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1 Lieu du secret : écrire entre la musique et le silence Midori OGAWA Elle marche, écrit Peter Morgan. Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. (VC, p. 9) Ces pas de la mendiante dans Le Vice-consul 1 rappellent ceux d’Anne Desbaresdes, héroïne du récit qui a pour son titre Moderato Cantabile, une annotation musicale voulant dire « modéré et chantant » 2 . Ici, les pas et la cadence vont ensemble. Mais où ? Au bord de la folie et même au-delà. A la fois partout et nulle part. L’errance est sans destination, comme l’est la musique à moitié perdue et dont on ne se rappelle que les refrains qui reviennent toujours. Le pas et la cadence sont sans doute aussi ce qui reste de la raison chez ces héroïnes : ces pas réguliers sur le sol et dans la partition, comme 1 Marguerite Duras, Le Vice-consul (abrégé. VC), 2005 (1966), Gallimard, coll. « L’Imaginaire ». 2 Marguerite Duras, Moderato Cantabile (abrégé. MC), 1987 (1958), Les Éditions de Minuit, coll. « double ».

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    Lieu du secret : crire entre la musique et le silence

    Midori OGAWA

    Elle marche, crit Peter Morgan. Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais

    pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut tre sans

    arrire-pense, se disposer ne plus reconnatre rien de ce quon connat, diriger ses pas

    vers le point de lhorizon le plus hostile, sorte de vaste tendue de marcages que mille

    talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. (VC, p. 9)

    Ces pas de la mendiante dans Le Vice-consul1rappellent ceux dAnne Desbaresdes,

    hrone du rcit qui a pour son titre Moderato Cantabile, une annotation musicale

    voulant dire modr et chantant 2. Ici, les pas et la cadence vont ensemble. Mais o ?

    Au bord de la folie et mme au-del. A la fois partout et nulle part. Lerrance est sans

    destination, comme lest la musique moiti perdue et dont on ne se rappelle que les

    refrains qui reviennent toujours. Le pas et la cadence sont sans doute aussi ce qui reste

    de la raison chez ces hrones : ces pas rguliers sur le sol et dans la partition, comme

    1 Marguerite Duras, Le Vice-consul (abrg. VC), 2005 (1966), Gallimard, coll. LImaginaire . 2 Marguerite Duras, Moderato Cantabile (abrg. MC), 1987 (1958), Les ditions de Minuit, coll. double .

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    les battements de cur, sont les seules choses que lon puisse distinguer de ltendue

    spacieuse et informe que sont la folie et la musique. Cest dans ces pas cadencs

    signe de rsolution et de prudence que le lecteur peut aussi deviner lattitude de

    lcrivain Marguerite Duras qui dit crire entre la musique et le silence. Si lcriture

    relve de la force lmentaire, cette force touche la part la plus intime de lcrivain o,

    la ralit et limaginaire tant confondus, une vie antrieure et rve a le mme poids

    que la vie prsente et relle. Cest l o la musique et lcriture se

    mlent insparablement : elles en dcoulent, en faisant face au silence.

    Jcris des livres dans une place difficile, cest--dire entre la musique et le silence. Je

    crois que cest quelque chose comme a. On rate toujours quelque chose, a cest forc,

    cest une obligation dans la vie, jai rat la musique3.

    Cette confession en dit long et place immdiatement la musique en tension avec

    lcriture, activit cratrice laquelle lcrivain sest finalement destin. Le choix de

    lcriture ne se faisait pas chez Duras, on le sent, sans regret ni douleur. Dailleurs, ce

    drame psychologique se rpercute sur la production littraire de lcrivain, (lexemple le

    3 Entretiens avec Michel Field, Le Cercle de Minuit, mission diffus le 14 octobre 1993 et ralise par Gilles

    Daude.

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    plus fragrant en est Agatha, le texte dans lequel le drame de la sparation avec laim et

    le sacrifice de la musique se jouent sur le mme plan)4 et en laisse la trace sous la forme

    de la fiction. La musique sclipse de la vie relle de lcrivain, mais ce nest pas pour

    autant quelle disparat compltement. Le fait est quelle gagne une place toute

    particulire, moins comme une chose relle que comme un objet imaginaire qui

    simmisce peu peu dans le monde littraire de Duras.

