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L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï Jean Philippe BABU Introduction Dans son ouvrage « La révolution technologique de la grammatisation », Sylvain Auroux soutient l’idée que l’humanité a connu jusqu’à présent deux grandes révolutions technolinguistiques et est en train d’en vivre une troisième, celle de l’automatisation du traitement du langage humain. La première est celle de l’apparition de l’écriture, il y a plus de 5300 ans, en Mésopotamie ; la deuxième est celle d’un processus que l’historien des sciences du langage décrit comme « la grammatisation massive, à partir d’une seule tradition linguistique initiale (la tradition gréco-latine), des langues du monde 1 », processus dont il situe l’éclosion en Europe, à l’époque de la Renaissance 2 . La grammatisation 3 est définie comme un processus conduisant à « décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire 4 ». Du point de vue de l’histoire des sciences langage, ce processus a pour caractéristique d’être entré à partir de la Renaissance européenne dans une phase d’extension quantitative sans précédent conduisant en quelques siècles à une grammatisation sur les bases de la tradition linguistique gréco-latine, non seulement des langues vernaculaires européennes, mais aussi, et à partir de l’Europe, de toutes langues du monde. Si le linguiste parle à son sujet d’une « révolution technologique aussi importante pour l’histoire de l’humanité que la révolution agraire du néolithique 5 », c’est que selon lui, une fois entrée dans cette nouvelle phase, la grammatisation « a profondément changé l’écologie de la communication humaine et a donné à l’Occident des moyens de connaissance et de domination sur les autres cultures de la planète 6 ». Comme les langues vernaculaires européennes et les autres langues du monde, la langue thaï n’échappa pas à ce processus : à la fin du 19 ème s., 1 Sylvain AUROUX, 1994, p. 71. 2 « Que la grammatisation massive des langues du monde ait eu lieu à partir de l’Europe, et qu’elle ait pris une ampleur significative à une époque si tardive, est un problème épistémologique et historique de grande importance auquel n’a pas été encore consacré d’étude de fond. », AUROUX, 1994, p. 78. 3 « Grammatisation » est un néologisme à ne pas confondre avec « grammaticalisation ». 4 Sylvain AUROUX, 1994, p. 109. 5 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9. 6 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9.

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L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï

Jean Philippe BABU

Introduction

Dans son ouvrage « La révolution technologique de la grammatisation », Sylvain Auroux soutient l’idée que l’humanité a connu jusqu’à présent deux grandes révolutions technolinguistiques et est en train d’en vivre une troisième, celle de l’automatisation du traitement du langage humain. La première est celle de l’apparition de l’écriture, il y a plus de 5300 ans, en Mésopotamie ; la deuxième est celle d’un processus que l’historien des sciences du langage décrit comme « la grammatisation massive, à partir d’une seule tradition linguistique initiale (la tradition gréco-latine), des langues du monde1 », processus dont il situe l’éclosion en Europe, à l’époque de la Renaissance2.

La grammatisation3 est définie comme un processus conduisant à « décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire4». Du point de vue de l’histoire des sciences langage, ce processus a pour caractéristique d’être entré à partir de la Renaissance européenne dans une phase d’extension quantitative sans précédent conduisant en quelques siècles à une grammatisation sur les bases de la tradition linguistique gréco-latine, non seulement des langues vernaculaires européennes, mais aussi, et à partir de l’Europe, de toutes langues du monde. Si le linguiste parle à son sujet d’une « révolution technologique aussi importante pour l’histoire de l’humanité que la révolution agraire du néolithique5 », c’est que selon lui, une fois entrée dans cette nouvelle phase, la grammatisation « a profondément changé l’écologie de la communication humaine et a donné à l’Occident des moyens de connaissance et de domination sur les autres cultures de la planète6 ».

Comme les langues vernaculaires européennes et les autres langues du monde, la langue thaï n’échappa pas à ce processus : à la fin du 19ème s., 1 Sylvain AUROUX, 1994, p. 71. 2 « Que la grammatisation massive des langues du monde ait eu lieu à partir de l’Europe, et qu’elle ait pris une ampleur significative à une époque si tardive, est un problème épistémologique et historique de grande importance auquel n’a pas été encore consacré d’étude de fond. », AUROUX, 1994, p. 78. 3 « Grammatisation » est un néologisme à ne pas confondre avec « grammaticalisation ». 4 Sylvain AUROUX, 1994, p. 109. 5 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9. 6 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9.

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apparurent des manuels d’enseignement du thaï standard intitulés Wachiwiphak (วจีวีภาค), « Les parties du discours », utilisant une nomenclature linguistique permettant de classer les mots de la langue thaï selon la tradition gréco-latine. Dans la première partie de notre contribution, nous rappellerons brièvement les origines de la tradition grammaticale gréco-latine et expliquerons sa nature et son rôle dans la grammatisation des langues du monde.Nous retracerons ensuite les principales étapes de la grammatisation du thaï sur les bases de cette tradition grammaticale. Enfin, dans notre dernière partie, nous montrerons que les deux grandes traditions grammaticales indienne et gréco-latine, qui nourrissent la grammaire traditionnelle du thaï, ne sont pas sans provoquer des réactions de rejet, en raison de leur incapacité à décrire certaines spécificités de cette langue, qui, contrairement au sanskrit et à la quasi-totalité des langues européennes, n’est pas une langue indo-européenne.

1 L’héritage gréco-latin

1.1 La Technè Grammatikè de Denys le Thrace

1.1.1 Les huit parties de phrase

C’est à la Technè Grammatikè, attribuée traditionnellement au grammairien alexandrin Denys le Thrace, que remonte l’origine de la tradition grammaticale occidentale des huit parties du discours, appelées alors « parties de phrases » (mérē lógou) : « La phrase a huit parties : le nom, le verbe, le participe, l’article, le pronom, la préposition, l’adverbe, la conjonction7 ». Qu’elle soit véritablement l’oeuvre de Denys de Thrace, ou qu’elle ait été rédigée plus tardivement, la Technè Grammatikè connut une fortune exceptionnelle : « En domaine grec, la fortune de la Technè se mesure au fait que pendant huit à dix siècles, la majeure partie de l’activité des grammairiens a été consacrée à la commenter8». Son influence fut relayée par le grammairien latin Donat (4ème s.), qui, dans son traité De octo orationis partibus, reprit la liste des huit parties du discours en lui ajoutant toutefois l’adjectif (adjectivuum), classé comme une subdivision du nom, et l’article (articulus), considéré comme un cas particulier du pronom. Le traité du grammairien latin servit de base à de nombreuses grammaires françaises scolaires jusqu’au 20ème siècle. Même si, comme le fait remarquer André Joly, les huit parties du discours ont connu des fluctuations au cours des siècles9, il n’en reste pas moins que : « Parmi toutes les disciplines scientifiques, la grammaire est sans doute celle qui possède le vocabulaire théorique propre le plus stable et le plus ancien : il s’agit des catégories 7 Traduit par Jean LALLOT,1998, p. 51. 8 Jean LALLOT, 1998, p. 32. 9 « Il suffit de se rappeler qu’en Angleterre à l’époque classique, on ne compte pas moins de 253 manières de classer ces parties du discours », André Joly, 2002, p.11.

