L'Île Des Pingouins - Anatole France

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ANATOLE FRANCE DE L'ACADEMIE FRANAISE L'ILE DES PINGOUINS PARIS 1908

PRFACE Malgr la diversit apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'u n objet. Elle est tendue tout entire vers l'accomplissement d'un grand dessein. J 'cris l'histoire des Pingouins. J'y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficults frquentes et qui, parfois, semblent insurmontables. J'ai creus la terre pour y dcouvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les prem iers livres des hommes furent des pierres. J'ai tudi les pierres qu'on peut considr er comme les annales primitives des Pingouins. J'ai fouill sur le rivage de l'ocan un tumulus inviol; j'y ai trouv, selon la coutume, des haches de silex, des pes de bronze, des monnaies romaines et une pice de vingt sous l'effigie de Louis- Phili ppe 1er, roi des Franais. Pour les temps historiques, la chronique de Johanns Talpa, religieux du monastre d e Beargarden, me fut d'un grand secours. Je m'y abreuvai d'autant plus abondamme nt qu'on ne dcouvre point d'autre source de l'histoire pingouine dans le haut moy en ge. Nous sommes plus riches partir du XIIIe sicle, plus riches et non plus heureux. I l est extrmement difficile d'crire l'histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passes; et l'embarras de l'historien s'accrot avec l'abondance des documents. Quand un fait n'est connu que par un seul tmoignage, on l'admet sa ns beaucoup d'hsitation. Les perplexits commencent lorsque les vnements sont rapports par deux ou plusieurs tmoins; car leurs tmoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables.

Sans doute les raisons scientifiques de prfrer un tmoignage un autre sont parfois t rs fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos prj ugs, nos intrts, ni pour vaincre cette lgret d'esprit commune tous les hommes graves. En sorte que nous prsentons constamment les faits d'une manire intresse ou frivole. J'allai confier plusieurs savants archologues et palographes de mon pays et des pa ys trangers les difficults que j'prouvais composer l'histoire des Pingouins. J'essu yai leurs mpris. Ils me regardrent avec un sourire de piti qui semblait dire: Est-ce que nous crivons l'histoire, nous? Est-ce que nous essayons d'extraire d'un text e, d'un document, la moindre parcelle de vie ou de vrit? Nous publions les textes purement et simplement. Nous nous en tenons la lettre. La lettre est seule apprci able et dfinie. L'esprit ne l'est pas; les ides sont des fantaisies. Il faut tre bi en vain pour crire l'histoire: il faut avoir de l'imagination. Tout cela tait dans le regard et le sourire de nos matres en palographie, et leur e ntretien me dcourageait profondment. Un jour qu'aprs une conversation avec un sigil lographe minent, j'tais plus abattu encore que d'habitude, je fis soudain cette rfl exion, je pensai: Pourtant, il est des historiens; la race n'en est point entirement disparue. On en

conserve cinq ou six l'Acadmie des sciences morales. Ils ne publient pas de text es; ils crivent l'histoire. Ils ne me diront pas, ceux-l, qu'il faut tre vain pour se livrer ce genre de travail. Cette ide releva mon courage. Le lendemain (comme on dit, ou l'en demain, comme on devrait dire), je me prsenta i chez l'un d'eux, vieillard subtil. Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre exprience. Je me donne grand mal pour composer une histoire, et je n'arrive rien. Il me rpondit en haussant les paules: quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer un e histoire, quand vous n'avez qu' copier les plus connues, comme c'est l'usage? S i vous avez une vue nouvelle, une ide originale, si vous prsentez les hommes et le s choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n' aime pas tre surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu' il sait dj. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le fche r. Ne tentez pas de l'clairer, il criera que vous insultez ses croyances. Les historiens se copient les uns les autres. Ils s'pargnent ainsi de la fatigue e t vitent de paratre outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un histori en original est l'objet de la dfiance, du mpris et du dgot universels. Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considr, honor comme je suis, si j 'avais mis dans mes livres d'histoire des nouveauts? Et qu'est-ce que les nouveau ts? Des impertinences. Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et gagnai la porte, il me rappela: Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne ngligez aucu ne occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les socits: le dvouement la richesse, les sentiments pieux, et spcialement la rsignation du pauvre, qui es t le fondement de l'ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la proprit, de la noblesse, de la gendarmerie seront traites dans votre histoire avec tout le re spect que mritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se prsente. cette condition, vous russirez dans la bonne compagnie. J'ai mdit ces judicieuses observations et j'en ai tenu le plus grand compte. Je n'ai pas considrer ici les pingouins avant leur mtamorphose. Ils ne commencent m'appartenir qu'au moment o ils sortent de la zoologie pour entrer dans l'histoir e et dans la thologie. Ce sont bien des pingouins que le grand saint Mal changea e n hommes, encore faut-il s'en expliquer, car aujourd'hui le terme pourrait prter la confusion. Nous appelons pingouin, en franais, un oiseau des rgions arctiques appartenant la famille des alcids; nous appelons manchot le type des sphniscids, habitant les mers antarctiques. Ainsi fait, par exemple, M. G. Lecointe, dans sa relation du voya ge de la Belgica [Note: G. Lecointe, Au pays des manchots. Bruxelles, 1904, in-8. ]: De tous les oiseaux qui peuplent le dtroit de Gerlache, dit-il, les manchots so nt certes les plus intressants. Ils sont parfois dsigns, mais improprement, sous le nom de pingouins du sud. Le docteur J.-B. Charcot affirme au contraire que les v rais et les seuls pingouins sont ces oiseaux de l'antarctique, que nous appelons manchots, et il donne pour raison qu'ils reurent des Hollandais, parvenus, en 15 98, au cap Magellan, le nom de pinguinos, cause sans doute de leur graisse. Mais si les manchots s'appellent pingouins, comment s'appelleront dsormais les pingou ins? Le docteur J.-B. Charcot ne nous le dit pas et il n'a pas l'air de s'en inq

uiter le moins du monde [Note: J.-B. Charcot, Journal de l'expdition antarctique f ranaise 1903, 1905. Paris, in-8.]. Eh bien! que ses manchots deviennent ou redeviennent pingouins, c'est quoi il fa ut consentir. En les faisant connatre il s'est acquis le droit de les nommer. Du moins qu'il pe rmette aux pingouins septentrionaux de rester pingouins. Il y aura les pingouins du Sud et ceux du Nord, les antarctiques et les arctiques, les alcids ou vieux p ingouins et les sphniscids ou anciens manchots. Cela embarrassera peut-tre les orni thologistes soucieux de dcrire et de classer les palmipdes; ils se demanderont, sa ns doute, si vraiment un mme nom convient deux familles qui sont aux deux ples l'u ne de l'autre et diffrent par plusieurs endroits, notamment le bec, les ailerons et les pattes. Pour ce qui est de moi, je m'accommode fort bien de cette confusi on. Entre mes pingouins et ceux de M. J.-B. Charcot, quelles que soient les diss emblances, les ressemblances apparaissent plus nombreuses et plus profondes. Ceu x-ci comme ceux-l se font remarquer par un air grave et placide, une dignit comiqu e, une familiarit confiante, une bonhomie narquoise, des faons la fois gauches et solennelles. Les uns et les autres sont pacifiques, abondants en discours, avide s de spectacles, occups des affaires publiques et, peut-tre, un peu jaloux des supr iorits. Mes hyperborens ont, vrai dire, les ailerons, non point squameux, mais couverts d e petites pennes; bien que leurs jambes soient plantes un peu moins en arrire que celles des mridionaux ils marchent de mme, le buste lev la tte haute, en balanant le corps d'une aussi digne faon et leur bec sublime (os sublime) n'est pas la moindr e cause de l'erreur o tomba l'aptre, quand il les prit pour des hommes. * * * * * Le prsent ouvrage appartient, je dois le reconnatre, au genre de la vieille histoi re, de celle qui prsente la suite des vnements dont le souvenir s'est conserv, et qu i indique, autant que possible, les causes et les effets; ce qui est un art plutt qu'une science. On prtend que cette manire de faire ne contente plus les esprits exacts et que l'antique Clio passe aujourd'hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, l'avenir, une histoire plus sre, une histoire des condit ions de la vie, pour nous apprendre ce que tel peuple, telle poque, produisit et consomma dans tous les modes de son activit. Cette histoire sera, non plus un art , mais une science, et elle affectera l'exactitude qui manque l'ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d'une multitude de statistiques qui font dfaut jusqu'ici chez tous les peuples et particulirement chez les Pingouins. Il est pos sible que les nations modernes fournissent un jour les lments d'une telle histoire . En ce qui concerne l'humanit rvolue, il faudra toujours se contenter, je le crai ns, d'un rcit l'ancienne mode. L'intrt d'un semblable rcit dpend surtout de la perspi cacit et de la bonne foi du narrateur. Comme l'a dit un grand crivain d'Alca, la vie d'un peuple est un tissu de crimes, de misres et de folies. Il n'en va pas autrement de la Pingouinie que des autres nations; pourtant son histoire offre des parties admirables, que j'espre avoir m ises sous un bon jour. Les Pingouins restrent longtemps belliqueux. Un des leurs, Jacquot le Philosophe, a dpeint leur caractre dans un petit tableau de moeurs que je reproduis ici et qu e, sans doute, on ne verra pas sans plaisir: Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un jou r qu'il traversait une frache valle o les cloches des vaches tintaient dans l'air p ur, il s'assit sur un banc au pied d'un chne, prs d'une chaumire. Sur le seuil une femme donnait le sein un enfant; un jeune garon jouait avec un gros chien; un vie illard aveugle, assis au soleil, les lvres entr'ouvertes, buvait la lumire du jour

