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L'Instant Précis Ou Les Destins s'Entremelent

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ou les destins s'entremelent de Angelique Barberat

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Page 2: L'Instant Précis Ou Les Destins s'Entremelent

© Éditions de l’épée, 2013

© Éditions Michel Lafon, 2014

ISBN : 9791091211154

Couverture : © Jose Luis Pelaez/Getty images - © PhilipLange/age fotostoc

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À Coryn. À Kyle.

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LIVRE UN

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1

Willington. États-Unis. Côte est.

« J’aimerais remonter à l’instant précisoù les destins s’entremêlent », disait la mèrede Kyle quand elle sortait de la salle de bainsen portant ses lunettes de soleil. Kyle necomprenait pas. Évidemment, il avait cinqans. Est-ce qu’à cinq ans, on comprend cegenre de chose ? Est-ce qu’à cinq ans, ons’étonne que sa maman porte des lunettes desoleil à la maison ? Est-ce qu’à cinq ans, onne la croit pas quand elle affirme qu’elle ajuste mal aux yeux ou qu’elle s’est cognée ?

Non. Comme tous les enfants de son âge,le petit garçon trouvait qu’elle était belle. Il

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aimait rester à ses côtés. Il jouait avec sesvoitures, levant les yeux de temps à autre. Ily avait des jours où elle fredonnait douce-ment... et d’autres où elle mettait sesmaudites lunettes noires.

— Ça va, Maman ?

— Joue avec tes voitures, Kyle, s’il te plaît.

Sa voix était sombre, il comprenait qu’elleavait besoin de silence. Il se taisait pour luifaire plaisir. Il attendait — sans le savoir —qu’elle aille mieux. Qu’elle sorte de la salle debains sans ses lunettes. Qu’elle se mette aupiano et laisse ses doigts si longs et si finscourir à toute allure. Il se demandait com-ment c’était possible d’aller aussi vite sans setromper. Parfois elle fermait les yeux ou re-gardait devant. Loin devant. Peut-être là oùla musique l’emmène. Il se glissait tout près,sans bruit. Il faisait attention à ne pas la

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déranger. Oh non ! Quand Maman jouaitaussi légèrement, il voulait qu’elle reste tou-jours comme ça. La musique sortait d’ellepour entrer en lui. Ils ne faisaient plus qu’unet leur monde était beau. Il guettait l’instantoù ses mains se posaient sur ses genoux pourvenir s’installer sur le banc. Maman le tenaitcontre elle et disait à son oreille : « Un musi-cien lit avec ses mains... », « Un musicienraconte la vie avec ses doigts... », « Un mu-sicien respire avec la musique... »

— Mets tes doigts ici. Et là. Comme ça.Doucement. Et relâche... Tu as entendu ? Tuas senti ?

— Oui, murmurait-il en écoutant la notemonter en lui.

— La musique vit en toi, maintenant.

— Oui, Maman.

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Et puis un jour, comme ça, elle avait dit :

— Je crois, Kyle, que les hommes ont tou-jours eu besoin de musique.

— Même les premiers hommes ?

— Oui, avait ri sa mère. Même les premi-ers hommes ! Je suis certaine qu’ils avaientappris qu’en tapant sur des troncs ils pouv-aient fabriquer des sons qui leur faisaient dubien.

— Parce qu’ils ne savaient pas quoi fairede leurs mains ?

Elle avait répété : « Ils ne savaient pasquoi faire de leurs mains... » avec sa drôle devoix, puis avait ajouté très vite :

— Parce que la musique trompe l’ennui etparce qu’elle peut te rendre heureux.

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— Mais Maman, quelquefois ta musiqueest triste.

— Quand on est triste, elle... elle peutt’empêcher de... elle t’emporte dans unmonde où...

Sa voix s’était perdue et Kyle avait eupeur.

— Où quoi, Maman ?

Elle avait refermé sèchement le piano. Iln’aimait pas quand elle ne finissait pas sesphrases et ne jouait plus. Il l’avait regardéereplacer le napperon et la plante. Épousseterle tabouret, le remettre en place et dire d’unevoix qui n’était plus tout à fait la même :

— Viens. Ton père va bientôt arriver.

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Alors, des jours comme ça, Maman filait àla cuisine et le petit garçon voyait bien que salégèreté n’existait plus. Ses mains n’avaientplus aucune douceur avec les choses qu’elletouchait. Elle s’énervait et regardait samontre. Elle jetait vite un coup d’œil à lafenêtre. À sa montre. À la fenêtre. Kyle mon-tait sur une chaise et essayait de voir ce queMaman surveillait. Il ne distinguait que legros érable qui étendait ses longues branchessur l’allée. Peut-être voyait-elle des chosesqui lui faisaient peur ? Peut-être voyait-ellede vilaines araignées velues ?

— Tu regardes quoi, Maman ?

Elle ne répondait pas et partait mettre latable. Elle plaçait les couverts et les verres aumillimètre près. Tout devait être impeccableet beau. Quand elle ne jouait pas, elle faisaittout le temps le ménage et changeait l’eaudes fleurs. Tous les jours. Elle disait que

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c’était important de bien s’occuper deschoses.

— Si tu as une plante ou un animal, tudois être gentil avec. Lui donner à manger,lui parler, le caresser. Tu dois lui faire descâlins. Tu dois lui dire que tu l’aimes.

Puis tout à coup, elle se retournait versson fils.

— Tu promets que tu seras toujours ungentil garçon, Kyle ?

— Mais... je suis gentil, Maman. Hein ?

Elle ne répondait pas ou alors de façon sidétachée qu’il savait qu’elle ne s’adressaitpas à lui. Qu’elle était déjà ailleurs. Elle re-gardait sa montre, et lui ne comprenait paspourquoi elle avait très peur. Et pourquoielle portait ces horribles lunettes de soleilpendant des jours entiers et pourquoi elle ne

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voulait plus aller dehors quand il faisait en-core beau. Et pourquoi sa chambre à lui étaitau dernier étage de la maison alors que cellede ses parents était tout en bas...

Kyle n’avait que cinq ans. À cinq ans, oncomprend certaines choses... Mais pas toutesles choses.

À cinq ans, on ne doit pas entrer un matindans la chambre de sa maman parce qu’ellene s’est pas réveillée et on ne doit pas nonplus voir de tache rouge sombre qui s’étendsur l’oreiller. Juste sous ses cheveux.

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— Allô ?

— Maman est couchée et l’oreiller est toutrouge.

— Ta maman est endormie ?

— J’crois pas.

L’interlocutrice de Kyle reçut unedécharge électrique qui la parcourut de latête aux pieds. Julia Dos Santos avait tou-jours redouté d’entendre ces mots. Ellefaisait ce métier depuis plus de quarante-cinq ans et, chaque soir, elle rentrait chezelle en se répétant comme une prière : « Pas

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encore. Et jamais. » Avec cependant lasourde et étrange certitude que ça viendrait.

Aujourd’hui était sa dernière journée detravail. Demain elle serait à la retraite.Mais... demain et tous les jours suivants, ellen’entendrait plus que la voix de ce petitgarçon.

— Tu habites où, mon petit ?

— Une maison blanche avec des roses.

— Où ?

— À Willington.

— Tu connais le nom de ta rue ? demandaJulia en se tournant immédiatement vers leplan de la ville.

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— Non.

— Est-ce que tu vois l’église de chez toi ?

— Oui. Dans ma chambre.

Julia traça un cercle au feutre rouge sur leplan de Willington. Lui demanda de décrirece qu’il y avait de spécial dans sa rue.

— Y a un garage avec des voitures cassées.

Julia posa la pointe de son feutre à l’en-trée de la rue Austin.

— Je vois. Et ta maison, c’est la combien ?

— La dernière.

— Je sais où tu habites, mon petit. Com-ment t’appelles-tu ?

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— Kyle Jen-kins, articula-t-il.

— Kyle, écoute-moi bien. Est-ce qu’il y aquelqu’un d’autre avec toi dans la maison ?

— Non. Y a que Maman.

— Mon p’tit, tu nous attends devant laporte. Tu ne bouges pas. On arrive tout desuite.

— Et Maman ?

— On arrive, mon p’tit. Reste dehors.

Kyle n’alla pas sous le porche attendre lessecours. Il descendit dans la chambre de Ma-man. Elle n’avait pas bougé depuis tout àl’heure. Il n’entendait pas sa respiration. Ilsut qu’elle ne parlerait plus jamais et que bi-entôt il ne la verrait plus parce qu’on la

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mettrait sous la terre. Alors il grimpa sur lelit. Il tira la couverture et posa la tête sur sonépaule. Peut-être qu’elle chantait... Peut-êtrequ’elle était heureuse là où elle était...

Quelques minutes plus tard, il entenditdes sirènes de voitures et le gravier de l’alléese déchirer. Des portières claquèrent, on criason nom. Les bruits envahirent sa tête etquelqu’un ouvrit la porte.

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Birginton. Banlieue de Londres

Coryn avait cinq ans quand Timmy arriva.Sa mère était partie pour la maternité et,avec ses quatre frères, elle attendait que leurpapa rentre. Dès qu’il passa la porte, il ren-voya la baby-sitter et dit d’une voix queCoryn ne lui avait encore jamais entendue :

— C’est toujours pas fait ! On dirait que çase présente mal, cette histoire ! Alors fichez-moi la paix, les gosses ! Filez dans le jardinet, toi, Coryn, apporte-moi une bière. Oh !Bordel de sainte Contraction ! Si tu savaiscomme je me fais du souci pour ta mère.

Les garçons détalèrent dehors. Jouer. Etrire. Et faire les andouilles. Se salir comme

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des cochons et rire encore pendant qu’elledemeurait debout à écouter son père en-chaîner des tonnes de gros mots. Il déplaçades casseroles et des cocottes, elle songea àsa mère et à sainte Contraction.

Coryn était la seule fille de la familleBenton. C’était donc à elle de rester dans lacuisine. Elle pensait que c’était normalpuisque sa mère le faisait. Tout comme ilétait normal d’en faire plus quand, hiveraprès hiver, celle-ci partait à la maternité.Pendant des jours, le père jurait après sainteContraction, suppliait sainte Douleur de neplus torturer son épouse adorée et certifiaitque sa femme — leur mère — était tout sim-plement une « sainte » quand elle passait leseuil avec le nouveau-né emmailloté commeun boudin dans ses gros bras. Dans la foulée,il annonçait que c’était leur cadeau de Noël.

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Les grands criaient que le père se fichaitd’eux et Coryn pensait que le Père Noël nevisitait pas les familles de onze enfants. Pasparce qu’ils étaient plus mauvais que lesautres, mais parce qu’il ne devait pas y avoirassez de place dans sa hotte pour les dixgarçons et la seule fille de la famille Benton.Aussi gentille soit-elle !

Les années s’enfuirent. Se ressemblantdésespérément. Mêmes bonnes notes, éter-nel crumble. Dix. Douze. Quatorze bougiesusées. Elle pria saint Machin-Truc pour queses parents ne s’en rendent pas compte etqu’ils la laissent aller en classe. Elle adoraitapprendre et se donnait tant de mal. Ellebaissa la tête, mit de larges pulls, natta seslongs cheveux. Ses seize ans surgirent en unrien de temps et son père constata, un matinau petit déjeuner, que sa jolie petite fille

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blonde qui sautillait dans le jardin était dev-enue en l’espace d’une nuit — il l’aurait juré !— une jeune fille inhabituellement belle. Jele vois. Les autres le voient.

L’homme pragmatique fut pris de paniqueet négocia sa prochaine embauche chez sonmeilleur ami Teddy dont le restaurant sedressait fièrement au bout de la rue desBenton. Il n’écouta ni les suppliques du prin-cipal, ni celles du professeur d’espagnol, nicelles de Coryn. Peu importait qu’elle soit ex-cellente en littérature, en mathématiques, etdouée pour les langues étrangères. Peu im-portait tout ce que les professeurs disaient.Clark Benton avait la trouille, et les idées ar-rêtées au rebord de son porte-monnaie.

Dès le mois de juillet suivant sa sortie declasse, Coryn commença à servir à longueurde journée du poisson frit, des steaks, de lasauce marron graisseuse, des pommes frites,

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du café, du thé, des œufs et des cornichons.Et des litres et des litres et des litres de bière.Mais à une distance raisonnable de sa mais-on et sous le regard vigilant de Teddy.

Coryn était ponctuelle et travaillait vite.Quand elle rentrait chez elle, c’était... lamême chose. Plus le ménage, les tonnes dechaussettes à trier, les montagnes de linge àplier et ranger sous les cris incessants de sesfrères. Qui dînaient « à la maison », mêmes’ils travaillaient déjà. Question de sous.Question de famille. Le père et la mèreBenton aimaient avoir leur marmaille piail-lant autour d’eux. Coryn semblait être laseule à se demander ce qu’elle ferait, elle. Ja-mais elle n’aurait autant d’enfants. Pour peuqu’elle n’ait que des garçons ! Un ou deux,peut-être trois lui conviendraient. Pas plus.Elle rentrerait dans la norme. Ses enfants en

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classe n’essuieraient pas les rires, les sar-casmes, les quolibets des autres quand, endébut d’année, certains professeurs avaientl’indélicatesse d’afficher un sourire sanséquivoque ou celle de rester silencieux unpeu trop longuement à l’annonce de la com-position de la famille.

Oui, Coryn était et serait toujours la seulefille perdue au milieu des garçons. Si seule-ment j’avais une sœur. Une seule. J’auraisété plus audacieuse, se disait-elle en secouchant. Nous serions sorties ensemble.Mais au matin suivant, ses frères parlaient sifort qu’elle disparaissait littéralement pourne pas être taquinée, commandée ou rab-rouée à outrance. Timmy était son préféréparce qu’il se comportait gentiment avec elle.Il était le seul à desservir spontanément sonassiette et il allait à la bibliothèque chercherses livres.

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Car la jeune fille adorait lire. Toutes ceshistoires qui la traversaient l’empêchaient depenser à sa propre vie. À tous ces jours qui seressemblaient et qui seraient indéfinimentidentiques. Elle resterait à Birginton avec lapluie, le restaurant, les couverts sales et lanourriture gâchée dans les assiettes... Alors,quand un rayon de soleil perçait les nuages,qu’il venait se poser sur une des tablesqu’elle avait fini d’astiquer, qu’il la faisaitbriller au point que le formica gris se trans-formait en miroir étincelant, alors oui, cerayon lui faisait croire — et peut-être espérer— que les choses seraient différentes. Que cequi était écrit dans les romans était possible.Qu’un homme s’occuperait d’elle, qu’ilécouterait ses rêves. Qu’il saurait admirer lesétoiles et les nuages qui se délitent. Qu’ilaimerait les arbres quand ils dansent sous levent. Ni lui ni elle ne diraient un mot. Ilsresteraient là et seraient heureux. Justeheureux de regarder ensemble les branches

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qui s’accrochent et se décrochent. Il la pren-drait dans ses bras. Il... Il... Il ne viendra ja-mais jusqu’ici. Birginton est un trou.

Sa mère, qui n’était ni sourde ni aveugle,s’épancha un soir auprès de son mari.

— Coryn devient dangereusement belle.

— Dieu merci, elle travaille chez Teddy.C’est pas loin de la maison et les garçons lasurveillent, répondit Clark en remontant lescouvertures.

Mme Benton le fixa. Clark se redressa.

— Elle a un petit copain ?

— C’est pas un petit copain qu’il lui fautmais un homme qui la demande en mariage.

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— La demander en mariage ?

— Clark ! Coryn a seize ans passés depuislongtemps ! appuya-t-elle avec un regardlourd. Tu vois bien qu’elle est trop belle pourrester sans mari.

— Qui va t’aider à la maison ?

— Les garçons ! Il est temps qu’ils mettentla main à la pâte, ces fainéants.

— Voudront jamais !

— Faudra bien qu’ils s’y fassent ! Coryn nerestera pas sage indéfiniment. Faut pas qu’illui arrive...

— Je sais, coupa le père. Je sais. Et je suisbien content que les autres soient des mâles.On a eu de la chance avec tous ces garçons,quand même !

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— Qu’elle dure ! pria la mère en joignantses larges mains.

Clark posa les siennes sur le ventre de safemme. Elle soupira et dit qu’elle allaitprendre rendez-vous chez le médecin.

Deux mois plus tard, Mme Benton revintde l’hôpital en disant que ses kystes ne laferaient plus jamais souffrir. Elle n’auraitplus de bébé. C’était comme ça.

— Et finalement, c’est aussi bien. Il fautprendre ce que la vie nous donne. Et faireavec. Ce que je dis est valable pour vous tous.Encore plus pour toi, Coryn, dit-elle enpointant son index boursouflé sur sapoitrine. Parce que tu es une fille.

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Elle réprima un frisson, rêva à toutes lesvies qu’elle n’aurait pas quand son pèrecauchemardait que sa beauté revenait avecun ventre bombé et personne pour l’épouser.Les garçons prennent les filles comme ilsprennent le train. Ils changent d’itinéraireet...

— Il faut que je marie Coryn, dit-il àTeddy. Dès que tu repères parmi tes clientsun gars sérieux et propre sur lui qui la re-garde un peu trop longuement, préviens-moi. Je passerai à l’action.

Quand on veut quelque chose...

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Clark Benton ne pria pas sainte Rapiditétrop longtemps avant de voir ses prièresexaucées. Peu après, un garage de voituresde luxe ouvrit à quelques kilomètres et uncertain Jack Brannigan vint déjeuner auTeddy’s. Coryn le servit, il ne la quitta pasdes yeux. Il revint tous les midis de cettepremière semaine. Il s’assit à la même placepour que la jeune fille s’occupe de lui. Il laregardait comme on regarde un dessert. Ilétait extrêmement poli et bien habillé. Il luiparlait respectueusement. Il souriait et ellerépondait en baissant les yeux. Mais souriaitaussi pendant que Teddy prenait des notes.Le septième soir, il appela Clark.

— Coryn t’a dit quelque chose ?

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— Quoi ? dit le père Benton en patinantaussitôt dans ses chaussons. La pêchesemble bonne ?

— Bonne. Propre sur lui. Poli etambitieux.

Le père Benton traduisit par « jackpot ».Il dit à Teddy qu’il arrivait. Et effectivementClark courut jusqu’au restaurant. En chaus-sons. Pas le temps de les enlever ! Il se fitrépéter les choses. Il voulait entendre de sespropres oreilles — et voir de ses propres yeux— le mot « ambitieux » sortir de la bouche deson ami.

— Mais « am-bi-tieux » comment ?

— Comme un vendeur de voitures de luxe.

— Le nouveau garage ?

Teddy hocha la tête.

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— Le patron ?

— Pas encore...

— Pas encore...

Clark rentra chez lui les mains dans lespoches. La tête dans les étoiles. La pêcheétait bonne. Son nez le lui disait. Mais il segarda de raconter quoi que ce soit à safemme. Encore moins à Coryn. Les filles neconnaissent rien à la pêche ! Il s’endormit enremerciant saint Tarin et le Bon Dieu de faireen sorte que la Chance existe. Pour lapremière nuit depuis des mois, il ronfla,paisible et détendu.

Encore quelques jours de prières. D’assi-ettes copieuses préparées en cuisine, de

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dessert offert par la maison Teddy’s et dé-posé par les mains du dessert que Jackvoulait dévorer.

Et Coryn sourit un peu moins timidement.Jack était joli garçon. Enfin, plus exacte-ment, il était bel homme. Il portait toujoursune cravate et ne posait pas sa veste pourdéjeuner. Il avait de l’élégance. Des yeuxnoirs intenses. Des mains propres et desongles manucurés. Il disait en partant :

— À demain, mademoiselle.

Et Coryn répondait :

— À demain, monsieur.

Jack la trouvait délicieuse. À croquer. Sur-tout quand elle lui souriait. Elle semblait sifragile. Si douce. Si désirable. Si ingénue.Parfaite.

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Avant la fin de la semaine suivante, il pro-posa poliment à la jeune fille de l’accompag-ner au cinéma.

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Jack Brannigan arriva dans une Jaguarrutilante. Ru-ti-lan-te. Il ouvrit le portillon etremonta l’allée étonnamment calme. Lesgarçons étaient au pub, à leur entraînementde foot ou au catéchisme. Le père Benton at-tendait debout, les mains dans les poches,sur la terrasse. Il avait quitté ses savatespour enfiler ses chaussures d’église impec-cablement cirées. Un miroir où aucun rayonne vint cependant se refléter. Clark regardaJack remonter son allée comme s’il le dé-montait pièce par pièce. N’était-il pasmécanicien, après tout ? Trente ans à désoss-er tout et n’importe quoi, ça donne desréflexes. Corps : parfait état. Jambes : forteset sportives. Épaules : puissantes. Mains :solides. Tête : pas mal. Et quand il aurait pu

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lire dans les yeux de Jack, il... il n’en distin-gua que la couleur sombre. Le bel hommeétait trop près et Benton se maudit d’avoiroublié ses lunettes de presbyte. Il tendit unemain vigoureuse et rencontra une maind’acier. Un salut d’homme à homme. Bonsigne.

Le père expliqua avec fermeté que le trajetentre le cinéma et sa maison ne durait quequinze minutes et qu’il apprécierait la ponc-tualité au retour.

— C’est vrai, à la fin. Quel genre d’hommefaut-il être pour ne pas savoir lire unemontre ?

— Je serai à l’heure, monsieur.

Au retour, Jack fut ponctuel. Poli. Distin-gué. Il avait envie de dessert.

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Un mois entier passa avant que Jack nesoit officiellement invité à dîner. Un moispendant lequel il prit les mains de Coryndans les siennes. Elles étaient si fines et fra-giles. Il ne pouvait les lâcher... Je ne veuxpas qu’un autre type touche cette fille. Elle abesoin de moi. Puis un soir, il l’embrassa.Sur la bouche. La prit dans ses bras et la fittournoyer. Coryn fut surprise. Encore plusdes baisers. De la sensation de la langue deJack qui ne laissait plus de place pour la si-enne. Ça ne ressemble pas à ce que j’ai lu.Chaque baiser la surprit encore. Mais elle s’yfit. Ça devait se passer comme ça. Forcé-ment... Jack était un homme d’expérience. Àtrente ans, on sait embrasser une fille, non ?

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— À trente ans, pourquoi on n’est pas déjàmarié ? demanda Teddy qui essuyait lesverres derrière son comptoir.

— Oh ! Je ne sais pas, répondit Coryn. Ildevait s’occuper de sa carrière.

— Il te plaît ?

— Je crois que oui.

— Tu crois ?

— Non. Il me plaît. C’est... un homme.

— Il a l’air d’un homme bien. Il gagnebeaucoup ?

— J’sais pas, Teddy ! Je ne lui demandepas ce genre de chose.

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— Un type comme lui, crois-moi, ça gagnebeaucoup. Mais demande-lui pourquoi iln’est pas marié. Juste pour savoir...

Coryn dit oui. Mais ne le fit pas. Jamais. Àvrai dire, elle n’en eut pas l’occasion. Jackparlait beaucoup. N’était-il pas un brillantvendeur de voitures ? Et Coryn, la seule gre-luche au milieu d’hommes qui ne lui avaientjamais donné la parole ni même demandéson avis ?

Ils allèrent au cinéma. Se promenèrentautour du lac de Platerson où le père deCoryn taquinait la tanche. Dans ce restaur-ant chic et raffiné où il y avait toute une sériede fourchettes et où Jack aima le regard deCoryn quand elle lui demanda :

— Laquelle ?

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— De l’extérieur vers l’intérieur.

La jeune fille blonde rit.

— Tu es très belle, Coryn. Vraiment trèsbelle.

Elle rougit, prit soin de ne pas se tromperde fourchette et s’empressa de raconter sonexpérience dans ce merveilleux restaurant deLondres à la vieille Wanda qui servait depuistrente-cinq ans au Teddy’s.

— J’te le dis ! Dommage que je n’aie pluston âge ! soupira Wanda. Jack est beau,grand, fort, avec des épaules larges commeen rêvent toutes les femmes — même cellesqui disent le contraire. Crois-moi, ton Jackest le type que toutes les filles veulent.

— Il n’a pas de destrier blanc ! gloussaLenny, le cuistot, en les rejoignant.

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— Il a une Jaguar ! Blanche !

— C’est pas un cheval.

— Elle est décapotable ! Pas vrai, Coryn,que tes cheveux volent au vent quand vousroulez pour aller dans ce palace où toi,Lenny, tu n’iras jamais ? Même pas encuisine !

— M’en fous.

— Pas vrai, Coryn ?

— Si, avoua-t-elle en souriant.

Lenny dit — et confirma — que les fillesétaient des idiotes.

— Toutes.

— Normal. Tu n’aimes pas les filles.

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— Faux. Je les aime. Mais pas dans monlit. Et si j’étais une fille, j’attendrais autrechose d’un prince charmant.

— Quoi, par exemple ? demanda Coryn.

— Qu’il ait juste envie de me tenir dansses bras. Par exemple et en premier lieu.

— Tu n’as pas vu comme il la tient ? coupaWanda.

— Leeeeenny ! Bordel ! T’es où ? hurlaTeddy. Deux steaks saignants ! Une omeletteextracuite ! Un poisson frit et des tonnes depatates ! Et retour au fourneau, feignasse ! Etqu’ça saute !

Lenny se téléporta à son poste.

— Il est pédé, Coryn. Il n’y connaît rienaux filles, je t’assure.

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Le cuisinier jeta les steaks sur le gril. J’aivu comment Jack la tient et si j’étais unefille, j’aimerais qu’on me tienne autrement.C’est tout ce que j’ai dit.

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Un soir d’automne, le père de Corynmonta seul dans la voiture de Jack.

— Une fille comme ma fille, on l’épouse.On ne joue pas avec. Tu comprends ?

— J’en avais l’intention, monsieur Benton.

— Appelle-moi Clark.

— Quand voulez-vous que nous nousmariions, Clark ?

Ils s’entendirent sur la date, se serrèrentla main. En hommes heureux de conclureune bonne affaire.

— Je paierai sa robe. Coryn est ma seulefille. Je me dois de lui offrir sa robe. Et le

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repas se fera chez Teddy. C’est son parrain.Je le lui avais promis.

— Je n’y vois aucun problème. D’autantque c’est là que nous nous sommesrencontrés.

— Oh ! C’est que tu es un romantique,Jack ?

Le futur gendre hocha la tête. Il ajoutaqu’il tenait à ce que le repas soit préparé parun grand traiteur et qu’il le prendrait à sacharge.

— Ça, je te laisse faire !

— Clark ?

— Oui.

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— S’il vous plaît, ne choisissez pas unerobe avec de la dentelle. Coryn est trop bellepour en avoir besoin.

Il ne veut pas afficher ma fille comme untrophée. C’est bien, se dit le père.

Exactement quatre mois après sapremière visite, Jack se gara à l’heure ditedevant la maison Benton dans une nouvelleJaguar encore plus rutilante. Clark pria pourque les voisins s’en étranglent de jalousie. Lefutur marié offrit une bouteille d’un grandvin au père de Coryn qui n’en avait jamais bu— ni vu — de pareil. Ainsi qu’un imposantbouquet de roses aussi splendides qu’odor-antes pour :

— Vous, madame Benton.

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— Oh ! Je n’en ai jamais reçu de si belles !Pas même à mon mariage...

Jack fit semblant de ne pas la voir rougiret attendit que le dessert soit sur la tablepour sortir l’écrin de sa poche. Il mit un gen-ou à terre, les garçons gloussèrent.

— Vous êtes des ânes, mes fils ! gronda lamère. Jack va croire que je vous ai malélevés !

Le prince garda la pose et fit sadéclaration...

— Coryn, dès que je t’ai vue, j’ai voulu quetu sois ma femme. Aujourd’hui, je te le de-mande, et prie pour que tu acceptes.

Il ouvrit le boîtier bleu marine. La jeunefille regarda le solitaire avec incrédulité.

— Oh ! Il... Elle est magnifique.

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La mère se pencha pour admirer la chose.

— Même votre père, pourtant trèsamoureux, ne s’est pas montré aussi...romantique !

Tout le monde applaudit. Coryn se sentitpropulsée dans un conte de fées. Elle tenditsa main. Si fine. Si fragile... Elle regarda lefabuleux diamant glisser sur son annulaire,puis Jack quand il dit, ému et sûr de lui :

— Coryn, veux-tu être ma femme ?

— Oui, murmura-t-elle, au grand soulage-ment de son père.

Clark se dit qu’enfin, il était tran-quille.Son unique — et trop belle — fille allait semarier dans l’honneur. Dans l’honneur !Merci, mon Dieu.

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Quand elle fut seule dans la cuisine, lajeune fille se sentit vraiment heureuse en ad-mirant son diamant sous la lumière crue dunéon. Elle ne vit pas la petite araignée quipendait par un fil au-dessus de sa tête. Labestiole, attirée par les reflets, produisit enurgence quelques centimètres de fil supplé-mentaires. Juste pour se régaler de l’éclat dela pierre. Le diamant était... diamant. Avaitle pouvoir du diamant. J’avais raison, se ditla fiancée. On peut vivre comme dans lesromans...

— Il est fou de toi, lança Mme Benton enla rejoignant. C’est une bague neuve. Pascelle de sa mère !

— Et toi, tu l’aimes ? demanda Timmy quila talonnait.

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Sa mère lui balança une gifle. L’araignéeremonta dare-dare se mettre à l’abri auplafond.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? répondit-il en es-quivant de justesse une seconde envolée.

— Évidemment qu’elle l’aime ! Jack estune telle chance ! Jack est un cadeau inouï !I-nou-ï !

Elle avait détaché chacune des syllabes enregardant sa fille. Qui songea au Père Noël,aux souhaits et au diamant i-nou-ï.

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Le mariage fut célébré dans la petite églisede Birginton où Coryn avait passé tous sesdimanches matin à la messe.

À dix-sept ans, elle y entra au bras de sonpère. Pendant la cérémonie, comme pendantles sermons de son enfance, elle n’écouta ri-en. Cette fois-ci, ce ne fut pas par ennui oupour s’évader dans ses rêves mais unique-ment à cause de ses pieds. Ou plutôt des es-carpins qui la torturaient.

— Ce sont les plus chics, avait tranché samère. Fais-moi confiance. Avec un maricomme Jack, tu te dois d’être élégante etchic.

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— Elles me serrent.

— Tu t’habitueras !

— Je pourrais les mettre à la maison pourles assouplir un peu.

— Pas question ! avait jappé Mme Bentonen refermant soigneusement la boîte. Va pasles abîmer avant la noce !

Faut-il ne jamais utiliser les choses pourne pas les abîmer ? Faut-il garder ses rêvespour ne pas les écorner ?

— Coryn, dit le révérend Good d’une voixqui la fit sursauter. Veux-tu bla-bla-bla... ?

La jeune fille dit « oui » et réalisa aumême instant qu’on ne lui avait pas de-mandé son avis. Enfin pas vraiment... Sesmains si fines et si fragiles tremblèrent unpeu quand elle signa le registre. Le stylo lui

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échappa et roula jusqu’à ses pieds. Jack sebaissa pour le ramasser, puis embrassa sabelle épouse qu’il trouvait si émue et siémouvante. Mais ce qu’il prenait pour untrouble amoureux n’était qu’une crainte etune appréhension. Quand on a dix-sept ans,s’engage-t-on ainsi pour toute la vie ?

— Je suis fière de toi, glissa la mèreBenton en guise de félicitations.

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Les tables du Teddy’s avaient été re-groupées en U. La famille de Coryn était augrand complet. Tous les oncles, tantes, cous-ins, cousines, la dernière grand-mère quiperdait la boule, Teddy, sa femme, sesgosses, Wanda, Lenny et toutes les autresserveuses avaient été invités. Juste avant lerepas, Jack fit un discours pour dire à quelpoint il était fier d’appartenir à cette grandefamille, lui qui avait grandi enfant unique etqui avait malheureusement perdu ses par-ents quelques années auparavant. Tous lebombardèrent de questions sans attendre niécouter les réponses. Les mets délicieux dé-filèrent, les plaisanteries, les rires... Lesheures aussi. Pendant ce temps, Coryn re-gardait son diamant, son alliance et sa robe

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pour oublier ses pieds que les escarpins ensatin blanc avaient massacrés. Dès qu’elle leput, elle s’éclipsa afin d’enfiler ses vieillessandales et, à son retour, les mariés ouvri-rent le bal en valsant sous les applaudisse-ments. La mère de Coryn aperçut les hor-reurs éculées que sa fille avait mises endouce. Elle eut le regard déçu et réprobateurqui précédait son courroux. Alors la jeunemariée resta accrochée au bras de Jack. Onservit le champagne, le café, les liqueurs, etpuis...

Jack décida que l’heure de son dessertparticulier était enfin arrivée. La porte de laJaguar claqua sur un morceau de voile. Et lavoiture fila sans bruit sous un ciel dépourvud’étoiles en direction de la grande maison deLondres.

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***

Jack porta Coryn dans ses bras du perronà la chambre au premier étage. Elle riait. Elleétait terrifiée. Jack riait. Il savait qu’il se ré-galerait. Elle pria pour qu’il se souvienne quec’était sa première fois... Il dit qu’il savait.Que c’était important, la première fois...

Comme pour son premier baiser, Corynn’aima pas cette chose dure qui se força enelle. Va-t-il voir en moi ? pensa-t-elle engardant les yeux ouverts pendant le truc.Tout le truc. Jusqu’à ce que Jack roule sur lecôté dans un râle... Après ça ! Comme ça...

Coryn tourna la tête de l’autre côté. Ohnon ! Elle ne pleurerait pas. Ni son enfance

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ni sa virginité. De toute façon, elle ne pleur-ait jamais. N’avait-elle pas été la seule fille aumilieu de dix garçons qui avaient pourtantessayé de toutes leurs forces de lui arracherdes larmes ? Par la peur. Par le travail. Parplaisanterie. Par gentillesse. Par tirage decheveux. Par jeu. Non. Coryn n’avait jamaispleuré devant ses frères. Je ne le ferai pasdevant mon mari. Qui se mit à ronfler demanière assurée et sécurisante dans son or-eille alors qu’elle ne put fermer les yeux. Savie était aussi nouvelle que cette grandemaison. Elle lui faisait la même impression.Je ne sais plus rien. Elle écouta avec concen-tration tous les bruits. Elle essaya de lesidentifier dans le noir et de les retenir pour lelendemain. Et les jours suivants. Combien detemps pour se fabriquer des repères ? Com-bien de temps pour ne plus se sentir terrible-ment seule ? Et puis, sans raison aucune, ellese demanda si cette maison qui sentait lapeinture fraîche et le neuf avait des toiles

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d’araignées sous les armoires. Comme dansla maison de son enfance. Forcément. Toutesles maisons ont des araignées.

Et pourquoi est-ce que je pense à ça ?Maintenant ?

Tu penses à ça, répondit une voix qu’ellene reconnut pas comme la sienne, pour nepas penser que tes pieds te torturent et qu’ilsont l’air aussi déchiquetés que ton ventre.

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Quand Kyle monta sur scène la premièrefois, il eut l’impression exaltante de « vivre ».Le jeune homme avait toujours su qu’il seraitmusicien. Il n’avait jamais eu le moindredoute. Le moindre questionnement. Il estdes choses comme ça. Il y a des gens commeça. Quand des dizaines de journalistes luiposeraient plus tard la question :

— Pourquoi êtes-vous devenu musicien ?

Kyle répondrait sans hésiter :

— Je ne pouvais pas faire autrement.

S’il avait été peintre, danseur, équilibriste,sculpteur, vigneron ou encore écrivain, ilaurait employé ces mêmes mots. Il faisait ce

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dont il avait besoin pour vivre. Peut-être àcause de sa maman, ou même certainement.Peut-être à cause de son talent inné, oumême certainement.

Kyle ne ressentait que le besoin de joueret l’envie de courir après un maximum defilles. Il ne pensait que rarement à ça. À elle.Il y avait tant d’années qu’elle était partie...

Son père était toujours en vie et toujoursen prison. Le jeune homme n’était jamaisallé le voir. Il n’avait jamais ouvert une seuledes misérables lettres que le Salaud lui en-voyait régulièrement. L’avocate avait promisqu’avec les horreurs infligées à leur mère, ilne sortirait pas de taule. Jane aussi l’avaitpromis et Kyle l’avait crue. Parce que Janetenait toujours parole. Sa demi-sœur avaitquinze ans de plus que lui et, naturellement,

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elle l’avait pris en charge après l’assassinatde leur mère par le géniteur de Kyle.

Jane étudiait et travaillait à San Fran-cisco. Kyle ne se souvenait même pas dutemps où elle avait vécu avec eux. Elledétestait le nouveau mari de sa mère qui, lui,ne pouvait carrément pas l’encadrer. Elleavait fait en sorte d’obtenir une bourse àl’université de San Francisco. C’était assezloin pour ne rentrer qu’une fois dans l’annéeà Willington. Pour Noël. Si bien que Kylen’avait que deux souvenirs de sa sœur. Uncamion et une grue qui avaient été emballésdans du papier blanc décoré de dessins réal-isés par Jane elle-même. Il se souvenait en-core du Père Noël extrêmement stylisé.

— Pourquoi le Père Noël vole sur une toiled’araignée ?

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— Ça ? avait répondu la jeune fille enréexaminant son œuvre. Mais Kyle, tu nevois pas que c’est le traîneau et toutes lesrênes pour tenir les rennes ?

Il avait repris la feuille et avait compté :

— Y en a trop. Tu t’es trompée.

— Pourquoi ? Tu sais compter, toi ?

— Ben ouais. Je compte les touches queMaman appuie dessus.

Jane n’avait jamais rien soupçonné de ceque leur mère subissait. N’avait rien vu desraclées ni des brûlures de cigarette. Elle nes’était jamais entendue avec son beau-père etrestait dormir chez des copines le plussouvent possible. Elle n’avait pensé qu’à

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mettre le maximum de kilomètres entre elleet lui. J’ai ma vie à vivre.

Elle emmena le petit garçon à San Fran-cisco où elle fit enterrer leur mère. Kyle neposa pas de question. Il découvrit l’école, lescopains, la maîtresse qui avait une voixd’oiseau. Il aimait retrouver sa sœur et lanouvelle maison en rentrant. Jane necuisinait pas bien. Mais c’était pas grave. Iln’était pas très porté sur le goût des ali-ments. Il était plus attentif et concentré surce qu’il entendait. Ce qui résonnait en lui.Tout avait un rythme. Les pas de madameMiller dans les rangs. Les roues grinçantesdu bus jaune de l’école. Les marches quicraquaient dans la maison. Le glouglou del’eau dans le frigo répondant à la chassed’eau qui se remplissait par à-coups, lecrépitement de l’huile dans la poêle

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incandescente. Les klaxons dehors, dessirènes au loin. Très loin... Kyle tapotait deses doigts pour en reproduire le rythme etêtre sûr, le soir venu, de les mémoriser avantde s’endormir. Il retenait les mélodies etn’écoutait qu’à moitié la voix de Jane quifaisait des efforts surhumains pour trouver letemps de lui lire des histoires.

— Tu sais pas chanter ?

Elle posa son livre.

— Je ne suis pas exactement comme Ma-man, Kyle.

— Je sais. Tu es ma sœur... Ma grandesœur...

Il la regarda d’une manière étrange, puisbaissa la tête.

— Oui ?

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Kyle continua de fixer un point loindevant lui.

— Je veux jouer du piano.

Jane inscrivit donc son frère à des coursde piano. Il devait avoir à peu près huit ans.Elle l’y conduisait toutes les semaines et at-tendait assise sur un banc qu’il termine. Par-fois elle levait la tête de ses livres quand unenote la faisait vibrer plus qu’une autre. Puiselle le raccompagnait à la maison et le lais-sait en garde à sa roommate du moment av-ant de partir travailler à l’hôpital, la nuit.Parce que ça payait mieux et que ça luipermettait...

— ... d’être là quand tu te réveilles, petitfrère. Je peux te poser au bus.

— Et après tu dors ?

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— Après je vais à l’université.

— Tu dors pas, Jane ?

— Si, à la volée !

Kyle ne sut pas ce que ça voulait dire. Ilvoulut demander s’il y avait un lit à « lavolée », mais elle le poussa dans le bus.

Elle étudiait et travaillait comme une follesans se plaindre. Elle avait de la motivation àrevendre. À la mort de leur mère, ellechangea d’orientation. Elle abandonna sesétudes d’infirmière pour devenir assistantesociale et aider les femmes-tabassées-par-leur-salopard-de-mari-amant-destructeur...

— ... pour qu’il ne devienne jamais leurassassin.

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Elle savait très bien que c’était parcequ’elle, Jane, n’avait rien vu. Elle s’en voulait— à mort — de ne pas avoir été plus dispon-ible et présente. Attentive. Oui, juste àl’écoute comme une bonne fille. Elle avaitmanqué à son rôle. Elle avait merdé parégoïsme. Comment est-ce qu’on rattrape ça ?Quelle peine pour ce crime ? Comment on vitavec ça ? En faisant ce que je fais.

Jane avait appris que, partout dans lemonde, dans toutes les couches de la société,une femme sur trois est battue, maltraitée,violée au cours de sa vie. Que la moitié deshomicides sur les femmes sont perpétrés parleur partenaire. Que tous les trois jours, unefemme meurt sous les poings d’un hommepourtant censé l’aimer. Que ces chiffres sontstables et immuables. Telle une vérité. Queces chiffres sont triplés quand on tientcompte des victimes collatérales et des sui-cides. Quand on tient compte des enfants.

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Qu’il y a, malheureusement aussi, desfemmes qui maltraitent et tuent... Et que sion additionnait tous ces chiffres depuis lacréation du monde, on n’aurait pas le vertige,mais un dégoût profond.

Qui peut croire que c’est par amour ?

Jane ne pourrait jamais pardonner ce quiétait « impardonnable ». Elle-même ne separdonnerait pas. Ce que le Salopard avaitinfligé à leur mère avait décidé de sa vie. Etde celle de Kyle. Alors elle fit le maximumpour que son frère joue et joue encore. Pourqu’il pense à autre chose... quand il est im-possible d’oublier.

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— Kyle n’a pas que du talent, affirma JohnMansciewski, le professeur de piano. Il a ce...Je me demande ce que je lui apprendsencore.

Jane rit et acheta un piano, sa nouvellevoiture attendrait l’année prochaine. Kyleresta l’après-midi entier sous le porche àguetter les livreurs. Quand enfin le piano futplacé dans le salon, il s’assit devant. Parterre. Des heures durant.

— C’est le tien, lui glissa Jane à table. Tupeux en jouer.

— Je sais.

— Alors ? Qu’est-ce que tu attends ?

— On devient amis.

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Il leur fallut exactement six jours et cinqnuits pour « devenir amis ». Au matinsuivant, Kyle joua sans interruption et Janesut qu’ils seraient inséparables. Quand ils’arrêta, il se précipita dans la chambre de sasœur, essoufflé :

— Tu ne le vendras jamais, hein ?

— Bien sûr que non. Un ami, c’est pour lavie.

Lorsque Kyle jouait, il n’aurait pas su diresi la musique sortait par ses doigts pourglisser sur les touches ou bien si le pianol’habitait au point de devenir son âme. Il jou-ait, il vivait. C’était tout.

Jane, elle, avait l’intime conviction queson frère irait loin. Elle l’imaginait parcour-ant le monde comme pianiste virtuose. Il

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serait extrêmement élégant dans sonsmoking. Il serait encore plus grand et plusmince qu’aujourd’hui. Ses cheveux seraientlissés, coiffés en arrière, et sa mèche rebellene retomberait plus pour cacher ses yeux. Illes fermerait pendant que des foules qui seseraient déplacées l’écouteraient et ne selèveraient qu’à contrecœur pour quitter leursiège. Lorsque le musicien serait enfin partiaprès de nombreux rappels. Alors cette drôled’entité dotée de milliers d’yeux se désolidar-iserait et chacun emporterait avec lui uneémotion unique.

Un soir, en regardant son frère jouer,Jane fut si troublée qu’elle aurait voulu leserrer contre elle pour lui dire tout ça. Luidire merci. Comme tous les spectateurs.Mais elle s’enfuit dans sa chambre parpudeur.

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C’est au lycée que Kyle fit deux rencontresdéterminantes. Steve et Jet. Ensemble, ilsdécidèrent de monter un groupe de rock et,triomphants comme des adolescents, ils l’an-noncèrent à Jane.

— Tu ne joueras pas de musiqueclassique ?

— Ben, j’sais pas. Quand j’serai vieux,sûrement. Enfin plus vieux que toimaintenant.

Les garçons rirent, elle demanda de quoi ilavait besoin.

— D’une guitare.

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Jane acheta la première guitare et fut leurpremière spectatrice. Kyle écrivit des textesincompréhensibles pour lesquels elle n’avaitpas de qualificatif. Il les hurla sur toutes lesmicro-scènes qui les accueillirent et elle sedit en le voyant se jeter à terre que ses deuxpotes n’avaient pas le même besoin im-périeux d’évacuer un trop-plein.

Elle était surprise. Non, à la vérité Janeétait sur le cul. Elle avait bien senti qu’untruc sommeillait en lui. Le genre de machinqui anime, qui exalte ou qui pourrait détru-ire... Elle était loin de se douter que le truc enquestion serait aussi puissant. Ce n’était pasplus mal que ça sorte ainsi. Puisque, de toutefaçon, ça devait sortir tôt ou tard. Oui, mieuxvalait que Kyle hurle au lieu de chanter, qu’ilse jette à terre plutôt que de porter unsmoking, qu’il massacre les mots plutôt que

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toute autre connerie. Mieux valait ses T-shirts effrayants, ses allures de fantôme, sescheveux informes et... même cette péniblemèche qui lui barrait les yeux que de le sa-voir amputé de ses ailes. Que ferait-il sansailes ? Un oiseau comme Kyle ne peut quemourir en cage.

— Pourvu que la Chance s’en rendecompte ! avoua-t-elle à Susie, sa roommate,qui mangeait cuisse de poulet sur cuisse depoulet à pleines mains.

— Tu veux que je t’aide ?

— Pourquoi pas !

— Passe-moi la mayo et une autre cuissede poulet. Putain ! Elles sont vachementbonnes, trouves pas ?

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— Si, si, dit Jane sans les avoir goûtées. Etqu’est-ce que tu proposes ?

— Ben, j’vais prier la Chance avec toi !

— Je te remercie, répondit Jane enpensant que ça n’était pas gagné.

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La Chance choisit de prendre son temps.Kyle allait en cours, guitare accrochée dansle dos. Il mangeait guitare au dos, écrivaitguitare au dos, marchait guitare au dos. Janedemanda s’il dormait avec.

— Avec quoi ?

— Ce truc derrière toi.

— Ma guitare ? Ben, ouais.

— Et tu te laves avec ?

— Ben, non...

— C’est vrai que tu ne te laves pas.

— Ben, si !

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— Quand ?

— Ben, à la plage.

— Tu te moques ?

— Ben, ouais. Au fait, on joue samedi auBillard’s. Tu connais ?

— Ben, oui.

— Tu viens ?

— Ben, samedi, je ne pourrai pas.

— Oh ! Donc, tu vois Dan...

Jane se retourna.

— Comment tu sais ?

— Ben, Jane, je vis avec toi.

— Je croyais que j’avais été discrète.

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— Ben, on n’est jamais discret quand onest amoureux comme t’es amoureuse deDan.

Jane avait rencontré cet homme — un flic— alors qu’elle faisait un stage. Elle n’étaitpas tombée amoureuse au premier regard.Dan était marié et avait une famille. Mais ilétait d’une gentillesse et d’une sensibilitéémouvantes. Ils avaient collaboré. Avaientparlé de choses et d’autres. Puis d’eux.Chacun de leur côté, ils avaient pensé qu’ilss’entendaient bien. Qu’ils pourraient s’en-tendre bien. Qu’il pourrait y avoir plus.Seulement, Dan était marié... Point de rup-ture de tout rêve.

Des années plus tard, alors que Jane avaitpostulé à la direction de « La Maison », uncentre pour femmes victimes de violences

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conjugales, elle l’avait retrouvé sur sonchemin. Un peu plus souvent. Dan était tou-jours flic, marié et maintenant père dequatre gosses.

Sans qu’ils le prévoient, elle était devenuesa maîtresse. Parce qu’il n’y avait pas d’autresolution pour s’aimer au présent. Kyle ne re-mit jamais en doute les sentiments de sasœur.

— Vivre dans le secret, ça te dérange pas ?

Elle touilla longuement son sachet detisane dans le bol.

— Tu n’es pas obligée de me répondre,Jane.

— Aimer Dan, répondit-elle en secouant latête, et être aimée par lui implique... lesecret. D’ailleurs, ma vie entière tourne au-tour du secret. Je gère une maison où

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chacune des pensionnaires garde une part deses secrets. Soit parce qu’ils sont tropdouloureux. Trop horribles. Trop « non verb-alisables ». Soit parce qu’elles en ont besoin.Se révéler, soupira-t-elle, c’est... certaines nepeuvent pas. C’est comme ça. Mais à lavérité, je suis persuadée que le secret a sesqualités.

— Tu n’as pas répondu à ma question,Jane.

— Je muselle fermement mes désirsquand toi tu déploies tes ailes avec aisance.Je t’admire. Tu sais être libre, Kyle.

— Je veux être libre.

— Bientôt le monde sera ton terrain de jeuet je ne serai plus que ta grande sœur à qui ilte faut rendre visite à Noël.

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— Je viendrai toujours à Noël. Tu es maseule famille.

Pendant que Madame la Chance prenaitson temps, le groupe choisit enfin un nom.Les F... À force de ne pas pouvoir se déciderentre les FREE, les FIRE ou encore lesFUCK, ils finirent par opter pour les troispetits points. « Chacun est libre d’y coller lasuite selon son gré ! »

Les F... tournèrent dans toutes les minus-cules salles de San Francisco. Puis firentquelques petites salles. Parfois, une vedetteles invitait en première partie pour attiserleur appétit. Plus la salle était vaste, plusl’envie était grande, plus le travail était im-portant et meilleur il fallait être. Kyle dit ex-actement tout cela à Jane et conclut :

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— Tu vois, je ne peux plus continuer lesétudes.

— Du tout ?

— Ben, non. Les salles se remplissent. Onne peut pas faire autrement que d’arrêter.C’est, comme qui dirait... obligé.

— Je pense que tu devrais prendre letemps d’y réfléchir enco...

— Non. Ce que je te dis, c’est ce que je vaisfaire.

Sa conviction était telle que Jane compritqu’il était vain de lutter. Parfois il est im-possible de mener correctement deux chosesà la fois. Surtout quand l’une est une passion.Qu’on ne discute pas. Qu’on subit et qui faitvivre.

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— Combien de chaises ? demanda-t-ellepar pure curiosité.

— J’compte pas, Jane. Mais... y a dumonde.

— Le fils de Dan vous a vus deux fois,sourit-elle en coin.

— Et ?

— Il a aimé.

— Cool. Dan est cool. Son fils doit êtrecool.

La voix de Kyle retomba vertigineuse-ment. Il sentit qu’il venait de laisser échap-per un truc qui allait lever des questions. Desregards interrogateurs.

— Tu ne lui ressembles pas, dit-elle enprenant sa main. Ne t’inquiète pas.

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— Physiquement si. J’ai vu des photos etj’aurais préféré ressembler à Maman.

— À une petite bonne femme fluette etbrunette ?

— Ne dis pas n’importe quoi.

Alors ils ne dirent plus rien. Jane ne cher-cha pas à savoir où il avait trouvé les photos.Qu’ajouter ? Sinon que c’est juste insupport-able de ressembler à celui qu’on déteste leplus au monde. Elle repoussa la mèche de sesyeux.

— Finalement, tu ne lui ressembles pastant que ça.

— Tu as raison. Il avait l’air de savoir secoiffer.

— Tu te drogues ?

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— C’est quoi cette question de merde ?

— Réponds !

— Comme toi. Un joint de temps à autre.

— Je ne le fais plus depuis longtemps.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Kyle ! Arrête, s’il te plaît. Maman ne levoudrait pas.

Il la fixa.

— Tu n’as jamais dit ça.

— Quoi ?

— Ce « Maman » avec cette voix-là.

Elle resta silencieuse. Lui aussi.

— Elle te manque encore ? poursuivit-il.

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— Elle me manquera toujours.

— Je me souviens de ses cheveux noirs etde leur odeur.

— Oui, c’est vrai. Son shampoing sentaitbizarre.

— C’était pas son shampoing. Mais salaque, corrigea Kyle.

Jane ne fit jamais plus de remarque sur lelook de son frère. Sur sa mèche trop longue.Sur ses baskets sans lacets. Il ne dit jamaisoù il avait trouvé les photos. Il se concentrasur tous les accords qu’une guitare pouvaitdonner dans toutes les positions possibles.Cette chose magique l’accompagnait et luifaisait du bien.

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Parfois Kyle se demandait si sa chance etson don étaient une compensation pour cequ’il avait vécu à cinq ans. Y a-t-il un prix àpayer ? Dans tous les cas ? Ou bien y a-t-ilautre chose ?

Quand, au fond de son lit, il n’arrivait pasà trouver le sommeil et que Jane n’était passeule dans sa chambre, le jeune homme avaitpeur de dériver si loin qu’il lui serait im-possible de revenir. Il sentait bien que lafrontière était fragile. Irrémédiable.

Il se levait et se plantait devant la fenêtre.Il accrochait son regard à un arbre. N’im-porte lequel. Même la plus petite branchefaisait l’affaire. Il pensait que les branchesservaient à ça, à retenir les gens quand ils

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sont seuls et perdus. Quand ils ne peuventmême plus jouer de musique. Quand lenéant ouvre sa gueule d’affamé...

Aux premières lueurs du jour, il était sifrigorifié qu’il oubliait tout. Ses frayeurs etles lunettes noires de sa mère. La fatigue luilaissait un mal de tête. Qui était préférable àla dérive, mais qui devint un habitué et pritses aises. Pourtant le jeune homme ne dit ri-en à Jane. Kyle aussi avait ses secrets quandla nuit venait.

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Kyle, Steve et Jet avaient fait le sermentqu’ils seraient des rock stars. Tous leursrêves étaient multipliés par trois. À trois, onest plus forts. Plus motivés. Plus sûrs de soi.Il n’y avait pas de place pour le doute dans lavie du groupe. Il n’y avait tout simplementpas assez de temps pour désespérer. Chacunavait un job alimentaire, et qui servirait — ehbien, oui — à l’enregistrement du premier al-bum ! Certains souriaient poliment à l’an-nonce de leur projet. D’autres se moquaientouvertement. Mais eux, les F..., n’écoutaientque leur désir et voulaient dessiner lesfrontières de leur réalité.

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La Chance aima entendre cela. Toutcomme elle aima leur énergie et leur convic-tion. Alors, un beau jour, elle décida quel’heure était venue. Elle allait faire son en-trée. Une drôle d’entrée. Fracassante etprénommée Patsi.

La porte du placard qui faisait office deloge minable coincée derrière les chiottes dela salle Bellevue vola d’un coup sec. D’uncoup de pied. Les trois mecs se retournèrentdans un même mouvement et dévisagèrentavec la même expression de « ben putain ! »la jeune fille qui s’était posée, les poings surles hanches, dans l’encadrement. Elle portaitun pantalon violet excessivement moulant,une crinière rousse frisée et des Rangers-roses-peintes-maison. Elle s’avança vers eux,mains toujours sur les hanches. Les garçonsse focalisèrent sur les deux obus que moulait

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son T-shirt panthère. Elle s’arrêta et crachason chewing-gum dans la poubelle.

— Dans le mille ! Vous pouvez fermer labouche, maintenant, les mecs.

— Qui toi, t’es ? articula Jet, incertain dubon ordre de ses mots et de ses pensées.

La fille explosive lâcha un clin d’œil quiles acheva.

— Je m’appelle Patsi Gregor.