    De ce point de vue, les propos de lcrivain quon vient de citer mettent en lumire la

    relation sous-jacente dont lcriture et la musique tmoignent lune par rapport lautre.

    La musique est omniprsente dans luvre de Duras. Mais, en vrit, elle a une valeur

    plus quautobiographique et participe llaboration de lespace romanesque5. Il mest

    impossible de voir avec vous toutes les facettes de leur rapport si riche et si complexe.

    Je vous propose donc den voir quelques exemples.

    1. Forme et mtaphore

    Laffinit entre la musique et lcriture est atteste demble deux niveaux : au

    niveau formel et au niveau mtaphorique. Si le lecteur entend une musicalit dans

    lcriture durassienne on la assez dit et dune manire un peu trop lgre ,

    4 Marguerite Duras, Agatha, Les ditions de Minuit, 1981. 5 Le prsent article sinspire largement de louvrage du mme auteur, consacr entirement au thme de la musique : Midori Ogawa, La musique dans luvre de Marguerite Duras, LHarmattan, 2002, coll. Critiques littraires .

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    cest quil y a une recherche parfois rigoureuse travers laquelle la littrature emprunte

    certains lments lexpression musicale. La structure narrative divise en chapitres de

    longueur gale de Moderato Cantabile reproduit formellement la cadence rgulire de

    la notation musicale : modr et chantant 6. Et cette cadence renvoie celle de la

    sonatine joue par lenfant celle de Diabelli quon devrait entendre en lisant le

    texte, en mme temps quelle renvoie symboliquement la vie sans asprit dans

    laquelle Anne Desbaresdes senferme avec un sentiment dennui.

    Dans ce roman, le dispositif sonore donne un cadre laventure sentimentale de

    lhrone : sa transgression sopre entre deux seuils, lun reprsent par la musique,

    symbole de lamour maternel excessif, et lautre suggr par un cri de passion issu dun

    crime. On saperoit alors que tout se joue dans la premire scne du roman consacr

    la leon de piano o, submerge par lamour maternel suscit par la musique que joue

    lenfant, lhrone est brusquement arrache cet amour par un cri suraigu venu de loin.

    Elle est littralement touche par lui, comme on peut ltre par la magie. A ce

    moment-l et du point de vue auditif, Anne se trouve dchire entre deux passions, lune

    dj connue lautre pas encore, toutes les deux sans borne linvitant se noyer en elles.

    Lhrone tant ainsi emporte demble lhorizon de la passion, la suite du roman

    nest quune longue et patiente tentative de dchiffrage ou de reconstitution du drame

    6 Marguerite Duras, Moderato Cantabile (abrg MC), Les ditions de Minuit, 1987 (1958), coll. double .

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    quAnne a dj vcu sur le plan sonore. Pourtant, cela ne veut pas dire que les chapitres

    qui succdent au premier composent un supplment prolixe et inutile. Au contraire, ils

    sont importants en tant quils sinscrivent dans leffort dinterprtation on

    comprend alors que ce roman joue sur deux sens du mot interprtation , dans le sens

    musical de jouer un morceau et dans le sens littraire dexpliquer et de comprendre

    qui est, mon avis, le vritable sujet du roman.

    Dailleurs, cest cette notion dinterprtation qui, servant de charnire, runit ici la

    musique et lcriture. Si la musique se rapporte lexprience pleinement vcue,

    lcriture ne peut que la re-constituer aprs-coup. Dans les deux cas, une distance

    pourtant simpose, la musique nous sparant du sens, lcriture de lvnement, comme

    si la premire tait trop proche et la dernire trop loin par rapport lobjet de dsir qui

    nous brle. De ce point de vue, le cadre initial de Moderato Cantabile, savoir tout ce

    qui a trait la leon se ddouble implicitement et se superpose la question de

    lcriture. Dans le roman, les adultes forcent avec insistance lenfant apprendre le sens

    de la notation moderato cantabile . Lenfant, lui, doit ainsi pouvoir associer son

    exprience sensorielle (qui appartient au sentiment et aux sensations) une expression

    (qui appartient au langage et la raison). Cet exercice de lenfant peut tre mis en

    relation avec celui de la mre face la passion, exercice quAnne ne russira pas

    comme lenfant a besoin de son professeur sans lassistance de son partenaire,

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    Chauvin. On sait que le roman Moderato Cantabile sinspire de deux vnements

    autobiographiques, lapprentissage musical du fils de lcrivain, Jean, et une liaison

    amoureuse. Le roman laisse apparatre en filigrane une confrontation entre la musique et

    lcriture en matire damour et de passion. Et jajouterai que cette problmatique

    traverse de faon constante toute luvre de Duras.