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grammaticales, et plus spécialement, des classes de mots ou parties du discours10 ».

1.1.2 De la philosophie à l’art grammatical

La découverte11 des parties du discours, et plus généralement des catégories grammaticales, est un long processus qui plonge ses racines dans la philosophie grecque. C’est Platon, qui, le premier, dans Le Sophiste, met en relief la nécessité de distinguer le nom (onoma) et le verbe (rhêma). Cette distinction définit le verbe comme « le signe qui s’applique aux actions », le nom comme « le signe vocal qui s’applique à ceux qui les font ». Par ailleurs, Platon pose le verbe et le nom comme « deux espèces de signe » dont l’entrelacement est une condition sine qua non du discours : « Des noms tout seuls énoncés bout à bout ne font jamais un discours, pas plus que des verbes énoncés sans l’accompagnement d’aucun nom12 ».

Aristote, insistera à son tour sur la complémentarité du nom et du verbe, mais approfondira leur définition en faisant de l’absence ou de la présence de la référence au temps un critère classificatoire : « Le nom (onoma) est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans référence au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise séparément (Peri Herm. 2, 16a, 18-20) » ; « Le verbe (rhêma) est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties ne signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque chose (Peri Herm. 3, 16b, 6-8) ».

A la suite d’Aristote, les philosophes stoïciens (Zénon de Cittium, Cléanthe d’Assos, Chrysippe, Diogène de Babylone) élaborèrent une théorie des parties du discours en favorisant « de manière décisive le développement en analyse grammaticale des premières partitions, encore à dominante logique, de Platon et d’Aristote13 ». Il leur est attribué une partition de la phrase en cinq classes de mots : nom, appellatif, article, verbe, conjonction (incluant la préposition appelée « conjonction prépositive»). La diversification des critères de classification des parties du discours est le signe d’une grammatisation croissante qui conduira à l’avènement de ce que Jean Lallot appelle la grammaire « technique» 14 . 10 Sylvain AUROUX, 1994, p. 173. 11 « Les catégories grammaticales, les six cas du latin, le casus agendi du basque, l’élément zéro, le double rapport de l’imparfait au passé et au présent, l’étendue d’une famille linguistique, etc., sont des découvertes scientifiques au même titre que celles que nous pouvons rencontrer dans les sciences de la nature. Elles sont tout aussi importantes pour l’histoire intellectuelle de l’humanité », Sylvain AUROUX, 1994, p. 32. 12 Le Sophiste 362a, cité par Sylvain AUROUX, 1996, p. 25. 13 Jean Lallot, 1998, p. 124. 14 Jean Lallot, 1998, p. 29.

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1.1.3 De l’empereia à la technè

La Technè Grammatikè attribué à Denys Le Thrace définit la grammaire comme « la connaissance empirique (empereia) de ce qui se dit couramment chez les poètes et les prosateurs15 ». La contradiction entre les termes technè et empereia16 témoigne du fait que la grammaire, dont le statut épistémologique a été vivement débattu jusqu’au 2ème siècle de notre ère – avec les sévères critiques de Sextus17 contre les grammairiens, par exemple –, était en voie depuis les travaux des grammairiens alexandrins de se défaire de son statut d’empereia, c’est-à-dire de connaissance empirique non théorisée, pour accéder à celui de technè, autrement dit, d’art rationnel.

En fait, dans sa première partie, la Technè Grammatikè est conçue comme « une activité appliquée, qui a pour objet le texte, en particulier le texte poétique18 ». En ce sens, elle correspond davantage à une empereia, une grammatistiké (« petite grammaire ») selon Sextus qu’à une technè. Il n’en va pas de même avec la deuxième partie de la Technè Grammatikè, qui, consacrée au mot et aux huit « parties de la phrase », s’éloigne du texte et se donne pour objet la langue. Cette bipartition de la Technè Grammatikè illustre ce que Jean Lallot appelle « la double orientation19 » de la grammaire : « [...] d’une part, activité philologique tendanciellement normative, [...] D’autre part, activité linguistique d’orientation descriptive, qui opère sur la phrase (lógos) comme énoncé fini de faible dimension, visant à mettre en évidence son fonctionnement sémantique, notamment en établissant quelles sont ses parties constitutives ». Déjà à l’oeuvre dans les travaux philologiques des grammairiens alexandrins20, cette double orientation conduira à l’apparition d’une « grammaire technique21 », qui pour Sylvain Auroux signale « une scission entre l’approche pratique (pédagogique) et l’approche théorique des langues ».

15 Traduction de Jean Lallot, 1998, p. 43. 16 Platon opposait empereia (« connaissance empirique ») à technè (« art rationnel »). 17 Dans Pròs grammatikòus, Sextus Empiricus (2ème s. apr. J.-C.), estime que traiter de problèmes comme « l’invention et la nature des éléments, le classement des mots en parties du discours » est une entreprise « prétentieuse et trop curieuse ». Voir Jean Lallot, 1998, p. 71. 18 Jean Lallot, 1998, p.73. 19 Jean Lallot, 1998, p.73. 20 Les grammairiens alexandrins contribuèrent grandement à développer l’outillage métalinguistique qui leur permettait de parler des textes anciens. 21 Jean Lallot, dont nous reprenons la formule, estime que l’ère des systématisations grammaticales est postérieure à Denys Le Thrace, et commence probablement au 1er s. av. J.-C., Jean Lallot, 1998, p. 29.

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1.2 Le rôle du latin

1.2.1 Une prestigieuse langue seconde Au 5ème siècle de notre ère, après la division de l’empire romain

d’Occident en de nombreux royaumes barbares, le latin, qui avait réussi à s’imposer à presque tous les peuples conquis, s’est progressivement différencié en de multiples dialectes régionaux, jusqu’à devenir ces langues que nous appelons aujourd’hui les langues romanes. Au 9ème siècle, la situation de morcellement du latin populaire est telle, que pour les locuteurs des langues romanes de cette époque, la langue latine est devenue une langue seconde qu’il faut apprendre. Or, pour apprendre cette langue seconde, les seuls outils à disposition sont les grammaires de Donat et de Priscien22. Un extrait de la préface de la grammaire latine d’Aelfric23 permet de comprendre ce que pouvait être le problème de l’enseignement et de l’apprentissage du latin à cette époque : « J’ai pris la peine de traduire dans votre propre langue pour vous, petits enfants, ces extraits du petit et du grand ouvrage de Priscien, pour que vous puissiez, après avoir parcouru dans cet ouvrage les huit parties du discours de Donat, faire pénétrer dans vos jeunes intelligences, les deux langues, l’anglais et le latin, jusqu’à ce que vous atteigniez des études plus complètes. » Il apparaît assez clairement que les grammaires de Donat et de Priscien, à l’origine destinées à des locuteurs ayant déjà assimilé la langue latine, peuvent servir de base, une fois adaptées et traduites par le maître, à l’enseignement du latin langue seconde, voire de la langue vernaculaire, comme le suggère les mots d’Aelfric : « pour que vous puissiez [...] faire pénétrer dans vos jeunes intelligences, les deux langues, l’anglais et le latin ». Cette évolution marque le début de ce que Sylvain Auroux appelle une « mutation pédagogique de la grammaire24 » au terme de laquelle la grammaire deviendra « une technique générale d’apprentissage, applicable à toute langue, y compris à la langue maternelle25 ».

