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Presses Universitaires du Mirail Utopies hebdomadaires. L'Amérique latine des bandes dessinées Author(s): Jacques GILARD Source: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQ CENTS ANS (1992), pp. 117-139 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853132 . Accessed: 15/06/2014 02:25 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.230 on Sun, 15 Jun 2014 02:25:41 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

Utopies hebdomadaires. L'Amérique latine des bandes dessinéesAuthor(s): Jacques GILARDSource: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQCENTS ANS (1992), pp. 117-139Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853132 .

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C.M.H.L.B. CARAVELLE n* 58, pp. 117-140, Toulouse, 1992.

Utopies hebdomadaires. I/Amérique latine des bandes dessinées

PAR

Jacques GILARD Institut Pluridisciplinaire d'Etudes sur V Amérique Latine,

Université de Toulouse-Le Mirait

La majeure partie, et pendant longtemps la meilleure sans aucun doute, des bandes dessinées d'expression française a été produite par des auteurs belges. C'est donc principalement de Belgique que pro- vient ce que les enfants et adolescents français consomment dans ce domaine depuis les années 1930, et c'est surtout grâce aux scéna- ristes et dessinateurs réunis autour des éditions Castermann (Bru- xelles) et Dupuis (Marcinelle-Charleroi) que ce secteur de production culturelle a pu préserver un espace non négligeable face à la pression nord-américaine - tout en sachant s'inspirer des meilleurs modèles venus d'outre-Atlantique pour développer des œuvres originales. A ce dernier fait s'est ajouté le prestige durable dont a joui, y com- pris auprès des adultes de milieux réputés exigeants, une série comme celle des aventures de Tintin, dessinées par Hergé, dont les albums constamment réédités (à côté de ceux d'autres auteurs, moins prestigieux mais sûrement pas inférieurs, comme Franquin, Morris ou Péyo) ont accompagné et soutenu les diverses publications hebdo-

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madaires. Celles-ci sont, ou étaient, le véritable espace de la b.d. qui s'y déploie épisode après épisode, l'espace où doivent se tester et se confirmer les talents en se soumettant au verdict toujours renou- velé de ceux qui ont espéré une semaine entière que se comble le vide laissé par le dernier « à suivre ». Là s'ébauchait une certaine idée du monde, un monde découpé en petites images rectangulaires, lesquelles rejoignaient et complétaient celles du cinéma - autre machine à faire rêver en images - , avant que n'interviennent celles de la télévision, concurrence fatale. C'est de la sorte, semaine après semaine entre 1945 et 1970 ou 1975, que plusieurs générations de Français se sont forgé une Amérique latine imaginaire : dans l'attente et la lecture du Journal de Tintin, de Pilote ou de quelques autres et particulièrement de Spirou, le plus durable de ceux que l'on n'appelle plus guère les journaux illustrés.

Lorsque, dans son Facundo, Domingo Faustino Sarmiento voulait oublier momentanément ce qui séparait son Amérique espagnole de l'Europe développée et des Etats-Unis, et cherchait l'élément qui pût la rattacher aux pôles de la civilisation, il parlait du « monde chrétien ». Le lien ainsi établi était fragile - Sarmiento le savait bien - et ce sont d'autres éléments - ceux de l'économie notam- ment - qui ont joué, et dans le sens contraire aux vœux de Sar- miento. Avant que l'on ne parte du Tiers monde, la b.d. avait em- boîté le pas de l'histoire et avait forgé le concept, ou l'image, sans se mettre en quête d'un mot apte à l'exprimer. Il suffit de voir dans quels pays se déroulent les aventures de Tintin dessinées par Hergé avant 1939 : la « civilisation » y est réduite à une partie de l'Europe occidentale et la barbarie tient le reste du monde. La b.d. d'après- guerre précisera mieux, peut-être parce qu'on ne lui permettra pas d'évoquer l'Europe socialiste ni l'Espagne franquiste : alors même que se sera mise en marche la décolonisation et que l'on sera près de déboucher sur le concept de Tiers monde, le territoire de la barbarie, une barbarie teintée d'un stigmate racial jamais complè- tement déclaré, se réduira à l'Amérique latine, à l'Afrique et à l'Asie: le Tiers monde délimité avant la lettre comme territoire ouvert aux aventures du héros de b.d.

Il est donc important de remarquer que les dessinateurs, majo- ritairement belges, et leur jeune public, très majoritairement fran- çais, avaient en commun un élément capital : l'expérience coloniale, au Congo pour les premiers, en plusieurs points du monde mais particulièrement en Afrique noire pour le second. Le vieux schéma fondateur de Fenimore Cooper, précisé en Hispano-Amérique comme civilisation contre barbarie, était donc déplacé et aggravé : la b.d. se fondait plutôt, quoique sans le dire ouvertement (l'aventure

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d'abord), sur le schéma de colonisation contre... autre chose qui était plutôt la sauvagerie. Les manuels scolaires de la IIP Répu- blique, prolongés par ceux de la IVe, avaient accoutumé les élèves des écoles à l'idée que leur pays ne s'était implanté en Afrique que pour émanciper des sauvages. Sur ce point, les dessinateurs belges, fondés sur l'expérience africaine de leur propre pays, n'étaient pas en reste. La rencontre pouvait se faire sur un terrain qui ne serait jamais nommé. C'est donc, très largement, une expérience africaine avantageusement interprétée qui s'est trouvée plaquée sur l'ensemble des pays propres au déroulement d'aventures exotiques. L'Amérique latine perdait ainsi, dans les petites images rectangulaires, ce que Sarmiento avait voulu préserver, et quelques autres éléments, dont la spécificité des sociétés amérindiennes.

Le sauvage est foncièrement bon, on le sait depuis Rousseau, mais on sait aussi, au moins depuis les grands voyages du XVIIIe, qu'il est imprévisible, donc potentiellement dangereux. Le colonisateur et civilisateur est sans aucun doute généreux, mais sa générosité et sa vigilance peuvent parfois être prises en défaut. Car les brebis galeuses ne manquent pas des deux côtés : c'est ce que nous dit, entre autres choses, le premier « Tintín » ayant trait à l'Amérique latine : L'oreille cassée. Comme il ne saurait y avoir d'aventure sans tort à redresser, le Mal doit intervenir, et dans ce monde frontalier de civilisés et de sauvages le méchant doit agir, mû par la repre- hensible ambition - encore un topique de Jean-Jacques - et le plus souvent selon le biais du complot.

Le manichéisme inhérent à toute forme d'art narratif populaire, et donc inévitable dans la bande dessinée, se trouvait avoir, de la sorte, un redoutable arrière-fond de présupposés, tant chez les producteurs que chez les consommateurs de la b.d. d'expression française. Présupposés qui avaient trait aux aspects génétiques et culturels, et qui allaient peser lourd dans l'élaboration d'une image de l'Amérique latine. L'époque s'y prêtait, elle aussi de façon redou- table : ou bien la décolonisation n'était pas à l'ordre du jour (avant 1939), ou bien elle était crise non grata dans l'univers des petits rectangles hebdomadaires (après 1945, et même bien après 1960). Au fur et à mesure que s'estompait la résonnance de la guerre contre l'Axe, c'était la guerre froide qui occupait un peu subrep- ticement le terrain laissé par ce reflux, et le héros, désormais dou- blement occidental, pouvait évoluer encore dans un monde sans nuances, de bons et de méchants - et ce d'autant plus que les hebdomadaires les plus vendus, ceux (il est vrai) qui offraient les meilleurs scenarii et les meilleurs dessins, appartenaient à des mai- sons d'éditions bien pensantes, lesquelles n'allaient pas tenir à s'em-

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barrasser de nuances (même si le Mal n'était jamais nommément désigné, vente oblige). Dans la b.d., le Mal resta tel qu'en lui-même ; la subversion était toujours présentée comme de nature morale, rupture de l'harmonie du monde, même si, notamment quant aux questions raciales, certaines idées risquaient de faire leur chemin dans l'esprit du jeune lecteur.