    De manire plus labore, Le Vice-consul, paru sept ans plus tard, est conu comme

    une uvre rgie par une syntaxe musicale 7 interpellant moins lintelligence que la

    sensibilit, exprimant ainsi moins le sens que la signifiance8. La cartographie de lInde

    que dcrit Le Vice-consul, plus imaginaire que relle, se laisse plutt lire comme une

    partition musicale, partition dans laquelle quelques noms propres ( Chandernagor ,

    Mandalay , Calcutta , Battambang ), choisis pour leur sonorit, ou encore

    quelques noms communs ( chaleur , crpuscule , lpre ) ou des formules

    ( On dit : par exemple) sont disposs de sorte quils composent des mlodies douces

    comme une berceuse o lendormissement, lindolence et loubli se mlent

    insparablement. Dcharge de sens, la syntaxe musicale se situe du ct de

    7 La phrase est cite par C. Blot-Labarrre. Christiane Blot-Labarrre, Le Vice-consul ; lcole des Lettres, II, no6, 1987-1988, p. 118. En effet, Duras affirme ainsi : Je ne prononce pas le mot posie. Dans Le Vice-consul, jai cherch une syntaxe musicale. [] LInde, chacun la reconstruit. Jai pris des mots, Chandernagor, Mandalay, pour leur musique . 8 Marguerite Duras, Le Vice-consul (abrg, VC), Gallimard, 1991 (1965), coll. LImaginaire .

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    lindiffrence et du silence qui travaillent de lintrieur le texte pour contrebalancer

    deux oppositions : dune part, le dsir dcrire sur la douleur des Indes ou de crier sur

    elle et dautre part, celui de nen rien dire et de la supporter en silence. Hsitant entre le

    discours et le mutisme, Le Vice-Consul est aussi lun des textes de Duras le plus

    intimement li au thme de la musique, si on peut entendre celle-ci comme une

    recherche formelle pousse lextrme dans laquelle lexpression se place du ct de

    lindicible et de linsignifiance. A ce niveau, la musique, dote dune valeur ambivalente

    puisquelle est la fois futile et persistante, peut sopposer aux belles lettres. La

    musique devient alors musica , thtre des paroles vaines qui ne mnent nulle part9.

    Cest dans cette recherche formelle que le texte du Vice-consul ait fait son tour lobjet

    dun traitement musical, lorsquil a donn suite dautres textes. On pourrait alors

    voquer le principe de variations10

    .

    La proximit entre la musique et luvre ne se limite pas laspect formel. Ce nest

    pas tant lapparente familiarit qui caractrise la musique chez Duras quune profonde

    affinit qui permet la musique de travailler de lintrieur luvre littraire. La musique

    agit alors sur lcriture par le biais de mtaphores, mtaphores dlibrment

    9 Duras a crit deux pices de thtre intitules La Musica qui explorent ce motif. Cf. Marguerite Duras, La Musica, in Thtre I, Gallimard, 1965 ; La Musica Deuxime, Gallimard, 1985. 10 Marguerite Duras, La Femme du Gange, prcde de Nathalie Granger, Gallimard, 1973 ; Marguerite Duras, LIndia Song, Gallimard, 1973. Quant au principe de variations, certains textes semblent prter davantage au jeu de proximit sans que la ressemblance sinstaure rigoureusement entre la notion musicale et luvre littraire.