. Le matre de la maison, homme jeune et robuste, offrit Gratien du pain et du lait. Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste: Aimables habitants d'un pays aimable, je vous rends grces, dit-il. Tout respire ici la joie, la concorde et la paix. Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette. Quel est cet air si vif? demanda Gratien. C'est l'hymne de la guerre contre les Marsouins, rpondit le paysan. Tout le monde l e chante ici. Les petits enfants le savent avant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins. Vous n'aimez pas les Marsouins? Nous les hassons. Pour quelle raison les hassez-vous? Vous le demandez? Les Marsouins ne sont-ils pas les voisins des Pingouins? Sans doute. Eh bien, c'est pour cela que les Pingouins hassent les Marsouins. Est-ce une raison? Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voyez le champ qui touche au mien. C'es t celui de l'homme que je hais le plus au monde. Aprs lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l'autre versant de la valle, au pied de ce boi s de bouleaux. Il n'y a dans cette troite valle, ferme de toutes parts, que ce vill age et le mien: ils sont ennemis. Chaque fois que nos gars rencontrent ceux d'en face, ils changent des injures et des coups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins! Vous ne savez donc pas ce que c'est que l e patriotisme? Pour moi, voici les deux cris qui s'chappent de ma poitrine: Vivent les Pingouins! Mort aux Marsouins! Durant treize sicles, les Pingouins firent la guerre tous les peuples du monde, a vec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques annes ils se dgotrent de ce qu'ils avaient si longtemps aim et montrrent pour la paix une prfrence rs vive qu'ils exprimaient avec dignit, sans doute, mais de l'accent le plus sincre . Leurs gnraux s'accommodrent fort bien de cette nouvelle humeur; toute leur arme, o fficiers, sous-officiers et soldats, conscrits et vtrans, se firent un plaisir de s'y conformer; ce furent les gratte-papier, les rats de bibliothque qui s'en plai gnirent et les culs-de-jatte qui ne s'en consolrent pas. Ce mme Jacquot le Philosophe composa une sorte de rcit moral dans lequel il reprsen tait d'une faon comique et forte les actions diverses des hommes; et il y mla plus ieurs traits de l'histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demandrent pourquoi il avait crit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie. Un trs grand, rpondit le philosophe. Lorsqu'ils verront leurs actions ainsi travest ies et dpouilles de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-tre, en deviendront-ils plus sages. J'aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut intresser

les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen ge, et , si ce chapitre est moins complet que je n'eusse souhait, il n'y a point de ma f aute, ainsi qu'on pourra s'en convaincre en lisant le terrible rcit par lequel je termine cette prface. L'ide me vint, au mois de juin de la prcdente anne, d'aller consulter sur les origin es et les progrs de l'art pingouin le regrett M. Fulgence Tapir, le savant auteur des Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau cylind re, sous un amas pouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope do nt les paupires clignotaient derrire des lunettes d'or. Pour suppler au dfaut de ses yeux, son nez allong, mobile, dou d'un tact exquis, exp lorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact a vec l'art et la beaut. On observe qu'en France, le plus souvent, les critiques mu sicaux sont sourds et les critiques d'art aveugles. Cela leur permet le recueill ement ncessaire aux ides esthtiques. Croyez-vous qu'avec des yeux habiles percevoir les formes et les couleurs dont s'enveloppe la mystrieuse nature, Fulgence Tapir se serait lev, sur une montagne de documents imprims et manuscrits, jusqu'au fate d u spiritualisme doctrinal et aurait conu cette puissante thorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps l'institut de France, leur fin s uprme? Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond mme portaient des liasses dbordantes, des cartons dmesurment gonfls, des botes o se pressait une multitude inno mbrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mle de terreur les catarac tes de l'rudition prtes se rompre.

Matre, fis-je d'une voix mue, j'ai recours votre bont et votre savoir, tous deux inp isables. Ne consentiriez-vous pas me guider dans mes recherches ardues sur les o rigines de l'art pingouin? Monsieur, me rpondit le matre, je possde tout l'art, vous m'entendez, tout l'art sur fiches classes alphabtiquement et par ordre de matires. Je me fais un devoir de me ttre votre disposition ce qui s'y rapporte aux Pingouins. Montez cette chelle et tirez cette bote que vous voyez l-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez be soin. J'obis en tremblant. Mais peine avais-je ouvert la fatale bote que des fiches bleu es s'en chapprent et, glissant entre mes doigts, commencrent pleuvoir. Presque auss itt, par sympathie, les botes voisines s'ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les botes le s fiches diversement colores se rpandirent en murmurant comme, en avril, les casca des sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d'une couche paisse de papier. Jaillissant de leurs inpuisables rservoirs avec un mugiss ement sans cesse grossi, elles prcipitaient de seconde en seconde leur chute torr entielle. Baign jusqu'aux genoux, Fulgence Tapir, d'un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et plit d'pouvante. Que d'art! s'cria-t-il. Je l'appelai, je me penchai pour l'aider gravir l'chelle qui pliait sous l'averse . Il tait trop tard. Maintenant, accabl, dsespr, lamentable, ayant perdu sa calotte d e velours et ses lunettes d'or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu'aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s'leva, l'enveloppant d'un tourbillon gigantesque. Je vis durant l'espace d'une seconde dans le gouffre le crne poli du savant et ses petites mains grasses, puis l'abme s e referma, et le dluge se rpandit sur le silence et l'immobilit. Menac moi-mme d'tre e nglouti avec mon chelle, je m'enfuis travers le plus haut carreau de la croise.

Quiberon, 1er septembre 1907. L'ILE DES PINGOUINS LIVRE PREMIER LES ORIGINES CHAPITRE PREMIER VIE DE SAINT MAL Mal, issu d'une famille royale de Cambrie, fut envoy ds sa neuvime anne dans l'abbaye d'Yvern, pour y tudier les lettres sacres et profanes. l'ge de quatorze ans, il re nona son hritage et fit voeu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selo n la rgle, entre le chant des hymnes, l'tude de la grammaire et la mditation des vri ts ternelles. Un parfum cleste trahit bientt dans le clotre les vertus de ce religieux. Et lorsqu e le bien heureux Gal, abb d'Yvern, trpassa de ce monde en l'autre, le jeune Mal lu i succda dans le gouvernement du monastre. Il y tablit une cole, une infirmerie, une maison des htes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux dfricher les terres alen tour. Il cultivait de ses mains le jardin de l'abbaye, travaillait les mtaux, ins truisait les novices, et sa vie s'coulait doucement comme une rivire qui reflte le ciel et fconde les campagnes. Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s'asseoir sur la falais e, l'endroit qu'on appelle encore aujourd'hui la chaise de saint Mal. ses pieds, les rochers, semblables des dragons noirs, tout velus d'algues vertes et de gomon s fauves, opposaient l'cume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l'ocan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux emp ourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l' image du mystre de la Croix, par lequel le sang divin a revtu la terre d'une pourp re royale. Au large, une ligne d'un bleu sombre marquait les rivages de l'le de G ad, o sainte Brigide, qui avait reu le voile de saint Malo, gouvernait un monastre de femmes. Or, Brigide, instruite des mrites du vnrable Mal, lui fit demander, comme un riche p rsent, quelque ouvrage de ses mains. Mal fondit pour elle une clochette d'airain e t, quand elle fut acheve, il la bnit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, o sainte Brigide, avertie par le son de l'airain s ur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en pr ocession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier. Ainsi le saint homme Mal marchait de vertus en vertus. Il avait dj parcouru les deu x tiers du chemin de la vie, et il esprait atteindre doucement sa fin terrestre a u milieu de ses frres spirituels, lorsqu'il connut un signe certain que la sagess e divine en avait dcid autrement et que le Seigneur l'appelait des travaux moins p aisibles mais non moindres en mrite. CHAPITRE II VOCATION APOSTOLIQUE DE SAINT MAL Un jour qu'il allait, mditant, au fond d'une anse tranquille laquelle des rochers allongs dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui n ageait comme une barque sur les eaux.

C'tait dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d'Ecosse et d'Irlande taient alls vangliser l'Armorique. Nagure encore, sainte Avoye, venue d'Angleterre, remontait la rivire d'Auray dans un mortier de granit rose o l'on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts; saint Voug a passait d'Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les clats, conservs Penmar ch, guriront de la fivre les plerins qui y poseront la tte; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu'on appellera un jour l'cuel le de saint Samson. C'est pourquoi, la vue de cette auge de pierre, le saint hom me Mal comprit que le Seigneur le destinait l'apostolat des paens qui peuplaient e ncore le rivage et les les des Bretons. Il remit son bton de frne au saint homme Budoc, l'investissant ainsi du gouverneme nt de l'abbaye. Puis, muni d'un pain, d'un baril d'eau douce et du livre des Sai nts vangiles, il entra dans l'auge de pierre, qui le porta doucement l'le d'Hoedic . Elle est perptuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pchent le poisson e ntre les fentes des rochers et cultivent pniblement des lgumes dans des jardins pl eins de sable et de cailloux, abrits par des murs de pierres sches et des haies de tamaris. Un beau figuier s'levait dans un creux de l'le et poussait au loin ses b ranches. Les habitants de l'le l'adoraient. Et le saint homme Mal leur dit: Vous adorez cet arbre parce qu'il est beau. C'est donc que vous tes sensibles la b eaut. Or, je viens vous rvler la beaut cache. Et il leur enseigna l'vangile. Et, aprs les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l'eau. Les les du Morbihan taient plus nombreuses en ce temps-l qu'aujourd'hui. Car, depui s lors, beaucoup se sont abmes dans la mer. Saint Mal en vanglisa soixante. Puis, dan s son auge de granit, il remonta la rivire d'Auray. Et aprs trois heures de naviga tion il mit pied terre devant une maison romaine. Du toit s'levait une fume lgre. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaque reprsentait un chien, les ja rrets tendus et les babines retrousses. Il fut accueilli par deux vieux poux, Marc us Combabus et Valeria Moerens, qui vivaient l du produit de leurs terres. Autour de la cour intrieure rgnait un portique dont les colonnes taient peintes en rouge depuis la base jusqu' mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s'adossait au mur e t sous le portique s'levait un autel, avec une niche o le matre de cette maison ava it dpos de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes rep rsentaient des enfants ails, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs taient en forme d'une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Mal, observ ant ces figures, dcouvrit parmi elles l'image d'une jeune mre tenant un enfant sur ses genoux. Aussitt il dit, montrant cette image: Celle-ci est la Vierge, mre de Dieu. Le pote Virgile l'annona en carmes sibyllins av ant qu'elle ne ft ne, et, d'une voix anglique, il chanta Jam redit et virgo. Et l'o n fit d'elle dans la gentilit des figures prophtiques telles que celle-ci, que tu as place, Marcus, sur cet autel. Et sans doute elle a protg tes lares modiques. C'e st ainsi que ceux qui observent exactement la loi naturelle se prparent la connai ssance des vrits rvles. Marcus Combabus et Valeria Moerens, instruits par ce discours, se convertirent l a foi chrtienne. Ils reurent le baptme avec leur jeune affranchie, Caelia Avitella, qui leur tait plus chre que la lumire de leurs yeux. Tous leurs colons renoncrent a u paganisme et furent baptiss le mme jour.