C'est ce qui explique que l'histoire de l'Amérique latine - comme celle des autres parties du Tiers monde - soit longtemps restée figée dans la b.d. Une situation archétypique avait été fixée dès avant 1939 : c'était la guerre du Chaco qui l'avait fournie et c'était encore L'oreille cassée qui en avait fixé le motif axial. D'autres images du continent, elles aussi condensées par la b.d., venaient du XIXe : le physique du rastaquouère, le dictateur, le complot, le coup d'Etat, la guerre civile. Celle-ci était un cliché qu'avait réactivé la Révolution mexicaine, qui est restée comme motif étonnamment fort jusqu'à ime date récente. Mais c'est la guerre du Chaco, revisitée par la confrontation Est-Ouest des années 50, qui réunit tous ces motifs en une combinaison qui durera et restera stable bien après la Révolution cubaine. Il est vrai que celle-ci, de même que les mou- vements du Tiers monde, n'allait pas pouvoir se faire une vraie place, filtrée ou freinée qu'elle devait être par la ligne rigide des éditeurs. On la reconnaît peu, soit parce qu'elle est proscrite, soit parce qu'elle est occultée ou absorbée par le schéma encore domi- nant, celui qui s'était renforcé et figé avec la guerre froide. Les dictatures militaires des années 1970 n'ont pas non rilus pu appa- raître sous un jour bien précis : elles se sont perdues dans le sté- réotype depuis longtemps établi. Et le moment où les idées se libèrent quelque peu en b.d., le moment où scénaristes et dessi- nateurs se mettent enfin à parler du monde contemporain et, entre autres, de l'Amérique latine est aussi celui de la crise des ventes, qui favorise ce dégel trop tardif : la concurrence de la télévision est devenue trop forte.

Les hebdomadaires qui survivent, parfois pour peu de temps, sont alors submergés par l'image télévisée de deux côtés à la fois : dans le domaine de la fiction, par les séries et feuilletons américains et les dessins animés japonais ; dans le domaine de l'actualité, par le journal télévisé et par les magazines de reportage. La b.d. d'aventure essaie de résister, et le fait mal ou très mal ; la b.d. comique s'efface, parfois parce que ses meilleurs auteurs se sont lassés, d'autres fois parce qu'il n'y a plus où publier, d'autres encore parce que le talent fait défaut pour créer de bonnes séries nouvelles. Il reste, et c'est particulièrement net dans le cas des thèmes latino-améri- cains, une voie étroite : une modalité de b.d. aux intentions didao

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tiques, qui tente d'élaborer un genre d'aventure se démarquant des séries télévisées et de tenir compte de ces problèmes socio-écono- miques et culturels que la frilosité des éditeurs et l'auto-censure des auteurs avaient éludés pendant si longtemps"; c'est ce que ten- tent des auteurs comme Wasterlain (les aventures de Jeannette Pointu) et Jarry (Boy, puis les Baroudeurs sans Frontières), tous deux dans Spirou, dernier survivant des hebdomadaires de Tage d'or. Mais nous sommes alors dans les années 1980 et l'Amérique latine n'aura jamais été vue, ou peu s'en faut, selon les lignes domi- nantes de son histoire récente : on s'ouvre maintenant à des pro- blèmes tels que la faim dans le monde, le développement, l'action des ONG - un prisme sûrement moins déformant, mais non exempt des vieux facteurs de bonne conscience.

L'aventure, certes, n'est pas tout à fait morte dans cette Amérique de papier, même si les séries qui s'en réclament encore pleinement sont très médiocres (les aventures de Archie Cash, par Martens et Malik; celles de Quentin Foloiseau, par Hiettre et Brouard) et de survie incertaine ; même si une tentative de relance par un mariage de l'exotisme et de la science-fiction apparaît et échoue (les aven- tures de l'agent 421, par Maltaite et Desberg). Ainsi les séries plus didactiques de Wasterlain et de Jarry, déjà cités, s'efforcent de préserver l'attrait d'un récit bien mené. Au total, le réveil a été dur, ponctué par la disparition d'hebdomadaires qui avaient pu se pren- dre pour des institutions. La b.d. pour enfants et adolescents a voulu s'en tenir, surtout pour les exotiques pays du Tiers monde, à l'univers de la frontière vierge, tel que l'avait établi Fenimore Cooper, et l'a figé dans ce que pouvait être son image aux alentours de 1950 - avec guerre froide et sans télévision. L'image télévisée, celle de la fiction et celle de l'actualité, en a eu raison. Faut-il s'étonner qu'un sort semblable ait affecté le western, autre enfant de Fenimore Cooper, à son tour inspirateur de la b.d. européenne et affleurant souvent lorsqu'il y est question de l'Amérique latine ? Mais si la b.d. d'expression française, marquée en outre par la colonisation de l'Afrique noire, a pu au moins subsister, peut-être le doit-elle au talent de certains de ses auteurs qui, par le biais de l'imagination, ont su lui donner une impulsion qui dure encore. Il y a dix, vingt ou trente ans (car il faut compter en décennies), ces auteurs ont été capables d'exprimer, d'annoncer le contraire de ce qu'ils étaient autorisés à dire. Le contraire ou autre chose. Grâce à eux, on avait déjà pu voir un peu de l'Amérique latine.

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L'utopie américaine.

Commençons par une citation :

Quand le Macasara fut envahi par les troupes coronadoriennes, il apparut qu'il s'agissait d'une guerre d'agression. Il y avait longtemps que le Coronador voulait annexer le pacifique Maca- sara, mais celui-ci n'était pas disposé à se laisser faire.

Tel est le texte d'introduction d'une histoire parue dans Spirou en 1966, La guerre en caleçon (dessin et scénario de Tillieux, à partir du n° 1453, du 17 février 1966). Très oubliable histoire, mais dont l'amorce nous situe avec toute la précision souhaitable : on n'est nulle part. Les noms de ces pays imaginaires nous disent bien que l'on est sur la frontière où se touchent le monde ibérique et l'Orient : aux Indes. Et peu importe qu'elles soient de Castille ou du Portugal, peu importe qu'elles soient orientales ou occidentales : il suffit de faire le tour dans un sens ou dans l'autre, et le tour est, justement, joué. Il n'est pas nécessaire de savoir que l'Amérique latine était autrefois désignée comme les Indes, un nom tellement oublié que le récit ne nous en dit rien, parce que le lecteur de b.d. reconnaît d'emblée le paysage : aridité et cactus (on ne verra rien d'autre) lui permettent d'identifier un paysage mexicain. Quand bien même ce serait un paysage des bords de la mer Méditerranée (plutôt vers le sud, plutôt vers l'est), on serait toujours à la frontière du monde ibérique et de l'Orient, aux Indes, et aux Indes de Cas- tille puisque paysage mexicain il y a. Et la guerre entre petits pays est là pour confirmer la localisation.

Le même hebdomadaire illustré publiait à la même époque (à partir du n° 1434, du 7 octobre 1965, et s'achevant dans la même livraison, le n° 1458, du 24 mars 1966) une aventure de Tif et Tondu, non moins oubliable, La poupée ridicule (dessin et scénario de Will). L'épisode décisif se déroulait dans une île des «eMolus- ques » (sic), où nous retrouvons donc la même frontière. L'île est partagée entre deux petits Etats, dont l'un, de régime dictatorial, envahit l'autre. Les hommes de la dictature sont de race blanche ; sans traits physiques particuliers, les soldats semblent être un peu plus bruns ; on n'aperçoit qu'une ville sans caractère et un paysage de rochers. Mais, dans la zone des combats, le seul civil de l'histoire, l'espion de service (vaguement métis peut-être, visage en lame de couteau, collier de barbe), porte un chapeau à très larges bords relevés et à haute calotte conique. Le lecteur a reconnu un chapeau mexicain qui, s'ajoutant à la guerre entre petits pays, lui permet de savoir où il se trouve.