1.2.2 Un puissant facteur d’unification théorique

En plus d’être la langue de l’Église, la langue du savoir et du pouvoir, le latin était aussi, au sein d’une multitude de langues vernaculaires dépourvues de grammaires, une langue déjà grammatisée, qui allait fournir le fonds théorique commun à partir duquel allait s’opérer, par transfert, la 22 Grammairien latin, maître de rhétorique à Byzance entre 491 et 518, auteur des Institutions grammaticales (circa 525). 23 Traducteur de textes latins en vieil anglais, enseignant au monastère de Cerne Abbas, Dorset (987-1005), abbé de Eynscham près d'Oxford (1005-1010) et auteur d’une Grammaire latine basée sur celles de Donat et Priscien, considéré comme la première grammaire latine traduite en une langue vernaculaire européenne. 24 Sylvain AUROUX, 1994, p. 82. 25 Sylvain AUROUX, 1994, p. 82.

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grammatisation des langues européennes. Ce processus, qui connut une formidable accélération à partir de la Renaissance, n’était nullement nécessaire a priori. Il ne le fut que parce que le latin était devenu une langue que l’on ne comprenait plus, et qu’il fallut traduire et apprendre. Traduire, d’abord, pour diffuser la religion chrétienne. Traduire, ensuite, pour apprendre le latin à partir des instruments existants, c’est-à-dire, essentiellement, les grammaires latines monolingues de Donat et de Priscien.

La nécessité d’adapter en les traduisant les grammaires latines eut pour conséquence de doter les langues vernaculaires du métalangage linguistique dont elles étaient dépourvues. Ainsi, comme le note Sarah Crellin, le moine Aelfric, dans ses Excerptiones de arte grammatica anglice (998), dut créer en vieil anglais une nouvelle terminologie grammaticale sur le calque des grammaires latines de Donat et Priscien: « For example, the Latin terms declination, pronomen, and verbum became declinung, naman speliend, and word respectively26”. S’est développée ainsi en langue vernaculaire, une nomenclature linguistique permettant de classer les mots et d’analyser leur morphologie selon la tradition gréco-latine. Ce métalangage naissant marque une étape cruciale dans le processus de grammatisation27 des vernaculaires à partir du latin, puisque c’est lui qui permit d’élaborer les premières grammaires en langue vernaculaire des langues vernaculaires européennes.

En France, Sylvain Auroux signale l’adaptation en ancien français de la grammaire latine de Donat éditée par Heinimann, qui « suppose déjà que soit dominée, au moins partiellement, la structure grammaticale du français28 ». Il semble, d’après ce même linguiste, que le métalangage grammatical français soit « déjà largement en place dès le 13ème siècle29 ».

Les premières grammaires des langues vernaculaires européennes furent celles de l’irlandais (vers 650), de l’islandais (12ème s.), du provençal (circa 1200) et du gallois (1322). Le processus de grammatisation s’accéléra au sortir du Moyen-âge avec l’apparition des premières grammaires du français30 (1409 et 1530), de l’italien (Alberti, 1437-1441) de l’espagnol (Nebrija, 1492) et de nombreuses autres langues à partir du 16ème siècle. Tous ces ouvrages empruntèrent leur outillage théorique à la tradition gréco-latine : « De même que la lunette astronomique a permis à Galilée d’observer les montagnes de la lune, la grammaire latine (intériorisée dès l’enfance) permettra aux premiers grammairiens des vernaculaires de voir les phénomènes de leur propre langue, à ceci près que, contrairement à l’observatoire que forme la grammaire latine, rien de la lentille de la lunette 26 Sarah Crellin, dans « Anglo-Saxon Study of Language », 2001, texte en ligne sur le site de l’université de Toronto http://www.chass.utoronto.ca/. 27 Sylvain AUROUX qualifie cette étape de “péri-grammatisation”, 1994, p. 89. 28 Sylvain AUROUX, 1994, p. 89-90. 29 Sylvain AUROUX, 1994, p. 90. 30 A noter que les deux premières grammaires du français étaient destinées à des Anglais voulant apprendre le français : le Donait francois de John Barton (1409) et Lesclarcissement de la langue Francoyse de John Palsgrave (1530).

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ne peut se confondre avec les propriétés de l’objet qu’elle permet d’observer31 ».

1.2.3 L’expansion vers d’autres continents

La grammatisation des langues vernaculaires européennes entreprise par les hommes de la Renaissance fut suivie de près par celle des langues des Nouveaux Mondes découverts par les premiers explorateurs. Ainsi, par exemple, comme le souligne Sylvain Auroux, « la première grammaire du nahuatl32, manuscrite, date de 1547 », la première grammaire du tamoul33 de 1549, la première grammaire du japonais de 1608-160934. A titre de comparaison, les premières grammaires des langues des deux puissants empires coloniaux du 16ème siècle, l’espagnol et le portugais35, datent respectivement de 1492 et 1536.

La grammatisation des langues des autres continents fut d’autant plus rapide qu’en drainant vers les grands pays européens une quantité considérable de nouvelles connaissances, elle leur permettait d’asseoir leur domination sur le reste du monde : « Les connaissances des Occidentaux ne donnent pas seulement lieu à des théories sur la naissance et l’histoire des écritures, elles sont un instrument de domination et d’accès aux savoirs des autres civilisations36 ».

2 L’influence de la Grammaire Latine Étendue sur la grammaire du thaï

Le transfert vers les langues du monde de l’outillage métalinguistique

de la grammaire latine, si puissante qu’eût été son action unificatrice, ne s’est pas effectué sans adaptations, sans modifications. Qu’il se soit agi de transferts directs du latin vers les langues vernaculaires européennes, ou de transferts indirects de langues vernaculaires européennes vers les langues des autres continents, la confrontation avec la diversité linguistique imposa aux grammairiens d’assouplir leur modèle. Aussi, Sylvain Auroux préfère-t-il parler de « Grammaire Latine Etendue (GLE) 37». En fait, la mise en correspondance du modèle d’une langue source avec une langue cible à décrire résulta en deux mouvements opposés : un mouvement de stabilisation d’un noyau théorique, celui qui est au coeur de la Grammaire 31 Sylvain AUROUX, 1994, p. 123. 32 Arte de la lengua mexicana, écrite en espagnol par le père jésuite Andrès de Olmos. 33 Arte da lingua Malabar en português, écrite par le père jésuite Henrique Henriques. 34 Arte da lingua de Iapan, écrite par le missionnaire jésuite Henrique Joao Rodrigues. 35 La Grammatica da lingoagem portuguesa, écrite en 1536 par le grammairien portugais Ferñao de OLIVEIRA. 36 Sylvain AUROUX, 1994, p. 113. 37 Sylvain AUROUX, 1994, p. 84.

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Latine Etendue, et un « mouvement centrifuge38 », né de la nécessité de grammatiser une langue « sur des bases qui lui sont de plus en plus appropriées39.