— Salut Patsi, répondirent-ils avec unsourire aussi radieux qu’affamé.

— Qu’est-ce que tu veux ? questionna Jet.

— Si vous m’offrez une place dans votregroupe, je vous porterai chance.

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— Ah oui ? Et pourquoi ? dit Kyle en re-jetant sa mèche. Tu joues ? Tu chantes ? Outu as un autre atout dans les poches de tonfabuleux collant ?

Patsi ne dit rien mais attrapa la basse deSteve. Elle se mit en place et au premier ac-cord les trois garçons avaient de nouveau labouche par terre. Patsi était le son qui leurmanquait. Ils travaillèrent toute la nuit etelle finit par glisser entre deux morceaux queson oncle connaissait un mec dans une mais-on de disques à Los Angeles et qu’il pourraitéventuellement accepter de les rencontrer...

Le tonton appela son ami qui se montraréservé. Mais ils lui envoyèrent tout demême leur maquette. Deux jours plus tard,ils toquèrent à sa porte. Ils jouèrent commes’ils étaient sur scène. Ils donnèrent tout.Plus le reste.

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Qu’est-ce qui fit la différence ? Ils ne lesurent jamais. Patsi dit au retour, quand ilsadmirèrent leur contrat, qu’elle leur avaitporté chance, et les garçons acquiescèrent.

Les F... enregistrèrent leur album et firentla première partie d’un groupe mythique quivenait de se reformer. Le public adhéra àleur sonorité. À la voix de Kyle et aux en-volées de Patsi. Il y a des femmes qui saventtenir une maison. Patsi, elle, savait tenir unescène même si elle était la seule à ne paschanter. Elle portait des tenues à faire dé-janter n’importe quel alien. Elle fascinait. Etles hommes aiment la fascination. Parcequ’elle peut les conduire au point limite, toutprès du danger. Encore un pas et... Patsi s’enfoutait. Tout ce qu’elle voulait, c’était jouer

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de la basse mieux que n’importe quel mec etjurer comme dix. Elle se moquait des con-ventions et des habitudes, elle aimait l’im-prévu. Elle suivait ses intuitions. Justes etpercutantes. Elle faisait rire, elle était belle,elle était libre. Patsi choisissait.

Kyle attendit qu’elle vienne jusqu’à lui. Ilsavait que ça se ferait. C’était dans l’ordredes choses. Elle coucherait avec tout un tasde types — dont ses deux meilleurs potes — ,puis, une nuit, elle viendrait le retrouverdans son lit. Alors il se montra patient etcomposa. Il ne cessait d’écrire et d’écrire en-core. Sa sincérité brute et l’émotion de savoix faisaient le reste. Il s’imposa naturelle-ment comme l’auteur, la voix, le pianiste et leguitariste. Celui qui était en première lignepour faire vibrer les salles. Celui qui s’accro-chait à son micro comme à une branche.

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De son côté, Jet faisait des merveilles à labatterie et Steve ne se sentit jamais désin-vesti de son rôle de bassiste car, en plus dusynthé, des instruments complémentaires etdes chœurs, il gérait l’administratif, à la foisautoritaire, paternel et déterminé.

Ils progressèrent extrêmement vite. Et sefirent une place. Comme si l’espace qu’ilsvenaient de combler dans le monde musicaln’attendait qu’eux. Ils se produisirent sur unmaximum de scènes. Répondirent à desdizaines et des dizaines de questions idiotesou subtiles. Firent des milliers de photos etadmirèrent toujours leur public. Deux ansjour pour jour après la signature de leur con-trat, leur deuxième album cartonna. Ils firentune longue tournée mondiale.

Les F... étaient lancés.

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Des récompenses et des prix leur furentdécernés. Des filles passèrent. Certainesrestèrent plus longtemps que d’autres. Etpuis, Patsi décida que l’heure était venue.Elle se glissa dans le lit de Kyle. Parce qu’ellevoulait y être. Il fut ému et amoureux. Maiselle jura qu’elle ne promettait rien quand lesjournaux en firent leur une.

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Quand Jack se réveilla après avoir fait deCoryn sa femme, elle ne dormait pas. Il s’ex-cusa d’avoir sombré, de l’avoir délaissée. Il laprit dans ses bras. Elle sourit et il eut enviede reprendre du dessert.

Jack était heureux. Un jeune marié épan-oui, un homme comblé. Sa carrière pro-mettait des merveilles et il avait la femmedont il avait rêvé. Une ingénue, extrêmementbelle, jeune et naïve. Rien qu’à moi. Il lacouvrit de cadeaux. De robes. De fleurs. Jackétait un homme généreux. Il aimait ledessert... À n’importe quelle heure. Dès qu’ilpouvait. Dès que son itinéraire le lui per-mettait, il faisait un saut pour sauter Coryn.

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Puis repartait travailler. La laissant seule,avec la consigne d’être belle pour son retour.Je suis une femme mariée, maintenant...pensait-elle en silence. Oh ! Peut-être que sila jeune épouse avait parlé à voix haute, lesdiscrètes araignées de la grande maisonauraient été troublées par la note de tristesseretenue dans cette voix-là. Peut-êtreauraient-elles tissé des toiles où des piedsimposants se seraient emmêlés...

Mais Coryn était de nature peu bavarde.Elle posait peu de questions et accepta sansbroncher de ne partir en voyage de noces quesix mois après leur mariage. Elle avait rêvéde la Grèce, ils partirent en Islande. Elle nesortit de l’hôtel qu’emmitouflée comme unsapin de Noël. Ce qui ne l’empêcha pas d’at-traper une angine qui lui colla une fièvre decheval. Elle resta clouée au lit pendant queJack allait à la chasse et ne se sentit mieux

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qu’en rouvrant la porte de la très-grande-et-très-belle-maison de Londres.

Qui n’était en rien la maison de Coryn. Lajeune femme la traversait sans rien déranger.Elle époussetait les meubles, replaçait aumillimètre près les bibelots de Marylin Bran-nigan. Les pièces de cristal valaient une for-tune. La porcelaine était si fine qu’il étaitpossible d’apercevoir la lumière au travers.Pour se distraire, pour défier son ennui mis-érable, les jours d’été quand le soleil donnaitson maximum, Coryn plaquait les assiettescontre les vitres et essayait d’y deviner desformes. Mais rien ne se dessinait puisque lejardin n’était qu’un grand carré de pelousevide. Sans un arbre. Sans une fleur. Jackdisait que la tondre lui prenait déjà trop detemps. Alors ramasser des feuilles ? Quelleinutilité ! Coryn, elle, trouvait étrange d’avoirun désert vert en guise de jardin. Elle se de-mandait ce que sa belle-mère pouvait y faire.

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Il n’y avait même pas un banc pour s’asseoirou rêver, et le saule pleureur de son enfancequi avait abrité ses espoirs, ses lectures, sesconfidences muettes lui manquait. Oh !Comme je m’ennuie !

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C’est à peine croyable comme les journéespeuvent être longues et les années passervite ! Un matin d’hiver, en époussetant leportrait de sa belle-mère, Coryn prit con-science que cela faisait exactement quatreans qu’elle était mariée et que jamais de savie elle ne s’était sentie aussi seule. Ellen’aurait pas eu besoin de plusieurs mainspour compter ses amies. Il y en avait... zé-ro.Elle n’avait personne à qui téléphoner. Per-sonne à qui se confier. En dehors de... Jack.

Au début, Timmy, son jeune frère, passaitla voir — et la distraire. Il déboulait par sur-prise pour raconter les bêtises qu’il disait enclasse, celles qu’il faisait à la maison et toutescelles qu’il avait prévu d’afficher à sontableau. Il sautait du coq à l’âne. Passait du

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dérisoire à l’essentiel. De sa prof de littérat-ure qui...

— ... est d’une telle lenteur qu’on s’endortrien qu’en la regardant.

— Ne la regarde pas !

— C’est dur, Bonnie Millow est pas tropmal foutue.

— C’est peut-être pour ça que tu nel’écoutes pas...

— Je l’écoute, mais je m’ennuie.

— Tout le monde s’ennuie, Timmy. Moiaussi, avait lâché Coryn.

Son frère l’avait fixée. Elle avait demandés’il voulait du thé. Il avait froncé les sourcils.

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— Si tu avais un bébé, est-ce que tu seraisheureuse ?

— Oui. Quand j’accoucherai, je seraivraiment heureuse.

— Comme dans tes livres préférés ?

La bouilloire avait sifflé et Coryn avaitversé l’eau dans la théière. Timmy avait ex-trait de son sac à dos les cookies aux pépitesde chocolat qu’il avait chipés dans la réservespéciale de Mme Benton et qu’elle allaitchercher...

— ... dans toute la sainte Maison !

Timmy la faisait rire. Rêver aussi, avec sesenvies de devenir journaliste pour se barrerailleurs et faire le tour du monde. « Mais ilne vient que rarement », semblait dire

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aujourd’hui Marylin dans son cadre. Où estpassée ma vie ?

Était-ce le regard de sa belle-mère ou lesoleil d’hiver qui commandait à Coryn dedresser le bilan de ces quatre années quivenaient de s’enfuir ? Quatre années pendantlesquelles elle avait épousseté et espéré unenfant en attendant Jack... et ses démonstra-tions d’amour. Toutes ses démonstrationsd’amour... La jeune femme soupira et évaluale gouffre qui s’était installé entre ses rêvesd’adolescente et sa vie actuelle. Entre l’Ima-ginaire et la Réalité. Elle ne ressentit nitristesse ni désarroi. Elle en fit juste le con-stat implacable. Comme lorsqu’on se rendcompte qu’une ride s’est installée et que rienne la gommera jamais. On a beau espérerqu’on restera éternellement jeune, c’est faux.On a beau vouloir oublier, c’est impossible.Le visage de Timmy et son sourire lui

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revinrent. Ses souvenirs d’enfance, commetoutes ses lectures. Son mariage, sondiamant...

Et toutes ces choses qu’il faudrait...

Coryn passa à la cuisine. Elle balança sonchiffon gris dans la poubelle qui claqua. Ilétait onze heures trente. Jack rentreraitdéjeuner. Il avait dit la veille qu’il avait envied’escalopes de veau et de pâtes fraîches, etqu’il avait acheté le nécessaire pour qu’elleconfectionne sa sauce préférée. La jeunefemme blonde éplucha les oignons sous l’eaufroide.

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Elle se persuada finalement qu’elle avaitde la chance... Jack était très amoureux. Cesoir, pour leur anniversaire de mariage, ilsdîneraient dans un lieu qu’il aurait choisiavec soin. Il sortirait un collier ou desboucles d’oreilles de sa poche. Oh ! Jack étaitsi amoureux qu’il en devenait parfois... ja-loux. La main droite de Coryn trembla, lalame aiguisée du couteau entailla son index.Une goutte de sang apparut. Puis une deux-ième, une troisième, une quatrième et toutun filet. Une nausée lui monta au cœur maisla jeune femme enroula son doigt dans unmouchoir. Elle termina sa sauce. Elle jeta lesoignons émincés dans la poêle, ajouta lacrème, le sel, le poivre et les pointes d’as-perges dont Jack raffolait en toute saison.Elle regarda l’heure, puis plongea les pennedans l’eau bouillante.

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Oui, aujourd’hui, mieux valait que Corynn’ajoute pas à sa préparation le jour à la fêteforaine ni celui dans la voiture ni l’autre surle parking du cinéma ni celui dans le garagede leur maison blanche ni tous ceux quiviendraient dans les années à venir...

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Quelques minutes plus tard, le téléphoneretentit et Jack annonça qu’il aurait unepetite demi-heure de retard. La jeune femmemit le plat au four et partit désinfecter sondoigt. Voir la plaie béante fit remonter sanausée. Elle appliqua un pansement.Ramassa les papiers tombés à ses pieds et re-marqua une ridicule petite toile d’araignéedans le coin gauche sous le lavabo de la sallede bains. Alors une étrange voix en elle artic-ula clairement « le jour à la fête foraine... »

Coryn se redressa et se vit dans le miroir.Telle qu’elle était. Perdue.

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***

C’était plus d’un an après leur mariage. Leprintemps était revenu à Birginton et la fêteforaine annuelle envahissait les rues. Corynavait demandé à Jack d’y aller, il avaitd’abord dit « peut-être », puis « on verra »,elle l’avait supplié. Il avait dit « pour te faireplaisir ».

Oh ! Coryn adorait les manèges et l’odeurdes frites si différente de celles qu’elle avaitservies au Teddy’s. Elle raffolait des pommesenrobées de sucre rouge cochenille et desnuages légers de barbe à papa. Ses parentsavaient coutume de leur donner quelquespièces pour qu’ils s’amusent librement cesjours de fête. Qu’ils rient et ressentent destrucs dans le bas du ventre quand lesmanèges les emportaient dans un monde oùil y avait du bruit, des voix qui crient, qui

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chantent, qui interpellent et qui débordentde vie.

Jack avait dit « oui » et, pendant touteune soirée, Coryn quitterait le silenceétouffant de la grande maison blanche pourparcourir les allées à son bras. Oh ! Elle avaitespéré tant de choses ! Elle pensait retrouverles sensations de son enfance et des têtesconnues. Embrasser ses copines. Revoir lesserveuses du Teddy’s et Lenny aussi. Non,pas Lenny, il avait fini par faire son sac pours’installer à Londres.

Alors, au bras de Jack, la jeune épouseavait croisé de vieilles connaissances, souri àdes amies (des amies ?)... qui soit l’avaientregardée avec envie sans s’arrêter, soitétaient passées, faisant mine de ne pas la re-connaître... La vie... Coryn s’était accrochéedeux fois plus au bras de son mari pendantqu’il grommelait qu’il n’aimait pas les fêtes.

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En général et en particulier. Mais il étaitamoureux et faisait des efforts pour toi, maBelle. Il lui avait acheté des frites, une barbeà papa ratatinée et — enfin — la belle pommerouge sur laquelle (allez savoir pourquoi)une toute petite araignée se débattait pourdétacher ses pattes prisonnières du sucre.

— Regarde, Jack !

— Quoi ?

— Là ! L’araignée ! Elle est collée !

Jack avait empoigné la pomme et écraséla bestiole entre ses doigts. Implacablement,sans même lui laisser une chance. Il y avaittant de bruit autour d’eux que la jeunefemme n’avait pas exactement entendu le« crac » de la carapace mais, d’une étrangemanière, ce « crac » avait douloureusementretenti dans ses oreilles.

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— Tiens ! avait-il dit en lui tendant lebâtonnet.

Mais elle avait jeté la pomme.

— Je n’ai plus faim.

Jack avait secoué la tête et s’était arrêté àla baraque de tir à la carabine. Il avait ex-plosé un à un tous les ballons qui voletaientcomme des oiseaux affolés dans une cagetrop petite et avait remporté sous les applau-dissements des badauds, du patron tatoué etde son fils boutonneux une autruche géantequ’il avait balancée dès que possible.

— Pourquoi ? Elle est mignonne !

— Je ne veux pas me trimballer avec unepoule.

— Ce n’est pas une poule, mais uneautruche !

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— C’est un oiseau stupide. Gros et laid.Est-ce que notre fils voudra de cette chosehideuse ?

La peluche était immonde, oui, maisdrôle. Coryn aurait aimé l’offrir à ses petitsfrères qui lui auraient réservé un sort plusaventureux que le saut final dans la poubelle,ou encore à Timmy qui voulait s’envoler au-tour du monde. Seulement, ça ne vole pas,une autruche. Tout ce que ça sait faire, c’estmettre la tête dans le sable. Jack a raison.C’est bête, une autruche.

— Viens ! On rentre.

— Oh ! Jack ! S’il te plaît, on n’est pas en-core allés sur les chenilles !

— Je n’aime pas les chenilles.

— Moi, j’adore ! S’il te plaît ! S’il te plaît,Jack !

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Coryn avait insisté et tiré son mari par lamain. Elle avait l’irrésistible envie de ret-rouver la sensation d’être emportée par cetteforce magique, laissant entrevoir des milliersde choses délicieuses qui s’arrêtent juste aumoment où on en redemande pour qu’oncoure acheter un autre billet. Elle avait souriet supplié. Jack avait cédé. Elle avait ri. Oh !Elle avait ri. Et crié de peur et de joie. Sescheveux s’envolaient. Elle s’était sentie librependant quelques minutes...

Mais Jack ne voulait pas de second billet.

Ils étaient descendus du manège si précip-itamment que Coryn avait glissé. Le jeunehomme qui se tenait derrière elle l’avait re-tenue dans ses bras. Par réflexe. Avait souripar politesse. La jeune femme aussi. Jackavait saisi le type par l’épaule.

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— Tu ne touches pas ma femme ! Et tu laregardes encore moins, compris ?

Sur le moment, Coryn avait été fière.C’était vrai. Elle avait pensé que son mari ladéfendrait comme un héros de roman. QueJack se battrait pour elle. Pour moi ! Maisidiote qu’elle était, elle confondait jalousieavec honneur.

Ils avaient quitté la fête foraine sur-le-champ, Jack claquant la portière de sa nou-velle Jaguar rouge vif. Sans un mot, sans unregard, il avait mis le contact et de la radios’était échappée une mélodie qui avait saisiCoryn. Juste deux ou trois accords de piano,et une voix. Aussi troublants qu’une ren-contre. Elle se pencha pour écouter, mais lachanson fut écrasée par une publicité débile.La jeune femme avait demandé :

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— Tu l’as déjà entendue ?

— Quoi ? avait hurlé Jack en freinant.

— La chanson qui vient de passer ? Tu saisqui chante ?

Il avait tourné la tête vers elle et Corynn’avait pas reconnu les yeux de son mari.D’un geste brusque, il avait coupé la radio etdit qu’il se foutait de savoir qui chantait cettemerde. La jeune femme n’avait pas écoutéson instinct qui lui intimait de la boucler, etavait stupidement insisté :

— C’est pourtant une belle chan...

Sans qu’elle comprenne comment — etpourquoi — , Jack lui avait balancé une giflepuissante et inattendue. Elle avait laissééchapper un cri. Et puis... avant qu’elle pren-ne conscience de ce qui venait de seproduire, avant qu’elle ait l’idée que c’était

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maintenant qu’il lui fallait partir à toutesjambes, il l’avait suppliée de lui pardonner. Ilétait en rage à cause du type de tout àl’heure. Il n’avait pu se contrôler parce qu’ilétait fatigué. Il travaillait tant pour la rendreheureuse... Il voulait une famille. Oh ! Il l’ai-mait tant... Qu’un autre pose la main sur ellele rendait fou... Personne ne l’aimerait ja-mais autant que lui l’aimait... Il ne recom-mencerait pas... Les choses iraient mieux dèsqu’ils auraient un enfant. Il la verrait commeune mère. Les gens la verraient comme unemère. Oui, il fallait qu’elle ait un enfant. Unfils. Pardon.

Les semaines avaient filé. Coryn avait faitattention à ce qu’elle faisait. Très attention.Elle n’avait jamais évoqué la fête foraine.Pourtant, de temps à autre, les deux ou troisaccords de piano revenaient... Ils

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l’enveloppaient d’une façon étrange et repar-taient, laissant chaque fois une trace. Oh !Coryn savait bien pourquoi. Ils sortaient sesrêves de l’oubli. Mais au bout de quelquesmois, il lui arriva de penser qu’elle avait ima-giné ces notes. Qu’elle avait tout imaginé...Et puis, une mélodie aussi belle, c’est commeles histoires dans les livres. Comme le reste...Ça n’existe pas. Et si la personne qui avaitécrit ça mentait ? Et si ma mère avaitraison ?

Alors, comme une élève appliquée, Corynfit quantité d’efforts pour s’habituer aux« manies » de son mari. C’est comme ça.Jack n’aimait pas qu’elle regarde, écoute oulise n’importe quoi. Encore moins qu’elleaille sur l’ordinateur ou qu’elle prenne, seule,la voiture qu’il lui avait achetée. Jack relevaitle compteur, regardait l’historique et posaittoujours des questions « pourquoi ci » et

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« pourquoi ça », « pourquoi celui-ci » et« pourquoi celui-là ».

— Qu’est-ce qui te prend de regarder ceshow débile ? C’est parce que le présentateura une belle gueule ? Il te plaît ?

— Non, Jack.

— Écoute un peu ses conneries ! Tu ne vaspas perdre ton temps avec ça ?

— Non, Jack.

— Alors arrête. Tu vaux mieux que ça,Coryn.

Au fil des semaines, la jeune femme finitpar éteindre la télé en plus de la radio pourentendre les gravillons de l’allée chanter leretour de son mari.

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On ne sait pas pourquoi on accepte leschoses. Peut-être parce qu’elles viennentdoucement... Petit à petit. Sans bruit. Peut-être parce qu’on ne s’y attend pas et qu’on nes’en rend pas vraiment compte... Ou bien est-ce parce qu’elles sont si horribles qu’on nepeut y croire ?

Et puis, quand on est jeune et seule toutela sainte journée dans une grande maison,sans amie et sans famille à qui parler, alorsque — comble de tout — on a des parents en-core en vie et dix frères, on se sent loin detout. On est éloignée de tout. On finit parperdre le sens du contact. On a peur des’exprimer. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire àpart se résigner ?

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Oh ! Si seulement elle avait écouté Jack...N’avait-il pas dit, après la fête foraine, qu’ilne « recommencerait pas » ? Il n’avait pasjuré qu’il ne recommencerait « jamais ». Ilfaudrait toujours prêter attention aux motsqui sortent spontanément de la bouche desgens... Car il recommença. Pas très souvent,ni très fort. Du moins, au début. Et toujourspar amour.

***

Si j’avais su, c’est ce jour-là que j’auraisdû partir de l’autre côté de la terre en lais-sant Jack avec cette conne d’autruche, se ditCoryn en se voyant « perdue » et très pâledans le miroir. La blessure de son doigt seréveilla subitement et la tête lui tourna. Unenouvelle vague nauséeuse la submergea aupoint de la faire se précipiter aux toilettes.Elle tomba à genoux.

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Et quel choix me reste-t-il maintenant... ?121/921

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LIVRE DEUX

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Ce n’était pas la veille de Noël et ce n’étaitdonc pas pour dîner avec sa sœur que le mu-sicien était de retour à San Francisco, maispour tout autre chose. Son salopard de pères’était éteint en prison, emporté par un can-cer du poumon fulgurant. Bien fait ! Et siKyle avait quitté les autres membres dugroupe pour quelques jours, ce n’était cer-tainement pas pour assister à l’enterrement,mais pour voir son avocat. Et liquider cettemerde. Définitivement.

Kyle reconduisait Jane à La Maison aprèsl’entretien. Le soleil brillait dans un cielpartiellement dégagé. Chacun d’eux était ab-sorbé par son propre passé. Il revenaitcomme un tsunami, imprévisible et men-açant de tout emporter avec lui. Tous les

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deux espéraient — en silence — que cettevague serait l’ultime.

Kyle tourna sur Boyden Street et regardaune à une les nouvelles maisons de cettelongue rue. Deux étages, spacieuses, fonc-tionnelles, un jardin à l’arrière, des arbres,des fleurs dès le printemps, des balançoires àl’abri des regards et des piscines ici ou là. Ilrevit la tapisserie de sa chambre d’enfant àWillington. Des fusées rouges et jaunes quise dirigeaient vers d’énormes étoiles qu’ilfixait avant de s’endormir. C’était peut-êtrela première fois qu’il la revoyait aussi pré-cisément. À l’étage au-dessous, il y avait lepiano...

Par chance, Kyle aperçut le toit de l’im-mense bâtisse de Jane dominant tous lesautres. Cette propriété avait été celle d’un

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riche industriel qui, sur ses vieux jours, étaittombé amoureux de l’Italie. Jane aimait ra-conter à ses pensionnaires que Graham Bos-worth et sa femme n’avaient même pas em-porté une seule assiette en partant dans leurnouveau château dominant le lac Majeur. Ilsavaient fait cadeau de cette demeure à la villede San Francisco qui l’avait transformée enlogements pour étudiants. Mais l’endroit,trop éloigné des universités et de tout cedont les jeunes raffolaient, devint finalementun refuge abritant des femmes qui n’avaientnulle part où aller. Jane le baptisa « La Mais-on » parce que c’était exactement ce que celieu devait être.

Kyle se gara devant le porche. Ses yeuxs’arrêtèrent sur les quatre chiffres en cuivrequi brillaient au soleil. La porte avait été fraî-chement repeinte en bordeaux. Il coupa lemoteur et regarda Jane descendre.

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— Où est-ce que tu vas, maintenant ?

— Brûler cette saloperie de baraque deWillington dont je suis le seul héritier.

— Kyle !

— J’aurais dû y foutre le feu depuislongtemps !

Jane remonta dans la voiture. Elle enlevases lunettes de soleil, les posa sur le tableaude bord et regarda son frère droit dans lesyeux.

— Ça n’aurait rien changé.

Il appuya sa tête contre le dossier.

— Tu sais, toi, quand les choses prennentfin ? Quand on crève ?

— Kyle ! dit-elle de nouveau.

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Il soupira longuement et serra la main desa sœur.

— T’inquiète pas, va.

— Je m’inquiéterai toujours pour toi.

Il sourit.

— J’ai pas trop mal réussi, non ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais ce que tu voulais dire. Ça ira demieux en mieux... Demain et après-demain.

— Tu dînes ici ?

— Possible. J’sais pas encore. Il faut que jepasse essayer ma nouvelle guitare.

— Elle est prête ?

— Non. Billy a un souci.

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— Finalement, ça tombe plutôt bien quetu sois rentré.

— Ouais. Comme on dit, je vais faire d’unepierre deux coups.

— Essaie d’en faire trois coups.

— Et quel genre, ce troisième ?

— Genre un truc définitif. Un truc quifasse de ta vie une vie nouvelle.

— Je prends note.

Elle se pencha pour l’embrasser. Elle ditqu’ils avaient de la chance, aujourd’hui, lesoleil brillait franchement. Kyle attrapa leslunettes de sa sœur et les lui tendit. Janesouffla juste avant de refermer la portière :

— Je t’aime, Kyle.

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— Moi aussi.

Elle gravit les marches sans pourtant voirson inquiétude disparaître. Mais qu’ajouter ?Kyle ne parlerait pas plus si elle l’attachait aufond de la cave sans nourriture. Elle se re-tourna pour le regarder faire demi-tour. Ellene se souvenait pas avoir dit « je t’aime » àson frère depuis qu’il était... depuis desannées.

Kyle fit attention à ne pas démarrer tropvite et à ne pas faire crisser les pneus.Comme toujours, il paraissait calme, mais enlui brûlait cette chose qui le rendait malade.Il avait tant espéré que la mort de l’assassinle délesterait de cette haine. Enfant, il n’yavait prêté que peu d’attention. Adolescent,elle l’avait déstabilisé, perturbé et motivé.Parfois inspiré. Maintenant, à trente ans, il

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aurait tout simplement voulu tordre le cou àtout ça et l’oublier.

Il avait passé des nuits et des nuits à ima-giner comment il aborderait ce fameux jour,avait envisagé des dizaines d’hypothèses. Ilavait espéré — et parfois cru — qu’une libéra-tion viendrait. Il avait eu tort. Aujourd’hui sahaine était ravivée. Il ne se sentait pas débar-rassé de celui qui avait tué leur mère. Samort n’arrangeait rien et Kyle réalisa avec ef-froi que ça ne partirait jamais. « La tristessene s’efface pas facilement », avait dit Jane ily a longtemps.

— C’est illusoire de le penser, ajouta-t-il àvoix haute en regardant sa montre.

Il était tout juste quinze heures quarante-trois et Kyle roulait au pas sur Preston

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Boulevard. Il jeta un nouveau coup d’œil à samontre et se dit qu’il allait perdre tout sontemps dans les embouteillages. Perdre sontemps. Être coincé sans sa guitare. Tout cequ’il détestait. La vie est infiniment tropcourte pour s’évaporer stupidement dans desembouteillages. Et voilà que pour latroisième fois, le satané feu à vingt mètresdevant repassa au rouge sans laisser avancerplus d’une voiture. De rage, il donna un coupsur le volant.

Dans une rue adjacente, à une centaine demètres de l’endroit où Kyle était immobilisé,un petit garçon rentrait de l’école en tenantla main de sa mère. Elle souriait au bébé quibabillait dans la poussette.

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Le feu fut de nouveau vert. Les trois ouquatre voitures précédant le musicien dé-marrèrent et avancèrent de quelques mètres.Il fallait qu’il sorte de là. Kyle y vit comme unsigne de sa propre situation vis-à-vis de cepère assassin. Il bloquait sa vie. C’étaitévident. Tout comme il était évident qu’il nepouvait franchir la ligne blanche sur sagauche. À droite, la voie était libre. Kyle jetaun regard dans son rétro. Personne. Il donnaun brusque coup de volant et accéléra pourrejoindre Maine Street puis attraper Oak Av-enue et...

Il y eut le choc.

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2

En changeant d’itinéraire, en quittant laroute qu’il aurait dû suivre, Kyle passa duboulevard inondé de soleil à une petite ruesombre. Très sombre. Ses yeux n’eurent pasle temps d’accommoder. Oh ! Il lui semblabien distinguer une forme courant sur lui etil bondit sur les freins. Mais simultanément,il y eut le bruit sourd et le choc. Glacé d’hor-reur, le musicien descendit de la voiture.

D’abord, il ne vit que les petites chaus-sures. Puis l’enfant qui gisait sur la chaussée.Inconscient.

Kyle eut l’impression de se vider de sonsang. De sa vie. Il s’entendit implorer « Pitié,

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mon Dieu, non ! » Avec effroi, il posa la mainsur la poitrine du garçonnet quand unefemme tomba à genoux à côté de lui. Seslongs cheveux blonds glissèrent sur son vis-age. Il retint son souffle. Elle dit d’une voixbrisée :

— Malcolm ! Malcolm ! C’est Maman !Malcolm ! Réveille-toi, s’il te plaît !

— Je ne l’ai pas vu, articula Kyle.

Elle ne l’entendait pas et continuait deparler à son enfant. Ses cheveux cascadaientsur ses épaules. Malcolm souleva les pau-pières, puis les referma aussitôt. Elle lui ditde ne pas bouger. « Tout ira bien. »

Kyle se précipita dans sa voiture et appelales secours. Le temps s’étirait de façonétrange. Il s’entendit donner l’adresse exactequand il aperçut un bébé emmitouflé dans

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une poussette, à quelques pas sur le trottoir.Il comprit que la maman l’avait lâché pour seprécipiter auprès de son fils à terre. Il le sé-curisa et revint s’agenouiller près d’eux. Il ditque les secours arrivaient. Elle ne tourna pasla tête mais il sut à cet instant précis qu’elleavait entendu.

Aérienne. Si quelqu’un lui avait demandéun adjectif pour la définir, voilà ce qu’ilaurait dit. Aérienne. Peut-être irréelle. Sescheveux dansaient avec le vent. Kyle ne dev-inait que son profil et ses lèvres qui mur-muraient. Il eut le curieux sentiment de voirà travers elle. Peut-être en elle. Il porta unemain sur son front. Qu’ai-je fait ?

— Je suis désolé. Je... je ne l’ai pas vu,bredouilla-t-il encore. Il y avait du soleil sur

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le boulevard et avec l’ombre ici, je ne l’ai pasvu, je vous jur...

Elle leva la tête vers Kyle. Elle avait dansles yeux une chose insoutenable.

— C’est ma faute, dit-elle tout doucement.Je n’ai pas pu le retenir quand il s’est mis àcourir après... après je ne sais quoi... et... jesuis enceinte et j’avais la poussette...

Elle se détourna avant que Kyle puissevoir si les larmes de sa voix étaient re-montées jusque dans ses yeux. Il posa samain sur son bras. Elle tremblait. Tout soncorps tremblait. Mon Dieu ! Qu’ai-je fait ?

Le bébé appela sa mère. Elle se relevapour le prendre et revint s’asseoir auprès deson fils. Kyle réalisa alors que des dizaines devoitures et de personnes s’étaient

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agglutinées. Il ne pensa pas une seuleseconde qu’il pouvait être reconnu. L’idée nel’effleura pas. N’effleura personne. Un enfantétait à terre. Forcément, tous les regardsétaient magnétisés sur lui. Et sur sa mère simerveilleusement belle. Le vent soulevait sescheveux. Le musicien entendit les sirènes re-tentir au loin. Ces horribles sirènes... qui ar-rivèrent en quelques minutes. Des policiersfrayèrent un chemin à l’ambulance. Des uni-formes entourèrent le jeune homme. Il aper-çut Malcolm sur un brancard qu’on poussaitdans un véhicule. Des médecins parlaientavec la jeune femme, Kyle souffla dans unéthylotest. Elle monta à bord avec le bébé.

— Je veux les accompagner à l’hôpital, dit-il.

— Ça tombe bien car c’est exactement làoù je vous emmène, répondit un policier quiavait des épaules à démonter tous les

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encadrements de porte. Vous allez subir desanalyses.

Kyle ne dit mot. Il était à jeun. Ce quil’avait enivré n’avait rien à voir avec lagriserie de l’alcool. C’était de la rage pure. Ilen voulut encore plus au Salaud. Mêmemort, il continue de me pourrir la vie.

Il aurait voulu expliquer tout cela à lajeune femme blonde. Elle aurait compris. Ilen était sûr. Mais le policier lui fit remplir leconstat, vérifia les distances, les trajectoires,l’impact. Kyle se dit qu’il n’y avait pas desang sur la chaussée. Malcolm n’était peut-être pas gravement blessé... Oui, mais il aperdu connaissance. Mon Dieu, qu’ai-jefait ?

Le policier plia la poussette en connais-seur et ordonna au musicien de se mettre auvolant de sa voiture de location. Il obéit en se

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demandant pourquoi il n’était pas menottédans un véhicule de flics. La réponse netarda pas.

— Monsieur Mac Logan, vous avez unechance inouïe que personne ne vous ait re-connu dans la foule.

Kyle ne réagit pas quand le policier l’ap-pela par son nom de scène. Il n’avait pas l’ex-acte impression d’avoir de la chance.

— Vous rouliez à combien ?

— Je ne sais pas. J’étais bloqué sur Pre-ston et j’étais énervé parce que ça n’avançaitpas. Alors, après je ne sais combien de feuxrouges, j’ai déboîté et... il y a eu cette ombresur Maine. Je n’ai pas vu l’enfant. Je ne l’aipas vu.

— Vous portiez vos lunettes de soleil ?

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— Oui.

— Pourquoi étiez-vous énervé ?

— Il faut que je me confesse ?

— Monsieur Mac Logan, suivez mon con-seil de... fan. Coopérez franchement.

Kyle dit que son père venait de mourir. Leflic ne broncha pas et n’ajouta rien de plusque :

— Je vois...

Il y avait peu de risques que le sergentO’Neal puisse voir quoi que ce soit. Kylen’avait jamais rien dit sur son enfance — pasmême dans ses textes. Quand on l’interrog-eait sur son inspiration, il souriait et Patsiprenait la relève. Elle répondait « Je suis son

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inspiration. » Elle savait tenir la scène etmaîtriser sa langue. Elle ajoutait :

— Tout ce qui compte, c’est que ça lui vi-enne et que ça ne le quitte pas !

Pourtant, il était arrivé une fois qu’unadroit journaliste de presse écrite insistelourdement en regardant Kyle dans les yeux.Celui-ci avait lâché trop vite qu’il y avait destrucs...

— ... qui n’appartiennent qu’à moi.

Le jeune homme avait compris son erreur.Il avait traversé une flopée d’interviews avecdes demandes beaucoup plus incisives. Ilavait été mal à l’aise. Partagé entre la tenta-tion de parler et la certitude qu’il fallaitgarder ses secrets. Steve avait pris sa voix degrand frère pour lui souffler, un soir, entredeux portes :

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— T’as qu’à confier que tu aimes les filmsen noir et blanc des années cinquante ou quetu détestes les raviolis, par exemple. Tu sour-is et tout le monde est content.

— C’est facile avec toi.

Steve l’avait regardé longuement avantd’ajouter :

— Il y a certains jours où ça me tenteraitd’être dans ta peau. Juste pour vivre lesmontagnes russes que tu enfiles. Et il y a desnuits où je te plains.

Petit à petit, Kyle avait laissé parler « lesautres ». Mais aujourd’hui il était seul faceau sergent O’Neal. Alors le musicien se mon-tra prudent, il le laissa diriger laconversation.

***

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— Quand vous aurez subi les prises desang, vous pourrez appeler votre avocat.Vous en avez un, j’imagine ?

— Oui. Je ne sais pas s’il s’y connaît en...Mon Dieu. Je n’arrive pas à croire que j’airenversé ce gamin. Je ne l’ai vraiment pas vuarriver.

— C’est un accident con, comme tous lesaccidents. Mais si jamais vous avez destraces d’alcool ou de n’importe quelle dope...

— Je suis à jeun et je ne me drogue pas.

Le coin gauche des lèvres du flic remonta.

— Vous faites exception chez les rockstars ?

— Mon job a ça de commun avec le vôtre :quand on est en service, on est à jeun.

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— Et le service ne s’arrête vraimentjamais...

Non, Kyle ne se droguait pas. Ni ne fumaitquoi que ce soit. Ça le rendait malade et savoix en était affectée des jours durant. Ilpréférait encore une bonne cuite de temps àautre. Mais il y avait une éternité qu’il n’avaitpas dépassé les limites.

— Vous savez si la mère du petit a pujoindre le père ? demanda O’Neal.

— Pas devant moi.

Il revit les mains fines de la jeune femmesur la poitrine de Malcolm. Son allianceglissait sur son annulaire. Il pensa que l’an-neau aurait pu filer sans qu’elle s’en aper-çoive. Il sentit avec la même intensité quetout à l’heure tout son être qui tremblait.

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Coryn ne lâcha pas la main de Malcolmaux urgences du San Francisco General Hos-pital, sauf le temps du scanner. Elle avait ré-cité des mots dans sa tête. C’était un trucqu’elle faisait chaque fois qu’elle se trouvaitdans une situation qu’elle voulait fuir. Chezle dentiste. À l’église quand elle était petite.Chez le gynécologue. Parfois au lit avecJack... Elle attrapait le premier mot qui luipassait par la tête et concentrait ses penséespour constituer une famille. Fleur / rose /bleuet / coquelicot / aubépine / coucou / vi-olette / lilas... Aujourd’hui, dans la salle d’at-tente d’un jaune triste, Coryn songea à toutesces longues années pendant lesquelles elleavait espéré un enfant. À toutes celles quis’étaient enfuies avant que n’arrive le

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deuxième. À la rapidité avec laquelle elleétait retombée enceinte et à cette infimeseconde où Malcolm avait heurté... Elle ré-cita en vrac : maison / école / voiture / acci-dent / Malcolm / main... Une main sur monbras.

Elle tressaillit et se leva au moment oùson fils reparaissait allongé sur un brancard.Il avait repris des couleurs. Le médecin quil’accompagnait assura qu’en dehors des con-tusions, il n’avait qu’un bras cassé.

— Nous allons tout de même devoirl’opérer parce que l’humérus est brisé à deuxendroits différents, mais les fractures sontbelles, si je puis dire. On va lui poser un dis-positif résorbable pour les réparer. J’ai expli-qué tout ça à votre fils, il est d’accord.

— Je vais être aussi fort qu’Iron Man,lança Malcolm en souriant.

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— Tu as mal ?

— Pas trop.

— On lui donne ce qu’il faut pour atténuerla douleur.

Coryn écouta attentivement chacun desmots du chirurgien et regarda au fond de sesyeux. Il avait l’air sincère. Il ajouta quel’opération aurait peut-être lieu très tarddans la soirée ou le lendemain matin.

— On vous tiendra au courant, madame.Votre fils ne souffre pas d’allergie ?

— Non.

Le médecin fut bipé et laissa l’infirmièrenoter ce que Malcolm avait mangé au goûter.Celle-ci annonça que l’anesthésiste de gardela recevrait dès que possible et Coryn em-brassa son fils qui fut emmené pour des

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radios complémentaires ainsi qu’une IRM. Ildisparut de nouveau derrière des portes.Celles-ci se refermèrent sans un bruit et lajeune femme suivit une autre soignante aubureau des admissions.

Elle portait son bébé dans ses bras depuisl’accident et son ventre commençait à luipeser. Il était dur et contracté. Elle auraitaimé s’asseoir et récupérer sa poussette. Oùétait-elle, d’ailleurs ? L’avait-elle oubliée surle trottoir ?

— Vous avez pu joindre votre mari,madame ?

— Oui. Il est chez un client à San Mateo. Ilva arriver dès qu’il pourra.

— Il a bien pris la chose ?

— J’espère, soupira Coryn en évitant deregarder l’infirmière qui ne releva pas.

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Elle la laissa devant un box aux parois deverre, où une secrétaire qui ne portait pas detenue d’hôpital lui fit signe d’entrer. Elle luitendit des papiers et dressa un topo précis detous les documents à remplir.

— Prenez votre temps pour les lire et pourles compléter. Je sais, il y en a trop, mais ilssont tous — malheureusement — essentiels.

Le bébé qui gesticulait et grognait depuisun moment se mit à pleurer franchement.

— Oh ! Mais je vois que votre bout dechou meurt de faim. Vous voulez que j’aillevous chercher quelque chose à grignoter et àboire ?

— Je veux bien. Merci, dit Coryn.

— Je sais ce que c’est ! J’ai eu cinq en-fants. Alors dans mon bureau, vous êtes chezvous !

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La dame tira un fauteuil pour installer lajeune maman plus confortablement.

— Cinq garçons ! Vous imaginez ! J’ai eucinq garçons ! Le Seigneur n’a pas de cœur, ilne m’a même pas gratifiée d’une seule fille.

Coryn ne fit pas de commentaires. Elleavait une idée précise et imagée des famillesnombreuses à dominante mâle.

Elle installa le bébé sur ses genoux et leberça. Avant de s’éclipser, la secrétaire de-manda si la radio la dérangeait. La jeunefemme secoua la tête et la regarda quitter lebureau dans un flot de paroles. Elle plongeases yeux dans ceux de la petite. Qui lui sour-it. Elle était heureuse. Encore combien d’an-nées d’insouciance pour ma fille ? Aussitôtelle pensa à Jack. Qu’allait-il dire ? Comment

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allait-il réagir en voyant Malcolm ? Il avaitété froid et bref au téléphone. Son clientdevait se tenir à proximité. Coryn ne putréprimer un regard inquiet vers la porte ducouloir et fut rassurée qu’elle soit encoreclose. Elle jeta un coup d’œil à sa montre, fitun calcul rapide du temps qu’il lui restait,pria pour que les embouteillages lui laissentencore un sursis... Il faudrait que je sache lenom du médecin qui va opérer Malcolm.Quand des pas précipités retentirent. Elleretint son souffle et la porte s’entrouvrit.

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Aussitôt le musicien aperçut Coryn et luifit un signe de la main. Le bébé se redressa,curieux de voir ce que sa mère faisait.

— Est-ce que je peux m’asseoir ?demanda-t-il en désignant la chaise videdans le coin du bureau.

La jeune femme se recula afin de le laisserpasser.

— Les médecins m’ont expliqué pourvotre fils, dit-il avec une voix où elle entendittout son désarroi. Comment allez-vous ?

La question la dérouta. Personne n’avaitl’habitude de s’enquérir de ce qu’elle, Coryn,ressentait. Alors elle bredouilla un timide

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« ça va » en asseyant la petite sur son autrejambe.

— Si vous saviez comme je suis désolé. Jene sais pas ce qui m’a pris de tourner danscette rue. Ce n’était pas mon chemin. S’il n’yavait pas eu cet embouteillage sur Preston,jamais...

Coryn leva les yeux et Kyle fut à court demots.

— J’aurais dû retenir Malcolm, dit-elle.J’ai crié mais il a continué à courir sansm’écouter. Et j’avais la poussette et...

À son tour, elle s’interrompit.

— Je l’ai récupérée. Elle est à l’accueil.

— Merci.

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— Je... Je voulais vous dire que je suis...totalement sobre. Les analyses le prouveront.

Coryn inclina légèrement la tête. Sanssourire. Sans dire un mot. Son regard étaitcomme « reparti » ailleurs. Elle se sentaitcoupable, Kyle aurait pu le jurer. Mais quedire ? Que faire ? Sinon la prendre dans ses

bras, comme le chantait Muse1 à la radio.« Hold you in my arms. » Mais est-ce queKyle pouvait faire ça ? Ce truc dont il avaitsubitement envie ? Non, évidemment. Toutce qu’il trouva à dire était qu’il avait rapportéles documents pour les assurances.

— Il faudrait que vous regardiez le croquiset que nous signions ensemble.

Elle acquiesça. Kyle approcha sa chaise dufauteuil de Coryn, repoussa le pot à crayonset le téléphone de la secrétaire, puis posa lesfeuilles sur le bureau.

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— Là, c’est ma voiture, et là, c’estMalcolm.

— Et la croix, ici ?

En une tout autre circonstance, Kyleaurait très certainement affirmé — sans ret-enir son émotion — que c’était l’emplace-ment du trésor. Mais il sourit timidement etdit :

— C’est vous.

Coryn se sentit rougir des pieds à la tête.Ou bien de la tête aux pieds, elle ne savaitpas trop.

— Ça me semble exact. Je dois signer où ?

Il posa son doigt en bas et elle écrivit unlisible « C. Brannigan » quand la porte dufond s’ouvrit. Elle laissa échapper son stylo

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en se retournant. Kyle aurait juré qu’elleétait inquiète.

— Ah ! J’ai bien cru que je n’allais jamaispouvoir revenir ! soupira la secrétaire encherchant où mettre le grand verre d’eau surson bureau. J’ai rencontré mille personnesqui avaient besoin de dix mille choses !Comme toujours... (Elle coupa la radio, lapoussa sur la gauche et posa le verre.) Est-cequ’il voudrait aussi quelque chose à boire, cepapa-qui-a-l’air-drôlement-chamboulé ?

— Je veux bien, répondit Kyle avec tout lechamboulement qui l’habitait. Mais je nesuis pas...

Sans écouter la fin de sa phrase, la femmetendit un morceau de pain au bébé et fitdemi-tour. Elle faillit écraser au passage unedrôle de petite araignée marron clair quifonçait comme si elle ne voulait pas rater le

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début de son film. Elle finit sa course enroulant et se retrouva quasiment auxpremières loges pour voir Kyle lancer un re-gard à Coryn. Quand ils sourirent. Sesourirent.

— Il faut que je complète aussi ce docu-ment ? s’empressa-t-elle d’ajouter.

— Oui. Au dos.

Il regarda ses doigts danser sur la feuilleet ceux du bambin tout de rose vêtu qui jetale pain pour arracher le stylo des mains de samaman. Instinctivement, il se pencha pourprendre le bébé dans ses bras :

— Je peux ? On dirait qu’elle a envied’écrire à votre place.

— Oui, souffla Coryn.

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Depuis sa cachette, la petite araignée mar-ron vit la baby girl basculer des bras intim-idés de sa mère dans les bras « chamboulés »de Kyle. Et nota avec quel sérieux elle letoisa. Elle vit que le sourire du jeune hommeavait un truc à faire fondre n’importe qui.Même les petites baby girls aux sourcilsfroncés. Alors la bestiole à huit pattessoupira, s’allongea et se félicita d’être arrivéeà temps.

— Dis voir, tu t’appelles comment, joliepoupée ?

— Daisy, murmura la maman sans leverles yeux.

Oh ! Coryn n’en avait pas clairement con-science, mais le trouble qui lui vrillait l’es-tomac ressemblait à s’y méprendre à celuiqu’elle ressentait enfant dans les manèges.Dans les chenilles... Quand elle rêvait d’un

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deuxième puis d’un troisième tour. Quandles rêves éclairaient sa vie... Quand...

— Eh bien, Daisy, tu as les yeux de tamaman.

La jeune femme laissa échapper un trèsdiscret sourire — mais un sourire tout demême — et continua de s’appliquer à com-pléter chaque ligne. Elle n’avait pasl’habitude de ce genre de tâche, Jack s’occu-pait évidemment de tout. Si bienqu’aujourd’hui, en remplissant les cases avecattention, elle avait la crainte de paraître stu-pide et illettrée.

BENTON Coryn épouse BRANNIGAN.Née à Birginton. Grande-Bretagne.

Kyle dit qu’il était né en mars, deux ansplus tôt.

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— Mais à Willington, sur la côte est. Cen’est pas aussi exotique que vous !

— Oh ! Birginton n’est pas ce qu’il y a deplus exotique. C’est en Angleterre.

— Je m’en doutais à votre accent.

Elle eut un autre de ses discrets sourires.Un peu plus « sourire » que tout à l’heure etqui donna à Kyle l’envie subite de faire dumanège.

— C’est où exactement, Birginton ?

— Dans la grande banlieue de Londres.

— Vous êtes en vacances à San Francisco ?

— Non. Nous y vivons depuis plusieursannées.

— L’Angleterre vous manque ?

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Coryn releva la tête, surprise.

— Je n’y pense pas. Je n’y suis encore ja-mais retournée.

— Pourquoi ?

La jeune femme ne sut que répondre ethaussa les épaules. Elle pivota vers les docu-ments, Kyle contint sa curiosité et se con-centra sur Daisy qui emmêlait ses doigtsdans son écharpe.

C’était la première fois qu’il tenait un vraibébé. La sensation le dérouta mais lui plut.Un bébé. Ça ne ressemble à rien d’autre. Çavous force à vous demander si, un jour, vousen aurez un. À vous... Et avec la plus grandedes stupéfactions, le musicien éprouva uneenvie forte d’avoir un enfant. Jusqu’alors laquestion avait été tranchée par un non serein

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et définitif. Avec la vie qu’il avait... Avec lafemme qui la

partageait... Avec l’enfance qu’il avaiteue... Avec toutes ces impossibilités, le désirn’était encore jamais apparu. Mais Daisysentait bon le sucre et le lait. Et ne le lâchaitpas des yeux, comme si elle s’amusait duremue-ménage qu’elle venait de provoquer.Il n’avait aucune idée de son âge. Moins d’unan ? Plus de six mois ? Mais au lieu de le de-mander, il prit la main délicate dans la si-enne et elle enroula ses doigts autour de sonindex. Le serra de toutes ses forces en con-tinuant de froncer les sourcils. Alors douce-ment, sans s’en rendre compte, Kyle se mit àfredonner.

Coryn releva la tête. C’était la mélodiequ’elle avait entendue avec Jack alors qu’ilsquittaient la fête foraine. Juste avant lapremière gifle. Au cours de ces dernières

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années, elle avait resurgi dans des super-marchés ou des lieux publics, toujours parti-ellement. La jeune femme la trouvait belle.Elle-même l’avait fredonnée parfois quandelle était seule. Elle y avait mis ses propresmots. Oh ! Des mots sans grande import-ance. Kyle croisa son regard. Coryn osa :

— Cette chanson... Est-ce que vous savezqui la chante ?

— Moi, répondit-il avec amusement.

— Oui. Mais vous savez qui l’a écrite ?

Kyle sourit largement.

— Je l’ai écrite, il y a plus de dix ans. Ellefigurait sur mon premier album.

Coryn ne baissa pas le regard. Dans soncoin, l’araignée se redressa sur toutes sespattes. Le film semblait tenir ses promesses.

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— Je... Je suis désolée. Je ne sais pas quivous êtes.

— Vous avez entendu parler des F... ?

— Peut-être. Oui. Le nom me dit quelquechose, continua-t-elle sur un ton d’excuse.Nous n’avons pas la télévision et je n’écouteque très rarement la radio.

— Vous aimez le silence ?

Coryn murmura un « oui ». Qui latroubla. Elle remit de l’ordre dans les feuil-lets plats et émotionnellement sans risque.

Comment expliquer pourquoi ellen’écoutait plus la radio ? Comment direqu’elle détestait être surprise dans sa grandemaison et qu’elle voulait entendre Jack ar-river ? Comment expliquer que son mariaurait insisté et insisté pour savoir pourquoielle écoutait ceci ou cela, à coups de poing

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dans le ventre ? Seul Jack mettait cettemaudite radio en marche pour ne pas que lespetits entendent quand...

Elle sentit le regard de Kyle posé sur sesépaules, alors elle dit avoir grandi au milieude dix frères.

— Waouh ! Dix frères ! Je comprends quevous ayez besoin de silence !

— Depuis quand chantez-vous ? reprit-elletout en complétant la date sur le document.

— Depuis que j’ai seize ou dix-sept ans. Jeveux dire que c’est à cet âge que j’ai pris ladécision d’en faire sérieusement mon métier.

La jeune femme pensa qu’à cet âge-là elleavait épousé Jack. Elle rassembla les feuilleset s’entendit demander s’il jouait d’uninstrument.

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— Je ne peux monter sur scène qu’avecma guitare. Mais quand j’étais petit, j’ai ap-pris le piano. Ma mère en jouaitadmirablement.

— Elle n’en joue plus ?

Il marqua un temps avant de répondre :

— Elle est partie, il y a des années.

— Je suis désolée.

Kyle et Coryn se fixèrent, l’araignéecompta les secondes et Daisy poussa un petitcri.

— Ça me plaît que cette chanson ait faitson chemin jusqu’à vous. Une chanson quidure, c’est, en général, une bonne chanson.

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Non, à la vérité, Kyle trouvait merveilleuxque cette chanson ait habité Coryn autantd’années et qu’elle lui semble importante. Ilouvrait la bouche pour le lui confier quanddes éclats de voix déchirèrent les parois del’espace-temps qui s’était replié sur eux. Lajeune femme réagit à la seconde, attrapaDaisy et se mit quasiment au garde-à-vous.

Jack venait de passer la porte. Enquelques pas, il était sur Coryn et lui pressaitl’épaule. Il était hors de lui.

1. Paroles extraites de la chanson Starlight du groupe Muse.Voir 1., dans les notes et remerciements, à la fin du roman.

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— Où est Malcolm ? hurla Jack.

— Votre femme n’y est pour rien, coupaKyle en se levant. C’est moi qui ai renversévotre...

Jack écarta Coryn avec brusquerie et saisitle jeune homme par le revers de sonmanteau. Le musicien avait beau être grand,Brannigan le dépassait. Il ne baissa pas lesyeux et répéta calmement que c’était un acci-dent. Mais le père n’entendait rien. Il était enrage. Et quand il était dans cet état, Corynsavait qu’il ne pouvait pas se contrôler. Alorselle essaya de s’interposer en répétant queMalcolm avait traversé la rue en courant.Que Kyle n’avait pas pu le voir... Jack attrapason bras et la tira vers lui.

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— Comment peux-tu savoir ce qu’il a vu ?

— Eh ! Ne faites pas ça, cria Kyle, sentantune fureur intense l’irradier.

Jack fit volte-face et pointa son doigt surla poitrine du musicien.

— Toi ! Tu vas me dire exactement ce quetu foutais sur cette route !

— Jack ! Jack ! C’est ma faute !

— Qu’est-ce que tu foutais, espèce desalopard...

Des infirmières et infirmiers jaillirent detoutes parts pour raisonner ce père qui necessa pas pour autant de proférer des in-sultes. Jusqu’à ce que le sergent O’Neal ap-paraisse, pénètre à son tour dans le bureaubondé, et menace d’arrêter Jack. Purementet simplement.

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Brannigan inspira plusieurs fois sanslâcher Kyle et le policier des yeux. Puis il exi-gea de voir son fils. Un médecin tombé duciel posa astucieusement la main sur sonbras, lui parlant de l’opération qui seraitprobablement effectuée le lendemain matin.Daisy sortit le nez du cou de sa maman etsuivit du regard la drôle de petite araignéemarron qui se précipitait hors du bureau. Àl’abri de la fureur et des pieds imprévisiblesdes humains.

— Votre fils se porte bien.

— Comment pouvez-vous dire que monfils va bien alors qu’il a failli être tué par ceconnard !

— Monsieur ! intervint le sergent O’Neal.Vous devriez aller voir votre fils.