Marcus Combabus, Valeria Moerens et Caelia Avitella menrent depuis lors une vie p leine de mrites. Ils trpassrent dans le Seigneur et furent admis au canon des saint s. Durant trente-sept annes encore, le bienheureux Mal vanglisa les paens de l'intrieur d es terres. Il leva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes. Or, un certain jour, en la cit de Vannes, o il annonait l'vangile, il apprit que les moines d'Yvern s'taient relchs en son absence de la rgle de saint Gal. Aussitt, avec le zle de la poule qui rassemble ses poussins, il se rendit auprs de ses enfants g ars. Il accomplissait alors sa quatre-vingt-dix-septime anne; sa taille s'tait courbe , mais ses bras restaient encore robustes et sa parole se rpandait abondamment co mme la neige en hiver au fond des valles. L'abb Budoc remit saint Mal le bton de frne et l'instruisit de l'tat malheureux o se rouvait l'abbaye. Les religieux s'taient querells sur la date laquelle il convenai t de clbrer la fte de Pques. Les uns tenaient pour le calendrier romain, les autres pour le calendrier grec, et les horreurs d'un schisme chronologique dchiraient le monastre. Il rgnait encore une autre cause de dsordres. Les religieuses de l'le de Gad, trist ement tombes de leur vertu premire, venaient tout moment en barque sur la cte d'Yve rn. Les religieux les recevaient dans le btiment des htes et il en rsultait des sca ndales qui remplissaient de dsolation les mes pieuses. Ayant termin ce fidle rapport, l'abb Budoc conclut en ces termes: Depuis la venue de ces nonnes, c'en est fait de l'innocence et du repos de nos mo ines. Je le crois volontiers, rpondit le bienheureux Mal. Car la femme est un pige adroite ment construit: on y est pris ds qu'on l'a flair. Hlas! l'attrait dlicieux de ces cra tures s'exerce de loin plus puissamment encore que de prs. Elles inspirent d'auta nt plus le dsir qu'elles le contentent moins. De l ce vers d'un pote l'une d'elles: Prsente je vous fuis, absente je vous trouve. Aussi voyons-nous, mon fils, que les blandices de l'amour charnel sont plus puis santes sur les solitaires et les religieux que sur les hommes qui vivent dans le sicle. Le dmon de la luxure m'a tent toute ma vie de diverses manires, et les plus rudes tentations ne me vinrent pas de la rencontre d'une femme, mme belle et parf ume. Elles me vinrent de l'image d'une femme absente. Maintenant encore, plein de jours et touchant ma quatre-vingt-dix-huitime anne, je suis souvent induit par l' Ennemi pcher contre la chastet, du moins en pense. La nuit, quand j'ai froid dans m on lit et que se choquent avec un bruit sourd mes vieux os glacs, j'entends des v oix qui rcitent le deuxime verset du troisime livre des Rois: Dixerunt ergo et serv i sui: Quaeramus domino nostro regi adolescentulam virginem, et stet coram rege et foveat eum, dormiatque in sinu suo, et calefaciat dominum nostrum regem. Et l e Diable me montre une enfant dans sa premire fleur qui me dit:Je suis ton Abilag; je suis ta Sunamite. O mon seigneur, fais-moi une place dans la couche. Croyez-moi, ajouta le vieillard, ce n'est pas sans un secours particulier du Ciel qu'un religieux peut garder sa chastet de fait et d'intention. S'appliquant aussitt rtablir l'innocence et la paix dans le monastre, il corrigea l e calendrier d'aprs les calculs de la chronologie et de l'astronomie et le fit ac cepter par tous les religieux; il renvoya les filles dchues de sainte Brigide dan s leur monastre; mais loin de les chasser brutalement, il les fit conduire leur n avire avec des chants de psaumes et de litanies.

Respectons en elles, disait-il, les filles de Brigide et les fiances du Seigneur. Gardons-nous d'imiter les pharisiens qui affectent de mpriser les pcheresses. Il f aut humilier ces femmes dans leur pch et non dans leur personne et leur faire hont e de ce qu'elles ont fait et non de ce qu'elles sont: car elles sont des cratures de Dieu. Et le saint homme exhorta ses religieux fidlement observer la rgle de leur ordre: Quand il n'obit pas au gouvernail, leur dit-il, le navire obit l'cueil. CHAPITRE III LA TENTATION DE SAINT MAL Le bienheureux Mal avait peine rtabli l'ordre dans l'abbaye d'Yvern quand il appri t que les habitants de l'le d'Hoedic, ses premiers catchumnes, et de tous les plus chers son coeur, taient retourns au paganisme et qu'ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacr. Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientt ces hommes gars ne dtruisissent par le fer et par le feu la chapelle leve sur le riva ge de leur le. Le saint homme rsolut de visiter sans retard ses enfants infidles afin de les rame ner la foi et d'empcher qu'ils ne se livrassent des violences sacrilges. Comme il se rendait la baie sauvage o son auge de pierre tait mouille, il tourna ses regards sur les chantiers qu'il avait tablis trente ans auparavant, au fond de cette bai e, pour la construction des navires, et qui retentissaient, cette heure, du brui t des scies et des marteaux. ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s'approcha du saint homme, sous la figure d'un religieux nomm Samson et le tenta en ces termes : Mon pre, les habitants de l'le d'Hoedic commettent incessamment des pchs. Chaque inst ant qui s'coule les loigne de Dieu. Ils vont bientt porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez leve de vos mains vnrables sur le rivage de l'le. Le temps pr esse. Ne pensez- vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite v ers eux, si elle tait gre comme une barque, et munie d'un gouvernail, d'un mt et d'u ne voile; car alors vous seriez pouss par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une trave tr anchante l'avant de votre auge apostolique. Vous tes trop sage pour n'en avoir pa s eu dj l'ide. Certes, le temps presse, rpondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon f ils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable ces hommes de peu de foi, qui n e se fient point au Seigneur? Ne serait-ce point mpriser les dons de Celui qui m' a envoy la cuve de pierre sans agrs ni voilure? cette question, le Diable, qui est grand thologien, rpondit par cette autre questi on: Mon pre, est-il louable d'attendre, les bras croiss, que vienne le secours d'en hau t, et de tout demander Celui qui peut tout, au lieu d'agir par prudence humaine et de s'aider soi-mme? Non certes, rpondit le saint vieillard Mal, et c'est tenter Dieu que de ngliger d'ag ir par prudence humaine. Or, poussa le Diable, la prudence n'est-elle point, en ce cas-ci, de grer la cuve?

Ce serait prudence si l'on ne pouvait d'autre manire arriver point. Eh! eh! votre cuve est-elle donc bien rapide? Elle l'est autant qu'il plat Dieu. Qu'en savez-vous? Elle va comme la mule de l'abb Budoc. C'est un vrai sabot. Vous est-il dfendu de la rendre plus vite? Mon fils, la clart orne vos discours, mais ils sont tranchants l'excs. Considrez que cette cuve est miraculeuse. Elle l'est, mon pre. Une auge de granit qui flotte sur l'eau comme un bouchon de l ige est une auge miraculeuse. Il n'y a point de doute. Qu'en concluez-vous? Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et na turels une si miraculeuse machine? Mon pre, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendt, ce pied serait-il miraculeux? Sans doute, mon fils. Le chausseriez-vous? Assurment. Eh bien! si vous croyez qu'on peut chausser d'un soulier naturel un pied miracule ux, vous devez croire aussi qu'on peut mettre des agrs naturels une embarcation m iraculeuse. Cela est limpide. Hlas! pourquoi faut-il que les plus saints personna ges aient leurs heures de langueur et de tnbres? On est le plus illustre des aptres de la Bretagne, on pourrait accomplir des oeuvres dignes d'une louange ternelle. Mais l'esprit est lent et la main paresseuse! Adieu donc, mon pre! Voyagez petite s journes, et quand enfin vous approcherez des ctes d'Hoedic, vous regarderez fume r les ruines de la chapelle leve et consacre par vos mains. Les paens l'auront brle av ec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grill comme un boudin. Mon trouble est extrme, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son fro nt mouill de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n'est point une petite tche que de grer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entrepre nons une telle oeuvre, de perdre du temps loin d'en gagner. Ah! mon pre, s'cria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trou verons les agrs ncessaires dans ce chantier que vous avez jadis tabli sur cette cte et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J'ajusterai moi mme toutes les pices navales. Avant d'tre moine, j'ai t matelot et charpentier; et j'ai fait b ien d'autres mtiers encore. l'ouvrage! Aussitt il entrane le saint homme dans un hangar tout rempli des choses ncessaires la navigation. vous cela, mon pre! Et il lui jette sur les paules la toile, le mt, la corne et le gui. Puis, se chargeant lui-mme d'une trave et d'un gouvernail avec la mche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d'outils, il court au rivage, tirant a prs lui par sa robe le saint homme pli, suant et soufflant, sous le faix de la toi le et des bois.

CHAPITRE IV NAVIGATION DE SAINT MAL SUR L'OCAN DE GLACE Le Diable, s'tant trouss jusqu'aux aisselles, trana l'auge sur le sable et la gra en moins d'une heure. Ds que le saint homme Mal se fut embarqu, cette cuve, toutes voiles dployes, fendit l es eaux avec une telle vitesse que la cte fut aussitt hors de vue. Le vieillard go uvernait au sud pour doubler le cap Land's End. Mais un courant irrsistible le po rtait au sud-ouest. Il longea la cte mridionale de l'Irlande et tourna brusquement vers le septentrion. Le soir, le vent frachit. En vain Mal essaya de replier la t oile. La cuve fuyait perdument vers les mers fabuleuses. la clart de la lune, les sirnes grasses du Nord, aux cheveux de chanvre, vinrent s oulever autour de lui leurs gorges blanches et leurs croupes roses; et, battant de leurs queues d'meraude la vague cumeuse, elles chantrent en cadence: O cours-tu, doux Mal, Dans ton auge perdue? Ta voile est gonfle Comme le sein de Junon Quand il en jaillit la Voie lacte. Un moment elles le poursuivirent, sous les toiles, de leurs rires harmonieux. Mai s la cuve fuyait plus rapide cent fois que le navire rouge d'un Viking. Et les pt rels, surpris dans leur vol, se prenaient les pattes aux cheveux du saint homme. Bientt une tempte s'leva, pleine d'ombre et de gmissements, et l'auge, pousse par un vent furieux, vola comme une mouette dans la brume et la houle. Aprs une nuit de trois fois vingt-quatre heures, les tnbres se dchirront soudain. Et le saint homme dcouvrit l'horizon un rivage plus tincelant que le diamant. Ce riva ge grandit rapidement, et bientt, la clart glaciale d'un soleil inerte et bas, Mal vit monter au-dessus des flots une ville blanche, aux rues muettes, qui, plus va ste que Thbes aux cent portes, tendait perte de vue les ruines de son forum de nei ge, de ses palais de givre, de ses arcs de cristal et de ses oblisques iriss. L'ocan tait couvert de glaces flottantes, autour desquelles nageaient des hommes m arins au regard sauvage et doux. Et Lviathan passa, lanant une colonne d'eau jusqu 'aux nues. Cependant, sur un bloc de glace qui nageait de conserve avec l'auge de pierre, u ne ourse blanche tait assise, tenant son petit entre ses bras, et Mal l'entendit q ui murmurait doucement ce vers de Virgile: Incipe parve puer. Et le vieillard, plein de tristesse et de trouble, pleura. L'eau douce avait, en se gelant, fait clater le baril qui la contenait. Et pour ta ncher sa soif, Mal suait des glaons. Et il mangeait son pain tremp d'eau sale. Sa bar be et ses cheveux se brisaient comme du verre. Sa robe recouverte d'une couche d e glace lui coupait chaque mouvement les articulations des membres. Les vagues m onstrueuses se soulevaient et leurs mchoires cumantes s'ouvraient toutes grandes s ur le vieillard. Vingt fois des paquets de mer emplirent l'embarcation. Et le li vre des saints vangiles, que l'aptre gardait prcieusement sous une couverture de po urpre, marque d'une croix d'or, l'ocan l'engloutit. Or, le trentime jour, la mer se calma. Et voici qu'avec une effroyable clameur du ciel et des eaux une montagne d'une blancheur blouissante, haute de trois cents pieds, s'avance vers la cuve de pierre. Mal gouverne pour l'viter; la barre se bri