Aussi avons-nous adopté, à l’instar de Sylvain Auroux, « un concept de grammaire relativement large ». Selon ce concept, une grammaire contient : a) une catégorisation des unités ; b) des exemples ; c) des règles, plus ou moins explicites, pour construire des énoncés. Par ailleurs, les deux processus de l’endo- et de l’exo-grammatisation supposant des opérations intellectuelles profondément différentes, nous avons distingué grammaires étrangères et grammaires vernaculaires.

2.1 Les premières grammaires étrangères

2.1.1 Les ébauches grammaticales Comme leur enjoignaient les instructions données par Rome dans la

deuxième moitié du XVIIème siècle40, les missionnaires catholiques actifs en Asie, afin de faire connaître la doctrine chrétienne et les Saintes Ecritures, s’efforcèrent non seulement de s’adapter aux moeurs et aux coutumes locales, mais aussi de traduire dans la langue maternelle des peuples de cette région du monde de nombreux ouvrages d’enseignement et de propagande.

Parmi les missionnaires les plus « productifs » et les plus fidèles à ces instructions figure Mgr Louis Laneau41, des Missions Étrangères. Arrivé au Siam en 1664, Mgr Louis Laneau fut chargé du Collège général de Siam que fonda Lambert de La Motte. Il apprit le siamois et le pâli auprès des moines bouddhistes et rédigea ou traduisit en ces deux langues de nombreux ouvrages de propagation de la foi chrétienne42. La Société des Missions étrangères de Paris signale qu’il est l’auteur d’un Dictionarium siamense et peguense et d’une Grammatica siamensis et bali43, vraisemblablement destinés à promouvoir et faciliter l’apprentissage du siamois et du pâli44 38 Sylvain AUROUX, 1994, p. 134. 39 Sylvain AUROUX, 1994, p. 134-135. 40 Cf Luigi Bressan, 2000, p. 81. 41 Louis Laneau est né le 31 mai 1637 à Mondoubleau, dans le Loir-et-Cher. 42 Il fut peut-être « le créateur de la littérature chrétienne en langue siamoise », malheureusement, nombre de ses manuscrits ont disparu, cf Robert Costet, 2002, pp. 68 et 124-125. 43 Mgr Louis Laneau pensait que la connaissance du pâli était « absolument nécessaire pour acquérir la connaissance parfaite de la religion du pays », cf Robert Costet, 2002, p. 69. 44 « Grammaire siamoise à l’usage de ceux qui veulent apprendre cette langue », manuscrit 38 (279) (XLIII), Bibliothèque Nationale de France. 44 « Cette langue ne connaît pas, à proprement parler de flexions ni pour les noms, ni pour les verbes : elle se sert cependant de particules qui se placent tantôt avant, tantôt après les noms et les verbes pour suppléer aux sus-dites flexions », traduction P. Pierre Chevroulet, Archives des MEP.

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parmi les missionnaires chrétiens. Ces deux ouvrages, s’ils n’avaient pas disparu, auraient fait de Mgr Louis Laneau le pionnier de l’exo-grammatisation du siamois. Peut-être pouvons-nous nous faire une idée de ce qu’était cette Grammatica siamensis et bali, grâce à un manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale de France, et qui pourrait être selon P. Pierre Chevroulet des Missions étrangères de Paris, qui l’a traduit du latin en français, « la continuation » de la grammaire de Mgr Louis Laneau. Ce manuscrit intitulé Grammatica linguae siamicae ad usum eorum qui eam addiscere volunt45 fut probablement écrit par des missionnaires français au début du XVIIIème siècle. Il n’est en aucun cas une tentative de description complète mais se présente plutôt comme un ensemble assez sommaire (7 feuillets) de notions grammaticales sur le siamois destiné à aider « ceux qui veulent apprendre cette langue ».

Comme toutes les premières grammaires des langues vernaculaires européennes ou amérindiennes, cette Grammatica linguae siamicae observe les phénomènes de la langue siamoise à travers la « lunette » de la grammaire latine. Ainsi comprend-elle un chapitre intitulé Declinationibus («Les déclinaisons ») mettant en parallèle les six cas du latin et sa morphologie du nombre avec les séquences paraphrastiques correspondantes du siamois. Cette approche est cependant très prudente – pour preuve, l’usage abondant du mot vague de « particule » pour désigner une grande variété de mots de la langue siamoise – et a le mérite de mettre en relief un certain nombre des spécificités de la langue siamoise, comme par exemple, l’absence de flexions nominales et verbales46, la mobilité catégorielle des mots47, la nécessité d’utiliser certaines « particules » (les « classificateurs ») pour quantifier.

2.1.2 La grammaire de James Low

C’est en 1828 que fut imprimée « A Grammar of Siamese Language », du capitaine britannique James Low. D’emblée, dès la première phrase, l’auteur fait part des principales difficultés rencontrées dans la réalisation de son ouvrage : « The Siamese have no definite grammatical rules; and, perhaps, from their holding a lower scale in civilization than the Chinese, they have not yet found it expedient to embody their language in a 44 « Il n’est pas rare que le même mot soit employé comme substantif et comme adjectif et même comme verbe et aussi adverbe », traduction P. Pierre Chevroulet, Archives des MEP. 45 « Grammaire siamoise à l’usage de ceux qui veulent apprendre cette langue », manuscrit 38 (279) (XLIII), Bibliothèque Nationale de France. 46 « Cette langue ne connaît pas, à proprement parler de flexions ni pour les noms, ni pour les verbes : elle se sert cependant de particules qui se placent tantôt avant, tantôt après les noms et les verbes pour suppléer aux sus-dites flexions », traduction P. Pierre Chevroulet, Archives des MEP. 47 « Il n’est pas rare que le même mot soit employé comme substantif et comme adjectif et même comme verbe et aussi adverbe », traduction P. Pierre Chevroulet, Archives des MEP.

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dictionary48 ». Par « definite grammatical rules », il nous semble que l’auteur entend, non des propriétés objectives du langage49, mais des règles relevant d’un métalangage et définies dans un ouvrage théorique. Par conséquent, ce que James Low signale, c’est que, pour réaliser sa grammaire de la langue siamoise, il lui fut impossible de s’appuyer sur l’outillage technolinguistique que constituent une grammaire ou un dictionnaire, mais qu’il dût se contenter de « standard works in the proper idiom50 » : « I have not yet met with any Siamese treatise on any subject connected with the grammar of Thai, although they have one of the Bali. What I have exhibited has been obtained by questionning learned natives of the country, and from an examination of the texts of standard works51 ». Ajoutons qu’il eut tout de même accès aux récits et commentaires sur la langue siamoise d’autres voyageurs : « Loubere and, afer him, Leyden, have stated that the Thai has not a relative pronoun52 ».