— Je vous accompagne, dit le médecin.

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Jack prit Daisy dans ses bras et Coryn parla main. Le musicien avait le cœur à vif. Il re-garda la jeune femme disparaître, saisi parun très mauvais pressentiment. Le sergentO’Neal lui tendit les feuillets qui avaient volédans tous les sens. Kyle laissa échapper unmouvement de colère. Le policier eut undrôle de sourire.

— Vous n’avez pas de gosse, pas vrai ?

Le musicien secoua la tête.

— C’est son gosse que vous avez envoyé aubloc. J’peux pas dire que je ne le comprendspas.

— Ce type est cinglé.

— C’est un sanguin. Avec une carrured’athlète.

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Le chanteur eut envie de hurler au sergentque Jack faisait peur à Coryn. Qu’il fallait lemettre en taule avant qu’il ne soit trop tard.Mais ce n’était guère envisageable. Surtoutdans la situation où il était.

— Je vous conseille d’éviter le père dansun avenir proche, dit O’Neal. Gardez vos dis-tances et chargez votre avocat d’intervenir àvotre place.

Kyle promit de s’y tenir tout en se de-mandant comment il pouvait vérifier sescraintes dans le peu de temps qu’il lui restaità passer à San Francisco.

— À propos, je viens d’avoir les derniersrésultats de vos analyses. Ils sont aussi nég-atifs. Vous êtes donc libre de rentrer chezvous. Demain, vous pourrez rejoindre les F...comme prévu.

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Le musicien hocha la tête.

— Et vous vous envolez pour où, déjà ?

— On a un concert samedi à Moscou.

— Vous avez une sacrée veine, sourit-il englissant ses énormes mains dans les pochesde son froc. Je n’ai pas pu vous voir ladernière fois.

— Je vous ferais bien parvenir des invita-tions, mais je ne voudrais pas ...

— J’apprécie juste votre gentillesse, Kyle.Vous revenez quand par chez nous ?

— Je n’ai pas toutes les dates en tête.

— Que de la musique, c’est ça ?

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Kyle nota l’adresse que le sergent O’Neallui communiqua, signa un autographe pourlui et deux autres pour chacun de ses fils. Lepolicier lui souhaita un bon concert à Mo-scou et confia qu’il regarderait des imagessur Internet avec ses gosses mais qu’il s’abs-tiendrait de leur dire comment il avait ob-tenu les autographes. Secret professionnel.Le musicien le remercia et quitta les lieux.Sur le parking, son cœur n’avait toujours pasretrouvé un rythme décent. Je renverse unmôme et l’envoie sur la table d’opération lejour où mon enfoiré de père est enterré et jetombe sur un flic qui est fan. La vie est ab-surde... Et il faut que je rencontre Coryn.

Oui, comment Kyle pouvait-il calmer soncœur avec ces idées-là ? À cette minute, il nepensait pas que Coryn l’avait « renversé » luiaussi. Il pensait à elle. À ce qu’il avait perçu.

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À ce qui le mettait en rage. À ce qu’il pouvaitfaire. À ce qu’il avait fait.

Il monta dans sa voiture, démarra, fran-chit plusieurs rangées, aperçut au loin lepanneau « sortie », mit son clignotant et, audernier moment, fit deux fois le tour duparking au lieu de se rendre chez son luthier.Un véhicule libéra une place. Il s’y engouffraen marche arrière. L’endroit était parfait. Ilavait la porte d’entrée du bâtiment principalen pleine mire. Il s’enfonça dans son siège etpria pour que Coryn et son connard de marine s’évanouissent pas par une autre sortie.Non, il n’avait pas d’hésitation sur le quali-ficatif qu’il collait à Jack. Un mec comme lui,c’est définitivement — et dans le meilleur descas — un connard.

Il se donna une heure et resta appuyécontre le dossier de son siège. De nouveau, ilentendit le choc et le silence qui avait suivi.

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Malcolm n’avait pas crié. Coryn non plusquand elle était tombée à genoux et que sescheveux avaient glissé sur ses épaules. C’étaitintolérable.

Il consulta ses messages. Vingt-septdepuis l’accident. Putain ! se dit-il. Et si jeme barrais au fin fond des bois, en Sibérie ?Oh oui ! Kyle échapperait au téléphone maispas à sa conscience. Ni au souvenir de samère qui sortait de la salle de bains avec seslunettes de soleil. Il entendait encore le tonexact de sa voix quand elle disait en passantà côté de lui : « J’aimerais remonter à l’in-stant précis où les destins s’entremêlent. »Quand son destin à lui avait-il viré de bord ?Aujourd’hui, Maman ?

Il revit le rouge très sombre qui tachaitl’oreiller. Il se souvint de la peau froide etpâle de sa mère. Il entendit ces mauditessirènes. Comment un gamin peut-il oublier

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ça ? Non, Kyle ne pouvait rentrer chez Janeet raconter qu’un môme s’était quasimentjeté sous les roues de sa voiture. Il devait re-voir Coryn pour vérifier. Pour s’assurer. Sontéléphone sonna. C’était Chuck Gavin, sonavocat. Ils parlèrent longuement et lechanteur le pria d’envoyer un jouet àMalcolm.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée.

— Je veux que tu le fasses.

Chuck lâcha un soupir.

— J’pourrais envoyer vos CD.

— Qu’est-ce que le gosse peut bien enavoir à foutre ? Je t’ai dit un jouet. Des voit-ures, des camions, des puzzles !

— OK. OK. T’énerve pas !

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— Comment veux-tu que je sois cool aprèsavoir buté ce gosse ?

— Renversé. Ça n’est pas pareil, Kyle.

Il soupira.

— Ça ne m’aide pas beaucoup.

— Je sais. Je suis avocat. Pas psy.

— ...

— Kyle ?

— ...

— À défaut d’être un pote ou un psy, j’suisun bon avocat. Alors scanne-moi dès que tupeux une copie du constat.

— Je le ferai depuis le bureau de Jane.

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— La balle est dans mon camp mainten-ant. Je vais faire mon boulot et m’occuper detout.

— Je te remercie.

— Ça marche. Je t’appelle pour te tenir aucourant. Oh ! Et surtout, ne fais rien sansm’en parler.

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Une heure passa. Chuck ne savait pas queson client était assis dans la voiture en trainde surveiller la porte d’entrée de l’hôpital. Bi-entôt la lumière du jour s’en irait, accentuantencore ses questionnements. Comme beauc-oup de nuits quand Kyle ne chantait pas surscène et qu’il n’était pas assez vidé pourtomber dans un néant de fatigue.

Depuis l’appel de Jane à Bratislava pourlui annoncer la mort du Salaud, depuis l’avi-on qu’il avait failli rater pour cause d’alterca-tion avec Patsi, depuis son arrivée à SanFrancisco, le musicien n’avait pas trouvé lesommeil. Oh ! Si Kyle avait pu dormir cor-rectement, rien de ce qui était arrivé cet

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après-midi ne se serait produit. Je n’auraispas failli tuer un enfant. Et je n’aurais pasrencontré Coryn... La vie est absurde. Lecœur du jeune homme tressauta. Il entendaitses propres battements. Ils résonnaientcomme ils n’avaient pas résonné depuis uncertain nombre d’années.

Le vent glacial du Pacifique se fraya unchemin jusqu’à l’intérieur du véhicule et Kylefrissonna. Il remonta le col de son manteau.Voilà maintenant une heure trente qu’il at-tendait. C’était déraisonnable. Mais il nepouvait faire autrement, il fallait qu’il la re-voie. Il fallait qu’il sache. Peut-être était-ilplus attentif aux hommes et aux choses quela plupart des gens ? Ou peut-être était-ce àcause du matin où sa mère ne s’était pas ré-veillée ? Allez savoir. Tout était sérieux pourKyle. Les rires, les tristesses, la musique, lestextes, la vie ordinaire ou la vie singulière

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qu’il vivait avec les F... Les battements decœur. Tout. Il faut que je revoie Coryn.

Il releva la tête et aperçut des cheveuxblonds qu’une bourrasque souleva. Et la car-rure de Jack à côté, portant la petite. Coryntenait la poussette vide. Elle marchait la têtebaissée, à cause du vent. Mais peut-êtrepas...

Jack fila dans une allée sur la gauche. Lemusicien eut peur de les perdre car une sériede piliers lui bouchaient la vue. Il hésita àsortir de son véhicule et glissa sur le siègepassager juste à temps pour apercevoir leconnard installant le bébé à l’arrière d’uneJaguar X-Type Estate blanche. Il s’approchade sa femme qui repliait la poussette et Kyleeut l’impression qu’elle avait un mouvementde recul.

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Le chanteur baissa la vitre mais il étaitgaré beaucoup trop loin pour entendre quoique ce soit et... son portable sonna. Merde !Il s’enfonça sur le siège de peur d’être repéré,l’éteignit sans répondre. Quand il se re-dressa, un jeune en rollers se tenait àquelques mètres de la Jaguar. Immobile.Face à Brannigan. Que s’était-il passé ? Sansréfléchir, Kyle sortit et se faufila entre lesvoitures. Le vent soufflait trop fort pour qu’ilsaisisse quoi que ce soit, mais il vit le colosseavancer vers l’ado qui démarra à toutevitesse.

Le musicien resta dissimulé derrière un4 x 4 à observer la scène et à se demander cequi avait bien pu se produire quand subite-ment le gamin stoppa. Il fit un demi-tourgracieux puis adressa à Jack un ample doigtd’honneur avant de s’élancer. Merde ! Ques’est-il passé ?

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Brannigan suivit des yeux pendantquelques secondes le gosse qui slalomaitentre les allées avec l’aisance de celui quinargue. Coryn était assise à l’avant. Elle seretourna pour parler à la petite, se pencha etlui caressa la joue. De là où il était placé, Kylene pouvait apercevoir l’expression de sonvisage mais il aurait aimé lire ce qu’elle avaitdans ses yeux.

Jack s’installa au volant et démarra. Lemusicien regagna sa voiture précipitamment.Sans l’ombre d’une hésitation, il s’engagea àleur suite et prit soin de laisser un écran dequelques véhicules entre eux.

Un truc s’était passé. Forcément. Maisquoi, putain ? Jack avait-il levé la main sursa femme ou avaient-ils eu des mots ?

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Kyle maudit l’inconnu qui avait composéson numéro et pensa qu’avant tout il fallaitdes preuves qui démontrent si ses craintesétaient folles ou fondées. Si Coryn était ensécurité alors qu’il était persuadé du con-traire. Il pensait à Coryn. Qu’à Coryn. Oh !S’il avait écouté son instinct et sa profonde« certitude » au lieu de raisonner, au premi-er feu rouge, il serait descendu de sa bagnole,aurait ouvert la portière de Jack, l’aurait at-trapé par le col de sa veste comme ce salaudl’avait fait à l’hôpital et l’aurait jeté sur lebitume. Il aurait regardé la jeune femmeblonde droit dans les yeux et il lui aurait de-mandé pourquoi elle avait épousé un telconnard.

Malheureusement, la vie est loin d’êtreaussi simple.

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Coryn gardait la tête baissée. Comme tou-jours dans ces cas-là. Elle ne regardait rienprécisément. Ses yeux étaient ouverts maiselle était refermée sur elle-même. En posi-tion de repli. De transparence.

Pour une fois, elle n’écouta pas Jack injur-ier tous ces abrutis qui ne savaient pas con-duire. Pour une fois, elle pensa à elle et se ditqu’aujourd’hui sa vie avait subi une petite in-flexion qui avait changé la trajectoire de sonorbite habituelle. Non seulement elle avaitappris qui était l’auteur de la chanson, maiselle l’avait rencontré... Aujourd’hui, la petitelumière qu’elle croyait morte au fond d’elleavait trouvé un nouveau souffle. Comme siune bouffée d’oxygène pur l’avait ravivée.Aujourd’hui, Kyle lui avait demandé

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comment elle allait, elle, Coryn. Et un gamins’était arrêté sur le parking de l’hôpitalquand Jack l’avait coincée contre la voitureen lui écrasant les bras. Elle se dit, surpriseet incrédule, que la Chance existait. Puis lajeune femme tressaillit, horrifiée par sespensées. Fallait-il appeler « Chance » le faitque Malcolm doive subir tout ça pour qu’elleressente tout ça ? Elle évalua le cheminqu’elle avait parcouru pour avoir ce fils-là. Àune certaine époque, elle avait cru que la viene voulait rien dire. Aujourd’hui, elle sut quesans Malcolm, elle se serait éteinte à toutjamais.

Aujourd’hui, Coryn ouvrit la porte de sagrande maison californienne avec la pro-fonde impression qu’elle n’était plus aussitransparente. Elle entraperçut son refletdans le miroir de l’entrée. Ses cheveux

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étaient décoiffés mais elle se vit moins pâleque d’ordinaire. Petite, elle ne supportait pasde rougir devant quelqu’un. Quand cela ar-rivait en classe, elle aurait voulu s’évanouir.Aujourd’hui, elle était étrangement contented’avoir repris des couleurs devant Kyle.Grâce à Kyle ? Elle ne ressentait aucunehonte, mais un étrange sentiment. Jackn’était peut-être pas tout-puissant. Sa vieavait un sens. Enfin, peut-être...

Du moins, pour ce soir.

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Jack croyait avoir tout prévu en l’isolant.Et en la privant de télé, de magazines et decontacts. En la fliquant dans ses moindresgestes. Il l’avait emmenée de l’autre côté del’Atlantique, installée dans une merveilleusemaison, imaginant qu’ainsi Coryn nepenserait qu’à lui. Il croyait qu’elle lui appar-tenait. Il avait tort.

Quand Jack ouvrit à son tour la porte deleur maison, Daisy hurlait dans ses bras. Elles’était endormie durant le trajet et n’avaitplus envie d’être trimballée. Coryn s’enfuitdans la salle de bains pour la changer. Lapetite grogna encore quelques minutes, puisse rendormit sur le matelas à langer. La

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jeune femme la porta dans son lit sansqu’elle s’en rende compte. Elle demeuralonguement à l’observer et posa une mainsur son ventre. Et jura que jamais, jamaiselle n’abandonnerait ses enfants. Quoi qu’ilarrive...

***

Kyle était garé à quelques dizaines demètres. Au rez-de-chaussée, des lumièresétaient allumées tout comme à l’étage. Aucunhurlement ne déchirait l’obscurité.

Il resta à fixer la maison sans trop savoirquoi attendre. Des pensées confuses ettroublantes se télescopaient en lui. Son père-le-Salaud, sa mère, sa musique, Jane, son ir-résistible ascension avec les F..., Patsi. Ce li-en que tissent les événements... Ce lien quifabrique une vie. Il se dit qu’aujourd’hui son

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chemin avait subi une erreur d’aiguillage.Perdait-il le nord ? S’éloignait-il de ses rêvesou bien s’en approchait-il ? Quelles avaientété ses véritables ambitions d’homme ?

À cette dernière question, Kyle savait quoirépondre. Les F... étaient la conclusion de sesattentes. La terre entière était devenue leurterrain de jeu. De Singapour à New York, enpassant par Paris, Tokyo, Bruxelles et Mo-scou, il avait atteint et largement dépassé sespremières espérances. Il savait qu’ils avaienteu une chance inouïe de se rencontrer et decroire en eux. Oui, Kyle était convaincu de laréalité de la Chance. Pourtant, il lui était ar-rivé de se dire qu’autant de Chance nedurerait pas. Ça lui semblait injuste. Par-fois... indécent.

« La preuve, il y a eu Malcolm »,s’entendit-il dire à voix haute. Alors subite-ment, la peur et la culpabilité — comme

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l’horreur de ce qui aurait pu arriver — luitombèrent dessus en cascade. Bien plus viol-emment qu’au moment de l’accident. Kylesongea qu’il aurait suffi d’un timing un poilplus cruel pour que l’enfant heurte de pleinfouet sa voiture. Il n’imagina pas que laChance avait modifié la trajectoire de lapetite balle à cause de laquelle Malcolm avaitlâché sa mère, il murmura : « La vie... »

La porte du garage s’ouvrit et le musicienreprit pied dans le présent. Il s’enfonça in-stinctivement dans son siège. Jack Bran-nigan sortait ses poubelles. Il ressemblait àn’importe quel père de famille aisée. Carpour rouler dans une telle voiture et vivredans une maison aussi page-glacée-de-magazine-publicitaire, il fallait gagner sa vieau-delà du correct.

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Un voisin qui promenait son chien s’ar-rêta près de lui. Les deux hommes se ser-rèrent la main puis échangèrent quelques pa-roles. Il était clair que Jack racontait qu’unenfoiré avait renversé son gosse. Ses gestesétaient explicites. Le voisin mit une tape am-icale sur son épaule et dut lui dire d’embrass-er l’adorable Malcolm de sa part avant derentrer dans sa maison idyllique. Branniganremonta son allée les mains dans les poches.Nul doute que pour tout le quartier, il étaitun homme ordinaire, voire sympathique. Ils’arrêta sous son porche et attendit un in-stant. Il reluque quoi, ce con ? Kyle n’auraitpas aimé que Jack regarde les étoiles. Oumême y pense. Qu’il ait un soupçon depoésie dans sa tronche de businessman-qui-sort-tout-de-même-de-ses-propres-mains-les-poubelles. Mais non, le Connard tournales talons et referma sa porte.

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Les lumières s’éteignirent une à une,forçant Kyle à démarrer et à quitter la rue deCoryn. Il pensa à ce qu’il craignait pour elle.À son sourire, à ses traits délicats, au rosequ’avaient pris ses joues et à sa voix éton-namment calme. À ses cheveux souples etbrillants. Il eut envie de les toucher. De lessentir avec ses mains. Oh oui ! Avec de tellespensées, il valait mieux que Kyle rentre chezJane ! Qu’il ne s’égare pas dans un mondeenivrant et dangereux... Je perds la boule. Ilétait temps qu’il quitte San Francisco. Peut-être que, maintenant, Patsi aurait envied’avoir un enfant... Allez savoir...

Allez savoir pourquoi, Kyle se rendit aucimetière.

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Trouver la tombe de ses parents ne lui pritque deux minutes. Deuxième allée, septièmetombe sur la droite. Sous le nom de ClaraBondera épouse Jenkins, celui de Buck Jen-kins était fraîchement gravé. Le Salaud avaitdemandé dans son testament à rejoindre safemme et ils n’avaient pu l’interdire. Quelleabsurdité, toutes ces procédures. Jane avaitaffronté de multiples difficultés pour rapatri-er le corps de leur mère depuis Willington etvoilà que sans l’ombre d’un souci son assas-sin venait de la rejoindre... Pour l’éternité. Etpour la première fois, le musicien se de-manda ce qu’il ferait graver sur sa propretombe. Kyle Jenkins ou Kyle Mac Logan ? Lenom de son géniteur ou son nom de scène ?Je l’ai renié, pourtant il existe toujours. Je

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ne veux pas mourir avant de m’être débar-rassé de ce Salaud.

Le vent froid soulevait les pans de sonmanteau. Le musicien resta immobile delongues minutes à fixer les lettres et les chif-fres. Pourquoi sa mère avait-elle accepté etenduré tout ça ? Pourquoi ne s’était-elle pasrévoltée et pourquoi n’avait-elle pas fui ?Pourquoi n’avait-il pas pu la protéger, lui ?Pourquoi... pourquoi et pourquoi et pour-quoi et pourquoi ? Pourquoi ?

Mon Dieu, faites que ce ne soit pas paramour.

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Kyle leva les yeux... Il aperçut la pleinelune éclatante sur laquelle se détachaient lesbranches d’un bouleau. L’image était précise.Belle. Elle le décida à rentrer.

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Jack pénétra Coryn sans demander si elleavait mal au ventre, si elle était fatiguée oumême si elle en avait envie. Il roula sur ledos, caressa celui de sa femme, remercia leciel que Malcolm n’ait qu’un bras cassé et seleva pour rejoindre son fils.

— Je serai auprès de lui quand ils l’em-mèneront en salle d’opération.

Elle n’écouta pas sa voix apaisée. Pas plusqu’elle n’avait écouté les insultes qu’il avaitdébitées à la seconde où la porte s’était refer-mée derrière lui. Les murs de la grandemaison blanche étaient bien trop épais pourlaisser échapper quoi que ce soit. Cette nuit,au lieu de réciter des listes de mots, la jeunefemme fredonna pour elle deux ou trois

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notes. Car aujourd’hui, des choses avaientchangé. Elle observa la course de la lunetandis que celle-ci traversait sa fenêtre. Elleétait ronde et pleine. Éclatante. Coryn pensaà la face que l’astre ne montrait qu’auxétoiles. Quelle astucieuse audace...

Elle songea à son fils endormi par lessomnifères dans sa chambre d’hôpital, lesentit dans ses bras, lui chanta quelquesnotes et pria sainte Dextérité d’êtregénéreuse avec le docteur Stein.

***

— Te voilà enfin ! Je t’ai laissé au moinsdix messages !

Kyle passa la porte et, à la lumière implac-able des néons du couloir, Jane comprit qu’il

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s’était passé quelque chose. Elle trembla in-térieurement et attendit que son frère s’as-seye à la table de la cuisine.

— J’ai envoyé un gosse sur une tabled’opération.

Il n’ajouta rien d’autre et Jane repassa lesmots dans sa tête. Un à un. Ce n’était peut-être pas si grave. Enfin... Merde, Kyle !Qu’est-ce que tu as fait ? pensa-t-elle.

— Et ?

— Quand je t’ai quittée cet après-midi, jesuis resté bloqué des heures sur PrestonBoulevard et il y avait ce putain de feu quidevenait rouge toutes les deux minutes et çan’avançait pas et...

Il s’interrompit. Puis secoua la tête.

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— Alors j’ai déboîté sur la droite pour re-joindre Maine Street sans réfléchir. Je suispassé du soleil à l’ombre...

Il leva ses yeux vers Jane.

— ... Je n’ai pas vu le gosse qui courait surla route.

— Il est gravement blessé ?

— Il a une double fracture de l’humérus.Et des contusions.

— Et à part ça ?

— Quoi à part ça ? J’envoie un gosse dir-ectement sur la table d’opération, et toi, tudemandes « à part ça » ?

Jane laissa échapper un soupir qui exas-péra encore plus son frère. Il pouvait enfinverbaliser les choses. L’atrocité des choses.

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— Putain ! Jane ! Tu ne te rends pascompte ? Ce môme qui était en pleine formeva se trimballer avec un truc dont j’ai oubliéle nom pendant je ne sais combien de tempset tout ça à cause de moi ! Je ne te parlemême pas des risques de l’anesthésie et deséventuelles complications. Si le Salaudn’avait pas choisi de crever, jamais je neserais rentré et jamais...

Il se leva et ajouta que leur mère avaitraison de se demander quand les destinss’entremêlaient. Jane ne dit rien. Ça ne ser-virait pas à grand-chose qu’elle ajoute que cen’était pas si « grave » ou que c’était horribleou même que Kyle était un pauvre type irre-sponsable... Ou encore qu’il était temps qu’ilse libère de son père. Elle n’aurait jamais ditces derniers mots. Elle savait combien il estimpossible de se défaire de son enfance. Desbonnes choses comme des mauvaises. Onfait avec. Le passé et le présent. Qui ont tous

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les deux le potentiel de foutre en l’air lefutur.

Elle sortit la bouteille de whisky du buffetet s’en versa deux doigts. Kyle but unelongue gorgée à même le goulot. Il la reposasur la table, se rassit sans un mot, mais Janeaurait pu le jurer, ses yeux disaient qu’il yavait autre chose.

— Et ?

Elle fixa son frère en haussant les sourcils.Kyle se leva de nouveau, vira son manteau etle balança en travers d’une chaise qui bas-cula sur le sol. Il les regarda un momentcomme si les deux machins pouvaient dé-cider de se remettre en place seuls puis avalaune seconde gorgée, debout.

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— Malcolm... le gosse que j’ai renversé...était avec sa mère. Il lui a lâché la main pourcourir après je ne sais quoi... Il a dit qu’il yavait un écureuil mais le flic a trouvé uneballe.

— C’est important ?

— Jane ! Putain !

Il arpenta la pièce bouteille à la main endisant qu’on se foutait de savoir après quoiMalcolm courait.

— Il y a eu le choc et je suis descendu etj’ai vu les petites chaussures... Putain ! J’aicru que tout s’arrêtait. Je suis tombé à côtédu gosse. J’ai écouté s’il respirait et...

Kyle marqua une pause.

— ... alors sa mère s’est agenouillée prèsde lui.

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Alors... Kyle se rassit. Il revoyait Corynqui tombait près de l’enfant. Ses cheveux quiglissaient sur ses épaules, lui cachant le vis-age. Ses mains qui tremblaient et surtout latonalité de sa voix.

— Et ?

Il reprit une nouvelle gorgée. Plus longueque les précédentes. Jane lui arracha sèche-ment la bouteille des mains, la reboucha etpartit la ranger. Il allongea ses longuesjambes. Plaça ses mains derrière sa tête. Etferma les yeux.

— Elle... On aurait dit qu’elle sortait toutdroit d’un rêve.

— Belle ou extrêmement belle ?

Kyle rouvrit les yeux. Sa sœur nota qu’ilsétaient rouges.

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— Jane, je n’ai jamais vu une femmecomme elle.

— Dois-je comprendre que tu es tombéamoureux ?

Il baissa ses mains et les rangea dans sespoches. Lui qui les utilisait toujours pourtoucher, décrire et jouer préférait, ce soir, lescontenir.

— Que j’en sois tombé amoureux ne seraitpas très grave. Mais (il fixa Jane) elle estmariée à un type qui doit mesurer un bonmètre quatre-vingt-dix... Dont elle a peur.

Jane exigea des faits. Oh ! Elle faisait con-fiance au ressenti de Kyle. Là n’était pas laquestion, mais elle savait de par son métieret ses rapports avec toutes ces femmes bat-tues et opprimées que les faits comptent

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légalement plus que les ressentis. La justicese fout des ressentis, parce que ce n’est pasune preuve tangible alors qu’un bleu, unelèvre enflée, une côte cassée, une constata-tion médicale ou encore un corps sans vieétendu en travers d’un lit est un putain defait.

Il raconta l’arrivée de Jack, les regards deCoryn vers la porte, le jeune en rollers sur leparking de l’hôpital.

— Tu vois que je ne suis pas le seul à avoirsenti ça.

— Et s’il avait éraflé la voiture de ce type ?

Kyle secoua la tête.

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— Je pense plutôt que ce gosse a vu untruc ! Et si c’est le cas, il a eu un de cescrans...

— ... que tu aurais aimé avoir. Arrête de tetorturer. Dans la situation où tu étais, tu nepouvais rien faire de plus.

— Mais je veux faire plus. Je crois queCoryn est en danger.

— Oh ! Tu l’appelles déjà Coryn...

Kyle sourit et — d’une voix qui émut Jane— ajouta qu’il n’avait jamais encore rencon-tré de « nana qui s’appelle Coryn, avec un Ycomme dans Kyle ».

— Je vais en parler à Dan demain.

— Tu ferais ça ?

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— Tu sais bien que oui. Dan ira traîner sesguêtres de flic par chez eux. On ne sait ja-mais. Il se pourrait qu’il soit chanceuxcomme ton gamin du parking et qu’il voie untruc qui ne devrait pas être. Mais toi, l’avertitJane, toi, je te déconseille formellementd’entreprendre quoi que ce soit.

Kyle promit et embrassa sa sœur.

— Je repars demain soir. Qu’est-ce que jepourrais bien faire ?

Elle le dévisagea longuement. Soupira,disant qu’elle était et serait toujours sagrande sœur. Ce qui se traduisait par « Jesuis celle qui te connaît le mieux. » Oui, Janeétait l’aînée et tenait sa place. Elle ne l’avaitjamais laissé tomber ni trahi. Les papiers of-ficiels les désignaient comme demi-frère etdemi-sœur. Quelle absurdité. Jane est toutema famille. Ma seule famille. Lui non plus

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ne la trahirait jamais, mais il ne put s’em-pêcher de penser à ce qu’il ne devrait pasfaire... tout en regardant sa silhouette frêledisparaître dans le couloir.

Jane se dévêtit, enfila son vieux pyjama etse démaquilla sans vraiment se regarder. Ellen’avait pas assez de temps pour ça. Les an-nées avaient passé sans qu’elle les compte.Bien sûr, Dan l’emmenait dîner pour son an-niversaire, mais à une date qui n’était pasforcément la bonne. Qu’est-ce que ça pouvaitfaire après tout ? Kyle, ce soir, avait évoquéCoryn. Et à cette minute, devant son miroir,Jane pensa une femme de plus. Sa gorge senoua, elle eut une subite envie de pleurer. Jesuis fatiguée.

Elle avait tant de choses en elle. Entendutant d’horreurs qu’elle essayait de

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contrecarrer de toutes ses forces. Elle étaiten guerre et, dans la vie des femmes que LaMaison abritait, elle était une île. Son équipeet elle avaient sauvé des vies. Kyle auraitaimé faire autant qu’eux. Il pensait qu’il nefaisait qu’écrire et chanter et jouer. Sa sœurrépondait que son chèque annuel et « ça »,c’était déjà beaucoup.

— L’important est de créer une brèche...Les artistes peuvent faire ça. À mon sens,c’est peut-être même leur devoir, lui avait-elle confié quelques années plus tôt lorsd’une de leurs nombreuses conversationsnocturnes.

Ce soir, elle savait que rien n’était jamaissuffisant. Pour Coryn, Jane attrapa son télé-phone malgré l’heure. Dan répondit à lapremière sonnerie. Il l’écouta et promit de

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faire une ronde, faute de pouvoir sonner chezelle et lui demander si son mari la tabassaiten ce moment même. Pour Coryn, Kyleaurait aimé faire plus qu’une chanson qu’elleavait retenue. Oui. Que pourrait-il bienfaire ? De plus... ? De mieux... ?

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Kyle ouvrit un œil à neuf heures cinq. Ilavait mal à la tête. Migraine était bien ré-veillée et d’attaque. Et pas seulement à causedu whisky. Il pensa que son avion n’était qu’àseize heures vingt. Avant, il devait s’arrêterchez son luthier, récupérer une tenue de Pat-si, parler encore avec son avocat et rendre lavoiture... Jane avait laissé du café au chaudet un mot : « Je passe la journée au tribunal.J’ai parlé à Dan. » Le musicien avala troistasses de café et deux muffins. Il consultason portable. Un message de Chuck Gavinconfirmait la bonne réception de son mail dela veille et résumait la déclaration auxassurances.

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— Pas de mauvaise nouvelle. Je vaisprouver qu’en aucun cas tu ne pouvaisl’éviter, ce môme sans cervelle.

À son tour, Kyle écrivit un mot à Jane :« Hier, tu m’as dit de faire d’une pierre troiscoups. Un truc qui fasse de ma vie une vienouvelle. C’est réussi. » Puis il le déchira.C’était un mot dicté par la rage. Il reprit unefeuille : « Je serai là le 24. Je t’aime. K. »

Sa sœur comprendrait. Le 24 ne pouvaitsignifier que le 24 décembre. Leur rendez-vous annuel. Dans exactement neuf mois.

La douche ne lui apporta aucun bienfait.Pas plus que le temps, la réflexion et sesquelques heures de sommeil médiocre. Leschoses lui paraissaient identiques à la veille.Il faut que je la voie.

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Kyle se vêtit et songea que si rien n’avaitchangé, la géographie non plus n’aurait pasévolué en l’espace d’une nuit. Il téléphona àJanice, la couturière fétiche de Patsi, pourqu’elle fasse livrer la nouvelle tenue chez sonluthier. Il fit son sac en trois secondes et,sans plus attendre, sans réfléchir, il se renditdirectement à l’adresse de Coryn. Entournant dans sa rue, il aperçut la grandemaison blanche et no white Jaguar dansl’allée. Il se gara à quelques dizaines demètres, comme la veille. Allait-il téléphon-er ? Il avait mémorisé leur numéro. Maisl’idée était loin d’être brillante car la voituredu Connard pourrait être rangée dans le gar-age et Jack n’apprécierait certainement pasd’entendre Kyle à l’autre bout de la ligne.

Il resta à ruminer un bon moment. À sedemander si la jeune femme n’était pas déjàau chevet de son fils. Qu’avait-elle dit, laveille ? Rien en ce sens. Et s’il sonnait et

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prétendait que l’avocat avait besoin d’un ren-seignement... C’était aussi risqué que ri-dicule. Le musicien se persuada qu’il devait yavoir une autre solution. Et pourquoi ne pastout simplement prendre des nouvelles deMalcolm ? se dit-il à l’instant où Coryn sor-tait de la maison avec la poussette. LaChance ? Le musicien ressentit une drôle depointe au cœur.

Il eut la présence d’esprit de ne pas des-cendre mais de suivre la jeune femme à dis-tance. Elle marcha sur deux ou trois centsmètres, puis traversa une rue en directiond’un petit supermarché. « Merci », dit-il àvoix haute.

Il attendit qu’elle disparaisse derrière lavitrine pour sortir de la voiture non sansavoir vérifié si Jack-le-Salaud ne rôdait pas

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dans les parages. Un vent froid le saisit. Ils’engouffra à son tour dans le magasin.L’énorme pendule publicitaire indiquait enchiffres lumineux bleus onze heures trois et

une température extérieure de 50o Fahren-heit. Il chercha la silhouette de Coryn dansles premiers rayons puis aperçut ses cheveuxqui glissèrent sur le côté quand elle se baissapour attraper un pack de yaourts.

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— Bonjour. Comment allez-vous ?

— Oh ! Bonjour, répondit la jeune femmeen regardant aussitôt autour d’elle.

Kyle comprit. Il avait eu raison de penserqu’elle craignait Jack.

— Il faut que je vous parle.

— Pas ici, murmura-t-elle.

— Où vous voulez.

Coryn hésita puis dit doucement :

— En sortant du magasin, à trois rues surla droite, il y a un parc pour enfants. Tout au

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fond, vous trouverez un renfoncement avecdes balançoires.

— Je vous y attends.

Il parcourut à pied — et le cœur battant —le trajet indiqué par Coryn. Il compta lesrues. Traversa le parc. Les balançoiresétaient effectivement à l’abri des regards. Lesfeuilles printanières faisaient écran au bac àsable et aux toboggans. À cette heure-ci,aucune mère de famille n’y était assise. Kylechoisit le banc du fond, le plus protégé. Ilguetta les bruits. Puis éteignit son portable.Il n’aurait probablement que quelquesminutes à passer avec la jeune femme et s’envoudrait de les écourter par un appel inop-portun. Il releva la tête, certain d’avoir en-tendu le sable crisser au loin. Quelquessecondes plus tard, Coryn apparut. Le vent

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souleva ses cheveux. Ils s’enroulèrent sur sonvisage et elle les écarta d’une main pour leslisser sur un côté. Elle dégageait un truc qu’iln’aurait pu décrire qu’en musique mais saraison lui rappela que si elle lui donnaitrendez-vous ici, à l’écart, c’était aussi unepreuve. Elle ne voulait pas être vue en com-pagnie d’un autre homme. Mais est-ce queça veut dire qu’elle n’aime pas Jack ?

— Bonjour, dit-elle.

Kyle se leva. Il lui tendit la main par po-litesse alors qu’il voulait juste la prendredans ses bras... Voilà. À cette nanoseconde,exactement comme la veille, il eut de nou-veau cette sensation très limpide et cette ir-répressible envie de la prendre dans ses bras.Hold you in my arms... C’était ça qui l’avaitretourné et qui le retournait encore, mais ilrépondit, troublé, heureux, anxieux etsouriant :

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— Rebonjour.

Ils s’assirent ensemble, Kyle demanda desnouvelles de Malcolm. Elle dit que l’opéra-tion qui avait eu lieu tôt dans la matinées’était déroulée sans problème, a priori iln’aurait pas à subir de nouvelle intervention.Jack y était reparti tard la veille après lesavoir déposées, elle et Daisy, et elle irait lerelayer en début d’après-midi. Les médecinsavaient assuré que son fils se remettraitrapidement.

— Je me sens coupable, dit le musicien.

— Moi aussi.

Puis elle ajouta très vite :

— C’est un accident.

Kyle la fixa. Elle soutint son regard.

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— Vous voulez qu’on déjeune ensemble ?

Comme la veille, Coryn rougit et baissa latête.

— Je ne crois pas que ce soit convenable.

— Je suis désolé. Je ne voulais pas vousmettre dans l’embarras, bredouilla-t-il,furieux contre son audace.

— J’aurais bien aimé, souffla-t-elle, sur-prise de son audace.

Elle leva les yeux vers lui et il se raccrochacomme il put à... ce qu’il put. La vérité. Il ex-pliqua ce qu’il avait ressenti. Que Jack avaitpeut-être un « comportement non autorisé »envers elle. Elle écouta sans rien laisserparaître et ne dit rien. Alors il poursuivit :

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— J’étais sur le parking de l’hôpital, hiersoir, quand le jeune en rollers s’est arrêtédevant votre voiture. Que s’est-il passé ?

— Jack était en colère parce qu’il étaitanxieux à cause de Malcolm et...

— Coryn, la coupa Kyle.

C’était la première fois qu’il disait sonprénom en sa présence.

— Mon père tabassait ma mère. Il l’a tuée.C’est...

Il ne put terminer. Les mots ne sortirentpas.

— Je comprends, répondit-elle, si troubléeet déstabilisée qu’elle s’entendit articuler queJack travaillait beaucoup, qu’il avait une trèsbonne situation, qu’il était un bon mari...

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— ... il aime ses enfants et il m’aime.

— Et vous ?

— Moi ?

— Vous aimez votre mari ?

Il y eut du bruit dans les branches derrièreeux et la jeune femme se leva précipitam-ment. Des oiseaux s’envolèrent.

— Il faut que je rentre, dit-elle.

Kyle n’osa pas reformuler la question etpara au plus pressé. Il tendit la carte de Janeet expliqua ce que faisait sa sœur. Que lecentre qu’elle dirigeait abritait des femmesquand elles en avaient besoin, le tempsqu’elles se reconstruisent. Qu’elles y étaient àl’abri. Qu’on les écoutait et les comprenait...Coryn la prit entre ses doigts et la regardadeux secondes avant de la lui rendre.

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— Vous devez me trouver déplacé ?

Elle secoua la tête.

— En d’autres circonstances, vous auriezaccepté de déjeuner avec moi ?

Coryn sourit légèrement, Kyle chavira.

— Et vous m’auriez parlé de ce que vousaimez ou même d’ailleurs de ce que vousn’aimez pas ?

Elle sourit encore, en se baissant pour re-mettre le bonnet que la petite Daisy avaitréussi à retirer. Il ajouta que, lui aussi, ilaurait aimé déjeuner avec elle, et de peurqu’elle ne s’envole avec le vent, il demandace qu’elle préférait dans ce parc.

— Les branches de ce bouleau.

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Elle s’enfuit et Kyle retomba sur le banc. Ilresta immobile. Comme s’il venait de pren-dre une flèche en plein cœur. Coryn n’avaitpas hésité. Comment une chose pareilleétait-elle possible ? Comment est-ce qu’on seremet de ça ?

Il ferma les yeux et attendit que le vent demars le glace pour refaire surface. Hold youin my arms.

Comment est-ce qu’on se remet de ça ?

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Coryn avait les jambes qui tremblaientcomme jamais. Comment avait-elle osé toutcela en si peu de temps ? Moi ? Elle consultasa montre et fit un décompte précis. Onzeheures trois, elle rencontre Kyle au rayonyaourts du Sweety Market. Onze heuresquarante-six, elle ouvre sa porte. Quarante-trois minutes intenses. Les plus intenses dema vie ?

Elle avait poussé Daisy avec une délecta-tion aussi douce qu’inconnue. Non, hier, ellene s’était pas leurrée. Kyle avait senti les« choses ». Il lui avait parlé d’elle. Il avait vuclair en elle. Et... il aurait aimé déjeuner avecelle. Pendant quarante-trois minutes, elleavait eu une vie complètement indépendantede la volonté de Jack.

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Coryn était loin d’être stupide. Elle avaitbien compris que le musicien vivait avec laculpabilité de la mort de sa mère. Elle avaitégalement compris qu’en d’autres circon-stances, ils auraient pu déjeuner ensemble.Mais il aurait fallu un sacré nombre d’autrescirconstances pour que leurs destins senouent différemment. Trop. Beaucoup,beaucoup trop.

Dans cette vie-là, dans ce présent-là, cen’était rien d’autre qu’un souhait dans levide. Dans cette dimension-là, dans cetunivers-là, la vraie vie éloignait Kyle etCoryn. Dans cette vie-là, à cette minute-là, lajeune femme voyait la détresse terrible deKyle, mais pas la sienne. Elle ne savait plustrop ce qu’elle avait dit. Ou pourquoi ellel’avait dit.

La petite Daisy gazouilla dans sa chaisehaute. Coryn lui murmura que sa purée

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serait bientôt prête. Oui, sa réalité était là.Devant elle et dans son ventre. Elle pensa encaressant la joue du bébé qu’une porte s’étaitentrouverte grâce à Kyle... Mais ce genre deporte conduit à un monde qui n’existe quedans les romans. Dans la vraie vie, ce genrede porte se referme. Le micro-ondes ouvritla sienne. Dans une petite heure, Corynpousserait celle de Malcolm et je prendraimon fils dans mes bras.

***

Pourtant, ce qu’elle avait entrevu en l’es-pace de quarante-trois minutes continueraitde la hanter. Des jours entiers.

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Kyle prit deux avions. Parcourut des milli-ers de kilomètres et plusieurs fuseaux ho-raires. Il se sentait vidé. Comme dans uncauchemar, lorsqu’on s’arrête au bord d’ungouffre noir sans fond et qu’au moindre fauxmouvement, c’est la chute fatale.

— Excusez-moi, monsieur, je peux vousdemander un autographe, s’il vous plaît ?C’est pour ma fille.

— Oui, bien sûr, sourit-il poliment.

Un père de famille habillé en businessmanlui tendait une photo : en short hawaïen ettongs au bord de la mer, il tenait d’un côté safemme et de l’autre sa fille.

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Kyle sourit encore. Il aurait aimé être cepère, tongs et short compris.

— Elle s’appelle Coryn.

Il leva les yeux et eut un regard perdu.

— Co... Comment l’écrivez-vous ?

— C.O.R.I.N.N.E. Ma femme est française.Merci. Vous êtes un chic type.

Kyle serra la main vigoureuse et songeaqu’il avait eu de la chance que ce type soitdans cet avion.

La Chance... Coryn...

Alors brusquement, les notes vinrent.D’un seul élan, il attrapa son calepin et écriv-it les bases de trois mélodies. Elles sonnaientjuste. Restaient les paroles, mais Kyle étaittrop confus pour les voir. Elles allaient

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devoir mûrir en lui avant une éventuelle ré-colte. Le cycle de la vie en somme. Mars estau printemps, n’est-ce pas ?

***

Patsi n’était pas à l’aéroport et Kyle le re-gretta. Steve lui expliqua qu’elle avait vurouge. Il eut une vision claire de Patsi-voyant-rouge.

— Elle dit que chaque fois que tu vas à SF,c’est la merde après.

— Je n’avais pas prévu que j’allais ren-verser ce gamin !

— Kyle. Cool, OK ? J’suis pas Patsi. J’aimepas gueuler pour rien. Et pour l’accident, onen discutera plus tard. En attendant, vu tatronche, prends un taxi et va dormir.

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— Tu vas où ?

— Répéter.

— Vous y êtes tous ?

Steve fixa Kyle.

— Elle est où ?

— Où ça lui chante... Mais elle nous re-joint plus tard.

— Je viens.

— Non. Tu as plus besoin de dormir quede répéter.

— T’es sûr ?

— Aussi certain que la migraine quit’assomme.

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Il s’empara de ce que son ami avaitrapporté.

— J’espère que t’as pas oublié sa nouvelletenue ?

Kyle secoua la tête, ajouta qu’il s’étaitdébrouillé pour la récupérer et qu’il avaitaussi un cadeau de la part de Billy. Une nou-velle basse qui s’annonçait comme une vraiemerveille.

— Et ta guitare ?

— Mes astres se sont montrés moins clé-ments que ceux de Patsi.

— Va te coucher dès que tu arrives.

Steve lui mit une tape dans le dos et lechanteur partit en direction des taxis.

— Hey, Kyle ! Tiens !

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Il tendit les bras pour attraper le machinque Steve lui lançait. C’était mou et poilu. In-erte. Il eut envie de le balancer loin de lui,mais Steve lui fit signe de s’en coiffer.

— Ça pèle pire qu’à Bratislava ! Depuisqu’on est arrivés, il est tombé un mètre cin-quante de neige !

Les trottoirs de Moscou étaient en effetencombrés d’une neige grise et sale. Le cielcouvert se confondait avec le bitume. Kyleavait encore l’étrange impression d’être dansl’avion. Ballotté par cette espèce de sensationde mouvement qui poursuit jusqu’au fond dulit. Il n’aurait pu dire avec certitude le jour etl’heure. Le taxi roulait comme un fou. Slalo-mant au milieu de la route. L’estomac deKyle se noua et il s’avança pour exiger duconducteur qu’il ralentisse. Le type haussa

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les épaules, baragouina un truc incom-préhensible et se mit au pas. Le trajet jusqu’àl’hôtel prit plus d’une heure. Mais Kyle s’enfichait. À Moscou, il y avait forcément desgosses qui lâchaient la main de leur mèrepour courir après on ne sait quoi...

À peine Kyle fut-il descendu que le chauf-feur démarrait en trombe, faisant jaillir unegerbe de neige et d’eau noirâtre qu’il évita dejustesse. Il s’engouffra dans le hall. Chambre312. La suite était déserte quand il y pénétra.Il jeta ses vêtements sur un fauteuil de lachambre avant de s’effondrer sur le lit. Ilétait si frigorifié qu’il s’endormit avec lachapka sur la tête.

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— Quelle heure il est ?

— Midi, dit Patsi.

Elle était assise sur un fauteuil, face à lui,les jambes croisées, ses pieds posés sur lebout du lit. Ses bottes étaient sales et hu-mides. Mais elle n’en avait rien à battre de cegenre de détail. Elle le dévisagea pendantque lui fixait le plafond très haut et trèsblanc. Beaucoup plus éclatant que la neige dela veille et beaucoup moins que le lustre mo-numental en cristal sur lequel toutes les am-poules fonctionnaient à pleine puissance.Tout comme Patsi. Que Kyle trouva trèsbelle. Sans le quitter des yeux, elle dit que

l’hôtel datait du XVIIIe siècle et que la

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rénovation des moulures du plafond entre-prise par des artisans français avait coûté lapeau du cul au propriétaire milliardaire quitrouvait utile de le mentionner sur lapremière page de la brochure.

— Sans parler des fresques du hall et descouloirs restaurées par des Italiens. Mais vuta gueule, j’imagine que tu n’as pas pu lesapprécier.

Kyle ne releva pas, il dit :

— Tu n’as pas dormi ici.

Elle le fixa.

— Non.

— T’étais où ?

— Je ne suis pas femme à attendre.

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— Ça, je le sais déjà, Patsi.

— Pourquoi attendre quand je sais que jevais récupérer un zombie ?

— Tu penses vraiment que j’aurais pum’abstenir d’y aller ?

— Ça changeait quoi ? T’es même pas alléà l’enterrement.

— Fallait que je me rende à San Francisco.

— Réponse à la con, Kyle. Je répète : çachangeait quoi que tu y ailles ? Jane auraittrès bien pu régler les papiers à ta place. Ellea ta procuration.

— Il fallait que je voie de mes yeux sonnom sur la tombe.

— Comme si c’était urgent.

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— Patsi, merde ! On n’a pas raté de con-cert ! On n’a rien manqué...

— Non. Mais tu reviens avec ta gueule desbons jours.

Kyle attrapa la chapka qui traînait à côtéde lui et la lui lança. Elle s’en coiffa et ditqu’il serait professionnel de répéter un min-imum avant le concert de ce soir.

— T’étais où ? redemanda-t-il.

— Où ça me chante, comme a dû te le direSteve. Et ça ne regarde que moi.

— Je vis avec toi.

— Je vis avec une ombre, répondit-elle dutac au tac.

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Kyle s’abstint de rebondir. Elle avait rais-on. Depuis quand n’avaient-ils pas eud’échanges ? De réels échanges ? Oh ! Biensûr, le sexe marchait entre eux. L’alchimie deleur travail, aussi. Mais à cette minute, endisant qu’elle vivait avec une ombre, Patsiappuyait du doigt sur le truc précis qui s’étaitinsidieusement glissé entre eux quand ils seretrouvaient tous les deux. En tête à tête.Kyle préférait le silence à l’opposition. Ellepréférait les clashs et les réponses aux ques-tions auxquelles il savait que répondre étaitdangereux. Alors oui, par moments, danscertaines circonstances, Kyle devenaitl’ombre de lui-même. Et la musicienne n’ai-mait pas donner des coups dans le vide. Ellese leva.

— Si tu m’avais écoutée, tu ne serais pasallé à l’enterrement et t’aurais pas renverséce gosse. Forcément.

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Kyle se redressa.

— Patsi, je t’en prie. C’est la dernièrechose que j’aie envie d’entendre.

— Moi aussi, figure-toi. J’espère seule-ment que les parents ne vont pas nous faireune pub mortelle.

— C’est pas le genre.

Il n’était pas offusqué. Il était normal quePatsi pose la question. Elle parlait au nomdes autres et résumait le gros de leurs con-versations pendant son absence. Il sortit dulit et fila dans la salle de bains. Elle letalonna.

— Je crois que ces gens ne savent pas quion est et ce qu’on fait. On n’existe pas poureux, dit-il.

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Patsi eut un regard surpris. Kyle lui ré-pondit par miroir interposé.

— Ça remet les pendules à l’heure. Et çanous arrange par la même occasion.

Elle fit demi-tour et dit qu’elle rejoignaitles autres.

— Fais-moi monter un café.

— Merde !

Après sa douche, Kyle enfila deux pulls,ramassa le chapeau abandonné par terre etgagna la suite de Steve qui faisait toujoursoffice de salle de réunion. Un bilan s’imposa-it. La fresque colorée du très long couloirs’imposa. Des angelots grassouillets assis surdes nuages encore plus grassouillets livraientun drôle de combat avec des diablotins

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rococo sous le regard d’une jeune bergère etd’un chasseur en collant à la tignasse rousseet frisée. Kyle songea que les restaurateursitaliens avaient de l’appétit parce que lesjoues de la jeune fille étaient plus rondes etroses que des pêches. Son estomac se nouapour réclamer une tasse de café brûlant. Ilactiva le pas et enfila la chapka.

***

Les trois autres membres du groupe re-gardaient un débat politique russe, les brascroisés et les yeux dans le vide. Excepté Patsidont les pieds étaient également croisés surla table basse.

Kyle s’installa dans le fauteuil libre et ra-conta. Tout. Tout ce qu’il n’avait pas évoquépar téléphone. Il fut précis sur les détails.Sur le vert du blouson de Malcolm et sur ses

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chaussettes Spider-Man ornées d’une bellearaignée bleue sur fond rouge. Il parla dusergent O’Neal et de sa ceinture qui devait luiétouffer les intestins. De l’odeur âcre qui rég-nait dans la salle où les infirmières luiavaient pompé un litre de sang. Tout. Sauf cequ’il avait ressenti pour Coryn. Ce qu’elleavait chamboulé au fond de lui. Ça, c’étaitclassé secret défense. Un dossier immergé aufin fond d’un couloir de son cœur, sans nominscrit dessus. Un dossier qui n’appartenaitqu’à elle et à lui. Notre secret.

— Et pourquoi il a lâché la main de samère, ce sale môme ? lança Jet.

— Il dit qu’il a vu un écureuil. Mais le flic atrouvé une balle.

— Le gosse est un menteur ? demandaPatsi.

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— On se fout de savoir après quoi il acouru.

— Tu veux dire : « tu » te fous de savoiraprès quoi le môme a couru, corrigea-t-elleen montant d’un ton.

— On n’a qu’à liquider tous les écureuilsde la terre, comme ça les mômes ne serontplus en danger, intervint Steve pour tenterune diversion.

— Putain, Steve !

— Quoi ? Pourquoi faut-il toujours que tugueules, Patsi ?

— Parce que tu t’imaginais que, là, je...

— La presse ne sera pas informée, coupaKyle, si c’est ce qui vous tracasse. Le sergentO’Neal m’a assuré qu’il serait discret.

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— Et le personnel hospitalier ?

— Je n’ai pas distribué de photos dédic-acées et personne en dehors du flic...

— Qu’en pense Chuck ? coupa Jet.

Le chanteur ne répondit rien mais les re-garda un à un. Il songea aux chaussettes deMalcolm et sut ce qu’il aurait dû faire envoy-er. Steve reprit la parole :

— Chuck pense gros chèque.

— Il n’est pas question que vous soyez im-pliqués. J’étais seul dans cette voiture. Vouspouvez imaginer ce que vous voulez, maisaussi malheureux que ce soit, c’était juste...un putain d’accident. Et, quand bien mêmela presse s’en emparerait, il n’y aurait rien descandaleux à dire. J’étais à jeun, et d’aprèsles conclusions du flic, il y avait peu de

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chances que je puisse l’éviter. Chuck sait cequ’il a à faire. Je lui fais confiance.

— Donc pas de procès.

— Non. A priori pas.

— A priori ? insista Patsi.

— C’est dans l’intérêt de personne. Cet ac-cident me concerne. Point barre.

Leur interrogatoire et leurs divagations nechoquaient nullement Kyle. Un groupe, c’estune entreprise. Avec une image à respecter,des réunions, des confrontations et desdébats pour avancer ensemble.

— Bon. Si maintenant on parlait deschoses qui nous concernent, conclut Jet en

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virant les pieds de Patsi. T’as pas dit que tuavais eu deux ou trois idées ?

— Si.

— Fais voir un peu ce qui t’est passé par latête.

Kyle partit à grands pas récupérer soncalepin dans sa chambre. Il revint avec saguitare. Il s’installa sur une chaise et joua lepremier morceau qu’il avait composé dansl’avion. Puis les deux autres.

— T’as écrit ça où ? demanda Steve.

— Dans l’avion. On peut en tirer quelquechose, d’après vous ? demanda-t-il, inquiet.

— Le un, oui, affirma Patsi en se levant.Le deux, peut-être. Mais le dernier, rien.

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Trop, troooop triste. Non, trooooplarmooooooyant.

— Je ne suis pas d’accord, dit Jet. J’aimebien les deux premiers. Le trois... le troismériterait un bon... lifting.

— Lifting poubelle ! Ou chiotte, confirmaPatsi. Moi vivante, je ne jouerai jamais ça.

Les autres ne relevèrent pas mais se souri-rent avec connivence et amusement. Les« moi vivante » de leur collègue, ils les con-naissaient par cœur. Tous. Ils en avaient desrayons entiers. « Moi vivante, je ne porteraijamais de rose. Excepté sur mes grolles »,« Moi vivante, je ne ferai jamais la cuisine etencore moins la lessive », « Moi vivante, jene repasserai jamais une fringue en dehorsdes miennes »...

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— Et toi, Steve ? demanda Kyle en setournant vers le sage du quatuor.

— J’aime bien les trois morceaux. Mêmele trois. Je pense qu’on peut tirer un truc dece...

— Steve, t’es une gonzesse.

— Pas encore. Mais je pense auxgonzesses. C’est le genre de musique que lesnanas aiment. Enfin les « normales », pas lesPatsi-qui-nous-bassine-de-ses-moi-vivante-depuis-des-années...

Elle lui balança un sourire à faire tomberun régiment et annonça qu’ils avaient de lachance qu’elle ait plus d’humour que la plu-part des nanas dites « normales » et qu’ilétait temps de se mettre en route. Quel’heure passait et que le concert de ce soir nereculerait pas. Ils se tournèrent vers Kyle.

