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Dossier L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens issus de la résistance et de l’opposition au nazisme 1 par Fabrice Larat Maître de conférence à l’Université de Mannheim. Nombreux sont les auteurs à avoir déjà mis en évidence le rôle joué par la résistance au nazisme dans le développement de l’idée européenne après guerre. À cette occasion, un très grand nombre de documents issus des différents mouvements de résistance ont été réunis et publiés 2 . Joints aux prises de positions en faveur de l’Europe des principaux acteurs de la période, ils constituent une source irremplaçable pour l’étude du processus d’unification européenne. À côté de cette dimension résistante, d’autres sources d’influence peuvent être dégagées, en particulier la dimension chrétienne, parfaitement perceptible dans certains mouvements et dans l’action de maints européistes 3 . Il a été ainsi montré que ce n’était pas un hasard, si 1. Ce texte est également paru en italien sous le titre « L’idea d’Europa nel dopoguerra tra i cattolici provenienti dalla Resistenz e d’all’opposizione al nazismo », in Alfredo Canavero et Jean-Dominique Durand (dir.), Il fattore religioso nell'integrazione europea. Milan : Unicopli, 1999. 2. Ce qui a été fait de manière magistrale par Walter Lipgens dans son ouvrage Europa-Föderationspläne der Widerstandsbewegungen, 1940-1945, München, 1968, sources reprises en grande partie et complétées par les quatre volumes édités sous la direction de Walter Lipgens et de Wilfried Loth sous le titre Documents on the History of the European Integration, Berlin/New York, 1991. 3. On trouve en effet dans la mouvance européiste des groupes d’inspiration ouvertement chrétienne, comme Les nouvelles équipes internationales. Sur ces Nouvelles équipes internationales issues du mouvement démocrate chrétien, on se reportera à Heribert Gisch, « The “Nouvelles Équipes Internationales” of the Christian Democrats »,

L'Idee d'Europe Apres Guerre

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Dossier

L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens issus de la résistance

et de l’opposition au nazisme1

par Fabrice Larat

Maître de conférence à l’Université de Mannheim. Nombreux sont les auteurs à avoir déjà mis en évidence le rôle joué

par la résistance au nazisme dans le développement de l’idée européenne après guerre. À cette occasion, un très grand nombre de documents issus des différents mouvements de résistance ont été réunis et publiés2. Joints aux prises de positions en faveur de l’Europe des principaux acteurs de la période, ils constituent une source irremplaçable pour l’étude du processus d’unification européenne.

À côté de cette dimension résistante, d’autres sources d’influence peuvent être dégagées, en particulier la dimension chrétienne, parfaitement perceptible dans certains mouvements et dans l’action de maints européistes3. Il a été ainsi montré que ce n’était pas un hasard, si

1. Ce texte est également paru en italien sous le titre « L’idea d’Europa nel dopoguerra tra i cattolici provenienti dalla Resistenz e d’all’opposizione al nazismo », in Alfredo Canavero et Jean-Dominique Durand (dir.), Il fattore religioso nell'integrazione europea. Milan : Unicopli, 1999.

2. Ce qui a été fait de manière magistrale par Walter Lipgens dans son ouvrage Europa-Föderationspläne der Widerstandsbewegungen, 1940-1945, München, 1968, sources reprises en grande partie et complétées par les quatre volumes édités sous la direction de Walter Lipgens et de Wilfried Loth sous le titre Documents on the History of the European Integration, Berlin/New York, 1991.

3. On trouve en effet dans la mouvance européiste des groupes d’inspiration ouvertement chrétienne, comme Les nouvelles équipes internationales. Sur ces Nouvelles équipes internationales issues du mouvement démocrate chrétien, on se reportera à Heribert Gisch, « The “Nouvelles Équipes Internationales” of the Christian Democrats »,

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tant de chrétiens convaincus s’étaient impliqués dans le processus de construction européenne4. De fait, on connaît l’action d’hommes d’État catholiques comme Robert Schuman, Konrad Adenauer ou Alcide De Gasperi. Mais qu’en est-il exactement du rôle joué par tous ces chrétiens laïcs qui n’exerçaient pas de fonctions dirigeantes, et dont nombre d’indices portent toutefois à croire que leurs convictions religieuses ne furent pas sans effet sur la nature du combat qu’ils ont mené pour l’Europe ? Dans l’état actuel de la recherche, il est difficile de répondre à cette question, tant cet aspect des choses est resté en grande partie négligé.

Le rôle des élites politiques (leaders politiques et parlementaires, hauts responsables administratifs) dans le processus de construction européenne a bien fait l’objet d’études intéressantes, et celles-ci ont d’ailleurs souligné le rôle des individualités dans le processus de décision5. Mais pour ce qui est de l’influence des responsables socio-économiques, des syndicalistes, des journalistes ou autres acteurs du champ culturel et intellectuel, il subsiste encore des lacunes importantes, entre autre du fait des difficultés à identifier ces acteurs et à mesurer leur influence.

D’autre part, comme ont pu le relever Ann Deighton et Gérard Bossuat, à l’instar de la perception du passé ou du vécu de la guerre, les mentalités, qu’elles soient individuelles ou phénomène de groupe, liées à la culture nationale ou à l’image du voisin, ont pesé d’un poids considérable sur les décideurs6. Aussi, quand on considère les analyses et les raisonnements qui ont conduit aux prises de décision en faveur de l’unité de l’Europe, on ne peut que constater l’existence – au-delà des spécificités nationales – de facteurs communs liés aux mentalités, à des expériences historiques communes7. in W. Lipgens, Documents on the History of the European Integration, volume 4, pp. 479-484 ; ainsi qu’au chapitre que Thomas Jansen a consacré à ce mouvement in Die Entstehung einer europäischen Partei. Vorgeschichte, Gründung und Entwicklung der EVP, Bonn : 1996. Par européiste, nous entendrons, au sens large du terme, toutes les personnes qui, pour une raison ou une autre, ont adopté une attitude ouvertement favorable à la construction européenne, qu’elles aient été membre d’une organisation européenne de type unioniste ou fédéraliste.

4. Martin Greschat et Wilfried Loth, Die Christen und die Entstehung der Europäischer Gemeinschaft. Stuttgart : Kohlhammer Verlag, 1994, p. 11.

5. Ann Deighton et Gérard Bossuat, « Les élites politiques et la question de l'unité de l'Europe » in Identité et conscience européenne au XXe siècle, sous la direction de René Girault, et Gérard Bossuat, Paris : Hachette, 1994, p. 115.

6. Ibidem, p. 117. 7. Ibidem. Sur le rôle les effets de la guerre sur la conscience d’être européen, cf.

Antoine Fleury et Robert Frank, « Le rôle des guerres dans la mémoire des Européens :

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À ses débuts, le combat en faveur de la construction européenne n’a ainsi pas tant été le fait de partis politiques et de structures déjà existantes que le produit et l’initiative d’individus s’appuyant sur une certaine vision du monde qu’ils partageaient avec d’autres ; vision du monde elle-même fruit de leur expérience personnelle et de leur réflexion sur les événements qui venaient de se produire. Comment la foi chrétienne et l’expérience de la résistance au nazisme sont intervenues dans la prise de conscience européenne de certains individus, dans quelle mesure cette « combinaison » était-elle représentative d’un état d’esprit plus largement répandu dans les cercles européistes de l’époque, et enfin en quoi consistait exactement cette vision du monde au sein de laquelle s’opérait la conjonction de ces deux facteurs d’influence ? La réponse à ces questions peut être trouvée dans l’étude de l’itinéraire et les prises de position de quatre personnalités marquantes de la mouvance européiste.

1. Quatre figures-clef du mouvement européen

Lorsque l’on étudie les activités des mouvements européistes dans l’immédiat après-guerre, plusieurs noms reviennent régulièrement. Il s’agit des figures de proue des groupes de promotion de l’idée européenne : fondateurs et dirigeants, initiateurs des principales prises de position ou déclaration, etc. Parlant du rôle joué après guerre par les anciens résistants dans l’Union européenne des Fédéralistes, W. Lipgens évoque ainsi la « troïka » constituée par Frenay, Kogon et Spinelli à la tête du mouvement pendant de longues années8. Ces trois personnages ne furent pas les seuls à remplir des fonctions dirigeantes dans ce mouvement, d’autres noms peuvent être cités : ainsi Henri Brugmans élu président du comité exécutif de l’UEF en 1947, et Denis de Rougemont élu délégué général de l’UEF au congrès de La Haye en 1948.

Toutefois, à bien y prêter attention, c’est en effet presque toujours le même petit groupe d’individus qui occupe le plus souvent le devant de la scène, au moins en ce qui concerne les activités transnationales du mouvement européen et des groupements qui le composaient. À l’intérieur de ce cercle restreint, quatre personnalités retiennent l’attention à cause du rôle proéminent qu’ils ont joué sur une assez longue période dans le combat pour l’Europe, de même que pour la constance avec leur effet sur leur conscience d'être européen » in Identité et conscience européennes au XXe siècle, sous la direction de René Girault, Paris, 1994, pp. 149-156.

8. Walter Lipgens, Europa-Föderationspläne der Widerstandbewegung, 1940-1945, München, 1968, p. 26.

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laquelle leurs itinéraires se croisent et s’entrecroisent : Henri Frenay, Henri Brugmans, Denis de Rougemont et Eugen Kogon. Malgré leur individualité et la particularité de leur destin national, ils présentent tous un grand nombre de caractéristiques communes, de similitudes et de convergences. Ces points communs consistent en une vision du monde qui se base sur les mêmes valeurs morales et sur une conception de l’homme sensiblement identique. Dans les quatre cas, on retrouve en effet la même conscience de la nécessité de l’engagement personnel et du combat pour la paix, pour plus de justice sociale, pour la construction d’une Europe affranchie du totalitarisme et du nationalisme et qui soit à même de garantir le respect de ces valeurs, notamment grâce au fédéralisme.

En retraçant l’itinéraire de ces individus et en présentant leurs réflexions respectives sur ces sujets, il est possible de dégager la base idéologique qui servait de motivation à leur prise de position et à leur engagement européen. De cette manière, on obtient une illustration intéressante des liens existant entre, d’une part, les convictions chrétiennes de certains laïcs ayant participé à la construction européenne et, d’autre part, leur expérience de la résistance contre le nazisme.

