9
This article was downloaded by: [The Aga Khan University] On: 01 November 2014, At: 03:33 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 Linda Lê, la passeuse Sabine Loucif Published online: 04 Sep 2009. To cite this article: Sabine Loucif (2009) Linda Lê, la passeuse, Contemporary French and Francophone Studies, 13:4, 495-501, DOI: 10.1080/17409290903096376 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409290903096376 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Linda Lê, la passeuse

  • Upload
    sabine

  • View
    215

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Linda Lê, la passeuse

This article was downloaded by: [The Aga Khan University]On: 01 November 2014, At: 03:33Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Contemporary French andFrancophone StudiesPublication details, including instructions for authorsand subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/gsit20

Linda Lê, la passeuseSabine LoucifPublished online: 04 Sep 2009.

To cite this article: Sabine Loucif (2009) Linda Lê, la passeuse, Contemporary Frenchand Francophone Studies, 13:4, 495-501, DOI: 10.1080/17409290903096376

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409290903096376

PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE

Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all theinformation (the “Content”) contained in the publications on our platform.However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make norepresentations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, orsuitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressedin this publication are the opinions and views of the authors, and are not theviews of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content shouldnot be relied upon and should be independently verified with primary sourcesof information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions,claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilitieswhatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connectionwith, in relation to or arising out of the use of the Content.

This article may be used for research, teaching, and private study purposes.Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Page 2: Linda Lê, la passeuse

forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 3: Linda Lê, la passeuse

Contemporary French and Francophone StudiesVol. 13, No. 4, September 2009, 495–501

LINDA LE, LA PASSEUSE

Sabine Loucif

Dans l’univers de Linda Le, la transgression des limites se situe au cœur duprocessus de creation. Le franchissement de l’espace geographique originel –l’exil du Vietnam vers la France – n’apparait jamais de facon litterale chezLinda Le. Passee dans l’autre camp, celui de la culture d’adoption francaise,l’auteur livre ses demons – passes et presents – dans un va et vient constantentre ce qui est deja ecrit et ce qu’elle ecrit elle-meme dans un effort, peut-etreprecaire, de survie.

Je voudrais me consacrer aux formes et fonctions du deplacement duspecifique vers l’universel dans deux romans de Linda Le, Les Trois Parques (LTP)publie en 1997, et qui est sans doute son œuvre la plus celebree par la critique,et son dernier roman, In Memoriam (IM), paru en 2007. Les deux ouvragesapprehendent, directement dans le premier cas et indirectement dans le second,la thematique de l’immigration et de la construction de soi.

Les Trois Parques est un huis clos dans lequel est raconte le dimanche apres-midi que passent ensemble trois jeunes femmes originaires de Saigon : deuxsœurs et leur cousine, qui est la narratrice. La personnalite de chacune et la viequ’elles menent en France se dessine peu a peu avec en arriere plan le projet defaire venir le pere des deux sœurs, reste a Saigon et jamais revu depuis l’arriveeen France, il y a vingt ans. Le roman ne suit pas de structure clairementidentifiable : il s’agit plutot d’une serie d’evocations et de digressionsd’apparence legeres et qui tournent au tragique, se transformant en cris dedesespoirs qui font surgir les souvenirs et les fantomes du Vietnam. Le romans’arrete avec la mort du pere qui ne reverra jamais ses filles et n’aura pasl’occasion de voir la France.

Dans In Memoriam, le narrateur, en etat de choc apres le suicide de la femmeaimee, Sola, une romanciere de l’extreme, de pere iranien et de mere francaise,

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/09/040495–7 � 2009 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290903096376

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 4: Linda Lê, la passeuse

raconte son amour perdu. Il est ecrivain comme elle et tombe amoureux de seslivres avant de tomber amoureux de la femme qu’il considere comme sondouble feminin. Le roman refait le chemin de cet amour pour Sola, amour quele narrateur partage avec son frere, Thomas.

Dans les deux romans, Le propose une reflexion sophistiquee sur la manieredont l’on peut repousser les limites de son histoire propre pour se refaire uneculture composite, dans un effort constant de se degager des encragesgeographiques et culturels d’origine. Tout commence d’ailleurs des la premiereligne, avec les titres des romans : Les Trois Parques indique bien que l’auteur situeson livre dans le domaine de la mythologie, et donc dans l’universel et non pasdans le reel ou le particulier. L’expression latine utilisee comme titre du dernierroman de l’auteur, In Memoriam, possede aussi un caractere universel : sonutilisation n’est pas limitee a une seule langue. Au contraire, elle fait partie desexpressions « lettrees » utilisees par les occidentaux de toute origine.