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    protiformes, ayant nanmoins une propension sattacher lantriorit, au

    dbordement ou lindicible. Assimile dans luvre littraire, la musique fonctionne

    comme une catachrse qui cherche sexprimer au-del de la reprsentation. Mtaphore

    mystrieuse dont le sens lui-mme dborde de toutes parts, la musique ensorcle les

    personnages par son image oxymorique. Douceur gorge 11

    , elle les emmne dans

    une contre o se mlent la violence et la douceur, la souffrance et le plaisir suave. Le

    temps musical est charg dune puissance symbolique, comme le montre par exemple

    linoubliable incipit de Moderato Cantabile : Elle coutait la sonatine. Elle venait du

    trfonds des ges, porte par son enfant elle. Elle manquait souvent, lentendre,

    aurait-elle pu croire, sen vanouir (MC, p. 54).

    2. La musique et le temps

    Ainsi, la musique conduit-elle souvent les personnages une sorte de temps suspendu.

    Si lcriture et la musique ont un rapport troit avec le temps, leur manire dagir sur la

    dure diffre pourtant lune de lautre.

    Marqu par des rptitions, le dveloppement musical est circulaire une uvre

    musicale est organise souvent pour quun lment de dpart se retrouve la fin

    11 Marguerite Duras, LAprs-midi de Monsieur Andesmas (abrg AM), Gallimard, 1987 (1962), coll. LImaginaire , p. 111.

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    alors que le dveloppement littraire fond sur la narration reste linaire. Incorpor

    luvre littraire, llment musical agit sur la linarit de la narration, dtruit leurs

    dmarcations temporelles pour rendre polyphonique la dure narrative. Trs souvent,

    llment musical dsorganise chez Duras lordre de la narration, ayant pour but de

    crer un espace-temps propre au sein de la digse. Souvenez-vous par exemple de la

    musique de Jean-Sbastien Bach qui surgit la fin de Dtruire, dit-elle pour troubler le

    droulement de lhistoire.12 Son Art de la Fugue qui retentit en progressant du fond de

    la fort vers les personnages dchire la digse et simpose la fois comme un lment

    apocalyptique et comme le symbole dun temps venir. Souvenez-vous aussi de la

    musique dans Dix heures et demie du soir en t13

    , chanson de cet t , chante par le

    personnage de Maria pour attirer lattention de Rodrigo Paestra, un criminel en cavale.

    Dans ce texte, llment musical ralise une rencontre autrement impossible entre deux

    tres : plus prcisment, il permet aux personnages de vivre une dure uchronique en

    tant que temps supplmentaire et fantasmagorique vou entirement la ralisation du

    dsir.

    Cette capacit confre llment musical est souvent employe chez Duras comme

    un moyen de faire face une chance invitable (la mort du criminel dans Dix heures

    12 Marguerite Duras, Dtruire, dit-elle, Les ditions de Minuit, 1987 (1969), pp. 135-136. 13 Marguerite Duras, Dix heures et demie du soir en t (abrg DS), Gallimard, 1989 (1960). Cf. p. 146 : Comment nommer ce temps qui souvre devant Maria ? [] Cette incandescence, cet clatement dun amour enfin sans objet ?

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    et demie, par exemple), ou mieux, darrter ou de dtourner lcoulement du temps qui

    se prcipite vers la fin, telle une fatalit tragique. cran du dsir au mme titre que le

    rve, la musique correspond alors ltat dme des personnages, dsireux de remplacer

    le temps rel par un temps fantasmatique matrialis par elle. LAprs-midi de Monsieur

    Andesmas14

    est en ce sens exemplaire. On sait que ce texte est recouvert des phrases

    morceles dune chanson imagine par lcrivain. Et les paroles de cette chanson Quand

    le lilas fleurira, mon amour, cites lexcs dans le roman au point de perturber le

    droulement narratif, reflte en vrit le dsir du vieillard solitaire de diffrer la fin

    tragique sa sparation davec sa fille adore Valrie et, faute de quoi, denfermer

    limage de celle-ci dans la chanson quelle chantait et qui lui ressemble. La musique est

    ici relie plus que jamais au travail orphique du personnage du vieillard qui tente de

    faire revenir un moment du pur bonheur, rellement vcu ou non. Si la musique est ce

    point sollicite dans luvre de Duras, cest aprs tout parce quelle est invariablement

    relie au monde de la passion.