Lorsque l’on évoque l’engagement pro-européen, les convictions chrétiennes et l’opposition au nazisme, plusieurs noms viennent spontanément à l’esprit : que cela soit des personnalités politiques ou de la haute fonction publique comme Alcide De Gasperi en Italie9, Paul Reuter10 ou André Philip11 en France, le comte Helmuth James von

9. Dont on sait que son engagement politique et son énergie reposaient sur un

idéalisme moral et une vision des choses eux-mêmes d’origine chrétienne. Cf. Norbert Kohlhase, Einheit in der Vielfalt - Essays zur europäischen Geschichte, Kultur und Gesellschaft, Baden Baden : Nomos Verlagsgesellschaft, 1988, p. 86 ; ainsi que le portrait que Denis de Rougemont dressa de lui (héros de la résistance antifasciste, catholique laïc et démocrate, grand européen, etc.) dans « De Gasperi l’européen », texte paru in Preuve, n°44, octobre 1954 et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., pp. 211-213.

10. Professeur de droit, membre de différents cabinets ministériels de 1944 à 1948, Paul Reuter (1911-1989) était passé pendant la guerre par l’école des cadres d’Uriage fondée par Dunoyer de Ségonzac dont-il rejoignit le bureau d’études en 1942. Jurisconsulte du Quai d’Orsay, il participe en avril 1950 à la rédaction du projet CECA en compagnie de Jean Monnet, d’Etienne Hirsch et de Pierre Uri, puis à la rédaction du projet d’armée européenne.

11. André Philip poursuivit une double carrière universitaire et politique. Député socialiste en 1940, André Philip (1902-1970) fut l’un des rares membres de son groupe à refuser de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940. Engagé très tôt dans la résistance, il participa à la création du mouvement Libération Sud, puis exerça

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Moltke12 ou le pasteur Niemöller en Allemagne13. Cependant, peu d’individus présentent la triple caractéristique en question (convictions chrétiennes affichées, engagement dans la résistance active ou opposition clairement affichée au nazisme, engagement européen) de manière aussi prononcée que ces quatre individus.

Notre étude va donc porter sur quatre européistes de la première heure, qui se sont tous distingués par leur militantisme et leur engagement. Il s’agit d’Henri Frenay, d’Henri Brugmans, de Denis de Rougemont et d’Eugen Kogon. Un Français, un Néerlandais, un Suisse et un Allemand : sans être absolument représentatives, ces personnes sont de part leurs origines nationales et leur itinéraire personnel suffisamment différentes pour que la mise en évidence de points communs et de parallèles soit significative et témoigne véritablement de l’existence d’une certaine vision du monde commune à de très nombreux européistes.

diverses fonctions à Londres et à Alger. A. Philip, qui était protestant, combina lui aussi le militantisme chrétien (il participa avant-guerre au mouvement du christianisme social) avec l’engagement européen. Élu délégué général du comité exécutif du Mouvement européen en 1949, il profita de ses fonctions de président de la commission internationale de la Fédération protestante de France pour influencer l’attitude des protestants français en faveur de l’Europe. Sur l’engagement européen d’André Philip, cf. « André Philip und das Projekt eines Sozialistischen Europas » in M. Greschat und W. Loth, Die Christen und die Entstehung der europäischen Gemeinschaft, Kohlhammer Verlag, Stuttgart u.a, 1994, p. 189 à 200.

12 .Helmuth von Moltke (1907-1945) fut le fondateur du cercle de Kreisau qui regroupait des opposants conservateurs au régime hitlérien. Il était persuadé qu’une coopération européenne serait possible à l’avenir à cause de la diffusion des idéaux supranationaux chrétiens, humanistes et socialistes. En avril 1941, il formula le projet de créer des États-Unis d’Europe et chercha à entrer en contacts avec d’autres mouvements de résistance européens. Arrêté à l’issu du putsch manqué contre Hitler en juillet 1944, il fut condamné à mort et exécuté le 23 janvier 1945. Sur le rôle joué par H. von Moltke et le cercle de Kreisau dans la pensée européenne de la résistance allemande, cf. W. Lipgens, Transnational contacts, in Documents on the History of the European integration, volume 1, op. cit., p. 660.

13. Né en 1892, Martin Niemöller devint pasteur de Berlin/Dahlem en 1931. Fondateur de la ligue Pfarrernotbund en 1933, il contribua à la naissance de la Bekennende Kirche (ou Église confessante) qui mena une activité de résistance souterraine contre le régime nazi. Interné en camps de concentration de 1937 à 1945, il occupa après guerre plusieurs fonctions dirigeantes au niveau national avant de devenir président de la World Council Church de 1961 à 1963. Martin Niemöller prit position en faveur de l’unification européenne, défendant notamment l’idée que l’Europe ne serait capable de remplir sa mission historique que si sa civilisation restait marquée par l’influence du christianisme.

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Henri Frenay (1905- 1989)

Né le 19 novembre 1905 à Lyon dans une famille catholique conservatrice, Henri Frenay, fils de militaire, se destina à une carrière militaire. Après sa sortie de l’école de Saint-Cyr, il servit comme sous-lieutenant, lieutenant puis capitaine et suivit les cours du Centre des hautes études germaniques de Strasbourg, ce qui lui permit de se faire très tôt une bonne appréciation du nazisme. Fait prisonnier en 1940, il refuse la défaite et parvient à s’évader. En 1941, il fonde le mouvement de résistance Combat et le journal du même nom, ainsi que l’Armée secrète. Dans le cadre de ses activités de chef de mouvement, il entra en contact avec des personnalités comme Emmanuel Mounier, Jean Lacroix et René Courtin14, de même que de nombreux religieux comme les RP Chaillet et Riquet, et le pasteur Roland de Pury. En novembre 1943, il devint commissaire aux prisonniers et aux déportés dans le Comité français d’Alger, puis ministre des prisonniers, déportés et réfugiés de 1944 à 1945. Abandonnant ses fonctions gouvernementales, il s’engage alors dans le mouvement fédéraliste européen de manière active jusqu’en 1956 puis exerce diverses activités dans l’industrie.

Henri Brugmans (1906-1997)

Henri (ou Hendrik) Brugmans est né à Amsterdam le 13 décembre 1906 dans une famille protestante appartenant à la fraternité Remontrante. Lors de ses études à Amsterdam et à l’université de la Sorbonne, Brugmans devient socialiste dans la tradition de Jean Jaurès : c’est-à-dire un socialisme humaniste, pacifiste et patriotique. Influencé par la lecture de Proudhon, il est acquis aux idées fédéralistes avant même de devenir européiste. En 1934, il obtient un doctorat de français et de littérature à l’université de Amsterdam. Après avoir dirigé l’institut hollandais de formation pour les ouvriers, il est élu en 1939 député du parti socialiste SDAP. De mai 1942 à avril 1944, il est incarcéré par les allemands au camp d’otages de St-Michel-Gestel. Une fois libéré, il collabore dans la clandestinité au journal socialiste-chrétien résistant « Je maintiendrai » (NB: devise de la maison d’Orange). C’est pendant la guerre qu’il se rallie à la doctrine catholique du droit naturel et de la

14.C’est ainsi que Combat fut le mouvement de résistance de la zone sud où l’influence des militants personnalistes fut la plus évidentes. Cf. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années trente : une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris : Seuil, 1969.

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subsidiarité avant de se convertir définitivement à la religion romaine catholique. En juin 1945, il est nommé secrétaire d’État à la presse et à l’information dans le gouvernement Schermerhorn. Membre de l’Europeesche Actie, il devient président de l’Union européenne des Fédéralistes en décembre 1946. Quoi qu’ayant été interné plusieurs années par les nazis, H. Brugmans se prononce, dès la conférence d’Hertenstein en 1946, en faveur de la participation de délégués allemands. Professeur de littérature française à l’université d’Utrecht, il fut recteur (et fondateur) du collège d’Europe de Bruges de 1950 à 1972.

Denis de Rougemont (1906-1985)

Né à Couvet dans le canton de Neuchâtel le 8 septembre 1906, Denis de Rougemont était issu d’une vieille famille comptant plusieurs hommes d’église, de robe et de plume. Son père était pasteur de l’Église réformée. Après des études à l’université de Neuchâtel, à Vienne et à Genève, il effectue divers voyage en Europe et en 1931 s’installe à Paris. Il participe à la fondation des revues Esprit et Ordre nouveau et constitue avec d’autres personnalités personnalistes (Emmanuel Mounier, Alexandre Marc, Arnaud Dandieu) la mouvance des non-conformistes. Lecteur à l’université de Francfort de 1935 à 1936, il perçut rapidement toute l’ampleur du phénomène national-socialiste et les dangers que celui-ci faisait courir à l’Europe. Il en tira un livre, Journal d’Allemagne, paru aux éditions Gallimard en 1938 dans lequel il dénonçait la menace nazie avec beaucoup de prescience15.

Mobilisé en Suisse en 1940, Rougemont, qui était officier de réserve, fonde avec le professeur Spoerri la ligue du Gothard qui en appelle au patriotisme de la population helvétique16. Suite à la parution d’un article dans La gazette de Lausanne dans lequel il s’indignait de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, il est condamné à 15 jours d’arrêt de rigueur par la cour martiale. Il quitte alors la Suisse pour l’Amérique.

15. Les allemands ne s’y trompèrent pas et le livre figura sur la toute première liste

des ouvrages interdits par la Propaganda Staffel après l’occupation de Paris. 16. Selon certaines sources, la ligue du Gothard aurait été considérée comme étant

« the first civil and moral resistance movement in Europe ». Cf. Walter Lipgens, Transnational contacts, in Documents on the History of the European integration, volume 1, op. cit., p. 751. Avant son départ pour les USA, il collabora également avec le théologien protestant Karl Barth en organisant des conférences sur le thème de l’indépendance.

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Après un séjour en Argentine, il s’installe à New York où il est rédacteur des émissions françaises de l’Office of War Information.

À son retour en Europe en 1946, il participe aux premières Rencontres internationales de Genève. Au congrès de Montreux en 1947, il prononce le discours inaugural, et au Congrès de La Haye en 1948, il est chargé d’écrire un Message aux Européens qui doit être présenté à la clôture des débats. En 1949, à la conférence européenne de la culture de Lausanne, Denis de Rougemont est rapporteur général, et préside en 1950 le premier Congrès pour la liberté de la culture à Berlin. Par la suite, Denis de Rougemont participe à la création de nombreuses institutions culturelles ou éducatives et continue à militer en faveur de la construction européenne au travers ses activités de conférencier, d’enseignant et de publiciste. Parallèlement au combat fédéraliste, il se fait le propagateur de l’Europe des régions et prend position en faveur de l’écologie.