Une grande partie de la grammaire de James Low consiste en une présentation des équivalents en langue thaï des parties du discours de la langue anglaise53. L’exo-grammatisation s’opère donc dans le cadre de ce que Sylvain Auroux appelle la GLE ou grammaire latine étendue. L’auteur remarque, par exemple, que le thaï n’est pas une langue flexionnelle et consacre, au chapitre intitulé « Substantives Nouns », cinq pages à l’examen des cas du latin. Toutefois, sa réflexion est loin de se réduire à une projection des catégories grammaticales de tradition latine sur la langue thaï. Elle contient aussi quelques remarques fines sur les spécificités de la langue qu’il étudie : « Siamese nouns are not inflected. The variations in the cases are marked by certain particles or directives placed before the noun. These prepositive particles also serve as other parts of speech under other circumstances54 ». Prudent, James Low parle de « prepositive particles55 » et non de « prepositions ». Cela nous semble refléter une hésitation à accorder aux « prepositive particles » un statut grammatical de préposition étant donné leur capacité à changer de catégories selon le contexte. Au sujet du « possessive case », la terminologie devient tout à fait problématique : « The 48 James LOW, 1828, p. 1. 49 Anthony Diller lit à tort « no grammatical rules » lorsqu’il faut lire « no definite grammatical rules ». Aussi ne sommes-nous pas d’accord avec lui, lorsqu’il suggère que James Low « meant that there were no inflectional morphology », cf. DILLER, 1988, p. 295. 50 James LOW, 1828, p. 1. 51 James LOW, 1828, p. 13. 52 James LOW, 1828, p. 54. 53 L’ouvrage, introduction comprise compte près de 120 pages, dont 40 consacrées aux parties du discours suivantes : « Articles or Definitives », « Substantives Nouns », « Of Adjectives », « Of Pronouns », « Of Verbes and Attributives », « Of Adverbs », « Of Interjections », « Of Prepositions ». 54 James LOW, 1828, p. 28. 55 C’est le encore le mot « particle » que James Low sollicite, lorsqu’il range les mots que de nombreux linguistes appellent aujourd’hui des classificateurs dans la catégorie des « generic particles ».

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possessive case is formed by the pronoun ฃอง56 khāng, own, placed after thenoun. This pronoun is also a noun, meaning thing, susbtance57 ». Le fait que le chapitre intitulé « Of the prepositions » ne comporte qu’une demi-page trahit peut-être l’intuition chez James Low d’un problème linguistique complexe. Ce chapitre n’est composé, d’ailleurs, que de quelques exemples traduits et d’un seul commentaire sur le fait que la langue thaï sous-entend, là où la langue anglaise est explicite : « here « to » is understood58 ». Par ailleurs, dans ce même chapitre, hormis le mot « word » utilisé à propos d’un ... substantif, James Low se garde de tout métalangage…

2.1.3 La Grammaire de Jean-Baptiste Pallegoix

La Grammatica Linguae Thai59 de Mgr Jean-Baptiste Pallegoix60, dans sa version imprimée de 1850, est un ouvrage imposant de plus de 240 pages rédigé en latin. De même que la Grammatica linguae siamicae des missionnaires des MEP qui l’avaient précédé, ou que la Grammar of Siamese Language de James Low, c’est à la grammaire latine qu’elle emprunte son outillage techno-linguistique. Ainsi les chapitres 6 à 12 sont-ils consacrés à l’étude des équivalents en langue siamoise des huit parties du discours de la grammaire latine.

Relativement à la grammaire de James Low, la grammaire du prélat français, semble accentuer la comparaison de la langue thaï avec la langue latine. Anthony Diller montre, par exemple, que Jean-Baptiste Pallegoix présente sous forme paradigmatique les équivalents thaï du verbe latin amare selon le temps, les voix passive ou active, et le mode61. Anthony Diller considère que « As was a common practice for Europeans grammars of ̏exotic̋ languages at that time, Pallegoix ̏ conjugated ̋ [...] the Thai verb rák ̏ love ̋ » et poursuit sa « critique » en ajoutant que le prélat catholique « décline » les noms thaï selon les cas du latin en les faisant précéder d’une préposition : « Nouns were declined for case with prepositions as in Low (1828), except that nominative and accusative cases were defined by position: nouns with these two cases were said to precede and follow verbs, respectively (Pallegoix, 1850 :39) ».

Il faut bien admettre que Jean-Baptiste Pallegoix prend le latin comme base de référence et non la langue thaï. Cependant, n’oublions pas 56 Il faut lire ของ. 57 James LOW, 1828, p. 29. 58 James LOW, 1828, p. 60. 59 PALLEGOIX Jean-Baptiste, Grammatica Linguae Thai, 1850. 60 Né en 1805, arrivé à Bangkok en 1830, le missionnaire catholique Jean-Baptiste PALLEGOIX fut sacré évêque de Mallos le 3 juin 1838, à l’église de l’Immaculée Conception (Bangkok), en présence du prince Mongkut. M. PALLEGOIX enseigna le latin au prince Mongkut, qui, en échange, l’initia au pâli et à la littérature religieuse du pays, cf. Robert Costet, 2002, pp. 220-221. 61 Anthony DILLER, 1988, p. 295.

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que sa Grammatica Linguae Thai est conçue avant tout comme un outil pour l’enseignement du thaï à des étrangers. Comme le remarque Sylvain Auroux : « Si la description d’une langue ̏ exotique ̋ a pour fin de permettre à un européen de la parler et de la comprendre, il est probablement plus économique de partir des catégorisations de sa propre langue ou d’une langue bien connue, comme le latin, et d’en donner les équivalents62 ». Le vicaire apostolique de Siam était d’ailleurs loin d’ignorer l’impossibilité de réduire la langue thaï aux catégories grammaticales du latin. Voici ses brèves considérations sur ce sujet dans sa Description du royaume Thaï ou Siam : « Dans la langue thai le même mot peut servir de nom, d’adjectif, de verbe et d’adverbe, en lui adjoignant des mots qui en modifient le sens. Les verbes n’ont pas de conjugaisons, les modes et les temps s’expriment par trois auxiliaires qui donnent le sens du présent, du passé et du futur ; au moyen d’une particule, d’un verbe actif on fait un verbe passif63 ».

2.2 Les premières grammaires vernaculaires

2.2.1 Les « édits linguistiques » du roi Rama IV

Le prince Mongkut comprit très vite l’usage qu’il pouvait faire de la presse à imprimer que le missionnaire américain Dan Beach Bradley apporta de Singapour en 1836 : « Prince Mongkut (later Rama IV), while still a monk at Wat Bovornives, noted the missionaries' use of publishing for the propagation of the Christian faith. He ordered a printing press for Wat Bovornives so that Buddhists might print their own literature [...], presumably in response to the missionaries' activities64 ». En 1858, devenu le roi Rama IV, il dota le Grand Palais de cette technologie et s’en servit « pour imprimer et diffuser ses publications dans tout le royaume » sous la forme de « feuilles volantes distribuées à tous les ministères et institutions de l’état et affichées dans les lieux publics» et avec le souci que la bureaucratie ne puisse « tirer avantage [de l’ignorance] du peuple65 ».