se dans ses mains. Pour ralentir sa marche l'cueil, il essaye encore de prendre d es ris. Mais, quand il veut nouer les garcettes, le vent les lui arrache, et le filin, en s'chappant, lui brle les mains. Et il voit trois dmons aux ailes de peau noire, garnies de crochets, qui, pendus aux agrs, soufflent dans la toile. Comprenant cette vue que l'Ennemi l'a gouvern en toutes ces choses, il s'arme du signe de la Croix. Aussitt un coup de vent furieux, plein de sanglots et de hurle ments, soulve l'auge de pierre, emporte la mture avec toute la toile, arrache le g ouvernail et l'trave. Et l'auge s'en fut la drive sur la mer apaise. Le saint homme, s'agenouillant, ren dit grces au Seigneur, qui l'avait dlivr des piges du dmon. Alors il reconnut, assise sur un bloc de glace, l'ourse mre, qui avait parl dans la tempte. Elle pressait su r son sein son enfant bien-aim, et tenait la main un livre de pourpre marqu d'une croix d'or. Ayant accost l'auge de granit, elle salua le saint homme par ces mots : Pax tibi, Mal. Et elle lui tendit le livre. Le saint homme reconnut son vangliaire, et, plein d'tonnement, il chanta dans l'air tidi une hymne au Crateur et la cration. CHAPITRE V BAPTME DES PINGOUINS

Aprs tre all une heure la drive, le saint homme aborda une plage troite, ferme par de montagnes pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contourna nt les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s'assura ainsi que c'tait une le ronde, au milieu de laquelle s'levait une montagne couronne de nua ges. Il respirait avec joie la frache haleine de l'air humide. La pluie tombait, et cette pluie tait si douce que le saint homme dit au Seigneur: Seigneur, voici l'le des larmes, l'le de la contrition. La plage tait dserte. Extnu de fatigue et de faim, il s'assit sur une pierre, dans l es creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marqus de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n'y toucha point, disant: Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges. Et il mcha des lichens arrachs au creux des pierres. Le saint homme avait accompli presque entirement le tour de l'le sans rencontrer d 'habitants, quand il parvint un vaste cirque form par des rochers fauves et rouge s, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nues. La rverbration des glaces polaires avait brl les yeux du vieillard. Pourtant, une fa ible lumire se glissait encore entre ses paupires gonfles. Il distingua des formes animes qui se pressaient en tages sur ces rochers, comme une foule d'hommes sur le s gradins d'un amphithtre. Et en mme temps ses oreilles, assourdies par les longs b ruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c'tait l des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l'avait envoy eux pour leur ens eigner la loi divine, il les vanglisa. Mont sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage:

Habitants de cette le, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semb lez moins une troupe de pcheurs et de mariniers que le snat d'une sage rpublique. P ar votre gravit, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce r ocher sauvage une assemble comparable aux Pres-Conscrits de Rome dlibrant dans le te mple de la Victoire, ou plutt aux philosophes d'Athnes disputant sur les bancs de l'Aropage. Sans doute, vous ne possdez ni leur science ni leur gnie; mais peut-tre, au regard de Dieu, l'emportez vous sur eux. Je devine que vous tes simples et bon s. En parcourant les bords de votre le, je n'y ai dcouvert aucune image de meurtre , aucun signe de carnage, ni ttes ni chevelures d'ennemis suspendues une haute pe rche ou cloues aux portes des villages. Il me semble que vous n'avez point d'arts , et que vous ne travaillez point les mtaux. Mais vos coeurs sont purs et vos mai ns innocentes. Et la vrit entrera facilement dans vos mes. Or, ce qu'il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d'une allure grav e, c'taient des pingouins que runissait le printemps, et qui se tenaient rangs par couples sur les degrs naturels de la roche, debout dans la majest de leurs gros ve ntres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussai ent des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu'ils ne le s connaissaient pas et n'en avaient jamais reu d'offense; et il y avait en ce rel igieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extrmement ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosit amie, leur p etit oeil rond prolong en avant par une tache blanche ovale, qui donnait leur reg ard quelque chose de bizarre et d'humain. Touch de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l'vangile. Habitants de cette le, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l'image du jour spirituel qui se lve dans vos mes. Car je vous apporte la lumire i ntrieure; je vous apporte la lumire et la chaleur de l'me. De mme que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jsus-Christ fera fondre les glaces de vos co eurs. Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire la lumire du jour aime les chants alterns, les pingouins rpondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait dou ce, car ils taient dans la saison de l'amour. Et le saint homme, persuad qu'ils appartenaient quelque peuplade idoltre et faisai ent en leur langage adhsion la foi chrtienne, les invita recevoir le baptme. Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces r oches sont pleins d'une eau pure, et j'ai vu tantt, en me rendant votre assemble, plusieurs d'entre vous plongs dans ces baignoires naturelles. Or, la puret du corp s est l'image de la puret spirituelle. Et il leur enseigna l'origine, la nature et les effets du baptme. Le baptme, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Rgnration, Illumination. Et il leur expliqua successivement chacun de ces points. Puis, ayant bni pralablement l'eau qui tombait des cascades et rcit les exorcismes, il baptisa ceux qu'il venait d'enseigner, en versant sur la tte de chacun d'eux u ne goutte d'eau pure et en prononant les paroles consacres. Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits. CHAPITRE VI UNE ASSEMBLE AU PARADIS

Quand le baptme des pingouins fut connu dans le Paradis, il n'y causa ni joie ni tristesse, mais une extrme surprise. Le Seigneur lui-mme tait embarrass. Il runit une assemble de clercs et de docteurs et leur demanda s'ils estimaient que ce baptme ft valable. Il est nul, dit saint Patrick. Pourquoi est-il nul? demanda saint Gal, qui avait vanglis les Cornouailles et form le saint homme Mal aux travaux apostoliques. Le sacrement du baptme, rpondit saint Patrick, est nul quand il est donn des oiseaux , comme le sacrement du mariage est nul quand il est donn un eunuque. Mais saint Gal: Quel rapport prtendez-vous tablir entre le baptme d'un oiseau et le mariage d'un eun uque? Il n'y en a point. Le mariage est, si j'ose dire, un sacrement conditionne l, ventuel. Le prtre bnit par avance un acte; il est vident que, si l'acte n'est pas consomm, la bndiction demeure sans effet. Cela saute aux yeux. J'ai connu sur la t erre, dans la ville d'Antrim, un homme riche nomm Sadoc qui, vivant en concubinag e avec une femme, la rendit mre de neuf enfants. Sur ses vieux jours, cdant mes ob jurgations, il consentit l'pouser et je bnis leur union. Malheureusement le grand g e de Sadoc l'empcha de consommer le mariage. Peu de temps aprs, il perdit tous ses biens et Germaine (tel tait le nom de cette femme), ne se sentant point en tat de supporter l'indigence, demanda l'annulation d'un mariage qui n'avait point de ra lit. Le pape accueillit sa demande, car elle tait juste. Voil pour le mariage. Mais le baptme est confr sans restrictions ni rserves d'aucune sorte. Il n'y a point de doute: c'est un sacrement que les pingouins ont reu. Appel donner son avis, le pape saint Damase s'exprima en ces termes: Pour savoir si un baptme est valable et produira ses consquences, c'est--dire la san ctification, il faut considrer qui le donne et non qui le reoit. En effet, la vert u sanctifiante de ce sacrement rsulte de l'acte extrieur par lequel il est confr, sa ns que le baptis coopre sa propre sanctification par aucun acte personnel; s'il en tait autrement on ne l'administrerait point aux nouveau-ns. Et il n'est besoin, p our baptiser, de remplir aucune condition particulire; il n'est pas ncessaire d'tre en tat de grce; il suffit d'avoir l'intention de faire ce que fait l'glise, de pro noncer les paroles consacres et d'observer les formes prescrites. Or, nous ne pou vons douter que le vnrable Mal n'ait opr dans ces conditions. Donc les pingouins sont baptiss.

Y pensez-vous? demanda saint Gunol. Et que croyez-vous donc que soit le baptme? Le b aptme est le procd de la rgnration par lequel l'homme nat d'eau et d'esprit, car entr ns l'eau couvert de crimes, il en sort nophyte, crature nouvelle, abondante en fru its de justice; le baptme est le germe de l'immortalit; le baptme est le gage de la rsurrection; le baptme est l'ensevelissement avec le Christ en sa mort et la comm union la sortie du spulcre. Ce n'est pas un don faire des oiseaux. Raisonnons, me s pres. Le baptme efface le pch originel; or les pingouins n'ont pas t conus dans le p il remet toutes les peines du pch; or les pingouins n'ont pas pch; il produit la grc e et le don des vertus, unissant les chrtiens Jsus-Christ, comme les membres au ch ef, et il tombe sous le sens que les pingouins ne sauraient acqurir les vertus de s confesseurs, des vierges et des veuves, recevoir des grces et s'unir . Saint Damase ne le laissa point achever: Cela prouve, dit-il vivement, que le baptme tait inutile; cela ne prouve pas qu'il ne soit pas effectif. Mais ce compte, rpliqua saint Gunol, on baptiserait au nom du Pre, du Fils et de l'Es