Eugen Kogon (1903-1987)

Né à Munich le 2 février 1903 dans une famille catholique, Eugen Kogon fit ses études secondaires dans un internat dominicain à Vechta dans le nord de l’Allemagne, où il développa un fort sentiment religieux et le désir d’entrer dans les ordres pour devenir missionnaire. L’enseignement qu’il y reçut eut une grande influence sur le développement de son caractère et de ses idées. Du refus de toute violence, il tira les raisons du pacifisme qui l’accompagna toute sa vie durant. Détourné de la voie des ordres par les pères dominicains, il est encouragé à poursuivre des études. Il étudia alors l’économie avant de commencer une carrière de publiciste à Vienne. Il devint ainsi rédacteur à l’hebdomadaire catholique Schönere Zukunft de 1928 à 1932, puis rédacteur en chef du Neue Zeitung, journal du syndicat chrétien autrichien17.

Son engagement social et le combat qu’il mène très tôt contre l’idéologie fasciste et nationale-socialiste lui valent de figurer sur la liste des premières personnes menacées par la Gestapo après l’Anschluss. Arrêté le 12 mars 1938, il est déporté en septembre 1939 à Buchenwald où il restera jusqu’à la libération du camp en avril 1945. Pendant l’hiver 1945-1946, il participe avec Walter Dirks à la fondation des fameux

17. Schönere Zukunft était tout à la fois très conservateur par son opposition au

parlementarisme et prônait en même temps une réforme sociale de caractère anticapitaliste.

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Frankfurter Hefte, dont le but était de réconcilier le socialisme avec le christianisme. En 1946, il écrit son ouvrage de référence Der SS-Staat (L’État SS), basé en partie sur sa propre expérience concentrationnaire. Membre de l’Europa Bund puis de l’Europa Union (section allemande) qu’il présida de 1949 à 1953, il est élu membre du comité central de l’Union européenne des Fédéralistes au congrès de Montreux en août 1947, et réélu lors de l’assemblée extraordinaire de Paris en octobre 1949. En 1949, il figure également parmi les membres du secrétariat général du conseil international du Mouvement européen, où il siège également au comité exécutif. Parallèlement à ses activités de publiciste, Eugen Kogon poursuivit une carrière d’enseignant (il fut de 1951 à 1968 professeur de sciences politiques à l’université technique de Darmstadt) et d’expert auprès du parlement allemand.

2. Parallèles et points communs

Quoique venant d’horizons très divers, ces quatre personnes ont fait, on le voit, des expériences assez similaires pendant la guerre : incarcération, combat dans la clandestinité, ou émigration, tous les quatre ont clairement pris position contre le nazisme et ont fait publiquement part des raisons de leur opposition. Que cela soit dans le prolongement de leur engagement d’avant guerre, ou suite à une prise de conscience liée aux problèmes posés par le fascisme, le nazisme et le communisme18, ils développèrent également une pensée à forte orientation sociale et humaniste, dans laquelle leurs convictions religieuses, étaient loin d’être absentes. C’est en fait sur la question de l’avenir de l’Europe et dans le cadre de l’émergence des mouvements fédéralistes européens que leurs itinéraires finiront par se croiser.

18. Lorsqu’il était jeune rédacteur à Vienne, E. Kogon, par exemple, défendait une

position très conservatrice (dans la lignée de la Othmar-Spahn-Schule, cf. W. Lipgens, Die Anfänge der europäischen Einigungspolitik, 1945-1950. 1. Teil: 1945-1947, Stuttgart : Klett Kotta, 1977) et traditionnelle de l’Église, qui venait certainement de son éducation très catholique. Ainsi que le fait remarquer son fils, c’est au court de ses sept années d’emprisonnement qu’il se défit de cette vision de la religion. D’après Michael Kogon. Préface à Liebe und tu, was du willst, Berlin : Quadriga, 1996, p. 11.

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Outre leurs activités militantes au sein des organes de l’Union

européenne des fédéralistes, ces quatre figures-clef ont en commun d’avoir participé à un autre mouvement important de l’histoire politico-intellectuelle européenne de l’après-guerre : le mouvement pour la liberté de la culture. Cette participation est significative, dans le sens où elle procède des mêmes raisons que leur engagement contre le totalitarisme nazi ou que leur combat pour l’intégration européenne ; à savoir : le refus de la partition de l’Europe, de même que la lutte pour que tous les européens puissent bénéficier de la liberté de la culture (y compris ceux situés de l’autre côté du rideau de fer). Tous les quatre étaient présent au congrès fondateur pour la liberté de la culture qui se tint à Berlin en juin 195019, et ils participeront également aux activités du congrès (au moins dans les toutes premières années), notamment à travers son réseau de revues : Preuves, Der Monat, Tempo Presente.

19 .Cf. la liste des participants au congrès in Pierre Grémion, Intelligence de

l’anticommunisme, Paris : Fayard, 1995, p. 25. À côté des anciens communistes, des représentants de la résistance antifasciste et antinazie non communiste et des intellectuels émigrés des pays communistes, les fédéralistes européens représentaient une composante importante du congrès pour la liberté de la culture.

Participation de Brugmans, Kogon, Rougemont et Frenay aux principaux organes des grandes structures européistes (1946-1950) 1

– Comité central provisoire de l’UEF (Congrès d’Amsterdam, 16 avril 1947) H. Brugmans (Europeesche Actie) – Comité central de l’UEF (Congrès de Montreux, 31/8/1947) H. Brugman E. Kogon (Europeesche Actie) (Europa Bund) – Comité central de l’UEF (Assemblée extraordinaire de Paris, 31/10/1949) H. Brugmans E. Kogon D. de Rougemont H. Frenay (Europeesche Actie) (Europa Union) (Europa Union) (Cercles Socialistes et fédéralistes) – Conseil international du mouvement européen (1949) H. Brugmans E. Kogon D. de Rougemont H. Frenay (Président exécutif (Europa Union) (Directeur du bureau culturel (Pt du comité central de de l’UEF) du mouvement européen) l’UEF)

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3. La résistance comme expérience

Le terme de résistance est trop vague et souvent trop galvaudé pour que l’on puisse se passer d’un minimum de précisions à son sujet. On peut ainsi distinguer résistance et opposition, résistance active et résistance passive. En ce qui concerne la deuxième guerre mondiale, il faut également distinguer entre résistance intérieure dans les régions occupées et résistance extérieure au côté des alliés. Par résistance, nos entendons la lutte aussi bien physique qu’intellectuelle contre l’oppression nazie, et les prises de position ouvertes auxquelles cet état d’esprit a pu donner lieu. L’opposition au nazisme dépasse ainsi la seule lutte contre l’Allemagne. Elle a une dimension politique que l’on retrouve à travers sa justification.

Dans la pensée de ces personnalités, la résistance au nazisme se trouve justifiée à plusieurs titres : il s’agit tout d’abord de la prise de conscience de ce qu’est le totalitarisme, de même que de son rejet catégorique, ce rejet s’appuyant lui-même sur un certain nombre de convictions qui érigeaient la résistance en un principe moral.

Le rejet du totalitarisme

Malgré les difficultés rencontrées et la force des pulsions nationalistes, les groupes de résistance européens avaient en grande partie conscience de combattre plus le nazisme que les allemands. Aussi, comme le souligne W. Lipgens, la résistance vue comme un phénomène supranational était-elle un motif souvent évoqué par les chefs des mouvements de résistance, du fait de leur communauté d’expérience20. De fait, la situation commune qui s’imposait à la plus grande partie du continent européen prenait la forme d’une domination totalitaire implacable. Domination des masses, soumission intégrale de l’individu, règne de l’arbitraire, culte du chef, le nazisme est un totalitarisme et par là même une négation de la personne humaine. Face à cette menace, pour tous les individus attachés à la liberté de la personne et à sa dignité, la lutte ne pouvait qu’être totale et la dénonciation la plus conséquente possible.

En vérité, comme le remarquaient à l’époque certains résistants, « cette guerre est celle de deux conceptions de l’homme ; c’est sa liberté

20. Cf. Walter Lipgens, Europa-Föderationspläne der Widerstandsbewegungen,

München, 1968, p. 1.

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qui importe et non la toute puissance de l’État ». C’est pourquoi, d’après eux, « on chercherait vainement le centre de gravité de la lutte dans les corps du débarquement. Il est dans la résistance, parmi les fusillés, les déportés, les saboteurs, les terroristes, les asservis. Ce sont des peuples entiers qui se lèvent pour défendre leur héritage de liberté et de dignité »21. Ce qui motivait un si grand nombre de résistants, ce n’était alors pas tant le combat contre la domination étrangère, que le refus de l’oppression des droits de l’homme22. Celui-ci s’ancrait d’ailleurs dans une conception de l’homme profondément marquée par la pensée chrétienne.

Si l’on prend l’exemple d’Eugen Kogon, ce qu’il combattait déjà avant guerre dans le nazisme, c’était son darwinisme social qui mettait l’homme au même niveau que l’animal déterminé, alors que l’être humain est d’après lui – sous condition – caractérisé par sa possibilité de décision23. C’est ainsi qu’en contrepoint, la dénonciation de l’inhumanité à laquelle Kogon se livre dans ses écrits sur le national-socialisme, on trouve un plaidoyer en faveur de l’humanité, du moins du moment où celle-ci plonge ses racines dans le message du Christ24.