    3. Le lieu de la passion

    Puisque la musique souvre invariablement sur la passion, lcriture de Marguerite

    14 Marguerite Duras, LAprs-midi de Monsieur Andesmas (abrg AM), Gallimard, 1987 (1962), coll. LImaginaire .

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    Duras tente de lintgrer dans son imaginaire littraire. La musique devient ainsi un

    modle artistique suivre. Pour Duras, non seulement la musique relve de la passion,

    mais aussi elle signifie laccomplissement de la forme forme dune beaut

    obtenu par un effort et un sacrifice considrables (au point que, par exemple, lenfant

    qui apprend la musique est compar lenfant-martyr ). En tant que modle, luvre

    musicale prsente un quilibre parfait entre le contenu et la forme, entre la passion

    dvorante et lexpression formelle. Si donc la relation entre la musique et les

    personnages apparat comme quivoque, cest parce que la musique lest profondment.

    La musique demeure ainsi entre la raison et la folie, entre lexaltation passionnelle et le

    dtachement apais, entre la violence et le dsir apathique de mort. Parmi de

    nombreuses qualits que peut avoir la musique, ce quon vient de voir est, mes yeux,

    celle qui a mu le plus lcrivain. Cest pourquoi non seulement Duras multiplie des

    scnes et lments musicaux, mais aussi elle peuple le monde romanesque de

    personnages touchs par la musique. Si on examine de prs les textes o il y a de la

    musique, on sera tonn de sa varit et son tendue. Du ct des personnages, aussi

    bien les enfants que les adultes ont affaire la musique. Du ct de la musique se

    manifeste une diversit des genres dont chacun porte un sens particulier, si bien que,

    mme si les lments musicaux sont tous relis la scne de la passion, le sens quils en

    dgagent diffre. Par exemple, la musique la musique classique dans la plupart des

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    cas, notamment Moderato Cantabile, Dtruire, dit-elle, ou LAmant est charge

    dune valeur symbolique, alors que la chanson (LAprs-midi de Monsieur Andesmas,

    LHiroshima mon amour ; Lt 80, La pluie dt avec Il y a longtemps que je

    taime ) fonctionne souvent comme une alternative possible au texte littraire,

    alternative tout au plus idalise. Il y a aussi le chant ou la mlodie. Lorsquune

    musique est chante par des personnages, il ne sagit plus de chanson en tant que

    concept, mais elle dcoule directement de leur vie intime, comme si la mlodie sortie de

    leur bouche tait quivalent de ce que scrte leur propre corps. Loin de reprsenter

    lide de perfection, la musique devient alors un avatar de la vie intrieure des

    personnages, et sa matire aussi fragile quune respiration qui disparat dans lair.

    DAnne-Marie Stretter Nathalie Granger, en passant par Joseph, la mre de lden

    cinma, Agatha, la jeune fille de LEt 80, les personnages de Duras se ressemblent,

    tous placs sous le signe de la passion et de la musique. Ils semblent incarner une grce

    musicale qui transforme le sentiment le plus virulent en expression la plus douce qui

    soit. On touche ici le point nvralgique de la prsence musicale dans luvre de Duras.

    Si les lments musicaux sont nombreux, cest parce quils participent dessiner une

    autre vie possible que lcrivain imagine en tant que romancire, en y investissant une

    part de fiction et une part de vcu. La musique fait alors se reflter limage de lcrivain

    sur le miroir de lcriture. Comme une altrit idale, llment musical occupe une

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    place particulire dans luvre. Quant aux personnages, ils sont souvent dcrits comme

    un double de Duras, pourtant moins en tant qucrivain que musicienne : ils sont ainsi

    vous la musique sans devenir de vrais musiciens, bref, sans exception ils ratent

    comme lcrivain ou abandonnent la musique.

    Dans ce jeu de miroir, lcrivain se livre une opration bien paradoxale : alors que

    Duras dote ses personnages dune sensibilit musicale la plus riche qui soit, elle les

    empche du mme coup dassumer lavenir qui leur semble rserv. Comme si

    lcrivain renonait au dernier moment la ralisation de son fantasme, les personnages

    voient leur vie se briser brutalement. Le rsultat en est quils sont parfois victimes du

    sentiment amer davoir t spars de lobjet dadoration, lexception des enfants qui

    bnficient dun lien privilgi avec la musique et la passion. Chez Duras, le passage

    lge adulte concide souvent avec le moment de la sparation davec la musique (on

    pensera Agatha, Anne-Marie Stretter, au vice-consul ou bien dautres exemples), et

    ce nest nullement un hasard si ce passage correspond aussi la prise de conscience

    dune vocation littraire15. La littrature prend le relais de la musique, mais celle-ci

    survit dans le monde romanesque en tant qualtrit de la littrature. Le cri, les chansons,

    la musique ou le bruit, tout ce qui relve de lauditif, avec les personnages marqus par

    la musique, constituent le noyau de limaginaire, et rappellent lcrivain sa double