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Ainsi, l'Amérique latine est ailleurs et nulle part, autrement dit : partout où les autochtones ne sont pas des Chinois ou des Noirs, et présentent des comportements excessifs qui excluent l'apparte- nance européenne (plutôt occidentale et nordique) ou nord-améri- caine. Et lorsque le scénario nous situe péremptoirement en Amé- rique latine, le plus souvent dans des pays imaginaires, cette situa- tion géographique n'est enrichie qu'avec avarice par des toponymes et des patronymes plus ou moins identificateurs et par des bouffées intermittentes d'espagnol ou de portugais traversant les dialogues. Les toponymes imaginaires ont bien du mal à respecter les normes et présentent de curieuses hybridations, dont la plus insistante pour- rait être qualifiée comme de type helléno-ibérique, avec des effets comiques rarement volontaires ; les noms de personnages ne connais- sent pas ce problème, généralement ; quant à la langue des dialogues, de rares auteurs (Franquin, Morris, Jarry en particulier) montrent de vrais scrupules pour sa correction. Ces éléments primaires de couleur locale ont à être confirmés par les hommes et les paysages qui complètent le décor.

Ce décor sonne souvent creux. Nous verrons plus loin le cas des hommes, l'élément le plus délicat, mais le fait est que le paysage a longtemps donné lieu à bien des maladresses révélatrices. L'envi- ronnement physique de l'aventure de b.d., comme pour tous les genres populaires, est interchangeable, et cela qu'il s'agisse de b.d. « réaliste » ou de b.d. comique. Il suffit d'un coup d'œil aux titres et couvertures des albums recueillant les histoires que leur succès dans les hebdomadaires a transformées en classiques : les héros ont agi un peu partout dans le monde pour répéter une aventure pres- que immuable. Il en va de même pour les personnages apparus dans les années 1980 : Jeannette Pointu est passée par le Liban, l'Afrique noire et le Cambodge après avoir fait ses débuts en Amé- rique latine; Archie Cash par l'Oceanie, la Jamaïque, le Brésil et une sorte de Mexique ; les Baroudeurs sans Frontières par la Gua- deloupe, la Colombie, le Brésil et l'Afrique noire. Ainsi, malgré un certain souci de vraisemblance didactique, inégal en vérité, on voit bien que le décor reste toujours secondaire.

Pendant longtemps et le plus souvent, seul un pittoresque de surface a dénoté l'Amérique latine. Quitte à se tromper de beau- coup ; dans « San Salvador » et « Le fantôme des lagunes », deux histoires courtes parues dans S pirou en 1950 et 1951, Will réduit le paysage d'Amérique centrale à quelques palmiers et à des maisons de type italien (mais Will est devenu par la suite un maître du décor). Alors que la télévision à peine naissante ne pouvait pas jouer son rôle d'aiguillon, Hergé s'est distingué pendant longtemps

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par la minutie de son dessin et le sérieux de sa documentation, mais dans Le temple du soleil, en 1949, il n'échappait pas à Terreur : tout en la présentant bien comme port de mer, il faisait de El Callao une ville andine parcourue par des Indiens en poncho et des lamas. Plus fréquent est le stéréotype utilisé en toute bonne foi et en toute facilité : c'est le cas de Blondin et Cirage au Mexique (dessin et scénario de Jijé, dans Spirou en 1950), le pays se réduisant à un paysage de cailloux et de cactus, à une maison d'hacienda et à une rue de village, maison et rue qui auraient pu tout aussi bien inspirer Visconti quand il porta à l'écran Le Guépard, de Lampedusa. Ce paysage mexicain, acceptable dans une bande de l'après-guerre, ne l'est plus quand on le retrouve dans une série des années 80, « réaliste » qui plus est (une aventure de Archie Cash, Le cagoulard aux yeux rouges^ dans Spirou, à partir du n° 2317, du 9 septem- bre 1982).

L'humour vient parfois, heureusement, assumer sans complexe toutes! les obligations du cliché. C'est ce que peut faire Morris, puisque sa série des aventures de Lucky Luke s'est donnée d'emblée comme une parodie du western classique et qu'elle peut forcer le trait jusqu'à la caricature. Tortillas pour les Dalton (1967), avec son paysage lunaire hérissé de cactus et sur lequel sont posés de façon presque absurde le village de Xochitecotzingo et l'hacienda de don Doroteo, nous donne la quintessence du Mexique de b.d.

Le paysage urbain a été moins abondamment traité - imaginé - que le paysage naturel. La ville latino-américaine était plutôt une ville coloniale du Maghreb, du Moyen-Orient ou d'Afrique noire (L'oreille cassée, de Hergé, et beaucoup d'autres à la suite), une ville de Méditerranée occidentale («San Salvador», de Will), ou une ville réelle représentée de façon arbitraire parce que le dessi- nateur, même documenté, a posé pour axiome l'existence de carac- tères strictement « nationaux » (El Callao dans Le temple du soleil, de Hergé). Mais bien avant que la télévision n'impose aux dessi- nateurs un respect plus rigoureux du réel, Franquin avait suivi une subtile voie intuitive qui fait que sa représentation de la ville latino- américaine a résisté remarquablement au passage du temps. En 1951, dans Spirou et les héritiers, la capitale de son imaginaire Palombie possédait une sage architecture créole, où la modernité s'annonçait déjà par le building d'une banque (que des révolutionnaires faisaient sauter à la dynamite) ; en 1956, dans Le dictateur et le champignon, la ville sortait de la tradition avec quelques silhouettes d'immeubles élevés et les villas tropicales, entourées de pelouses, d'une bour- geoisie montante; en 1959, dans L'ombre de Z, les élégants gratte- ciel commencent à se multiplier, ainsi que les magasins modernes,

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avec des supermarchés dont le style serait enviable encore aujour- d'hui. Mais il est vrai que les inventions de Franquin étaient lourdes de quelques prémonitions dont nous parlerons plus loin. On retrou- vera ime modernité urbaine poussée à l'extrême dans une b.d. comique de la fin des années 70, qui a conscience de refermer un cycle et donne à entendre que le genre doit se renouveler ou se saborder devant la nouvelle donne audio-visuelle : c'est une aventure d'Achille Talon, Le trésor de Virgule (dessin et scénario de Greg, 1977). Alors, en effet, l'aventure va s'ouvrir à une certaine rigueur didactique. Sans référence précise, Wasterlain recompose une ville latino-américaine d'aujourd'hui, tout à fait vraisemblable (Le fils de Vinca, dans Spirou, à partir du n° 2331, du 16 décembre 1982). Jarry propose une image plus photographique de Rio-de-Janeiro (Le venin ¿cariate, dans Spirou, à partir du n° 2308, du 1er juillet 1982). Le processus aura été lent, sans que le lecteur gagne forcé- ment au change : dans ce passage de l'arbitraire à la fidélité, la poésie (celle que l'on trouvait chez Franquin, avec sa dose de vérité) n'aura pas été souvent au rendez-vous, et elle n'y est sûre- ment pas aujourd'hui.

