Eric Ciotti, serait d’unsecours illusoire et offriraitune première victoireaux assassins. Tournerle dos à nos valeurs,c’est commencer à fuirdevant les terroristes.

LAURENT JOFFRIN

Tuer le bonheur

AN

GEL

OS

TZO

RT

ZIN

IS.A

FP