Veritable passeuse d’histoires ancestrale, constamment sous emprise d’uneextreme « tentation de l’universel », Le reconvertit le « singulier » ensoumettant le destin de ses personnages a celui des heros et heroınes de « textes »non seulement deja ecrits mais canoniques. Elle remplace trois types de sources :mythologiques, religieuses, et litteraires, qu’elle detourne par le biais de lareecriture et de l’adaptation pour franchir les limites entre le reel et l’imaginaireet entre le conscient et l’inconscient.

Le passage par la mythologie

Les personnages principaux du premier roman, les deux sœurs et leur cousine,incarnent les trois Parques. L’aınee des sœurs, enceinte et qui maintient le lienavec le Vietnam, rappelle Cloto, « la fileuse », qui tire le fil de sa quenouille,symbolisant ainsi le deroulement de la vie. La cadette, qui a rompu avecle Vietnam linguistiquement et emotionnellement, convoque Atropos,« l’Inflexible », qui sectionne le fil sans jamais se laisser ebranler. La cousinenarratrice, enfin, qui intoxique la maison de ses explications et presagesmacabres, ressemble a Lachesis, « la Destinee », qui enroule le fil, dispensanta chacun son sort, comme cela est bien ordinaire pour une narratrice.

Comment Linda Le parvient-elle a transcender la mythologie ? En dotantchaque Parque d’un attribut physique distinct plutot que de leur donner un nomreel : la cousine-narratrice est manchote, le gros ventre renvoie a l’aıneeenceinte, et les longues jambes a la cadette. En privant les jeunes femmes d’unprenom, Le les depossede de leur identite la plus simple, qui, il n’y aaucun doute, est vietnamienne. Doit-on observer un rejet de l’origine ? Ouplutot y lire l’impossibilite des exiles de se construire quelque identite que cesoit ?

496 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 5: Linda Lê, la passeuse

Les trois formes d’exil qu’exemplifie chaque Parque me semblent apporterune reponse : « le gros ventre » et « les longues jambes » enracinent lespersonnages dans le present, alors que le qualificatif de « manchote », parl’emphase sur le membre absent, renvoie au passe et aux evenementsenigmatiques qui ont cause sa perte. Les deux sœurs, caracterisees par desparticularites physiques du present se trouvent emblematiquement rattachees ala terre d’accueil, la France, alors que l’infirmite de la cousine narratrice,semble lier a jamais cette derniere au passe et au Vietnam. Le gros ventres’apparente a une periode transitoire dans la vie de l’aınee, qui transformera sonidentite de femme par la maternite. Les longues jambes de la cadette, quant aelles, inferent la notion de mouvement, et donnent a croire que le personnagecontinuera a changer pour se distancier de son identite de « Lolita ». Rien decomparable par contre en ce qui concerne la Manchote, car elle se definit parune partie du corps disparue a jamais. La determination corporelle de sespersonnages, permet a Le, de mettre l’accent sur les differents stylesd’existences possibles en exil : en perpetuant la lignee par le metissage(le mari de l’aınee europeen), en optant pour la conduite stereotypee del’occidentale liberee, dans la poursuite immoderee du plaisir sans continuationde la lignee (la cadette aux longues jambes subit un avortement) ou en declinantde se distancier d’une histoire subordonnee au passe et au pays d’origine,comme c’est le cas pour la Manchote. Qu’a-t-elle donc fait cette derniere pouren perdre un membre ?

Et maintenant, elle mordillait son moignon, elle mangeait son cœur amer,amer, mais elle aimait cela, parce que c’etait amer et parce que c’etait soncœur. Personne n’en parlait jamais de son cœur, qu’elle avait donne aupremier venu, premier apercu, son frere, son fele. Les cœurs purss’aimaient d’amour tendre, mais comment s’y prendre, quand on etaitjumeaux ? Les cœurs purs jouaient l’amour tendre, mais comment s’yprendre, quand on avait son frere dans la peau ? Les cœurs purs n’avaientpas quinze ans, quand on les avait trouves derriere l’armoire des parents, entrain de forniquer debout contre le mur. (LTP 181)

L’inceste donc affecta le destin de la cousine-narratrice. Le membre coupefait figure d’allegorie de ce que laissent derriere les exiles, de leur moi originel.L’amour incestueux entre la narratrice et son jumeau peut ainsi se comprendrecomme un acte desespere d’amour de soi, de ses propres genes, de sa propre race.