prit, par aspersion ou immersion, non seulement un oiseau ou un quadrupde, mais a ussi un objet inanim, une statue, une table, une chaise, etc. Cet animal serait c hrtien, cette idole, cette table seraient chrtiennes! C'est absurde! Saint Augustin prit la parole. Il se fit un grand silence. Je vais, dit l'ardent vque d'Hippone, vous montrer, par un exemple, la puissance de s formules. Il s'agit, il est vrai, d'une opration diabolique. Mais s'il est tabli que des formules enseignes par le Diable ont de l'effet sur des animaux privs d'i ntelligence, ou mme sur des objets inanims, comment douter encore que l'effet des formules sacramentelles ne s'tende sur les esprits des brutes et sur la matire ine rte? Voici cet exemple: Il y avait, de mon vivant, dans la ville de Madaura, patrie du philosophe Apule, u ne magicienne qui il suffisait de brler sur un trpied, avec certaines herbes et en prononant certaines paroles, quelques cheveux coups sur la tte d'un homme pour att irer aussitt cet homme dans son lit. Or, un jour qu'elle voulait obtenir, de cett e manire, l'amour d'un jeune garon, elle brla, trompe par sa servante, au lieu des c heveux de cet adolescent, des poils arrachs une outre de peau de bouc qui pendait la boutique d'un cabaretier. Et la nuit, l'outre pleine de vin bondit travers l a ville, jusqu'au seuil de la magicienne. Le fait est vritable. Dans les sacremen ts comme dans les enchantements, c'est la forme qui opre. L'effet d'une formule d ivine ne saurait tre moindre en force et en tendue, que l'effet d'une formule infe rnale. Ayant parl de la sorte, le grand Augustin s'assit au milieu des applaudissements. Un bienheureux, d'un ge avanc et d'aspect mlancolique, demanda la parole. Personne ne le connaissait. Il se nommait Probus et n'tait point inscrit dans le canon des saints. Que la compagnie veuille m'excuser, dit-il. Je n'ai point d'aurole, et c'est sans c lat que j'ai gagn la batitude ternelle. Mais aprs ce que vient de vous dire le grand saint Augustin, je crois propos de vous faire part d'une cruelle exprience que j 'ai faite sur les conditions ncessaires la validit d'un sacrement. L'vque d'Hippone a bien raison de le dire: un sacrement dpend de la forme. Sa vertu est dans la fo rme; son vice est dans la forme. coutez, confesseurs et pontifes, ma lamentable h istoire. J'tais prtre Rome, sous le principat de l'empereur Gordien. Sans me recom mander comme vous par des mrites singuliers, j'exerais le sacerdoce avec pit. J'ai d esservi pendant quarante ans l'glise de Sainte-Modeste-hors-les-Murs. Mes habitud es taient rgulires. Je me rendais chaque samedi auprs d'un cabaretier nomm Barjas, qu i logeait avec ses amphores sous la porte Capne, et je lui achetais le vin que je consacrais chaque jour de la semaine. Je n'ai point, dans ce long espace de tem ps, manqu un seul matin de clbrer le trs saint sacrifice de la messe. Pourtant j'tais sans joie et c'est le coeur serr d'angoisse que je demandais sur les degrs de l'a utel: Pourquoi es-tu triste, mon me, et pourquoi me troubles-tu? Les fidles que je c onviais la sainte table me donnaient des sujets d'affliction, car ayant encore, pour ainsi dire, sur la langue l'hostie administre par mes mains, ils retombaient dans le pch, comme si le sacrement et t sur eux sans force et sans efficacit. J'attei gnis enfin le terme de mes preuves terrestres et, m'tant endormi dans le Seigneur, je me rveillai au sjour des lus. J'appris alors, de la bouche de l'ange qui m'avai t transport, que le cabaretier Barjas, de la porte Capne, vendait pour du vin une dcoction de racines et d'corces dans laquelle n'entrait point une seule goutte du jus de la vigne et que je n'avais pu transmuer ce vil breuvage en sang, puisque ce n'tait pas du vin, et que le vin seul se change au sang de Jsus-Christ, que par consquent toutes mes conscrations taient nulles et que, notre insu, nous tions, mes fidles et moi, depuis quarante ans privs du sacrement de l'eucharistie et excommu nis de fait. cette rvlation, je fus saisi d'une stupeur qui m'accable encore aujour d'hui dans ce sjour de la batitude. Je le parcours incessamment sur toute son tendu e sans rencontrer un seul des chrtiens que j'admis autrefois la sainte table dans

la basilique de la bienheureuse Modeste. Privs du pain des anges, ils s'abandonnrent sans force aux vices les plus abominabl es et ils sont tous alls en enfer. Je me plais penser que le cabaretier Barjas es t damn. Il y a dans ces choses une logique digne de l'auteur de toute logique. Nan moins mon malheureux exemple prouve qu'il est parfois fcheux que, dans les sacrem ents, la forme l'emporte sur le fond. Je le demande humblement: la sagesse ternel le n'y pourrait-elle remdier? Non, rpondit le Seigneur. Le remde serait pire que le mal. Si dans les rgles du salu t le fond l'emportait sur la forme, ce serait la ruine du sacerdoce. Hlas! mon Dieu, soupira l'humble Probus, croyez-en ma triste exprience: tant que vo us rduirez vos sacrements des formules votre justice rencontrera de terribles obs tacles. Je le sais mieux que vous, rpliqua le Seigneur. Je vois d'un mme regard les problmes actuels, qui sont difficiles, et les problmes futurs, qui ne le seront pas moins . Ainsi, je puis vous annoncer qu'aprs que le soleil aura tourn encore deux cent q uarante fois autour de la terre. Sublime langage! s'crirent les anges. Et digne du crateur du monde, rpondirent les pontifes. C'est, reprit le Seigneur, une faon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me dferai pas sans qu'il en cote mon immutabilit. Aprs donc que le soleil aura tourn encore deux cent quarante fois autour de la ter re, il ne se trouvera plus Rome un seul clerc sachant le latin. En chantant les litanies dans les glises, on invoquera les saints Orichel, Roguel et Totichel qui sont, vous le savez, des diables et non des anges. Beaucoup de voleurs, ayant d essein de communier, mais craignant d'tre obligs, pour obtenir leur pardon, d'aban donner l'glise les objets drobs, se confesseront des prtres errants qui, n'entendant ni l'italien ni le latin et parlant seulement le patois de leur village, iront, par les cits et les bourgs, vendre vil prix, souvent pour une bouteille de vin, la rmission des pchs. Vraisemblablement, nous n'aurons point nous soucier de ces ab solutions auxquelles manquera la contrition pour tre valables; mais il pourra bie n arriver que les baptmes nous causent encore de l'embarras. Les prtres deviendron t ce point ignares, qu'ils baptiseront les enfants in nomine patria et filia et spirita sancta, comme Louis de Potter se fera un plaisir de le relater au tome I II de son Histoire philosophique, politique et critique du christianisme. Ce ser a une question ardue que de dcider sur la validit de tels baptmes; car enfin, si je m'accommode pour mes textes sacrs d'un grec moins lgant que celui de Platon et d'u n latin qui ne cicronise gure, je ne saurais admettre comme formule liturgique un pur charabia. Et l'on frmit, quand on songe qu'il sera procd avec cette inexactitud e sur des millions de nouveau-ns. Mais revenons nos pingouins. Vos divines paroles, Seigneur, nous y ont dj ramens, dit saint Gal. Dans les signes de la religion et les rgles du salut, la forme l'emporte ncessairement sur le fond et la validit d'un sacrement dpend uniquement de sa forme. Toute la question est de savoir si oui ou non les pingouins ont t baptiss dans les formes. Or la rponse n' est pas douteuse. Les pres et les docteurs en tombrent d'accord, et leur perplexit n'en devint que plus cruelle. L'tat de chrtien, dit saint Corneille, ne va pas sans de graves inconvnients pour un pingouin. Voil des oiseaux dans l'obligation de faire leur salut. Comment y pour ront-ils russir? Les moeurs des oiseaux sont, en bien des points, contraires aux commandements de l'glise. Et les pingouins n'ont pas de raison pour en changer. J e veux dire qu'ils ne sont pas assez raisonnables pour en prendre de meilleures.

Ils ne le peuvent pas, dit le Seigneur; mes dcrets les en empchent. Toutefois, reprit saint Corneille, par la vertu du baptme, leurs actions cessent d e demeurer indiffrentes. Dsormais elles seront bonnes ou mauvaises, susceptibles d e mrite ou de dmrite. C'est bien ainsi que la question se pose, dit le Seigneur. Je n'y vois qu'une solution, dit saint Augustin. Les pingouins iront en enfer. Mais ils n'ont point d'me, fit observer saint Irne. C'est fcheux, soupira Tertullien. Sans doute, reprit saint Gal. Et je reconnais que le saint homme Mal, mon disciple , a, dans son zle aveugle, cr au Saint-Esprit de grandes difficults thologiques et po rt le dsordre dans l'conomie des mystres. C'est un vieil tourdi, s'cria en haussant les paules saint Adjutor d'Alsace. Mais le Seigneur, tournant sur Adjutor un regard de reproche: Permettez, dit-il: le saint homme Mal n'a pas comme vous, mon bienheureux, la scie nce infuse. Il ne me voit pas. C'est un vieillard accabl d'infirmits; il est moiti sourd et aux trois quarts aveugle. Vous tes trop svre pour lui. Cependant je reconn ais que la situation est embarrassante. Ce n'est heureusement qu'un dsordre passager, dit saint Irne. Les pingouins sont bap tiss, leurs oeufs ne le seront pas et le mal s'arrtera la gnration actuelle. Ne parlez pas ainsi, mon fils Irne, dit le Seigneur. Les rgles que les physiciens tab lissent sur la terre souffrent des exceptions, parce qu'elles sont imparfaites e t ne s'appliquent pas exactement la nature. Mais les rgles que j'tablis sont parfa ites et ne souffrent aucune exception. Il faut dcider du sort des pingouins bapti ss, sans enfreindre aucune loi divine et conformment au dcalogue ainsi qu'aux comma ndements de mon glise. Seigneur, dit saint Grgoire de Nazianze, donnez-leur une me immortelle. Hlas! Seigneur, qu'en feraient-ils? soupira Lactance. Ils n'ont pas une voix harmo nieuse pour chanter vos louanges. Ils ne sauraient clbrer vos mystres. Sans doute, dit saint Augustin, ils n'observeront pas la loi divine. Ils ne le pourront pas, dit le Seigneur. Ils ne le pourront pas, poursuivit saint Augustin. Et si, dans votre sagesse, Sei gneur, vous leur infusez une me immortelle, ils brleront ternellement en enfer, en vertu de vos dcrets adorables. Ainsi sera rtabli l'ordre auguste, troubl par ce vie ux Cambrien. Vous me proposez, fils de Monique, une solution correcte, dit le Seigneur, et qui s'accorde avec ma sagesse. Mais elle ne contente point ma clmence. Et, bien qu'i mmuable par essence, mesure que je dure, j'incline davantage la douceur. Ce chan gement de caractre est sensible qui lit mes deux testaments. Comme la discussion se prolongeait sans apporter beaucoup de lumires et que les b ienheureux montraient de la propension rpter toujours la mme chose, on dcida de cons ulter sainte Catherine d'Alexandrie. C'est ce qu'on faisait ordinairement dans l