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— Ça ira. Je suis en forme.

— Reprends une douche et un litre decafé.

— Je crois que j’ai surtout besoin demanger, dit-il.

— Tu as envie de quoi ?

— M’en fous. Du moment que ça cale.Vous avez mangé quoi de bon ?

— Des raviolis froids ! répondirent-ils enriant.

— Il en reste ?

Tous se préparèrent pendant que Kyleavalait à la va-vite un truc qu’il avait faitmonter de la cuisine. Il aurait presque

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préféré une boîte de raviolis à cette espèce debouillie de viande indéfinissable et depommes de terre infâmes.

— Dis voir... demanda Steve en se pen-chant vers son oreille quand ils se ret-rouvèrent seuls dans le couloir.

— Quoi ?

— Tout à l’heure, quand Jet t’a demandéce qui t’était passé par la tête, il s’est gouré,ça t’est pas passé par la tête. Mais par lecœur.

— C’est une question, Steve ?

Il sourit.

— Depuis quand j’ai besoin de te poserdes questions ?

— Tu crois que c’est exploitable ?

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— Ça l’est.

— Patsi ne sera jamais d’accord.

Steve rit.

— Depuis quand on ne se branle plus des« Moi vivante... » de Patsi ? Allez, grouille !Ils nous attendent.

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Le compte à rebours avait commencé.Dans quelques minutes, il serait l’heure.Chacun des membres suivait son rituel depréparation avant la montée sur scène.Chacun respectait celui de l’autre. Steve lisaitpaisiblement dans un fauteuil à l’écart. Lelivre était le même depuis leurs tout débutset personne n’avait jamais pu obtenir de luis’il le relisait encore et encore ou s’il faisaitsemblant. Ses réponses variaient d’un jour àl’autre, si bien qu’ils avaient cessé de leharceler. Quand Steve avait décidé de setaire, il pouvait être plus muet qu’un mort.Et tout aussi têtu que Patsi qui, elle, irradiait.Qu’elle ait dormi dix heures ou zéro, avantchaque concert, elle exultait dans une nou-velle tenue. Elle exigeait deux miroirs en

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pied pour admirer son n’importe-quoi-élaboré-avec-précision, de face comme dedos. La scène est ma vie. Plus l’heureavançait, plus elle était sereine, alors que Jetpaniquait à l’idée de ne pas avoir suffisam-ment de baguettes de rechange. Comme siune chose pareille était possible. Commentdes cartons remplis de baguettes neuvesauraient-ils disparu ? Il en vérifiait la qualitésous toutes les coutures et, en supplément decelles qui étaient placées sous son tabouretsur scène, il en glissait toujours une pairedans sa poche arrière.

— Il faut toujours vérifier sa roue desecours pour le cas où...

— Pour le cas où quoi, Jet ?

— Ben, pour le cas où, s’énervait-il.

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Oui, pour être capable d’affronter la foule,le batteur avait besoin de cet épisode denervosité et de vérifications, quand Kyle aucontraire faisait entièrement confiance auxautres. Il savait que ses guitares seraient pré-parées selon ses consignes. Posées à leur em-placement exact. Avant l’explosion, il restaitassis sur le perpétuel canapé des loges et semassait les tempes en fermant les yeux. Il serepassait l’ordre des chansons, se demand-ant s’il les savait encore. Et s’il se trompait denotes ? Si j’avais un trou ? Kyle faisait confi-ance aux autres mais paniquait, en silence,quand il s’agissait de lui. Et pour se calmer, ilvisualisait une porte. La porte. Celle qui leconduisait au vide absolu. Il n’avait aucuneidée de la façon dont il s’y prenait, mais,dans ces moments d’extrême concentration— même plongé au beau milieu de la nervos-ité des autres — , il parvenait à trouver unchemin pour atteindre l’endroit sombre etvide où il pouvait tout oublier.

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L’itinéraire était toujours le même. Laporte était située juste après la peur de nepas être capable de faire le show. Selon lesjours, la peur était un sas de transition ou uncombat à mener. Mais dans tous les cas, endépassant cette terreur, Kyle Jenkins de-venait le Kyle-Mac-Logan-des-F... L’hommede scène. Qui ne vivait que pendant les deuxou trois heures de spectacle.

Et comme quasiment tous les soirs, Mi-graine s’était invitée. En pleine extase. Elledéversait sa douleur. Il connaissait les règlesdu jeu et savait qu’elle l’irradierait de façonviolente jusqu’à la seconde où il poserait unpied sur la scène. Où là, par miracle, elledisparaîtrait. Peut-être partait-elle bavarderavec la Peur ou bien s’installait-elle dans lepublic pour écouter et profiter du spectacle ?Puis, satisfaite — ou non, d’ailleurs — , ellerevenait « chez elle » jouir de sa place delunatique.

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Steve regarda sa montre et tapa dans sesmains à la façon d’une maîtresse d’école. Lestrois autres avec le même réflexe se suivirentdans les sous-sols labyrinthesques de la sallemoscovite. Ç’aurait pu être n’importe quellesalle de la planète. Tous les sous-sols seressemblent. À croire que sous terre, tous lesarchitectes du monde n’ont qu’une seule etmême idée.

Comme de coutume, Steve ouvrait lamarche à grandes enjambées pendant quePatsi et Jet parlaient, chahutaient et riaient.Le chanteur se plaçait toujours en dernier,silencieux. Concentré. Avec l’impression deparcourir des kilomètres dans les entraillesde béton avant de se faufiler, comme unclandestin, vers les bras de la liberté.

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Quand l’obscurité se faisait totale au boutd’un couloir, ils savaient qu’il ne restait quel’éternel escalier métallique avant la scène.Kyle n’entendait pas ses chaussures résonnersur les marches, mais seulement les batte-ments de son cœur jusqu’à ce que les applau-dissements et les cris éclatent avec l’appari-tion de Jet et de Steve. Ils couvraient tout lereste. Patsi attendait dix secondes avantd’apparaître les mains levées vers le ciel. Elledéchaînait des hurlements jubilatoires,saisissait sa basse et faisait jaillir des notesplacées à sa façon. Alors entrait Kyle. D’unregard et avec une joie aussi profonde qu’in-finie, Kyle Mac Logan embrassait la foule. Àelle seule, cette seconde durait une éternitéet suffisait à expliquer pourquoi il faisait cemétier. Juste pour ça. Cet instant de magiepure, cette rencontre unique entre l’attentede milliers de cœurs et l’énergie qu’il avait àdonner.

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Il glissa jusqu’à son micro qu’il saisitd’une main et brandit de l’autre sa guitare.

— Bonsoir Moscou ! Est-ce que vous allezbien ?

Des hourras et des cris les enveloppèrent.Jet frappa ses baguettes trois fois et le shows’enflamma. Il suffirait d’un regard échangéavec Patsi, Jet et Steve pour allonger àsouhait un morceau. Pour moduler ce quiavait été prévu et partager à quatre l’imprévuet l’intensité du présent. La musique lesfaisait fusionner. Peut-être plus encore, cer-tains soirs. La liberté est sur scène.

Ce soir-là, à Moscou, personne nesoupçonna ce que Kyle avait sur le cœur etdans le cœur. Lui ne cessa de ressentir lemouvement des cheveux de Coryn qui

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glissaient sur ses épaules... Il ferma les yeuxun peu plus que de coutume, sa voix fut plusgrave et il s’accrocha à son micro plus ferm-ement. Pour ne pas dériver... Puisquechavirer, c’est déjà fait.

Il sut qu’il avait rarement atteint une telleintensité d’émotion. Pour être à ce niveau-là,le travail ne suffisait pas, le talent et l’har-monie non plus. Il fallait que certainesblessures personnelles s’ouvrent plus pro-fondément et le transportent dans une autredimension. Le concert de Moscou fut pr-esque mystique. Et devint mythique. Il s’étaitpassé un truc qui le lendemain fut qualifiéd’exceptionnel par la presse. Les journalistesécrivirent que le spectacle avait été « un mo-ment de grâce. Mémorable. Le groupe atteintune sorte de maturité et explore avec subtil-ité des pistes nouvelles. Kyle Mac Logan estdéfinitivement un géant ». Le journaliste

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avouait ne pas trouver d’autre qualificatifpour retranscrire ce qu’il avait vécu.

Même Patsi en quittant la scène avaitsenti la différence. Elle avait glissé à l’oreillede Kyle que, finalement, aller à San Fran-cisco lui avait été bénéfique. Il l’avait rat-trapée par le bras.

— Et si on avait un enfant ?

— Qu’est-ce qui te prend ? T’es malade ?avait-elle dit en s’écartant.

Puis elle s’était immobilisée, inquiète etpaniquée.

— Je suis sérieux, Patsi. Épouse-moi etdonne-moi un enfant.

Elle avait eu un drôle de sourire et avaitmurmuré qu’elle réfléchirait... D’ordinaire,elle ne réfléchissait jamais avant de donner

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sa réponse ou son avis. À la vérité, elle étaitsi stupéfaite qu’elle n’avait pas pensé à de-mander pourquoi. Pas encore.

Peut-être que ce soir-là, Kyle aurait dit lavérité. Il lui aurait avoué qu’un enfant le li-erait à elle pour la vie. Il aurait une bonneraison de ne plus jamais penser à Coryn.

Mais était-ce une bonne raison ?

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L’avocat de Kyle traita avec celui que Jackavait sollicité en douce. Conclusion : il n’yaurait pas de procès. Dans les faits, Malcolmavait causé l’accident. C’était bien lui quiavait traversé sans regarder au beau milieude Maine Street, en dehors du passage pourpiétons. Il avait été prouvé que Kyle n’auraitpu l’éviter. Que sa vitesse et sa trajectoireétaient normales. Chuck Gavin avait claire-ment expliqué qu’un procès ternirait la car-rière américaine de M. Brannigan de façondéfinitive et qu’il avait plus à perdre que lechanteur. Jack avait pesté derrière les mursde la belle maison mais accepté les voitures,les puzzles et la figurine de Spider-Man, ainsique l’argent versé par ce connard de musi-cien. Il le plaça sur le compte de son fils. Il

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aimait être réglo avec les chiffres. Il étaitcomme ça. Juste, généreux et, en mêmetemps, quand sa femme ne portait pas saprogéniture, il lui collait des pains. Il pouvaitvivre avec « ça » sans que « ça » le perturbe.

Il demandait pardon, pas vrai ? Il offraitdes cadeaux, pas vrai ? Ses cours d’éducationreligieuse lui avaient appris que le pardonfait du bien à tout le monde. Au pardonnécomme au pardonneur, disait sa mère. Cetruc était resté en lui comme une véritéqu’on se transmet de génération engénération.

— Pardonne-moi, mon amour. Je t’aime.Oh ! Si tu savais comme je t’aime. Je mour-rais sans toi, Coryn. Je ne le fais pas exprès.C’est à cause de toi, tu le sais bien. Je t’aime,je ne recommencerai pas... Bla bla bla, blabla bla, bla bla bla... Je t’offre ces perles...

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Combien de fois Coryn avait-elle pardon-né à tort ? Assurément, trop. Elle avait ig-noré la petite voix qui susurrait que tout« ça » c’était de la connerie. Car il est deschoses et des individus qui ne changent ja-mais. Jack n’en avait nullement l’intention. Ildemandait un nouveau pardon à chaquenouvelle gifle. Un peu comme l’on s’acquittedu prix de quelque chose... Un peu commes’il n’y avait pas de conséquences aux actes...

Comment Coryn aurait-elle pu envisagersa vie ainsi ? Une succession de grossesses,de tartes dans la gueule, de coups dans leventre, de jambes écartées, de questions pré-cises, le tout mêlé de douces promesses, decadeaux, de confort haut de gamme ? C’étaittout simplement impossible. Pourquoi ?Parce que les choses sont progressives et nese déroulent jamais hors de leur contexte.

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Les journées se succèdent les unes aux autreset chacune apporte son petit truc qui con-struit une histoire bourrée d’horreurs. De-main reste porteur d’espoir. D’autant quependant les grossesses de Coryn, Jack secomportait normalement. Enfin, les coups nepleuvaient pas. Il laissait échapper des mots.Des mots abominables mais moinsdouloureux que son poing dans l’estomac,puisque la jeune femme ne les écoutait pas.

Et puis, il y avait le chamboulement hor-monal et émotionnel intense de la naissancede ses enfants. Toutes les joies quotidiennes.Leur odeur. Leurs petits bras autour de soncou. Leur peau contre la sienne. Leurs souri-res... Les promesses de Jack, son amour...Coryn savait qu’elle était isolée, dépendanteet à la merci de son mari. Mais elle ne s’étaitjamais demandé s’il était normal d’accepter« ça ». Pourtant, sensible et fine comme ellel’était, elle aurait dû se douter que les choses

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ne cesseraient pas et que Jack promettait cequ’il ne pourrait jamais tenir. Seulement, ycroire aurait sonné comme une condamna-tion irrévocable... Il y avait les enfants. Etmaintenant, il y avait la voix de Kyle de-mandant : « Vous aimez votre mari ? »

Valait-il mieux écouter un Jack qui pro-mettait ce qu’il était incapable de tenir ? Ouun Kyle qui lui demandait de déjeuner aveclui et qui ne pourrait pas le faire ? Qu’est-ceque ça veut dire de déjeuner avec uninconnu ? Est-ce que ça veut dire qu’il auraiteu envie de me tenir dans ses bras ?

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Coryn résista plusieurs mois. Puis, un jouroù Malcolm était en classe et Jack en visitechez des clients à Los Angeles, elle poussa laporte de la bibliothèque du quartier, fila aurayon musique et trouva rapidement les CDdes F... Elle donna une pile de livres illustrésà la petite Daisy qui s’émerveilla et s’assitdans un des fauteuils. Elle prit le premierdisque au hasard, le plaça avec soin dansl’appareil et appuya sur « play ». Chez elle, àBirginton, elle adorait écouter de la mu-sique... Ses parents et ses frères adoraient çaaussi. En particulier quand elle hurlait plusfort qu’eux. Mais pas Jack... Non, pas Jack.Surtout ne pas penser à Jack, maintenant.

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Coryn garda les yeux ouverts et écouta at-tentivement. Avec toute sa concentration.Elle ne savait pas trop si elle entrait dans lamusique ou si c’était la musique qui vivait enelle. Elle sourit, changea de CD lorsqu’unedame aux cheveux blancs assise un peu enretrait s’approcha.

— Une fois, j’ai entendu un personnagedans un film dire : « C’est ça, la beauté de la

musique. On ne peut pas te l’enlever1. » C’estdrôlement vrai, n’est-ce pas ?

— C’est joliment dit, rétorqua la jeunefemme blonde, mal à l’aise d’avoir étésurprise.

La vieille dame lui toucha la main.

— À mon âge, malheureusement, on perdla mémoire et on ne se souvient pas où on alu ou entendu les choses. Au début, j’étais

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très déçue d’être trahie par mon corps. Etpuis finalement, je me suis convaincue quece n’était pas si important que ça. Ce quicompte, c’est ce qui se passe là, dit-elle enposant sa main quelque part vers son estom-ac. Je vous souhaite une belle journée, ma-dame. Et un beau bébé à venir...

Coryn confia que c’était pour le moisprochain et la vieille dame la salua avec unegrâce élégante. La jeune femme se demanda,un court instant, si elle avait rêvé cette ap-parition. Ou non. Elle consulta sa montre. Letemps s’était enfui à toute allure. Ne restaitqu’une chanson. Elle appuya sur « play » etretint son souffle dès qu’elle entendit lesnotes que Kyle avait fredonnées à l’hôpital.

Est-ce que j’aime Jack ?

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Elle retira son casque. Elle ne pouvaitécouter la suite. C’était trop. Beaucoup trop,et des larmes montèrent. Ces saletés delarmes qu’elle contrôlait en permanence. Ellequi pensait n’avoir de pouvoir que sur sespropres larmes, voilà maintenant qu’elles lasubmergeaient. Alors elle se pinça le nez etinspira pour les refouler dans le plus profonddes abîmes.

2. Voir 2., dans les notes et remerciements, à la fin duroman.

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La jeune femme blonde remonta les ruesen direction de sa maison en poussant Daisy.Le vent de ce matin ressemblait à s’y mé-prendre au vent du printemps. Au vent demars. La météo à San Francisco estdéroutante... Elle gomme les saisons commeCoryn avait cru qu’il était possible d’oublierle musicien.

Pourquoi suis-je entrée dans cettebibliothèque ?

Comme elle s’en voulait ! Tant d’effortspour rien. Absolument rien. Des journéesentières à taire son cœur pour aller se noyerdans son propre chagrin. Elle n’aurait jamaisdû entrer. Oh ! Je n’aurais jamais dû... Puis

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brusquement, Coryn se plia en deux. Sonventre devint aussi dur que la pierre.

Déjà ?

***

En fin d’après-midi, quand Jack atterrit àSan Francisco, il ralluma son portable etconstata qu’il avait reçu quatre messages.Dont un de Katy, leur voisine. Pourquoi cettegrosse vache me téléphone ? Réponse de lagrosse vache :

— Bonsoir Jack ! Je vous appelle pourvous prévenir que Coryn est partie en ur-gence à la maternité. Vous allez de nouveauêtre papa ! Félicitations ! Oh ! J’oubliais devous dire que Malcolm et Daisy sont chezmoi. Ne vous inquiétez pas, je les feraidîner !

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Il récupéra sa voiture et fila dare-dare àl’hôpital.

***

— Pourquoi tu n’as pas appelé toi-même ?

Jack venait d’entrer dans la chambre 432.Avant même de demander si le bébé allait bi-en ou comment sa femme se portait, il posacette maudite question chargée de mots in-appropriés et Coryn eut un sombrepressentiment.

— Je n’ai pas eu le temps. C’est arrivé trèsvite.

Elle s’empressa d’ajouter que c’était unedeuxième fille. Qu’elle attendait qu’il soit làpour lui donner un prénom. Jack prit subite-ment conscience que le bébé était dans unberceau à côté du lit. Il se pencha pour

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regarder la petite qui dormait les poings ser-rés contre sa bouche.

— Elle est brune comme moi, mais elle estbelle comme toi.

Coryn frissonna. Elle pria de toutes sesforces pour que la petite ne lui ressemble pasplus tard.

— Christa ? C’est toujours ça ?

Elle hocha la tête.

— Tu étais où quand ça t’a pris ?

Voilà. C’est reparti. Elle choisit ses motsavec prudence et se remémora rapidementses faits et gestes. Avait-elle rencontré quique ce soit qui pourrait la trahir ? La petitevieille aux cheveux blancs, bien sûr. MaisJack n’était jamais entré dans une biblio-thèque de toute sa vie.

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— Daisy n’arrivait pas à s’endormir, alorsje suis sortie pour la promener avant d’allerchercher Malcolm. Et mon ventre est devenudur.

— Tu étais où ?

— Près de l’école.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

— Tu étais à Los Angeles !

— Oui. Mais pourquoi tu n’as pas appelé ?

— Je n’ai pas pu, Jack. Quand je suis ar-rivée chez nous, je ne pouvais quasimentplus marcher. Par chance, Katy m’a vue. Ellea téléphoné aux secours. C’est allé très trèsvite. J’ai perdu les eaux avant mêmed’arriver.

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Jack soupira et demanda pourquoiChrista était née en avance.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Pour les deux autres, tu avais dépassé leterme. Je ne pouvais pas me douter enpartant ce matin que tu allais accoucher dansla journée.

— Je le sais, Jack. C’est comme ça, elle vatrès bien.

La petite grogna et le nouveau papa l’at-trapa dans ses bras.

— J’aurais bien aimé que ce soit ungarçon.

Coryn se figea. Oh non ! Plus d’enfant.Elle ne voulait pas devenir comme sa mère.Elle n’avait pas encore trente ans et avaitdéjà trois enfants !

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— Je veux un autre garçon, affirma sonmari comme s’il avait entendu ses pensées.

Coryn murmura « oui, Jack », les yeuxbaissés.

— Ils te gardent jusqu’à quand ?

— Je peux sortir après-demain matin.

— Je serai là à neuf heures. Elle pèsecombien ?

***

À dix heures quarante-huit, Coryn poussala porte de la grande maison blanche sans re-garder le miroir. Jack ne demanda jamaiscomment l’accouchement s’était passé ni siles douleurs avaient été plus supportablesque les précédentes. Katy sonna aussitôt, ra-menant Malcolm et Daisy. Ils lui parurent

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immenses. Devant l’amabilité de son voisin,la grosse vache ne s’attarda pas mais prit letemps de s’enquérir de la violence descontractions.

— Juste pour me rappeler d’être prudenteet de ne pas oublier ma pilule ! dit-elle encaressant la joue de Christa.

Jack écouta sans entendre. Il s’octroyatrois jours de congé et la vie reprit son cours.

La jeune femme blonde ressentit encorede vives douleurs dans le bas-ventre. Plus in-tenses que les fois précédentes. Mais elle n’yfit pas attention. À l’hôpital, on lui avait ditque ça pouvait arriver pendant les premiersjours post-délivrance. Sauf que cette souf-france persista et devint intolérable quandJack la força le lendemain soir. Elle lâcha un

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cri qui réveilla le bébé et contraria Jack. Il seleva pour attraper Christa et la porta dans lesbras de sa femme. Avec un regard de re-proche. Puis, en une fraction de seconde,Coryn vit qu’il se reprenait. Il déposa unbaiser sur la joue de la merveilleuse-petite-princesse-qui-ressemblait-de-plus-en-plus-à-sa-maman et murmura à l’oreille de samerveilleuse-petite-femme :

— C’est bon de te retrouver.

Il contourna le lit de nouveau, se couchaet ronfla à la seconde. Heureux et satisfait.Christa finit de téter. Elle aussi s’endormitaussitôt. Coryn, non. Son ventre lui faisaithorriblement mal. De plus en plus mal.Même lorsqu’elle se leva pour aller aux toi-lettes. Ce fut pire au moment où elle s’al-longea. Une violente douleur la traversa etelle sentit une chaleur humide se déverser encascade entre ses jambes. Coryn n’eut que le

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temps de déchirer l’épaule de son mari avantde sombrer.

Les secours conduisirent la jeune femmeaux urgences du SF General Hospital oùMalcolm avait été opéré. Elle perdait beauc-oup de sang. Elle flottait entre deux mondeset sentait sa vie filer entre ses doigts. Non,pas maintenant. Je ne veux pas... Un méde-cin avec des lunettes rondes en métal seprésenta. Il expliqua qu’il lui injectait unproduit pour l’anesthésier. Qu’il ferait effetdans une ou deux minutes. Qu’elle pouvaitcompter à rebours avec lui. Il dit « 20, 19,18... » mais Coryn

ne compta pas. Elle vit Kyle demander :« Et vous ? » Puis son propre reflet dans leslunettes du médecin. Elle était l’autruche queJack avait gagnée au tir à la carabine et, si le

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néant ne l’avait pas engloutie, elle auraitrépondu :

— Non, je n’aime pas Jack comme j’ai rêvéd’aimer.

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Patsi réveilla Kyle. Il faisait encore nuit.Des klaxons hurlaient au loin dans une villedont il n’avait aucune idée du nom. Ni de ce-lui du pays ou du continent sur lequel ilsavaient joué la veille. Car ils avaient donnéun concert. Ça... il le savait. Mais à quelleheure étaient-ils rentrés ?

— Je ne veux pas d’enfant.

— Quoi ?

Il ne savait pas, non plus, s’il était en pleincauchemar ou violemment projeté dans laréalité. Mais une chose était certaine, Patsiétait debout, à moitié à poil, les bras croiséssur sa poitrine, et le fixait droit dans lesyeux.

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— Je réponds à ta question.

— Mais quelle question ?

— Celle que tu m’as posée à Moscou.

— Patsi ! Je dors !

— Eh ben, réveille-toi.

Elle s’assit à ses côtés et le secoua sansménagement.

— Écoute-moi bien. Je n’aurai pasd’enfant. Et je n’en adopterai pas.

Kyle se redressa.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas qu’un connard l’écrase lejour où il me lâchera la main pour couriraprès un putain d’écureuil. Je serais une

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mère indigne, insupportable, ingérable, irre-sponsable. Tu me vois, Kyle ? Regarde-moi.Moi ! J’ai bien réfléchi. C’est tout simple-ment impossible.

— Et moi ? Si j’étais capable d’être un bonpère ?

Patsi lui prit la main.

— Tu es Kyle Mac Logan. Tu fais partiedes F... Tu es en permanence plongé dans tesmusiques, dans tes pensées, dans ton mondeoù je ne veux pas que tu m’entraînes... Oùest-ce que tu caserais un gosse ? Soishonnête ! Reconnais-le !

Kyle se laissa retomber sur son oreiller etregarda le plafond.

— On est sur la route quatre-vingt-dixpour cent du temps, poursuivit-elle. Oùmettrais-tu un enfant ? Je ne descendrai pas

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de scène pour aller l’allaiter et je ne laisseraima place à personne, tu entends !

Elle s’allongea près de lui. Posa sa tête surson épaule et ajouta que oui, elle avait trèsbien réfléchi.

— Un gosse. C’est pas possible. Ni pourtoi. Ni pour moi. Enfin si on ne change pasde vie. Et moi, en aucun cas je ne le ferai.

Il savait que Patsi n’avait pas tort. Ellen’avait pas que des qualités, mais elle étaitauthentique et réaliste. Sûre de ses choix.C’était même pour ça que Kyle l’avait aimée.Elle n’avait atterri dans son lit que lorsqu’ellel’avait décidé. Elle avait dit qu’elle ne pro-mettait rien. Ni sur la durée. Ni sur rien...

— Quand j’en aurai marre de toi, je mecasserai.

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— Ça ne marche pas toujours comme ça,avait-il répondu alors.

— Si. Je l’affirme. On couche. On se casse.On s’aime. On reste un moment. Puis on secasse. C’est la roue qui tourne.

— Et « toujours », ça n’existe pas pourtoi ?

— Non. Enfin si. C’est possible quand tutombes amoureux à quatre-vingt-dix ans etque tu as un cancer généralisé.

— Je ne suis pas d’accord.

— Ce sont les stats. Les « toujours » onttoujours une fin. Ne serait-ce que parcequ’on crève...

— Je te prouverai que le « toujours »existe.

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— Si tu savais comme je m’en fous !290/921

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Kyle remercia Patsi de son honnêteté. Elles’endormit sur-le-champ comme toutes lesnuits pendant qu’il restait à contempler leplafond de cette chambre dont il ne savaittoujours pas à quelle ville elle appartenait.Des ombres se formaient au gré des pharesdes voitures qui passaient. Comme lesnuages en plein jour, elles dessinaient desvisages et des formes cauchemardesques. Ilse tourna vers la fenêtre, mais leur chambrese trouvait au vingt-deuxième étage. Ça, il enétait sûr. C’était lui qui avait appuyé sur lebouton de l’ascenseur en rentrant. À cettehauteur, aucune chance pour qu’un arbre vi-enne le récupérer dans ses branches. Il re-pensa au bouleau du parc de Coryn.

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Puis... à la jeune femme blonde.

Le « toujours » existe-t-il ? Putain, quisait si Patsi a raison ? Ses pensées di-vaguèrent indéfiniment et il supplia Mi-graine de le distraire. Mais telle unemaîtresse capricieuse, elle joua les invisibles.Ne restait que Coryn... Et s’il n’y avaitqu’elle ?

Peut-être avait-elle déjà accouché ? Sonventre renflait son pull, mais Kyle n’aurait pudire de combien de mois elle était enceinte. Iln’avait aucune idée sur la question. Tout cequ’il savait, c’était que l’accident avait eu lieule 23 mars et qu’aujourd’hui c’était... Queljour, merde ? Il fixa le plafond sans moulure.Il était plus bas et plus moderne que celui de

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Moscou. Les meubles de la chambre aussi.Ça, il le voyait. Il ressentit la douceur de cettenuit quand le taxi les avait déposés. On esten juin. Mais le jour lui échappait toujours.Quatorze. Quinze. Seize ? Il n’y avait pas denotes de musique qui s’appelaient ainsi. Desenfants, non plus. Serait-ce un garçon ou unefille ? Il se demanda ce que ça faisait d’ac-coucher. De porter un enfant. Il auraitvraiment aimé en avoir un, oui. Pourtant cen’était ni raisonnable ni possible. Corynn’était pas une option raisonnable... Nipossible.

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Cette nuit-là, plus que toutes les autres,Kyle eut envie de la voir. De voir ses yeux, deplonger dans son regard. Quand il s’avouaenfin qu’après tout ce temps les chosesn’avaient pas évolué d’un pouce et qu’il avaitencore cette irrésistible envie de la tenir dansses bras, il s’endormit. Pour se réveiller ensursaut une heure plus tard. Couvert desueur. Ses visions cauchemardesques le quit-tèrent dès qu’il ouvrit les yeux mais le mal-aise perdura. Lui laissant la très désagréableimpression d’être entouré de sang. Comme sila mort approchait. Kyle s’assit pour évacuerles images et se frotta les tempes. Il auraitvoulu que Patsi se réveille. Mais elle dormaitcalmement à côté de lui, la tête enfouie sous

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les draps, laissant juste dépasser quelquesmèches rousses ébouriffées.

Le jour allait bientôt se lever. Kyle sortitdu lit et s’approcha de la fenêtre. Le soleilapparaissait timidement derrière des nuagesde pluie. Des enseignes de toutes les couleursbrillaient dans les rues. Des enseignes avecdes idéogrammes. Il se souvint tout à coup.Je suis à Osaka. Il enfila son jean et le T-shirt qui traînaient sur le fauteuil puis resta àcontempler le ciel. Plus aucune étoile n’étaitvisible, et pourtant elles n’avaient pas fui del’autre côté de la galaxie. Elles étaient bel etbien là. Seul l’environnement était différent.Non, les choses n’ont pas changé.

Et ce cauchemar ne le quitterait pas. Ilavait toujours eu un sommeil léger, difficile,parfois entrecoupé de rêves abominables. Ilsétaient comme Migraine. Il ne luttait pluscontre eux puisque ça ne servait à rien.

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Il avait déjà rêvé de cris dans le vide, dehurlements muets, de meubles brisés, de laclassique chute depuis une falaise, de coups,mais rarement de sang. C’était inhabituel.Pourquoi du sang ? Il consulta la montre quePatsi avait laissée sur le comptoir. Cinqheures du matin à Osaka. Midi à San Fran-cisco. Il composa le numéro de Jane qui ré-pondit à la première sonnerie. Elle était auvolant et lui demanda de ne pas couperpendant qu’elle se garait. Elle entendait sonfrère aussi clairement que s’il avait été assissur le siège passager.

— Tu as mal à la tête ?

— Non.

— À ta voix, soit tu n’es pas couché, soit tun’arrives plus à dormir.

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Kyle ne parla pas du cauchemar. Sa sœuraurait été inquiète.

— Quel temps à San ?

— Enfin meilleur. Vous êtes toujours enAsie ?

— Osaka précisément.

— Quelle veine !

— Viens.

— Dans une autre vie.

Il resta silencieux et Jane se lança. Elle sedoutait bien de la raison pour laquelle il ap-pelait. Quand il se taisait ainsi, elle savait ceque ça voulait dire. Elle trouvait déjà qu’ils’était montré extrêmement patient. D’ordin-aire, pour tout autre sujet, Kyle l’aurait har-celée sans cesse.

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— Dan continue ses rondes, tu sais. Il atraîné ses guêtres dans le quartier le soir et lajournée et, a priori, il n’a rien constatéd’anormal.

— Tant mieux, dit Kyle. Tu le remercierasde ma part.

— Je n’y manquerai pas.

— Et toi, ça va ? enchaîna-t-il.

— Oui. Plutôt pas trop mal.

— Oh ! Une étape serait-elle franchie ?

— Ce soir, Dan me présente aux futursbeaux-parents de sa fille Amy.

Kyle émit un long sifflement.

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— Waouh ! C’est une officialisation, ça !

— Ça y ressemble.

— Tu es heureuse ?

— Ouais, souffla-t-elle. Comme une ad-olescente qui va rencontrer la famille de soncopain.

— Il y aura l’ex de Dan au mariage ?

Jane laissa passer une brassée desecondes. Qui pesait une tonne. Qui avait lepoids exact de ce qu’elle avait consenti pourvivre son amour avec Dan. Le fait d’avoir étésa maîtresse, le divorce éprouvant toujoursen cours, les exigences d’Arla qui ne voulaitpas que ses enfants mettent un pied dans LaMaison...

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— Elle ne veut pas me voir depuis sa placeà table et, finalement, je trouve que c’est unebonne idée.

— C’est pour quand ce mariage ?

— Dans deux semaines ! Et je n’ai pas en-core choisi ma tenue ! D’ailleurs, j’étais enroute...

— Tu féliciteras Dan pour sa fille et tu leremercieras aussi pour ses rondes. Il n’a pasprévu de les arrêter ?

La voix de Kyle eut un truc qui ne surpritpas Jane. Elle faillit lui dire qu’il vaudraitmieux qu’il oublie Coryn... mais s’abstint.Toujours savoir la boucler à temps.

***

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À Osaka, le jour franchement levé pro-mettait des nuages. Kyle ferma les yeux, lecauchemar avait la vie dure. Il fit défiler sonrépertoire. S’arrêta à la lettre S. Descendit auSF General Hospital. Fit partir l’appel. Puisraccrocha en toute

hâte comme si Patsi l’avait pris sur le fait.Il se resservit du café et but une longue gor-gée. Il resta debout à hésiter... À peser lepour et le contre... Il consulta de nouveau lamontre. Midi dix. Le courage ne lui man-quait pas tant que ça d’ordinaire. Il étaitplutôt direct. Posait des questions claires.Pourquoi hésiter et perdre un temps capitalquand on sait que la vie est toujours courte— même quand elle est longue ? Alors il posasa tasse et rejeta sa mèche, s’empara de nou-veau de son téléphone. Appuya sur le derniernuméro composé et une opératrice répondit.Il demanda à parler à Mme CorynBrannigan.

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— Quelle chambre ?

— Je ne sais pas.

— Quel service ?

— Maternité, je crois.

La communication fut lancée et avant queKyle ait le temps de réfléchir à ce qu’il faisait,une seconde personne lui redemanda lenuméro de la chambre. Il répondit qu’il ne leconnaissait pas. La femme annonça que surses listes des patientes de la journée, ellen’avait personne à ce nom. Il allait rac-crocher, mais elle l’informa qu’elle le trans-férait en gynécologie.

— On ne sait jamais. Il arrive qu’onmanque de lits en maternité et qu’on placenos patientes en gynéco. Ne quittez pas, s’ilvous plaît. Oh ! Vous savez quand madameBrannigan a accouché ?

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— Ces jours-ci.

Réponse idiote, se dit Kyle, désemparé.Pourtant l’infirmière ne fit aucun com-mentaire et bascula l’appel. Une fois encore,il resta suspendu à son téléphone. Sanspenser. Surtout, il ne fallait pas qu’il rais-onne. Une troisième femme — qu’il imagina,au son de sa voix, vieille et fatiguée — le fitde nouveau patienter. Il répéta ce qu’il avaitprécédemment énoncé et entendit le cliquet-is des touches. Enfin la voix annonça avec lemême ton plat :

— Vous l’avez ratée de peu. MadameBrannigan vient de rentrer chez elle.

— Elle a accouché ?

— Ça, monsieur, je ne peux vous le dire.Je vois juste sur mon écran qu’elle a quitténotre service dans la matinée.

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Kyle s’empressa de dire qu’il était un amitrès proche et qu’il n’arrivait pas à la joindreparce qu’il travaillait à l’autre bout dumonde, à Osaka et que... La dame n’écoutapas la fin.

— Je ne devrais pas vous le dire, maisvotre amie est arrivée pour une hémorragie.

— Une hémorragie ? répéta-t-il, stupéfait.Après son accouchement ? Et le bébé ?

La femme hésita un instant puis dit quel’enfant et sa mère se portaient bien.

— Vous en êtes certaine ?

— Monsieur, nous ne laissons sortir lesgens que lorsqu’ils sont guéris !

— Merci. Merci beaucoup.

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Le musicien s’empressa de raccrocher av-ant qu’on lui demande son nom. L’enfant etsa mère se portent bien. Il ne put retenir unsourire. Il avait toujours pensé que leséchanges entre les hommes ne se résumaientpas qu’à des paroles. À des gestes. Ou encoreà des regards. Que les communicationsn’étaient pas uniquement synonymes deréseau routier, téléphonique ou d’Internet.Était-ce ce qu’il avait dit, le ton qu’il avaitemployé, ce que cette femme avait en elle oubien l’alchimie de tout cela qui l’avaitpoussée à lui confier cette information ?

Comme tout le monde, Kyle n’avait pasbesoin de preuve mais adorait en recevoir. Etvoilà bien une preuve que, malgré la dis-tance, Coryn et lui restaient liés. Il se dit quesi seulement il n’avait pas raccroché à sapremière tentative, il aurait pu entendre savoix. Et puis quoi ?

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Et puis une terreur le saisit, et si Jack ap-prenait qu’il avait appelé ? Kyle regarda l’ho-rizon et sentit, exactement comme lorsqu’ilsentait sa musique, que le Connard ne lesaurait pas. Jamais.

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Coryn avait oublié sa barrette dans lachambre qu’elle venait de quitter. À l’instantoù elle s’en rendit compte, elle planta sonmari devant les portes de l’ascenseur etpartit la rechercher à grands pas dans ledédale des couloirs. Jack cria, elle réponditqu’elle revenait tout de suite. Elle passadevant le comptoir des infirmières. Onl’interpella.

— Madame Brannigan ?

— Oui, dit Coryn en se retournant.

— C’est bête, je vous croyais déjà partie.

— Oh ! J’ai oublié quelque chose dans lachambre.

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— Si j’avais su, j’aurais dit à ce monsieur,à votre ami, précisa-t-elle, de patienter.

— Mon ami ?

Aucun ami — ni aucune amie — ne l’ap-pelait jamais. Même pas ses parents qui at-tendaient qu’elle téléphone.

— Votre ami d’Osaka.

— Oh ! rougit Coryn. Merci.

L’infirmière leva les sourcils.

— Il voulait savoir si vous aviez accouchéet j’ai dit que...

— Oh ! Ce n’est rien, la rassura Coryn enpartant aussi vite qu’elle le put en directionde la chambre qu’elle avait occupée. L’esprittrop agité pour calmer son cœur. Mon amid’Osaka... Elle remercia saint Oubli d’avoir

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fait en sorte qu’elle laisse sa barrette — etsurtout d’avoir abandonné Jack derrière elleavec la valise, Daisy à la main et Christa dansles bras. Elle poussa la porte et se dirigeavers la table de chevet. Elle extirpa le derniermagazine du tiroir du bas. Page trente-deux.La photo était légèrement floue, Coryn latrouvait parfaite. Elle avait été amusée que labibliothécaire de l’hôpital lui donne cemagazine-là parmi un choix impressionnant.

Elle avait tourné les pages en lisantchacun des articles, elle avait regardé lesdossiers mode et s’était demandé à quoi elleressemblerait dans des tenues aussi bizarresqu’élégantes. Elle avait esquivé les recettesde cuisine — par pitié, pas de recettes... —pour tomber sur une photo. Ses mainsétaient devenues moites. Voilà commentKyle travaillait. La photo montrait les F... surscène. On apercevait la foule qui levait des

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milliers de bras. On voyait la passion et l’én-ergie du concert.

Elle avait lu le reportage consacré augroupe. Elle avait appris quand et commentil s’était formé. Et quand le succès les avaittouchés du doigt. Elle avait regardé lesquelques photos de leur ascension, avait luque Kyle et Patsi étaient « ensemble » depuisquatre ans. Elle l’avait trouvée magnifique.Patsi respirait la liberté, et la jeune femmeblonde se surprit à envier la jeune femmerousse.

D’ailleurs, elle enviait toutes celles quisavaient s’imposer. Elle se demandait oùelles trouvaient le courage dont elle man-quait cruellement. Oui, Coryn avait enviéPatsi pour ça. Et pour tout un tas d’autresraisons... Forcément.

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Elle avait dissimulé ce magazine avecd’autres dans le dernier tiroir de la table dechevet coincée derrière le berceau de Christa.Elle avait bien conscience que c’était un petitacte de résistance — de liberté ? — qui étaitplus facile que de taire ce qui résonnait enelle. Le bien comme le mal. La musiquecomme les cris. Si Kyle avait la chanced’avoir son talent, sainte Nature avait dotéCoryn d’une excellente mémoire... C’est monseul vrai cadeau de la vie, se disait-ellesecrètement. Et quel cadeau ! Je ne sais rienoublier. Elle refusait de voir sa beauté parcequ’elle la considérait comme responsable deson destin. Elle croyait que si elle avait étéun peu moins belle, ou même carrémentmoche, son père n’aurait pas eu à la marier sijeune à Jack... Les choses auraient étédifférentes. Elle aurait eu un petit copaingentil avec qui elle se serait installée à Bir-ginton. Ils auraient eu un enfant. Peut-êtreun deuxième. Elle aurait continué à travailler

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au Teddy’s. Elle aurait ri des blagues descuistots et organisé des soirées avec ses cop-ines. Oui, elle aurait eu des amies avec quielle aurait vidé des pintes de bière. Elle seraitallée voir des concerts... Je n’aurais pas ren-contré Kyle.

Coryn jeta un regard par la fenêtre. Quellevie... pensa-t-elle, ne sachant pas trop si elleévoquait celle du musicien ou la sienne. Queltemps fait-il à Osaka ? À San Francisco, levent fouettait les arbres. Elle attacha rap-idement ses cheveux en une espèce dechignon et jeta un dernier coup d’œil à laphoto. Elle sourit en relisant la légende.« Concert pharaonique des F... à Singapour.Le groupe terminera sa tournée asiatique àOsaka. » Ils étaient donc arrivés. Quelleheure est-il à Osaka ?

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Elle ne se demanda pas pourquoi Kyleavait téléphoné. Seul comptait qu’il l’ait fait.Oui, il avait appelé et lui avait demandé dedéjeuner avec lui. Peut-être est-il mon seulami ?

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Le musicien posa son téléphone et restacloué sur le canapé. Il attrapa sa guitaredébranchée et la tint contre lui. Il joua dansle vide. Il joua ce qu’il avait écrit dansl’avion. Le morceau « trois ». Ce truc étaitbon. Il le savait. Il était juste et il savait pour-quoi il ne plaisait pas à Patsi. Ce matin, Kyles’en moquait. Une seule et unique penséel’empêchait d’avoir mal à la tête : Coryn vabien.

***

S’il existait dans l’univers un comptablechargé de relever le nombre de fois où, à desmilliers de kilomètres de distance, Coryn et

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Kyle avaient « senti » l’autre, il aurait eu letournis en faisant l’addition finale.

Tous les deux rêvaient de l’autre commed’être avec l’autre. Mais tous les deux se lerefusaient. À leur façon. Avec leurs propresmensonges.

Ils ne voyaient qu’un monde d’« im-possibles » entre leurs vies et pourtant unpont avait été jeté. D’une manière ou d’uneautre, leur rencontre avait engendré des lienspuissants. Déstabilisants. Terribles. Si...tentants. Cette femme avait poussé Kyle dansses retranchements et cet homme avaitouvert une brèche chez elle.

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Coryn rejoignit Jack qui, toujours plantélà où elle l’avait laissé, demanda sèchementpourquoi elle avait mis autant de temps. Ellerépondit qu’elle avait dû chercher la barrettepartout dans la chambre.

— Qu’est-ce qu’elle a de particulier ?

— Malcolm me l’a fabriquée pour la fêtedes Mères ! dit-elle sans ajouter le « tu ne tesouviens pas ? » qui lui démangeait leslèvres.

Mais ce genre de remarque aurait assuré-ment vrillé les nerfs fragiles de son mari.

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La jeune femme blonde retrouva leurmaison avec les choses à leur placehabituelle. Aucun soignant n’avait demandéce qui s’était véritablement passé, puisqu’unerévision utérine avait été réalisée dans l’ur-gence à son arrivée à l’hôpital. Tout le per-sonnel s’était concentré sur l’évolution posit-ive de la situation et le bien-être de l’ador-able bébé comme celui de sa maman. Corynn’avait rien dit non plus...

Son mari revint tous les samedis soir avecdes fleurs fraîches. Il offrit à sa belle unemontre avec deux diamants incrustés à l’ex-trémité des aiguilles. Elle la trouva moche,mais remercia. Jack évita les relationssexuelles comme l’avait fermement ordonnéle médecin. Il se montra patient...Forcément.

Il attendit les six semaines indiquées. Pasun jour de plus, et se rattrapa. Exigea de

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nouveau que sa femme-au-visage-de-poupée-et-à-la-peau-de-velours se soumette.Pour la première fois de toute sa vie, elle priasainte Fécondation avec toute l’énergie pos-sible pour ne plus jamais tomber enceinte et,un soir d’extrême courage, un soir où elle re-pensa à la photo de Patsi sur scène, Coryn dit« pourquoi ? » quand Jack mit la radio enmarche en déboutonnant son pantalon.

Sans plus d’explications, il l’attrapa parles cheveux et l’envoya se fracasser contre lemur opposé de la cuisine. Coryn tomba àgenoux. Sa lèvre supérieure se déchira surses incisives, laissant échapper une goutte desang rouge sombre. Elle explosa sur le carrel-age immaculé. Suivie de dizaines d’autresgouttelettes. Jack s’agenouilla. Implora sonpardon. Avec une douceur infinie, il épongeale sang et articula clairement au milieu d’untorrent d’excuses qu’elle lui appartenait et

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que parce qu’elle lui appartenait, il pouvaittout décider de sa vie. Pour son bien.

— Je ne voulais pas te faire de mal, maistu m’y as obligé. Je t’en supplie, pardonne-moi. Oh ! Mon amour, si tu savais comme jet’aime.

Coryn dissimula sa coupure sous sonrouge à lèvres, baissa un peu plus la têtedans la rue et dit à Malcolm qu’elle s’étaitcognée en voulant ramasser une cuiller. Sonfils sourit et repartit jouer. La jeune femmesongea qu’il n’avait rien vu, au lieu de penserqu’elle lui avait menti. Et le quotidien repritson cours. Elle ne demanda plus jamais« pourquoi ». Ne dit plus jamais « non ». Leschoses restèrent désespérément identiqueset la jeune femme attendit que les journéesmeurent.

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Jusqu’à quand... ?

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Les F... profitaient de quelques jours derelâche dans un hôtel au bord de la splendideplage de Palm Beach près de Sydney. Il leurrestait quatre jours avant de remonter surscène en Thaïlande. Depuis deux nuits, Patsiavait mis les voiles chez « une amie », lais-sant Kyle seul dans sa luxueuse chambre.

— Parce qu’on finit par se marcher sur lespieds dans ces piaules ! Parce que tu me faischier ! Parce que je suis de l’avis de Steve etde Jet, j’ai envie de m’installer à Londres.

— J’ai dit oui ! avait-il lancé.

Elle l’avait fixé droit dans les yeux.

— Tu dis oui, mais tu penses non.

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Sur ce, elle avait claqué la porte. Peut-êtreétait-ce Londres qui la gonflait ? Peut-êtreétait-ce autre chose ? Comme dans toute re-lation, les choses commencent à déraperquand A veut un truc dont B ne veut pas en-tendre parler alors que pour A c’est capital.Les conseillers matrimoniaux appellent çaun bug naturel dû à la routine du quotidien.De n’importe quel quotidien. Les psys disentque c’est lié à un différend plus profond quiressurgit dans un moment d’endormisse-ment des sentiments. Les sexologues expli-quent qu’une série de dessous en dentellenoire pour Madame seraient la solution ouéventuellement un voyage à Venise avec desvalises remplies de sex toys et autres délices.D’autres expliquent, preuves à l’appui, que,de toute façon, c’est la faute de leurs mèresrespectives. Les plus sages, comme Steve,concluent par un réaliste « shit happens »résumant efficacement la situation.

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Leur producteur, Mike Beals de Crank La-bel, avait récemment proposé de mettre àleur disposition exclusive le mythique studioThe River de Londres qu’il venait d’acquérir.Ce qui était extrêmement tentant. Les musi-ciens auraient là toute la liberté nécessairepour créer à leur guise.

Kyle avait été le seul à émettre desréserves.

— Mais on a déjà tout !

— Non. Il nous manque le temps. Chaquefois qu’on enregistre, on se plaint du manquede temps. Combien de fois on a prié pouravoir notre propre lieu ? avait rappelé Jet.

— Ça me plaît bien, cette pression. J’aimetravailler avec cette espèce d’urgence.

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— T’as pas toujours dit ça, Kyle !

— ...

— Je t’entends encore gueuler que t’auraisfait mieux si tu avais eu plus de temps !

— Peut-être... Et pourquoi on nedeviendrait pas carrément producteurs...

— Tu es prêt à t’en occuper ?

Kyle et Jet s’étaient tus. S’étaient fixés.Patsi, qui appliquait sa troisième couche devernis rouge, avait soufflé sur ses doigts etregardé Steve. Jet s’était tourné vers lui.

— Toi qui sais compter au-delà de troiszéros, avait lancé Jet avec impatience, rap-pelle à notre coéquipier ce que le contrat deLondres représenterait s’il devenait uneréalité.

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Steve avait soupiré. Il détestait qu’on lemette en position d’arbitre. Mais il avait re-poussé sa casquette à carreaux en arrière,placé ses mains dans ses poches et, sur le tonle plus neutre possible, avait résumé :

— Travailler à Londres représente la liber-té de créer à notre guise et aussi pas mal dedollars en plus.

— On sera payés en dollars ?

— Kyle ! Putain, avait réagi Jet, tu le faisexprès ? Faudrait être con pour refuser uneoffre pareille !

Le musicien avait interrogé Steve duregard.

— Moi aussi, je suis partant. Je mentiraissi je disais que je n’en rêve pas.

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— Ouais. Mais de là à s’installer définit-ivement où ça caille...

— Ça caille pas plus qu’à San.

— Y a pas l’océan à Londres.

— Y a la Taaaamise, avaient répondu lesdeux garçons en chœur.

— Tu parles d’un océan !

— Merde, Kyle ! Crank nous offre un stu-dio ! Rien que pour nous. Et tu sais quel stu-dio, n’est-ce pas ?

— Financièrement, on est méga-gagnants,avait insisté Jet.

Exceptionnellement, Patsi avait gardé lesilence pendant toute la conversation. Kyleavait touché ses bottes à talons vertigineuxdu bout des siennes. Elle mâchait son

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chewing-gum et éclatait ses bulles avecfracas, les yeux fermés. Elle n’avait passoulevé les paupières quand il avait dit :

— On pourra y aller vraiment quand onveut ?

— Ouais. C’est dans le pré-contrat que tun’as pas lu, dit Steve.

— Vous l’avez très bien fait pour moiapparemment, avait-il rétorqué, regrettantaussitôt ses mots et le ton qui les avait em-portés trop vite.

— Il ne tient qu’à toi de t’intéresser ànotre évolution, Kyle, avait repris Jet,cinglant.

— C’est pas « à nous », mais on aura lesclés de façon permanente. Si ça peut terassurer, c’est écrit noir sur blanc. Là. Tupeux vérifier.

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Steve avait pointé son doigt sur la liassede papiers qui trônait sur ses genoux. Kyleaurait juré qu’il l’avait apprise par cœur.

— Et si on a envie d’enregistrer ailleurs ?Dans d’autres pays ? Si l’inspiration ne vientpas dans leur putain de studio ?

— J’vois pas pourquoi ! T’as toujours ditque tu te foutais de l’endroit où tu créais !Qu’est-ce qui te prend ?

Patsi avait soulevé ses faux cils d’unetonne. Les avait fusillés du regard en tirantsur ses boucles avec agacement.

— Il a que c’est loin de Jane, avait-ellelancé en crachant son chewing-gum dans lapoubelle.

Elle s’était levée. Avait traversé la pièce etétait sortie sans claquer — exceptionnelle-ment — la porte. Jet et Steve avaient fixé

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Kyle. Ils le comprenaient, mais compren-aient également la musicienne. Elle ne savaitrien concernant Coryn mais avait, cepend-ant, très bien assimilé que San Franciscoavait encore des résonances.

— Ben, on dirait que ça chauffe en cemoment.

— J’sais pas si ça chauffe ou bien si çarefroidit.

— Moi je dis shit happens. Point barre,avait asséné Steve.

— Ce serait pour quand ?

— Quand on veut, Kyle. Mais septembresemble le moment idéal. On entamera unesérie de dates européennes.

— Et ta Lisa ? Qu’est-ce qu’elle en pense ?

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— Lisa tourne deux films par an et adoreLondres, avait rétorqué Steve. Quant à Jet...

... Il leur avait adressé un doigt d’honneurqui se voulait un point final. Le batteurvenait de mettre un terme à cinq ans de« problèmes » et n’avait aucune intention derouvrir le dossier.

Steve avait raison. Ils passaient le plusclair de leur vie sur les routes ou dans les avi-ons. Kyle, lui-même, en arrivait à ne plus sa-voir les lieux et les dates. À cet instant, si onlui avait posé la question, il aurait eu unvéritable doute sur la couleur des meubles desa cuisine à Los Angeles. Enfin, de la cuisinede la maison qu’il avait achetée avec Patsi etoù, apparemment, elle n’avait plus envie defoutre les pieds. Londres ou Los Angeles nefaisait finalement pas beaucoup de

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différence. Il répondit que Londres était laville de la musique.

— T’en profiteras pour revoir ta garde-robe, s’était réjoui Steve avec un regard versJet.

Tous les deux avaient eu le même rire quelorsqu’ils sortaient du lycée et qu’ils filaient àla plage avec leurs guitares et leurs surfs.Tous les deux avaient cédé à la mode, à ceque la fille qui les accompagnait leur faisaitporter. Tous les deux, mais pas Kyle. Il enfil-ait ce qui lui tombait sous la main. Lesmiroirs, c’était comme les photos ou les art-icles, il ne les regardait jamais. Ça prenaittrop de temps... À quoi bon s’attarder sur cequi ne peut être changé de toute façon ?

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À vrai dire, cette fuite du temps l’obsédaiten permanence. Même à trente ans, il trouv-ait qu’une vie ne serait jamais assez longuepour tout voir et tout faire, tout ce dont ilrêvait. Et pourtant... lui avait de la chance. Ilen avait conscience. D’autres étaient moinsgâtés. Et Coryn ?

***

— Kyle ! Putain ! Lève-toi.

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Steve se tenait à cinquante centimètres delui. Sa carrure immense semblait comblertoute la chambre.

— Mike Beals est arrivé pour la signature.

— Merde ! dit le chanteur en s’éjectantd’un bond du lit.

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— Patsi est dans ma piaule. Le café, aussi.

Kyle enfila son jean, son T-shirt blanc, sesConverse.

— Elle... ? demanda Kyle.

— ... a pris un coup de soleil. Shithappens ! dit-il avec un clin d’œil.

Kyle emboîta le pas à Steve. Le couloirvert vif lui sauta aux yeux comme s’il le voy-ait pour la première fois. Le short à fleurs deson ami, aussi. Patsi était en grande conver-sation avec Mike Beals. Ils riaient. Elle nejeta pas un seul regard dans la direction deKyle qui attrapa la tasse tendue par Jet. Tousprirent place autour de la table. Mike relutavec eux le contrat. Le chanteur ne posaaucune question. Ils signèrent et sortirentdéjeuner dans un restaurant sur la plage. Le

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soleil était aussi énergique que le vert vif ducouloir. Le jeune homme ne quitta pas seslunettes de soleil et se maudit d’avoir mis unjean. Les autres se moquèrent de lui.

— Ce n’est pas moi qui programme desdates dans cette région du monde à cettepériode de l’année.

— À propos de dates, la prochaine fois,Mike, ne nous colle pas un trou d’une se-maine dans cette région du monde, lançaPatsi.