Le stratageme de Le consiste a franchir des « zones » : de la famille aupresent a la mythologie, de la mythologie a l’espace du corps, du corps enfinpour en revenir a la famille et a ses secrets.

Tournons-nous pour quelques instants vers In Memoriam et un autrepersonnage issu de la mythologie, Eurydice, a qui Sola est associee : « Ce voyage[il s’agit du voyage a Lisbonne que fait le narrateur apres la mort de Sola] sans

L I N D A L E , L A P A S S E U S E 4 9 7

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 6: Linda Lê, la passeuse

elle me devint odieux. Je croyais m’evader, je ne faisais que traquer uneEurydice dont je me disais, Elle regne par le pouvoir de l’absence » (IM 23).

Sola exemplifie ainsi la seduction, elle est la femme aimee du litterateur etde l’artiste et qu’il est voue a perdre.

Dans la mythologie grecque, Eurydice est l’epouse d’Orphee, grand poeteet musicien. Poursuivie par Aristee, rival d’Orphee, elle est mordue dans safuite par un serpent et meurt. Inconsolable, Orphee descend jusqu’aux Enferspour la sauver. Il endort Cerbere, le chien des Enfers grace a sa lyre et samusique puis arrive devant les souverains du monde souterrain : Hades etPersephone. Impressionnee par son courage et son amour, Persephone prie sonmari de rendre Eurydice a son mari. Ce dernier accepte a la seule conditionqu’Orphee ne se retourne pas avant d’etre sorti des Enfers. Malheureusement,celui-ci, trop impatient, se retourne a quelques pas de la sortie. Eurydice lui faitalors un signe d’adieu avant de disparaıtre pour toujours. La reference aEurydice ramene ainsi l’histoire particuliere de Sola, fille d’un emigre persan etd’une nantaise dans la France d’aujourd’hui, au mythe d’Orphee. Le narrateurn’est que le double contemporain d’Orphee et son frere Thomas, celuid’Aristee. Dans le cas de la reference a Eurydice, le deplacement du specifiquevers l’universel se double d’un autre franchissement des limites : de la vie a lamort. Si Orphee, par defaut de patience a perdu Eurydice pour toujours,le narrateur d’In Memoriam saura-t-il assurer la resurrection de Sola ?

Le passage par les sources religieuses secondaires

Dans In Memoriam, Sola est aussi comparee a une autre personne dont le destinne nous est pas inconnu : Lilith. « Mon visage devait trahir une excitation meleed’apprehension – cet instant allait s’envoler a tire-d’aile, me rejetant dans unspleen d’autant plus grand que mes pas m’avaient mene vers cette Lilithignorante des ravages de sa seduction » (IM 70).

La Lilith a laquelle fait reference Le semble etre celle de la Cabale, cettetradition mystique juive, presentee comme l’equivalent oral et secret de laTorah, la « Loi ecrite et publique » donnee par Yahve a Moıse sur le Mont Sinaı.Le mythe de Lilith auquel l’histoire de Sola peut s’apparenter a sa source dans unrecueil ecrit entre les XVIIIeme et IXeme siecles apres J.-C., l’alphabet de BenSira, le commentaire de l’Ecclesiaste. Au depart, le mot Lilith designe unecategorie de demons femelles. L’alphabet de Ben Sira explique ainsi son destin :Tiree de la meme terre qu’Adam, Lilith se considere comme son egale. Ellerefuse d’etre au-dessous de lui quand ils font l’amour et une dispute eclate.Lilith invoque alors le nom de l’Eternel et les ailes qui lui poussent luipermettent de quitter Adam et l’Eden. Adam se plaint a Dieu, qui envoie troisanges convaincre Lilith mais sans succes. Lilith est donc celle qui dit non a la foisa l’homme et a Dieu. Elle est condamnee a voir tous ses enfants mourir a la

498 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 7: Linda Lê, la passeuse

naissance : mais, pour echapper a cette punition, elle finit par se suicider.Au-dela de l’histoire de Lilith dans L’alphabet de Ben Sira, In Memoriam invoqueaussi la version hebraıque la plus connue du mythe de Lilith : Adam se seraitsepare de Lilith parce qu’elle refusait de voir son corps deforme par lesgrossesses et pratiquait la contraception voire peut-etre l’avortement (ce qui va al’encontre du Commandement formule plus tard dans la Bible « Croissez etmultipliez »). Dans le roman de Le, Sola rappelle Lilith quand elle reagit a lademande de Thomas d’avoir un enfant d’elle :