    15 Voir par exemple LAmant. Marguerite Duras, LAmant, Gallimard, 1984.

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    origine. Si la littrature porte chez Duras le deuil de la musique, cest grce lcriture

    que cette musique peut renatre dans la littrature.

    La musique tend ainsi un miroir la littrature dans luvre. Et parmi de nombreux

    lments, cest Anne-Marie Stretter, personnage superbe et inoubliable, qui reprsente le

    mieux limage de laltrit. Anne-Marie Stretter est la personne la plus proche de la

    musique, et dune certaine manire la plus loin de la littrature aussi, elle tient ainsi la

    place non pas du double de lcrivain, mais du double de lautre de lcrivain. Dans Le

    Vice-consul sopposent, on sen souvient, deux groupes dhommes. Dun ct, celui des

    Blancs, exils mondains aux Indes. Certains dentre eux se plaignent de leur condition

    de vie en feignant de ne rien savoir sur la misre du pays, certains autres, comme

    lAmbassadeur et Peter Morgan, dsirent faire tat de cette misre pour lcrire. A leur

    oppos existe un autre camp : celui de ceux qui subissent la violence sociale,

    physique ou psychologique dans un silence presque religieux. Situe entre ces deux

    camps, la place dAnne-Marie Stretter est bien emblmatique. Irrprochable, cette

    femme mne pourtant une double vie, entoure de secrets. Et quand les hommes

    sexaltent au projet dcriture, elle donne son avis : Il ne faut pas crire, restons ici, de

    ce ct-ci, en Chine, aux Indes, de la posie personne ne sait, il y a dix potes sur des

    milliards dhommes chaque sicle Ne faisons rien, restons l rien (VC, p. 136).

    Ces propos mettent en garde contre le danger de complaisance qui peut rsider dans

  • 15

    lcriture. Elle dit prfrer rester dans laffect et dans les sentiments muets. Elle a, il est

    vrai, un rapport aux mots bien diffrent.

    Elle ne cherche pas le mot.

    Le mot pour le dire?

    Cest--dire que le premier mot qui paratrait convenable, ici aussi, empcherait les

    autres de vous venir, alors (VC, p. 124)

    Ce rapport difficile lgard des mots cre une sorte de mystre dans lequel

    lAmbassadrice sombre volontiers. Son silence et son indiffrence suscitent nanmoins

    des rumeurs, des curiosits ou parfois la critique et le scandale puisque les gens, avides

    dexplications, supportent difficilement la prsence de cette femme. Que lon ne sy

    trompe pas, ce personnage ne soppose pas aux mots (le roman parle de sa lecture ).

    Plus prcisment, Anne-Marie Stretter est quelquun qui sexprime avec le silence, en

    couvant en elle sa part dombre. Comme on le verra plus loin, lorsquelle sexprime,

    cest dans la marge des mots et du silence.

    4. Anne-Marie Stretter : crivain lenvers

    Double de lautre de lcrivain, Anne-Marie Stretter est dcrite comme une personne

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    sans origine. Comme le montrent les propos de Tatiana Karl, rien ne [peut] plus

    arriver cette femme, [] plus rien, rien. Que sa fin 16. Le pass dAnne-Marie est

    enfoui et forme un secret impntrable. Ce secret accompagne dsormais le personnage

    comme une ombre o se dpense ou sexprime quelque chose dont le nom ne vient

    pas lesprit (VC, p. 109). La mtaphore de lombre dsigne ici la prsence de

    lindicible et de linatteignable qui fonde la personne dAnne-Marie Stretter. Cest

    pourquoi, malgr limpossibilit de dire, cette ombre nous interpelle : Que dissimule

    cette ombre qui accompagne la lumire dans laquelle apparat toujours Anne-Marie

    Stretter ? (VC, p. 109), sinterroge le texte.