Quant au paysage naturel, sa représentation ne peut aller qu'aux extrêmes. L'espace latino-américain tel que le voit la b.d. ne connaît pas la gradation et l'on pourrait croire que la nature n'y a pas été du tout domestiquée. A part l'hacienda dont on ne voit guère les champs exploités (fugitivement en 1947 dans L'oreille cassée, avec un peu plus de détail en 1982-83 dans Le fils de Vinca), il n'y a que la ville, grande ou modeste, et le territoire sauvage. Dans Le trésor de Virgule, parodiant de façon définitive les stéréotypes du genre «réaliste» des années 1945-75, Greg s'amusait à montrer le passage brusque de la ville à la nature, de l'autoroute au sentier fangeux - un contraste dont Franquin avait joué différemment dans L'ombre du Z (de l'autoroute à la forêt) et qu'il avait annoncé trois ans plus tôt dans Le dictateur et le champignon (des quartiers résidentiels au désert). Quant aux paysages naturels, ils sont de trois types : l'aride paysage mexicain ; la forêt, plus souvent amazo- nienne que centre-américaine, enfer vert aussi riche en dangers dans la b.d. « réaliste » que dans la b.d. comique ; et enfin la Cordillère des Andes. C'est à propos de celle-ci que se perçoit le mieux le goût du genre pour les extrêmes et la distorsion de la réalité améri- caine : pas d'épisode andin sans une escalade de sommets escarpés et enneigés comme un Himalaya, alors que l'étagement des climats et des activités agricoles - là où vivent les autochtones - ne fait pas forcément l'objet d'une attention suffisante: c'est le cas avec Le temple du soleil, et il y a plus de nuances dans Le fils de Vinca,

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mais il est vrai que plus de trente ans, et en particulier les années du tiers-mondisme, séparent ces deux bandes de Hergé et Wasterlain.

Le Grand Serpent.

Les stéréotypes (dépassés par de rares auteurs) auxquels donne lieu l'Amérique latine en font une terre d'aventure comme l'Asie ou ou l'Afrique, moins minutieusement décrite que le Far-West, fron- tière par excellence depuis le temps de Cooper. Les héros de b.d. ne vont pas à la rencontre d'un continent ou d'un pays ; ils vont seulement au devant de l'aventure - et que celle-ci se pare de géné- rosité change peu à l'affaire. Qui plus est, l'Occidental va souvent à la recherche d'un autre lui-même, comme Stanley s'était mis en quête de Livingstone (dans L'oreille cassée, Tintin retrouve un anthropologue anglo-saxon installé chez des Indiens amazoniens). Ou bien, plus généralement, il va affronter un autre Occidental, sans forcément le savoir à l'avance. Chez Franquin, le général Zantas qui tyrannise la Palombie (bel héritier du Rosas de Sarmiento, par bien des côtés) s'avère être Zantafio, cousin d'un des deux héros de la série « Spirou et Fantasio ». Dans Tintin et les Picaros, le héros de Hergé croit affronter un dictateur tropical, alors que la machination qu'il doit déjouer est ourdie par le colonel Sponsz, hybride germano- slave, qui fut son ennemi dans une précédente aventure européenne. Jusque dans la b.d. « réaliste » des années 1980, on voit réapparaître ce cas de figure. Ainsi dans une aventure de Quentin Foloiseau, inti- tulée Les brumes de la Serra Preta (dessin de Hiettre, scénario de Brouard, dans Spirou, à partir du n° 2480, du 20 septembre 1985) ; évoluant dans une zone inexplorée de l'Amazonie péruvienne (mais le toponyme est brésilien), ayant échappé de peu à une tribu incon- nue d'Indiens, et atteignant les rives du « lac sans nom », une expédition scientifique s'y retrouve face à une troupe de blancs qui occupent là une base mystérieuse. L'Amérique latine importe peu, puisqu'il s'agit si souvent de se retrouver, n'importe où, entre soi.

Cette même aventure permet d'ailleurs d'apprécier le peu de cas qui est fait des mythes américains. L'expédition scientifique s'est enfoncée dans la forêt pour enquêter sur les sources d'une légende et découvrir un « grand serpent », sans doute un anaconda géant, long d'une quarantaine de mètres. L'ophydien monstrueux, le dragon vorace, est ime obsession assez universelle pour désaméricaniser l'histoire et la ramener à un standard où il ne fait que concrétiser la grandeur de l'aventure et ses exaltants dangers.

La légende de l'Eldorado apparaît fugacement à l'état pur dans

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une aventure de Archie Cash, Curare (par Malik et Brouyère, dans Spirou, à partir du n° 2586, du 3 novembre 1987), mais c'est plus largement sous la forme du mythe de la richesse qu'elle se retrouve avec abondance : une grande quantité d'or, cachée on ne sait où, est la source du conflit dans Blondin et Cirage au Mexique ; le per- vers Zantafio recherche la fortune dans le pouvoir politique (Le dic- tateur et le champignon) et dans le pillage économique (L'ombre du Z) ; Le trésor de Virgule, qui clôt sarcastiquement une époque de la b.d., nous renvoie dès son titre au même mythe. Mais quand dessinateurs belges et lecteurs français savent par les expériences coloniales du XIX* que civiliser c'est aller s'enrichir dans des terres d'opportunité, que reste-t-il là de spécifiquement américain ?

Il en va de même pour les rêves millénaristes suscités par la Découverte et les premières expériences de conquête spirituelle. La justice et l'harmonie sont réduites par la b.d. à un niveau anec- dotique que seul peut enrichir le talent de rares dessinateurs. L'aventure ne peut que redresser un tort, rétablir localement un ordre lui aussi localement et momentanément subverti, motif qui se répète ici et ailleurs et qui, dans le cas d'une situation latino- américaine, laisse particulièrement dégradés les rêves du XVI* siècle.

A un niveau plus modeste, la légende des amazones n'apparaît que sous ime forme bouffonne dans une aventure de Tif et Tondu, Swastika (dans Spirou, à partir du n° 2339, du 10 février 1983) ; égaré dans le Matto Grosso, Tif tombe aux mains d'Indiennes plus jolies, sveltes et sensuelles les unes que les autres et privées d'hom- mes depuis quelques années. Ravi de la rencontre, il sera plus ravi encore d'en finir avec un épuisant labeur amoureux. La même histoire touche aussi ironiquement au mythe de la Fontaine de Jouvence, qui l'englobe d'ailleurs ; son point de départ est le suivant : réfugié quelque part en Amérique du Sud, Hitler sombre dans la décré- pitude et les survivants de l'état-major nazi ont découvert la recette d'un élixir rajeunissant, dont il ne leur manque plus qu'un ingré- dient, le venin d'un rarissime serpent du Matto Grosso.

Le Grand Serpent revient donc sous une autre forme, avec une insistance qui rappelle que c'est l'aventure et non l'Amérique latine qui importe dans nos b.d. Il est plus présent que le caïman lui-même - qui apparaît chez Hergé, mais toujours proche de l'anaconda par lequel il peut même être agressé (Tintin et les Picaros). L'anaconda est encore présent chez Franquin et il se fait mettre en déroute par l'imaginaire et charmant marsupilami (Le nid des marsupilamis, 1958). On retrouve encore le serpent dans une sorte de « mise en abyme », aventure au cœur de l'aventure : lorsque le héros est tenu en joue par le méchant qui s'apprête à l'abattre, il se tire d'affaire

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en lui faisant croire qu'un serpent est à ses pieds et va le mordre (Tintin dans L'oreille cassée, Cirage dans Blondin et Cirage au Mexique). Dans O Jagunço, de Jarry (Spirou, n° 2752, du 28 juillet 1987), le «baroudeur» humanitaire João est sauvé de la morsure d'un serpent venimeux par la balle opportune que tire l'homme de main d'un latifundiste, pourtant mal disposé à son égard (impos- sible de ne pas se rappeler un épisode semblable du film La captive aux yeux clairs, de Howard Hawks, dont l'action se déroule sur la frontière nord-américaine au temps de Cooper).