es cas difficiles. Sainte Catherine avait, sur la terre, confondu cinquante doct eurs trs savants. Elle connaissait la philosophie de Platon aussi bien que l'critu re sainte et possdait la rhtorique. CHAPITRE VII UNE ASSEMBLE AU PARADIS (suite et fin) Sainte Catherine se rendit dans l'assemble, la tte ceinte d'une couronne d'meraudes , de saphirs et de perles, et vtue d'une robe de drap d'or. Elle portait au ct une roue flamboyante, image de celle dont les clats avaient frapp ses perscuteurs. Le Seigneur l'ayant invite parler, elle s'exprima en ces termes: Seigneur, pour rsoudre le problme que vous daignez me soumettre, je n'tudierai pas l es moeurs des animaux en gnral, ni celles des oiseaux en particulier. Je ferai seu lement remarquer aux docteurs, confesseurs et pontifes, runis dans cette assemble, que la sparation entre l'homme et l'animal n'est pas complte, puisqu'il se trouve des monstres qui procdent la fois de l'un et de l'autre. Tels sont les chimres, m oiti nymphes et moiti serpents; les trois gorgones, les capripdes; telles sont les scylles et les sirnes qui chantent dans la mer. Elles ont un buste de femme et un e queue de poisson. Tels sont aussi les centaures, hommes jusqu' la ceinture et c hevaux pour le reste. Noble race de monstres. L'un d'eux, vous ne l'ignorez poin t, a su, guid par les seules lumires de la raison, s'acheminer vers la batitude tern elle, et vous voyez parfois sur les nues d'or se cabrer sa poitrine hroque. Le cent aure Chiron mrita par ses travaux terrestres de partager le sjour des bienheureux: il fit l'ducation d'Achille; et ce jeune hros, au sortir des mains du centaure, vc ut deux ans, habill la manire d'une jeune vierge, parmi les filles du roi Lycomde. Il partagea leurs jeux et leur couche sans leur laisser souponner un moment qu'il n'tait point une jeune vierge comme elles. Chiron, qui l'avait nourri dans de si bonnes moeurs, est, avec l'empereur Trajan, le seul juste qui ait obtenu la glo ire cleste en observant la loi naturelle. Et pourtant ce n'tait qu'un demi-homme. Je crois avoir prouv par cet exemple qu'il suffit de possder quelques parties d'hom me, la condition toutefois qu'elles soient nobles, pour parvenir la batitude terne lle. Et ce que le centaure Chiron a pu obtenir sans tre rgnr par le baptme, comment de s pingouins ne le mriteraient-ils pas, aprs avoir t baptiss, s'ils devenaient demi- p ingouins et demi-hommes? C'est pourquoi je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Mal une tte et un buste humains, afin qu'ils puissent vous louer dignement, et de leur accorder une me immortelle, mais petite. Ainsi parla Catherine, et les pres, les docteurs, les confesseurs, les pontifes f irent entendre un murmure d'approbation. Mais saint Antoine, ermite, se leva et, tendant vers le Trs-Haut deux bras noueux et rouges: N'en faites rien, Seigneur mon Dieu, s'cria-t-il, au nom de votre saint Paraclet, n'en faites rien! Il parlait avec une telle vhmence que sa longue barbe blanche s'agitait son menton comme une musette vide la bouche d'un cheval affam. Seigneur, n'en faites rien. Des oiseaux tte humaine, cela existe dj. Sainte Catherin e n'a rien imagin de nouveau. L'imagination assemble et compare; elle ne cre jamais, rpliqua schement sainte Cathe rine. Cela existe dj, poursuivit saint Antoine, qui ne voulait rien entendre. Cela s'appe

lle les harpies, et ce sont les plus incongrus animaux de la cration. Un jour que , dans le dsert, je reus souper saint Paul, abb, je mis la table au seuil de ma cab ane, sous un vieux sycomore. Les harpies vinrent s'asseoir dans les branches; el les nous assourdirent de leurs cris aigus et fiantrent sur tous les mets. L'impor tunit de ces monstres m'empcha d'entendre les enseignements de saint Paul, abb, et nous mangemes de la fiente d'oiseau avec notre pain et nos laitues. Comment peuton croire que les harpies vous loueront dignement, Seigneur? Certes, dans mes tentations, j'ai vu beaucoup d'tres hybrides, non seulement des f emmes serpents et des femmes poissons, mais des tres composs avec plus d'incohrence encore, comme des hommes dont le corps tait fait d'une marmite, d'une cloche, d' une horloge, d'un buffet rempli de nourriture et de vaisselle, ou mme d'une maiso n avec des portes et des fentres, par lesquelles on apercevait des personnes occu pes des travaux domestiques. L'ternit ne suffirait pas s'il me fallait dcrire tous l es monstres qui m'ont assailli dans ma solitude, depuis les baleines gres comme de s navires jusqu' la pluie de bestioles rouges qui changeait en sang l'eau de ma f ontaine. Mais aucun n'tait aussi dgotant que ces harpies qui brlrent de leurs excrment s les feuilles de mon beau sycomore. Les harpies, fit observer Lactance, sont des monstres femelles au corps d'oiseau. Elles ont d'une femme la tte et la poitrine. Leur indiscrtion, leur impudence et leur obscnit procdent de leur nature fminine, ainsi que l'a dmontr le pote Virgile en on nide. Elles participent de la maldiction d've. Ne parlons plus de la maldiction d've, dit le Seigneur. La seconde ve a rachet la pre mire. Paul Orose, auteur d'une histoire universelle que Bossuet devait plus tard imite r, se leva et supplia le Seigneur: Seigneur, entendez ma prire et celle d'Antoine. Ne aon des centaures, des sirnes et des faunes, chers . Vous n'en aurez aucune satisfaction. Ces sortes de ns paennes et leur double nature ne les dispose pas Le suave Lactance rpliqua en ces termes: Celui qui vient de parler est assurment le meilleur historien qui soit dans le Par adis, puisqu'Hrodote, Thucydide, Polybe Tite-Live, Velleius Paterculus, Cornlius Np os, Sutone, Manthon, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Lampride, sont privs de la vu e de Dieu et que Tacite souffre en enfer les tourments dus aux blasphmateurs. Mai s il s'en faut que Paul Orose connaisse aussi bien les cieux que la terre. Car i l ne songe point que les anges, qui procdent de l'homme et de l'oiseau, sont la p uret mme. Nous nous garons, dit l'ternel. Que viennent faire ici ces centaures, ces harpies e t ces anges? Il s'agit de pingouins. Vous l'avez dit, Seigneur; il s'agit de pingouins, dclara le doyen des cinquante d octeurs confondus en leur vie mortelle par la vierge d'Alexandrie, et j'ose expr imer cet avis que, pour faire cesser le scandale dont les cieux s'meuvent, il fau t, comme le propose sainte Catherine qui nous a confondus, donner aux pingouins du vieillard Mal la moiti d'un corps humain, avec une me ternelle, proportionne cette moiti. Sur cette parole, il s'leva dans l'assemble un grand bruit de conversations partic ulires et de disputes doctorales. Les pres grecs contestaient avec les latins vhment ement sur la substance, la nature et les dimensions de l'me qu'il convenait de do nner aux pingouins. fabriquez plus de monstres la f aux Grecs assembleurs de fables monstres ont des inclinatio la puret des moeurs.

Confesseurs et pontifes, s'cria le Seigneur, n'imitez point les conclaves et les s ynodes de la terre. Et ne portez point dans l'glise triomphante ces violences qui troublent l'glise militante. Car, il n'est que trop vrai: dans tous les conciles , tenus sous l'inspiration de mon Esprit, en Europe, en Asie, en Afrique, les pre s ont arrach la barbe et les yeux aux pres. Toutefois ils furent infaillibles, car j'tais avec eux. L'ordre tant rtabli, le vieillard Hermas se leva et pronona ces lentes paroles: Je vous louerai, Seigneur, de ce que vous ftes natre Saphira, ma mre, parmi votre pe uple, aux jours o la rose du ciel rafrachissait la terre en travail de son Sauveur. Et je vous louerai, Seigneur, de m'avoir donn de voir de mes yeux mortels les apt res de votre divin fils. Et je parlerai dans cette illustre assemble parce que vo us avez voulu que la vrit sortt de la bouche des humbles, et je dirai: Changez ces pingouins en hommes. C'est la seule dtermination convenable votre justice et votr e misricorde. Plusieurs docteurs demandaient la parole; d'autres la prenaient. Personne n'couta it et tous les confesseurs agitaient tumultueusement leurs palmes et leurs couro nnes. Le Seigneur, d'un geste de sa droite, apaisa les querelles de ses lus: N'en dlibrons plus, dit-il. L'avis ouvert par le doux vieillard Hermas est le seul conforme mes desseins ternels. Ces oiseaux seront changs en hommes. Je prvois cela plusieurs inconvnients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu'ils n 'auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l'effet de ce changeme nt, sera bien moins enviable qu'il n'et t sans ce baptme et cette incorporation la f amille d'Abraham. Mais il convient que ma prescience n'entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte la libert humaine, j'ignore ce qu e je sais, j'paissis sur mes yeux les voiles que j'ai percs et, dans mon aveugle c lairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j'ai prvu. Et aussitt, appelant l'archange Raphal: Va trouver, lui dit-il, le saint homme Mal; avertis-le de sa mprise et dis-lui que, arm de mon Nom, il change ces pingouins en hommes. CHAPITRE VIII MTAMORPHOSE DES PINGOUINS L'archange, descendu dans l'le des Pingouins, trouva le saint homme endormi au cr eux d'un rocher, parmi ses nouveaux disciples. Il lui posa la main sur l'paule et , l'ayant veill, dit d'une voix douce: Mal, ne crains point! Et le saint homme, bloui par une vive lumire, enivr d'une odeur dlicieuse, reconnut l'ange du Seigneur et se prosterna le front contre terre. Et l'ange dit encore: Mal, connais ton erreur: croyant baptiser des enfants d'Adam, tu as baptis des oise aux; et voici que par toi des pingouins sont entrs dans l'glise de Dieu. ces mots, le vieillard demeura stupide. Et l'ange reprit:

Lve-toi, Mal, arme-toi du Nom puissant du Seigneur et dis ces oiseaux: Soyez des hom mes! Et le saint homme Mal, ayant pleur et pri, s'arma du Nom puissant du Seigneur et dit aux oiseaux: Soyez des hommes! Aussitt les pingouins se transformrent. Leur front s'largit et leur tte s'arrondit e n dme, comme Sainte-Marie Rotonde dans la ville de Rome. Leurs yeux ovales s'ouvr irent plus grands sur l'univers; un nez charnu habilla les deux fentes de leurs narines; leur bec se changea en bouche et de cette bouche sortit la parole; leur cou s'accourcit et grossit; leurs ailes devinrent des bras et leurs pattes des jambes; une me inquite habita leur poitrine. Pourtant il leur restait quelques traces de leur premire nature. Ils taient enclin s regarder de ct; ils se balanaient sur leurs cuisses trop courtes; leur corps rest ait couvert d'un fin duvet. Et Mal rendit grces au Seigneur de ce qu'il avait incorpor ces pingouins la famille d'Abraham. Mais il s'affligea la pense que, bientt, il quitterait cette le pour n'y plus reven ir et que, loin de lui, peut-tre, la foi des pingouins prirait, faute de soins, co mme une plante trop jeune et trop tendre. Et il conut l'ide de transporter leur le sur les ctes d'Armorique. J'ignore les desseins de la Sagesse ternelle, se dit-il. Mais si Dieu veut que l'le soit transporte, qui pourrait empcher qu'elle le ft? Et le saint homme du lin de son tole fila une corde trs mince, d'une longueur de q uarante pieds. Il noua un bout de cette corde autour d'une pointe de rocher qui perait le sable de la grve et, tenant la main l'autre bout de la corde, il entra d ans l'auge de pierre. L'auge glissa sur la mer, et remorqua l'le des Pingouins; aprs neuf jours de navig ation elle aborda heureusement au rivage des Bretons, amenant l'le avec elle. LIVRE II LES TEMPS ANCIENS CHAPITRE PREMIER LES PREMIERS VOILES Ce jour-l, saint Mal s'assit, au bord de l'ocan, sur une pierre qu'il trouva brlante . Il crut que le soleil l'avait chauffe, et il en rendit grces au Crateur du monde, ne sachant pas que le Diable venait de s'y reposer. L'aptre attendait les moines d'Yvern, chargs d'amener une cargaison de tissus et d e peaux, pour vtir les habitants de l'le d'Alca. Bientt il vit dbarquer un religieux nomm Magis, qui portait un coffre sur son dos. Ce religieux jouissait d'une grande rputation de saintet. Quand il se fut approch du vieillard, il posa le coffre terre et dit, en s'essuya nt le front du revers de sa manche: Eh bien, mon pre, voulez-vous donc vtir ces pingouins?

Rien n'est plus ncessaire, mon fils, rpondit le vieillard. Depuis qu'ils sont incor pors la famille d'Abraham, ces pingouins participent de la maldiction d've, et ils savent qu'ils sont nus, ce qu'ils ignoraient auparavant. Et il n'est que temps d e les vtir, car voici qu'ils perdent le duvet qui leur restait aprs leur mtamorphos e. Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage o l'on voyait les p ingouins occups pcher la crevette, cueillir des moules, chanter ou dormir; ils son t nus. Mais ne croyez-vous pas, mon pre, qu'il ne vaudrait pas mieux les laisser nus? Pourquoi les vtir? Lors qu'ils porteront des habits et qu'ils seront soumis la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruaut superflue. Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale laquelle les gentils eux-mmes se soumettent? La loi morale, rpliqua Magis, oblige les hommes qui sont des btes vivre autrement q ue des btes, ce qui les contrarie sans doute; mais aussi les flatte et les rassur e; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers des contraintes dont ils tirent vanit et sur lesquelles ils fondent e t leur scurit prsente et l'espoir de leur flicit future. Tel est le principe de toute morale. Mais ne nous garons point. Mes compagnons dchargent en cette le leur cargai son de tissus et de peaux. Songez-y, mon pre, tandis qu'il en est temps encore! C 'est une chose d'une grande consquence que d'habiller les pingouins. prsent, quand un pingouin dsire une pingouine, il sait prcisment ce qu'il dsire, et ses convoitis es sont bornes par une connaissance exacte de l'objet convoit. En ce moment, sur l a plage, deux ou trois couples de pingouins font l'amour au soleil. Voyez avec q uelle simplicit! Personne n'y prend garde et ceux qui le font n'en semblent pas e ux-mmes excessivement occups. Mais quand les pingouines seront voiles, le pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l'attire vers elles. Ses dsirs i ndtermins se rpandront en toutes sortes de rves et d'illusions; enfin, mon pre, il co nnatra l'amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les pingouines, bais sant les yeux et pinant les lvres, vous prendront des airs de garder sous leurs vo iles un trsor! Quelle piti! Le mal sera tolrable tant que ces peuples resteront rudes et pauvres; mais attende z seulement un millier d'annes et vous verrez de quelles armes redoutables vous a urez ceint, mon pre, les filles d'Alca. Si vous le permettez, je puis vous en don ner une ide par avance. J'ai quelques nippes dans cette caisse. Prenons au hasard une de ces pingouines dont les pingouins font si peu de cas, et habillons-la le moins mal que nous pourrons. En voici prcisment une qui vient de notre ct. Elle n'est ni plus belle ni plus laide que les autres; elle est jeune. Personne ne la regarde. Elle chemine indolemment sur la falaise, un doigt dans le nez et se grattant le dos jusqu'au jarret. Il ne vous chappe pas, mon pre, qu'elle a les paules troites, les seins lourds, le vent re gros et jaune, les jambes courtes. Ses genoux, qui tirent sur le rouge, grima cent tous les pas qu'elle fait, et il semble qu'elle ait chaque articulation des jambes une petite tte de singe. Ses pieds, panouis et veineux, s'attachent au roc her par quatre doigts crochus, tandis que les gros orteils se dressent sur le ch emin comme les ttes de deux serpents pleins de prudence. Elle se livre la marche; tous ses muscles sont intresss ce travail, et, de ce que nous les voyons fonction ner dcouvert, nous prenons d'elle l'ide d'une machine marcher, plutt que d'une mach ine faire l'amour, bien qu'elle soit visiblement l'une et l'autre et contienne e n elle plusieurs mcanismes encore. Eh bien, vnrable aptre, vous allez voir ce que je vais vous en faire. ces mots, le moine Magis atteint en trois bonds la femme pingouine, la soulve, l' emporte replie sous son bras, la chevelure tranante, et la jette pouvante aux pieds du saint homme Mal.

Et tandis qu'elle pleure et le supplie de ne lui point faire de mal, il tire de son coffre une paire de sandales et lui ordonne de les chausser. Serrs dans les cordons de laine, ses pieds, fit-il observer au vieillard, en paratr ont plus petits. Les semelles, hautes de deux doigts, allongeront lgamment ses jam bes et le faix qu'elles portent en sera magnifi. Tout en nouant ses chaussures, la pingouine jeta sur le coffre ouvert un regard curieux, et, voyant qu'il tait plein de joyaux et de parures, elle sourit dans se s larmes. Le moine lui tordit les cheveux sur la nuque et les couronna d'un chapeau de fle urs. Il lui entoura les poignets de cercles d'or et, l'ayant fait mettre debout, il lui passa sous les seins et sur le ventre un large bandeau de lin, allguant q ue la poitrine en concevrait une fiert nouvelle et que les flancs en seraient vids pour la gloire des hanches. Au moyen des pingles qu'il tirait une une de sa bouche, il ajustait ce bandeau. Vous pouvez serrer encore, fit la pingouine. Quand il eut, avec beaucoup d'tude et de soins, contenu de la sorte les parties m olles du buste, il revtit tout le corps d'une tunique rose, qui en suivait mollem ent les lignes. Tombe-t-elle bien? demanda la pingouine. Et, la taille flchie, la tte de ct, le menton sur l'paule, elle observait d'un regard attentif la faon de sa toilette. Magis lui ayant demand si elle ne croyait pas que la robe ft un peu longue, elle rp ondit avec assurance que non, qu'elle la relverait. Aussitt, tirant de la main gauche sa jupe par derrire, elle la serra obliquement a u-dessus des jarrets, prenant soin de dcouvrir peine les talons. Puis elle s'loign a pas menus en balanant les hanches. Elle ne tournait pas la tte; mais en passant prs d'un ruisseau, elle s'y mira du c oin de l'oeil. Un pingouin, qui la rencontra d'aventure, s'arrta surpris, et rebroussant chemin, se mit la suivre. Comme elle longeait le rivage, des pingouins qui revenaient d e la pche s'approchrent d'elle et, l'ayant contemple, marchrent sur sa trace. Ceux q ui taient couchs sur le sable se levrent et se joignirent aux autres. Sans interruption, son approche, dvalaient des sentiers de la montagne, sortaient des fentes des rochers, mergeaient du fond des eaux, de nouveaux pingouins qui g rossissaient le cortge. Et tous, hommes mrs aux robustes paules, la poitrine velue, souples adolescents, vieillards secouant les plis nombreux de leur chair rose a ux soies blanches, ou trainant leurs jambes plus maigres et plus seches que le bt on de genvrier qui leur en faisait une troisime, se pressaient, haletants, et ils exhalaient une cre odeur et des souffles rauques. Cependant, elle allait tranquil le et semblait ne rien voir. Mon pre, s'cria Magis, admirez comme ils cheminent tous le nez dard sur le centre sp hrique de cette jeune demoiselle, maintenant que ce centre est voil de rose. La sp hre inspire les mditations des gomtres par le nombre de ses proprites; quand elle pro cde de la nature physique et vivante, elle en acquiert des qualits nouvelles. Et p our que l'intrt de cette figure fut pleinement rvl aux pingouins, il fallut que, cess