    Insparable de sa part dombre, le personnage dAnne-Marie Stretter garde

    malicieusement le secret aux yeux des autres. Ny a-il pas alors un moyen dy accder et

    de le faire dcouvrir en plein jour ? Il y a, cest vrai, sa musique qui tmoigne du pass

    heureux de lhrone, puisquelle renvoie une priode avant le ravissement , avant

    les Indes, lorsquAnne-Marie, jeune vnitienne, sattendait une carrire de pianiste.

    Cependant, mme la musique romantique que lhrone joue ne mne pas lorigine du

    personnage. Le fait est quelle protge le personnage comme un voile lger, voile

    double usage, car il spare dune part le personnage de son entourage en enfermant ce

    premier dans son secret, et dautre part, il spare le personnage de son propre secret. Ce

    16 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1963, p. 16.

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    faisant, la musique, en protgeant le secret contre le dvoilement, le rend

    paradoxalement visible. Elle fonctionne comme un signe de deuil qui ne se termine

    jamais, deuil impossible puisque son origine a dj t ensevelie dans un pass

    introuvable.

    Ainsi, le personnage dAnne-Marie Stretter semble-t-il vivre profondment dans le

    secret et avec le secret. Semparant de la figure de musicienne, elle entretient un rapport

    intime avec la musique. Cette femme, qualifie d irrprochable puisque rien ne se

    voit , rvle davantage sa nature lorsquelle sloigne de la socit mondaine de

    Calcutta pour se retirer, avec ses intimes, dans son appartement priv du Prince of Wales.

    La troisime partie du Vice-consul est consacre la vie intime de lhrone. Celle-ci est

    dabord dcrite comme une femme prisonnire dun souvenir ancien, si ancien que sa

    cause semble avoir t perdue jamais. Cest cette distance incalculable entre la cause

    perdue et lexpression de la souffrance qui caractrise cette femme :

    Anne-Marie Stretter accompagne Charles Rossett. Ils traversent le parc. Il est six

    heures. [] Il dit quil est heureux. Elle ne rpond pas. Il voit sa peau tache de soleil,

    trs ple, il voit quelle a trop bu, il voit que dans ses yeux clairs le regard dense,

    saffole, il voit tout coup, voil, cest vrai, les larmes.

    Que se passe-t-il ?

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    Rien, dit-elle, cest la lumire du jour, quand il y a du brouillard, elle est si pnible

    []

    Il marche dans Calcutta. Il pense aux larmes. Il la revoit pendant la rception, essaie

    de comprendre, frle des explications, ne les approfondit pas. Il lui semble se souvenir

    que dans lexil du regard de lambassadrice, depuis le commencement de la nuit il y

    avait des larmes qui attendaient le matin. (VC, p. 164)

    La raison de ces larmes ne sclaircira jamais dans le roman. Les larmes sont certes

    une expression de la souffrance, mais cette expression ne sexprime que dans un temps

    diffr. Lorsquelles arrivent la surface de la peau, en dbordant les yeux, leur origine

    a dj disparu depuis longtemps. Anne-Marie Stretter vit dans ce dcalage, en prfrant

    rester silencieuse au lieu de dire tout et sur le coup. Du peu de choses quelle exprime

    propos delle-mme, il y a ceci : Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, cest

    comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelquun pleure, cest comme si

    ctait moi (VC, p. 198).

    Elle vit dans cette zone de la souffrance qui est dj en train de devenir trangre

    elle-mme. Elle donne le sentiment dtre maintenant prisonnire dune douleur trop

    ancienne pour tre encore pleure (VC, p. 198). Cest cette trangret tre hors de

    ses sentiments quelle exprime par rapport sa propre souffrance, comme si celle-ci

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    devenait trangre elle ou devenait une souffrance quelconque, la sienne et celle des

    autres confondues, et qui rend cette femme inaccessible et hors datteinte. Pleureuse de

    tout et de rien, Anne-Marie Stretter se transforme en une sorte dicne de la douleur

    fminine, telle une image de Marie dans une glise. Cest aussi cette trangret qui fait

    delle une femme constamment en fuite, absente delle-mme. Les larmes, dans ce cas,

    sont un signe dabsentement. A propos des larmes verses par Anne-Marie Stretter, on

    lit aussi : On reste l, on attend prs delle, elle qui est partie et qui va revenir (VC,

    196).