C'est ainsi que le bestiaire latino-américain apparaît bien pâle à côté du Grand Serpent et de ses manifestations multiples. La b.d. « réaliste » lui concède un rôle tout à fait mineur, ou même l'oublie, alors que la b.d. comique l'utilise plus abondamment pour des gags qui s'insèrent avec plus ou moins de bonheur dans la trame de ses scenarii : lamas cracheurs (Le temple du soleil), condor, ours, ana- conda, caïman, tapir et tamanoir en une accumulation forcée (même bande), caïman et anaconda affrontés et dont l'agression est rem- placée par la décharge électrique d'un petit gymnote (Tintin et les Picaros). Le tapir, le jaguar, l'anaconda et les piranhas seront les victimes du marsupilami de Franquin, résurgence d'un mer- veilleux rassurant, à la fois belliqueux, drôle et attendrissant (Spirou et les héritiers, Le dictateur et le champignon, Le nid des marsu- pilamis, L'ombre du Z, et de courtes histoires plus récentes). L'ara multicolore et criard, déjà présent chez Will ( « San Salvador »), joue les bouffons grotesques dans la forêt imaginée par Franquin, avant de réapparaître dans un rôle anecdotique et fugitif dans Les globe-trotters de Roba (1982). Dans Le Trésor de Virgule, une des critiques que Greg formulait contre la b.d. languissante passait par une inversion complète : un malheureux jaguar se fait bousculer, piétiner, menacer par tous ceux qui traversent son petit bout de jungle brusquement transformé en une sorte de boulevard.

Tous métis.

Puisque l'essentiel est la rencontre avec le Grand Serpent, et plus encore lorsque les choses se jouent entre semblables, l'homme latino- américain est réduit à la portion congrue dans la b.d. Il est élément complémentaire dans le décor; souvent paré d'un zarape ou drapé dans un poncho, presque toujours coiffé d'un grand chapeau, il fait la sieste au soleil, vend des fruits ou des billets de loterie, se tient nonchalamment appuyé à un mur, forme des groupes de bavards indolents ; parfois on ne lui demande que de traverser l'espace de

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l'image. Il est là pour rappeler que l'homme venu d'un pays central est bien dans un pays habité, et pour fournir la couleur locale, cri- tère de véracité. Couleur locale qui est aussi, vers 1950, celle de sa peau : café au lait chez Hergé, grisâtre chez Jijé (Blondin et Cirage au Mexique), avec quelques éléments pileux : les cheveux noirs et frisés, voire crépus, et la fine moustache chez les méchants, les cheveux noirs et lisses et la grosse moustache signalant l'homo americanus ordinaire - des combinaisons différentes peuvent se présenter, mais elles sont rares. Le passage des années permettra à des auteurs plus scrupuleux de donner une image plus exacte du métissage génétique, sans éliminer complètement la rigidité des stéréotypes négatifs (que Franquin renverse tout en les maintenant : l'Européen malfaisant, Zantafio, est brun de peau, noir et frisé de poil, et il arbore une délicate moustache de chanteur de boléros).

Hors de chez lui, le Latino-Américain ne peut être que mauvais, étant intrus. Hergé a très tôt fixé sur ce point un archétype durable : dans L'oreille cassée, Tun des deux voleurs de la statuette qui est l'enjeu de l'histoire, est d'une élégance trop recherchée, exhibe fine moustache et rouflaquettes, et son visage allongé et aigu annonce qu'il aime trop jouer du poignard. Dans Les sept boules de cristal (1948), Hergé nous laisse entrevoir le temps d'une image celui que le gendarme définira ensuite comme ayant « l'air d'un étranger : Espagnol ou Brésilien, ou quelque chose dans ce genre-là... Assez gros, basané, moustache et favoris noirs, lunettes d'écaillé ». C'est le type du mafioso, chef ou simple membre d'une organisation crimi- nelle, maintes fois rencontré dans les bandes de Hergé, où qu'elles se situent, et qui sert régulièrement dans les histoires latino-amé- ricaines de la quasi-totalité des auteurs de b.d.

Dans son pays, s'il est autre chose qu'un élément de décor, le métis peut avoir deux rôles : il est victime, parfois individuelle, le plus souvent parcelle d'un malheur collectif, ou il est un méchant - tyran ou bandit plus qu'exploiteur. En effet, le clivage écono- mique n'apparaît que tardivement (L'ombre du Z, de Franquin), s'insinuant ensuite avec lenteur pour atteindre à une certaine netteté dans l'étape nouvelle et incertaine qui s'ouvre pour la b.d. vers 1980. Outre que l'économique trouve difficilement sa place dans la mise en images d'une histoire simpliste (c'est le dialogue qui y pourvoit dans Le fils de Vinca) , il est vrai que l'Amérique latine était trop mal connue dans les années 1930 et que la guerre froide a, plus tard et pendant trop longtemps, enfermé éditeurs et auteurs dans des schémas anecdotiques aseptisés quoique non innocents. De la sorte, le latifundiste peut être un personnage pleinement positif, surtout s'il est européen (Blondin et Cirage au Mexique). On n'a donc affaire

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qu'à des méchants, qui sont tels parce que le destin et le scénario en ont décidé ainsi (sans un méchant, pas d'aventure rédemptrice), et qui se comportent de la même façon en Amérique latine qu'ail- leurs dans le Tiers monde ou en Arizona. Si leur ambition est gro- tesque dans les b.d. comiques (les dictateurs de Hergé et de beau- coup d'autres, le Zantafio de Franquin étant quelque peu à part, tous les bandits), dans les autres elle est inquiétante et donne lieu à des mises en garde dont le sens politique, même voilé, est très clair : dans la b.d. « réaliste » Alerte atomique (dessin de Hubinon, scénario de Charlier, dans Spirou, à partir du n° 1436, du 21 octo- bre 1965), un leader guérillero centre-américain s'est emparé de la bombe nucléaire perdue par un avion de l'US Air Force et se prépare à l'utiliser. Sans que cela soit dit, c'est Cuba qui est en cause.

La collectivité, toujours indolente ou toujours à l'expectative, n'agit pas. C'est le « gringo », aidé du latifundiste et des serviteurs de celui-ci, qui met les bandits hors d'état de nuire, dans Tortillas pour les Dalton. Tif et Tondu seuls mettent fin à la guerre endé- mique entre deux villes et gagnent ainsi la reconnaissance de tous (« San Salvador »). Le peuple sait reconnaître la bonté et la géné- rosité du justicier venu de l'Occident développé ; après coup dans certains cas, assez tôt dans d'autres pour apporter son aide. Mais cette collectivité généralement bien disposée peut être rendue ingrate (il est vrai que le fait est exceptionnel) par sa propre ambition : dans « Le fantôme des lagunes », la population/ de Guatemala, à laquelle les deux héros ont restitué une vaste mine d'or, chasse Tif et Tondu, dont les projets civilisateurs auraient nécessité de nouveaux impôts. La masse est malléable, elle a généralement bon cœur, mais elle peut être sotte. Et surtout, il arrive qu'elle soit complètement absente : dans Alerte atomique, l'affrontement autour de la bombe perdue se joue exclusivement entre guérilleros locaux et soldats professionnels nord-américains. De fait, la sophistication technologique peut faire que tel pays latino-américain serve seu- lement de lice où s'affrontent bons et méchants, tous occidentaux, sans que les autochtones - dont l'avenir est en jeu - puissent participer ou même être informés (L'ombre du Z). Il faudra attendre les années 1980 pour voir le peuple métis prendre quelque peu ses affaires en mains. Encore peut-il avoir besoin d'aide (le rôle des ONG dans les aventures des Baroudeurs sans Frontières). Seule, la Jean- nette Pointu de la série dessinée par Wasterlain a plus un rôle de témoin que de protagoniste (Le fils de Vinca).

Le Chicano du sud-ouest des Etats-Unis, dépouillé de sa terre par de nouveaux maîtres et réduit à la condition de non-citoyen, repro- duit ce schéma avec assez de fidélité. Pancho, le « Mex » qui accom-

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pagne le cow-boy justicier Jerry Spring (série de Jijé, dans Spirou, depuis le début des années 50), n'est qu'un comparse, certes fidèle et efficace, mais de toute façon guidé par la clairvoyance du Nord- Américain. Ce sont les Chícanos dessinés par Morris dans les aven- tures de Lucky Luke qui laissent entrevoir les germes d'une résis- tance culturelle ; jamais agressifs, souvent plongés dans une sieste à toute épreuve, ils subissent les abus avec indolence et philosophie, mais n'en éprouvent pas moins de la commisération pour l'agitation futile des « gringos ».