ant de la voir distinctement par leurs yeux, ils fussent amens se la reprsenter en esprit. Moi-mme, je me sens cette heure irrsistiblement entran vers cette pingouine . Est-ce parce que sa jupe lui a rendu le cul essentiel, et que, le simplifiant avec magnificence, elle le revt d'un caractre synthtique et gnral et n'en laisse parat re que l'ide pure, le principe divin, je ne saurais le dire; mais il me semble qu e, si je l'embrassais, je tiendrais dans mes mains le firmament des volupts humai nes. Il est certain que la pudeur communique aux femmes un attrait invincible. M on trouble est tel que j'essayerais en vain de le cacher. Il dit, et troussant sa robe horriblement, il s'lance sur la queue des pingouins, les presse, les culbute, les surmonte, les foule aux pieds, les crase, atteint l a fille d'Alca, la saisit pleines mains par l'orbe rose qu'un peuple entier crib le de regards et de dsirs et qui soudain disparat, aux bras du moine, dans une gro tte marine. Alors les pingouins crurent que le soleil venait de s'teindre. Et le saint homme Mal connut que le Diable avait pris les traits du moine Magis pour donner des voi les la fille d'Alca. Il tait troubl dans sa chair et son me tait triste. En regagnan t pas lents son ermitage, il vit de petites pingouines de six sept ans, la poitr ine plate et les cuisses creuses, qui s'taient fait des ceintures d'algues et de gomons et parcouraient la plage en regardant si les hommes ne les suivaient pas. CHAPITRE II LES PREMIERS VOILES (SUITE ET FIN) Le saint homme Mal ressentait une profonde affliction de ce que les premiers voil es mis une fille d'Alca eussent trahi la pudeur pingouine, loin de la servir. Il n'en persista pas moins dans son dessein de donner des vtements aux habitants de l'le miraculeuse. Les ayant convoqus sur le rivage, il leur distribua les habits que les religieux d'Yvern avaient apports. Les pingouins reurent des tuniques cour tes et des braies, les pingouines des robes longues. Mais il s'en fallut de beau coup que ces robes fissent l'effet que la premire avait produit. Elles n'taient pa s aussi belles, la faon en tait rude et sans art, et l'on n'y faisait plus attenti on puisque toutes les femmes en portaient. Comme elles prparaient les repas et tr availlaient aux champs, elles n'eurent bientt plus que des corsages crasseux et d es cotillons sordides. Les pingouins accablaient de travail leurs malheureuses c ompagnes qui ressemblaient des btes de somme. Ils ignoraient les troubles du coeu r et le dsordre des passions. Leurs moeurs taient innocentes. L'inceste, trs frquent , y revtait une simplicit rustique, et si l'ivresse portait un jeune garon violer s on aeule, le lendemain, il n'y songeait plus. CHAPITRE III LE BORNAGE DES CHAMPS ET L'ORIGINE DE LA PROPRIT L'le ne gardait point son pre aspect d'autrefois, lorsque, au milieu des glaces fl ottantes elle abritait dans un amphithtre de rochers un peuple d'oiseaux. Son pic neigeux s'tait affaiss et il n'en subsistait plus qu'une colline, du haut de laque lle on dcouvrait les rivages d'Armorique, couverts d'une brume ternelle, et l'ocan sem de sombres cueils, semblables des monstres demi soulevs sur l'abme. Ses ctes taient maintenant trs tendues et profondment dcoupes, et sa figure rappelait a feuille de mrier. Elle se couvrit soudain d'une herbe sale, agrable aux troupeaux , de saules, de figuiers antiques et de chnes augustes. Le fait est attest par Bed e le Vnrable et plusieurs autres auteurs dignes de foi. Au nord, le rivage formait une baie profonde, qui devint par la suite un des plu s illustres ports de l'univers. l'est, au long d'une cte rocheuse battue par une mer cumante, s'tendait une lande dserte et parfume. C'tait le rivage des Ombres, o les

habitants de l'le ne s'aventuraient jamais, par crainte des serpents nichs dans l e creux des roches et de peur d'y rencontrer les mes des morts, semblables des fl ammes livides. Au sud, des vergers et des bois bordaient la baie tide des Plongeo ns. Sur ce rivage fortun le vieillard Mal construisit une glise et un moustier de b ois. l'ouest, deux ruisseaux, le Clange et la Surelle, arrosaient les valles fert iles des Dalles et des Dombes. Or, un matin d'automne, le bienheureux Mal, qui se promenait dans la valle du Clan ge en compagnie d'un religieux d'Yvern, nomm Bulloch, vit passer par les chemins des troupes d'hommes farouches, chargs de pierres. En mme temps, il entendit de to utes parts des cris et des plaintes monter de la valle vers le ciel tranquille. Et il dit Bulloch: J'observe avec tristesse, mon fils, que les habitants de cette le, depuis qu'ils s ont devenus des hommes, agissent avec moins de sagesse qu'auparavant. Lorsqu'ils taient oiseaux, ils ne se querellaient que dans la saison des amours. Et mainten ant ils se disputent en tous les temps; ils se cherchent noise t comme hiver. Comb ien ils sont dchus de cette majest paisible qui, rpandue sur l'assemble des pingouin s, la rendait semblable au snat d'une sage rpublique! Regarde, mon fils Bulloch, du ct de la Surelle. Il se trouve prcisment dans la frache valle une douzaine d'hommes pingouins, occups s'assommer les uns les autres avec d es bches et des pioches dont il vaudrait mieux qu'ils travaillassent la terre. Ce pendant, plus cruelles que les hommes, les femmes dchirent de leurs ongles le vis age de leurs ennemis. Hlas! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi? Par esprit d'association, mon pre, et prvision de l'avenir, rpondit Bulloch. Car l'h omme est par essence prvoyant et sociable. Tel est son caractre. Il ne peut se con cevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, matre, s'approprient des terres. Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils changent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irrites, en juger par le ton. Ils s'accusent rciproquement de vol et d'usurpation, rpondit Bulloch. Tel est le sens gnral de leurs discours. ce moment, le saint homme Mal, joignant les mains, poussa un grand soupir: Ne voyez-vous pas, mon fils, s'cria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le n ez de son adversaire terrass, et cet autre qui broie la tte d'une femme sous une p ierre norme? Je les vois, rpondit Bulloch. Ils crent le droit; ils fondent la proprit; ils tablisse nt les principes de la civilisation, les bases des socits et les assises de l'Etat . Comment cela? demanda le vieillard Mal. En bornant leurs champs. C'est l'origine de toute police. Vos pingouins, matre, ac complissent la plus auguste des fonctions. Leur oeuvre sera consacre travers les sicles par les lgistes, protge et confirme par les magistrats. Tandis que le moine Bulloch prononait ces paroles, un grand pingouin la peau blan che, au poil roux, descendait dans la valle, un tronc d'arbre sur l'paule. S'appro chant d'un petit pingouin, tout brl du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cr ia: Ton champ est moi!

Et, ayant prononc cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tte du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultive par ses mains. ce spectacle, le saint homme Mal frmit de tout son corps et versa des larmes abond antes. Et d'une voix touffe par l'horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prire: Mon Dieu, mon Seigneur, toi qui reus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Can, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immol sur son champ, et fais sentir a u meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave of fense ta justice, Seigneur, que ce meurtre et ce vol? Prenez garde, mon pre, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtr e et le vol est en effet la guerre et la conqute, fondements sacrs des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considrez surto ut qu'en blmant le grand pingouin, vous attaquez la proprit dans son origine et son principe. Je n'aurai pas de peine vous le dmontrer. Cultiver la terre est une ch ose, possder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas tre conf ondues. En matire de proprit, le droit du premier occupant est incertain et mal ass is. Le droit de conqute, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu'il est le seul qui se fasse respecter. La proprit a p our unique et glorieuse origine la force. Elle nat et se conserve par la force. E n cela elle est auguste et ne cde qu' une force plus grande. C'est pourquoi il est juste de dire que quiconque possde est noble. Et ce grand homme roux, en assomma nt un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder l'instant une trs nob le maison sur cette terre. Je veux l'en fliciter. Ayant ainsi parl, Bulloch s'approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sil lon ensanglant, s'appuyait sur sa massue. Et s'tant inclin jusqu' terre: Seigneur Greatauk, prince trs redout, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, com me au fondateur d'une puissance lgitime et d'une richesse hrditaire. Enfoui dans vo tre champ, le crne du vil pingouin que vous avez abattu attestera jamais les droi ts sacrs de votre postrit sur cette terre anoblie par vous. Heureux vos fils et les fils de vos fils! Ils seront Greatauk ducs du Skull, et ils domineront sur l'le d'Alca. Puis, levant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Mal: Mon pre, bnissez Greatauk. Car toute puissance vient de Dieu. Mal restait immobile et muet, les yeux levs vers le ciel: il prouvait une incertitu de douloureuse juger la doctrine du moine Bulloch. C'est pourtant cette doctrine qui devait prvaloir aux poques de haute civilisation. Bulloch peut tre considr comme le crateur du droit civil en Pingouinie. CHAPITRE IV LA PREMIRE ASSEMBLE DES TATS DE PINGOUINIE. Mon fils Bulloch, dit le vieillard Mal, nous devons faire le dnombrement des Pingou ins et inscrire le nom de chacun d'eux dans un livre. Rien n'est plus urgent, rpondit Bulloch; il ne peut y avoir de bonne police sans c ela.

Aussitt l'aptre, avec le concours de douze religieux, fit procder au recensement du peuple. Et le vieillard Mal dit ensuite: Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impt quitable, afin de subvenir aux dpenses publiques et l'ent retien de l'abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C'est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d'Alca, et d'accord avec eux nous tablirons l'impt. Les Anciens, ayant t convoqus, se runirent, au nombre de trente, dans la cour du mou stier de bois, sous le grand sycomore. Ce furent les premiers tats de Pingouinie. Ils taient forms aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Gr eatauk, comme le plus noble des Pingouins, s'assit sur la plus haute pierre. Le vnrable Mal prit place au milieu de ses religieux et pronona ces paroles: Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plat, les richesses aux hommes et les leu r retire. Or, je vous ai rassembls pour lever sur le peuple des contributions afi n de subvenir aux dpenses publiques et l'entretien des religieux. J'estime que ce s contributions doivent tre en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qu i a cent boeufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un. Quand le saint homme eut parl, Morio, laboureur Anis-sur-Clange, un des plus rich es hommes parmi les Pingouins, se leva et dit: O Mal, mon pre, j'estime qu'il est juste que chacun contribue aux dpenses publiques et aux frais de l'glise. Pour ce qui est de moi, je suis prt me dpouiller de tout c e que je possde dans l'intrt de mes frres pingouins et, s'il le fallait, je donnerai s de grand coeur jusqu' ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposs, comme moi, faire le sacrifice de leurs biens; et l'on ne saurait douter de leur dvouem ent absolu au pays et la religion. Il faut donc considrer uniquement l'intrt public et faire ce qu'il commande. Or ce qu'il commande, mon pre, ce qu'il exige, c'est de ne pas beaucoup demander ceux qui possdent beaucoup; car alors les riches ser aient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des r iches; c'est pourquoi ce bien est sacr. N'y touchez pas: ce serait mchancet gratuit e. prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont gure nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongea nt le pays dans la misre. Tandis que, si vous demandez un peu d'aide chaque habit ant, sans gard son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vou s n'aurez pas vous enqurir de ce que possdent les citoyens, qui regarderaient tout e recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le mon de galement et lgrement, vous pargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l'impt la richess e? Hier j'avais deux cents boeufs; aujourd'hui j'en ai soixante, demain j'en aur ais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n'en a que deux , mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche? Les si gnes de l'opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c'est que tout le monde b oit et mange. Imposez les gens d'aprs ce qu'ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice. Ainsi parla Morio, aux applaudissements des