Le roi Rama IV publia plus de 400 décrets, dont une trentaine concernait l’usage de la langue thaï : « The linguistic edicts range from prohibitions against using certain terms in the King's presence or correspondence, to prescriptions for the correct choice of prepositions, classifiers, and phrases66 ». Ainsi, l’Édit 179 et 311 réglementent l’usage des 62 Sylvain AUROUX, 1994, p. 130. 63 Jean-Baptiste PALLEGOIX, Description du royaume Thaï ou Siam, Édition de Lagny, 1854. 64 OLSON Grant A., Thai cremation volumes: a brief history of a unique genre of literature, Asian Folklore Studies (Japan), Vol.51 No.2, Oct 1992 pp.279-294. pp. 279-294. 65 Cf. Charnvit Kasetsiri, 2004, p.30. 66 Doug COOPER, Linguistic Edicts of King Mongkut (Rama IV), Center for Research in Computational Linguistics, Bangkok, http://seasrc.th.net/.

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prépositions67 suivantes: กบั, « avec » ; แก « à, pour »; แด « à, pour »; แต « de, depuis » ; ตอ « à, envers »; ใน « dans, à, sur »; ยัง, « à ».

Ces édits sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils révèlent la volonté du roi Rama IV de donner à la langue thaï les « definite grammatical rules » que James Low lui reprochait de ne pas avoir. Comme l’explique Anthony Diller : « in colloquial Thai preposition like กับ [kàp] are (and undoubtedly formerly were) used to mark more than a single Latin-like case relation. Also, for several semantic relations overt marking with prepositions is syntactically optional. Perhaps sensing this as a linguistic weakness, the king issued an edict specifying, in effect, case-marking relations for specific prepositions; this was indicated through extensive listing of verbs and verb phrases which could admit specific prepositions. The effect is close to a codification of the Latinate case-marking approach of Low and Pallegoix68 ». L’hypothèse d’une influence de la grammaire latine sur les édits linguistiques du roi Rama IV est fort plausible. Rappelons qu’un des professeurs de latin du jeune prince Mongkut ne fut autre que Jean-Baptiste Pallegoix lui-même !

2.2.2 Du Munlabot Banphakit au premier Wachiwiphak

Même s’il est très difficile de mesurer à quel point, les « édits linguistiques » normatifs du roi Rama IV contribuèrent certainement à développer l’usage d’un thaï standard en ce sens qu’ils imposèrent de réfléchir à la nécessité de doter la langue thaï de règles définies et valables pour tous, à une époque où les influences extérieures étaient plus fortes que jamais. Anthony Diller signale d’ailleurs qu’ils furent intégrés à certains des nouveaux manuels royaux (แบบเรียนหลวง) élaborés à la demande du roi Rama V, notamment le Munlabot Banphakit (มูลบทบรรพกิจ) de Phraya Sri Sun thorn Wohan69 (Noi Achayangkun).

S’ils ne constituaient pas encore une grammaire au sens théorique où nous l’entendons, s’ils restaient un art de lire et d’écrire encore largement inspirés du Chindamani70, les six volumes du Munlabot Banphakit étaient toutefois plus adaptés aux besoins de la pratique de classe que celui-ci, avec 67 À noter, toutefois, que คําบุพบท , l’équivalent thaï du terme « préposition » n’est pas encore né. Il semble qu’il ne soit apparu que sous le règne suivant. 68 Anthony DILLER, 1988, p. 296. 69 En 1870, le roi Rama V fonda dans l’enceinte même du palais une école destinée à l’enseignement des enfants de la famille royale et de la noblesse. Phraya Sunthorn Wohan fut chargé de la réalisation de nouveaux manuels royaux pour l’enseignement du thaï. 70 Rédigé au 17ème siècle par Phra Horathibodi, un astrologue de la cour du Roi Naraï (1656-1688), le จินดามณี « Chindamani » est considéré comme le premier ouvrage destiné à l’enseignement et à l’étude de la langue thaïe. Il ne s’agit pas d’une grammaire à proprement parler, mais davantage d’un art de lire et d’écrire. Le Chindamani aurait été commandé par le roi Naraï pour contrebalancer l’influence grandissante des missionnaires chrétiens auprès du peuple thaï.

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davantage d’exemples, d’exercices d’application, et des règles énoncées plus brièvement. Ils formaient par ailleurs un ensemble plus cohérent et plus complet que le Pathom k ka. David K. Wyatt estime même qu’avec ce nouveau manuel Phraya Sri Sunthorn Wohan « broke with the Indian treatise style and method, with its highly logical and systematic exposition of the principles governing bodies of knowledge, and instead concentrated on the practice of reading and writing. In doing so, he contributed one more step to the reorientation of Thai cultural traditions in a new rational framework which was not as rigidly deductive and a priori as it had at least formally been in the past71”.

A partir de 1887, date de la création du premier Département de l’Éducation72, la modernisation et la démocratisation de l’enseignement, bien qu’encore assez timide73, eut des répercussions considérables sur l’enseignement de la langue thaï. L’élargissement de l’enseignement à de nouvelles strates de la société découvrait des besoins éducatifs nouveaux, que l’enseignement traditionnel, centré sur la langue et la littérature, ne pouvait plus satisfaire. Du temps dût être libéré pour l’enseignement d’autres matières, d’où l’idée de remplacer le Munlabot Banphakit de Phraya Sunthon Wohan par les « manuels d’enseignement rapide74 » (แบบเรียนเร็ว) conçus par le Prince Damrong Rajanuphap pour apprendre le système d’écriture du thaï en 1 an, voire 1 an et demi. David K. Wyatt signale75 qu’en 1888, les membres du Bureau des manuels d’enseignement, sous l’autorité du Département de l’Éducation, travaillait sur une grammaire du thai, un manuel d’arithmétique à la façon occidentale, un dictionnaire anglais-thai, une version abrégée des Chroniques Royales, une traduction d’une « Géographie universelle » anglaise, des traductions en thaï d’ouvrages en pâli, sans compter les « manuels d’enseignement rapide » ci-dessus mentionnés.

C’est en 1891 que le Département de l’Éducation commença à publier une Grammaire du siamois (สยามไวยากรณ) comprenant dans l’ordre les quatre volumes suivants : L’orthographe (อักขรวิธ)ิ, Les parties du discours76(วจีวีภาค), La syntaxe (วากยสัมพันธ), La versification (ฉันทลักษณ). Le 71 David K. WYATT, 1969, p.69. 72 Le Département de l’Éducation devint le Ministère de l’Éducation en 1892. 73 Amorcée sous le règne du roi Rama IV(1851-1868), la modernisation de l’éducation fit des progrès rapides sous le règne de Rama V (1868-1910). Toutefois jusqu’à la fin du siècle, elle concerna surtout les élites. Ce n’est que dans les dernières années du règne du roi Chulalongkorn que commença à se développer un véritable enseignement de masse. 74 Développés expérimentalement au Wat Niwetthammaprawat (Bang Pa-In) dès 1888, ces manuels remplacèrent graduellement le Munlabot Banphakit. 75 David K. WYATT, 1969, p. 129. 76 Les parties du discours (วจีวีภาค), Département de l’Éducation, 1895. Cette édition n’est sans doute pas la première puisque l’avis au lecteur de cet ouvrage signale celui-ci comme le premier conçu et imprimé de la série des 4 volumes. Notre recherche ne nous a pas encore permis d’en identifier le ou les auteurs.