La masse des métis est la victime des agissements des méchants, mais elle fournit aussi des agents du Mal ; elle est même la seule, sur le sol américain, à en fournir. Lorsque le rôle principal revient à l'Européen dévoyé, ses auxiliaires seront des métis que leur indé- termination, le mauvais exemple et l'éveil de leur ambition pousse- ront plus avant dans le chemin du Mal. Lorsque c'est un Latino- Américain qui porte en lui l'ambition perverse, il sera lié à une orga- nisation extérieure qui lui fournira des moyens pour mener ses pro- jets à leur terme. La différence est ténue : dans Tintin et les Picaros, c'est le dictateur local qui tient le devant de la scène, mais c'est l'Européen Sponsz qui tire les ficelles de la marionnette. L'organi- sation extérieure peut être de plusieurs sortes : gang, mafia, multina- tionale, groupe idéologique. Sans cet appui, le métis ambitieux ne serait pas ce qu'il est ou ne pourrait devenir ce qu'il aspire à être. C'est un gangster allemand (ancien nazi ?) qui fournit au guérillero les avions dont il a besoin pour sa bombe, dans Alerte atomique. Il en est ainsi depuis L'oreille cassée, histoire imaginée sous l'influence de la guerre du Chaco ; deux pays s'affrontent parce qu'ils y sont inci- tés par des compagnies pétrolières rivales et par un habile marchand d'armes. Le schéma de cette articulation avec l'extérieur se retrouve à travers les années et figure encore - signe d'un difficile renouvel- lement - dans les b.d. les mieux intentionnées des années 80. Dans Le fils de Vinca, on voit une oligarchie, que l'image condense dans un petit groupe de personnages, tenir un pays latino-américain dans tous les domaines : politique, économique, militaire et même - nou- veauté ! - culturel ; mais l'intention même de donner dans cette bande une synthèse actuelle des problèmes continentaux entraîne une allusion au trafic de drogue et la petite oligarchie se retrouve ainsi articulée à une mafia internationale; acceptable évocation de faits bien connus, mais il eût été meilleur de suggérer en images le fait majeur de la dépendance économique (Franquin l'avait bien fait, en 1959, avec L'ombre du Z). De la même façon, on voit dans Témoins pour l'enfer, de Jarry (dans Spirou, à partir du n° 2518, du 15 juillet 1986), un affrontement entre petits paysans nordestins sans titres

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de propriété et une société constructrice de barrages ; le conflit pou- vait être à lui seul un sujet intéressant, mais il semble n'exister, dans cette histoire, que parce que ceux qui l'attisent localement sont au service des « pays arabes » : ceux-ci s'inquiètent de voir le Brésil développer la production d'alcool de canne qui lui permettra de se passer de produits pétroliers. Le thème du complot étranger a la vie dure.

C'est ce qui nous explique que la guerre entre petits pays soit étonnamment présente dans cette Amérique latine des b.d., jusque dans une histoire récente comme Le fils de Vinca. Certes, les auteurs les plus classiques qui inventent des guerres latino-américaines en ont inventé aussi du côté d'une Europe plutôt centrale-orientale, et les hebdomadaires illustrés ont dû en situer des centaines d'autres, depuis 1945, dans toutes les parties du globe. Même en constatant que ce sont d'abord des clichés venus des incompréhensions du XIXe siècle européen, on peut admettre sans difficulté que la dicta- ture, le complot, l'attentat, le coup d'Etat et la guerre civile font partie de l'histoire latino-américaine. Et que l'image de la guerre civile menée par des centaures coiffés de grands chapeaux a été réac- tivée au XXe siècle par la Révolution mexicaine - si souvent trans- posée, et jusque dans une bande très tardive du pourtant caustique Greg (Viva Papa, 1979). Mais la représentation si fréquente de guerres entre pays latino-américains, nourries par l'ambition de métis et atti- sées par de malfaisantes organisations étrangères, a forcément fal- sifié, peut-être pour longtemps, la vision que de jeunes lecteurs ont pu se faire de l'Amérique latine (d'autant qu'il n'y avait pas de guerres mauvaises suscitées par la CIA dans ces bandes). Le métis américain se retrouvait donc doublement dépouillé du rôle qu'il joue dans sa propre histoire.

L'image du sous-développement américain est du même ordre, quoique l'on y sente plus nettement l'empreinte de l'expérience colo- niale africaine de la Belgique et de la France. Chaque aventure semble se produire au sortir de la nuit des temps et capter le moment même où une situation depuis toujours figée se met enfin en mouvement. Le processus préalable, qui a pourtant fait cette identité métisse qui jaillit à chaque image, est gommé: on n'est pas dans le «monde chrétien », même si chaque village se regroupe autour de son église. Les actions du héros sont une métaphore de la colonisation première d'un pays sauvage, puisque le progrès n'est possible qu'après l'aven- ture. Nous prendrons deux exemples dans les b.d. comiques qui con- densent mieux oe genre de motif (le prétendu réalisme du genre dit « réaliste » ne tient qu'à sa propension à imiter la photo). Le lati- fundiste don Doroteo voulait faire profiter de sa propre richesse les

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villageois de Xochitecotzingo, mais il en était empêché par la pré- sence des bandits, qui les auraient dépouillés (Tortillas pour les Dalton). Un Français et un Belge, mêlés par hasard à une guerre civile d'un autre âge (on y trouve même ime allusion à « La Cucaracha »), découvrent que le cactus du pays, seule plante capable de supporter la chaleur et la sécheresse, fournit un suc permettant d'élaborer une bière de qualité ; grâce à eux qui mettent sur pied production et exportation, le pays connaît la prospérité (Viva Papa).

UA mérindien.

L'Indien a été lui aussi occulté par le Grand Serpent et l'image des ethnies amazoniennes souffre des présupposés engendrés par l'expé- rience coloniale africaine. On ne va pas trop vite en besogne en disant que l'Indien amazonien des b.d. est avant tout un coupeur et un réducteur de têtes. Comme il est admis que le sauvage n'a pas de notions morales solides, on ne le blâme pas ; mais il apparaît comme un sujet inquiétant, dont les excès seront tournés en dérision dans la b.d. comique. Dès L'oreille cassée, il est un grand enfant que l'on ne peut éduquer entièrement et qui, même sans mauvaises intentions, reste capable de faire du mal (la partie de golf) ; s'il appartient à l'indispensable « tribu hostile », son infantilisme permet au moins de se jouer de sa cruauté et de le terroriser au prix d'un subterfuge dérisoire (la ventriloquie). Mais Hergé n'est pas trop charitable avec ses sauvages, peut-être n'avait-il pas lu Rousseau jusqu'au bout : l'am- bition s'est emparée du sorcier qui s'était senti dévalorisé par la pré- sence de l'anthropologue blanc. Chez Franquin (dans Spirou et les héritiers), l'Indien de la forêt reste un guerrier redoutable, parce que bien adapté à son milieu, et seul un hasard heureux permet de le mettre en fuite. Chez Greg, alors que le genre en vient à l'auto- critique et à la dérision, on retrouve la dichotomie déjà vue chez Hergé ; les Indiens frottés de civilisation sont devenus des affairistes et se servent de peau de pécari, de cheveux « made in Hong-Kong * et de plastique pour fabriquer des têtes réduites ; les « tribus hos- tiles » de vrais coupeurs de têtes subsistent quelque part dans la forêt, et ne se manifestent que par leur piège à touristes : une paire de jumelles couplée à une guillotine (Le trésor de Virgule). L'Indien amazonien sera encore coupeur de têtes chez Roba, en 1982, mais son goût pour l'alcool fournira une planche de salut au voyageur malchanceux (Les globe-trotters). On constate que les bandes récen- tes font une place importante au tourisme ; l'aventure s'est irrémé- diablement dégradée.