    Cette capacit dabsence rapproche, de manire puissante, Anne-Marie Stretter de la

    musique. Lune et lautre vident le temps prsent rendrent le prsent caduc ou absent

    en le renvoyant soit un pass perdu soit un avenir lointain. Anne-Marie et la

    musique, lune et lautre dessinent le mouvement de va-et-vient entre ces deux temps en

    brisant une continuit temporelle. Elles sont toutes les deux celles qui reviennent de loin,

    comme une hantise. Dans India Song, Anne-Marie Stretter est sans conteste la figure de

    la revenante. Morte mais appele la prsence, elle est celle qui est capable de revenir

    comme un fantme, de sen aller comme une phrase musicale. Citons ici un passage du

    Vice-consul qui laisse entrevoir dj laspect fantomatique de cette femme.

    Elle sort, elle dit : Je vais chercher de la glace, celle-l est fondue, pendant la

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    mousson elle fond si vite que

    Ils entendent la fin de la phrase du couloir qui part du perron. Et puis ils ne

    lentendent plus, la chambre reste silencieuse, lodeur de citronnelle revient la surface,

    blanche odeur. Michael Richard chantonne lair du morceau de Schubert. Elle revient,

    tient la glace dans ses mains, se brle, rit, la jette dans le seau glace, sert du whisky.

    (VC, p. 190)

    Anne-Marie Stretter disparat, rapparat ; entre temps, le morceau de Schubert tourne,

    la blanche odeur de citronnelle tourne. Dans ce temps circulaire, Anne-Marie Stretter

    passe comme un fantme : quand elle devient invisible, elle ne disparat pas

    compltement, la phrase prononce assurant sa prsence infiniment disparaissante. Cette

    femme est entre la prsence et labsence, entre les vivants et les morts. Sa manire

    dtre est trs musicale. Dailleurs, dans la scne, la phrase dite par Anne-Marie et lair

    chantonn par Michael Richard ont le mme effet, seffritant dans le temps sans

    disparatre compltement, se tenant ainsi entre la pleine sonorit (ou sens) et le silence.

    La littrature rencontre ici la musique, grce lintermdiaire dAnne-Marie Stretter.

    5. La musique : le temps dailleurs

    Dans Le Vice-consul, le pass est radicalement spar du prsent ; quant au prsent, il

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    semble tre immobilis. Le temps sarrte alors de scouler. Il devient discontinu ; le

    prsent est rempli de mouvements circulaires, comme cette phrase de Schubert qui

    remplit lespace de lhistoire :

    Anne-Marie Stretter joue le Schubert. Michael Richard a teint les ventilateurs. Lair

    pse tout coup sur les paules. Charles Rossett sort, revient, il sassied sur les marches

    du perron. Peter Morgan parle de sen aller, il sallonge sur le divan. Michael Richard,

    accoud sur le piano, regarde Anne-Marie Stretter. George Crawn est prs delle, assis

    les yeux ferms. Le parc sent la vase, cest la mare basse sans doute. Le parfum

    poisseux des lauriers-roses et la fade pestilence de la vase, suivant les mouvements trs

    lents de lair, se mlangent, se sparent.

    La phrase musicale est dj deux fois revenue. La voici pour la troisime fois. On

    attend quelle revienne encore. La voici. (VC, p. 162)

    Non seulement la musique morcle une temporalit linaire, en transformant la dure

    relle en une succession de moments sensibles et existentiels. Elle invite aussi revoir,

    revoir autrement, modifier le pass. Agie et travaille par elle, lcriture durasienne

    revient sans cesse son propre geste : elle y revient pour en repartir, fait ainsi des livres

    le lieu de rcritures et de variations. crire entre le silence et la musique signifie

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    pour-tre cela, cest--dire agir la fois contre le despotisme du sens et le rgne de

    linsignifiance. Tisse du silence et de la musique, lcriture de Marguerite Duras est

    comme un fil dAriane, promesse des aventures et de la survivance, qui nous permet de

    le suivre avec les pas la fois cadencs et rsolus.