— Pourquoi ? Ils n’ont pas la bonne crèmesolaire ?

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Patsi réintégra leur chambre et leur lit. Ilsfirent l’amour. Sans un mot. Sans une explic-ation. Ils refirent leurs bagages et reprirentdes avions pour jouer encore. Le travail leurréussissait mieux que les jours off.

***

Jane trouva que Londres représentait unechance formidable.

— Ça ne t’empêchera pas de revenir àNoël, n’est-ce pas ?

— Non.

— Tu as l’air fatigué.

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— Je rentre du boulot.

— Et tu ne dors pas...

— Comment s’est passé le mariage d’Amy,au fait ?

Jane évoqua le sourire radieux de Dantandis qu’il donnait le bras à sa fille et le re-gard assassin d’Arla dans les toilettes lorsqueles deux femmes s’étaient malencontreuse-ment croisées. Le menu de bon goût, ledernier Woody Allen qu’elle avait adoré et,comme toujours depuis ces derniers mois,sans que Kyle pose la question, elle l’informades rondes ponctuelles dans la rue de Coryn.

— Il l’a vue sortir de chez elle avec sestrois enfants. RAS, Kyle.

Il n’ajouta rien et se dit que Londres étaitdonc une bonne option. Même une excel-lente. Elle l’éloignerait de San Francisco et

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de la tentation, les jours de solitude... Lesjours de vent dans les branches... Parce quele cauchemar ensanglanté d’Osaka n’avaittoujours pas été balayé. Si bien que, detemps à autre, le rouge sombre, presquenoir, revenait. Identique. Angoissant. Froid.Kyle n’arrivait pas à le mettre en musiquepour s’en débarrasser. Pas plus qu’il n’ar-rivait à parler à Patsi. Le courage lui man-quait. Il avait l’estomac noué et peut-êtreperdu deux ou trois kilos. Le musicien auraittant voulu être un homme bien. Sans se for-cer. Être naturellement bien. Mais cesderniers temps, il avait cette désagréable im-pression de n’être... qu’un type qui attend etqui n’a pas le cran de parler franchement àPatsi. Ou à Coryn.

Pourtant, quitter Patsi, était-ce à ce mo-ment envisageable ? La réponse tenait entrois petites lettres. N-O-N. Et appeler Corynl’était encore moins. Son intuition déroula la

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flopée de mauvaises raisons. Il y avaitd’abord la liste des numéros appelants dé-taillés clairement sur les factures, les ho-raires de Jack, les questions qu’il pourraitposer sur tel indicatif ou tel autre, les con-séquences des questions... Kyle ne pensaitqu’à la protéger. À la tenir dans ses bras.Appeler la mettrait en danger.

Oui. Si Londres était une chance, il y avaitcependant une chose que Kyle Mac Logann’arrivait pas à remettre en question. Ce qu’ilavait ressenti à propos de Brannigan.

Quoi qu’ait pu dire Coryn dans le parc.

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Quand Jack revint en début d’après-midice jour-là, Coryn trembla en entendant lavoiture se garer dans l’allée. Elle se précipitaauprès de Christa et la réveilla pour qu’elletète. Comme un rempart. La petite se laissafaire, surprise. Elle regarda sa mère et sourit.Mon Dieu, comme je t’aime, pensa Coryn.

Son mari ouvrit la porte de la chambre,vainqueur. Il brandissait des documents aubout de sa main tendue. Pourtant, ce fut sonsourire que Coryn vit en premier.

— Devine un peu ce que c’est ?

— D’ici, je ne vois pas.

— Ces cinq morceaux de papier sont enréalité cinq billets d’avion.

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— Oh ! murmura-t-elle, abasourdie.

— Tu ne demandes pas pour où ?

— Si. Si.

Jack plongea ses yeux dans ceux de safemme.

— Alors, dis-le.

Coryn prit sa respiration. Aujourd’hui,Jack avait envie de jouer. Si quelqu’un luiavait demandé quand avait commencé cedrôle de jeu, elle n’aurait su dire si son maril’avait instauré dès le début ou bien si elle nes’en était rendu compte que récemment.Mais dans tous les cas, elle n’avait pasd’autre choix que d’y participer. Alors elledemanda :

— Quelle est notre destination ?

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— Londres et Brighton.

— Vraiment ? Londres...

Elle entendit Jack annoncer qu’il était le« meilleur vendeur de l’année » de tout leréseau mondial de la marque Jaguar. Il allaitêtre décoré officiellement à Brighton pour lecongrès annuel.

— J’ai gagné. Et je vous emmène avecmoi.

— Nous tous ? demanda-t-elle avec uneinflexion dans la voix qu’elle regrettaaussitôt.

Jack tira le pouf et s’assit en face deCoryn. Il caressa sa joue et sa nuque.

— Tu n’imagines pas que je vais te laisserseule dans ce pays de sauvages. Vous venez

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avec moi et nous en profiterons pour voir lamaison de mes parents.

— Nous allons y dormir ?

— Coryn ! Tu sais très bien qu’elle estlouée.

Les yeux de Jack ne disaient pas que safemme était idiote, non, ils attendaientqu’elle demande où ils allaient dormir.

— Où allons-nous loger ?

— Dans un très bel hôtel.

Coryn prit soin d’articuler la question àmille points que son mari voulait entendre.

— Lequel ?

Jack récolta les points et sourit.

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— À Londres, le Barley House, celui que tutrouvais si beau.

— Oh ! Le Barley House, répéta Corynsans quitter les yeux de Jack qui attendaientmaintenant la question à dix mille points.

La jeune femme la voyait clairementdanser dans le noir de ses iris. Elle eut unefulgurante envie de ne pas la poser et d’af-firmer « Formidable ! J’irai voir mes parentset mes frères ! » Mais ce genre de rébellionpouvait faire très mal. Alors, comme unegentille petite femme, elle demanda avec unjoli point d’interrogation qui lui noua lagorge :

— Est-ce qu’on pourra rendre visite à mafamille ?

— On pourra, effectivement.

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Coryn sourit. Elle y mit tous les pointsqu’il attendait. Il embrassa ses lèvres.

— Tes parents n’ont encore jamais vu lesfilles. Et Malcolm est si grand maintenant.

Et puis, exactement sur le même ton, ilajouta : « Tu me pardonnes ? » Coryn dit« oui ». Ces trois petites lettres valaient deuxmillions de points. Elle baissa la tête pourgazouiller la bonne nouvelle à Christa. Jackdut s’agenouiller pour voir les yeux de samerveilleuse-petite-femme. Il était aussi sûrde lui que lorsqu’il avait demandé sa main...Coryn élimina aussitôt toute idée de rébel-lion parce que je n’ai pas assez de cran pourchanger de vie. Elle remercia son mari.

— Nous partons quand ?

— Dans deux semaines.

— Malcolm va rater l’école.

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— Et alors ? Il sait déjà lire et compter !

— Tu veux l’annoncer à sa maîtresse ou tuveux que je le fasse ?

Jack dit que c’était à lui de s’en occuper etpartit sourire aux lèvres dans son bureau.Coryn eut la subite envie de voir son visageet ce qu’il avait dans les yeux quand il étaitseul. Puis elle se reprit et pensa à ses par-ents. Elle eut un frisson. N’était-ce pas euxqui l’avaient mariée à Jack ? Le meilleurpour elle. Qui se révéla le pire. Pourtant, lajoie de revoir Timmy l’emporta. Oui, si Lon-dres était une récompense pour son mari,pourquoi ne serait-ce pas un cadeau pourelle ? Revoir Timmy sera mon cadeau, j’aitant à lui raconter.

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Quand le Boeing de la famille Branniganse posa sur le sol anglais, celui de Kyle venaitd’arriver de Bangkok peu de temps auparav-ant. Pour une raison mystérieuse et quiagaça quatre-vingt-dix-sept pour cent despassagers du vol de Coryn, ces derniersfurent contraints de patienter dans leur avi-on. Certains, comme Jack, exigèrent dedescendre sur-le-champ.

On fit semblant de les écouter, cependantils ne furent invités à sortir que lorsquel’équipage eut reçu le feu vert de l’aéroport.Tous se dirigèrent vers la douane de manièreaccélérée. Des enfants pleuraient. Desfemmes âgées menaçaient de porter plainteet des hommes d’affaires juraient qu’ils ré-silieraient leur abonnement annuel. Mais pas

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Malcolm, Daisy ou Christa. Ils avaient héritéde la patience de leur mère et savaient at-tendre. Ils suivirent en silence le flot jusqu’àl’Immigration où, brusquement, les pas-sagers du vol San Francisco-Londres aper-çurent une foule survoltée plus loin, del’autre côté des vitres. Très vite, il fut ques-tion de « star »...

Les précédentes revendications s’évan-ouirent, remplacées par de la curiosité. Desnoms passaient de bouche en bouche. Corynentendit Sharon Stone, Angelina Jolie etmême George Clooney. Tous cherchaient àsavoir le nom pour pouvoir le répéter detoutes les façons possibles et imaginables. Cefut impossible, les agents officiels restèrentmuets. Ils invitèrent courtoisement les pas-sagers à récupérer leurs bagages.

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— Quelle bande de cons ! lança Jack enpoussant Coryn devant lui. Attends-moi làavec les enfants.

Elle obéit. Elle était de plus en plusstressée à l’idée de revoir sa famille.

Depuis que son mari lui avait annoncéleur voyage, elle avait élaboré mille planspour se préparer à toutes les déceptions pos-sibles. Les joies... Pas besoin de les réviser.On peut les accueillir par surprise. Mais lesanti-joies... Mieux vaut les anticiper pour lesdigérer. C’est comme les claques dans lagueule. Les plus dures sont celles qu’on n’apas vues venir.

Jack reparut avec le chariot chargé detoutes les valises. Y compris la poussette

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double qu’il ne déplia pas parce que le bébédormait profondément dans les bras deCoryn. Il chargea Malcolm, puis Daisy qu’ilinstalla confortablement entre les jambes deson frère, et la famille franchit la douane enun temps record. Jack les laissa seuls pouraller récupérer les clés de la voiture auprèsde l’imbécile qui est incapable de brandir sapancarte correctement ! Le meilleur vendeuravait été gratifié de la plus grosse. De la plusbelle. De la plus blanche. Et de la plusintrouvable.

La jeune femme demeura avec les enfantset les bagages dans le hall, trop contente des’asseoir cinq minutes. Elle se sentait subite-ment exténuée. Ces deux dernières semaines,elle n’avait pu dormir plus de deux heuresd’affilée. Et à cet instant, avec le décalage ho-raire, elle avait les jambes coupées. Daisydormait à moitié sur son frère, qui dans deuxminutes va faire de même, songea Coryn

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quand, au loin dans l’aérogare, des cris et despiétinements retentirent de nouveau. Despoliciers, des agents, des badauds en-touraient... Entouraient qui ? Elle pensa uninstant à Kyle et à son groupe, mais chassaaussitôt cette pensée. Ridicule. Maisromantique.

Malcolm demanda ce qui se passait. Ellecaressa sa joue et dit en se penchant vers luiqu’elle ne savait pas. Ses lourds cheveuxglissèrent dans son dos...

Et Kyle eut l’impression — non, à la vérité,il aperçut entre les épaules qui faisaientécran une chevelure blonde, longue et fluide.Il s’immobilisa. Un des géants qui lescernaient posa une main sur son épaule et lecontraignit à avancer. Que ferait Coryn ici ?se dit-il en souriant intérieurement. Ridicule.Mais romantique. Il eut un pincement à l’es-tomac. Je viens ici pour ne plus penser à elle

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et, à la première fille aux cheveux blonds, jeme dévisse le cou.

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On avait réservé pour le champion desvendeurs de voitures la meilleure suite dansl’hôtel extrêmement confortable qu’il avait« exigé ». Pour ma femme. Coryn remerciaJack de son attention, défit les valises et leregarda partir au bureau de Londres. Il avaitévidemment refusé qu’elle aille seule chezses parents mais avait accepté qu’elle prennel’air avec les enfants dans l’après-midi. Ilavait repéré sur Internet un parc à proximité,il saurait ainsi où la trouver si jamais... Patsiaurait demandé « si jamais quoi ? », maispas Coryn. De toute façon, elle tombait de fa-tigue, les enfants tombaient de fatigue, ilvenait de se mettre à pleuvoir et tous s’en-dormirent avant même que Jack ne passe laporte.

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Par chance, Clark Benton téléphona et sutconvaincre son gendre de les conduire chezeux le plus tôt possible pour qu’ils profitentde leurs petits-enfants. Au maximum.

— C’est que j’ai cette réunion au siège...

— Eh bien, tu viendras quand tu aurasfini ! On dînera en famille.

Quand Coryn descendit de voiture, elleeut un peu de mal à reconnaître Lewis etJessy, les jumeaux de Brian, le numéro deuxde la fratrie Benton. Sa femme Jenna avaitsuccombé peu de temps après leur naissanced’un cancer de l’utérus. Il avait mis des an-nées à s’en remettre. Ses enfants avaienttrois ans de plus que Malcolm et pour l’occa-sion avaient été dispensés de classe. Ils ac-coururent, les cheveux emmêlés. Ils

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dégoulinaient de transpiration à force dejouer dans le jardin qui ressemblait plus à unchamp de mines qu’à la pelouse parfaitemententretenue des voisins. Il aurait été im-possible de donner la couleur exacte de leursbaskets, mais leurs joues étaient à croquer.Ils sentaient l’air frais, la sueur et l’herbe.Leurs yeux étaient bien ceux des Benton.Bleus, profonds et vifs. Ils ressemblent àMalcolm, se dit Coryn en les embrassant.

— Tu viens jouer ?

— Je peux ? demanda le petit garçon enregardant son père.

— Pourquoi tu demandes ? lança Clark enpoussant le gamin avec les autres.

Clark serra sa fille contre lui. Enfin,comme il put, puisque Christa se blottissaitcontre sa maman. Le grand-père s’approcha

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en gazouillant. Elle lui lança un regard noirmais ne pleura pas quand il la porta à boutde bras. Il rit. La petite ouvrit ses grandsyeux et le toisa. Puis sourit. Le grand-père setourna vers Coryn, la félicita d’avoir bien« travaillé » puis s’émerveilla en se baissantvers Daisy.

— Bonjour, ma belle. Tu es aussi blondeque ta sœur est brune.

— B’zour, Papi.

— Mais tu parles drôlement bien !

— Coryn s’occupe très bien de nosenfants.

Clark se redressa et dit :

— Ça, fils, je n’en ai jamais douté.

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Le papi partit en direction de la voiture —le dernier modèle — avec le bébé dans lesbras, Daisy sur ses talons et Jack dans leursillage qui attrapa la main de Coryn. Lesdeux hommes s’extasièrent sur les finitions.Le beau-père regarda son gendre avec tout lerespect qu’il lui portait, eut un clin d’œil endirection de son voisin préféré qui avait prisdu plomb dans l’aile depuis que sa fille avait,elle, divorcé. Coryn demanda comment allaitBrian.

— Il remonte la pente et je crois qu’il voitquelqu’un...

— Et les autres ?

Clark fit un point précis sur chacun de sesfils. Ils travaillaient tous, même si aucunn’avait poursuivi d’études supérieures.

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— Le boulot, c’est beaucoup pour unhomme. Même Timmy, avec ses articles dejournaux, arrive à s’en sortir sans nous.

Il ajouta que tous viendraient, ce soir, ex-cepté Ben qui vivait à Manchester ainsi queJamy qui avait suivi une rousse-avec-un-caractère-de-vieille-fille à Dublin.

Les neveux de Coryn accompagnés deMalcolm — qui avait déjà les cheveux em-mêlés — s’attroupèrent autour de la voiturede Jack comme des aimants.

Jack regarda sa montre. Il devait partirpour le siège. Il voulut aller embrasser sabelle-mère mais Clark expliqua que l’infirm-ière était en train de pratiquer les soins pourses jambes et que, de toute façon, il la verraitpour le dîner.

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— Coryn ! Tu restes chez tes parents ?commanda-t-il plus qu’il ne questionna.

— Où veux-tu qu’elle aille ? Je n’ai pas vuma fille depuis si longtemps !

Brannigan posa une main sur la nuque desa femme. Il l’appellerait dans la journée.Elle dit « d’accord », pensa commed’habitude et son père lui glissa à l’oreille :

— Tu vis loin de la famille mais tu as unesacrée chance d’avoir trouvé ce Jack, n’est-cepas ?

Les mots que Coryn avait espéré direrestèrent englués dans sa gorge. Elle avaitpourtant révisé des tonnes de répliques. Elleles savait par cœur. Elle s’était même en-traînée à répéter : « Jack me frappe, Papa. »« Jack me force quand je ne veux pas,

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Maman. » « Jack joue à un jeu étrange,Timmy. » Mais à cet instant, elle sutqu’aucun des sons qui auraient pu former cesmots ne sortirait jamais. De détresse, ellesourit au bonheur de son père. Et baissa lesyeux. Il l’entraîna derrière la maison.

— Venez, les enfants, je vais vous montrerl’endroit préféré de votre maman quand elleavait votre âge.

— Oh ! Il est toujours debout, dit Coryn ense mordant l’intérieur des joues devant levieux saule pleureur.

Quand les bûcherons avaient été sur lepoint de le scier, Timmy avait piqué une tellecrise que le père de Coryn les avait stoppés.Il leur avait demandé d’élaguer la partie mal-ade et de soigner l’arbre que tous croyaient

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voué à une mort certaine. Il s’était battu.Avait résisté à ce qui voulait le détruire et auvent terrible de l’hiver. Au printempssuivant, trois misérables feuilles d’un vert ar-genté avaient surpris tout le monde...

— ... Et depuis, regarde, dit Clark enécartant un bras, on dirait qu’il va nousenterrer !

Coryn caressa les longues feuillesveloutées.

— Je te revois quand tu avais cinq ou sixans et que tu te balançais aux branches. Tescheveux volaient avec le vent.

La jeune femme se réfugia sous le feuil-lage qui tombait jusqu’au sol. Elle posa samain sur le tronc. Tant de fausses routes...Son père n’avait cherché qu’à la protéger.Comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Elle-

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même n’était-elle pas traversée par lesmêmes craintes ? Comment brise-t-on lesrêves de quelqu’un ? De quel droit ?

Elle n’avait pas ce courage-là. Pas à cetteminute-là où la voix stridente de MmeBenton leur parvint.

— Coryn ?

— Je... Je vous rejoins, lança-t-elle.

Son père partit avec Daisy par la main etChrista dans les bras. Elle s’adossa contre letronc. Son cœur battait à tout rompre. Com-ment faire pour m’en sortir ?

Ce fut la toute première fois que Corynformula cette idée. Oui, sa vie avait bel et bi-en subi une légère inflexion depuis l’accidentde Malcolm. Depuis Kyle. L’orbite qu’elle

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parcourait jour après jour déviait de façonquasi imperceptible mais les scientifiquesqui savent mesurer ce genre de chosesauraient pu le prouver, calculs à l’appui. Ellesortait bel et bien de sa course, et si cesmessieurs avaient levé le nez de leurs cahiersremplis de chiffres, ils auraient conseillé à lajeune femme de se pencher un peu plus et delancer des appels au secours pour accélérerles événements.

Mais c’était sans compter avec la mère deCoryn.

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— Ma fille, tu as une mine merveilleuse.Le mariage et San Francisco te réussissent.Tu es encore plus belle qu’avant.

Hé oui ! Certaines choses demeurentstrictement inchangées et à la même place.Coryn avait eu beau fantasmer qu’elle pour-rait parler à sa mère et que celle-ci l’en-tendrait, maintenant elle pouvait conclureque le temps et la distance sont des traîtres.Ils déforment les souvenirs. La réalité restece qu’elle est.

— Viens me montrer un peu le truc qui secache dans tes bras !

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Depuis deux ans, Mme Benton étaitclouée dans un fauteuil roulant. Les articula-tions de ses genoux définitivement anéantiespar les innombrables kilos accumulésgrossesse après grossesse. Ses jambes étaientboursouflées et ses varices la torturaient.Mais elle ne se plaignait pas. Elle disaitqu’être femme, c’était savoir souffrir. Tousles mois, son corps la torture. C’est dansl’ordre des choses, geindre n’arrange rien.Pour elle, c’était aller contre la volonté deDieu. Coryn savait très bien qu’il était im-possible de démontrer à sa mère que Dieun’existait pas dans le véritable monde deshommes. Mme Benton avait la foi et sa fillene l’avait pas. Elles ne parlaient pas la mêmelangue. Alors, à quoi bon déchaîner laguerre ?

— Comment vas-tu, Maman ?

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— Comme une vieille femme ! Suis-moi,dit-elle en actionnant son fauteuil avec dex-térité. Nous avons du travail devant nous. Cesoir, c’est la fête, les enfants !

À peine Coryn eut-elle franchi le seuil dela cuisine que sa mère énonça le programmequ’elle lui avait réservé. Elle avait dit à Jennyde prendre sa journée.

— Puisque tu es là, je ne vais pas payerquelqu’un à te regarder faire. Tu vas nouspréparer ces deux magnifiques dindes,comme avant. Tu te souviens ?

Tu parles, si je me souviens des heuresque j’ai passées dans ta cuisine ! Non seule-ment les choses n’avaient pas changé, mais ilétait inutile et désespérant d’imaginer

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qu’elles changeraient some day. Il était im-possible de corriger l’image qu’ils avaient deJack. Tout comme il était ridicule que Coryndise qu’elle avait rêvé d’une tout autre vie...où tous les Jack du monde étaient expulsés àl’état d’embryon par la sainte Sélectionnaturelle.

— Pourtant, au début, tu l’aimais ? auraitrépondu Mme Benton les poings serrés et lesyeux chargés comme des kalachnikovs.

Oui. C’était vrai. Coryn était tombéeamoureuse de Jack. Oui, elle avait succombécomme son père, sa mère, Wanda, ses frèreset tout le monde. Elle n’avait pas prêté atten-tion aux réflexions de Lenny, le cuistot duTeddy’s. Son mari était... inespéré. Oui, elles’était convaincue que l’amour était ce qu’il yavait entre Jack et elle. Et puis, sans que ce

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soit prévisible, il y avait eu l’accident. Elleavait rencontré Kyle... Comment faire pourm’en sortir ?

— Quelle chance quand même ! dit lamère en attrapant sa main gauche où bril-laient les diamants de la montre et celui de labague de fiançailles.

Elle chaussa ses lunettes, joua avec les re-flets puis ajouta que si Jack avait fait un con-trat de mariage, il la couvrait toujours desplendides bijoux.

Je dirai à mes filles de se méfier desdiamants. Qu’il vaut mieux un type quidonne un vulgaire caillou ramassé dans sonjardin. Même un qui parte à la pêche avec sespotes des jours durant, même un qui rentrepété comme un coing et sale comme un porcen riant.

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— Est-ce que tu as dit à Timmy que j’étaislà, aujourd’hui ?

— Oh ! Ton frère réalise un reportage aunord de Londres mais il a promis de venir cesoir. Les autres aussi. Enfin ceux quipeuvent.

— Avec leurs copines ?

— Non. Ceux qui viennent n’ont pas — ouplus — de copines.

— Et Timmy ?

— Timmy ne parle pas. Tu le sais bien.

C’était faux. Il était celui qui parlait leplus, mais il ne lui parlait pas, à elle. Il ne

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parlait qu’à ceux qui savaient l’écouter. Et ilavait la chance d’être né dans cette familleavec un sexe mâle.

— De tous nos enfants, en dehors de Brianqui-le-pauvre-a-perdu-sa-femme-paix-à-son-âme, tu es la seule à s’être mariée « dansles règles ». Tu es la seule à m’imiter.

Coryn ouvrit la porte du frigo et cherchace qu’elle n’y trouverait jamais.

— C’est pas pour autant qu’on ne sera pasnombreux, ce soir, continua sa mère enrefermant le réfrigérateur d’un geste sec.D’ailleurs, tu devrais accélérer. Faut que cesbelles dindes soient cuites et bien dorées !

Coryn déposa Christa au creux de soncosy dans un coin de la pièce puis se tournavers les deux énormes volailles qui reposa-ient sur la table. Elles semblaient l’attendre

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depuis des années. Sans un mot, elle enfilal’immense tablier et entreprit de peler leskilos d’oignons. Des larmes lui échappèrent.Mais des larmes d’oignon, ça ne compte pas.

Mme Benton s’installa à la table et com-mença à éplucher la montagne de pommesde terre tout en racontant la vie du quartier.Mme Machin faisait ceci, Mme Bowie com-mentait ainsi, Mme Z... Coryn se fichait pasmal de ce qui pouvait bien lui être arrivé enallant au supermarché, mais elle écoutait.Parce que sa mère glissait des « tu ne pensespas ? », « tu ne crois pas ? » auxquels il luifallait répondre, sinon elle levait ses yeux in-terrogateurs et réprobateurs. Le tout sanscesser de balancer du pied le cosy de Christa.

Coryn songea qu’étrangement, sa mèreavait conservé une certaine finesse des chev-illes même si ses mollets étaient parcourusde milliers de veines dont la vue lui arrachait

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une envie de hurler. Elle songea aussi qu’ellela regardait comme on le fait avec uneétrangère. Tant de fausses routes...

Ils déjeunèrent rapidement, parlèrent desmagasins où Coryn faisait ses courses, del’école. « Tu prends un bus jaune ? » Mal-colm répondit qu’ils y allaient à pied.« L’école et la crèche ne sont pas loin de lamaison. » « Tu travailles bien ? », « Elle estgentille, ta maîtresse ? », « Oh ! Elle est trèsvieille ? », « Madame Bowie dit que lamaîtresse de son petit-fils est trop jeune »,« C’est quand même bien d’avoir del’expérience... »

Le restant de la journée fut noyé dans desquestions sans importance, des odeurs defarce et de cuisson. John arriva le premier.Coryn fut désorientée de le découvrir avec

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trente kilos de plus. « Trente-huit », glissa-t-il. Il la serra contre lui et, comme tout lemonde, lui dit qu’elle avait eu de la chance des’être sortie de là. Il travaillait comme cuistotdans un restaurant bas de gamme de Lon-dres. Aujourd’hui était relâche, alors ill’épaula dans la cuisine pour préparer leséternels crumbles puisque leur mère avait unshow à ne pas manquer à la télé. Ils ne direntplus rien d’autre que des trucs du genre« passe-moi le beurre », « t’as mis assez desucre ? », « ouvre le four ». John n’avait plusde copine depuis...

— Forcément... dit-il. Elle m’a quitté parceque j’étais trop gros et du coup j’ai repris dupoids.

— Tu en souffres ? demanda Coryn.

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— De quoi ? De mes kilos ou de l’autrepouffe ?

— C’est à toi de le dire.

— Je crois que finalement je préfèrebouffer, dit-il en fuyant dans la salle àmanger.

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Jack arriva assez tard, en même tempsque ses autres beaux-frères. Ils restèrent unmoment dans le jardin à discuter des ex-ploits professionnels de Brannigan puis ren-trèrent avec les enfants qui crièrent qu’ilsavaient faim et soif ! Il régna subitement tantde bruit que Coryn dut monter Christa danssa chambre sous les toits pour l’allaiter. Lapetite ne cessait de s’agiter. Que ficheTimmy ?

Elle gravit l’escalier de bois et fermaautant de portes que possible derrière elle.L’odeur de poussière et les effluves tenacesde cuisine étaient les mêmes que dans sonsouvenir. À mesure qu’elle montait, les im-ages cascadaient. Les cris, les courses-pour-suites du sous-sol au grenier, les rires, les

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pleurs, les joies, les chaussettes dépareilléesà ranger... Christa s’endormit, Coryn la dé-posa dans le couffin que ses parents avaientpréparé. Elle s’assit sur son lit et se dit queson enfance avait été heureuse. Que Jackavait été un accident...

Et puis la porte s’entrouvrit, Timmy passala tête. D’un bond, elle se leva et serra sonfrère contre elle. Ils restèrent longtemps ain-si. L’un contre l’autre. Il avait pris quelquescentimètres et était, lui, d’une maigreurexcessive.

— Tu ne manges rien ?

— Pas le temps ! J’cours toute la journée !

— Après quoi ?

— Le fric. Comme tout le monde.

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Christa se tortilla mais n’ouvrit pas lesyeux. Timmy et sa sœur se rassirent et se re-gardèrent longuement. Il parla à voix basseet émue pour dire qu’il n’était, pour le mo-ment, que simple pigiste au Times mais qu’ilne désespérait pas de devenir un de ces joursune référence. Il courait dans tous les senspour couvrir tous les domaines.

— J’sais pas si c’est bien, mais je fais monpossible pour qu’on me voie partout. Etqu’on se rappelle de moi.

— Tu as l’air heureux.

— J’adore ce que je fais. Je me sens libre.Comme le vent dans notre vieux saule.

Coryn ne releva pas.

— Et tu as une copine ?

Il sourit en coin.

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— Tu vois des filles ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Évidemment !Mais je choisis mes cibles.

— Purement sexuelles.

— Exclusivement sexuelles, renchérit-il.Je veux profiter de ma jeunesse.

Coryn allait dire combien elle l’enviaitquand la porte s’ouvrit sur Jack. Elle sebaissa pour remonter la couverture deChrista puis sortit sur le palier en sentant leregard de Timmy. Son mari fit une adroitediversion. Il félicita le jeune homme pour sonambition vantée par son père et demandacombien ses mots lui rapportaient par mois.

— Tu parles en livres sterling ou en plaisirde faire ce que j’aime ?

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— Tu sais bien que, moi, je ne parle que depognon, comme tous les vendeurs.

— On dit que tu es le meilleur de l’année ?

— Je le suis. Et j’attends tes félicitations,Timmy !

Quand ils arrivèrent à table, Malcolm étaiten train de raconter sa fameuse opération dubras.

— Il paraît que c’est le chanteur des F...qui t’a renversé ? lança le journaliste en s’in-stallant à côté de lui.

Coryn retint son souffle.

— Ouais. Mais j’m’en souviens pas, ré-pondit l’enfant.

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— On dit « oui », Malcolm, et pas« ouais », corrigea Coryn.

— Et toi ? Tu l’as vu ? demanda encoreTimmy en se tournant vers sa sœur.

— Qui ? répondit-elle.

— Kyle Mac Logan ! Le Kyle Mac Logan !

— Oui. Mais je ne savais pas qui c’était.

— Putain, j’y crois pas ! Ma sœur aurait pum’avoir un autographe de mon groupepréféré et elle ne sait même pas qui est KyleMac Logan. T’es nulle ou quoi ?

— Coryn n’est pas nulle ! Elle se fout de cegenre de cons, intervint Jack.

— T’aurais peut-être voulu lui péter lagueule ? rebondit Timmy, très en forme.

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Le regard noir de Jack s’attarda sur sonbeau-frère qui continua à sourire comme ungosse.

— Ça m’aurait soulagé, effectivement.

— En tout cas, il m’a envoyé plein de jou-ets ! lança Malcolm.

— Il peut toujours se rattraper comme ilpeut. N’empêche que c’est un con.

— C’est qui, ça, les F... ? demanda John.Sont pas anglais ?

— Ce sont des branleurs qui font le tourde la planète en chantant, répondit Jack.

— « Branleurs » peut-être, rétorquaTimmy, mais qui gagnent plus de fric que tune le feras jamais.

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Jack accrocha de nouveau ses yeux à ceuxde son jeune beau-frère, insaisissables etjoueurs. Coryn eut l’impression qu’un ventfrais lui balayait le visage. Elle aspira unebouffée d’air vivifiant mais se contenta degrignoter son pain en fixant son assiette pourne pas exploser de rire.

— Ça ne durera pas !

— Je m’en fais pas pour eux.

— Moi aussi, je les aime bien ! lança Jessy.J’ai eu leur dernier CD pour mon anniver-saire et vous savez quoi ?

— Putain ! Mais c’est qui ? continua John.Ils chantent quoi ?

— Va sur Google et tu verras, lança Jack.

— Oh ! Tu as lancé une enquête !

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Le sang de Coryn se glaça.

— Qu’est-ce que tu crois ? J’allais quandmême pas avaler les dires de son avocat sansvérifier. Pour ton info, John, le type qui arenversé mon fils est le chanteur...

— ... guitariste et compositeur...

— ... d’un groupe de rock. Trois mecs etune soi-disant gonzesse.

— Patsi est géniale !

— Elle ne fait pas envie en tout cas. Nerêve pas, Timmy, elle est mariée avec lechanteur.

— Non. Patsi est contre le mariage. Maistu as raison. Le chanteur et elle sont en-semble. Depuis des années.

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Un des neveux de Coryn demanda si Mal-colm avait eu des sous. Mme Benton, M.Benton, John, Brian, Mark et quasiment tousles autres articulèrent :

— Combien ?

— Une belle somme que j’ai placée sur uncompte bloqué. Malcolm l’aura à sa majorité.

Non seulement Coryn découvrait deschoses que Jack s’était bien gardé de part-ager, mais elle n’aimait pas du tout latournure que prenait cette conversation.

— Ils ont acheté votre silence ? s’enquit lepère de Coryn.

— Mon fils a provoqué l’accident, réponditJack en marquant une pause qui démontracombien ce truc l’agaçait. C’est un enfant etles expertises ont démontré que l’autre

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connard roulait à la vitesse autorisée. Et mal-heureusement, il n’y a eu aucun témoin.

— T’as rien vu, Coryn ?

Jack répondit qu’elle était trop loin.

— Vous auriez dû faire un procès ! On nesait jamais...

— Pot de terre contre pot de fer, com-menta Timmy.

Brannigan se tourna franchement agacévers le journaliste.

— Personne n’a intérêt à voir sa carrièreternie. Ni eux ni moi. Ni toi. Alors j’appréci-erais que vous teniez, tous, votre languecomme je m’y suis engagé.

— C’est une conversation familiale, Jack,se défendit Timmy.

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— C’était ma faute, intervint la jeunefemme pour éviter tout dérapage. Je n’ai puretenir Malcolm.

— Non, coupa l’enfant. C’est moi qui ailâché la main de Maman.

— Mais pourquoi ? demanda le grand-père.

Malcolm se tourna vers lui.

— J’ai vu un écureuil et j’ai couru après.Mais c’est ma faute, affirma-t-il encore avecune autorité qui fit que tous le regardèrentfixement. Je l’ai dit au policier.

— Et pourquoi t’as couru après cetécureuil ? demanda Jessy. C’est complète-ment con, un écureuil !

— Jessy ! Ton vocabulaire !

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Malcolm haussa les épaules et dit qu’il nesavait pas.

— Clark ! Tu ne dis rien ?

Clark continua à jouer les sourds.

— Bon ! Puisque votre grand-père estdéfinitivement sourdingue, dit la mèreBenton en tapant du plat de la main sur latable en signe d’ultime impatience, est-cequ’on peut enfin parler d’autre chose ? Parceque tout ce qui compte, c’est que le p’tit aillebien. Coryn ! Va chercher les dindes !

— Enfin ! dit Clark retrouvant subitementl’ouïe.

La jeune femme s’exécuta pendant que lamère se plaignait auprès de Jack que sonmari n’était pas dur d’oreille mais devenaitprématurément sénile.

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— Je t’accompagne, dirent simultanémentTimmy et John.

Tous les trois s’affairèrent pour placer lesvolailles grillées à souhait dans de grandsplats et furent accueillis par des hourras af-famés. Les cliquetis des couteaux et desfourchettes remplacèrent les paroles pendantde longues minutes, jusqu’à ce que Timmylance avec un air taquin :

— Si vous voulez un scoop, il paraît queles F... s’installent en Angleterre.

— Comment tu sais ça ? rétorqua Jack.

Coryn serra ses doigts autour de soncouteau et le jeune homme sourit, angélique.

— Figure-toi qu’ils sont arrivés le mêmejour que vous.

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— Ah ! C’était donc ça tout le bordel àl’aéroport ! Ben putain ! J’aurais dû enprofiter pour aller lui péter la gueule ! ajoutaJack, sarcastique. Et comment se fait-il qu’ilsdéboulent le même jour que nous ?

Timmy eut son regard de vainqueur, celuiqui lui avait valu bon nombre de calottesquand il était gamin.

— Tu penses qu’ils ont calqué leurcalendrier sur le tien ?

Jack dut faire non de la tête. Forcément. Ilavait choisi les dates, pris les billets et organ-isé le voyage.

— C’est, en somme, une sorte d’accidentd’agenda.

— Mais, dis-moi, Timmy-le-pigiste, pour-quoi, toi, tu n’étais pas à l’aéroport ?

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Le pigiste en question lâcha un longsoupir de dépit.

— Figure-toi qu’ils n’ont pas médiatiséleur arrivée. Je l’ai su par hasard tout àl’heure en rentrant au journal. Mais j’espèrebien avoir la chance de les interviewer un deces jours.

— Et pour leur demander quoi ?

— Si la dinde de ta femme était bonne, parexemple ! lança John.

Il y eut un éclat de rire général. Jack posases couverts. Le père de Coryn mit une mainsur son bras puisque son gendre était celui àqui on avait réservé la place de droite. ClarkBenton lança d’une voix qui imposait le re-spect à tous :

— Tout le monde se fiche de savoir qui aenvoyé Malcolm au bloc. Malheureusement,

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ça peut arriver à chacun de nous ici. Toicompris, Jack. Ce qui compte — et la seulechose qui compte d’ailleurs, comme l’a judi-cieusement souligné ma femme — , c’est quele petit aille bien.

— Et ce qui me ferait plaisir, poursuivitMme Benton, c’est que vous félicitiez mafille, que j’ai bien éduquée, pour ces merveil-leuses dindes ! Y a des amateurs pour uneseconde tournée ?

John avança son assiette le premier avecun « moi » gourmand, la bouche pleine. Unvrai « moi » qui fit taire les mauvais esprits.

Tous admirent que Coryn n’avait pas« perdu la main » et Brannigan garda seshumeurs sous contrôle. Mais il était contrar-ié. Coryn savait déjà ce qu’il allait dire dès

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qu’ils auraient pris le premier virage au boutde la rue. Cette visite serait la dernière. Il setaisait par pure politesse, car s’il tabassait safemme quand ses nerfs le poussaient à bout,il respectait les aînés et le savoir-vivre. Il nedonnerait pas de seconde occasion au pèrede Coryn de le ridiculiser. Demain, il prétex-terait que les enfants devraient se reposer aucalme à l’hôtel plutôt que de venir jouer ici...Alors, la jeune femme regarda chacun de sesfrères avec une attention particulière.Quelque part au fond d’elle, elle savaitqu’elle ne les reverrait probablement pas av-ant... une sainte éternité.

La conversation reprit un cours normal.Coryn vit Jack consulter plusieurs fois samontre avec discrétion, cherchant un pré-texte pour rentrer, mais Timmy eut l’idée degénie de demander s’il pouvait l’interviewer

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et écrire un papier sur sa carrière. Comme lecorbeau de Jean de La Fontaine, Jack suc-comba sans résistance à la flatterie et lejournaliste prit rendez-vous pour le lende-main au bureau de Londres.

— J’admire ton habileté, glissa Coryn quirinçait la vaisselle à la cuisine. Tu es très fort.

— Ça n’a rien à voir avec la force. Je n’aiencore jamais rencontré personne qui refusede voir son image étinceler dans le journal.

Timmy attrapa l’assiette que Coryn luitendait et ne put s’empêcher de demander cequ’elle avait pensé de Kyle.

— Rien, répondit-elle à voix basse.

— Tu lui as bien parlé, non ? Il estsympa ? Il a l’air d’un type sympa.

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Coryn sourit devant le sourire de sonfrère. Elle fit attention aux mots qu’ellechoisit. Non parce qu’elle ne lui faisait pasconfiance, mais parce que des gaffes ou desglissements involontaires étaient toujoursenvisageables.

— Je crois que c’est un homme... bien.

Jack ouvrit la porte de la cuisine.

— Qu’est-ce que vous complotez tous lesdeux ?

— On complote rangement, dit Timmy enlui collant une pile d’assiettes sales dans lesmains. Quelle heure t’arrange demain ?

Coryn dit qu’ils se débrouilleraient très bi-en sans elle. Elle empoigna le premiercrumble et fila dans le brouhaha rassurantde la salle à manger.

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— Je crois que c’est la première fois qu’onmange un gâteau pour une occasion autrequ’un anniversaire ! dit Mark.

— Je ne sais pas comment sainte Natures’est débrouillée, lança le père Benton, maisil a fallu que tous mes enfants naissent soiten décembre soit en janvier.

— C’est pas la Nature et encore moins leBon Dieu ! dit une voix que personne n’eut letemps d’identifier.

— Pas de blasphème à table ! coupa lamère. D’ailleurs, Coryn est née en mars.

— Coryn est une exception, dit Jack enembrassant sa main. C’est une princesse. Maprincesse.

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Tout le monde applaudit. Bravo. Jack estvraiment très fort. Il apparaissait et appar-aîtrait toujours aux yeux de sa famillecomme celui qui avait non seulement réussiune carrière outre-Atlantique mais qui avaitaussi transformé la servante en...

La jeune femme s’excusa et quitta la table.Elle monta quatre à quatre les escaliers pourse réfugier auprès de Christa.

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Quand Coryn sortit démaquillée de lasalle de bains de leur magnifique chambrelondonienne, elle découvrit sans surprise sonmari l’attendant à poil sur le lit. Il dit ensouriant qu’il n’avait pas pris de dessert.Qu’il ne raffolait pas du crumble. Il lui fitl’amour en silence. Enfin, à sa façon de Jack,pendant qu’elle songeait à tout plein dechoses en vrac et, pour la première fois... àl’avenir. À un avenir qui serait à elle. Jacképrouva son plaisir, et elle, un tout nouveau.Mais aussi fugace que celui de son mari.

Oui, partir était la réponse à la questionqu’elle s’était posée cet après-midi. C’étaitune réponse facile. Difficile à mettre en

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œuvre. Car il faudrait une destination. Unabri. Un point de chute. Où ? En tout cas, paschez ses parents ni chez ses frères car ils larenverraient sur-le-champ auprès de sonmerveilleux prince. Et commentsubviendrait-elle à ses besoins ? À leurs be-soins ? Parce qu’elle ne laisserait pas ses en-fants. Jamais. Quand bien même elle ar-riverait à divorcer, elle ne savait rien faire. Etpire encore, si Jack lui refusait la garde desenfants... Oh ! Non ! Pas ça.

Mais peut-être Timmy... Aurait-il la solu-tion ? Ou même une solution ? Non. Timmya ses rêves.

Restait Kyle. Et s’il n’y avait que Kyle ?Elle frissonna, Jack remonta la couverturesur elle. Non. Il n’y a que sainte Coïncidencequi s’amuse avec ses pions sur son échiquier.

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Coryn ne trouva pas le sommeil et fut pr-esque soulagée de se lever à quatre heures dumatin pour faire téter Christa quand celle-cigrogna. Malcolm ronflait, ses boucles encoreemmêlées. Autant que celles de Daisy quitenait serré au creux de son bras son lapinvert. Après avoir changé son bébé, la jeunefemme le reposa dans le berceau de l’hôtel.La petite regarda les dessins sur le ciel de litétoilé comme si elle le voyait pour lapremière fois. Elle agita ses jambes et sesbras, puis, contre toute attente, ferma lesyeux dès qu’elle sentit la couverture sur elle.Ses cils noirs s’étiraient à l’infini. Corynbâilla. Le sommeil voulait-il enfin d’elle ?Elle glissa sous ses draps et rêva de comèteset de Vénus. De planètes et de calculs de tra-jectoire. De nombres interminables tracés àtoute vitesse avec une craie bleue sur unecarte gigantesque par ses neveux qui riaientpendant que sa mère comptait et recomptait

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les livres sterling et les paquets surprises queMalcolm sortait de valises gigantesques.

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Comme prévu, Jack fila au bureau. Sajournée s’annonçait chargée et il se réjouis-sait de faire une « belle » interview. Dansl’après-midi, Coryn sortit dans le parc prochede l’hôtel. Il avait répété « celui-là ». Ellerasa les murs en tenant sa poussette et exi-gea de Malcolm et de Daisy qu’ils s’y ac-crochent. Elle marcha doucement. Il faisaitun temps radieux, le ciel était comme onl’aime en septembre. Les enfants foncèrentau toboggan, elle tomba sur un banc. Queferait Kyle dans un parc pour enfants ? sedemanda-t-elle quand une maman d’à peuprès son âge s’installa juste à ses côtés. Elleavait des cheveux ultra courts coiffés en pé-tard, une jupe noire à peu près aussi courteet un collant d’un rose étincelant. Elle vit le

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regard discret de Coryn sur ses jambes etlança avec un sourire assuré que...

— ... c’est pour ça qu’aujourd’hui le soleilest de bonne humeur !

La jeune femme engagea rapidement laconversation et raconta avec un humour in-attendu comment elle s’était retrouvée seuleaprès avoir annoncé la nouvelle au papa quilui avait laissé deux options au choix : 1/avorter ou 2/ regarder la vitesse à laquelle ilallait tracer.

— J’ai coché le 3. En chier toute seule.

Coryn laissa échapper un rire.

— Je sais. On est tous plus ou moins seulssur cette drôle de planète, mais quandmême... J’aurais bien aimé offrir une vraiefamille à mon fils. Et ton mari, il travailledans quelle branche ?

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Oh ! Mon mari ? Eh bien, il... Son port-able sonna et Jack annonça qu’il serait bi-entôt de retour à l’hôtel. « Avec Timmy. »

— Il faut que j’y aille. Mon mari va bientôtrentrer.

— Déjà ? Mais on vient à peine d’êtrecopines !

— Il faut pourtant que j’y aille.

— Tu reviens demain ?

— Demain, je pars.

— Déjà ?

— Jack, mon mari, nous emmène àBrighton.

— Vous avez de la famille là-bas ?

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— Non. Il y suit un séminaire.

— Cool ! Ça, ça veut dire bonne bouffe !

— Pas pour nous.

— À cause du bébé ?

Coryn acquiesça.

— Tu reviens à Londres ensuite ?

— Oui, mais on reprend l’avion pour SanFrancisco.

— Waouh ! Tu y vis, c’est ça... dit la jeunefemme en bondissant sur ses pieds. Je teraccompagne.

Coryn essaya d’évaluer le temps que Jackmettrait pour les rejoindre. Elle se détesta et

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jeta ses craintes d’autruche dans la premièrepoubelle qu’elle croisa. Elle écouta sa nou-velle copine raconter qu’elle s’appelait MaryTwinston et qu’elle était née à Glasgow un14 février, à sept mois et sept jours.« Étrange, non ? »

Elle ajouta mille trucs drôles etpathétiques sur sa vie. Son travail de graph-iste qui lui permettait de rester auprès de sonfils allergique à tout, les livres qu’elle dévo-rait, sa copine Julia modèle dans une écoled’arts... Elle trouvait que Londres était laville la plus cool au monde même s’il faut sebattre pour faire son trou quand on est unemère célibataire.

— Si seulement mes parents n’étaient pasrepartis pour Glasgow ! Mais... Est-ce que jete saoule ? demanda-t-elle en s’interrompanten pleine phrase.

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— Non. Tu es drôle. Enfin... tu es...courageuse.

— Pour une fois que quelqu’un s’en rendcompte !

Coryn s’arrêta. Elles étaient arrivéesdevant son hôtel. Mary leva les yeux et restacarrément bouche bée en contemplant lafaçade.

— Putain ! Quelle classe ! Tu ne m’as tou-jours pas dit ce que faisait ton mari pour tepayer un tel endroit !

— Il vend des voitures de luxe.

— Merde ! Vive les bagnoles ! Tu sais quetu as de la chance ?

— Je penserai à toi, dit Coryn en ajoutantqu’elle aurait aimé la revoir si elle était restéeplus longtemps.

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— Moi aussi. On serait devenues supercopines et je t’aurais emmenée dans des ex-péditions shopping de vraie Londonienne.Tu te serais acheté des bijoux de pacotille àla mode. Pas comme ton bracelet.Remarque ! dit-elle en lui saisissant lepoignet, il doit représenter une petitefortune.

Coryn haussa les épaules. Ce bijou avait lavaleur exacte de son premier coup de poingdans l’estomac.

— Je t’aurais fait écouter de la vraie mu-sique en buvant de la bière. De la bonnebière anglaise qui t’enivre comme nulle autreet...

— ... on aurait fêté les anniversaires denos enfants ensemble... continua Coryn.

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— ... et je t’aurais parlé de mes galères ettoi des tiennes. Car j’imagine que tu en tra-verses aussi. Même si ta vie de princesse mefait envie.

— Oui, souffla Coryn. J’aurais aimé êtreamie avec toi.

— Qu’est-ce que tu dis ? On est déjàamies, non ?

— Si !

— Merde ! San Francisco, quand même !répéta Mary en lui donnant un coup decoude.

— Le temps est froid et humide. Beaucoupplus qu’on ne le croit.

— Finalement, j’ai de la chance d’être ici,pas vrai ?

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— Plutôt, sourit Coryn en regardant Maryfarfouiller dans son immense sac.

Elle en sortit un vieux livre sans couver-ture dont la tranche portait encore des lam-beaux de multiples adhésifs. Elle tourna lespages comme si elle les connaissait par cœuret le déchira à un endroit choisi. Elle tenditla première partie à Coryn qui, par réflexe,regarda si Malcolm avait vu. Mais il étaitaccroupi à quelques mètres avec Daisy, le nezcollé au sol.

— Tiens. Je veux que tu gardes ça ensouvenir de moi. En souvenir de notreloooongue amitié !

La jeune femme blonde lut : Rita Hay-worth and Shawshank Redemption de

Stephen King3.

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— C’est une belle histoire. Et t’as l’aird’une fille qui aime les belles histoires.

Coryn se surprit à prendre Mary contreelle. D’un geste rapide, elle laissa tomberdans la poche de celle-ci le bracelet en orlourd et étincelant. Et trop grand. Ellen’aurait jamais eu le courage de le« donner » autrement. Sa nouvelle amie étaitfille à comprendre le message. Et si Jack semettait à poser subitement des questions,Coryn dirait qu’il était sûrement quelquepart dans la grande maison de San Fran-cisco. Quitte à prendre un autre coup de po-ing dans l’estomac. Celui-là en vaudrait leprix.

— Lis ce truc. Et pense à moi. Et pense àAndy Dufresne.

— Qui est Andy Dufresne ?

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— Tu verras... Un mec bien.

Coryn glissa le livre dans son sac à main.On ne refuse pas le cadeau d’une amie. Maiselle pensait déjà à trouver une planque idéaleque Jack ne soupçonnerait pas. Elle appelases enfants et tous les quatre entrèrent dansle hall de l’hôtel. Malcolm dit que les fourmisde Londres étaient plus grosses que celles deSan Francisco.

— Ah oui ? répondit-elle en le regardantdroit dans les yeux.

Son fils sourit en retour et entra dans l’as-censeur. Un couple de personnes âgées leurdemanda de retenir la porte. Ce que le petitgarçon fit, émerveillant M. et Mme Watson.Malcolm répondit avec efficacité à la doubleavalanche de questions de ces deux anciens

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maîtres d’école qui n’avaient pas encore lajoie incroyable d’être grands-parents.

Quand Coryn referma la porte de leurchambre, son fils se tourna vers elle, écar-quilla ses grands yeux, souleva ses sourcils etdit qu’il espérait que Mamie et Papi Bentonn’allaient pas le « mitrailler comme ça laprochaine fois qu’ils reviendraient ». Corynrépondit qu’il y avait peu de chances que lesquestions soient du même ordre et se retint àtemps de lâcher « ou qu’il y ait uneprochaine fois ». Le petit garçon se jeta sur lecanapé, s’empara de la télécommande et fitdérouler les chaînes. Puis, sans détacher lesyeux d’un programme animalier, il dit qu’ilaimerait bien avoir la même télé à San Fran-cisco, quand son père entra, tout sourire,suivi de Timmy.

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3. Voir 3., dans les notes et remerciements, à la fin duroman.

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Après avoir embrassé Coryn et les enfants,les deux hommes continuèrent à papotercomme de vieux potes et n’écoutèrent pasMalcolm raconter que les pigeons anglaiscouraient drôlement vite dans le parc. Qu’iln’arrivait pas à les rattraper avec Daisy etque les fourmis...

Coryn entraîna d’urgence son fils dans lasalle de bains et le doucha pour la deuxièmefois de la journée. Il demanda « pourquoi ? »

— À cause de la pollution... prétexta-t-elle.

— C’est pire qu’à San Francisco ?

— Oui. Et demain, je n’aurai pas le tempsavant qu’on parte pour Brighton.

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— Maman...

— Oui, dit-elle distraitement en lesavonnant.

— Maman...

Sa voix était descendue d’un ton. Elle levales yeux, Malcolm avait l’air grave. Avait-ilvu que Mary lui avait donné le livre ? Mais ilse jeta à son cou et la serra très fort :

— Je t’aime, Maman.

Coryn fut troublée. Son fils était troublé.Sentait-il des choses ? Il grandissait. L’enferest une gangrène. Il va atteindre Malcolm.Puis Daisy. Christa... Elle eut la chair depoule et la porte s’ouvrit sur Jack.

— Dépêchez-vous. Je vous emmène aurestaurant.

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— Pourquoi ? demanda Malcolm.

— Pour remercier mon beau-frère.

Ce qui impliquait que celui-ci s’était mon-tré bien plus subtil et surtout beaucoup plushabile que Coryn n’avait pu le supposer. Ellefinit de préparer les enfants. Malcolm, àl’écart, dans la chambre. Malcolm qui luisourit, apaisé. Comme si son trouble n’avaitjamais existé. Elle reprit son masquehabituel et participa avec naturel à laconversation.

Au dessert, Timmy annonça qu’il avait dé-cidé de partir comme correspondant deguerre en Afghanistan. Leurs parents n’ensavaient encore rien et, à la vérité, il tuait letemps comme il le pouvait.

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— Tu nous as donc bien baratinés... ditJack. Félicitations !

— Mais pourquoi ? demanda Coryn, horri-fiée. Tu ne veux tout de même pas couvrir...les horreurs de la guerre ?

— C’est précisément ce que je comptefaire.

— Tu es devenu fou. Complètement f...

— Il faut bien que des gens se battent pourdéfendre les libertés, intervint Jack avec unaplomb qui sidéra Coryn.

— Mais est-ce vraiment pour défendre laliberté ? laissa-t-elle échapper.

— Qui en doute ? rétorqua Jack sans per-cevoir l’ironie dans la question de sa femme.

— C’est que c’est... dangereux.

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— Le danger ne me déplaît pas, affirmaTimmy.

— Je ne te comprends pas ! Commentpeux-tu aller là-bas et...

— Je veux y aller pour dénoncer ce que leshommes font à d’autres hommes. Il faut bienqu’un jour on prenne conscience que tout çadoit cesser.

Coryn ne put ajouter quoi que ce soit sanss’effondrer. Et, d’ailleurs, ils restèrent toussilencieux. Ce fut Timmy qui détacha lesyeux de son assiette en premier. Il dit qu’ilfallait des gens comme lui — libres et sansengagement — pour y aller.

— Tu vas te faire tuer, dit-elle.

— Je serai prudent.

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— Coryn ! Tu joues à quoi ? Ton frère abesoin d’encouragements, pas d’oiseaux demauvais augure. Je trouve courageux qu’il selance. C’est une chance dans sa carrière.

Le journaliste remercia son beau-frère etattrapa son appareil photo.

— Si vous posiez tous ?

Jack refusa catégoriquement. Ne s’expli-qua pas. Il se leva et annonça qu’il étaitl’heure de se coucher. Le lendemain, ilsdevaient partir tôt pour Brighton. Ils s’em-brassèrent dans le hall de l’hôtel et Timmyles raccompagna jusqu’à l’ascenseur. Deuxinconnus y pénétrèrent, Jack les suivit avecles enfants et Coryn n’eut pas le temps de s’yglisser avant que les portes ne se referment,laissant son mari bouche ouverte.