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deuxième volume compte quatre chapitres: 1. Le mot (คํา); 2. Les différents types de de mots (ลักษณคําตางๆ) ; 3. Les sous-types de chaque type de mots (จําแนกในลักษณถอยคํา); 4. Les règles d’emploi des mots (วิธีใชคํา). Fait remarquable, le deuxième chapitre de ce volume opère une catégorisation des unités de la langue thaï qui reflète très exactement la tradition gréco-latine des huit parties du discours et résulte certainement, comme l’avance Anthony Diller, de l’influence des grammaires anglaises de l’époque77. Niphorn Suksawat remarque qu’il s’agit de la première grammaire de la langue thaï de ce genre78. En effet, pour la première fois dans l’histoire de la langue thaï, sont définis : le nom (นาม), le pronom (สรรพนาม), l’adjectif (คุณศัพท), le verbe (กริยา), l’adverbe (กริยาวิเศษณ), la préposition (บุพบท), la conjonction (สันธาน) et l’interjection (อุทาน). Le troisième chapitre intitulé จําแนกในลกัษณถอยคํา pousse plus avant la catégorisation puisqu’il établit, à l’intérieur de chacune des parties du discours, des subdivisions qu’une étude approfondie montrerait sans doute fortement inspirées des grammaires de la tradition gréco-latine. La nouveauté de l’ouvrage était telle que l’auteur – ou les auteurs – jugèrent bon d’en avertir le lecteur: « Cet ouvrage peut apparaître comme quelque chose d’assez inhabituel dans le monde des livres thaï79 ».

2.2.3 « Les Fondements de la langue thaï » de Phraya Upakit Silapasan Le caractère « inhabituel » du deuxième volume de la Grammaire du

siamois du Département de l’Éducation ne l’empêcha pas de rencontrer, jusque sous le règne du roi Rama VI (1910-1925), un succès grandissant auprès des enseignants. Ceux-ci s’en emparèrent et, par modifications successives, s’efforcèrent de l’adapter aux particularités de la langue thaï80. L’un d’eux, Phraya Upakit Silapasan81, en écrivit une version améliorée, plus complète et mieux structurée, qui surpassa à ce point en célèbrité la version du Département de l’Éducation qu’elle en effaça presque complètement le souvenir.

Cette nouvelle version des Wachiwiphak introduisit une modification dans la catégorisation des unités linguistiques: la catégorie de l’adjectif (คุณศัพท) de la version précédente fut supprimée et son contenu reversé dans la catégorie des kham wiset (คําวิเศษณ), qui devint une sorte de super catégorie regroupant adverbes, adjectifs et statifs, alors que dans la version 77 Anthony DILLER, 1988 p. 297. 78 Niphorn SUKSAWAT, 2524, p. 120. 79 Département de l’Éducation, 1895. 80 Niphorn SUKSAWAT, 2524, p. 120. 81 Phraya Upakit Silapasan (1879-1941) fut professeur à l’école Suan Kulap, membre de l’Académie Royale (1912) et directeur de la Division des Manuels scolaires au Ministère de l’Éducation nationale (1930).

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de 1891, elle ne regroupait que les adverbes. D’une manière générale, Phraya Upakit Silapasan chercha non seulement à rendre davantage compte de certaines spécificités de la langue thaï, mais aussi à accentuer le poids de l’héritage des langues pâli et sanskrite. Ainsi note-t-il au sujet des kham wiset (คําวิเศษณ) : « Les langues occidentales, comme l’anglais, dispose de deux formes de kham wiset : l’une d’elles se combine au nom ou au pronom, nous appelons l’adjectif ; l’autre se combine au verbe, nous l’appelons l’adverbe [...] En thaï, il n’y a qu’une seule forme : nous l’appelons le wiset afin de faciliter l’apprentissage et les études en général ; en langue pâli, ces mots sont d’ailleurs également appelés des wisetsana ». Un autre exemple de cette volonté d’orientaliser la classification des parties du discours concerne la préposition : « Les prépositions du thaï diffèrent des prépositions anglaises. La principale fonction de celles-ci est de joindre les mots entre eux. Mais en thaï, les prépositions sont des mots antéposés à un bot (บท), un « énoncé », et utilisés pour remplacer les suffixes du pâli, par conséquent elles sont placées devant des mots divers, comme par exemple les prépositions ดุกร et ขาแต, utilisées devant des mots adressés à un interlocuteur (ou คําอาลปน82). Ainsi dans ดูกร สงฆ83 ou ขาแต ทาน84, les prépositions ดุกร et ขาแต ne sont pas liées à un mot quelconque, [...] En bref, il y a deux grandes catégories de prépositions en thaï: 1. la catégorie des prépositions qui ne sont pas reliés à un autre mot; 2. la catégorie des prépositions qui sont reliées à un autre mot85 ».

Les Wachiwiphak (วจีวีภาค) devinrent le deuxième chapitre des Lak phasa thai (หลักภาษาไทย), « Les Fondements de la langue thaï », célèbre ouvrage en 4 volumes de Phraya Upakit Silapasan, écrit entre 1919 et 1937, et reprenant la même structure que la Grammaire du siamois de 1891: L’orthographe (อักขรวิธ)ี, Les parties du discours (วจีวีภาค), La syntaxe (วากยสัมพันธ), La versification (ฉันทลักษณ). Davantage encore que la version qui l’avait précédé, cet ouvrage eut un succès considérable, au point que : « More than a single work, this one deserves the sobriquet of the “Thai National Grammar”. All Thai secondary or tertiary students of the 1920s, 1930s or 1940s would have had at least a brush with this officially-sanctioned grammar in their required Thai language courses; those studying Thai thereafter would still have been laboring directly under its influence86 ». 82 คําอาลปน: nous proposons « apostrophe ». Le dictionnaire thaï-français de Praewpayom Booyapaluck, pour อาลปน,propose les noms suivants: « conversation », « dire », « vocatif ». 83 ดูกร sert dans ce cas à apostropher un moine. 84 ขาแต sert dans cet autre cas à apostropher le « vous » interlocuteur. 85 Phraya Upakit Silapasan précise tout de même qu’on trouve ces prépositions surtout « dans les livres de sermons et dans les énoncés utilisant un vocabulaire de style pâli ou des mots littéraires », et qu’elles ne s’emploient plus ou sont devenues très rares. 86 Anthony DILLER, 1988, p. 298.

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3 La langue thaï à la recherche de sa propre grammaire

3.1 Le constat d’un fossé typologique et épistémologique

Le métissage des deux grandes traditions grammaticales indienne et gréco-latine, qui se développait depuis presque un siècle, trouva dans l’oeuvre de Phraya Upakit Silapasan sa forme la plus achevée, en même temps qu’elle souleva de nombreux autres problèmes. Certains linguistes, comme Phya Anuman Rajadhon, manifestèrent très tôt leur réticence à l’égard d’une classification des mots de la langue thaï selon les traditions grammaticales des langues flexionnelles indoeuropéennes : « Each word is complete by itself and admits no modifications as do the inflectionnal languages with differences of case, gender, number, etc. There are no hard rules that make Thai words belong to a particular part of speech. Any of them may be noun, adjective, verb, adverb, etc.87». Selon Phya Anuman Rajadhon, la langue thaï est beaucoup plus proche d’une langue isolante comme le chinois: « There is no need to bother about grammar with its parts of speech, declensions, conjugations, derivations, etc. Such language as the Thai and also the Chinese are called therefore technically analytical languages, in contrast to the Indo-European language which is called a synthetical language88 ».