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C'est qu'on est entré dans l'étape où la b.d. entreprend enfin de critiquer elle aussi la civilisation corruptrice. Dès 1956, Franquin avait esquissé cette voie avec une allusion aux barbares qui allaient bientôt parcourir la grande forêt avec leurs fusils (Le dictateur et le champignon). Et on trouve une critique sur les ravages de l'alcool jusque chez Hergé : les Indiens déjà vus dans L'oreille cassée n'ont guère progressé, ils sont toujours aussi imprévisibles et plus encore maintenant qu'autrefois, à cause de l'alcool ; le sage Tournesol s'in- digne contre les civilisés et trouve que les sauvages ne méritent pas d'être appelés ainsi (Tintin et les Picaros). Dans une extraordinaire histoire courte, Franquin oppose l'agitation grotesque du chasseur formé à l'école du safari africain (« Le vieux Bring a appris à bondir chez les gazelles des savanes arides », disait l'homme dans « La cage », en 1974) à l'humour jovial de deux Indiens, dont l'un dit de lui : « Attention, ces individus peuvent devenir dangereux tout à coup sans raison » (« Capturer un marsupilami », dans S pirou, n° 2270, 1er octobre 1981). On a donc rejoint le pôle opposé. De L'oreille cassée à cette histoire courte, il s'était écoulé plus de quarante ans - mais on ne peut oublier que cinq ans seulement avant « Capturer un marsu- pilami », Hergé continuait à penser que les Indiens de la forêt étaient potentiellement dangereux (Tintin et les Picaros est de 1976).

Les grandes civilisations précolombiennes sont mieux traitées que l'Indien amazonien, mais elles sont en revanche fort peu évoquées. Ces deux points doivent s'expliquer par le fait qu'il y avait là uns histoire et des cultures rétives aux clichés hérités des entreprises coloniales africaines. Quant à la préférence pour les Incas, elle doit tenir à la prégnance du mythe forgé par le XVIIIe français. Ce res- pect n'empêche pas de jongler un peu trop avec la réalité : Le fils de Vinca se déroule dans un pays où se chevauchaient le Tahuantin- suyu et l'empire aztèque ! C'est ce même respect pour les Incas, nourri d'une vieille mauvaise conscience occidentale, qui fait trouver tolerable jusqu'à l'organisation mafieuse dont le successeur légitime des souverains Incas s'entoure, dans Le temple du soleil. Car cette organisation peut donner lieu à bien des tergiversations sur l'his- toire incohérente imaginée par Hergé. Le réseau est redoutable puis- qu'il peut poursuivre jusqu'en Europe les profanateurs de tombeaux anciens et les frapper malgré toutes les précautions policières ; redou- table aussi parce qu'il règne par la terreur sur les indigènes du Pérou où, divers signes le disent, il est omniprésent. Alors, comment se fait-il que Tinca n'ait pas repris le pouvoir ni chassé les « étran- gers » du pays ? D'autre part, ce réseau compte en son sein des membres qui ont fait des études scientifiques (le médecin « quechua » du port de El Callao) et la dynastie doit aussi maintenir le savoir

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traditionnel. Alors, comment se fait-il que Tinca et sa cour croient que Tintin commande au soleil lorsque se produit une éclipse ? Ces faiblesses de l'anecdote s'expliquent par la sorte d'immunité cultu- relle dont jouit le passé incaïque, mais qui, ici, pourra paraître au lecteur doublement inacceptable. D'abord parce que le réseau est intolérant et xénophobe, ensuite parce qu'il emploie des méthodes délictueuses et même criminelles. Peut-être la pureté américaine que Hergé respecte dans cette organisation imaginaire nous renvoie-t-elle, simplement, à la xénophobie dont l'auteur a patiemment fait preuve au long de sa trajectoire. Cette pureté devait en tout cas lui paraître bien respectable pour qu'il se montre, une fois n'est pas coutume, indulgent envers une organisation occulte. Quelques points de coïn- cidence apparaissent, longtemps après, dans Le fils de Vinca, de Wasterlain : on y voit des manifestations d'attachement populaire à l'héritage incaïque, qui inquiètent momentanément, parce qu'elles sont énigmatiques ; ce n'est que peu à peu que Ton reconnaît une persistance du souvenir dans la conscience du peuple indien, et que l'on identifie cette intransigeance comme le signe d'une identité et d'une fierté maintenues. A n'en pas douter, les Incas ont toujours bonne presse.

Le Maya est présent dans la b.d. par le biais de pyramides - que Ton se permet ici de lui attribuer parce qu'elles sont toujours proches de la forêt ou cernées par elle. Les apparitions sont rares, et la plus connue est sûrement Tintin et les Picaros. On peut citer aussi la médiocre Guerre froide (de Maltaite et Desberg, dans Spirou, à partir du n° 2360, du 7 juillet 1983), histoire d'espionnage et de science-fiction où, au milieu de l'enfer vert, voisinent une fusée spa- tiale et une pyramide au sommet de laquelle se pratiquent des sacri- fices humains à la manière aztèque, mais perpétrés en invoquant les divinités des Chibchas ! A noter que Spirou publia en 1980 et 81 une série de tonalité didactique, Les Mayas (de Cicuende et Fernán). Mais elle était traduite de l'espagnol.

On voit donc que, malgré ses excès et simplifications, la b.d. s'ar- rête sur un seuil quand il s'agit de l'Indien. Celui-ci n'est pas vrai- ment un facteur de désordre dans ce monde imaginaire. L'Occident lui concède un espace dans la forêt, aussi bien pour les coupeurs de têtes qui voudraient le rester que pour l'Inca replié là. Seule condi- tion posée : qu'ils ne cherchent pas à porter leur loi ailleurs. C'est au moins un réduit que l'on reconnaît à l'américanité, et c'est la seule frontière que la b.d. d'aventure n'essaie pas d'effacer.

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L'imagination et la vérité.

L'Amérique latine ne pouvait que jouer de malchance dans la b.d. d'expression française ; les raisons ne manquaient pas pour que le continent soit durablement figé dans un imaginaire péremptoire et désinvolte, voire méprisant, aux antipodes d'une imagination qui, seule, pouvait réconcilier le rêve et la vérité. Ces raisons : le mani- chéisme du récit populaire, le rêve contradictoire de la frontière vierge, les topiques hérités des XVIIIe et XIX* siècles français, le substrat idéologique du colonialisme, les clichés de la guerre froide. A part certains aspects du mythe de Tinca, à part la tardive et inévi- table apparition d'un regard plus direct mais privé de poésie, c'est le préjugé qui a dominé et barré la route à l'imagination vraie. Pen- dant longtemps, même un souci de documentation ne pouvait com- penser les effets de la vieille indifférence ou de la vieille désinvolture à l'égard de ce qui était pourtant tout un monde.

C'est pourquoi nous finirons par Franquin, un auteur qui, sans l'avoir jamais visitée peut-être, a « vu » l'Amérique latine (et le monde avec elle) jusque dans son avenir. Pourtant, il lui a bien fallu res- pecter les normes fixées par les éditeurs - jusqu'au jour où il a été assez respecté pour imposer les siennes propres, mais alors il a beau- coup moins produit. Et pourtant, il a dessiné peu d'épisodes amé- ricains, quelques pages à chaque fois dans trois de ses histoires lon- gues (Spirou et les héritiers, Le dictateur et le champignon et L'ombre du Z) et quelques histoires courtes par la suite. Nous avons parlé plus haut de la façon dont il avait suggéré le devenir de la ville latino- américaine et nous ne prendrons ici que deux exemples supplémen- taires, prémonitoires l'un et l'autre.

