L'Image Fantome - Herve Guibert

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LImage fantme d'Herv Guibert

LImage fantme, uvre de lcrivain et photographe franais Herv Guibert, fait partie de ces livres qui, lgal de La Chambre Claire de Roland Barthes, tentent de concilier llaboration dun discours sur la photographie et le rcit autobiographique fragment. Publi en 1981 chez Minuit, il est compos dune suite de textes sans illustrations o le je narrateur commente des photographies appartenant lalbum familial, des photos dartistes, des fantasmes de photographies, et des photos rates ou jamais prises. Lcriture semble pourtant ne pas chercher convoquer ces images mais plutt dbarrasser de leur prsence les feuilles constituant le livre. Guibert labore ainsi une fiction photographique de faon ngative : le texte littraire reste la seule preuve positive des clichs en question. Le recueil doit son titre au rcit dun pisode teint dchos incestueux oedipiens, o le narrateur prend sa mre en photo. Ce rcit pourrait indiquer une approche possible de la faon par laquelle le texte vacue la photographie dont il se nourrit tout en reproduisant les mcanismes dmergence de celle-ci. Et si laffrontement de lenfant son pre dfini par la psychanalyse freudienne permettait dclairer limpossible rencontre de limage photographique et du texte littraire dans cet ouvrage dHerv Guibert ? Louvrage dbute sur le rcit dun pisode teint dchos incestueux dipiens (9). Le narrateur, ce je autobiographique facilement identifiable avec lauteur, retourne chez ses parents pour un week-end, dcid prendre sa mre en photo avant quelle natteigne, ses plus de quarante-cinq ans, la limite du vieillissement. Pour ce faire, il demande son pre de quitter lappartement durant la sance photographique. Il prpare, ensuite, minutieusement, lapparence de sa mre ; il lemmne au salon et arrange la scne o doit avoir lieu la prise. Sans tmoins, il fantasme dun inceste (IF, p.16) chaque dclic de lappareil. La sance finie, le pre revient la maison. Les deux hommes sempressent alors de dvelopper le film, tandis que la mre, reste seule, recompose son apparence quotidienne. Le bain rvlateur na pourtant aucun effet sur la pellicule: le narrateur avait mal enclench le film et la preuve de linceste, jamais perdue, na pas t fixe. Si, comme lindiquent les mots du narrateur, cette photo rate relve dune nature subversive (IF, p.15), son preuve positive devrait comporter au cas o elle aurait t effectivement prise le renversement de lordre tabli dans la famille. Limage ainsi fixe figurerait une action incestueuse de la part du fils et, par l, le fantasme dune vacuation paternelle. Si la photo est vraiment subversive et criminelle, lassassinat symbolique quelle figure devrait aboutir un nouvel ordre: le royaume du fils stant substitu celui du pre. Cette subversion semble pourtant ne pouvoir tre rduite la seule absence matrielle du pre au cours de la sance photographique, car celle-ci ne peut, vraiment dire, tre interprte comme un parricide. Les traces du crime dipien sil y en a un dans ce texte- sont donc chercher dans les conditions dmergence de la photo elle-mme. Le minutieux des prparatifs de la sance photographique tient dnuder (IF, p.13) la mre des filtres qui voilent son corps et faussent son identit, savoir la prsence rpressive du pre et larrangement de ses cheveux. Une fois le pre parti, le narrateur commence par dlivrer [le] visage [de sa mre] de ce fatras de coiffure (IF, p.12) quelle se fait faire en prenant modle sur des photos de Michle Morgan. Le fils a dcid de prendre sa mre en photo mais il refuse de fixer sa soumission aux critres esthtiques de la mode:

Il faut dire que je me refusais jusque-l la photographier car je naimais pas sa coiffure, qui tait artificiellement boucle et laque, de ces affreuses mises en plis que ma mre se faisait faire, en alternance avec des permanentes, et qui embarrassaient son visage, lencadraient malencontreusement, le cachaient, le faussaient. Ma mre tait de ces femmes qui se vantent dune ressemblance avec une actrice, Michle Morgan en loccurrence, et qui vont chez le coiffeur avec une photo de cette actrice choisie sur un magazine afin que le coiffeur, en prenant modle sur la photo, reproduise sur elles la coiffure de lactrice. Ma mre tait donc peu prs coiffe comme Michle Morgan, quvidemment je me mis har. (IF, pp. 11-12) La coiffure de lactrice se rvle tre, pour le narrateur, un masque pervers dnaturant limage de sa mre. Ce masque, dont lacceptation semble a priori consciente et dsire, voilerait en ralit, daprs ces lignes, la soumission maternelle certains impratifs de la doxa. Lopinion gnrale, laquelle participent ces femmes dont parle lauteur, prend dhabitude les stars du cinma pour des modles de beaut. Elle soutient aussi quil y a la possibilit dune ressemblance physique entre une actrice et une femme donnes et que la femme peut accentuer artificiellement cette ressemblance afin de paratre plus belle daprs les critres qui ont fait de lactrice un idal esthtique. Ainsi, en se faisant faire la coiffure de Michle Morgan, la mre du narrateur adhre aux critres de beaut tablis par la mode tout en assurant son appartenance la socit de son temps. En consquence, la ressemblance dfendue par la doxa* entre une actrice et une femme cacherait en ralit une affinit entre deux lments dordre diffrent, savoir une image mdiatique idologiquement marque et une personne relle. (*La doxa estl'ensemble - plus ou moins homogne - d'opinions (confuses ou non), de prjugs populaires ou singuliers, de prsuppositions gnralement admises et values positivement ou ngativement, sur lesquelles se fonde toute forme de communication.)