Pour les personnalités comme Eugen Kogon, les convictions religieuses étaient donc tout à la fois la raison de leur opposition au totalitarisme, en même temps qu’elles formaient une alternative en terme d’exigences sociales et morales, une correction aux abus et faiblesses de la société dans laquelle ils vivaient et qui devait trouver à se concrétiser dans le projet européen. Leurs convictions religieuses les prédisposaient donc à s’engager dans la résistance, mais elles ne peuvent nullement être considérées comme un quelconque automatisme25. Effectivement, tous les chrétiens convaincus sont loin d’avoir rejoint les rangs de la résistance à l’hitlérisme – bien au contraire –, ce qui montre que la résistance est

21. Radio Journal Libre, juin 1944. Cité par Henri Michel, Les courants de pensée de

la résistance, Paris : Presses Universitaires de France, 1962, p. 432. 22.Henri Michel, Les courants de pensée de la résistance, Ibidem. 23.Cf. Eugen Kogon, Meine Entwicklung im Glauben, op. cit., p. 50. 24. Michael Kogon au sujet de son père. Préface à Liebe und tu, was du willst, op. cit.

p. 20. 25. Dans son livre de souvenirs, Henri Brugmans décrit très bien le rapport existant

entre la résistance et la foi : dans des circonstances extrêmes comme celles qu’il a vécues durant son internement et pendant son passage dans les rangs de la résistance, il était particulièrement important de pouvoir se référer à des sources d’inspiration inattaquables. Cf. Henri Brugmans, À travers le siècle, Bruxelles, 1993, p. 373.

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Dossier : L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens… 55

avant tout une question de choix personnel, de circonstances et d’opportunités26.

La résistance comme attitude morale

Si la référence à la résistance est restée même après la guerre une constante du discours de ces quatre figures-clef du mouvement européiste, c’est qu’elle était avant tout comprise comme une attitude morale d’opposition. Pour un Denis de Rougemont, le terme de résistant ne se limitait en effet pas à la lutte contre le fascisme ou contre l’Allemagne nazie ; la résistance était un véritable état d’esprit, le refus de l’inacceptable et de la fatalité27. La résistance est donc une attitude qui permet à l’être humain de ne pas abdiquer devant les événements et de préserver sa dignité en adoptant un comportement de refus vis-à-vis de l’inacceptable.

Ce principe n’était pas un vain mot. Eugen Kogon raconte à ce sujet que ce qui lui a permis de résister aux SS lors de son incarcération à Buchenwald, c’est qu’il croyait fermement qu’il allait survivre et qu’il fallait se concentrer sur l’avenir28. En plus de cette conviction, il était porté par la certitude du caractère obligatoire et engageant des valeurs fondamentales communes à tous les hommes29. Cette haute conception de l’homme et de sa dignité, il ne s’est d’ailleurs pas contenté de la définir et de la défendre dans ses écrits, puisque selon son propre aveu, il s’est lui-même efforcé de se comporter en être humain dans toute les circonstances lorsqu’il était incarcéré au camp de Buchenwald30, c’est-à-dire dans des conditions de déshumanisation particulièrement poussées.

26. Résister, bien sûr, mais tout le monde ne peut pas tout le temps le faire ni à tout

propos, déclare Eugen Kogon au sujet de la résistance des Églises contre le national-socialisme et sous le régime communiste en RDA, en se souvenant de sa propre expérience de prisonnier dans les geôles et les camps nazis. Cité par Michael Kogon. Préface à Liebe und tu, was du willst, op. cit. p. 14.

27. « L’Europe se fera » pronostiquait D. de Rougemont, « en dépit des experts [...], parce qu’une équipe de véritables Résistants – ceux qui résistent à la fatalité – l’auront vue et marchent vers elle ». Denis de Rougemont, Le mouvement européen. Texte paru dans La revue de Paris en avril 1949 et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., p. 79.

28. Cf. Meine Entwicklung im Glauben, op. cit., p. 51. 29. « Cf. Kirche und Humanität », in Frankfurter Hefte, décembre 1961, reproduit in

Liebe und tu, was du willst, op. cit., p. 223. 30. Cf. Meine Entwicklung im Glauben, op. cit., p. 51.

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Vis-à-vis des principes totalitaires en vigueur dans l’Europe nazie, résister consistait donc à réaffirmer la primauté de la dignité humaine par rapport à des notions comme la raison d’État, la race, le peuple ou la patrie. C’est la raison pour laquelle Henri Frenay, du fond de sa clandestinité, appelait par l’intermédiaire de Combat à lancer une véritable croisade contre le nazisme : la croisade de la vérité contre le mensonge, du Bien contre le Mal, de la foi chrétienne contre le paganisme, de la liberté contre l’esclavage31. Pour nombre de résistants, le nazisme constituait de fait une menace contre l’âme même de la civilisation européenne, c’est-à-dire sa composante chrétienne32.

En ce qui concerne les composantes de l’héritage chrétien dont les européens sont porteurs, les résistants s’accordent toujours sur les mêmes. Eugen Kogon cite en particulier la croyance en la capacité de l’homme à prendre une décision, l’attachement à la tolérance et à la discussion, la conscience du devoir de solidarité qui, précise-t-il, est malgré les divergences existantes un point commun entre les chrétiens, les socialistes et toutes les personnes dont l’humanisme est fondé sur une éthique33. Parce qu’elle sont essentielles, ces valeurs doivent être défendues et préservées. Dans l’esprit de ces résistants, ce principe est aussi bien valable pour la résistance contre le totalitarisme que pour la reconstruction de la société de demain qui devra apporter de profonds changements dans l’Europe libérée.

On le voit, que le combat soit mené dans Lyon occupé, à l’intérieur d’un camp de concentration, ou sur les ondes des émissions radiophoniques alliées, une grande proximité de vue apparaît. À cause des différences d’origine politique et sociale de ses membres, les idées et les buts poursuivis par les différents groupes de résistance reflétaient le

31. Henri Frenay, in Combat, organe du Mouvement de libération française (édition

clandestine de Lyon) n°1, décembre 1941. Texte cité in W. Lipgens, Europa-Föderationspläne der Widerstandbewegung, op. cit., p. 192. La thématique chrétienne est dès le début très présente dans les discours de Frenay. Ainsi compare-t-il en 1941 le sacrifice des résistants au martyre des premiers chrétiens qui n’étaient soutenus que par leur foi. Cf. Henri Frenay in Vérités, n°12 (Lyon), 25 décembre 1941. Texte cité in W. Lipgens, Europa-Föderationspläne der Widerstandbewegung, op. cit., p. 191.

32. Sur l’importance accordée au christianisme et à l’Église dans la civilisation européenne, cf. les remarques et justifications avancées par H. Brugmans dans l’avant-propos à son ouvrage L’Europe prend le large, Thone, 1961.

33. Cf. « Die Geistige Krise Europas », texte cité in Eugen, Kogon, Europäische Visionen, Berlin : Quadriga, 1995, pp. 24 et 25. On retrouve là une des raisons qui fondent l’alliance objective prônée par les européistes comme Kogon, Brugmans et Frenay, entre les chrétiens et les autres forces partageant cette conception de l’homme.

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pluralisme de l’Europe et s’exprimait à travers des programmes d’inspiration chrétienne, socialiste ou libérale. Dans un même temps, une vue d’ensemble de ces mouvements montre qu’ils reposaient dans le fond sur les mêmes principes et que leurs principaux thèmes et objectifs étaient similaires34.

L’opposition à l’Europe d’Hitler

C’est dans ce contexte de défense d’une certaine idée de l’homme et de la liberté, et d’affirmation de la pérennité des valeurs morales, que le thème de l’Europe se développa dans les rangs de la résistance. La défense de l’Europe était en effet devenu un cheval de bataille de la propagande nazie, qui sous prétexte de lutte contre un agresseur extérieur, tentait de faire l’unanimité autour de l’hégémonie allemande sur le continent. Cette vision de l’Europe nazie était acceptée par les gouvernements des pays satellites de l’Axe et par certains collaborateurs, mais la très grande partie des populations européennes, en dehors de l’Allemagne, n’ont pas cru à cette « Europe nouvelle », à cette Europe antibolchévique et finalement à cette Europe allemande, raciste et totalitaire35.

Comme le souligne à juste titre Pierre Guillen, le fait que l’idée d’Europe soit invoquée par les résistants au national-socialisme était loin d’aller de soi, non seulement parce qu’au même moment cette même idée était déjà accaparée par la propagande nazie, mais également parce que la résistance s’appuyait très souvent sur l’exaltation des valeurs nationales contre l’agresseur étranger36. Les résistants non communistes, et parmi eux les résistants chrétiens, pouvaient toutefois lui opposer une autre idée

34. D’après Walter Lipgens, « General Introduction », in Documents on the History of the European integration, volume 1, op. cit., p. 16.

35. D’après Pierre Gerbet, La construction de l’Europe. Imprimerie nationale Éditions, Paris, 1983, p. 47. En ce qui concerne la réception de la propagande nazie sur « l’Europe nouvelle » en Allemagne, W. Lipgens signale qu’à cause de cette utilisation cynique du slogan « Europe », nombres de soldats allemands ou d’engagés volontaires dans les forces de la Wehrmacht croyaient sincèrement qu’ils combattaient pour l’Europe. Cf. W. Lipgens, « General Introduction », in Documents on the History of the European integration, volume 1, op. cit., p. 9.

36. Pierre Guillen, “Plans by Exiles from France”, in Walter Lipgens, Documents of the History of the European Integration, volume 2, op. cit., p. 279. Henri Brugmans résume fort bien la situation de l’époque : résistant et collaborateurs se trouvaient engagés dans une bataille transnationale. Une certaine vision européenne y était confrontée avec une autre, contrastante. H. Brugmans, À travers le siècle, Bruxelles : Presses interuniversitaires européennes, 1993, p. 154.

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de l’Europe fondée sur la fidélité aux valeurs chrétiennes et qui s’inscrivait en contrepoint de la conception de l’Europe paganiste nazie. Quelque peu embarrassés dans un premier temps par le fait que la notion d’Europe ait été accaparée par les nazis et leurs collaborateurs, les groupes de résistants sur le continent occupé ont rapidement combattu cette interprétation et ont fini par retourner l’argument européen contre son utilisateur premier37. L’Europe devint alors pour certains mouvements et individus la justification principale de leur lutte, la promesse d’un monde nouveau, basé sur une vision du monde bien déterminée.

4. Construire l’Europe

C’est ainsi qu’au travers de leurs publications clandestines, de nombreux mouvements ou petits groupes de résistants ont évoqué la nécessité d’une réorganisation de l’Europe, une fois l’Allemagne nazie vaincue. Isolés au départ, ces appels et réflexions feront dès 1944 l’objet d’une synthèse sous forme de déclaration commune des représentants de différents groupes de résistance réunis à Genève en juillet 194438. Le texte du projet de déclaration s’ouvrait sur la constatation que la résistance à l’oppression nazie qui unissait les peuples d’Europe dans même combat avait créé entre eux une solidarité et une communauté de buts et d’intérêts ; l’Europe ne pouvant d’après les signataires de cette déclaration se reconstruire que sur une base fédérale.