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— Peut-être que lorsque j’aurai assez depognon grâce à mes reportages, je me paieraiun putain de voyage par chez toi.

— Je n’aime pas ton projet, dit-elle en ap-puyant machinalement sur le bouton.

— Tu ne peux rien dire qui me ferachanger d’avis. Mais tu vas me manquer.

— Toi aussi.

Elle regarda son frère. Un truc le traversa,il fronça les sourcils. Elle l’embrassa et ditqu’elle penserait à lui tous les jours. L’ascen-seur revint, elle s’y engouffra.

— Si je vois Kyle, je lui dis bonjour de tapart ? lança-t-il en lui faisant un clin d’œil.

— Tu ne le verras pas, sourit-elle.

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— Tu me connais si mal que ça ? Lis bienle Times. Je vais faire des étincelles.

Les portes eurent un clic soyeux, effaçantCoryn. Des mois plus tard, Timmy s’envoudrait de ne pas avoir réagi à la sensationbizarre qui l’avait traversé. Mais sur le mo-ment, il avait balayé ce petit flou. Puis l’avaitoublié.

***

Pendant tout le début de la nuit, la pluiene cessa de tomber. Jack, Malcolm, Daisy etChrista ne s’en rendirent pas compte. Lajeune femme, elle, était dans le même étatque si elle avait avalé des litres de caféine.Elle avait envie de lire. Vraiment envie d’unbon livre. Elle se leva comme un chat et pritdes risques inconsidérés pour récupérer lecadeau de Mary qu’elle avait jeté sur le haut

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de l’armoire dans la chambre des enfants.Elle y parvint en dépliant un cintre en fil defer et étouffa un petit cri de victoire quandses doigts l’agrippèrent. Elle trouva refugedans la salle de bains à l’entrée de la suite.Elle s’assit sur la moquette, dos à la porte.Les risques que Jack la surprenne luiparurent inconsistants. Pendant toutes leursannées de mariage, jamais une seule fois ellene l’avait vu se lever, pas même pour pisser.

Sous le titre, en lettres violettes étaitécrit : « Ce merveilleux livre appartient à M.Twinston. » Coryn plongea. Dès lespremières lignes, elle fut happée par lemonde d’Andy, emprisonné à tort... Quicourbait le dos, comme elle. Qui subissaithumiliations et coups, comme moi. Mais qui,lui, attendait son heure sans renoncer à sonrêve, sans renoncer à Zihuatanejo. Elle

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dévorait les mots. Ils étaient délicieux.Doublement délicieux, parce que ce livreétait passé des mains de Mary aux siennesalors qu’elle se demandait comment fairepour m’en sortir.

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Le papier sur Jaguar et sur Jack-the-best-parmi-tous-les-best parut pendant le séjourdes Brannigan à Brighton mais fit le trajetdans l’attaché-case de Jack jusqu’à San Fran-cisco. Son portrait emballa l’excellentvendeur qui le lut et le relut debout dans sonsalon. À froid. Coryn pensa que son frèreétait réellement habile, fin et talentueux. Ilne faut pas qu’il parte en Afghanistan. Ellese promit de l’appeler pour l’en dissuader.Mais avec le décalage horaire et la reprise dela routine, elle ne le fit pas.

À San Francisco, les choses étaient résolu-ment différentes. À San Francisco, Coryn

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songea à la carte que Kyle lui avait tenduedans le parc.

Cependant, de nombreux jourss’écoulèrent sans qu’elle trouve le couragenécessaire pour... quoi ? Même articuler sapensée était difficile. C’était comme faire unvœu et le bredouiller. C’était vouloir et avoirpeur. « C’est pas le bon moment » concluaitses pensées et les tâches quotidiennesmeublaient le reste du temps. Avec le Timesque la jeune femme acheta régulièrementpour savoir ce que faisait Timmy, même s’ilexistait un décalage entre le moment où il« traitait son sujet » et le moment où Corynle découvrait.

Jack, dont l’ego avait pris récemment unsérieux coup de shining, accepta que le trav-ail de son génial-beau-frère fasse partie desconversations de la grande maison blanche.Les retombées flatteuses avaient généré

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d’autres articles dans la presse américaine.Et Jack était loin d’être insensible à laflatterie.

Chaque fois qu’elle trouvait un article deTimmy, sa sœur le découpait soigneusementet le collait bien droit dans un cahier spé-cialement acheté à cet effet. Jack ne disait ri-en. Non, il n’avait pas changé, mais son art-icle occupait les trois premières pages dugrand cahier...

Oh ! Jack aimait tant être le cavalier detête !

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Arrivèrent les derniers jours d’octobre etde beau temps dans l’hémisphère nord. Levent vif se leva. Il annonçait et préparait àl’hiver.

À Londres comme à San Francisco, la plu-ie s’installa. Bientôt le froid engourdirait lemonde et défigurerait les arbres. Lesbranches seraient à nu. Il faudrait êtreaveugle pour ne pas les voir dévoiler l’archi-tecture de leur squelette.

À Londres comme à San Francisco, Maryet Coryn penseraient de temps à autre àAndy Dufresne. À son courage, à sa ténacité,à la force de la Chance et à la convictiond’Andy qu’un jour il marcherait pieds nusdans son rêve.

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***

Mary ne trouva pas tout de suite le brace-let. Elle avait tant de vestes de toutes lescouleurs qu’il lui fallut plusieurs tenues av-ant de remettre le fameux blazer.

— Quelle idiote ! dit-elle en frissonnant eten remontant la couverture sur son bébé.Mon pauvre chou, ta maman voit du soleil etelle met une veste légère ! Tu ferais bien deme surveiller un peu !

Elle glissa sa main gauche dans unepoche, fronça les sourcils et extirpa un objetmétallique et froid. Ben putain... Elle s’assit,les jambes sciées, sur le premier banc venu.Elle regarda longuement le bijou au creux desa paume puis leva les yeux vers son fils.

— Je fais quoi, hein ? Tu sais, toi ? Unmachin pareil... ça doit valoir une fortune.

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À la vérité, Mary Twinston n’était pas siétonnée que ça. En tout cas, pas étonnée dela façon dont Coryn lui en avait fait cadeau.

— Je dois la remercier.

Elle prit le Tub jusqu’au Barley House oùCoryn avait séjourné et se dirigea vers lecomptoir. Dieu merci, se dit-elle, le conci-erge est un homme âgé et pas une dinde.Elle afficha un sourire sincère pour direqu’elle avait égaré son carnet et qu’il lui fal-lait absolument envoyer quelque chose à sonamie Mme Brannigan, et qu’elle aimeraitavoir son adresse...

— Je ne suis pas autorisé à vous la com-muniquer. Mais si vous me glissez votre« quelque chose », je peux le transmettre àvotre amie.

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— Vous feriez ça ?

— C’est dans mes attributions, madame.

— Avez-vous de quoi écrire ?

Le concierge lui tendit du papier à lettreset une enveloppe. La jeune femme écrivit :« Zihuatanejo ! Merci un million de dollars.Je t’aime. Mary. »

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Comme à chacune de leurs séances dedédicace, les F... déplaçaient les foules. Lesmédias ne cessaient de « médiatiser », maisle groupe n’avait donné aucune interviewdepuis son arrivée à Londres. Timmy rêvaittoujours d’écrire son article. Alors, tout con-tent d’apprendre où les musiciens se trouv-aient précisément ce jour-là, il se glissa entreles badauds agglutinés dans ce grand magas-in. Il y avait des gens de tous les âges. Il yavait des fans qui parlaient de tous les con-certs qu’ils avaient vus. Sur plusieurs dates.Dans plusieurs pays. Sur plusieurs années.Leur conversation avait quelque chose defascinant et de terrifiant. Ils étaient une mined’or de détails. Timmy repéra quatre Patsi ri-en qu’en regardant droit devant lui. Aucune

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n’était la Patsi qu’il voulait voir. Il aperçutd’ailleurs sa crinière rousse. Sa robe bustierrouge. Ses épaules tatouées. Mais c’est sonrire qui l’enveloppa. Il éclatait autant qu’elleéblouissait. Une jeune fille à sa droite lui de-manda de bien vouloir prendre une photoavec son iPhone puisqu’il était grand.

— T’as quel âge ? demanda Timmy en luirendant son portable.

— Dix-huit.

Le jeune homme plongea ses yeux dansceux de la menteuse.

— Ne mets pas la photo sur Facebook.

— Ma mère sait pas s’en servir.

— Un conseil, méfie-toi des mères.

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La gamine sourit et brusquement, sansque Timmy s’en rende compte, il se retrouvadirectement propulsé face à Kyle. Il tenditson CD à dédicacer, remercia puis glissa sacarte professionnelle.

— J’adorerais faire une interview.

Steve répondit qu’ils n’en donnaientaucune pour le moment. Leur agenda ne leurpermettait pas de... Machinalement Kyle re-garda le carton. « Tim Benton ». Le musicienavait ces derniers temps des doutes sur leslieux et les dates mais une mémoire exactepour les notes, les noms et les visages. Im-médiatement lui revint un souvenir précis.Coryn s’appelait Benton avant d’être mariéeau Connard. Il releva la tête. Le cœur agité.Le jeune homme au blouson rouge avait déjàété poussé. Il se leva et l’aperçut à quelquesmètres qui s’éloignait. Sans réfléchir, Kyle lerattrapa.

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— Dites, par hasard, vous ne seriez pas dela famille de Coryn Benton ? Enfin, je veuxdire Coryn Brannigan.

— C’est ma sœur, répondit Timmy sansréprimer un sourire.

— Vous avez votre interview.

— Exclusive ?

— Exclusive, confirma Kyle. Je vous con-tacte demain.

Le lendemain matin, il appela le journal-iste. Ils prirent rendez-vous et l’interview sefit. Le musicien avait su convaincre les autresmembres que ce serait sympa de la faire. Iltut que Tim Benton était l’oncle du gaminqu’il avait envoyé au bloc. Et sans un scru-pule, il mentit en affirmant que le jeune

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journaliste était un ami d’un ami d’un ami etqu’il attendait le reportage qui allait lui ouv-rir des portes.

— On sait ce que c’est la Chance, non ?

D’emblée, les trois autres approuvèrent.Forcément. Ils étaient bien placés pour sa-voir qu’elle est un relais. Et que fait-on dansun relais ?

— On se concentre sur la main qui setend.

Timmy se montra percutant, charmant etamical. Il promit à Kyle qu’il ne parlerait ja-mais à personne de l’accident et que ça rest-erait « dans la famille ». L’expression plut aumusicien. Quand il le raccompagna seuljusqu’à l’ascenseur de l’hôtel, le journalistene put se retenir de dire qu’il lui passait lebonjour de sa sœur.

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— Oh ? dit Kyle, comme s’il avaittrébuché.

— Coryn a passé quelques jours à Londresavec son mari et ses gosses. Ils sont arrivés lemême jour que vous. C’est drôle, non ?

À son tour, Kyle ne put retenir un sourireet repensa aux cheveux blonds entraperçusdans le hall de l’aéroport. La vie... se dit-ilavec une émotion qui lui monta comme uneflèche au cœur. Il regarda Timmy droit dansles yeux et le chargea de lui retourner sonbonjour.

— Discrètement, appuya-t-il.

— Ah ! Vous aussi, vous avez saisi que sonmari était un peu... nerveux.

— Un peu ? répéta Kyle, ne sachant quoiajouter d’autre.

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— Si vous voyiez d’où on vient, vous vousdiriez plutôt que Coryn est bien tombée. Onest onze gosses et c’est la seule fille. Je nevous cache pas qu’elle a été largement ex-ploitée par mes parents.

— Je vois.

La voix tonitruante de Patsi leur parvintdu bout du couloir.

— Kyle ! Téléphone ! Jaaaaane...

— Ma sœur, lança le musicien avec un clind’œil complice.

Le journaliste lui tapa sur l’épaule et le re-mercia avant de s’engouffrer dans l’ascen-seur. Il était plus que satisfait. Kyle était plusque content. L’interview serait bonne et ilavait le numéro de Timmy. Pour quoi faire ?lui demanda sa conscience. Pour l’ajoutercomme pavé sur la route des preuves !

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Les autres ne surent jamais qui étaitTimmy. À quoi bon ? La vie... se dit encoreKyle en revoyant le mouvement souple descheveux de Coryn. La lumière qui y était ac-crochée. Les notes qu’il avait ressenties.

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Il y a des jours où les astres prennent con-science que vous existez et décident de sepencher sur vous. D’ailleurs, pour le prouver,ils vous octroient une pluie d’événements.Heureux ou malheureux. Qui vous sauventou vous sacrifient. Ou les deux à la fois...

Ce 29 novembre, les astres firent en sorteque Coryn reçoive plusieurs nouvelles quidonnèrent un sérieux coup d’accélérateur auchangement amorcé dans la trajectoire de savie.

Ce matin-là, alors qu’elle se coiffait dansla salle de bains, Malcolm poussa la porte etresta les bras le long du corps, sans bouger.

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Coryn se retourna. Son fils avait dans sesyeux clairs une ombre qui la glaça.

— Y avait pas d’écureuil.

Elle s’agenouilla.

— Après quoi tu as couru ?

— Ma balle. Mais j’ai dit au policier qu’elleétait pas à moi.

— Pourquoi ?

Il haussa les épaules.

— Pourquoi tu n’as rien dit ?

— Papa m’avait interdit de la prendredehors, murmura-t-il en s’accrochant au coude Coryn. Tu lui diras pas, hein ?

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— Je te le promets, Malcolm. Jamais je nele lui dirai.

La jeune femme avait toujours surveillédu coin de l’œil Jack avec ses enfants. Pasune fois elle ne l’avait vu porter la main sureux. Il était strict et sévère, mais juste avec saprogéniture. Pourtant ce matin, elle compritqu’elle avait oublié quelque chose d’essentiel.Elle avait oublié de regarder ce qu’il y avaitdans les yeux de son fils. Et ce qu’elle vit —cette ombre — la saisit.

— C’était de ça dont tu voulais parler àLondres dans la salle de bains ?

— Oui.

Coryn reçut son premier électrochoc de lajournée. Elle se sentit coupable. Aveugle.Égoïste. Malcolm avait caché ce mensongetrès longtemps. Ce qui impliquait que Jack

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lui faisait peur d’une manière ou d’une autre.Parce que cette ombre n’était pas juste lacrainte d’être grondé mais quelque chose deplus noir. Beaucoup plus qu’elle ne l’avaitimaginé. Elle regarda son fils au fond desyeux et promit qu’elle le protégerait. Tou-jours. Malcolm se serra de nouveau contreelle puis courut s’habiller parce que au-jourd’hui un clown venait à l’école avec unemachine pour faire de grosses bulles.

— Tu me raconteras ?

— Oui.

— Tout ?

— Oui, Maman.

Comment faire pour nous en sortir ?

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Le deuxième électrochoc arriva peu detemps après qu’elle eut déposé son fils àl’école et Daisy à la crèche. La jeune femmes’arrêta au Sweety Market qui avait le priv-ilège de vendre du pain français ainsi que denombreux journaux étrangers. Dont le Timesgrâce auquel Jack pouvait frimer à son bur-eau en racontant quel bel article son beau-frère avait signé.

Coryn, elle, aimait venir au Sweety Mar-ket. Forcément... Elle songea ce matin-làqu’il y avait effectivement quelque chose de« tendre » entre ces murs. Elle acheta deuxbaguettes, des asperges fraîches, le journal.Elle passa à la caisse, elle pensait à Malcolm.Christa dormait dans le porte-bébé enécharpe que Jack lui avait offert. Et Daisy ?

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A-t-elle peur, elle aussi ? Coryn s’arrêta aupassage piéton. Elle ouvrit le journal, tournales pages une, deux, trois, quatre, cinq et netraversa pas.

Un très long article et deux photos occu-paient une page entière. Elle fila au bas de lafeuille et lut : « Écrit par Tim Benton ». Soncœur eut une envolée. De façon synchron-isée, elle se dit : Ainsi donc, mon frère aréussi et Je veux revoir Kyle. Cette secondepensée échappée tout droit de son cœur luiimposa de refermer le journal. Rougissantd’avoir formulé cette idée et heureuse del’avoir eue. Quelle audace !

Elle traversa, releva la tête et laissa le ventbalayer ses cheveux en arrière. Il sentaitl’océan et le lointain. Il sentait le voyage et lesel. Il donnait du goût à sa vie... Délitait ses

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idées noires comme des nuages inutiles, et lesoleil pâle de ce jour de novembre eut subite-ment un éclat inattendu.

Tout comme la factrice qui, sur le trottoir,lui tendit le courrier de la main à la main.D’ordinaire, et ce depuis plus de quatre an-nées, cette femme qui flottait comme uneombre dans son uniforme se contentait dejeter les lettres dans la boîte. La jeune femmeaccéléra le pas pour attraper les enveloppeset la remercia de l’avoir attendue.

— Je vous souhaite une bonne journée,madame Brannigan.

Coryn posa les yeux sur le timbre anglaistrônant en première place. Une lettre ad-ressée à Madame Coryn Brannigan...Troisième électrochoc. Une lettre qui ne

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portait ni l’écriture de ses parents ni celle deTimmy. Une lettre ornée dans le coin gauchedu logo de l’hôtel où ils avaient résidé...Coryn sortit ses clés. Elle tremblait tantqu’elle eut du mal à ouvrir la serrure.

Serait-ce... ? Non. C’est impossible...

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Elle ne s’autorisa plus à penser quoi quece soit. Elle referma la porte blindée, posaChrista dans le cosy du salon et déchira l’en-veloppe sans prendre le temps d’ôter sonmanteau. Une feuille était pliée en quatre.Coryn lut, tremblante, les quelques motsgriffonnés en larges et pleines lettres au beaumilieu.

Le message posté par le concierge del’hôtel une semaine plus tôt avait la mêmeintensité que lorsqu’il avait été rédigé.Quand Coryn articula à voix haute « Zi-huatanejo », elle eut l’impression que Maryétait avec elle dans son salon blanc.

Il était inutile qu’elle en écrive davantage.Quand les mots sont superflus, ils savent

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disparaître. Elle se dit que le temps et l’es-pace n’étaient pas des dimensions immu-ables dans l’univers. D’ailleurs, aujourd’huiavait des airs d’un jour de Noël. Coryn avaitreçu les cadeaux dont elle rêvait et qu’ellen’osait demander. L’article de Timmy et lalettre de Mary. Deux cadeaux. Enfin trois, sije compte le sourire de la factrice, se dit-elleavec amusement avant d’être pétrifiée. Car ily avait eu aussi un avertissement. Malcolmcraignait son père... Lequel, cela ne pouvaittomber mieux, était en déplacement. Pr-esque un cadeau supplémentaire. Sauf qu’ilva rentrer ce soir.

La jeune femme remit du bois dans lacheminée, remonta la couverture sur Christapuis s’installa sur le canapé. Les asperges ac-crochèrent son regard. Elle faillit se leverpour

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les mettre au frais puis se rassit. Elle ouv-rit le journal et lut l’interview de Timmy. Elleétait bien menée, drôle et percutante. Lesdernières lignes la saisirent.

— Je ne vous demanderai pas quelles sontvos sources d’inspiration mais j’aimerais bi-en savoir à quoi vous vous raccrochez quand,comme tout le monde, ça déconne dans votrevie ?

Kyle avait répondu :

— Aux branches des arbres. En particuli-er, un bouleau.

C’étaient bien les quatre derniers mots del’interview. « En particulier, un bouleau. »Quatre mots choisis pour faire mouche. MonDieu, se dit Coryn. Elle regarda les deux pho-tos. La plus grande représentait les trois

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garçons tenant Patsi allongée de tout sonlong dans leurs bras. Elle était simplementmagnifique. Et la seconde... la seconde étaitune photographie de Kyle assis dans unfauteuil. Seul. Il avait rejeté sa mèche et re-gardait droit l’objectif. Il sembla à Corynqu’il avait la même expression que lorsqu’illui avait demandé si elle voulait déjeuneravec lui. Oh ! Elle aurait tant aimé... Elleaurait tant voulu entendre encore sa voix.Timmy lui avait-il dit qu’il était son frère ?

Oui, cet article, ce qu’il contenait était uncadeau supplémentaire. Ce qui faisait untotal de... Coryn ferma les yeux. S’endormitpeut-être. Mais rêva certainement jusqu’à ceque Christa se réveille.

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Elle glissa la petite repue dans son lit, at-tendit que sa respiration soit régulière etsouple pour redescendre au salon. Elle s’em-para des ciseaux et prit soin de ne pas en-tailler les photos. Quand elle déboucha lacolle, elle sursauta. Qu’est-ce que je fais ? Jene suis quand même pas assez tarée pourmettre cet article dans le cahier ! Car, oui, ilfaudrait être totalement stupide et suicidairepour narguer ainsi Jack.

Il fallait qu’elle le... qu’elle le... cache. Elleaurait pu choisir de le jeter au feu. Maisrefuse-t-on un cadeau ? Ne restait donc quela possibilité de le dissimuler. Elle se leva etenvisagea tous les moindres recoins du

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salon. Puis ceux de la cuisine, de la salle debains, du garage et de toutes les autrespièces. Chaque fois que ses yeux se posaientsur un endroit, aussitôt il ne lui semblait plusassez sûr. Il faut pourtant que je trouve,paniqua-t-elle en suppliant sainte BonneIdée de l’illuminer. Les minutes défilèrentsans apporter la moindre planque idéale et lapendule du salon cracha subitement troiscoups sourds.

Une frénésie saisit la jeune femme. Troisheures signifiaient qu’il lui faudrait se hâterpour être à temps à la sortie des classes.Comment ai-je fait pour perdre tout cetemps ? Elle rangea colle et ciseaux à leurplace habituelle et fila à l’étage dans lachambre de Christa. Elle enfonça l’articledans le dernier tiroir de la commode, sous lepapier de soie qui séparait le fond des vête-ments du bébé. Là où elle cachait le livre deMary. Cette planque était la plus fiable. Jack

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ne rangeait pas les vêtements des enfants...Déjà qu’il laisse les siens traîner où ilstombent.

Christa dormait si profondément qu’ellene se réveilla pas quand sa maman l’attachadans la poussette. Elle ne la vit pas enfilerson manteau à la hâte, attraper le journal, lesdécoupes tombées sur le sol impeccable et lalettre de Mary perdue au milieu. Pas plusqu’elle ne la vit trottiner sur le chemin.

Le vent était devenu beaucoup plus froidet plus vif que ce matin. Coryn baissa la ca-pote au maximum et fut traversée par uneterreur subite. Si Jack lisait le Times dansl’avion ? Non, improbable sur une ligne in-térieure. Et s’il me demande si je l’ai achetéaujourd’hui ? Je mentirai, se dit-elle en en-fonçant le tout dans une poubelle

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municipale. Je dirai qu’il n’y en avait pas.Ou que j’ai oublié. Mais qu’est-ce que j’aifait ? À part rêver ?

Elle retint au dernier moment la lettre deMary, paniqua, hésita, puis lut attentivementl’adresse avant de la plonger elle aussi dansles poubelles. Oh ! Pardonne-moi. Elle repritsa course. La jeune femme était si confusequ’elle avait du mal à avoir une idéecohérente. Aujourd’hui est trop plein de tropde choses. Tant de cadeaux de Noël pour unefille qui n’en avait jamais attendu. Subite-ment elle aurait voulu... être des mois plustôt. Pour tout recommencer. Des larmess’annoncèrent. Elle se pinça fortement lenez.

Coryn revit les chiffres écrits en bleu et enitalique sur la carte que Kyle lui avait tenduedans le parc, pas si loin d’ici. « (415) 5017206 ». L’adresse lui échappait. Trop

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d’émotions ? Non. Le jour où Kyle avait tentéde la lui donner, elle n’avait pas osé lire au-delà du numéro de téléphone.

Aujourd’hui, ce numéro représentait l’es-poir, aussi fou qu’insensé. Il existait. Commeune réponse à la question qui la taraudaitdepuis l’Angleterre.

Comment faire pour nous en sortir ?

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À Londres, l’eau qui s’écoulait dans lestuyaux de la douche n’avait pas réveillé Kyle.Migraine avait soufflé un bonjour matinal.Ce matin, la garce était discrète, polie et pr-esque aimable, mais le musicien savait bienque ce n’était jamais une promesse. Migraineétait une compagne imprévisible. Elle de-venait méchante, cruelle et fracassantequand elle le décidait. Si elle le voulait. Avantque les choses virent au drame, il se levapour avaler du café. Des litres de cafépendant que l’eau gargouillait encore. Il ter-mina son toast au moment où le bruit del’eau cessa. Puis un deuxième, un troisième,et une pomme, sans voir Patsi apparaître.

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Quand il ouvrit la porte de la salle debains, la musicienne était sur le point d’ensortir et le poussa de son chemin.

— Tu es déjà habillée ?

Pas de réponse. Juste un regard. Noir.Muet. Mais où Kyle lut que lui n’était pasprêt pour la visite d’un énième appartement.

— On a rendez-vous à quelle heure ?

— J’ai rendez-vous car, moi, je suis àl’heure, dit-elle en enfilant son manteaujaune poussin. Toi, tu es en retard et turestes là.

— De toute façon, ça ne change rienpuisque c’est toujours toi qui choisis.

— Je choisis car tu te fous de savoir où onva habiter.

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Impassible, elle serra la ceinture au max-imum. Kyle la retint par le poignet.

— Je suis fatigué.

— Tu te répètes, Kyle. Et tu me fatigues.

Elle dégagea son bras d’un geste sec etouvrit la porte du couloir en disant qu’...

— ... il serait temps, grand temps, que tuvoies un toubib et un psy. Ça te faciliterait lavie et la mienne par la même occasion.

Puis, avant qu’il n’ouvre la bouche, elle seravisa.

— C’est vrai, j’oubliais, tu aimes souffrir.

— La ferme, Patsi.

— Non ! explosa-t-elle. J’ai pas envie de lafermer ! Ça ne m’amuse pas de te voir te

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complaire dans ta douleur et ça ne m’amuseplus de vivre avec un type qui ne cesse de seflageller de ne pas avoir pu sauver sa mère.

Kyle ne sut pas si ces derniers motsavaient été choisis pour le cingler ou s’ilsfaisaient partie de la grande famille deslapsus. Il lui demanda de foutre le camp. Cequ’elle ne fit pas. Forcément. Elle resta à lefixer une minute entière, les bras croisés.

— Tu sais que j’ai raison.

— Je ne suis pas prêt à l’entendre.

— Je te donne deux minutes pour t’ha-biller, sinon...

Elle se censura elle-même.

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— Sinon quoi ? Tu feras mettre l’apparte-ment à ton nom ? Comme ça, quand tu enauras marre de moi, de mes migraines et demes états d’âme, tu me foutras dehors ?

— Quelle perspicacité ! Bravo.

— Je vais me recoucher.

Ce qu’il fit. Il ferma les yeux et plaça sonbras sur sa tête. Il entendit Patsi approcherd’un pas calme.

— Tu ne m’aimes plus.

— Si.

— Tu mens, affirma-t-elle.

Kyle ouvrit les yeux. Patsi articulait enfinle truc. Il l’avait vu approcher, puis

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s’éloigner. Il s’était même étrangement et lâ-chement traduit par un « fais-moi un en-fant ». Il fallait bien qu’un jour ou l’autre cetruc lourd comme un ciel pourri denovembre crève. Patsi était la plus cour-ageuse des quatre.

— Moi, poursuivit-elle, je ne sais pas si jet’aime encore et je ne sais pas si j’ai encoreenvie de toi dans mon lit.

Il s’assit.

— Alors il faut qu’on parle sérieusement.

— Pas maintenant, répondit-elle. J’airendez-vous pour un appartement qui meplaît. J’aime que les choses soient claires etnettes et je déteste le marécage dans lequelon nage.

— Patsi...

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Elle le regarda et dit qu’elle ne rentreraitpas ce soir. Il eut envie de demander où elleirait, mais ne le fit pas. Elle quitta leur suitesans claquer les portes. Et sans les fermer.

La musicienne était lucide et déterminée.Elle avait compris que leur route était arrivéeà un croisement alors que lui se demandaitquand — et pourquoi — les choses avaientcommencé à s’étioler. Était-ce après sa ren-contre avec Coryn ? Avant ? Kyle était incap-able de le distinguer. Patsi et lui avaientpassé tant d’années à vivre ensemble, à trav-ailler ensemble, à s’aimer, à s’admirer, à sedisputer sur une note, sur un accord, sur unevariation de ton. Ils se connaissaient parcœur et peut-être trop. Steve et Jet trouv-aient ça normal. Vu de l’extérieur, Kyle etPatsi se comportaient comme à leurhabitude, mais vu de l’intérieur, ils se

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regardaient et s’analysaient de manièredifférente. Un contre un. Et non plus deux àdeux. Elle avait détesté ce qu’il avait écrit enrevenant après la mort de son salopard depère. Elle avait dû sentir dans sa musiquecette infime différence. D’ailleurs, n’avait-elle pas dit et archi répété :

— Ce morceau, je ne le jouerai jamais.

Mais quand l’amour décline-t-il ? Est-cequ’on s’en rend compte tout de suite ou bienfaut-il du temps pour que les choses appar-aissent enfin ? Ni l’un ni l’autre n’auraient pule dire. Si Jane avait été là, elle aurait ajoutéqu’il en allait de même pour la violence. Patsidétestait Jane. Les deux femmes ne se com-prenaient pas. La musicienne estimait quetirer un trait sur son passé était la seule voiede survie. Le prendre à bras le corps comme

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le faisait sa « demi-belle-sœur » était toutsimplement incompréhensible. En souffrircomme Kyle était suicidaire. Ni lui ni Jane nelui en avaient jamais voulu.

Le jeune homme glissa sur le côté pouréchapper à la lumière blanche qui filtraitentre les rideaux mal clos. Migraine gagna enpuissance. Il se précipita aux toilettes pourvomir. Éjecter de son corps ce qu’il nedigérait pas. Toujours le même rituel. Tou-jours les mêmes crampes. Toujours se mettrela tête sous l’eau pour se laver. L’effet seraitapaisant pendant quelques minutes. Justeassez pour qu’il retourne dans son lit et s’yeffondre.

Patsi. Coryn. Patsi. Coryn... Migraine. Mi-graine. Migraine.

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Les heures suivantes lui offrirent le néanttotal dont il avait besoin. La garce se retira.Peut-être aspirée par le trou noir qu’elleavait engendré. Pendant quelques furtifs in-stants ne subsista que son absence. Commelorsqu’on découpe un personnage d’unephoto. Kyle se sentit seul, perdu et avec l’im-pression frustrante de ne plus avoir depouvoir sur rien. De voir sa vie lui échapper.Inévitablement, il revit sa mère dans sa robeà fleurs qui sortait de la salle de bains, port-ant ses lunettes de soleil et disant à hautevoix « J’aimerais remonter à l’instant précisoù les destins s’entremêlent... » Il n’avait ja-mais su si elle se parlait à elle-même ou sielle lui adressait un appel au secours. Mais ilétait sûr qu’il avait été là, auprès d’elle, etqu’il n’avait rien fait. Oh ! Kyle savait qu’iln’avait que cinq ans. Seulement, certainsjours il aurait aimé remonter le fil de sa vie etvérifier s’il avait été négligent. Ou non. S’ilaurait pu faire quelque chose. Ou non. S’il

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était coupable. Ou non. Merde ! Patsi, tu asraison.

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Il était dix heures quarante du matin àLondres et dix-huit heures quarante à SanFrancisco. Patsi n’était pas rentrée de la nuit.Et Coryn était à des milliers de kilomètres...

Kyle se promit qu’à Noël il trouverait lemoyen de la revoir. D’une façon ou d’uneautre, il faudrait qu’il tranche la question.Une fois pour toutes. Il ne savait pas encorece qu’il lui dirait mais aujourd’hui, sa dé-cision était prise. Il reverrait Coryn. Il diraitce qu’il avait sur le cœur. Ses inquiétudes.Ses frayeurs. Et le trouble qu’elle lui avait of-fert. Ce truc précieux et fragile qu’il adoraitet dont il se nourrissait.

L’attente ne serait plus très longue. En-core quelques jours de travail dans ce studio

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de Londres qui finalement lui plaisait. Au-jourd’hui, il y serait seul. C’était parfait. De-main... Ils enregistreraient et le travail pren-drait le dessus.

À des milliers de kilomètres, au-delà d’unocéan et au bord d’un autre, Coryn ressentitexactement le même soulagement qu’apportela prise d’une décision.

Il y a des jours où les astres...

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Combien de temps avant que Jackrentre ? évalua la jeune femme blonde en re-gardant sa montre. C’était faisable... Peut-être même possible. Et si aujourd’hui, c’étaitma seule chance ?

Elle courut à l’étage, vérifia que ses en-fants dormaient profondément puis enfilason blouson noir sur son pantalon noir. Elleremonta la fermeture en se regardant dans lemiroir de l’entrée. Elle attrapa le bonnet noirque Jack portait pour courir le week-end.Elle y enfonça ses cheveux trop longs et tropblonds. Elle prit deux quarters dans sonporte-monnaie. Ouvrit la porte d’entrée etobserva la rue. Pas une voiture ne circulait

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sur Elm Street. Coryn referma à clé, des-cendit l’allée, déposa sa poubelle à l’endroitoù Jack la positionnait, regarda à gauchepuis à droite. Puis encore à gauche et partitau pas de course. Le vent devenu glacial luibrûlait les poumons. Les muscles de sescuisses semblaient se déployer, et depuis lelycée, jamais elle n’avait couru aussi vite. Elleremonta sa rue et tourna à gauche sur Dick-son Road.

La cabine téléphonique était à environquatre ou cinq cents mètres de sa maison. Lajeune femme blonde était à bout de souffle.Elle décrocha le combiné avant de réfléchir àce qu’elle était en train de faire. Elle glissaune pièce. Celle-ci dégringola avec un bruitinfernal qui sembla retentir jusqu’à la lune.Coryn jeta un regard à la ronde puis com-posa le « (415) 501 7206 ». À la premièresonnerie, une voix féminine répondit :

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— La Maison.

— ...

La jeune femme ouvrit la bouche, mais neput articuler un son. Le souffle, le courage, lavoix lui manquèrent subitement. Elle allaitraccrocher quand la voix annonça :

— 1918 Boyden Street. Prenez un taxi.Nous paierons la course.

Elle reposa le combiné. Ses mains étaientmoites. Elle eut le vertige et appuya son doscontre la paroi. Les muscles de ses cuissesétaient déchirés. Elle prit conscience qu’elleavait franchi la porte dessinée par Kyle desmois plus tôt. Elle venait d’entrer dans unmonde où on comprenait ce qu’elle vivait.Un monde où on lui tendait la main.

Une voiture passa au loin et lui rappela lafragilité des choses. Coryn se ressaisit

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immédiatement. Elle sortit de la cabine, re-garda autour d’elle, remonta Dickson jusqu’àsa rue. Personne. Elle courut le plus vite pos-sible vers sa maison.

Elle n’avait pas dû s’absenter plus dequatre ou cinq minutes. Ce n’était pas beauc-oup mais... c’était un temps suffisant pourque Jack soit revenu par l’autre côté. Elleralentit en voyant la Jaguar blanche garéedans l’allée, phares éteints.

La porte d’entrée serait fermée à clé. Toutcomme celle du garage. Il ne lui restaitqu’une solution. Sonner à sa propre porte.Mentir. Et attendre les coups.

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LIVRE TROIS

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Des jours avaient passé depuis la cabinetéléphonique. Coryn n’avait pas pris de sac-rée raclée. Elle avait jeté le bonnet loin dansles buissons et prétexté être partie chercherle doudou de Christa qu’elle ne trouvait plusdans la maison. « J’ai aussi sorti lespoubelles. Puisque tu rentrais tard... » Jackl’avait regardée avec incrédulité, mais elles’était mise à genoux... et il avait oubliépoubelles et doudou.

La jeune femme avait redoubléd’attention. Et de patience. De questions.Changer de vie, c’est... Est-ce que ce seraitvraiment possible ? Elle avait élaboré desplans. Y avait renoncé. Les avait remis surpied. Il faut que je trouve un travail. Mais

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où ? Où vivre ? À la vérité, une seule questionla retenait.

Et s’il m’enlevait les enfants ?

Cette question lui fit perdre du temps.Noël se profila... Jack aimait parcourir lesmagasins bondés pour acheter des cadeaux.Il aimait les jouets, les emballages, lesnœuds, les rubans dorés et les bijoux que safemme sublimait. Il aimait tenir la main desa sublime épouse et regarder qui la re-gardait. Précisément, comment ce « il » laregardait puis comment ce « il » le regardaitet comment elle, ma femme, baissait la têteen décomptant, en silence, les jours jusqu’à« bientôt ».

Peut-être après Noël...

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C’était la dernière journée d’école pourMalcolm avant les vacances. Daisy était à lacrèche. La jeune femme blonde jeta le journ-al — neutre — sur la table du salon. Jackpourrait vérifier par lui-même que Timmyn’avait rien publié. D’ailleurs, depuis quelquetemps, Coryn n’avait rien lu de son frère.Pourvu qu’il ne soit pas déjà parti en Afgh-anistan... se dit-elle. Elle envisagea de « de-mander l’autorisation » de l’appeler. Peut-être pourrait-elle téléphoner depuis la cab-ine ? Il faudrait beaucoup de monnaie etJack faisait — demandait — tous les jours descomptes. Ou demain... Ou le jour de Noël ?

Elle termina de ranger les assiettes et lesbols du petit déjeuner puis s’attaqua au lingepour lequel, pensa-t-elle, je n’ai pas besoin

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de l’autorisation de Jack. Depuis son es-capade à la cabine téléphonique, des idéescomme celles-ci la traversaient. Oui, Corynfaisait encore des listes, mais des listes pré-cises de tout ce qu’elle n’avait pas le droit defaire comme toutes les jeunes femmes qu’ellecroisait à la sortie des classes.

À cet instant, en pliant le linge, ellesongea aux vêtements qu’il lui faudrait sélec-tionner. Elle monta la première pile dans lachambre de Malcolm. La rangea et se ditqu’il avait besoin de nouveaux pantalons.

Elle fila avec la deuxième pile chez Daisyet enfin poussa la porte de Christa le plusdoucement possible. La petite dormaitcomme un ange, les bras au-dessus de satête. Coryn plaça les bodys dans le premiertiroir, les tricots dans le deuxième, et enfin,

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elle tira sur la poignée du troisième pourranger les pyjamas mais... celle-ci lui restadans les mains. Il lui fut impossible d’ouvrirle tiroir. La panique la saisit. En aucun caselle ne pourrait demander à Jack de l’aider àle réparer. Si jamais il devait en déverser lecontenu, il tomberait évidemment sur le livrede Mary et sur l’article de Timmy. Il ne ver-rait que la photo de Kyle. Mon Dieu, se dit-elle en courant en toute hâte dans le garagepour récupérer le bon tournevis. Qu’elle netrouva pas sur l’établi. Pas dans toute lapièce. Pas dans la deuxième voiture. Maisdans le jardin, où son mari l’avait utilisédeux jours plus tôt pour bidouiller un trucsur la balançoire. Coryn le récupéra, fit lechemin inverse à toute vitesse, ouvrit laporte donnant dans l’entrée et tomba nez ànez avec Jack. Il tenait un bouquet de roses àla main, et elle, le bon tournevis.

— Oh ! Tu bricoles ?

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— Je voulais...

Il se pencha :

— Puisque je suis là, je vais le faire. Il estoù ce truc à visser ?

Coryn hésita une demi-seconde. De trop.Aussitôt le ton de la voix de Jack se fit sec etcassant.

— Où ?

La jeune femme resta immobile et Jackattrapa ce qu’elle serrait dans son autremain. Il reconnut la poignée de la commode.Il fila à l’étage. Il ne quitta ni son manteau nises gants. Si Christa n’avait pas été endormiedans son lit, Coryn aurait fui sur-le-champ.Elle aurait attrapé les clés que Jack avaitposées sur le meuble de l’entrée, franchi « laporte » de la liberté, serait montée au volant

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de la belle Jaguar et aurait foncé à l’écolepuis à la crèche. Elle aurait été libre. Libre...

Mais voilà, son bébé dormait là-haut, al-ors la jeune femme gravit l’escalier. Quandelle arriva dans la chambre, Jack était à gen-oux et vissait. Il ne lui lança pas un seul re-gard mais tira sur la poignée. Il jeta un à untous les vêtements qui se trouvaient dans letiroir. Elle attendit près de la porte. Ellepensa inutilement au revolver qu’il tenaitdans un holster sous sa veste. Comment s’ensaisir ? Et qu’aurait-elle fait, de toute façon ?

Jack leva les yeux. Elle fut tétanisée.Quand il avait ces yeux-là, la jeune femmeentrait dans un autre monde. Les murs serefermaient et elle n’avait plus qu’à attendreles mains qui la démoliraient. Elle regardaChrista qui dormait...

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— Donc. Donc. Donc, dit Jack en brandis-sant le livre et l’article de Timmy. Voilà ceque ma gentille petite femme adorée cachedans la chambre de son innocente fille.

II se releva. Il était à quelques centimètresd’elle. Il ne crierait pas. À quoi bon ?

— Où as-tu eu ce livre ?

— À Londres. J’ai rencontré une jeunefemme dans un parc et elle me l’a donné...

Le poing de Jack partit directement dansl’estomac de Coryn qui s’écroula sur lesgenoux.

— Tu crois que je vais gober ça ? Tucaches un article de l’autre salaud et un livredéchiré qu’on t’aurait donné à Londres alorsque je sais qu’il était précisément à Londres.J’attends une explication, mon amour.

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Coryn suffoquait et fixait les chaussuresde Jack. Elles étaient parfaitement cirées etlacées. Les boucles devaient avoir la mêmemesure au millimètre près. Tôt ou tard, elleen prendrait une dans une partie de soncorps.

Jack l’empoigna par les cheveux et la re-mit debout. Il pétrissait son bras et tout cequ’elle pensa fut : C’est pour aujourd’hui.Aujourd’hui est le dernier jour. Elle redressala tête et regarda son mari dans les yeux.

— Le livre appartient à Mary Twinstonque j’ai rencontrée à Londres et l’article estde Timmy.

— Sur qui ?

— Sur Kyle Mac Logan et sur son groupe.

— Lis-le ! ordonna-t-il.

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— ...

La main de Jack s’abattit sur son visage etil répéta froidement :

— Lis-le.

C’est pour aujourd’hui. Coryn s’exécutapendant qu’il arpentait la chambre. Le sup-plier d’arrêter était vain. Jack ne devenaitpas un autre Jack. Il était cet homme versat-ile et violent. Elle savait que ce qu’il luifaisait était inexcusable. Inexplicable. Impar-donnable et qu’elle n’avait jamais eu assez decourage ou l’occasion de lui échapper. Ellelisait et contrôlait son souffle. Sa voix. Etquand Jack revint à sa hauteur, sansprévenir, sans laisser partir un coup, il fitvolte-face et plaqua sa main sur la gorge desa femme. Pour la première fois.

— Et pourquoi le caches-tu ?

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— ... Tu me fais mal, Jack.

— Pourquoi le caches-tu ?

— Parce que tu m’empêches de vivre.

Les coups qui suivirent furent si puissantsque Coryn ne put lutter. Elle tomba àplusieurs reprises recroquevillée à terre.Comme un animal. Sa paupière droite enflatant qu’elle ne put la soulever. Du sang per-lait sur la moquette rose. Jack continuait dela tirer par les cheveux pour mieux la renvoy-er à terre à quelques mètres de là. Encore etencore et encore et encore et encore et en-core et encore et encore et encore et encoreet encore et... une ultime fois.

Elle resta clouée sur le sol. Près du lit. Elleaperçut Christa entre les barreaux. La petitepleurait. Sa fille pleurait mais ses cris ne luiparvenaient pas. C’est pour aujourd’hui.

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Jack s’agenouilla au-dessus d’elle et lui en-serra la gorge d’une seule de ses grandesmains pendant que de l’autre il défaisait sonpantalon.

— Tu n’es qu’une sale menteuse et unesalope, murmura-t-il en écrasant son corps.Je l’ai toujours su. J’ai toujours su que tu mecachais des choses. Tout comme je sais quetu n’es pas sortie pour chercher le putain dedoudou parce que tu as oublié d’enlever tescheveux de mon bonnet. Cette fois, c’est fini,Coryn.

L’air lui manqua. Elle leva les yeux aumaximum pour apercevoir sa fille unedernière fois. Mais tout ce que Coryn vit futle bouton rouge du lourd magnétophone queles enfants avaient trouvé dans la cabane dujardin au milieu d’outils. Ce matin, Malcomet Daisy avaient joué avec l’appareil. Ilss’étaient enregistrés en train de chanter et

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avaient fait écouter le résultat à Christa. Ilsavaient ri ensemble... Oh ! Ils avaient ri...

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Kyle arriva enfin chez Jane. Seul.

Patsi s’était envolée quelques joursauparavant pour ne pas voyager avec lui etles autres membres des F..., esquivant ainsiune interview pour une chaîne de télé. Samère était souffrante. Ce qui n’était pas com-plètement faux, Marion avait chuté dans sonescalier avec pour résultat une attelle à lacheville.

Cependant, en raison de chutes de neigeinattendues, Kyle n’avait pu décoller que lematin du 24 décembre et avait été content detrouver une place dans l’un des rares vols dujour programmés. Comme tous les ans, ilpasserait le réveillon et le jour de Noël dansLa Maison de Jane. Ce soir, il jouerait seul

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pour un public unique. Il aurait quelquesjours pour trouver un moyen de parler àCoryn. Internet lui avait appris que « la con-cession Jaguar de San Francisco estheureuse de vous accueillir pendant les fêtespour qu’elles soient de véritables fêtes ! JackBrannigan vous recevra en personne ». Il yavait vu un signe. Sa raison lui avait rappeléque si Jack travaillait, les enfants seraient envacances... Il faut que je sois inspiré, s’était-il dit avec toute la concentration dont il étaitcapable.

L’avion de Kyle avait décollé avec un re-tard considérable, mais grâce à ce délai lechanteur avait eu la chance de dormirpendant une bonne partie du vol. Et ce pourla première fois lors d’un de ses voyages versSan Francisco. Le Salaud est mort. Paix àmon âme.

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L’aéroport était quasiment désert puisquele réveillon accaparait tout le monde. Saufceux qui étaient de service. Kyle aimait jouerles Père Noël pour les quelques rescapées enexil chez sa sœur, et pour rien au monde iln’aurait manqué à son devoir. Alors oui, cesoir, le musicien considérait que lui aussiétait « de service ».

Il composa le code d’accès de La Maison,entra et serra la main de Dick, le gardien.

— Content de te voir enfin !

— Content d’être enfin arrivé !

— J’ai écouté la météo et il paraît qu’àLondres le temps est pire que chez nous.

— Crois-moi sur parole, il l’est tous lesjours.

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Dick le débarrassa de son sac, de sa gui-tare et de son manteau, puis Kyle descenditle long couloir. Des voix résonnaient au loindans la grande salle. Comme tous les ans,des guirlandes avaient été suspendues pourdécorer les plafonds. Des dessins de PèreNoël couraient sur les murs et semblaientguider les pas de celui qu’on espérait.

Des chandelles seraient disposées sur lestables et un sapin que Jane voulait aussi gi-gantesque que possible trônerait dans lagrande salle. Il veillerait sur les paquets auxrubans multicolores, il écouterait les riresdes enfants qui avaient le malheur — ou lebonheur — de se trouver ici à cette périodede l’année. Il les regarderait déchirer les em-ballages, quand eux oublieraient le reste.C’était Noël et Jane insistait pour recréer unefête de famille avec des membres étrangersmais qui tous avaient un point commun.

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Kyle arriva avec tant de retard que tout lemonde était déjà à table, ou plutôt terminaitde dîner. Jane les avait prévenus de la venuede la star et tous garderaient le secret. Ellen’avait aucun doute là-dessus.

Dès que le musicien poussa la grandeporte, les mains applaudirent. Un peucomme quand il entrait sur scène. Certainesfemmes crièrent, retrouvant instantanémentleurs quinze ans. Kyle, lui, avait juste l’im-pression de rentrer chez lui. Dans la maisonoù il avait grandi. Mais comme toujours, latable lui parut plus grande que dans sonsouvenir.

Chaque année, en poussant la porte, il es-pérait bêtement tomber sur sa sœur qui dîn-erait en tête à tête avec Dan. Elle lui diraitque La Maison fermait. Que le business

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mourait. Qu’elle partait ouvrir un restaurantsur une plage. N’importe laquelle du mo-ment que le sable soit blanc et doux. Qu’il yfasse beau tous les jours et que la mer soitchaude. Mais Kyle savait pertinemment queça ne cesserait jamais.

— Voici Kyle, mon petit frère et la star dela famille...

De nouveau, tout le monde applaudit. Ileut du mal à se faufiler jusqu’à sa sœur. Ilprit le temps de dire un mot à droite et àgauche, aux enfants qui seraient à tout ja-mais marqués par cette chose. Qui ne devraitpourtant jamais entrer dans leur vie. Kylefit semblant de rien, de n’être que « le »chanteur, et prit place sur la chaise libre àcôté de Jane. Elle tendit une assiette pleineet, pour la première fois depuis longtemps, ildit :

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— J’ai faim.

— Attends ! C’est froid. Je vais te leréchauffer.

— J’y vais, dit une voix derrière eux.

Kyle se leva pour tendre l’assiette à ladame brune et souriante quand, du coin del’œil, il aperçut à la dernière place, tout aubout de l’immense table, une femme portantun bébé dans les bras. La salle était sombreet la femme avait des cheveux courts. Mais iln’hésita pas.

Ce fut à la seconde suivante que la crainteque ce ne soit pas elle l’assaillit. Elle tournaimperceptiblement la tête dans sa direction.Elle sourit légèrement. Il comprit qu’elle al-lait coucher le bébé et la suivit des yeuxjusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le couloir.Derrière elle trottaient Malcolm et la petite

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Daisy. Il se surprit à penser que la fillettequ’il avait tenue dans ses bras à l’hôpitalsavait désormais courir. Il fut encore plussurpris par la joie brute qui l’envahit. Et luicoupa les jambes.

Si Coryn était là, c’est qu’il avait eu raisonet qu’elle avait eu le courage. C’était bien laveille de Noël aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Elle est arrivée il y a deux jours, dit sasœur doucement. Tard.

— Pourquoi tu n’as pas appelé ?

— Ç’a été un peu compliqué.

Ce qui voulait dire, dans le langage deJane, extrêmement difficile.

— Elle va comment ?

— Elle ne peut aller que mieux.

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Elle fixa son frère.

— Tu avais raison, Kyle.

— Où est le Salopard ?

— En taule.

Jane mit sa main sur celle de Kyle et Julydéposa l’assiette brûlante sous son nez.

— C’est moi qui ai préparé le rôti. Vousverrez, je suis une chef.

— Je n’en doute pas. Ça sent très bon.

July sourit. Elle aussi se souvenait de sesquinze ans et Kyle dévora son plat sous le re-gard amusé de toutes. Qui s’efforcèrent dereprendre normalement le fil de leur conver-sation. Lui ne cessait de jeter un coup d’œil àsa montre. Coryn ne revenait pas...

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— Quelle chambre ? demanda-t-il à Jane àla dernière bouchée.

Elle le fixa avec son sourcil qui remontait.Il réitéra sa question avec fermeté.

— La 23.

Kyle repoussa sa chaise et sortit par laporte qui se trouvait juste derrière lui. Il par-courut à grandes enjambées le couloirjusqu’à la chambre de Coryn, le cœur en sus-pens, et frappa doucement. Il entendit despas feutrés. La poignée se baissa, elle entre-bâilla la porte. Il entra dans la pénombre deson refuge.

— Ils viennent de s’endormir, murmura-t-elle de profil.

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Kyle demanda si les enfants allaient bien.Elle acquiesça et le fit passer dans lachambre. Tous les deux, côte à côte et suffis-amment proches pour ressentir la chaleur del’autre, regardèrent les trois petits dormir.

— C’est une fille ?

— Oui.

— Elle est née en juin, n’est-ce pas ? souf-fla Kyle qui se souvenait très bien de ce jouroù il avait appelé l’hôpital.

Coryn hocha la tête. Elle, aussi, se souven-ait très bien du message de la secrétaire. Elledit qu’elle s’appelait Christa.

— Elle est adorable.

Le bébé fronça son petit nez, ils quittèrentla chambre. La jeune femme traversa la si-enne et sortit aussitôt dans le couloir, par

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peur et par réflexe. Jack n’était pourtant pasdans les parages, mais elle redoutait toujoursd’être surprise dans une situation délicate.

Coryn batailla pour refermer la porte àclé, gardant obstinément la tête baissée. Deprofil. Kyle l’observait. Ses mainstremblaient.

— Je n’ai pas l’habitude de cette serrure.

C’est au moment où le jeune homme sepencha pour l’aider qu’il vit son œil gauche.Il comprit pourquoi elle s’ingéniait à ne paslui faire face. Il posa ses doigts sur sonmenton. Elle ne résista pas. Leurs regards secroisèrent. Se comprirent. Kyle vit tout. Sapaupière boursouflée, la plaie sur sa pom-mette, sa lèvre fendue et les marques noiresqui dépassaient sous son foulard. Ainsi que

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celles qui n’étaient pas visibles. Coryn portales mains sur son visage. Oh ! Pas parcoquetterie. Pas, non plus, parce qu’ellevoulait disparaître et ne pas avoir à expliquerpourquoi elle avait accepté de subir ça. Non.Elle voulait juste retenir le flot des larmesqu’il lui

était impossible de réprimer une secondede plus. Alors Kyle fit ce qu’il voulait fairedepuis la toute première fois qu’il l’avait ren-contrée. Il prit Coryn dans ses bras et la tintcontre lui.

Hold you in my arms...

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Des minutes entières, Coryn pleura.Doucement et sans bruit. Ni elle ni lui nebougèrent. Et il ne pensa à rien d’autre qu’àla protéger.

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— Votre chemise est trempée, dit-elleenfin.

— À quoi servent les chemises, si ce n’est àéponger les larmes des filles ?

Elle savait pourquoi il était faussementdésinvolte. Elle en fut infiniment touchée.Kyle la trouva rayonnante. Apaisée. Terrible-ment belle.

La porte du couloir s’ouvrit dans un bruit,rappelant que le présent est la réalité danslaquelle il faut vivre. Jane apparut. Elle ar-rêta sa course, saisissant aussitôt qu’elletombait comme un cheveu sur la soupe.

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— Kyle, quand tu seras prêt... Je veuxdire, on t’attend. J’avais promis...

— On arrive.

Jane disparut aussi rapidement qu’elleétait apparue et Coryn pensa aux mots qu’ilvenait de prononcer. « On arrive » et non pas« J’arrive ». Il lui lança un regard interrog-ateur. Elle fit signe qu’elle était prête.

Sans un mot, sans une gêne, sans nonplus rompre le lien qui les avait tenus l’uncontre l’autre, ils avancèrent dans le couloiravec une conscience précise de l’intensité del’instant qu’ils venaient de partager.Heureux. Émus. Bouleversés et sidérés d’êtrelà, ensemble.

Avant de pousser la porte de la grandesalle, le musicien dit qu’il la retrouverait

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après avoir joué. Elle sourit mais ne le suivitpas des yeux quand il se glissa entre leschaises. Il fut happé par des cris. Forcément.Une star... En chair et en os ! Et qui, ce soir,à moins de cinq mètres des premiers rangsse métamorphosait en cadeau.