L'ombre duZ a été dessinée au moment où l'on venait de s'inquiéter pour la première fois des messages « subliminaux » susceptibles d'être employés à des fins politiques ou commerciales et dangereux pour toutes les formes de liberté individuelle. Franquin forgeait une his- toire où les habitants de la capitale palombienne sont victimes d'un système de vente forcée : influencés par une onde radio qui annihile la volonté, ils se précipitent massivement dans les magasins pour y acheter savon et dentifrice en quantités énormes, ce qui les réduit à la misère et menace de ruiner l'économie du petit pays. Peut-être Franquin s'amusait-il seulement à faire une variation sur le thème suggestif du message subliminal, mais la qualité de l'histoire et des dessins dit plutôt qu'il y avait là-dessous une véritable inquiétude. Et surtout, l'auteur préfigurait par des images frappantes, et plei- nement comiques, la dénonciation qui serait faite quelques années

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plus tard de la publicité de certaines multinationales (Nestlé notam- ment) dans le Tiers monde. L'imagination permettait de voir et de donner à voir ce que Ton ne disait pas encore - et que le recul de plus de trente ans nous permet de reconnaître, efficacement mis en images, dans Hombre du Z.

En six pages, « Capturer un marsupilami », déjà cité, annonce le fléau de notre époque. En octobre 1981, moment où cette courte histoire parut dans Spirou, il n'était pas encore question de ce qui s'est appelé ensuite le sida. Quand elle s'intéressait à l'Amérique latine, la b.d. hebdomadaire pour enfants et adolescents s'efforçait de combler les retards accumulés dans la décennie précédente et récupérait comme elle pouvait, dans les meilleurs cas, des thèmes déjà usés du tiers-mondisme. Franquin était déjà ailleurs, plus loin. Angoissé depuis plusieurs années par les thèmes écologiques et pro- duisant dessins et bandes cauchemardesques sans toujours les pu- blier (Idées noires 1, 1981 ; Cauchemarrants, 1983 ; Idées noires 2, 1984), il fit une brève réapparition dans les pages de Spirou ; ce court récit était une nouvelle incursion dans sa chère forêt palombienne : le chasseur de safari Bring M. Backalive (créé en 1974), affronté à nouveau à la nature américaine, était la victime de la farce de deux Indiens et contractait une incurable maladie de peau, source d'hor- ribles démangeaisons ; l'intense couleur jaune acide que prend le patient fait que Franquin baptise la maladie « picazón de limón ». Quand le chasseur regagne en pirogue le premier avant-poste de la civilisation, une cahute dont les pilotis plongent dans l'eau boueuse d'un petit rio, il apporte le fléau. Alors, la maladie «atteindra en quelques semaines plus du tiers de l'humanité ».

Franquin, un des rares créateurs vrais de la b.d. belgo-française, n'a pris son moyen d'expression ni pour un genre didactique, ni pour le champ d'action d'idées admises (imposées). Poète, il a pu entre- voir quelques obscures vérités et il les a mises en images. Pour lui, il n'y a qu'un seul monde, mais surtout il sait que ce monde n'a pas de centre. Son Amérique latine reste vraie, non parce qu'elle voulait être une photographie du réel, mais parce qu'elle annonçait un peu de son avenir et du nôtre. Les dessinateurs de talent n'ont pas man- qué de 1945 à aujourd'hui, mais il aurait fallu, pour l'Amérique latine, que la b.d. compte plusieurs Franquin. Il y en a eu un seul, dont l'imagination venait nous charmer et saper, à notre insu, nos utopies hebdomadaires.

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RÉFÉRENCES

Franquin: Spirou et les héritiers. Marcinelle, Dupuis, 1951.

Franquin : Le dictateur et le champignon. Marcinelle, Dupuis, 1956.

Franquin : Le nid des marsupilamis. Marcinelle, Dupuis, 1958. Franquin : L'ombre du Z. Marcinelle, Dupuis, 1959.

Franquin : « La cage », dans Tembo tabou. Marcinelle, Dupuis, 1974.

Franquin :« Capturer un marsupilami », dans Spirou, n° 2270, 1er octobre 1981.

Greg : Le trésor de Virgule. Paris, Dargaud, 1977.

Greg : Viva Papa. Paris, Dargaud, 1979.

Hergé: Uoreïlle cassée. Bruxelles, Castermann, 1947.

Hergé: Les sept boules de cristal. Bruxelles, Castermann, 1949.

Hergé : Le temple du soleil. Bruxelles, Castermann, 1949.

Hergé : Tintin et les Picaros. Bruxelles, Castermann, 1976. Hiettre et Brouard: Les brumes de la Serra Preta, dans Spirou, à

partir du n° 2480, du 22 octobre 1985. Hubinon et Charlier : Alerte atomique, dans Spirou, à partir du n° 1436,

du 21 octobre 1965.

Jijé: Blondin et Cirage au Mexique. Marcinelle, Dupuis, 1982 (Col. Péchés de jeunesse, n° 15).

Jijé : Les vengeurs du Sonora, dans Spirou, à partir du n° 1434, du 7 octobre 1965.

Jarry : Le venin ¿cariate, dans Spirou, à partir du n° 2308, du 1er juillet 1982.

Jarry : Raid sur Bogota, dans Spirou, à partir du n° 2396, du 15 mars 1984.

Jarry : « A garimpeira », dans Spirou, n° 2423, du 20 septembre 1984. Jarry : Témoins pour l'enfer, dans Spirou, à partir du n° 2518, du

15 juillet 1986. Jarry : « O jagunço », dans Spirou, n° 2572, du 28 juillet 1987. Lambil et Cauvin : El padre. Marcinelle, Dupuis, 1981.

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Malik et Brouyère : Curare, dans Spirou, à partir du n* 2586, du 3 no- vembre 1987.

Maltaite et Desberg : Guerre froide, dans Spirou, à partir du n° 2360, du 7 juillet 1983.

Martens et Malik : Le cagoutard aux yeux rouges, dans Spirou, à partir du n° 2316, du 9 septembre 1982.

Morris et Goscinny : Tortillas pour les Dalton. Marcinelle, Dupuis, 1967.

Roba : Les globe-trotters. Marcinelle, Dupuis, 1982. Tillieux: La guerre en caleçon, dans Spirou, à partir du n° 1453, du

17 février 1966. Wasterlain: Le fils de Vinca, dans Spirou, à partir du n° 2331, du

16 décembre 1982. Will : « San Salvador » et « Le fantôme des lagunes », dans Tif et Tondu

en Amérique centrale. Marcinelle, Dupuis, 1978 (Col. Péchés de Jeu- nesse, n° 5).

Will: La poupée ridicule, dans Spirou, à partir du n° 1434, du 7 octo- bre 1965.

Will: Swastika, dans Spirou, à partir du n° 2339, du 10 février 1983.

Résumé. - Une Amérique latine de papier. Passage en revue des principaux stéréotypes. Jusqu'à ces dernières années, sauf quelques exceptions, la bande dessinée d'expression française (dont les auteurs sont en majorité belges) a donné de l'Amérique latine une image conventionnelle qui en fait, comme du reste du Tiers monde, une terre d'aventure pour héros occidentaux. Le mani- chéisme du genre, les expériences coloniales africaines de la France et de la Belgique, la guerre froide expliquent cette vision qui résiste jusque vers 1980. C'est la concurrence de la télévision qui suscite un dégel tardif des thématiques et une ouverture aux problèmes contemporains du continent.

Resumen. - Una Latinoamérica de papel. Revisión de tópicos. Hasta fechas recientes, salvo unas cuantas excepciones, la tira cómica en francés (de autores belgas en su mayoría) ha venido dando de Latinoamérica una imagen conven- cional, convirtiéndola - como al resto del Tercer Mundo - en una tierra de aventuras para héroes occidentales. El maniqueísmo del género, las experiencias coloniales de Francia y Bélgica en Africa, la guerra fría dan la clave de esta manera de ver que perdura hasta más o menos 1980. A la competencia de la T.V. se deben un deshielo tardío de las temáticas y una mayor apertura a la Latinoamérica de hoy.

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