Cet avis était partagé par les résistants italiens du Movimento Federalista Europeo qui déclaraient eux aussi que grâce aux mouvements de résistance, on avait découvert la communauté de destin de l’Europe, qui veut que liberté, paix et progrès soient des biens desquels tous les

37. Cf. Walter Lipgens, « General Introduction », in Documents on the History of the

European integration, volume 1, op. cit., p. 14. Similitude qui ne concerne bien entendu que les mouvements de résistance non communistes

38. Cette déclaration, œuvre de quelques militants des mouvements de résistance de France, de Hollande, d’Italie, de Norvège, de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie et le représentant de militants antinazis en Allemagne avait pour but d’être soumise aux partis, mouvements et groupes de la résistance ayant pris conscience de la nécessité d’une union étroite des peuples européens. Le but affiché étant qu’elle devienne une prise de position claire des grands mouvements. Pour le texte et les circonstances de la déclaration, cf. L’Europe de demain, op. cit., pp. 68-75.

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peuples européens doivent conjointement jouir ou que tous doivent conjointement perdre39.

Dès que l’occupation prit fin, le terme de « résistance » perdit toute notion unitaire, puisque communistes et non communistes ne pouvaient s’entendre sur les objectifs à venir40. Toutefois la nostalgie de l’unité forgée dans les rangs de la résistance, la volonté de donner un sens au combat mené en commun, de même que le souci de préserver la paix si durement conquise, trouvèrent à s’exprimer dans un projet partagé par nombre d’anciens combattants contre le nazisme. Alors que les résistances françaises, belges, italiennes et autres n’avaient pu s’accorder sur le plan intérieur en ce qui concerne la société à établir après guerre du fait des dissensions internes, certains mouvements ou anciens dirigeants de mouvements de résistance s’assignèrent la même mission de reconstruction sur le plan international, à savoir l’instauration d’un nouvel ordre européen qui préserverait la paix.

Les plans en faveurs de l’intégration des États européens que les groupes issus de la résistance au fascisme et au nazisme avaient établis n’étaient pas neufs en soi, mais pour ces individus, ils étaient particulièrement d’actualité41. Ils découlaient, en effet, d’une prise de conscience fondée sur leur analyse du phénomène nationaliste, ainsi que du souci de reconstruire la société en fonction d’objectifs bien arrêtés.

Chez certains groupes ou individus, cette prise de conscience prit une forme particulière, celle du fédéralisme, dont on sait l’importance pour le débat qui accompagna les débuts de l’intégration européenne. De fait, l’ouverture à des solutions supranationales fut renforcée, d’une part, par le sentiment partagé par nombre de résistants que l’oppression fasciste ou nazie était la conséquence ultime du principe de souveraineté nationale sous sa forme la plus absolutiste et, d’autre part, par la redécouverte de

39. Lettre ouverte du Movimento Federalista Europeo au Comité Français pour la

Fédération Européenne, août 1944. Lettre reproduite in L’Europe de demain, op. cit., p. 79. D’autres déclarations de ce genre sont à signaler, notamment celle signé par plusieurs sociaux-démocrates allemands et européens au moment de la libération du camp de Buchenwald. Pour ce qui est des raisons expliquant l’absence de la signature d’Eugen Kogon au bas du manifeste de Buchenwald, cf. l’explication de Gottfried Erb dans sa préface à Eugen Kogon, Europäische Visionen, p. 7. Voir également le texte du manifeste du 13 avril 1945 in The ideas of the German Resistance, in Documents of the History of European Integration, volume 1, p. 449.

40. Henri Bernard, La résistance, 1940-1945, Bruxelles : La Renaissance du livre, 1969, p. 139.

41. Gottfried Erb, préface à Eugen Kogon, Europäische Visionen, Berlin, Quadriga, 1995, p. 7.

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valeurs européennes traditionnelles communes dans le combat mené contre les formes extrêmes d’étatisme et de nationalisme développées par la doctrine fasciste42.

Pourquoi l’Europe ?

À la différence des résolutions prévoyant des transformations sociales et politiques à l’échelon national après guerre, certaines proclamations se plaçaient délibérément dans une perspective globale et faisaient des plans à l’échelle de tout le continent. Une grande partie des attentes concernant le devenir de l’Europe ainsi que les principes sur lesquelles elles reposaient (et qui serviront plus tard de cheval de bataille aux fédéralistes) ont été bien exprimées par ces quatre figures de proue des groupes de promotion européistes. La réalisation d’une fédération européenne soulignait par exemple Eugen Kogon, est la seule alternative existante à la boucherie des nationalismes, des camps et des prisons du totalitarisme et des dévastations produites par la guerre43. Pour Kogon, comme pour ses amis, construire l’Europe était donc une nécessité, sous peine de voir l’histoire et ses récentes tragédies se renouveler.

La recherche de la paix et la critique des États-nations

Lorsque l’on étudie les textes consacrés à l’unification de l’Europe, il apparaît que la paix se trouve à l’origine du développement de l’idée européenne44. L’établissement de la paix à travers la recherche de solutions à l’échelle européenne a donc une certaine tradition. Dans les années de guerre et de domination nazie sur l’Europe, cette recherche prit une dimension toute particulière. La place centrale occupée par la question de la paix et de l’ordre international dans la réflexion des résistants est parfaitement résumée par cet objectif du mouvement Combat énoncé dès 1943 : « Gagner la guerre d’abord, gagner la paix

42. Wilfried Loth, Der Weg nach Europa. Geschichte der europäischen Integration

1939-1957, 3. Auflage, Göttingen, 1990, p. 18. 43. Eugen Kogon, « Die Aussichten Europas, publié » in Alfred Andersch (Hrsg.),

Europäische Avangarde, Verlag der Frankfurter Hefte, 1948. Texte reproduit in Europäische Visionen, op. cit., p. 40.

44.Cf. à ce sujet les textes des nombreux plans de paix perpétuels rassemblés par Denis de Rougemont dans son ouvrage, 28 siècles d’Europe, la conscience européenne à travers les textes.

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ensuite45 ». La conscience de l’ardente nécessité de gagner la paix après avoir gagné la guerre provenait en grande partie de l’analyse faite par certains responsables des conséquences désastreuses du traité de Versailles et de la conviction qu’aucune solution stable ne saurait être acquise sans la participation volontaire de l’Allemagne.

Ainsi, lorsque Henri Frenay rencontra Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon à Alger en juillet 1943, il leur fit part des objectifs que Combat s’était assigné : faire les États-Unis d’Europe afin d’éteindre définitivement les foyers de guerre, qui pendant des siècles ont ensanglanté le vieux continent46. Partant de cette constatation, Henri Frenay proclama sa foi en l’Europe lors du congrès du mouvement Combat tenu à Alger en mars 1944, et appela tous les membres de la résistance européenne à discuter l’appel lancé par le mouvement Combat : « Si nous sommes entendus, nous forgerons ensemble le premier maillon de la chaîne qui demain unira les peuples libres. Alors un grand espoir naîtra pour l’Europe47. »

L’objectif d’unifier l’Europe afin d’assurer la paix à ses peuples était un argument puissant qui rencontra plus tard une large audience, et devint après guerre l’un des principales raisons de poursuivre la construction de l’Europe. En effet, comme le répétait Jean Monnet, « Faire l’Europe, c’est faire la paix »48.

Mais la paix ne saurait se construire tant que l’Europe restait écartelée entre les intérêts contradictoires de ses nations et que l’idéologie nationaliste régnait sans partage sur les esprits. Tout comme on avait assisté après la première guerre mondiale chez une majorité d’européens

45.Henri Frenay, « La résistance, espoir de l’Europe », Combat (édition d’Alger), 12

décembre 1943. Texte reproduit in W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, volume 2, op. cit.

46. D’après Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973, p. 346. Signalons par ailleurs que Maurice Druon s’inspirera de ces réflexions pour écrire en 1944 son petit livre Lettres d’un Européen. Avec l’ouvrage de Romain Gary Éducation Européenne paru en 1945, cette prise de position eut une résonance non négligeable dans la presse française de la libération. Lire à ce sujet Fabrice Larat, Romain Gary, un itinéraire européen, Genève, Georg, 1999.

47. D’après Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973, p. 346. Signalons par ailleurs que Maurice Druon s’inspirera de ces réflexions pour écrire en 1944 son petit livre Lettres d’un Européen. Avec l’ouvrage de Romain Gary Éducation Européenne paru en 1945, cette prise de position eut une résonance non négligeable dans la presse française de la libération. Lire à ce sujet Fabrice Larat, Romain Gary, un itinéraire européen, Genève : Georg, 1999.

48. Jean Monnet, Les États-Unis d’Europe ont commencé, Paris : Robert Laffont, 1955, p. 137.

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à un rejet de la guerre, les souffrances accumulées sur tout le continent européen lors de la deuxième guerre mondiale favorisèrent l’apparition d’un refus du système des États tel qu’il avait fonctionné jusqu’alors49. Le nationalisme fait alors l’objet d’une dénonciation vigoureuse de la part d’anciens résistants qui pourtant avaient lutté pour la liberté de leur pays, en établissant cependant une distinction très nette entre patriotisme et nationalisme50. Pour Eugen Kogon, la crise spirituelle que traversait l’Europe en ce milieu du XXe siècle devait être imputée à ce qu’il nommait « les deux ersatz de religions universelles que sont le nationalisme et le totalitarisme51. » Tous deux sont condamnables, notamment parce qu’ils occasionnent un effacement de l’individu derrière une idéologie destructrice52. On remarque que c’est parce qu’ils avaient eu à subir les effets destructeurs du nationalisme intégral et qu’ils avaient prit conscience des dangers que celui-ci faisait courir aux valeurs qu’ils entendaient défendre que ces anciens résistants se sont engagés dans le combat fédéraliste qui visait à réduire la toute puissance des États-nations.