Mon frere venait d’avancer un pion. C’etait la premiere fois qu’il precisaitses conditions, et, connaissant Sola, je n’avais aucun doute qu’il s’etaitfourvoye. Il avait exprime le desir d’avoir un enfant d’elle. Elle avaitrepondu non, calmement – a croire que ce non tranche etait constitutif deson etre. Non, non, non, avait-elle repete a Thomas, meduse devant unetelle determination. Elle n’ajouta aucune explication et se mura dans lesilence. Il devait me dire, apres la mort de Sola, qu’il avait eu l’impressiond’avoir touche un nerf sensible. (IM 176)

La peur de la maternite de Sola parait etre une des causes plausibles de son suicide.Comme la Lilith de L’alphabet de Ben Sira, elle prefere mourir que de donnernaissance a des enfants. Les enfants de Lilith etaient condamnes a mourir a lanaissance parce que leur genitrice avait desobei. Dans le cas de Sola, il n’y a pasd’explication du refus d’etre mere. Ainsi, en revisitant l’histoire de Lilith, Le vaplus loin : elle parle d’un mal profond et tabou de la condition feminine des lesorigines de l’humanite et en remet en cause un de ses attributs les plus celebres.

La revigoration du sens qui s’opere par la reecriture dans In Memoriam trouveune autre occurrence dans l’usage du prenom Thomas, qui signifie jumeau enarameen, et convient trop bien au role du frere du narrateur, pour avoir ete choisiau hasard. Mais s’il renvoie clairement a Saint Thomas, l’un des douze apotresaccompagnant Jesus et qui dans les Evangiles donne la tombe qui devait etre siennea Jesus apres sa crucifixion, c’est un texte apocryphe qui encore une fois estconvoque et non pas la Bible elle-meme. Ainsi, d’apres un texte sur la mort deMarie attribue a Joseph d’Arimathie, Thomas fut aussi le seul temoin del’Assomption de Marie au paradis : reste en Inde, il ne fut pas temoin de la mortde Marie mais fut transporte jusqu’a sa tombe apres son enterrement et assista asa resurrection. Chez Linda Le, personne n’est temoin de la mort de Sola.Thomas ne se voit confier que la decouverte macabre du corps inanime de Sola :« Elle n’avait pas ecrit de mot d’adieu, mais elle avait, avant de nouer la cordepour se pendre, telephone a mon frere, Thomas, pour l’inviter, sans rien trahir deses intentions, a venir chez elle. C’etait lui qui avait decroche le cadavre. C’etaitlui et non moi qu’elle avait choisi pour la toucher une derniere fois » (IM 5).

Il est ainsi temoin du « passage » de Sola au premier degre, en etant celuiqui constate sa mort, mais c’est notre narrateur qui symboliquement assure par

L I N D A L E , L A P A S S E U S E 4 9 9

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 8: Linda Lê, la passeuse

le livre que nous lisons la resurrection de la femme aimee (pour remplacer lelivre de Sola qu’elle a brule ?). Le narrateur devient ainsi apotre.

Le passage par le texte litteraire

L’exemple le plus net de l’utilisation sophistiquee que fait Le de l’intertextelitteraire se trouve dans Les Trois Parques.

Quoique le roi Lear soit le seul personnage a porter le meme nom dansLes Trois Parques de Le et dans la tragedie de Shakespeare, presque tous lespersonnages de Le rappellent des protagonistes shakespeariens : les sœurs et leurcousine rappellent le trio forme par Cordelia, Regan, et Goneril ; le mari del’aınee et l’amant de la cadette convoquent les epoux des deux mechantes filles deLear ; et l’ami de ce dernier, etonnamment nomme « le couineur » renvoie aEdgar, le fou de la tragedie anglaise. Mais, Le bouscule la trame de la destinee desParques par l’addition d’un protagoniste a la liste des personnages de la pieceanglaise : la grand-mere des jeunes femmes, affublee du sobriquet feroce de LadyChacal, et qui doit sa richesse au commerce juteux des pompes funebres . . . Sonnom vous dit combien elle est sympathique . . . Que savons-nous du chacal ?La definition du terme (dictionnaire Hachette) est tout a fait eclairante :« Les chacals habitent toute l’Afrique, le sud-est de l’Europe et l’Asie, duProche-Orient a la Malaisie . . . Essentiellement charognards, les rapaces profitentdes restes des grands fauves, qu’ils devorent en compagnie de hyenes et desvautours. Ce faisant, ils participent a l’assainissement de la nature. »

Le chacal est donc ainsi un animal associe a l’Orient et ce detail me sembled’autant plus significatif que la grand-mere est responsable de l’exil des troisParques : « Lady Chacal se pointa a la maison bleue et embarqua mes deuxcousines qui partirent, l’œil brillant d’excitation, pour une viree au bord de lamer, et ne revinrent jamais » (LTP 31).