Toutes les chaises étaient occupées. Coryndut s’asseoir sur une des tables qui avaientété repoussées contre le mur du fond. Il pritplace sur la scène improvisée et l’illumina.La scène est sa vie, pensa-t-elle. C’était aussiévident que naturel. Il s’installa au piano etreplaça le tabouret à l’endroit précis qu’il luifallait occuper. Car la place des choses doittoujours être précise, n’est-ce pas ? Un doigtqui dérape et c’est une note ratée. Une pres-sion trop forte et l’émotion s’envole...S’échappe et disparaît. La subtilité meurt etla platitude remplace l’exceptionnel. Le ma-gique. Il suffit de pas grand-chose pour toutchanger...

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Kyle fit jaillir deux ou trois notes du pi-ano. Ses doigts glissèrent sur les touchescomme si elles lui appartenaient et il en-tonna des chants de circonstance.

— Il paraît que le Père Noël les entend,dit-il avec un clin d’œil vers les enfants. En-fin, quand on pense suffisamment à lui...

La musique inonda la pièce et sa voix en-veloppa tout le monde. Coryn fit le vide et —comme toutes les autres personnes assisesdans cette salle — elle ne laissa de place à ri-en d’autre. Elle était certaine que tous se de-mandaient si le musicien avait conscience deses dons. Chanter et jouer aussi merveil-leusement bien et aussi émotionnellementjuste est tout simplement... magique. Quel

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autre mot serait possible ? Oui, Kyle devaitêtre un peu magicien. D’ailleurs, n’avait-ilpas compris pour elle ? Il fallait bien un peude magie dans cet homme pour qu’il perçoivece que personne n’avait jamais soupçonné.

Il abandonna le piano et dit en souriantqu’il s’était échauffé... et que donc, il étaittemps de s’emparer de sa guitare. Il joua etchanta de nouveau. Il était dans un autreunivers. J’aimerais aller où il va...

Deux ou trois fois — à la vérité, bien plus— Coryn sut que le musicien la regardait.Elle. Moi. Dans quelques minutes, c’étaitNoël. Inévitablement elle pensa à ses en-fants... Au procès à venir. À la prochaine etterrifiante confrontation. Au divorce. Qui la

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plongea dans un autre monde. Le sien. Corynne refit surface que lorsqu’une des femmesdu premier rang réclama une chanson enparticulier... Il répondit qu’il ne pouvait lajouer seul. Sans les autres membres de songroupe. Quelqu’un d’autre demanda s’il étaittoujours question de mariage entre Patsi etlui. Le musicien sourit et dit que leur tournéeactuelle était très prenante.

— Tu as raison, lança une des spectatrices.Se marier mérite longue réflexion ! Pas vrai,les filles ?

D’autres questions extrêmement person-nelles tombèrent et Coryn fut plus gênée quelui. Elle glissa de la table et s’enfuit dans sachambre.

Mon concert est terminé.

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Jack se tenait debout près de la fenêtre desa cellule quand le gardien exigea qu’il secouche.

— Rêve pas, mon pote. C’est peut-êtreNoël depuis quelques minutes, mais per-sonne ne s’est encore jamais échappé d’ici.

Le prisonnier se plia aux ordres et fitsemblant de ne pas voir les clés étincelantesaccrochées à sa ceinture et qui chantaient ladouce mélodie de la liberté. Il fredonna enlui-même qu’un beau jour...

— À propos, demain, Brannigan, t’aurasde la compagnie.

— C’est mon cadeau de Noël ?

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Le gardien lâcha un petit rire.

— Mouais. Enfin, si j’étais toi, j’ferais gaffede ne pas trop jouer avec. C’est un cadeaunerveux — voire explosif.

Jack monta dans sa couche sous le regardtorride du gardien qui lui souhaita en ric-anant un très « Joyeux Noël ». Auquel ilrépondit :

— À vous aussi, monsieur.

Sa tête lui faisait si mal qu’il resta assis àrepasser un à un les mots qu’il avait dits auxflics et à son avocat lors des interrogatoires.Il repensa à ce qu’il avait tu. À Mac Logan età l’article que sa salope de femme avait judi-cieusement fait disparaître de la chambre. Tues maligne. Moi aussi, mon amour. Et paravance, je te remercie de m’avoir laissé les

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coudées franches pour lui faire la peau entoute liberté.

Jack aurait été un excellent joueurd’échecs s’il avait eu le goût du jeu. Enfin dece jeu-là. Pas d’article signifiait que Coryn nedirait rien. Pour protéger son connard dechanteur. Et donc Jack ferait de même. Pourne pas attirer le regard là où je vais frapper.

Oh ! Cette nuit était bien celle de Noël etcelle des souhaits ! Brannigan comme un en-fant gâté fit sa liste. Il jouerait finement etserait très prudent. Pas comme cette imbé-cile d’araignée écervelée qui avait l’incon-science de traverser le plafond juste au-des-sus d’un Jack emprisonné. Il l’écrasa du platde la main.

— Joyeux Noël, Salope.

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Les non-dits. Les secrets. Les chosesqu’on ne confie pas par pudeur. Les chosesqu’on retient par peur. Les choses qu’on taitpar dessein. Celles qu’on ne peut révéler parimpossibilité.

Où met-on toutes ces horreurs ? Quedeviennent-elles ? Décident-elles de notrevie ?

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Trois coups discrets. Comme trois notesde musique. Coryn ouvrit. Kyle était là etlevait une bouteille de champagne.

— Joyeux Noël ! J’ai aussi du jus d’orange.

— Merci.

— J’avais peur que tu sois déjà couchée.

— Non, dit-elle. J’ai... j’ai...

Elle ne put lui avouer qu’elle était restée àfaire les cent pas en espérant opérer un trirationnel dans ses pensées folles. Elle avaitbu deux grands verres d’eau glacée et ouvertla fenêtre pour laisser le froid cinglant désin-fecter la pièce polluée de ses idées noires.

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Mille fois, elle avait hésité à retourner dansla grande salle. Mais assister au déploiementde curiosité n’était pas décent pour la jeunefemme blonde. Alors elle n’avait pas trouvémieux que d’arpenter les douze mètres carrésde sa chambre-salon en se torturant l’esprit.

Et puis subitement Kyle avait frappé etmaintenant il était là. Dans sa chambre.Souriant.

— Je peux ? dit-il en désignant le canapécollé contre le mur.

— Oui. Oui.

Il s’assit et remplit une coupe de cham-pagne à ras bord, puis une autre de jus d’or-ange. Ses gestes étaient assurés. Il netremblait pas quand il saisit les verres etCoryn se dit, comme lors de leur premièrerencontre, qu’elle ressentait cette espèce de

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normalité facile entre eux. Cette absenced’étonnement devant la présence physiquede l’autre. Qui faisait qu’elle se sentaitnaturelle. Bien. Complète ?

Il sourit comme une invitation. Elle s’assità ses côtés et attrapa la coupe de jus de fruitqu’il lui tendait.

— Fais un vœu. Un grand, un beau. Unirrationnel.

— Je crois bien qu’il a déjà été exaucé.

— Fais-en un autre, ajouta-t-il en la re-gardant droit dans les yeux.

Coryn baissa la tête.

— Jamais je n’aurais imaginé qu’un jourj’aurais la force de...

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Elle ferma les yeux. Oh ! Ces mauditeslarmes !

— Sans toi, je...

— Sans toi et sans ton courage, Coryn, tune serais pas là. Sois-en certaine.

Il n’y avait rien à ajouter. Tous deuxsavaient. Elle attrapa la coupe qu’il tenait etbut une longue gorgée. Ressentant chacunedes bulles éclater contre ses joues et son pal-ais et chanter jusque dans ses oreilles. Ilétendit le bras par-dessus son épaule, éte-ignit puis l’enlaça avec la plus grandedélicatesse pour ne réveiller aucune de sesblessures. À moins que ce ne fût elle qui s’al-longea contre lui. Allez savoir ? Quelle im-portance, après tout ! C’était bien Noël, non ?Et tout ce que Kyle souhaitait, ce soir, étaitde tenir cette femme dans ses bras. Il auraitvoulu avoir le pouvoir de lui enlever ses

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douleurs. De les gommer. Ou même de lesabsorber. Il avait assez de force pour ça.Mais il savait combien c’était désespérémentimpossible.

La lune eut le temps de jouer à cache-cache avec les nuages avant que les musclesde Coryn se relâchent. Alors, de façon àpeine audible, elle se mit à parler. De cet in-stant précis où Jack s’était garé avec unevoiture éblouissante sur le parking duTeddy’s.

— Je venais d’avoir dix-sept ans... et Jackbrillait tant. Chez moi...

Sa voix se suspendit et Kyle murmura « Jesais. » Durant de longues minutes, elle ne ditplus rien. Il plongea dans son silence. Dans

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son monde, comme elle avait plongé dans lesien. Il l’imagina entrant à l’église au bras deson père. Ses cheveux devaient être retenusdans un chignon et son voile dansait au vent.Elle avait dit « oui » et avait signé. Elle avaitcertainement joué avec son alliance rondeautour de son doigt pendant le repas...Pensait-elle à sa nuit de noces ?

Il refit surface quand elle évoqua cequ’elle avait ressenti en attendant Malcolm.Elle avait accepté... le reste. Comme unecontrepartie puisqu’il était trop tard.

— Je sais. C’est idiot. Mais il sentait si bonet semblait si vivant, si vigoureux que je medisais qu’il y avait un prix à payer pour avoirun bébé aussi beau.

Kyle pensa, lui, que cet enfant-là devaitarriver. Pas un autre. Sinon, ce soir, Corynne serait pas là, dans ses bras. À l’abri.

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La vie...

La jeune femme ne dit rien de la premièregifle de Jack. Ni des autres. Ni des coups depoing. Ni des coups de pied. Ni des fois où illa couchait sur la table de la cuisine ou sur lamachine à laver... Ni ce qu’il y avait dans sesyeux quand il avait envie de jouer. Kyle neposa aucune question et ne montra rien. Elledevait laisser sortir ce qu’elle était prête àévacuer. Il voulait entendre ce qu’ellechoisissait de dire. Il voulait ses mots. Maisune rage étouffante montait radicalement enpuissance. Elle s’additionnait à celle qu’iltraînait déjà au fond de lui et qui refusait departir.

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Quand Coryn évoqua le tiroir et letournevis, le livre qu’elle avait caché, Kylesut que si Jack était entré à l’instant mêmedans cette chambre... je pourrais le tuer.

— ... Puis j’ai vu les yeux de Christa. Et lalumière rouge du magnétophone. J’ai tendule bras le plus possible et j’ai frappé de toutesmes forces.

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Coryn ne dit pas non plus qu’elle avait re-gardé Jack effondré sans connaissance sur lamoquette épaisse et rose. Ni qu’elle lui avaitarraché l’arme qu’il gardait sous son aisselleet qu’elle l’avait mis en joue. Que pendantquelques secondes, elle avait eu le pouvoir dedécider de sa vie ou de sa mort. Le tuerl’aurait envoyée, elle, directement en prison.Sans ses enfants. Enfin elle ne dit pas qu’àcette minute précise, elle avait voulu qu’ilsouffre. Jack n’avait-il pas répété encore etencore « sans toi, je mourrai » ? Ellen’évoqua pas l’article de Timmy qu’elle avaitjeté au feu par instinct. Mais elle racontacomment elle avait saisi Christa et attrapé lesclés de la belle Jaguar blanche. Elle avaitflingué la peinture rutilante des deux

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portières droites contre les rochers qui mar-quaient le bout de leur allée. Elle n’avait paspris le temps d’attacher le bébé dans sonsiège, elle l’avait calé sur ses genoux.

Elle était descendue en courant à la crècheet avait récupéré sans un mot Daisy sous leregard médusé du personnel. Puis elle avaitfilé à l’école et tambouriné si fort à la porteque la directrice était venue ouvrir enpersonne.

Alors... alors seulement elle s’était effon-drée. Elle avait ressenti une vague de douleurviolente au visage, au cou, au ventre, au dos,mais avait exigé qu’on la conduise au 1918,Boyden Street. Un policier qui patrouillaitdans le quartier était arrivé en quelquesminutes et l’avait convaincue d’aller aux ur-gences. C’est là-bas que Jane l’avait rejointe.Elle s’était occupée des enfants pendant lesexamens et les soins. Puis il y avait eu les

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interrogatoires. Et très tard dans la nuit,Jane les avait conduits à La Maison. Pas uneseule fois, Coryn n’avait versé de larmes. Elleavait tout déballé. Ou presque.

Quand enfin Jane lui avait donné la clé desa chambre, la jeune femme avait réclaméune paire de ciseaux.

— Des ciseaux ? Mais...

— Pour me couper les cheveux.

Jane la lui avait apportée en lui disantdroit dans les yeux qu’elle lui faisait confi-ance. Ce qui impliquait ni bêtise ni...

— Je veux juste couper mes cheveux. Quemes cheveux. Je les déposerai devant laporte dans quelques minutes.

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Jane était repassée « quelques minutes »plus tard. Effectivement, était posée dans lecouloir une quantité incroyable de cheveuxblonds et soyeux avec la paire de ciseauxplacée soigneusement dessus.

Comme la lumière filtrait sous la porte,Jane avait frappé pour annoncer que Bran-nigan avait été retrouvé errant dans le quart-ier et qu’il avait...

— ... été arrêté. Si tu veux, demain on peutt’accompagner chez toi pour récupérer desaffaires.

— Je ne veux jamais retourner dans cettemaison.

— Je vais m’en occuper.

— Est-ce qu’il a parlé ? avait demandéCoryn, inquiète.

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— Il dit qu’il ne se souvient de rien. Abso-lument rien.

— Il ment.

— C’est certain. Ils disent tous ça. Ils dis-ent qu’ils ont perdu la tête au propre commeau figuré. Parce que ça les arrange bien.

Sauf que moi, je l’ai frappé. Coryn avaitimmédiatement compris la tactique de Jack.Il profitait de ce qu’elle lui avait balancéplusieurs coups sur la tête pour affirmer qu’iln’avait plus aucun souvenir mais aussi pourne pas évoquer l’article de son beau-frère etle livre de Mary. Coryn devrait plutôtévoquer la raison de la crise. Prouver lesautres. Expliquer les coups et le reste. D’em-blée, elle avait su que le procès serait tendu.Ça n’avait pas affecté sa décision de ne rien

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révéler au sujet de l’article. Personne nedevait supposer que Kyle avait laissé destraces.

— Kyle m’avait dit pour toi.

Coryn n’avait pas réagi.

— Après l’accident de Malcolm, il étaittrès bouleversé. Il m’avait parlé de toi. Enfinde ce qu’il craignait pour toi.

La jeune femme était restée silencieusemais avait écouté attentivement les mots deJane qui avait dressé un bref résumé de leurvie et conclu par :

— J’aimerais que tu saches que j’ai un amipolicier — un très bon ami — qui a effectuédes rondes dans ta rue de façon discrète.

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Malheureusement, il n’a jamais vu quoi quece soit qui puisse nous permettre d’agir.

— Rien ne filtrait au-dehors.

— Je suis infiniment désolée, avait avouéJane en lui prenant la main. Non, je suis enrage. J’aurais dû...

Coryn l’avait coupée et dit qu’elle-mêmeavait perdu trop de temps à l’admettre. QueKyle l’avait sauvée en lui montrant la cartede La Maison.

— Mais, avait-elle ajouté en la fixant,quand les policiers m’ont interrogée, j’ai ditque j’avais regardé dans l’annuaire aprèsmon hémorragie et que le nom « La Mais-on » m’avait rassurée.

— Si jamais tu changes d’avis, je suis cer-taine que mon frère acceptera de témoigner.

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— Je ne veux pas parler de Kyle. Je neveux pas que Jack ait une seule raison des’excuser. Si jamais je l’évoquais...

— C’est mieux, je suis d’accord. Il ne fautpas que son avocat puisse insinuer que tonmari avait des raisons de « perdre la tête ».

— Je n’ai jamais rien fait de mal, avait af-firmé la jeune femme avec une fermetéqu’elle ne se connaissait pas. Quand il a com-mencé à me frapper, Jack n’avait aucuneraison. Il s’est octroyé ce droit.

— Tu peux avoir confiance, Coryn. Je nedirai rien et je vais m’occuper de fairerécupérer vos vêtements.

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Kyle quitta Coryn un peu après troisheures du matin. Oui, mieux valait qu’il re-gagne sa propre chambre. Quant à dormir...Comment en être capable après tout cela ?Après ce qu’elle avait dit et après ce qu’ilavait ressenti. Trop de rage et trop — beauc-oup trop — d’émotions.

Il passa devant la chambre de Jane. Laporte était entrebâillée, il toqua. Elle ouvrit,le téléphone collé à son oreille. Sa voix avaitla « tonalité-Dan ». Il se laissa tomber sur lecanapé et écouta distraitement les dernièresbribes de leur conversation.

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— Il est où à cette heure ? demanda-t-ilquand elle reposa le combiné.

— En service.

Elle haussa les épaules et dit que Danviendrait le lendemain.

— Et toi, tu étais où ?

— Avec Coryn.

— Et ?

— Et rien. On a discuté...

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demanda Janequi ne voulait pas trahir les paroles de lajeune femme.

Kyle fixa sa sœur longuement.

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— Elle m’a parlé de son enfance, de sarencontre avec le Salopard. De ses enfants.De son isolement. De sa solitude... et de lapetite lumière rouge du magnétophone. Ellen’a pas détaillé le « reste ».

— Beaucoup n’arrivent pas à le verbaliser.II faut du temps pour comprendre, il faut dutemps pour admettre les faits et... il faut dutemps pour refaire sa vie.

Kyle et Jane se regardèrent. Ils le savaientmieux que quiconque, s’en remettre étaitcomme oublier : un souhait dans le vide. Ilbalaya sa mèche en arrière.

— J’en suis malade. J’aurais dû...

— On se dit tous ça, Kyle.

Elle s’installa à côté de son frère sur lecanapé. Elle sentait sa rage, mais aussi lereste. Il étendit ses bras et ses jambes. Lâcha

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un interminable soupir. Oh ! Il savait très bi-en ce à quoi sa sœur pensait.

— La réponse est « peut-être », affirma-t-il en fermant les yeux.

— Tu mets les pieds où il ne faut pas.

— Jane. Tais-toi, s’il te plaît.

— Je n’aime pas quand tu parles commeça.

Il rouvrit les yeux et lui rappela qu’elleavait été la maîtresse de Dan pendant près dedouze ans sans qu’il dise quoi que ce soit.

— « On ne choisit pas qui on aime. » C’estbien de toi cette phrase ?

— Et Patsi... ?

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Il marqua un temps et dit de sa voixgrave :

— Eh bien... pour résumer notre situation,nous sommes en pleine phase de réflexionsur notre avenir. Pas professionnel, je terassure.

— À cause de Coryn ?

— Patsi ne sait rien à propos de Coryn.

Jane aurait pu dire qu’il faut se méfier desnon-dits, des choses qu’on cache et de cellesqu’on tait... mais elle aussi se retint.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Il haussa les épaules.

— Tu viens de dire qu’il faut du tempspour comprendre, non ?

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— Patsi comprend vite.

— Patsi a de la chance.

Il ajouta que lui ne savait pas trop où il enétait. Il était certain que Coryn le troublaittout comme il était certain qu’il ne ferait...

— ... rien d’autre que l’aider. Parce quec’est tout simplement impossible. Tu sais ceque je suis et l’existence que je mène ? Et cequ’il faut à Coryn, ça ne sera jamais un typequi évolue dans un monde parallèle et quipasse sa vie sur les routes.

Il fixa de nouveau sa sœur longuement etconclut :

— Tu vois, je le sais. Ma vie n’a rien decompatible avec la sienne.

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Elle regarda les yeux de son frère. Ilsétaient graves et lumineux. Presque sansnuage.

— Mais...

— Mais quoi ?

— J’attends le « mais » que je vois plan-qué entre tes deux oreilles.

— Mais... avoua-t-il, ça ne change rien aufait que ça aurait pu marcher entre nous.Dans une autre vie.

Jane ne demanda pas comment il pouvaiten être aussi sûr. Question idiote, aurait-ilrépondu. C’est bête à dire, mais quand on estattentif, c’est le genre de truc qu’on sait.

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Kyle poursuivit, et sa voix prit cette foisune tonalité qui, en d’autres circonstances,aurait arraché un rire franc à sa sœur.

— Elle a cette subtilité, cette finesse...cette élégance... qui vont m’accompagner etme manquer pour le restant de mes jours.

Jane étreignit sa main et affirma avecautant de conviction qu’elle le put qu’il avaitraison de se « montrer raisonnable ».

— Mais putain, j’espère que ce salopard varester en taule suffisamment d’années pourqu’elle refasse sa vie avec un type décent.

— Oh ! Tu ne devrais pas te soucier de ça.

Kyle se redressa et demanda avec une in-quiétude à peine déguisée si Jane insinuaitque Coryn avait déjà rencontré quelqu’un.

— À part toi, personne que je sache.

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— Je suis mort de rire.

— Ce que je veux dire, continua-t-elle,c’est qu’en général, la juge Mac Henry traitece genre d’affaires. Ce n’est pas une femmecomplaisante et ce « salopard » ne devraitpas sortir de prison demain.

— Et si son avocat prouve qu’il a eu uneenfance déchirée ? Que son père letabassait ?

— Je ne crois pas que ce soit le cas.

— Comment le sais-tu ? Tu as enquêté ?

— Non.

— Qu’est-ce que tu sais de lui, alors ?

Jane soupira.

— Pas grand-chose.

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— Jane ! S’il te plaît, supplia Kyle.

— Ce que je sais — ce que Dan a pu voirdans son dossier — , c’est que Jack Bran-nigan ne s’est pas plaint comme la plupartdes types de son genre d’avoir subi des viol-ences dans son enfance. De sa mère, en par-ticulier. Il dit lui-même avoir grandi commefils unique dans une famille sans histoire etaisée. Son père était médecin et sa mère s’oc-cupait de lui. Il n’a effectivement pas grand-chose à reprocher à ses parents.

— Tu cherches à me prouver que rien n’esthéréditaire ?

Jane secoua la tête. Oh ! Elle savait trèsbien ce que son frère insinuait.

— Ils sont morts ?

— Oui, il y a des années. Son père a suc-combé à un cancer du poumon et sa mère

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d’un arrêt cardiaque peu après. Coryn ne lesa même pas connus.

— Alors il prétendra que c’est passionnel.

— Kyle ! Ne joue pas les oiseaux demauvais augure ! Tu deviens taré ?

— Pas moi, Jane. C’est lui, le taré. Encoreque le traiter de taré serait l’excuser.

— Ne t’inquiète pas. Il n’est pas questionde lui trouver des circonstances atténuantesquand il n’y en a pas.

— S’il le faut, je témoignerai. Je dirai quej’avais senti des choses quand j’avais discutéavec Coryn à l’hôpital. D’ailleurs, il faudraitaussi retrouver ce gosse du parking. Il...

— Kyle ! l’interrompit Jane en secouant latête. Coryn ne veut pas qu’on en parle. Et ellea raison.

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— Elle te l’a dit ? Pourquoi ?

— Oui, elle me l’a dit. Et non, mieuxvaudrait que tu ne sois pas mêlé à cette his-toire autrement qu’avec l’accident de Mal-colm. Il ne faudrait pas qu’elle se retrouvedans une position embarrassante.

Elle le fixa.

— Tu ne sais pas ce que la défense pourrasupposer. Si jamais tu apparais dans sa vieautrement que comme celui qui a envoyé sonfils au bloc, tout sera envisagé pour la dis-créditer. Je dis bien tout. Tu pourrais mêmelégitimer aux yeux de certains les coupsqu’elle a pris.

Kyle demeura immobile et silencieux.

— N’oublie pas qu’elle sera interrogée defaçon à la faire faillir. Si jamais ils arrivaientà instiller dans l’esprit des jurés qu’elle avait

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ne serait-ce que l’ombre d’un battement decœur pour toi, la partie serait perdue.

— Et tes coordonnées ?

— Elle a pris les devants. Elle a dit avoirregardé dans l’annuaire quand elle a fait sonhémorragie. Le nom « La Maison » l’avaitrassurée et le hasard de la vie a fait le reste.Et ce n’est pas un crime que nous soyonsfrère et sœur.

Il sourit, enfin si on pouvait appeler ça unsourire.

— Mais ici, personne ne sait pour l’acci-dent de Malcolm, alors il serait judicieuxd’être discret. Cette maison est grande...

— Je note. Personne ne m’a vu entrer ousortir de chez elle.

Jane hocha la tête.

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— Par contre, vous devez vous accordersur le fait que vous ne vous êtes jamais revusentre l’accident et aujourd’hui. Et, j’y pense,il vaudrait mieux aussi que tu ne la contactespas jusqu’à la fin du procès. Je veux dire, nela demande « bêtement » pas au standard,par exemple. Et ne m’appelle que sur monportable.

— Il est sécurisé ?

— Il est au nom de Dan. Il faut que Corynpuisse divorcer rapidement.

Kyle saisit ce que Jane sous-entendait.Elle avait déjà été sur écoute et avait essuyétoutes sortes d’emmerdes. Elle se passa unemain sur le front. Le musicien vit les yeuxlourdement cernés de sa sœur et ses premi-ers cheveux blancs perdus dans ses boucles

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brunes. Jane ajouta qu’elle donnerait aussi àCoryn un téléphone sécurisé mais...

— ... ce n’est pas le cas du tien. On ne saitjamais. Bref, comporte-toi comme tu le faisd’ordinaire ici, et tout se passera bien.

Il sourit et se redressa.

— C’était bon ce repas, ce soir.

— Parce que tu l’as apprécié ? À la vitesseoù tu l’as englouti...

Il ne put réprimer un très long bâillement.

— Va te coucher. Tu es en plein décalagehoraire.

Ils se levèrent et Kyle passa son bras au-tour des épaules de Jane. Il dit que c’était

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bon d’être à la maison. Ils restèrent ainsi en-core quelques instants l’un contre l’autre,puis s’embrassèrent et se souhaitèrent « lemeilleur » comme chaque année. Il posa lamain sur la poignée de la porte puis fitbrusquement volte-face, l’air préoccupé.

— Répète ce que tu viens de dire.

— J’ai dit d’aller te coucher.

— Non. Son hémorragie. Tu sais si c’estconsécutif à son accouchement ?

— Non, c’est arrivé après quelques...

Elle se censura et le regretta aussitôt.

— Mais pourquoi ?

— ...

— Jane !

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— Si Coryn ne t’a rien dit, je ne peux past’en parler.

— Qu’est-ce qu’il lui a fait ?

Jane tourna les talons. Kyle la retint par lebras.

— Jane !

Il scruta les yeux de sa sœur.

— Peut-être des fragments de membraneplacentaire. Peut-être....

Kyle pâlit. Il comprit qui avait certaine-ment provoqué cette hémorragie.

— Ne me dis pas qu’en plus il la...

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Kyle ne put articuler la suite. Il était entrain de prendre conscience de ce qu’avaitété la réalité de Coryn. Et ce pendant des an-nées. De rage, il balança un coup dans lemur.

— J’aurais dû le tuer. J’aurais dû le tuersur ce parking !

— Non, dit Jane avec toute la fermetédont elle était capable, ce qu’il faut, c’est qu’ilreste enfermé le plus longtemps possible. Ça,c’est ce qu’on peut — et ce qu’on veut — ob-tenir. Et qu’il accepte le divorce.

Oh ! Kyle savait que sa sœur avait raison.Mais il ne pouvait détacher ses pensées deCoryn. Comment avait-elle tenu ? À combiende branches d’arbre s’était-elle déchiré lesdoigts ? Avait-elle jamais appelé au secours ?

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Pourquoi ne l’avait-il pas, lui, rencontrée àdix-sept ans ? Comment dormir après ça ?

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Toute la nuit, Kyle pria Migraine de l’as-sommer. D’absorber ses tourments. Ses en-vies de violence. Il revit les mains fragiles etlégères de sa mère effleurant les touchesblanches et noires du piano. Il se souvint luiavoir demandé lesquelles elle préférait. Elleavait éclaté de rire, répondant qu’il y a desbons jours, et des moins bons. Parfois on esttriste...

— ... et parfois un papillon se pose sur lafenêtre, alors on peut jouer une musiquelégère. C’est pour ces jours-là qu’il faut vivre,Kyle.

Le petit garçon qu’il était trouvait que samaman racontait des choses étranges. Ilaurait préféré qu’elle dise qu’elle était

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magicienne et qu’elle avait le pouvoir de fairejaillir des notes. Il aurait aimé n’importequoi du moment qu’elle n’était pas triste.

Cette nuit, il aurait aimé qu’elle soit à sescôtés pour lui demander ce qu’il devait faire.Pourtant, au fond de lui, il savait très bienqu’il avait toujours été seul. Même quand samère était encore en vie.

La vie... pensa-t-il quand les premièreslueurs du jour filtrèrent entre les rideaux desa chambre. Le réveil indiquait huit heures, ilfut incapable de sortir du lit. La fatigue, lesémotions et le décalage horaire finirent parl’emporter dans un sommeil raté.

La vie... se dit-il encore en se réveillant ensursaut. Son portable retentissait. Kyle ne futpas assez rapide pour l’extraire de la poche

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de son jean qui traînait par terre. Patsi, elle,avait eu assez de temps pour laisser non pasun message mais deux. Elle passerait leprendre le lendemain dans l’après-midi versdix-sept heures pour la...

— ... réunion avec Mike Beals chez Steve àL.A. Avion à dix-neuf heures. Retour le 29 àLondres. Concert le 31. Nouvelles dateseuropéennes. Vacances terminées.

Fin du premier message. Quel incroyablegouffre entre Coryn et moi et quelle insup-portable similitude. La voix de Patsi reprit,annonçant que le footballeur Carlos Merina,l’idole de sa jeunesse, déjeunerait avec eux lesurlendemain.

— Je ne sais pas ce que je vais pouvoirporter... mais j’imagine que tu n’en as rien àfaire.

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Puis elle concluait :

— Toujours pas de réponse précise et ex-acte concernant notre « cas ». Si je viens techercher, c’est parce qu’on ne veut pas que tunous fasses perdre du temps en n’étant pasprésent. Tu n’as pas le choix, Kyle. Quoi qu’ilse passe encore chez Jane.

Quoi qu’il se passe encore chez Jane. Non,Kyle n’était pas le seul à avoir del’inspiration. Il répondit par SMS « OK ».Envoya le message en oubliant d’écrire« Joyeux Noël ». Il se rasa, prit une douche,mit une chemise blanche et remonta vers lagrande salle les cheveux humides.

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Quand le musicien passa la porte, il local-isa Coryn, assise à la même place en bout detable avec ses enfants. Elle portait un pull àcol roulé blanc. Il suivit les conseils de Janeet s’installa à sa place. Des « Joyeux Noël »résonnèrent. Il répondit « À vous aussi ! »,songea à renvoyer un SMS à Patsi. Mais n’enfit rien et dévora tout ce qu’on lui présentaen se mêlant aux conversations. Il attenditsagement que le repas s’achève pour trouverune occasion de parler avec la jeune femmeblonde. Pour être près d’elle un moment en-core. Pour se sentir... heureux. C’était bienNoël aujourd’hui, n’est-ce pas ? À combiende moments comme celui-là a-t-on droitdans une vie ?

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Coryn se leva avec le bébé sans se tournerune seule fois vers lui. Il la suivit discrète-ment des yeux. Jane posa sa main sur sonbras.

— Va donc nous préparer le café, s’il teplaît. J’ai dit à tout le monde que tu étais leroi du café. Et tiens, Malcolm, puisque tupasses à ma portée, va aider Kyle à lacuisine !

— Alors, comment va ce bras ? demandale musicien en refermant la porte derrière lepetit garçon.

— Bien. J’suis guéri. Mais, ajouta l’enfantinquiet, Maman a dit qu’il fallait pas que jedise que je te connais.

— Tu te souviens de moi ?

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L’enfant secoua la tête.

— Alors on n’a qu’à dire qu’on est copainsdepuis que tu es mon aide de camp encuisine.

— J’fais quoi ?

Kyle lui proposa de disposer les tasses surles plateaux.

— Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire enface, Malcolm, mais je suis vraiment désoléde ce qui est arrivé.

L’enfant haussa les épaules et dit quec’était sa faute, de toute façon. Que mainten-ant il faisait attention en traversant.

— On t’a posé des broches ?

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— Non. Ils ont mis des sortes de vis quidisparaissent toutes seules.

— Ils ne vont pas te les enlever ? demandaKyle en versant l’eau dans les cafetières.

— Ben, ils ont dit que c’était pas la peine.

— Tu n’as plus mal ?

— Non ! Le docteur a dit que je pouvaisfaire tout ce que je voulais. Sauf de la boxe.

Après deux ou trois secondes, il ajoutaqu’il n’aimait pas la bagarre. Le ton de Mal-colm saisit Kyle. Le petit posa la dernièretasse et leva les yeux vers lui.

— J’ai dit à la police que j’savais pas pourMaman. J’savais pas ce que Papa faisait àMaman.

Le musicien s’agenouilla.

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— Tu n’y es pour rien.

— Elle est gentille, Maman. J’comprendspas pourquoi il l’a battue.

— C’est compliqué à comprendre et à ex-pliquer. Même pour nous, les grandespersonnes.

Le petit garçon le regarda fixement. Ilressemblait à Coryn. Il a ses cheveux et sesyeux clairs. Kyle songea que c’était unebonne chose.

— Je le déteste.

Malcolm enfonça les mains au fond despoches de son jean, puis dit très vite qu’il nesavait pas pourquoi sa maman n’avait riendit.

— Parfois c’est juste... pas possible de direles choses sur le coup. Et après, on ne peut

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plus. Petit à petit, on perd l’habitude de par-ler, surtout quand on a peur.

— T’as déjà eu peur, toi ?

— Des tas de fois !

— Quand ?

— Chaque fois que je monte sur scène.

— Moi aussi, ça me fait pareil quand lamaîtresse me dit de réciter la poésie.

La porte s’ouvrit et Coryn apparut, suiviede Daisy. Elle sourit d’une façon qui auraitpu faire tomber Kyle à terre s’il n’avait pas eula main posée sur l’épaule de Malcolm.

— Jane m’a demandé de venir vous aider.

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— On s’en sort pas trop mal, répondit lejeune homme en se relevant et en remerciantsa sœur, le Père Noël, les astres et la Chance.Mais on est très contents d’avoir ton aide.

Coryn jeta un coup d’œil aux plateaux etprécisa qu’ils avaient oublié les cuillers. Elleconfia le sucre à Daisy et le lait à Malcolm.

— Surveille Christa dans son cosy, s’il teplaît.

Les enfants sortirent. La porte se referma,Kyle et Coryn se retrouvèrent face à face.

— Joyeux Noël, dit-il.

— Joyeux Noël à toi aussi.

Aussi miraculeusement que simultané-ment, tous les deux mirent de côté leur nuit

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tourmentée. Il ne vit que le sourire de lajeune femme blonde. Qui le replongea in-tensément dans le présent. Il la trouva en-core plus belle que la veille et elle ne dit riendu vide qu’elle avait ressenti après son dé-part. Ni qu’elle était restée allongée sans fer-mer les yeux jusqu’au matin.

— Comment vas-tu ?

Oh ! Coryn murmura qu’elle se sentaitmieux qu’hier. Et bien mieux qu’avant-hier...Elle aperçut les cernes de Kyle mais fit semb-lant du contraire. Il y a des questions qui nese posent pas. Elle sourit encore et plaça lapremière cafetière sur un des plateaux. Puisse posta devant la seconde qui terminait sontravail avec bruit et lenteur. Il s’approcha etdemanda comment les enfants le prenaient.

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— Daisy est trop petite. Mais Malcolm...

Elle leva les yeux vers le musicien.

— Je lui ai dit que son père m’avait frap-pée et que ce n’était pas la première fois.

— Tu as agi comme il le fallait. Il faut ré-pondre à ses questions.

Son regard la troubla. Savait-il ce qu’elleavait enduré ? Vraiment enduré ?

— Tu n’avais pas d’autre solution, Coryn.En partant, c’est eux que tu protèges, aussi.

La cafetière annonça haut et fort qu’elleavait enfin terminé. Coryn tendit la mainpour la prendre. Kyle faillit tendre la siennepour prendre cette main. Mais le « fantôme »de Jane lui tira l’oreille. Il dit que c’était bienqu’elle ait retiré son alliance. Elle songeaqu’elle dormait dans sa trousse de toilette.

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— Jure-moi que jamais, jamais tu ne re-tourneras avec ce salaud. Quoi qu’il te ra-conte. Quelles que soient ses excuses parceque, c’est certain, il s’excusera.

Coryn posa la cafetière. Elle le fixa, il vittoute sa haine.

— Je n’ai pas beaucoup de courage mais jecrois en avoir suffisamment pour vivre main-tenant sans lui.

— Tu comptes rentrer en Angleterre aprèsle procès ?

— Oh ! Je ne sais pas. Beaucoup de chosesdépendent du procès et du divorce.

— Tu as su qu’à Londres j’avais rencontréton frère ?

— Non, dit Coryn sans hésiter. On ne setéléphone pas beaucoup.

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Son instinct la fit mentir — même à Kyle— mais il lui dictait avec autorité que per-sonne ne devait savoir en dehors d’elle et deJack. Il résuma la dédicace, la carte deTimmy, son blouson rouge dans la foule. Elledit qu’elle ne retournerait pas chez ses par-ents. Qu’ils ne comprendraient pas et la ren-verraient avec Jack s’ils le pouvaient.

— Je ne veux pas prévenir ma famillemaintenant.

— Tu as de l’argent ? Je peux t’aider...

— Je te remercie. Mon avocat s’occupe detout. Et... j’ai décidé de lui faire confiance.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit,Coryn, je veux que tu me le dises.

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— Ce dont j’ai besoin, insista-t-ellecomme si elle faisait une promesse, c’est dem’en sortir par moi-même. Toutes ces an-nées, Jack m’a répété que, sans lui, je n’étaisrien.

Kyle secoua la tête. Il ajouta qu’il s’envoulait. Que s’il avait suivi son instinct...

— Non, Kyle. Tu n’as rien à te reprocher.

Puis elle inclina la tête et affirma qu’ils nes’étaient jamais vus dans ce parc.

— Bien sûr. Jane m’en a parlé, hier. Oucette nuit, je ne sais plus trop.

Kyle sourit d’une façon qui poussa Corynà saisir un des plateaux. Il fit de même avecl’autre. Et puis, comme si de rien n’était, av-ant d’ouvrir la porte, il demanda comment seportait le bouleau. Elle répondit qu’il avaitperdu toutes ses feuilles.

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Tous deux se postèrent en bout de table.Elle servit les tasses qu’il fit passer aux uneset aux autres. Ils s’immergèrent dans la con-versation ambiante. Sans rien écouter. Sansse regarder. Leurs coudes s’effleuraient.Leurs bras se rapprochaient avec leurvolonté propre. Pendant longtemps, ils sechercheraient et ne sentiraient que le vide.

— C’est la mienne, dit-il. Tu peux avoir lamain lourde. J’ai escamoté le petit déjeuner.

Elle l’emplit à ras bord avant de reprendresagement sa place à l’autre extrémité et luifila à côté de Jane.

— Oh ! Regardez ! Il neige ! cria un desgamins en se levant.

— Il ne neige pas à San Francisco,pourtant ?

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— Aujourd’hui, si !562/921

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Oui, c’était bien Noël. Et comme dans unefête de famille idéale — où tous les effortssont déployés pour éviter les heurts ethaussements de voix — , après le repas, onnavigua entre la cuisine, le salon, les tablesoù on jouait aux cartes, les fauteuils et lasalle télé. Cette journée devait être appréciéeà sa juste valeur. Pour toutes les femmes quiavaient réussi l’ultime combat contre elles-mêmes en arrivant jusqu’ici, il fallait que ceNoël soit une exception. Un souvenir auquelelles pourraient se raccrocher les jours d’ex-trême panique.

Coryn se fondit dans le flot des pension-naires et, comme elles, effectua des allées et

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venues entre sa chambre où elle allaitaitChrista et les différentes pièces de cettemaison. Elle croisa Kyle à plusieurs reprises.Ils se sourirent, amusés d’avoir levé les yeuxau même moment, et se cherchèrent du re-gard en faisant mille efforts pour le cacher.

Les heures s’enfuirent, de rares floconssemblaient comme suspendus et la lumièredéclina. On ralluma les bougies et quelqueslampes ici et là. Avec la pénombre, les guir-landes reprirent leur éclat joyeux. Les en-fants riaient et s’amusaient. Certainsfaisaient des courses à quatre pattes dans lescouloirs, certains lançaient leurs voitures,d’autres jouaient à la poupée ou à cache-cache, les plus grands jouaient aux plusgrands et les plus gourmands réclamèrentsubitement à manger. Il fallut s’affairer denouveau à la cuisine. Kyle hésita à proposer

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son aide, mais il n’aurait pu résister à l’enviede demeurer auprès de Coryn. Trop près deCoryn.

Alors il se laissa encore happer par uneribambelle de gosses et empoigna sa guitarepour la énième fois de la journée. Ilchantonna, expliqua, raconta, répondit auxquestions pendant que tous regardaient sesmains comme lui avait observé celles de samère.

Et l’espace de quelques secondes, la jeunefemme blonde resta, elle aussi, immobiledans l’encadrement de la porte du salon et,forcément, repensa aux mains de Jack... Oh !Ces maudites mains... Elle glissa en toutehâte dans le couloir sombre. Elle dut s’adoss-er contre le mur pour calmer sa respiration.Elle ferma les yeux. Trop d’images l’assail-laient. Trop de douleurs se réveillaient.Comme cette nuit, elle fut submergée par des

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milliers de sentiments. Stupéfaite d’être là etn’y croyant qu’à peine. Elle avait du mal à seconvaincre que personne ne la rebalanceraitde force dans les bras de ce type qui ne savaitpas l’aimer mais la frappait pour qu’elle setaise et la violait pour se satisfaire. Parce quecette chose non consentie — qu’on soit mariéou non — est assurément un viol.

Et puis... il y avait les yeux de Christa. Ilsavaient regardé et enregistré chacun desgestes de son père contre sa mère. Coryn nevoulait pas que ces yeux se souviennent. Oh !Si seulement la cassette avait duré éternelle-ment pour prouver les faits qu’elle allaitdevoir raconter et reraconter. Tout. Jusqu’àl’instant où l’air n’arrivait plus dans ses pou-mons. Quand elle avait étendu son bras etavait frappé et frappé et frappé à son tour.Quand subitement Jack était devenu inerte.Où avait-elle trouvé la force d’éjecter soncorps du sien ? Elle ne le saurait jamais.

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Je l’ai fait.

En ce 25 décembre, adossée contre le murfroid du couloir, la jeune femme refusa des’attarder à l’horreur de la situation pour voirplutôt l’instant où la vie lui avait donné lapossibilité d’exister autrement. Cette forcequi l’avait envahie la dépassait. Elle ne savaitpas si cette force-là lui appartenait encore,ou si elle ne l’avait habitée qu’un seul mo-ment. Même si son avenir la paniquait,même si le procès et le divorce allaient êtredes épreuves dont elle ne pouvait imaginer laviolence, même si elle savait qu’elle seraittoujours obligée de contenir son passé, ja-mais plus Coryn n’accepterait de vivre sousles coups et sous l’autorité de Jack. Ou den’importe quel Jack. Elle était désormais

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libre. Comme le vent dans les arbres. Libre...de penser et de vivre. Libre de garder Kyledans son cœur. Car que faire d’autre ? Il yavait Patsi. Cet homme avait une vie si... Unevie où ils penseraient l’un à l’autre. Souvent.Peut-être très souvent. Ça, c’était un futurenvisageable. Alors, la jeune femme blonderouvrit les yeux. Elle entendit la voix du mu-sicien parler aux enfants. Elle entenditquelques notes.

Déterminée, elle retourna se poster dansl’encadrement de la porte. Pour conjurer sapeur. Toutes mes peurs. Et regarder cesmains qui ne frapperaient personne.

Kyle leva la tête dans sa direction et, pourla centième fois de la journée, leurs regardsse nouèrent. Ni lui ni elle ne sourirent. Coryndécrocha la première et disparut dans lapénombre du couloir jusqu’à sa chambre oùson bébé dormait.

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Le musicien fit répéter la question d’unepetite fille avec des taches de rousseur et unbandeau rouge. Il répondit en musique puisse leva. Il navigua de pièce en pièce. Il re-garda les enfants, les femmes. Il songea quen’importe quel con aurait dit que ce n’étaitpas un hasard s’il était tombé amoureux deCoryn. Pourtant, ce n’était que grâce à samère et à cause de son propre passé qu’ilavait pu « sentir » pour elle. Et s’il en étaitamoureux, ce n’était que parce que Corynétait Coryn. Il n’avait jamais succombé pourune seule des femmes qui avaient traversé LaMaison. Mais à la vérité, Kyle se fichait biende toutes ces théories et de toutes ces ana-lyses. Ce qui comptait, c’était ce qu’il ressen-tait et ce qu’il mettait en musique. Ce qui im-portait, c’était de vivre ce truc. Qui étaitdevenu son métier. Et quel métier ! Com-ment se passer de ça ?

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Ça n’était possible ni pour lui ni pour Pat-si, Jet et Steve... Eux aussi connaissaient lemême succès et n’avaient pourtant pas lemême background. Aucun d’eux n’avait ret-rouvé sa mère sans vie un matin. À cinq ans.Tuée par leur enfoiré de père. Patsi avait unemère aimante et tolérante. Jet et Steveétaient nés dans des familles saines etavaient grandi en étant écoutés. Pour réussir,ils n’avaient jamais lutté contre rien. Pourréussir, ils avaient eu du talent, de la chance,et travaillaient sans compter juste pour vivrede ce qu’ils aimaient. Je ne pourrai jamaisarrêter tout ça. Jamais...

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Évidemment, tout ça, on le pense à dis-tance. On angoisse, à distance. Tout commeon raisonne, de loin. À l’abri de l’autre. Dansson petit monde personnel d’interrogations.C’est aussi illusoire qu’inutile, car dès que ladistance fondit plus vite que la neige sur lesol de San Francisco, Kyle ne fit qu’étendreson bras pour attraper celui de la jeunefemme.

— Regarde, dit-il en l’attirant vers unefenêtre de la bibliothèque déserte pour causede film captivant.

Elle prit le portable qu’il lui tendait et sedécouvrit en photo avec Christa dans lesbras. Mais elle ne se vit pas. Seulement lesbleus et ses cheveux de paille sans forme.

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— Je suis horrible.

— Tu es magnifique.

Il fit défiler les quelques photos qu’il avaitprises à son insu, en toute discrétion. Elleétait surprise, mais ne montra rien. Kyle s’ar-rêta sur celle où elle était de profil et re-gardait ses enfants jouer ensemble.

— Tu as l’air tellement... tellement toi surcette photo.

— Tu veux dire comme quand tu es lamusique ?

Comme tout à l’heure avec le bouleau, çalui plut qu’elle dise cela avec cette voix-là.Assurée et calme. Il fut ému qu’elle le re-garde dans les yeux. Ça le renversa qu’elle luidemande une copie de ses photos « à lui ».

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— Je doute de pouvoir récupérer ce qu’il ya dans l’ordinateur de Jack.

— Viens.

Il jeta un regard dans le couloir puis l’en-traîna par la main vers le bureau de Jane. Ilsmarchèrent vite. Le temps s’écoulait vite... Ilsavaient tous les deux l’impression d’avoirdix-sept ans et la vie devant eux. Mais leursdés avaient déjà été jetés et personne ne re-monte jamais cette saloperie de cours dutemps.

Kyle ferma la porte à clé, s’installa devantl’ordinateur et le mit en route. Elle se tournavers les deux tableaux au mur. Des toiles ab-straites, lumineuses.

— L’œuvre d’un des fils de Dan.

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— Il est doué.

— Je trouve aussi.

— Tu avais quel âge sur cette photo ? de-manda Coryn en pointant son doigt.

— Dix ans. Jane pensait que jedeviendrais pianiste virtuose.

— Mais tu l’es.

Kyle faillit faire tomber son portable.Coryn sourit et ajouta qu’il n’avait pas lamême coupe de cheveux qu’aujourd’hui.

— Ma sœur me les coupait, je ne me laisseplus faire.

Un dernier cadre était accroché au mur.Une photo de Jane devant La Maison. Il étaitclair que cette photo avait été prise le jour oùelle en avait reçu les clés. Coryn reconnut

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Dick en arrière-plan. Beaucoup plus mincequ’aujourd’hui, ses bras croisés ne reposa-ient pas sur son ventre. L’expression de Janeavait quelque chose qui ressemblait à de l’es-pérance. Et puis il y avait La Maison. Lafaçade avait été repeinte depuis, la ported’entrée était passée en quelques années duvert au bordeaux, les arbres aussi avaientchangé mais il en émanait déjà une atmo-sphère profondément rassurante et paisible.Comme si La Maison avait trouvé le bon pro-priétaire. Comme si, ensemble, le travail àaccomplir serait possible. Comme si le lienqui unit les choses, les lieux, les êtres étaitréel. Cette photo était l’Espoir et Coryn leressentit comme tel.

Kyle avoua qu’il avait lui-même participéà quelques travaux de peinture. Qui les

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avaient occupés, Steve, Jet et lui, un étécomplet.

— Le couloir et une partie du hall d’entréesont mon œuvre, mais je l’admets, je suisplus doué pour la musique.

Il tira une chaise près de lui et Coryn pritplace en gardant au creux de sa main lebabyphone. Kyle fit défiler les photos une àune. Cliqua sur la dernière. Celle où elle re-gardait Malcolm et Daisy faire rire Christa.

— C’est ma préférée.

Sans réfléchir, il ajouta :

— Quand tu appelleras, cette photoapparaîtra.

— Je n’ai plus de téléphone.

— Tu en auras un, un jour.

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— Je ne t’appellerai pas, Kyle.

Il laissa passer une ou deux secondes.

— Je le sais. Mais si un jour tu décidaisd’appeler...

Elle ne cilla pas et répéta qu’elle nel’appellerait...

— ... jamais. Je préfère, s’il te plaît, que tuimprimes ces photos.

Elle souriait. Mais elle voulait le convain-cre — et se certifier — que l’Espoir ne per-mettait pas toutes les folies. Elle voulait quecette chose merveilleuse qui existait entreelle et lui reste une force. Elle n’en voulaitque le meilleur. Rien que le meilleur. Il ré-pondit à son sourire. Raisonnablement. Etses manipulations ne donnèrent aucun ré-sultat. L’imprimante refusa de coopérer.

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— Je ne comprends pas, dit-il après demultiples essais infructueux.

Il coupa tous les appareils, se mit à quatrepattes, débrancha, rebrancha, relança pourdécouvrir que...

— ... cet engin de merde refuse mainten-ant de reconnaître ma carte mémoire et, biensûr, je n’ai pas eu la présence d’esprit desauvegarder tes photos sur l’ordinateur.

Il s’excusa. Elle rit. Il jura qu’il allait y ar-river. Il recommença étape par étape en ré-expliquant que, dans l’idéal, une fois qu’ellesétaient transférées, comme il n’arrivait plus àle faire, il suffisait de... La voix de Christagrésilla dans le babyphone. Coryn se télé-porta auprès de sa fille et Kyle demeura assissur le sol. Déboussolé.

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Jamais.579/921

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Les maudites photos restaient bloquéesdans son portable et le musicien ne com-prenait toujours pas pourquoi, hormis qu’iltrouvait logique et normal qu’elles de-meurent dans mon appareil. Mais Coryn enavait besoin. D’une manière ou d’une autre,il fallait qu’elles transitent. Merde ! répéta-t-il à voix haute. Il était obstiné et méthodique.Artiste et précis. Car un artiste est toujoursprécis, surtout quand le geste lui échappe.

Alors il recommença et recommença. Tantde fois qu’il en oublia l’heure du repas. Etcomme de coutume, Jane vint le déloger.

— Je te croyais perdu dans ta musique.

— Ces photos ne se téléchargent pas !

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— Quelles photos ?

— Celles que j’ai promises à Coryn.

Il lui mit son portable sous le nez. Jane nedit rien d’abord. Puis qu’elles étaient réussiesmais qu’elles lui feraient du mal, s’il lesgardait. Et les regardait trop souvent. Il ré-pondit que c’était son problème.

— Et si Patsi tombe dessus ?

— Pas de danger.

Jane secoua la tête.

— Viens manger des trucs qui vont te fairegrossir un peu.

Il resta assis à fixer la robe rouge de Janecomme s’il la voyait pour la première fois dela journée.

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— C’est une tenue de circonstance.

— C’est le cadeau de Dan.

— Il est arrivé ?

— Et reparti. Mais il reviendra plus tard.

— Ça te va bien, ce rouge.

— J’avais peur de faire un peu Père Noël.

— Ça change du bleu marine et du noir. Etaussi du marron.

— J’ai un tailleur vert et toute une série deT-shirts colorés, mais je ne crois pas que cesoit le moment de faire un inventaire précisde ma garde-robe.

— Je ne t’ai pas encore acheté ton cadeau,dit-il en se levant. Je n’ai pas eu le temps...

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— Moi non plus.

Kyle passa son bras autour des épaules desa sœur. Ils remontèrent le couloir et il de-manda ce dont elle avait envie.

— Une très grosse boîte de chocolatsbelges.

— Cool. Je joue à Bruxelles le 6 janvier. Jet’en enverrai.

— Deux, s’il te plaît.

— OK.

— Et toi, tu as envie de quoi... je veux direen dehors de ce que tu ne peux pas avoir ?

— Rien. J’ai tout. Même des migraines.

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Jane lui jeta un regard auquel il réponditpar un clin d’œil.

— J’imagine que tu vas me mentir, commed’habitude, si je te demande si tu as vu undocteur ?

— Je n’ai pas à te mentir. Je vois celui desassurances.

— Quand est-ce que tu l’as vu ?

— Je ne sais plus.

— Kyle !

— J’ai trente ans et des migraines commedes millions de gens sur terre. Ça ne les tuepas, que je sache ! Et pour une fois, Jane,occupe-toi de ton cul plutôt que...

— C’est au programme, dit-elle en laissantéchapper un sourire.

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Il siffla longuement. Comme quand il étaitgosse. Et ajouta qu’effectivement au-jourd’hui, c’était bien le jour des cadeaux.

— Range tes sarcasmes. Et à ce proposjustement, je te prie de dégager dans tachambre, ce soir. Je ne veux pas te voir rôderprès de la mienne car je ne serai pas dispon-ible pour éponger quoi que ce soit.

Il rejeta sa mèche. Ils approchaient de lasalle à manger. Ça sentait la fonduefrançaise. Jane se demanda subitement sil’exotisme du traiteur allait trouver dusuccès.

— En tout cas, les enfants ont l’air des’amuser !

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En effet, ils jouaient avec les morceaux depain qui tombaient des piques et tiraient surles fils de fromage.

— D’ici, on dirait des toiles d’araignée, dit-elle.

— Sauf qu’elles sentent moins. À proposde toiles d’araignée, tu fais un élevage souston bureau ?

— Tu devrais savoir qu’elles contribuent àéliminer la vermine qui vole et qui rampe.

— Si seulement elles liquidaient celle quimarche sur deux pattes !

— Prie pour que ça arrive.

— Je veux bien, souffla Kyle. Mais qui ? LePère Noël est déjà passé.

— Implore sainte Arachnée.

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— Tu ne vas pas me croire, mais ces fou-tues photos ne veulent pas quitter mon port-able, dit Kyle en s’approchant de la jeunefemme blonde qui rangeait les assiettes dansle lave-vaisselle. Elle saisit l’allusion mais af-firma qu’elles finiraient bien par obéir.

— Tu peux me passer celles qui sont sur latable, s’il te plaît ? dit-elle.

— Je les nettoie et tu les places ?

— Pourquoi pas.

Quelqu’un entra et proposa de les aidermais Kyle répondit qu’ils s’en sortaient trèsbien et que, de toute façon, il n’y avait qu’unseul lave-vaisselle et qu’un seul évier. La

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réponse amusa Coryn et « je ne sais qui »débarrassa le plancher, trop heureux d’êtredéchargé des corvées ménagères.