En ce qui concerne la voie à suivre dans la construction européenne, les opinions au sein des mouvements européens étaient souvent divergentes. Unionistes, adeptes de la démarche fonctionnaliste et fédéralistes se sont opposés avec vigueur. Par ailleurs, dans chaque pays dominaient des intérêts particuliers et des priorités différentes. Mais, comme le remarquent Wilfried Loth et Martin Greschat, la communauté des intérêts devenait visible lorsque la contemplation de la prédominance des intérêts nationaux à cette époque rendait le souvenir des traditions

49. Walter Lipgens, Die Anfänge der europäischen Einigungspolitik, 1945-1950, 1,

Teil, 1977, p. 60. 50. Distinction parfaitement mise en évidence par Romain Gary en 1944 dans son

roman consacré aux combats de la résistance polonaise, et pour lequel : « Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme, c’est la haine des autres. » Romain Gary, Éducation européenne, 1945, p. 246.

51. Eugen Kogon, Die Geistige Krise Europas, texte inédit de la conférence prononcée par Eugen Kogon à la Table ronde européenne qui se tint à Rome du 13 au 16 octobre 1953 et reproduit in Europäische Visionen. Notons que Denis de Rougemont qui présidait les débats rendit compte de ces propos dans un article paru dans Preuves en octobre 1953. Cf. Oeuvres complètes de Denis de Rougemont, op.cit, volume 1, p. 186.

52. En janvier 1946 dans une conférence tenue dans le cadre du Sozial-Republikanischen-Arbeitskreis sur le problème national, Eugen Kogon relève que le principal problème du nationalisme est qu’il se résume désormais à un dogme derrière lequel on ne trouve plus aucune conscience de valeurs. Cité in Walter Lipgens, Die Anfänge der Europäischen Einigungspolitik, op. cit., p. 600.

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communes plus vivace53. Il en va de même du souvenir des souffrances communes subies sous la botte nazie et du combat mené côte à côte par les différents groupes de résistance. En ce sens l’expérience de la résistance au nazisme s’est avérée primordiale, puisque, comme le remarquait à posteriori Denis de Rougemont, « c’est en effet dans les mouvements de résistance de tous nos pays envahis que s’est nouée l’idée d’une fédération libre, mettant fin tout d’abord aux aventures des États nations déchaînés54. »

Union des résistants et union de l’Europe : la nostalgie de l’unité

En plus de la dénonciation du nationalisme et de la recherche de la paix, une autre motivation également issue de l’expérience gagnée dans les rangs de la résistance caractérisait l’engagement de ces figures de proue du mouvement européiste. Il s’agit de la recherche de l’unité : tout d’abord l’unité des forces de bonne volonté, telle qu’elle avait pu se manifester dans le combat contre le nazisme, et ensuite la conviction que l’Europe est caractérisée par une communauté de destin et de civilisation qu’il faut protéger contre les menaces d’autodestruction.

Le combat contre la nazisme, la conviction de mener une lutte juste, tout comme le sentiment de fraternité au-delà des frontières né de cette expérience commune55, tout cela avait suscité chez ces personnes une grande espérance pour l’avenir56. Ils partageaient la conviction que de la résistance naîtra une nouvelle communauté, que « la résistance

53. Martin Greschat et Wilfried Loth, Die Christen und die Entstehung der

Europäischer Gemeinschaft, op. cit., p. 7. 54. Denis de Rougemont, Sur le pouvoir des intellectuels. Texte paru dans Preuves,

n°77, juillet 1957, et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., p. 304. 55. Ce sentiment de communauté est bien exprimé par Henri Frenay lorsqu’il évoque

ces centaines de millier de combattants clandestins qui menaient par les armes ou la ruse le combat de l’esprit. Oubliant ce qui a pu les diviser, ils luttaient tous contre une forme de civilisation, pour une autre civilisation, pour une même forme de vie. À leurs côtés, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, qui ne participaient pas directement au combat, étaient soutenus par une même espérance et communiaient avec eux dans la même foi. Henri Frenay, La résistance, espoir de l’Europe, op. cit.

56. Quand E. Kogon fut libéré du camp de concentration de Buchenwald, il partageait la croyance de nombre de ses anciens codétenus que le nazisme étant définitivement vaincu, il serait possible d’instaurer une autre société.

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européenne sera le ciment des unions de demain », que « les hommes de la résistance européenne seront les bâtisseurs de l’Europe nouvelle57 ».

Cette nostalgie de la communauté de vision pour l’avenir, forgée lors des combats communs entre individus d’origines différentes, ne sera par ailleurs pas sans conséquences sur le caractère rassembleur et ouvert des mouvements fédéralistes européens. Certains de ses leaders et non des moindres étaient marqués par des convictions religieuses et politiques bien déterminées, mais cela n’empêchait pas qu’ils souhaitaient accueillir des personnes d’horizon très divers58. Pour un Henri Brugmans, le mouvement européen des fédéralistes avait ainsi une vocation véritablement non partisane, puisqu’il rassemblait des individus originaires de tous les pays et qui jusqu’alors ou bien n’étaient pas organisés politiquement ou bien appartenaient à des camps différents. Et de citer toutes les raisons qui font que chaque individu peut trouver dans le mouvement des réponses aux questions qu’il se posait, qu’il soit pacifiste, socialiste, syndicaliste, entrepreneur, favorable à l’économie planifiée ou qu’il soit tout simplement « homme de bonne volonté » attiré par l’idéal de réconciliation, de fraternité et de coopération qui caractérisait le mouvement59.

Comme au temps de la résistance, il était important de fédérer toutes les forces pouvant participer au combat, l’union étant rendue nécessaire par la crise sévère que l’Europe d’après les fédéralistes connaissait alors, à la fois sur le plan politique et sur le plan spirituel. L’union organique et politique de l’Europe était pour cette raison d’après Kogon la condition pour la possible régénération de la dynamique du continent européen60.

57. Henri Frenay, « La résistance, espoir de l’Europe », Combat (édition d’Alger), 12

décembre 1943. Texte reproduit in W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, volume 2, op. cit., document microfiche n° 114.

58. Dans son discours de préparation pour le congrès de La Haye, Brugmans exprima le vœu que parmi les huit catégories de base qui devaient être représentées au congrès, un groupe représente « les forces spirituelles et religieuses ». Cf. Henri Brugmans, « Estate general, discours du 24 septembre 1947 », reproduit in W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, volume 4, op. cit., document microfiche n° 14.

59. Henri Brugmans, « Chaos of orde? Europa’s eigen taak, » in W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, volume 2, op. cit., p. 533.

60. Cf. Die Geistige Krise Europas, op. cit., pp. 25 et 26. Un bon exemple de l’attachement au thème de l’unité se trouve dans La lettre aux Anglais écrite par Bernanos de Rio de Janeiro en septembre 1941, dans laquelle il dit que l’Europe doit être régénérée par la répudiation du nationalisme et le retour à la vielle tradition de l’unité. Cf. Walter Lipgens volume 2, p. 285. Écrivain catholique s’il en est (Le journal d’un curé de campagne, Au soleil de Satan, Les grands cimetières sous la lune, etc.), Georges Bernanos s’exila en 1940 au Brésil d’où il écrivit nombres d’articles et de prises de

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Dossier : L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens… 65

La référence à l’unité culturelle de l’Europe était quant à elle assez répandue chez les promoteurs de l’idée européenne, combien même la réalité historique de cette unité est sujette à question. Par contre, la référence à la communauté des valeurs défendues par la résistance et à l’unité d’objectif ainsi créée reposait, elle, sur une réalité beaucoup plus tangible, et en tout cas plus directement mobilisatrice. Son invocation peut alors être comprise comme la définition d’un programme, mais aussi comme la revendication d’une filiation. Ce qu’exprime Denis de Rougemont en parlant des fédéralistes et en se souvenant en 1948 de la résistance au nazisme : « C’est donc une notion de l’homme et de la liberté qui est en définitive notre vrai bien commun. C’est en elle que nous possédons notre unité profonde. Et c’est en la définissant d’une manière actuelle et concrète que nous définirons valablement les bases et les structures de la Fédération qui a pour but de la sauver61. »

5. Quelle Europe ?

Comme dans les proclamations issues des mouvements de la résistance, les prises de position en faveur de l’Europe faites après guerre par les intellectuels figures de proue des mouvements européistes relevaient d’une démarche conditionnée par leur vision du monde. L’Europe qu’ils appelaient de leurs vœux était le résultat d’une réflexion marquée par deux orientations majeures : l’option du fédéralisme comme solution aux problèmes existants, et l’attachement à un courant philosophique issus des années trente : le personnalisme.

La solution fédéraliste

Le fédéralisme, en tant que doctrine, a plusieurs sources. Contrairement aux États-Unis d’Amérique, le fédéralisme en Europe n’a jamais connu d’engouement de masse. S’il existe une tradition fédéraliste dans certains pays européens comme la Suisse, les conceptions fédéralistes n’ont jamais trouvé un grand écho dans le reste de l’Europe. L’après guerre et la discussion sur la réorganisation de l’Europe virent en revanche l’éclosion dans de nombreux pays de groupuscules, puis de véritables mouvements, réclamant l’adoption d’une solution fédérale pour position publiés dans la presse de la France Libre, devenant ainsi l’un des grands animateurs spirituels de la résistance.

61. Denis de Rougemont, L’aventure du XXe siècle. Texte reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, p. 47.

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l’Europe62. Mis à part dans le cas de personnalités comme Alexandre Marc, ou d’Henri Brugmans qui, suite à la lecture de Proudhon, étaient déjà fédéralistes avant que d’être européistes, la plupart de ceux qui joueront un rôle déterminant dans les mouvements fédéralistes européens étaient venus au fédéralisme par réaction à la menace que le nationalisme laissait d’après eux planer sur le sort de l’Europe. L’expérience de la guerre peut-être tenue en ce sens pour déterminante, puisqu’il s’agissait de limiter la puissance des États, afin d’éviter la répétition de catastrophes comme l’Europe en avait fait l’expérience par deux fois en moins de 30 ans.

Pour justifier la solution fédérale, Eugen Kogon rappelait ainsi que l’organisation de l’Europe sous la forme d’États nationaux était somme toute très récente63. À ses yeux, il ne s’agissait pas d’abolir les nations, les peuples européens rassemblés sous le nom de nations continueront bien entendu à exister, à condition que la guerre totale ne les détruisent totalement comme les possibilités techniques actuelles (NB : la bombe atomique) le permettent64. En d’autres mots, pour préserver les nations et assurer la paix plus que jamais menacée, il était pour ces personnes urgent d’établir une structure supranationale seule à même de régler efficacement les conflits qui menaçait la stabilité et le devenir du continent.