Il semble qu’avec les parties du discours ce soit le concept de grammaire même qui soit rejeté : « There is no need to bother about grammar » ! Anthony Diller rappelle que, dans les années 30, Phraya Upakit Silapasan lui-même admit que le thaï parlé courant différait du « thaï grammatical », qui a ses origines dans les modèles des langues pâli, sanskrite et anglaise89. Ce fossé typologique existant entre les langues flexionnelles indo-européennes et les langues sans morphologie affixale comme le thaï et le chinois90 dessinerait-il aussi une frontière entre les langues avec partie du discours et les langues sans parties du discours, entre les langues avec grammaire et les langues sans grammaire91 ? Si la thèse nous semble difficile à soutenir de manière si tranchée, il n’en reste pas moins qu’elle soulève un problème typologique et épistémologique majeur : quelles sont les limites de la grammatisation du thaï sur les bases de la GLE ? 87 Phraya Anuman RAJADHON, 1954, p. 6. 88 Phraya Anuman RAJADHON, 1954, p. 8. 89 Anthony DILLER, 1988, p. 302. 90 Jusqu’au milieu du XXème, ce point commun a conduit à penser que le thaï et chinois étaient reliés généalogiquement. Aujourd’hui, le thaï n’est plus classé dans la famille sino-tibétaine mais dans la famille Tai-kadai. 91 Sylvain Auroux remarque que les langues flexionnelles sont les seules à partir desquelles se soit développée spontanément une grammaire (au sens où nous avons défini ce mot) et que ce fait est d’une grande importance au regard de l’épistémologie comparée des sciences : selon lui, « l’architecture cognitive des traditions linguistiques n’est nullement indépendante de la structure des langues sur lesquelles elles s’appliquent », Sylvain AUROUX, 1994, p. 64.

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3.2 Les parties du discours de la GLE en question

En 1988, lors de l’International Symposium on Language and Linguistics, qui s’est déroulé à l’université Thammasart de Bangkok, Udom Warotamasikkhadit a soutenu l’idée qu’il n’y a pas de prépositions en thaï 92». Dans son intervention, le linguiste, passant en revue verbes, statifs, noms et conjonctions de la langue thaï s’efforce de démontrer que dans tous les cas, ces parties de langue restent ce qu’elles sont, c’est-à-dire des verbes, des statifs, des noms et des conjonctions : « It is evident that the words which are called prepositions in the traditional thai grammar do not constitute a single form class like english as defined by Curme or by Fries93 ». On peut s’interroger sur le sens à donner à « do not constitute a single form class », puisque au bout de la démonstration du linguiste, il n’y a plus de prépositions thaï du tout. Mais ce qui nous frappe surtout, c’est l’évidence et la force de ce sentiment épilinguistique poussant l’auteur de cette intervention à marteler d’un exemple à l’autre la particularité de la grammaire du thaï. Il nous semble que, dans son intervention, Udom Warotamasikkhadit s’attache moins à démontrer de façon rigoureuse qu’à faire sentir la différence entre l’anglais et le thaï.

3.3 La nécessité d’un système de description approprié

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les soldats et missionnaires grammairiens de la première heure ont fait preuve d’une relative prudence dans leurs essais de grammatisation de la langue thaï. Ainsi avons-nous vu que si la Grammaire de la langue siamoise de James Low (1828), contient un chapitre intitulé « Of the prepositions », le soldat britannique ne s’aventure jamais à utiliser le même terme pour désigner les mots qui leur correspondent en thaï. Il préfère s’en tenir à « particle » ou « prepositive particle ». De la même façon, Jean-Baptiste Pallegoix, insiste lui aussi sur les différences en remarquant que « le même mot peut servir de nom, d’adjectif, de verbe et d’adverbe94 ». Il est vrai que ces hésitations, ces prudences, n’empêchèrent pas la grammatisation à partir de la tradition grammaticale latine d’aller bon train puisqu’à la fin du siècle, le Département de l’Éducation publia cet ouvrage intitulé Les parties du discours, qui, comme nous l’avons vu, était très clairement inspiré de la tradition grammaticale occidentale des huit parties du discours. Cette orientation un peu trop latine de la grammaire thaï fut ensuite corrigée au début du siècle suivant par Phraya Upakit Silapasan, qui, avec « Les Fondements de la langue thaï », en donna une version plus orientale. Née de 92 Udom WAROTAMASIKKHADIT, 1988. 93 Udom WAROTAMASIKKHADIT, 1988 94 Cf infra ;Jean-Baptiste PALLEGOIX,1854, p. 379.

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la nécessité de traduire la flexion nominale du pâli, la préposition thaï ne pouvait selon lui être exactement la même que celle de la langue anglaise.

Aujourd’hui, il nous semble que le problème de la préposition montre que la langue thaï ne dispose pas encore d’un système de description approprié, capable de rendre compte de cette différence revendiquée avec tant de vigueur par Udom Warotamasikkhadit. Mais savons-nous vraiment ce qu’est une préposition ? Plus encore, du haut de nos 5000 ans d’histoire des sciences du langage95, sommes-nous à même d’expliquer ce que sont les parties du discours ? Annette Vassant estime que « la tradition [...] les définit généralement selon des critères sémantiques, morphologiques, syntaxiques, en s’en tenant à une description des faits de discours96 ». Comme elle, nous tenons à rappeler que le linguiste français Gustave Guillaume est allé beaucoup plus loin, en proposant une théorie du mot originale97 capable d’intégrer une explication de la répartition en un système structuré des différentes parties de langue98. Cette explication repose sur la découverte par Gustave Guillaume du mécanisme organisateur des parties de langue, le mécanisme de l’incidence. Elle permet désormais de comprendre « selon quels principes ces parties de langue ont été conçues, quelle est leur nature véritable99 » et il nous semble qu’il serait particulièrement intéressant de la mettre à l’épreuve d’une langue non indo-européenne comme le thaï. Mais ceci est l’objet d’une autre recherche... 95 Les plus anciens savoirs métalinguistiques connus à ce jour sont les tablettes grammaticales bilingues qui servirent à enseigner le sumérien aux conquérants akkadiens de Sumer, en Mésopotamie, de 3000 av. J.-C. jusqu’au 1er s. av. J.-C., cf. Sylvain AUROUX, 1994, p. 71. 96 Annette VASSANT, 2005, p. 44. 97 Selon Gustave GUILLAUME, la construction du mot se compose de deux phases : premièrement, l’idéogénèse, qui est une opération de discernement génératrice d’une matière notionnelle particulière ; deuxièmement, la morphogénèse qui est une opération d’entendement, constituée d’une série d’opérations formalisatrices de la matière notionnelle, et constructrice de la catégorie grammaticale, c’est-à-dire de la partie de langue (ou partie du discours selon la terminologie courante). 98 Guillaume Guillaume préfère le terme de « parties de langue » à celui de « parties du discours » en tant qu’il sert à désigner des unités de puissance de la langue. 99 Annette VASSANT, 2005, p. 45.

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