Ainsi, la femme qui, en assimilant la copie graphique son modle humain, exagre artificiellement sa ressemblance avec lobjet photographique, dgrade sa nature humaine en ce quelle admet de construire son apparence linstar dune image, limitation dun objet. Bien pire, la mre du narrateur est assujettie linterprtation que le coiffeur doit raliser de la photo de lactrice pour lui confrer la troisime dimension qui manque limage. Limitation, devenue interprtation de la copie photographique, est donc dfectueuse et la femme se voit de fait oblige dadmettre son imperfection face limage. Voici le danger dadhrer aux impratifs de la doxa: la femme devient un dj vu, copie dune copie, simulacre imparfait dune actrice quelle na jamais perue de ses propres yeux. Le narrateur affirme, en effet, que sa mre est peu prs coiffe comme Michle Morgan et les trois mots qui composent cet peu prs accusent le ratage de lentreprise. Limitation de la coiffure de lactrice reste dans les limites mmes de la locution, dans les frontires de son jeu smantique voquant lapproximation et lloignement, la similitude et la diffrence. La mre du narrateur ne porte quun faible souvenir de limage mdiatique ayant suscit limitation. Tel un aveu dimperfection face limage mme de lactrice, elle se montre aux regards des autres derrire le voile dune tentative de ressemblance limage de mode; elle promne sa hantise de parent avec la socit de son temps. Et ceci au prix de quitter son apparence naturelle et de travestir sa propre identit car, dans les mots du narrateur, ces affreuses mises en plis [...] embarrassaient son visage, lencadraient malencontreusement, le cachaient, le faussaient (IF, p.12). Le narrateur dvoile ainsi la perversit des propos de la doxa qui ont transform sa mre en image dgrade dun objet. Dans ce sens, on aurait tort

dadmettre une aversion particulire du narrateur envers la personne de Michle Morgan. Sa haine semble plutt viser la Michle Morgan mdiatique, seule capable de simposer toujours avec laccord de la doxa en modle de beaut. Les impratifs esthtiques de la mode ne sont pas les seuls tre gaiement accepts par la mre. Dans le cadre familial, comme lcrira Herv Guibert dans Mes Parents, elle fait preuve dobissance un nouveau critre dauctoritas qui vient (re)manier son apparence et son identit: Elle est alle chez la coiffeuse, son numro de Jours de France la main pour montrer la photo, et elle a demand quon lui fasse la coiffure de Michle Morgan. On a toujours dit quelle lui ressemblait, les yeux. Quand elle rentre de chez le coiffeur, elle a un mouvement de coquetterie qui se dissipe trs vite. Elle demande [ mon pre]: Tu me trouves bien coiffe? Mieux que la dernire fois? Ses cheveux blanchissent mais elle refuse quon lui fasse une teinture, mme un rinage. Elle dit que a abme les cheveux, que son mari naimerait pas [...]. Il naime pas la voir maquille. Il dit: Tu ressembles une femme qui fait le trottoir. Et elle, il lui arrive de rpter des gens: Non, je ne me maquille pas, a ne me va pas, je ressemble tout de suite une putain , et elle rit . Laspect de la mre est marqu, daprs ces lignes, par une suite dacceptations, qui sont autant dassujettissements aux critres esthtiques imposs dabord par la socit do sa soumission aux principes de beaut rpandus par la doxa et ensuite par linstitution familiale traditionnelle do la soumission lavis de son mari. La stratgie photographique dcrite dans ce rcit vise une approche amoureuse de lobjet qui passe par leffacement de celui-ci en faveur de sa fixation en une image qui exclut, estompe et masque son rfrent. Ainsi, par exemple, la photographie de mode supplantait la vraie Michle Morgan et limage que le narrateur imposait sa mre supplantait non seulement celle quavait construite son pre mais aussi celle qui tmoignerait du vrai corps de la femme. Le texte littraire mime cette manuvre deffacement dans lvacuation de la photographie quil invoque travers un langage mlancolique et affectueux. Disons que le texte applique la ruse imite contre le sujet (le signe photographique) dont il la apprise. Limage efface la ralit. Le texte, construit linstar dune photographie, vient effacer limage. Et, pourtant, il nchappe pas la punition de son crime smiotique. Le texte vacue effectivement limage dont il se nourrit mais il reste prisonnier de la mcanique de celle-ci. En tant quinterprtant de son absence, en tant qupreuve positive du clich, le texte restreint son champ de vision aux ombres projetes derrire lobjectif. Il na plus accs la ralit qu travers la pratique photographique dans son sens large : contemplation des images (ou de ses fantasmes), acte de la prise. Tel dipe se mettant crever ses orbites, lcriture guibertienne perfore ses yeux laide dun appareil photo. Limage fantme est un texte aveugl.