Le personnalisme comme référence

Malgré les avantages qu’il apportait, le fédéralisme n’était pas une fin en soit. Dans l’optique de ses promoteurs issus de la résistance et du combat contre le nationalisme, il était perçu comme le meilleurs moyen de défendre certaines valeurs et principes auxquels ils tenaient, et au premier rang desquels figurait l’attention accordée à la personne humaine comme référence suprême. Le lien était clair : par le fédéralisme, un intellectuel comme Henri Brugmans ne cherchait rien d’autre que

62. Cette éclosion était très circonstanciée. Ainsi, d’après Loth : « The federalist

tendencies in french public opinion and government policy did not become effective until later in 1947. » La progression des thèses fédéralistes était liée en France à la guerre froide et à la mise en place du plan Marshall. D’après Wilfried Loth, « French political Parties and Pressure groups », in Documents on the History of the European Integration, volume 2, p. 21.

63. Eugen Kogon, Europa und die Nationalstaaten, conférence prononcée à la radio de Stuttgart le 7 avril 1953. Texte reproduit in Europäische Visionen, op. cit., p. 43.

64. Eugen Kogon, Europa und die Nationalstaaten, op. cit., p. 47.

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promouvoir l’épanouissement de la personne humaine65. La conception du fédéralisme d’Henri Brugmans devait en effet beaucoup à la philosophie personnaliste, à tel point qu’il concevait le fédéralisme comme une politique de la personne66.

Sans que les références soient aussi explicites ou la filiation aussi ouvertement reconnue que dans le cas de Brugmans67, et bien entendu de Denis de Rougemont, c’est bien la même conception de la personne qui rassemblait et motivait Kogon et Frenay, tout comme bien d’autres européistes68. C’est elle que l’on retrouve au cœur de leur résistance au national-socialisme, c’est sur elle également que se base leur engagement en faveur de l’unification européenne : « Tout comme, nous avons combattu contre la domination allemande » déclarait Brugmans, « nous [les européens] nous unissons aujourd’hui contre tout ce qui pourrait nous réduire à un état de dépendance et de servitude69. »

Par son histoire, celle de ses initiateurs, de même que les sources auxquelles il puise, le personnaliste peut être considéré comme une doctrine chrétienne70. Elle repose en partie sur la conscience que l’Europe est avant tout un héritage, l’héritage combiné des civilisations grecque,

65. Henri Brugmans, Les fondements du fédéralisme européen. Discours prononcé le

27 août 1947, et reproduit in W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, volume 4, op. cit., document microfiche n° 10.

66. Cf. Paul Noack, « Der Einfluss der Intellektuelle in der Frühphase der europäischen Bewegung », in Raymond Poidevin Histoire des débuts de la construction européenne, 1996, p. 227.

67. Cette influence se retrouve dans les références de Brugmans, par exemple lorsqu’il évoque en 1948 au cours du congrès de La Haye « e non conformisme » européen, allusion directe à la pensée du petit groupe réuni dans les années 30 autour d’Ordre nouveau et d’Esprit. Cf. le compte rendu que donne Denis de Rougemont de ce discours in Le congrès de La Haye ou la voix de l’Europe. Texte reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier. p. 55.

68. Parmi les références philosophiques et théologiques qui nourrissaient la pensée de ces individus, celle de Teilhard de Chardin est avérée au moins dans le cas d’Eugen Kogon.

69. Henri Brugmans, Chaos of orde? Europa’s eigen taak, op. cit. Sur la découverte des positions personnalistes par certains mouvements de résistance européens, cf. également le texte de Denis de Rougemont, Politique de la personne,1946.

70.Lorsque Denis de Rougemont reconnaissait que le fédéralisme a de fortes attaches religieuses, il ne se référait pas seulement à la généalogie idéologique du fédéralisme, mais il soulignait aussi l’apport de la pensée personnaliste au fédéralisme tel qu’il était vécu par nombre d’européistes. Cf. Denis de Rougemont, Le congrès de la Haye ou la voix de l’Europe, op. cit., p. 55.

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romaine et judéo-chrétienne71. Et de la civilisation judéo-chrétienne vient justement la conception de la personne. Un Denis de Rougemont rappelait pour cette raison à loisir, que la plupart des valeurs et idéaux des européens dérivent de la notion de l’homme introduite par le christianisme72. À l’origine de cette défense de la personne et de la dignité humaine, on trouve le caractère sacré attribué à la vie73. Par homme, Denis de Rougemont et ses semblables entendaient la personne, l’homme à la fois libre et responsable74. Cette conception de la personne impliquait de fait un refus de l’individualisme et du collectivisme75. D’autre part, elle constituait une véritable règle d’action personnelle, tant cette attitude par rapport au monde commandait l’attitude personnelle et des choix politiques et sociaux qui soient compatibles avec elle76.

Les raisons d’un engagement

Lorsque Brugmans évoque « la tragédie de la résistance après guerre », cette tragédie concernait en fait toute la passion que les intellectuels ont nourri pour l’Europe d’une manière générale : « Une

71. Ce que Rougemont exprima dans son adresse aux députés européens siégeant à Strasbourg au tout nouveau conseil de l’Europe, en disant qu’ils sont les députés d’Athènes, de Rome et de Jérusalem. Cf. Denis de Rougemont, Lettres aux députés européens. Texte reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., p. 103.

72. Pour ce qui est des conséquences sociales de cette conception chrétienne de l’homme, Rougemont donnait en exemple l’idée d’amour du prochain, idée antiraciste par excellence et opposée à tout système de caste. Cf. Denis de Rougemont, Sur la prétendue décadence de l’Occident. Texte paru dans Preuves n°86, avril 1958, et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., p. 331.

73. Denis de Rougemont, L’aventure du XXe siècle, op. cit. 74. Soulignant les origines chrétiennes de la civilisation européenne, D. de

Rougemont disait d’ailleurs que pour les européens, la culture véritable naît d’une prise de conscience de la vie. Cf. Denis de Rougemont, Le sens de nos vie, ou l’Europe. Texte paru dans Preuves n°16, juin 1952 et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., p. 47.

75. D’où le double rejet du capitalisme américain et du socialisme soviétique que l’on retrouve souvent chez ces auteurs.

76. Bien entendu, cette conception n’était pas monolithique et elle se manifestait chez ses partisans de manière parfois différente, ou avec une intensité qui variait selon les individus. Toutefois elle constituait une ligne directrice qui marquait profondément leur engagement européen, comme elle servait également de justification morale à d’autres propagateurs de l’unification européenne. En témoigne ces remarques d’un Jean Monnet pour lequel « L’Europe n’est plus en harmonie avec le monde, or une condition essentielle au développement de l’individu, c’est l’harmonie avec le milieu auquel il appartient ». Ou encore « Le plus grand danger que l’Europe court, c’est la détérioration de l’individu [...] ». Jean Monnet, Les États-Unis d’Europe ont commencé, 1955, p. 29.

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partie de ses membres se montra inapte à l’action politique, aussitôt que les conditions redevenaient “normales”. Une autre partie rendit des services pratiques considérables dans la reconstruction matérielle et morale des différents pays, mais ce faisant, se trouvait neutralisée dans l’œuvre de rénovation et d’intégration dont on avait rêvée77. » Malgré les nombreuses prises de positions en faveurs de l’Europe dans les rangs de la résistance, peu nombreux furent en vérité ceux à mener véritablement ce combat pour l’Europe, une fois la libération intervenue.

Si certains s’engagèrent pourtant à l’écart des partis, à l’instar des quatre exemples présentés ici, et en menant leur combat pour la promotion de la construction européenne sur le terrain des idées, c’est parce qu’ils obéissaient à des convictions personnelles bien ancrées et qu’ils étaient mus par un certain sens de la responsabilité que l’on peut, là aussi, rattacher à leur idéal de la personne humaine. La personne, notion d’origine chrétienne telle qu’elle a été acceptée et reprise par l’humanisme était en effet à leurs yeux celle de l’homme doublement responsable envers sa vocation et envers sa cité, à la fois autonome et solidaire, à la fois libre et engagé78.

Aussi, dans la perspective d’un Denis de Rougemont, l’homme a t-il des devoirs par rapport à la cité. Il doit s’engager, participer à la recherche et à la construction d’une société meilleure. Après guerre comme pendant la guerre, la pensée de Denis de Rougemont et de ses semblables était, nous l’avons montré, marquée par son opposition au totalitarisme. Contre le totalitarisme qui régnait d’après Rougemont sur un tiers de l’humanité et qui agissait sur les deux autres tiers, il fallait résister et porter le combat sur le terrain des valeurs, et par conséquent s’engager. C’est dans cette perspective que Rougemont concevait en ce qui le concerne la tâche de la Fondation européenne de la culture qu’il avait fondée et dirigée79.

Avec la revue Frankfurter Hefte, Eugen Kogon suivait une voie similaire, puisqu’il avait selon ses propres mots la volonté de faire de la politique avec la morale. Pour lui, les Frankfurter Hefte, ce n’était pas une revue catholique, mais une revue faite par des catholiques qui se

77. Henri Brugmans, L’idée européenne, p. 83. Cité par P. Noack in Der Einfluss der

Intellektuelle in der Frühphase der europäischen Bewegung, op. cit., p. 232. 78. Denis de Rougemont, L’aventure du XXe siècle, op. cit., pp. 48 et 49. 79. Cf. l’allocution prononcée à Paris par Denis de Rougemont le 14 novembre 1953

et reproduite in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., pp. 193-196. Parmi les signataires de l’acte instituant la fondation le 16 décembre 1954, on relève les noms de Robert Schuman, de Denis de Rougemont et d’Henri Brugmans.

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voulaient avant tout des hommes engagés dans la politique sur la base de leurs convictions chrétiennes, avec une grande attention accordée à la dimension culturelle et sociale80. Avec son combat au côté de ses amis de l’Union européenne des fédéralistes de 1945 à 1955, Henri Frenay, quant à lui, avait la conviction d’avoir contribué à donner à l’idée européenne un vigoureux élan, une large audience, « peut-être même un supplément d’âme81 ». Enfin, par son engagement, H. Brugmans, lui aussi, ne cherchait pas autre chose que de concilier responsabilité politique et morale, et ce dans une époque riche en conflits82.