Il semble bien ici que Le procede a l’addition d’un personnage dont le nomne renvoie ni a la mythologie greco-romaine ni a Shakespeare pour souligner queles Parques sont marquees a jamais par l’influence de l’ascendance familiale,c’est-a-dire l’origine, sur leur destin, mais ironie du sort, la terrible grand-mereinitie le premier franchissement de limites, geographiques. Leur situation d’exiltransforme ainsi la fortune apparemment fixee d’avance des petites filles et auxcaracteristiques universelles en sort particulier. Il faut noter aussi que le Chacalprend la forme d’Anubis dans la mythologie egyptienne ou il est le Dieu desmorts et le conducteur des ames. Cette reference indirecte souligne l’ironie dela situation des Parques : occidentalisees par leur nom d’origine greco-romaine,leur parcours a pourtant ete tisse par Lady Chacal, le seul personnage dans lafamille immediate dont le nom est issu de la mythologie non occidentale et quiles a dotees d’ames torturees d’exilees en les enlevant.

500 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014

Page 9: Linda Lê, la passeuse

Conclusion

En somme, il semble que Linda Le, en faisant jouer ses personnages a cache-cache avec des Parques, ou des figures religieuses ou litteraires, indique que faireremonter un heros des enfers n’est possible que dans des cas exceptionnels etqu’il y a toujours une contrepartie. Dans Les Trois Parques, il s’agit de faireremonter trois jeunes femmes de l’enfer de l’exil et un vieil homme des abımesde la solitude. Dans In Memoriam, c’est de la folie que le narrateur et Solaessaient de se sortir. Elle y parvient au prix de sa vie tandis que son amoureuxretrace son chemin a elle, sur la page, mais on se demande s’il ne finira pascomme sa muse.

De la destruction d’un manuscrit, comme le fait Sola, a la destruction desoi, il n’y a peut-etre qu’un pas . . . Ceux qui resistent a ce qui est ecrit, ceux quile depassent, nous dit Le, sont en danger. Prenons Sola. Celle dont le nomindique a la fois l’unicite et la solitude n’est-elle pas condamnee a disparaitre deslors qu’elle ne correspond plus a cet etat originel, metaphysique ? Le processusde multiplication condamne : le narrateur est le double de Sola dans la vie etSola le double de son pere dans la mort (elle se suicide comme lui) ; nonseulement ne preserve-t-elle pas sa solitude et devient-elle l’amante d’unhomme, elle devient l’amante de deux hommes, qui eux meme sont des doublesl’un de l’autre. La multiplication de soi, a l’infini, fait resurgir l’inceste deja aucœur des Trois Parques et en meme temps temoigne de la pulsion profonde de Lede laisser des traces. Ecrire, c’est tout d’abord transcrire ce qui est au fond desoi, mais toujours a la lumiere de ce qui est deja ecrit, pour transmettre tout, lepersonnel et l’universel, pour transcender le sens et avancer. Mais vers quoi ?

Works Cited

« Chacal ». Enycylopedie Hachette en ligne. 5http://www.ehmelhm.hachette-multimedia.fr4

Le, Linda. Les Trois Parques. Paris : Christian Bourgois, 1997.—. In Memoriam. Paris : Christian Bourgois, 2009.

Sabine Loucif is Associate Professor of Romance Languages and Literatures at

Hofstra University in New York. Some of her publications include: Le Canon de la

litterature francaise diminue-t-il auv Etats-Unis? French in American Universities: Toward

the Reshaping of Frenchness, and A la recherche du canon perdu. L’enseignement de la

litterature francaise dans les universites americaines.

L I N D A L E , L A P A S S E U S E 5 0 1

Dow

nloa

ded

by [

The

Aga

Kha

n U

nive

rsity

] at

03:

33 0

1 N

ovem

ber

2014