Comment alors peut-on expliquer cette similitude dans l’engagement et dans les motivations que ces personnalités lui donnaient ? En grande partie parce que ces personnes agissaient en fonction des mêmes convictions profondes, tirées d’une expérience passée commune. C’est par conséquent leur attachement à leurs convictions religieuses et morales, ainsi que la convergence de leurs cheminements personnels vis-à-vis des principaux problèmes de leur époque qui déterminent cette approche « spirituelle » de l’Europe si caractéristique de ce petit groupe d’européistes.

Conclusion

La mise en parallèle de ces quatre itinéraires est riche en enseignements. Véritable fil directeur, une certaine vision du monde peut être distinguée au travers de ces engagements individuels, dans la résistance tout d’abord, puis dans le combat européiste. Les constatations faites ce sujet ne sont pas sans soulever plusieurs interrogations : comment se fait-il que, si influence chrétienne dans les prises de positions de ces individus il y a, ces références religieuses soient aussi diluées, aussi indirectes ? D’autre part, en quoi ces quatre itinéraires nous éclairent-ils sur la signification du mouvement fédéraliste et de sa composante religieuse pour la construction de l’Europe ? Et enfin, quelle signification cette conjonction d’engagements peut-elle avoir dans l’histoire de l’idée européenne ?

En réponse à la première question, on peut avancer le fait que ce militantisme dans les rangs de la résistance, puis des mouvements européistes, se faisait à côté de personnes non chrétiennes ou d’athées,

80. Eugen Kogon, Meine Entwicklung im Glauben, op. cit., p. 52. 81. Henry Frenay, La nuit finira, p. 571. 82. Henri Brugmans cité par Norbert Kohlhase, Henri Brugmans: ein Pionier der

europäischen Bildungspolitik, op. cit., p. 105.

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puisque d’autres courants de pensée y étaient représentés : comme les socialistes, pacifistes ou syndicalistes. Comme dans les camps ou à l’intérieur des mouvements clandestins, l’idéal de l’union était difficilement compatible avec le prosélytisme. Le facteur religieux présent dans l’engagement de ces individus se déclinait alors uniquement par l’affirmation de valeurs générales.

En ce qui concerne la singularité de ces itinéraires par rapport à l’histoire du fédéralisme et des mouvements européistes, on peut aborder cet aspect au travers d’une autre question posée par certains chercheurs. Comment expliquer, ainsi que le remarque P. Noack, que malgré le grand intérêt manifesté en Allemagne pour l’Europe depuis le début des années cinquante, ce ne soient pas les Allemands mais les Français qui dominaient le mouvement européiste, alors même qu’en France la question européenne était considérée de manière de plus en plus septique83. Si on considère l’action respective des quatre figures étudiées, rien ne permet de distinguer une quelconque différence d’engagement qui se traduirait en terme de leadership sur le plan européen. Pourtant, un élément peut être pris en ligne de compte pour expliquer ce phénomène, à savoir la combinaison résistance-personnalisme-fédéralisme, qui n’était nulle part ailleurs qu’en France aussi fortement représentée. Tout d’abord parce que la France fut le lieu de naissance du mouvement personnaliste. Malgré l’influence qu’il put avoir sur d’autres intellectuels européens, en tant que mouvement, il resta principalement cantonné à l’hexagone. D’autre part, à cause de la situation politique française très polarisée, qui présentait la double caractéristique de connaître un fort mouvement communiste (exerçant une grande force d’attraction sur les intellectuels), de même qu’un vaste mouvement réuni autour de la figure du général de Gaulle, tous les deux essayant d’accaparer la légitimité issue de la résistance.

Face à cette situation, les fédéralistes français devaient combattre pour ainsi dire sur deux fronts : celui de la lutte contre le totalitarisme communiste (sans pour autant tomber dans l’anticommunisme politique de la droite) et celui de la conception jacobine et nationalo-centrée des gaullistes. La nécessité d’affirmer leur originalité était ainsi très grande. Par ailleurs, leur combativité se trouvait renforcée par la grande cohérence de pensée qui existait entre les trois éléments de leur vision du monde : le projet européen et l’esprit de résistance puisant leurs racines

83. Paul Noack, Der Einfluss der Intellektuellen in der Frühphase der europäischen

Bewegung, op. cit., p. 235.

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dans une certaine conception de l’homme et de la société à forte connotation chrétienne-sociale.

Plus que de la domination des français dans le mouvement fédéraliste, il faudrait alors parler du rôle majeur joué par cette triple combinaison de références – au moins pendant un certain temps. Ceci dit, Brugmans, Frenay, Kogon et Rougemont ne représentaient qu’un courant parmi d’autres au sein des mouvements européistes. En outre, la dimension religieuse présente chez certains leaders était en même temps absente chez certains de leurs amis qui défendaient pourtant des positions similaires. Forcément restreint du fait du petit nombre de personnes concernées, et donc limité du point de vue de la représentativité, ce phénomène est en revanche plus pertinent pour ce qui est de l’analyse du rôle joué par le mouvement fédéraliste à cause de la renommée dont jouissait les personnalités évoquées.

La troisième interrogation posée découle en fait de la précédente et porte sur l’influence de cet ensemble de caractéristiques mises en évidence chez ces quatre personnalités. Dans quelle mesure l’action et la pensée de ces figures de proue du mouvement européistes trouvaient un écho dans la population ? La réponse est difficile, tant il est en effet pratiquement impossible de mesurer de manière quantitative l’influence exercée par ceux que Paul Noack appelle « les combattants solitaires » de l’Europe84.

À l’image de la stratégie énoncée par le Movimento Federalista Europeo, les mouvements fédéralistes n’avaient pas pour vocation de remplacer les partis traditionnels ni de constituer un parti européen (tant qu’il n’y aura pas d’État fédéral et par conséquent par de lutte démocratique fédérale, remarquaient-ils, il n’y aura pas de parti fédéraliste), mais de constituer une ligue qui fournisse à tout parti d’inspiration démocratique et progressiste un programme de politique international85. En ce qui concerne les orientations prises par le processus de construction européenne, il ne peut s’agir alors que d’une influence indirecte.

Ce n’est en effet qu’en tant que groupe de promotion que des individus comme Frenay, Brugmans, Rougemont ou Kogon pouvaient exercer une certaine influence, notamment par les contacts qu’ils entretenaient avec les partis politiques de leurs pays d’origine ou avec

84. Paul Noack, Der Einfluss der Intellektuellen in der Frühphase der Europäischen Bewegung, op. cit., pp. 225-240.

85. Lettre ouverte du MFE au CFFE, texte reproduit in L’Europe de demain, op. cit., p. 81.

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d’autres mouvements et réseaux issus de la résistance, par leurs activités de publiciste ou d’homme de lettres, et également par leurs très nombreuses participations à des rencontres, conférences et autres tables rondes. Leur mobilité, les très nombreux contacts internationaux dont chacun d’entre eux disposaient leur permettaient de jouer le rôle de véritables passerelles entre les différents pays et mouvements, et ainsi d’y représenter l’esprit commun qui les animait. Cette influence était toutefois limitée, de part sa nature même, qui la rendait dépendante des circonstances. L’influence exercée par les intellectuels au sein du mouvement européen fut de fait forte à l’origine mais déclina rapidement au fil du temps86. La contribution de ces personnalités à la construction européenne consista donc plus à peser sur le débat de l’époque qu’à déterminer les orientations politiques et les prises de décisions.

Quoi qu’il en soit, la mise en perspective de ces quatre itinéraires personnels, si différents à l’origine et toutefois si semblables par maints aspects est instructive à plus d’un titre. Tout d’abord, en ce qui concerne l’analyse de l’action et des idées directrices des groupes de promotion fédéralistes impliqués dans le processus d’unification européenne, elle permet de mettre l’accent sur l’existence de ressemblances significatives. Il devient ainsi possible d’expliquer l’orientation donnée à certaines décisions ou initiatives lancées par ces mouvements. L’influence tangible des thèmes personnalistes dans la commission des affaires culturelles du congrès de La Haye prend de cette manière toute sa signification.

D’autre part, elle met en évidence l’existence d’un courant d’inspiration chrétienne spécifique au sein de la mouvance européiste. Nous savons déjà que dans la période de l’après guerre, il n’y avait pas de vision chrétienne unifiée pour l’Europe87. Toutefois, ainsi que le montre l’exemple de ces quatre individus, une communauté de pensée particulière peut être distinguée au sein de l’attitude générale des laïcs chrétiens vis-à-vis de la construction européenne. Le facteur religieux dans la construction européenne ne s’est donc pas limité au rôle joué par la démocratie chrétienne en tant que famille politique à laquelle peuvent être rattachés certains européistes les plus connus. À côté de ce mouvement bien étudié, une autre tradition d’inspiration chrétienne88 se

86. Paul Noack, Der Einfluss der Intellektuellen in der Frühphase der europäischen

Bewegung, op. cit., p. 240. 87. Martin Greschat et Wilfried Loth, Die Christen und die Entstehung der

Europäischer Gemeinschaft, op. cit., p. 11. 88. Notons à ce sujet, qu’il s’y rattachait aussi bien des catholiques que des

protestants, donc une dimension véritablement chrétienne.

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trouvait également représentée, orientée plus à gauche politiquement parlant, rejetant tout « néo-cléricalisme89 » mais influencée par le personnalisme, et surtout réellement transnationale comme le montre les origines diverses de ses représentants. Caractérisé par le souci de choix éthiques de même que la conviction que les chrétiens avaient une responsabilité particulière vis-à-vis du chantier de l’Europe, ce courant de pensée fut loin d’être insignifiant. L’influence en pointillé – pour reprendre une expression utilisée par J. L. Loubet del Bayle au sujet des non-conformistes des années 30 – qu’il a pu exercer sur la dynamique de l’intégration européenne et sur ses acteurs reste certes à mesurer exactement, mais la filiation intellectuelle reconnue aujourd’hui par une figure européenne de premier plan comme Jacques Delors montre bien que ce courant de pensée ne s’est pas entièrement éteint avec la disparition de la scène publique de ses représentants90.

Fabrice Larat.

89. Cf. Henri Brugmans, Présence des chrétiens sur le chantier européens, Bruxelles,

1974. p. 10. 90. Cf. la préface de Jacques Delors à la réédition du livre de Denis de Rougemont, 28

siècles d’Europe, ainsi que son livre d’entretien avec Dominique Wolton, L’unité d’un homme, Paris, 1994.