— Dis voir, tu n’envisagerais pas de dis-paraître avant le procès ? demanda le musi-cien sur un ton faussement détaché.

— Non. Pourquoi ?

Il la fixa.

— Coryn...

— Bien sûr que non.

— Il faut que tu restes ici. Tes enfants ettoi, vous êtes à l’abri dans cette maison.

— Je le sais.

— Tu promets ?

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— Oui.

— Dis : « Je le promets. »

— Je te le promets, Kyle.

Un frisson inattendu parcourut le musi-cien jusqu’au bout des doigts, si bien quel’assiette qu’il nettoyait glissa jusque dans lapoubelle. Il regarda Coryn feindre — trèsmal — de ne rien avoir vu du trouble qu’elleavait provoqué.

— Je ne te l’ai pas dit, mais Timmy m’aappris que nous nous étions croisés à l’aéro-port de Londres.

Il expliqua avoir cru apercevoir sescheveux, qu’il s’était moqué de lui-même, etelle avoua avoir pensé à lui quand les genss’étaient agglutinés.

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— Je me demande comment tu gères toutça.

— La plupart du temps, ça ne me dérangepas plus que ça.

— Qu’est-ce que tu as pensé de Timmy ?

— Il ira loin.

— Il veut aller en Afghanistan. J’ai peurqu’il y soit peut-être déjà.

Kyle répondit aussitôt qu’il aurait peut-être dû refuser l’interview et elle se demandacomment elle pourrait avouer que cet articlelui avait sauvé la vie comme il avait failli lalui enlever. Comment Kyle pourrait-il vivreavec ça ?

— À Londres, j’ai rencontré Mary,enchaîna-t-elle.

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— Mary ?

— La personne qui m’a donné le livrequi...

Coryn résuma sa furtive et intense ren-contre avec la jeune femme. Le musicien de-manda ce que le roman racontait. Enquelques mots, elle évoqua Andy, sa déter-mination, son courage, son espoir et le sablechaud de Zihuatanejo.

— C’est une belle histoire, répondit-il ense disant qu’il aurait pu dresser la liste pré-cise de ce dont Coryn, elle, rêvait. Une clé /un appareil photo / un salaire / un compteen banque à son nom / des jours et des joursde liberté et de tranquillité... Et personnepour lui briser le cœur et le corps.

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— Parfois, je me demande ce qui fait queles choses arrivent, continua-t-elle en s’es-suyant les mains.

— Ma mère disait toujours : « J’aimeraisremonter à l’instant précis où les destinss’entremêlent. »

Il était inutile que Kyle avoue n’avoir ja-mais confié ça à personne. Elle en avait l’in-tuition. Tout comme tous les deux savaientque leur rencontre avait « entremêlé leursdestins ». Mais ils ne se regardèrent pas. Àcette seconde, ils en avaient bien trop peur ettrop envie. Et surtout, ils pensaient quec’était trop... impossible.

— Il reste des assiettes ? demanda-t-elle.

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Le dessert arriva en même temps qu’ilsreprenaient leur place respective à table etdans la conversation ambiante.

— Glace au chocolat ou gâteau à lacrème ?

Tous deux optèrent pour la glace auchocolat, dont la vue attisa l’appétit d’unepetite araignée curieuse logée sur le grandlustre du plafond. Elle pencha la tête pourregarder les assiettes se vider et se tendre par« pure gourmandise ». Elle vit les cuillersfaire des allers-retours rapides vers degrandes bouches souriantes et barbouillées.Elle glissa le long de son fil et se balança àgauche et à droite pour enregistrer les adjec-tifs que ces bouches déroulaient, sous les

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yeux amusés d’un petit garçon. On se préoc-cupait du temps, des prévisions météorolo-giques, et naturellement on glissa vers leréchauffement climatique. Tout le mondeavait son avis et Kyle dit avoir vu les glaciersd’Argentine rétrécir en à peine deux années.Il parla des océans et des déchets quifaisaient de larges taches sombres... et quandquelqu’un lui demanda s’il comptait s’en-gager dans une lutte écologique, l’araignéesoupira : « Et pourquoi pas président de laRépublique ? » Elle explosa de rire à sapropre remarque et tomba dans l’assiette dugamin qui ne cria pas d’effroi, mais la re-garda se dépatouiller dans la crème anglaisepuis escalader la montagne de cake.

Il tira sur le bras de sa mère qui n’avaitpas très envie de l’écouter, quand le grandfrère leva sa cuiller à la verticale pourl’abattre sur l’insecte. Le petit retint son braset, à la seconde suivante, la bestiole avait

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disparu comme si elle s’était envolée. Oui.Aujourd’hui était une trêve. Les araignées neseraient pas écrasées d’un coup de cuiller, lesfemmes parleraient sans crainte de prendreune claque, les enfants mangeraient la crèmeavec leurs doigts, Jane se disait que personnen’avait encore sonné à sa porte, que Dan larejoindrait cette nuit...

Bientôt arriva l’heure pour les mamans demettre les jeunes enfants au lit. Le musicientrouva le moyen de glisser à la jeune femmeblonde qu’il sortait pour faire deux ou troiscourses.

— Maintenant ? s’étonna-t-elle.

— Nous sommes en Amérique, Coryn... Etje te laisse ça, ajouta-t-il en lui glissant dansla main un objet dont elle ne connaissait

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même pas le nom. J’aimerais que tu écoutesma dernière maquette et j’aimerais avoir tonavis.

— Mon avis ?

— Oui. J’ai envie d’entendre ton avis.

Quand les enfants furent profondémentendormis, Coryn demeura quelques minutesdevant le canapé où, la veille... Elle regardala couverture qu’elle avait replacée ce matin.Ça n’avait rien changé. Leur empreinte de-meurait présente. Elle attrapa le babyphoneet déambula dans La Maison jusqu’à ce queses pas la fassent obliquer dans la biblio-thèque déserte. Elle ne repoussa pas la portederrière elle. Elle se posta devant la fenêtre,au fond. La neige avait cessé de tomber

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depuis longtemps. Son doigt appuya sur« play » et elle plongea dans la musique.

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Quand le musicien aperçut Coryn, elle setenait toujours près de la fenêtre. Elle étaitseule dans la pénombre. Immobile. Il savaitqu’elle écoutait sa musique. Peut-êtrefermait-elle les yeux ? Elle semblait si fragile.Oh ! Pas comme une enfant. Sa fragilité étaitcelle d’une femme qui a souffert. C’était per-ceptible à la façon dont elle se tenait. Il eut lacrainte qu’elle ne s’évapore. Il repoussa laporte et elle perçut le mouvement sur lavitre.

— Je t’ai trouvée.

Elle sourit. Il posa son manteau et le sacplastique qu’il tenait à la main sur un desfauteuils. Il s’approcha.

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— Tu aimes ?

Elle hocha la tête et murmura :

— Beaucoup.

— Et tu ressens comment ces morceaux ?

— C’est... c’est... Je ne sais pas trop com-ment expliquer.

Kyle s’avança encore.

— Essaie. Dis-moi comment tu lesressens.

Coryn ne pensa pas que le musicien étaitdangereusement près (ni délicieusementd’ailleurs), elle se concentra pour trouver lesmots justes. Elle aima que Kyle la bouscule.Qu’il l’aide à se libérer de ses chaînes. Que cesoit lui qui la pousse à avoir confiance enelle. Oui, que ce soit lui. Alors l’image lui vint

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et Coryn dit que, pour elle, ces mélodiesavaient du volume... Elles...

— ... me font penser à une vague.

L’image plut au musicien.

— C’est la première fois qu’on me com-pare à une vague. Mais j’ai grandi à SanFrancisco et je voyage au-dessus des océansla moitié de l’année, peut-être qu’elles finis-sent par m’inspirer sans que je m’en rendecompte.

— En tout cas, je trouve les deux derniersmorceaux audacieux, émouvants et...

— Et ?

— ... rebelles et mélancoliques et...

— Et ?

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Elle leva ses yeux vers lui.

— Tu es comme ça, non ?

Ce n’était pas une question. Il le savait, bi-en sûr. Mais il fut troublé. Il s’approcha deCoryn, le plus possible. Il avait envie de l’en-tendre respirer. Il aimait écouter le souffledes gens. Car il donnait la mesure de leurémotion et, à cet instant de leur présent, Kyleavait un besoin urgentissime de connaîtrel’émotion précise de la jeune femme. De lamesurer par lui-même.

Oh ! Il ne se l’avoua pas et n’y pensamême pas. Parce que, dans ces cas-là, on nese dit rien. On est en suspens comme unemarionnette qu’une main agiterait et feraitdanser à son gré. On se délecte de vivretoutes ces impressions qui vont se

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transformer en souvenirs parce qu’il est im-possible d’arrêter le temps. D’ailleurs, on nele voudrait pas. Le meilleur reste encore — etdemeure toujours — une possibilité.

Non, quand le musicien glissa doucementvers Coryn, il ne pensait pas à tout ça. Il étaitseulement Kyle qui respirait le même airqu’elle. Par réflexe, comme sur scène, il ac-corda sa respiration à la sienne. Comme savoix à la mélodie. Il voulait un mêmemouvement, une même onde, une mêmetonalité. Impossible à dissocier. Comme desmots qui collent aux images. Exactementcomme la fluidité des vagues qui viennentépouser la plage. Coryn a raison. Il ne pensapas non plus que c’était pour lutter contreson enfance déchirée qu’il faisait tous ces ef-forts d’unité. Il étendit sa main pour attraperun des écouteurs.

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— Tu en es où ?

Tout de suite, il comprit. Seule la mélodieétait finalisée. Le fameux troisième morceau.Celui que Patsi voulait balancer dans les chi-ottes. Ce truc, il l’avait composé des moisplus tôt quand le destin avait décidé de lesjeter l’un contre l’autre et, dès lors, la jeunefemme n’avait cessé de l’habiter. Coryn étaitdevenue une ombre bien plus lumineuse quetous les gens qu’il croisait et fréquentait auprésent.

Aujourd’hui, à vingt-trois heuresquarante-trois précises, cette femme n’étaitplus qu’à quelques centimètres de lui et riend’autre n’existait. À l’instant même où ilplaça son écouteur, il sut que chaque noteétait une espérance. Elle, la réponse.

Elle avait les yeux rivés vers l’extérieur.Immergée dans sa musique. Kyle regarda

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son profil et son reflet sur la vitre. Il la trouv-ait toujours aérienne et merveilleusementbelle. Aucune de ses abominables marquesne pourrait jamais enlever sa grâce. C’étaitpeut-être à cause de ça que l’enfoiré lui avaitbalancé des coups. La frappait-il de peurqu’elle lui échappe à tout jamais ? Kyle eut levertige. Mon Dieu ! Que pensait-il ? Elletourna la tête vers lui et son cœur s’envola.

— Il n’y aura pas de texte ?

— Je n’ai pas encore trouvé les mots.

— Tu as une idée de ce que tu veuxécrire ?

— Pas encore. Mais ils finiront par s’im-poser d’eux-mêmes.

— C’est donc ainsi que ça se passe... Leschoses s’imposent à toi.

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— Comme dans la vie.

Avant que son cerveau lui interdise quoique ce soit, le bras de Kyle s’enroula autourde la taille de Coryn qui se laissa enlacer.Surprise de ne pas lutter. Et qui ne le fit pasplus lorsqu’il prit sa main et la posa contreson cœur. Une onde étrange remonta depuisses pieds jusqu’à ses joues. Elle appuya latête contre son épaule et il écouta ses inspir-ations et expirations. Peut-être que les peint-res ne vibrent qu’avec les lumières et lescouleurs et que les poètes ne ressentent queles émotions, mais lui, le musicien, entendaitla musique de la vie. La respiration de Corynétait un chant, et en posant ses mains surelle, il ressentit chacune des notes quil’habitaient.

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Alors les paroles lui vinrent. Précisément.Kyle les reçut une à une et eut besoin de voirles yeux de la jeune femme. Oh ! Il voulut laregarder, mais... mais ce qu’il fit fut dicté parce qu’il y avait de plus profondément enfouiau fond de son être. Encore une fois, il sutprécisément ce qu’il allait faire, tout commeil sut qu’il ne le devrait pas. Ses lèvresglissèrent sur celles de Coryn.

Et tout était là.

Mais au loin claqua une porte. À moinsque ce ne fût la musique qui s’interrompit ?

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Coryn réagit la première. Elle recula d’unpas et jeta un regard égaré au chanteur avantde s’enfuir. Il vit sa musique se fracasser surle sol. Il porta ses mains à ses tempes. Sa têteallait exploser.

Qu’ai-je fait ?

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Kyle resta des minutes entières à regarderpar la fenêtre. Un instant plus tôt, cette vitreavait apprivoisé leur chaleur. Et puis main-tenant... cette saleté de paroi froide ne ren-voyait qu’une image floue et embuée. Il étaitseul. Ses jambes vacillèrent. Il devait écrireles mots qu’il avait vus. Garder cette émotionéternelle. C’est pour ça qu’il faisait de la mu-sique, non ? Pour ne jamais quitter ces trucsqui le faisaient vivre.

Il attrapa une feuille sur une table puis yjeta les paroles. Elles étaient justes. Ellessonnaient juste. Elles disaient ce qu’il avaiten lui. Enfin... Elles étaient enfin sorties et satête lui faisait un mal de chien. Kyle étaitdésespéré. Lucide.

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Il lui fallait un verre. Sûrement plusieurs.Il remonta le couloir, balança ses feuilles etle sac plastique en travers de son lit. Il enfilason manteau, appela un taxi. Au premier barvenu, il choisit la table la plus excentrée pourqu’on lui fiche la paix. Il commanda deswhiskys.

Il but jusqu’à ce que ses pensées s’éva-porent dans l’alcool. Ce soir, il avait besoinde néant. Le traitement était éphémère, il lesavait bien. Demain les choses n’auraient paschangé et il devrait y faire face. Mais ce soir,il voulait être ivre. Aveugle et seul. Sans rienressentir. Plus de musique. Plus de notes.Plus de chant qui sorte de ses entrailles, em-portant ses passions.

Oh ! Comme il aurait voulu que Coryn legifle à l’instant même où sa main avait

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dérapé. Si seulement il lui avait laissé lechoix.

— Je vous ressers ?

— Laissez la bouteille.

— C’est pas raisonnable, monsieur.

— Laissez cette putain de bouteille. S’ilvous plaît, soupira-t-il.

— Chagrin d’amour ?

— Non. Erreur d’aiguillage.

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Quand Kyle poussa la porte d’entrée qu’ilmaltraitait depuis dix bonnes minutes, ilétait six heures trente-cinq du matin. Iltomba nez à nez avec Dan en caleçon à fleurssuivi de Jane qui déboula enroulée dans sonpeignoir japonais.

— C’est toi qui fais tout ce merdier ?

Il ne répondit pas mais les écarta brutale-ment de son chemin. Il fonça à la cuisine enrasant plus ou moins les murs et s’effondrasur la première chaise.

— T’étais passé où ? Je t’ai cherchépartout.

Elle alluma.

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— Éteins !

Dan bascula l’interrupteur et échangea unregard entendu avec Jane. Elle murmura àson oreille qu’elle viendrait le chercher si né-cessaire. Puis elle se planta devant son frèreet posa les mains sur ses hanches.

— Bravo.

Il était effondré sur la table. La tête sousses bras. Elle tira un tabouret et demanda cequi s’était passé.

— Erreur d’aiguillage, bafouilla-t-il.

— Quoi ?

Il répéta les mêmes mots.

— Je ne comprends rien.

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Kyle releva brusquement la tête ets’emporta.

— Putain ! C’est pourtant pas difficile,Jane. Je suis arrivé exactement là où je nevoulais jamais aller. J’ai tout faux. J’ai fait lecontraire de ce que je m’étais promis. Je suissorti de ma vie.

Elle posa sa main sur celle de son frère. Illa repoussa.

— On n’est pas libre. Tu sais ça ? La liber-té... cette putain de liberté qu’on croit pos-séder, ça n’existe pas. Tout ça... c’est de laconnerie...

— Tu es bourré, l’interrompit-elle avecfermeté. Viens te coucher.

— Non ! hurla-t-il en se levant. Je déraille.Tu vois pas que je déraille ?

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— Calme-toi ! Kyle ! Calme-toi.

Il tituba et retomba sur la chaise. Delongues minutes s’écoulèrent dans le vide.Puis il murmura :

— Je voulais... je voulais être un hommebien. Jane... J’aurais tellement voulu...

Sa tête disparut de nouveau sous ses bras.Jane le revit enfant, quand il restait sur sonlit, emmuré dans un silence étouffant. Elleavait cru, oui, que la musique le sauverait.Parfois un doute avait ressurgi comme unemauvaise intuition et l’avait saisie. Parfois,comme ce soir, elle était terrorisée. Où sontles branches d’arbre ? À quoi peut-on alorsse raccrocher pour ne pas sombrer ? Unique-ment à l’espoir que tout peut changer.

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Sinon, que serait-elle, elle, Jane ? Quevoudrait dire ma propre vie ?

Kyle se redressa et bredouilla qu’il fallaitqu’il dorme. Sa sœur le soutint jusqu’à sachambre, le déshabilla comme elle put, puistira les couvertures sur lui.

— Patsi m’a téléphoné. Elle n’arrivait pasà te joindre sur ton portable.

Il ne réagit pas.

— Elle vient demain à seize heures. Enfinnon, tout à l’heure, se reprit-elle. Vu l’heurequ’il est maintenant.

Il ne bougea toujours pas. Jane savait qu’ilfaisait semblant de dormir.

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— Je te rapporte une bassine et tâche dene pas te louper si jamais tu gerbes.

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Le chanteur se réveilla mille fois, commesi quelqu’un s’amusait à mettre des coups deciseaux dans le black-out nauséeux de l’al-cool, mais il fut incapable de bouger de la po-sition dans laquelle Jane l’avait posé. Sa têtepesait dix tonnes et pourtant son poids étaitplus supportable que celui qui l’écrasait.Qu’ai-je fait ? La question revint sans cessejusqu’à ce que la porte de sa chambre vole etque Patsi apparaisse dans l’encadrement,vêtue d’un manteau vert pomme assortid’une chapka de la même couleur.

— Formidable ! Encore affalé dans ton lit.J’ai l’impression que tu y passes ta vie, et paspour pondre un succès !

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Kyle referma les yeux. Patsi n’avait pastort. Tous ces derniers mois sur les routes,son lit — n’importe lequel — était son refuge,sa maison. Et comme dans toutes les mais-ons, il y a inévitablement du ménage à fairepour évacuer l’éternelle poussière dont per-sonne ne se débarrasse. Elle tira les rideauxet ouvrit la fenêtre.

— Qu’est-ce qui t’a pris de te mettre danscet état ?

— Ferme les rideaux.

— Il est seize heures.

Il demeura immobile. Elle aussi. Seizeheures.

— Heureusement que je ne suis pas venueen taxi ! J’aurais honte de le faire attendre,lança-t-elle en déglinguant la porte qu’une

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araignée vagabonde évita en rentrant lesfesses.

La bestiole se réfugia sous le lit, slalomaadroitement entre les moutons de poussièreet se tapit, essoufflée, dans cette nouvelleplanque, satisfaite de savoir enfin qui fracas-sait les portes dans l’univers.

Mais, porte fermée ou porte ouverte, portequ’on claque ou qu’on ferme avec douceur, laputain de réalité reste sans surprise. Etimplacable.

Qu’ai-je fait ? Kyle Mac Logan se vit telqu’il était. Peu importait qu’il change denom. Peu importaient ses textes et sesmélodies. Peu importait que des gens s’y ac-crochent. Il avait dérapé en tant qu’homme.

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Et ça, c’était son fait. La honte l’écœuraitjusqu’à le rendre malade. Il se redressa surun coude et ne rata pas la bassine.

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Coryn faisait la cuisine. À La Maison, enplus des coups de main spontanés, toutes lespensionnaires avaient un tour attitré pour lesrepas. Elle avait déjà eu droit au balai, à lalessive, au rangement de la vaisselle sale, al-ors en cette fin d’après-midi, puisque Noëlétait terminé, elle se retrouvait seule à pré-parer plusieurs plats de sauce bolognaisepour les spaghettis. Elle avait les yeux rougesà cause des oignons. Mais peut-être passeulement. La petite Christa dormait pais-iblement dans son cosy posé à terre et,depuis son poste de travail, Coryn pouvaitapercevoir Malcolm et Daisy qui dessinaientsur une table. Tout aurait dû « aller bien »...mais...

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Kyle avait été invisible toute la journée.Dix mille fois, elle avait failli demander àJane s’il allait bien, à défaut de pouvoir de-mander s’il était encore dans cette maison.Seulement, Jane était occupée, et surtout,elle n’était pas Kyle. La jeune femme blonden’avait plus la confiance en elle ni l’aisancede la soirée précédente. Hier, c’était le 25décembre et il y avait eu les cadeaux. Maishier avait refermé ses portes. Et Coryn étaitredevenue la Coryn qui savait très bien ceque lui réservait son avenir. La vie n’est pasun rêve.

Toute la journée, elle s’était accrochée àses gestes mécaniques, avait écouté ses en-fants à moitié. Elle s’en voulait mais ne pen-sait qu’à ce baiser. Qui ne ressemblait en rienà ceux de Jack... Même une seconde. Unedemi-seconde ! Alors, quand on lui avait

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annoncé que c’était son tour de préparer lerepas, elle l’avait accueilli avec soulagement.

D’autant que Patsi venait d’arriver.Étincelante. Forte. Sûre d’elle... Comment lajeune femme blonde aurait-elle pu demandersi Kyle allait bien ou s’il était en vrac, commeelle ? Comment aurait-elle pu participer aurassemblement dans le salon ?

Les mêmes questions très personnelles fu-saient. Quand avaient-ils eu le coup defoudre ? Une rumeur persistante annonçaitleur mariage. Et pour quand le bébé ?

— Alors celle-là ! lâcha Patsi, c’est pas lapremière fois qu’on me la sort ! Non, mes-dames, je reste anti-mariage et anti-môme...Je suis une rock star. Et c’est mon seultalent !

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Elle se leva du canapé. Lissa sa robe enlamé argent sur sa taille et lâcha un longsoupir.

— Malheureusement, je suis aussi hu-maine que vous et donc pas à l’abri de com-mettre un jour une énorme bêtise.

Une voix lança :

— Prie sainte Connerie d’être indulgente !

Patsi éclata de rire, les autres femmes aus-si. Elle tourna les talons et disparut dans lecouloir en souhaitant « à sainte Conneriecomme à vous toutes une belle et heureuseannée ! » Coryn repoussa du pied la porte dela cuisine. Oui, Patsi était une star, brillaitcomme une star, était habillée comme telle eten avait l’assurance. Pour ne pas s’effondrer,elle se baissa et changea le sac poubelle. En-core la moindre épluchure et ce truc

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immonde vomirait son admirable contenusur le sol. Tout comme moi...

— Salut.

Oh ! Il n’était pas utile que Coryn relève latête. Kyle était accroupi près d’elle. Il n’avaitpas l’air au mieux. Ses yeux étaient pluscernés que les jours précédents. Il avait déjàenfilé son manteau.

— Salut, répondit-elle en continuant des’activer avec le sac et de lutter contre seslarmes.

Elle voulut se redresser, Kyle la retint parla main.

— Elles sont sales.

— Je m’en fiche.

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Et là, la distance — ou plutôt le déficit dedistance — réitéra son théorème. Le vérifia etle contrevérifia. Comme par enchantement,toutes les résolutions, tous les doutes, tousles désespoirs, tous les kilos de poussière ettoutes les frayeurs que chacun d’eux avaitlentement comptés, décomptés et recomptésprirent un coup de pied au cul plus efficacequ’un coup de balai et s’enfuirent pour cre-ver au Pays des Horreurs. Kyle et Corynétaient de nouveau l’un à côté de l’autre.Leurs corps prirent le dessus puisque leurraison défaillait.

— Je voulais te dire...

— Moi aussi, j’ai aimé ce baiser, souffla-t-elle à toute vitesse en se redressant.

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— Hey Kyle ! T’étais où aujourd’hui ?

Malcolm venait de débouler dans lacuisine, talonné par une Daisy essoufflée.

— T’étais zou ? répéta la petite fille.

Il la prit dans ses bras. La jeune femmetira son fils contre elle et jeta machinalementun coup d’œil dans le couloir de peur de voirPatsi entrer à leur suite. Daisy s’accrocha aucou du chanteur qui repoussa la porte d’ungeste.

— J’étais très très fatigué.

— Fait dodo ?

— Oui. Un gros, gros dodo.

— Ben ! T’as une sale tête !

— Malcolm ! coupa Coryn.

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— Il a raison. Je ne ressemble plus à rien,dit-il en la fixant. Mais j’ai quand mêmeréussi à imprimer des tirages.

Il sortit un paquet de photos de la pochearrière de son jean et attrapa le sac plastiquequ’il avait posé sur le comptoir.

— Elles sont vraiment belles.

— C’est pour ça que tu n’as pas dormi ?

— Malcolm !

Kyle lui frotta les cheveux.

— Tiens, j’ai aussi trouvé un appareilphoto que toi et ta sœur pourrez utiliser.

Coryn leur demanda d’aller ranger le toutdans leur chambre et de bien refermer der-rière eux.

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— Merci, dit-elle en se penchant sur l’évi-er pour se laver les mains.

Il la regarda en silence se rincer et fermerles robinets. Il pensa qu’hier il avait tenu cesmains dans les siennes et qu’il ne le referaitjamais. Que ça vaut mieux ainsi. Par mir-acle, Christa se réveilla. Le musicien sefaufila derrière la table, détacha les sangleset souleva la petite.

— Je me demandais justement si tu allaisme dire au revoir, toi.

Le bébé fronça les sourcils quand la portes’ouvrit brutalement, laissant entrer un gam-in essoufflé. Il fila se servir un verre d’eauqu’il descendit d’un trait sans les quitter desyeux. En posant la main sur la poignée, ils’arrêta net.

— Je la referme ?

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— Non, implora Coryn en reprenant sonbébé.

Le môme détala et la porte n’en fit qu’à satête.

— Tu devrais y aller, Kyle.

— Oui. Je devrais.

Il se pencha pour embrasser Christa ettint le bras de la jeune femme.

— J’aurais tant voulu que les choses sepassent autrement.

— Kyle ! C’est l’heure ! Kyle !

Des voix crièrent en écho, il ne réponditpas et ne lâcha pas le bras de Coryn.

— Moi aussi, dit-elle.

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Comme à l’hôpital des mois plus tôt, ils sesourirent. Le musicien tourna les talons.Puis, s’arrêtant devant la gazinière, il soulevale couvercle de l’énorme cocotte et y trempaune cuiller qu’il goûta.

— Tu vas te brûler.

— C’est déjà fait.

Alors, exactement comme la veille, il sutce qu’il allait faire comme il sut qu’il ne ledevrait pas. Mais comment échapper à cegenre de choses ? Il marcha vers Coryn, pritson visage entre ses mains et l’embrassa.

— Je t’aime.

Avait-il vraiment murmuré cela avant dedisparaître ? L’avait-il réellement em-brassée ? Coryn entendit des voix s’éloigner.

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Elle n’était plus tout à fait certaine que cetinstant avait existé. Elle passa sa langue surses lèvres. Elles avaient le goût certain de latomate.

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Pendant quelques minutes, un silencetotal régna. La jeune femme était heureused’être dans la cuisine. Oui, Coryn, pour ladeuxième fois en moins de dix minutes, sesentit pleinement heureuse. Et ne culpabilisapas. La nuit passée à se torturer n’existaitplus. Elle avait été balayée quand Kyle luiavait dit « je t’aime ». Ce n’était pas unepromesse mais un fait. « Je t’aime. » Le resten’avait plus d’importance. Elle ne voulait nine rêvait de plus. Elle voulait vivre avec laforce de cet amour-là. Celui qui prouve quedeux êtres se comprennent et savent quedésormais ils ne seront plus jamais seuls.

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Les choses avaient changé. Dès lors,Coryn sentit germer en elle le sentimentétrange d’exister. Sa vie allait commencer.Ma vie à moi.

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Les phares sur l’autoroute aveuglaientKyle. D’office, il avait pris la place du pas-sager, laissant Patsi au volant. Il ferma lesyeux et appuya la tête contre la vitre froide.Ce qui ne l’empêcha pas d’entendre les re-proches qu’elle lui assenait en silence. Elleaccéléra et ils se déversèrent avec la violenced’une coulée de boue. Fin du premier round.Un-zéro pour Patsi.

Kyle savait que, dans quelques instants,en écho, sa voix les articulerait pour ouvrir ledeuxième round. C’était certain. Habituel.

— J’avais pas raison ? finit-elle par dire.Tous les ans, c’est pareil. Non, je rectifie,chaque fois que tu passes chez ta sœur, tu re-viens déglingué et ça dure des semaines. Et

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vu ta gueule, je dirais que cette année, c’est lejackpot universel.

— Jane t’a dit quoi ? s’inquiéta Kyle.

— Jane ? Tu sais bien qu’en dehors de sonbonjour et de ses réflexions à la con sur mescheveux et mes tenues qui la font sourire,elle ne dit pas grand-chose que jecomprenne.

— Ou qui t’intéresse.

— Oui. Justement, qui m’intéresse. La vieest sacrément courte, Kyle ! J’ai pas envie deme faire chier avec une conversation inutile.

— Tu as de la chance, Patsi. Les choses nesont pas aussi faciles pour tout le monde.

— On a tous nos problèmes. Mais si tuveux un bon conseil, ne viens plus ici.

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— Tu sais bien que ce n’est pas possible.

— Tu sais bien que ce n’est pas possible !répéta-t-elle.

— Arrête ça, Patsi.

Alors elle freina avec violence et les pneushurlèrent tout leur mécontentement sur labande d’arrêt d’urgence. Fin du deuxièmeround. Un partout.

Les combattants s’assoient dans lescorners, pansent leurs plaies et ne se lâchentpas des yeux. La cloche retentit. Le troisièmeround s’ouvre.

— Tu ne vas pas rester garée là ?

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— Qu’est-ce qu’il y a, Kyle ? C’est bien toiqui voulais qu’on parle, non ?

Il était inutile de lui expliquer que lepremier flic qui allait passer à proximité neserait peut-être pas un de leurs meilleursfans. Alors il se redressa sur son siège et, pardéfi, demanda si elle avait suffisammentréfléchi à « la » question pendant cesderniers jours...

— ... et trouvé une réponse.

Elle se tut pendant deux ou troissecondes. Puis, avec une voix qu’elle n’avaitencore jamais eue, elle dit :

— Elle s’est imposée à moi. Je suisenceinte.

Kyle tomba à terre. Totalement sonné.Son cerveau mit quelques secondes à saisir età donner un sens aux mots qu’il venait

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d’entendre. Elle articula de nouveau — lente-ment — puis elle assena le coup final.

— Mais je ne sais pas si tu es le père.

K.-O. général et match nul.

***

Après ça... ni elle ni lui ne dirent un mot.Un enfant... Comment se faisait-il qu’un en-fant arrive maintenant ? La véritable ques-tion n’était pas « comment » mais« pourquoi » arrivait-il quand personne nevoulait de lui ? Quelle place aurait-il dans cemonde ? Avec des adultes si peu dignes de cenom pour l’éduquer ?

Voilà ce que tous les deux se disaient ensilence pendant que les voitures sifflaient en

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les frôlant. Un gigantesque camion avec unedouble remorque chromée remplie d’un li-quide indéterminé klaxonna trois fois. Lesouffle qu’il généra fit trembler leur voiture.D’autres leur firent des appels de phares. Lesflics n’allaient pas tarder. Mais ils s’enfoutaient royalement. Est-ce qu’une prunepouvait être pire ? Est-ce que rater leur avionet la réunion chez Steve pouvait être pire ?

— Tu en es sûre ?

Elle le fusilla du regard.

— Tu le savais avant de partir, n’est-cepas ?

— J’avais fait un test qui s’est révélépositif.

— D’après toi, ça remonte à quand ?

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— Je n’en sais rien exactement. J’attendsles résultats des analyses pour avoir confirm-ation de la date. Enfin des deuxièmes, car —crois-moi sur parole — le labo a eu unproblème d’étiquettes et mes tubes se sontretrouvés mélangés avec d’autres ! Et commec’est un putain de Noël, j’attends encore.

— C’est pour ça que tu es rentrée plus tôt ?

— C’est pour ça que je t’ai dit que jen’avais pas de réponse « précise et exacte »nous concernant, soupira-t-elle en fermantles yeux. Tu ne peux pas imaginer comme jeme déteste. Pour la première fois de ma vie,je... je me retrouve exactement là où jevoulais ne jamais aller.

Le musicien savait que, la nuit passée, ilavait précisément articulé cette même phrase

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à Jane. Il ne trouva pas la situation cocasse.Seulement désespérante. Et sonda la pro-fondeur du gouffre dans lequel ils avaientglissé.

— J’ai combien de chances d’être le père ?

— D’après le toubib, ça dépend de la sur-vie de tes spermatozoïdes dans mon terrainhostile.

— J’en conclus que tu n’as pas baisé avecun autre mec le même jour qu’avec moi.

— Fait l’amour.

— Ça change pas beaucoup.

— Ça change tout, corrigea-t-elle entournant la tête vers lui.

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Une boucle rousse s’échappa de sa chapkaet Kyle songea à toutes les fois où il aurait euenvie de jouer avec.

— Depuis quand tu « fais l’amour » avecl’autre ? Ou les autres ?

Ils se dévisagèrent longuement, puis Patsiavoua :

— Ça remonte à la tournée de Londres.

Kyle réfléchit. Patsi avait dit « tournée »et non pas « déménagement ».

— Mais... C’était il y a un an.

— Exactement. Tu peux être rassuré, c’estle seul type avec qui...

— C’est qui ?

— Aucune importance.

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— C’est qui, Patsi ?

Elle ne baissa pas le regard.

— Tu te souviens de cette interview pourAbsolute Radio ? Et qu’après j’étais allée dîn-er seule avec le journaliste parce que tu avaisune de tes satanées migraines ?

Kyle hocha la tête. Il se souvenait précisé-ment de la tronche du type.

— J’aurais jamais pensé que c’était tongenre.

— C’est pas lui. Mais c’est bien ce soir-làque j’ai dérapé.

Elle eut son drôle de sourire et ajouta quele propriétaire du restaurant dans lequel lejournaliste l’avait emmenée dîner avait con-cocté un plat divin. Et qu’il avait des yeux àrenverser toutes les Patsi du monde.

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— J’croyais que ça serait un coup commeça. Parce que j’étais en colère contre toi.

— Et ?

— ...

— Et, Patsi ?

— Tu veux tout savoir ?

— Oui.

Elle se redressa sur son siège, rangea samèche et soupira longuement.

— Quand tu es rentré après l’accident — jedevrais préciser, quand tu es rentré« différent », dit-elle — , je l’ai rappelé. Et sije l’ai fait, c’est parce que tu étais désespéréau point que tu voulais que je t’épouse et queje te fasse un môme ! Et maintenant, voilà

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que je suis enceinte ! Putain ! Si je tenais ce-lui qui s’amuse là-haut...

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« Il y a des fois où les engueulades sont àgerber. » C’était une des sentences fétichesde Patsi qu’elle réservait aux jours de grandelucidité. Aujourd’hui en faisait partie. Alorsaucun des deux n’eut la force de hausser lavoix. Pour quoi faire ? Leur détresse étaitsuffisante. Elle était à la mesure de leurculpabilité.

Elle expliqua qu’il ne lui avait pas fallulongtemps pour comprendre que Kyle avaitglissé ailleurs. Qu’il était retourné. Absorbé.Mélancolique.

— En gros, coupé de moi. Mais rassure-toi, chéri, je vais te déculpabiliser. Ni toi nimoi n’avons le monopole de la trahison. Ensomme, on s’est aimés et on s’est perdus de

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vue comme beaucoup de cons. Tu savais queje finirais dans ton lit alors que, moi, j’ai tou-jours su que j’en sortirais.

Le musicien parla de Coryn. En quelquesmots, il résuma sa réalité et conclut en dis-ant qu’elle faisait une délicieuse sauce bo-lognaise. Patsi sourit et raconta le goût desœufs au plat de Christopher, ses nausées etses envies de femme enceinte. Elle dit combi-en elle se sentait bizarre et combien elle ne sereconnaissait plus. Elle dit encore qu’elle sedétestait et s’adorait. Et surtout qu’elledétestait s’adorer.

— Putain ! C’est comme si j’avouais que jejubilais de cette catastrophe ! Pourtant,« ça », ce truc qui s’est installé en moi, cen’est pas moi. C’est anti-moi et je suis obligéede mentir...

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Elle parla des heures, de la force de la Vie,de l’absurdité du Hasard qui fait très mal leschoses. De tout ce qu’on ne comprend plus,de tout ce qui échappe et on ne sait pas pour-quoi. De ses envies de chili et de vanille. Deson corps qu’elle ne reconnaissait pas et quilui faisait sentir des trucs qu’elle n’imaginaitpas. Et qu’elle avait maintenant en horreur lachaleur et que Londres, finalement, ce n’étaitpas mal.

— À cause de la chaleur... Forcément.

Kyle ne put l’interrompre ni placer quoique ce soit. Il regardait juste cette femmeperdue, en contradiction comme elle nel’avait jamais été. Cette femme qu’il avaitaimée et qu’il n’aimerait jamais plus de lamême manière. Des années s’étaient enfuies

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en un rien de temps. Encore une fois, Patsiavait définitivement raison.

— Tout ça est juste ingérable. Et toi, tu nedis rien ?

— Patsi...

— Tu comprends... le coupa-t-elle avec lavoix qu’elle avait eue, un moment plus tôt,quand elle avait avoué qu’elle était enceinte.« Ça » remet tout en cause. Notre vie à tous,la suite de cette tournée, le prochain album,la prochaine tournée, Steve, Jet... et mes pu-tains de costumes qui sont dans le coffre etque je ne vais plus pouvoir enfiler dansquelques semaines ! Tu imagines ? Tu ima-gines le souk ? Mais pire encore... Bordel,Kyle...

Sa voix devint implorante.

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— Pour le moment — sans que je com-prenne pourquoi — je ne veux pas avorter.

Il allait ouvrir la bouche mais elle leva lamain.

— Normalement, moi, je ne devrais mêmepas me poser la question. Moi, je devraisdéjà être à la clinique. Mais je ne peux pas.Tu comprends ?

Kyle murmura « oui » et prit sa main. Ellele repoussa.

— Le plus horrible, c’est que je ne sais passi je saurai être mère. J’te parle même pasd’être une bonne mère... Merde ! Je suis...C’est...

— Patsi, s’il est de moi...

— Oh ! La ferme ! À la vérité, il y a peu dechances que ce bébé soit de toi. À moins que

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tes spermatozoïdes vivent une semaine en-tière et qu’ils soient encore assez vigoureuxaprès pour éliminer les autres et féconder leseul ovule que je risque de pondre de toutema vie !

Elle avait des larmes accrochées à ses fauxcils et, cette fois, ce fut elle qui serra la mainde Kyle.

— Ce serait trop simple, pas vrai ?

— Il est au courant ?

— Il est marié.

— Merde.

— Comme tu dis.

Elle ajouta, désespérée :

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— Je suis dans la merde totale... Tu ima-gines ! De toute ma vie, je n’ai jamais rienoublié. Ni un lieu ni une note ni un mot niune de tes idées ni un seul regard de nosfans, et il a fallu que j’oublie une fois — uneseule et unique fois — de prendre cette pu-tain de pilule et bingo, je tombe enceinte trèsprobablement du mec que j’aimerai pour lerestant de mes jours et qui, lui, est marié al-ors que moi, je vis avec un type qui nem’aime plus et que je n’aimerai plus jamaisassez pour continuer à vivre avec...

Subitement, elle porta la main à sa boucheet gueula qu’elle allait, en plus, gerber. Cequ’elle fit par la fenêtre sans descendre devoiture. Elle s’essuya avec le manteau deKyle.

— Je n’ai plus qu’à prier pour que tu nesois pas le père. Faudrait pas que ce gosse aitété conçu sans amour.

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Oui, Patsi. « Il y a vraiment des fois où lesengueulades sont à gerber. »

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Coryn coucha les enfants tôt. Ils étaient siexténués par les derniers jours de veille et dechangement radical dans leur vie qu’ils neluttèrent pas. Elle retourna à la cuisine aiderau rangement et, quand la dernière femmepartit se coucher, elle regagna sa chambresans jeter un regard à la bibliothèque.

Le sac plastique trônait toujours sur sonlit. À côté du paquet de photos. Elle les re-garda une à une. Elles reflétaient le regarddu musicien sur elle. Un regard et toutchange. Un regard et rien n’est plus pareil...Une rencontre. Des atomes qui s’accrochentet laissent des traces indélébiles. Une vie qui

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sort de son orbite. La liberté existeraitdonc ?

Elle retira la boîte du sac, une enveloppeen papier kraft tomba lourdement sur le sol.Rien n’était inscrit dessus. Elle la décachetaet découvrit avec stupeur et incrédulité unequantité stupéfiante de billets. Une feuilleétait soigneusement pliée en quatre. Elle laprit en tremblant. C’étaient les paroles d’unechanson et Coryn sut instantanément àquelle mélodie elles étaient destinées. Kyleavait juste ajouté tout en bas de la page :

Cette chanson est la tienne. Entièrement.

Je t’aime Coryn, et je ne peux vivre avectoi.

La vie...

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Elle toucha du bout des doigts chacun desmots et dut se lever pour reprendre ses es-prits. La vie... Elle compta les billets. Les re-compta. La somme était si insensée qu’ellene put empêcher son cerveau de former desplans irréalisables, irrationnels maisdangereusement tentants.

Elle s’interdit de se demander commentKyle avait fait. Ce que Patsi et lui se disaient.Elle poussa la porte de la chambre et regardases enfants — et malheureusement ceux deJack — dormir paisiblement. Que leur dirait-elle plus tard si jamais ils lui demandaients’ils avaient été conçus par amour ? Pourvuqu’ils ne le fassent jamais, se dit-elle,sachant que pourtant cette question

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tomberait. Il faudra que j’aie une réponse.La réponse.

Elle rangea l’enveloppe tout au fond deson armoire. Elle tourna la clé et l’enfonçadans la poche de son jean. Demain, elle ver-rait son avocat, il lui dirait comment af-fronter Jack. Je ne veux pas y aller, pensa-t-elle en se couchant.

Mais elle se réveilla avec une idée positive.

Une journée de moins jusqu’à la fin duprocès. Une journée de moins avant maliberté.

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LIVRE QUATRE

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1

— Monsieur Brannigan, reconnaissez-vous que personne — j’entends, même unmari passionnément amoureux — n’a le droitde frapper sa femme ?

— J’aime ma femme ! cria Jack.

— Vous ne répondez pas à ma question,monsieur Brannigan ! Mais je vous remerciepour votre spontanéité. La cour a bien com-pris que vous affirmez qu’aimer autorise lescoups.

— Objection, Votre Honneur ! s’empressad’intervenir maître Bellafontes, l’avocat deJack.

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— Accordée, intervint le juge Clervoy.Monsieur Brannigan, répondez toutefois à laquestion précédemment posée par maîtreSeskin.

Son avocat lui lança un regard si chargéde « rappelle-toi-ce-que-je-t’ai-dit » queJack se ressaisit en une fraction de seconde.Il se domina et dissimula habilement sa rage.Il afficha son expression parfaite de contri-tion. Il leva les yeux vers maître Seskin etaffirma :

— Je n’en ai pas le droit.

— Mais vous l’avez fait.

— J’ai perdu la tête.

Coryn fut la seule à remarquer que leprocès allait basculer avec cette toute petite

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phrase prononcée par un Jack-qui-perdait-la-tête de temps à autre. Ces mots in-fléchiraient la première séance, les suivanteset assurément les décisions. De façon ir-rémédiable. Ils allaient marquer l’esprit desjurés. Jack était rasé de près, portait unechemise bleue apaisante et avait posé sesgrosses mains sur ses genoux à l’abri desregards.

Et peu importait ce que la belle épouseavait répondu lors de son interrogatoireprécédent, d’autant qu’en raison des délaisadministratifs, ses bleus avaient disparu, sonsourcil dissimulait sa cicatrice et aucunetrace n’était vraiment visible depuis leursiège. Oh ! Il y avait bien les photos. Ellesavaient circulé de main en main, mais ellesavaient pour rivale la profonde et large plaiesur le crâne de Jack. La jeune femme blondeavait frappé si fort et à plusieurs reprisesavec cet appareil en fer...

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— ... pas en plastique, mesdames,messieurs, avait affirmé plus tôt l’avocat deJack en brandissant l’engin démodé. Il s’enest fallu de peu pour que ses os se brisent.

Jack avait montré ses neuf points de su-ture que la salle avait admirés en directpuisque ses cheveux bruns avaient dû êtrelargement rasés. Si bien que cet homme —qui regardait celle qu’il aimait avec des yeuxà faire pâlir d’envie n’importe quelle femme— pouvait aisément prétendre avoir« perdu » toute mémoire de leurs derniersinstants ensemble. Jack savait vendre n’im-porte quoi. Il joua son rôle à merveille.N’était-il pas le meilleur vendeur devoitures ?

— Il semble que vous « perdiez » souventla mémoire ? insista maître Seskin. Vous la

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« perdez » par amour pour votre femme etvous la « perdez » ce dernier jour ! N’est-cepas extrêmement... pratique ?

— Objection, Votre Honneur ! Mon clientne doit pas être la proie des sarcasmes demaître Seskin.

— Objection accordée. Posez des ques-tions claires. Et sans ambiguïté. Je vous rap-pelle par ailleurs que la séance sera levéedans cinq minutes.

L’avocat se plia au jeu du tribunal. Il at-trapa le tournevis qui dormait à côté du mag-nétophone, s’approcha et formula une ques-tion simple.

— Que vouliez-vous faire avec cetournevis ?

Jack répondit qu’il ne s’en souvenait pas.

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— Vous vouliez réparer le tiroir inférieurde la commode dans la chambre de votrebébé. Vous êtes monté sans enlever votremanteau. Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ou vous ne voussouvenez pas ?

— Je ne m’en souviens pas.

— De quoi vous souvenez-vous ?

— Des roses rouges que j’ai achetées chezle fleuriste.

— Qu’y avait-il dans ce tiroir, monsieurBrannigan ?

— Objection, Votre Honneur !

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— Objection refusée. Répondez à la ques-tion, monsieur Brannigan.

— Les vêtements de Christa, ma fille, jesuppose.

— Vous n’aidiez pas votre femme à lamaison ?

— Je travaille beaucoup, maître.

— La cour l’a bien compris, monsieurBrannigan. À ce propos, puisque vous enparlez, j’aimerais que vous nous expliquiezpourquoi vous êtes rentré, ce jour-là, enplein après-midi ?

— Je ne me souviens pas.

— Mais vous venez de nous dire que vousvous souvenez d’avoir acheté des roses àvotre femme.

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— Je me souviens qu’il faisait froid dehorset que j’avais très mal à la tête.

Une sonnerie stridente interrompit laséance sans aucun ménagement. Il était cinqheures. Coryn se tourna vers Jane pour nepas regarder Jack mais savait très bien queles jurés, eux, regardaient cet homme fort,terriblement amoureux de la jeune femmeblonde. Laquelle avait réussi malgré tout àl’assommer. Elle savait que certains d’entreeux devaient se dire qu’elle avait sa part deresponsabilité. Qu’elle l’avait peut-êtremême cherché... Elle aurait tant voulu que ladernière question posée par maître Seskinsoit :

— Pourquoi avez-vous tenté, ce jour-là,d’étrangler votre femme — j’entends, en plusde la violer ?

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2

Même s’il parvint à marquer quelquespoints, les jours suivants, l’avocat de Corynse heurta à un Jack qui s’attachait à jeter letrouble dans l’esprit des jurés. Il insista surtous les longs mois où il ne se passait rien. Ilparvenait à se contrôler. Oui, il en était cap-able. Ses yeux disaient des « je vous le jure »et ses mots n’accusèrent jamais sa femme dequoi que ce soit.

Il avait compris avant que son avocat lelui apprenne que Jane Mac Logan était lasœur de l’Enfoiré même si celui-ci avait signéde son vrai nom le constat, Kyle Jenkins. Tune dis pas qui tu es. Tu es malin mais je lesuis au moins autant que toi, Enfoiré.Quand maître Bellafontes l’en avait informé,Jack l’avait regardé droit dans les yeux et lui

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avait demandé s’il avait trouvé quoi que cesoit de compromettant.

— Non. Rien. Hormis qu’il a fait à Noëlune visite éclair à La Maison que gère sasœur, comme tous les ans. Il est toujours encouple avec Patsi Gregor et votre femme adéclaré avoir trouvé cette adresse dansl’annuaire.

Jack fit semblant de réfléchir, puispoursuivit :

— Alors, je préfère ne pas voir ce type auprocès. Parce que je n’oublie pas que c’estl’homme qui a envoyé mon fils sur la tabled’opération et j’ai peur qu’on voie ma...faiblesse.

L’avocat de Brannigan approuva. Ça luifacilitait considérablement la tâche que son

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client n’accuse sa femme de rien. Ni d’in-fidélité ni de quelque autre défaut. QuandCoryn évoqua le livre, Jack dit qu’il n’avaitvu que le « M. Twinston ». Il avoua en bais-sant la voix être jaloux, l’avoir toujours été,même enfant. Il affirma qu’il ne voulait queprotéger Coryn et la sortir de son milieu dé-favorisé. Il voulait le meilleur pour elle etleurs enfants. Il était fatigué. Oh ! Si fatiguéqu’il lui arrivait de perdre la tête au point dene plus pouvoir se contrôler.

Quand maître Seskin évoqua les coups depoing dans le ventre, les coups de pied, Jackdemanda pardon. Sans jamais pouvoir expli-quer pourquoi il était passé d’une gifle à« ces actes ».

— Mais pourquoi ? répéta l’avocat.

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— Je ne sais pas, maître. J’ai compris queje suis malade et que j’ai besoin qu’onm’aide.

Bravo ! se dit Coryn. Maintenant il peutajouter « qu’il ne recommencera pas ». Cequ’il fit. Avant d’implorer d’une voix baignéede larmes mensongères qu’on lui fasse suivreune thérapie, qu’on le guérisse de sa maladiequi le rongeait comme une bête...

Jack choisissait ses mots avec intelligence.Il glissa que sa femme n’avait jamais dit« non ». Ce qui ouvrit une gigantesque porteà son avocat qui s’acharna, non pas sur lepourquoi de cette absence de « non », maissur le nombre des viols qu’elle pouvaitdéclarer. Coryn répondit qu’elle ne les avaitpas comptés.

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— Donc ce n’était pas toujours des... vi-ols ? insista maître Bellafontes.

Coryn resta interdite. Il s’approcha d’elle,très près, et la regarda droit dans les yeux.

— Était-ce toujours des viols ?

— Non.

— Comment votre mari pouvait-il faire ladifférence si vous ne disiez pas « non » ?

— Ce jour-là, je sais qu’il voulait me tuer,répondit Coryn en tremblant.

Maître Bellafontes regarda les documentsqu’il tenait à la main. L’avocat de Coryn ob-jecta, en vain.

— Si j’en crois le rapport de police, vousavez déclaré que monsieur Brannigan a dit

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« cette fois, c’est fini ». Il n’a pas dit « je vaiste tuer », est-ce exact ?

— Oui.

— Où étaient les mains de votre mariquand vous l’avez frappé ?

— Je ne sais plus.

Un silence se fit. Long. Les regards seposèrent sur les uns et les autres. Jack ditune dernière fois qu’il n’accusait Coryn de ri-en. Car son objectif était de la reconquérir.Rien d’autre. Et de recommencer. Mais ça,bien sûr, c’était son petit secret. Son dessertpersonnel, en quelque sorte...

Coryn comprit qu’elle redevenait trans-parente et s’interrogea pour savoir si sa mortaurait changé la donne. Elle fut convaincue

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que non. Il y aurait toujours quelqu’un pouraffirmer que Jack avait droit au pardon parcequ’il allait payer sa dette. Il avait frappé. Il enavait pris le droit, l’habitude et le plaisir.

Bien sûr, il y eut les témoignages de la dir-ectrice de l’école et du personnel de lacrèche. Jack avait ceux de ses employés pourqui il était un patron exigeant mais juste etgénéreux. Katy leur voisine ne dit que lavérité. Elle n’avait rien vu. Restait la ques-tion de l’hémorragie qui n’avait pas de con-clusion tranchée. Et la cicatrice imposantesur le crâne de Jack.

Et puis, on diffusa l’enregistrement deMalcolm. Il disait qu’il ne savait rien et qu’iln’avait jamais vu son papa taper sa maman...Coryn sut que la partie était perdue. L’avocat

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de Jack put dire, la bouche pleine desatisfaction :

— Je n’ai pas d’autres questions, VotreHonneur.

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À la vérité, Coryn n’était pas triste. Elleétait désabusée. Elle savait qu’elle avait étémanipulée au cours de ce procès et n’avait pudire les choses comme elles s’étaient déroul-ées. Elle avait passé bien des nuits dans LaMaison à analyser son existence. De son en-fance écourtée à sa propulsion dans une vied’adulte. Et la conclusion était simple : elleavait perdu beaucoup de temps à ne pas ex-ister. Jusqu’à ce que Kyle lui apprenne àvivre.

Jamais elle ne renoncerait à ce cadeau.Elle mit soigneusement de côté sa haine et sacolère pour vivre. Elle fit une place de choixà sa détermination et fut émue par la forcequi l’habita de nouveau. Elle pensa chaquejour à ce qu’il avait dit et écrit. « Je t’aime. »

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Elle s’y accrocha chaque fois qu’elle auraitpu chanceler. Au tribunal, comme au fond deson lit dans le noir, ce « je t’aime » fut sonarbre.

Bien avant la fin, la jeune femme eut laconviction que ce procès ne servirait à rien.Et avant qu’ils se retirent pour délibérer, elleregarda les jurés et sut qui voterait contreelle. Et qui la défendrait. Elle doutait d’ob-tenir une large majorité. Elle regarda Jackqui, lui, comme à toutes les séances, baissales yeux quand il fallut et cacha judicieuse-ment ses immenses mains. Il resta sur laligne que son avocat lui avait dessinée. Il semontra courtois et passionné. Il avait destémoins...

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Oui, Jack avait été très adroit. Jamais en-core elle n’avait compris à quel point il l’avaitmanipulée.

***

Le verdict tomba un mercredi à dix-septheures cinquante-trois. Coryn leva les yeuxvers la pendule comme lorsqu’elle avait don-né naissance à ses trois enfants. Elle entenditqu’elle aurait quatre années de répit avantque les choses recommencent puisque Jackavait affirmé :

— Préserver nos enfants est ce qu’il y a deplus précieux pour moi. Je veux démontrer àCoryn que je peux changer et que je les aimeplus que tout. Je veux y travailler chaquejour et y parvenir.

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Il ne fit pas une erreur de ton. Encoremoins de mots. Il accepta le verdict avec unsoulagement fort bien dissimulé.

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Non. Coryn ne pouvait éjecter Jack de savie. Il y avait les enfants. Maître Seskin sepencha vers elle en sortant de la salle d’audi-ence et lui toucha l’épaule.

— Il vous verse une pension importante.

— C’est, je suppose, votre façon de direque vous êtes désolé ? intervint Jane, nepouvant plus contenir la colère qui lui nouaitl’estomac.

Elle laissa tomber violemment sa sacocheau sol et fixa l’avocat de son regard noir.

— Je ne pensais vraiment pas que le ver-dict serait aussi clément.

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— Vous insinuez que nous avons joué demalchance ?

— Ça ressemble malheureusement à mavie, intervint Coryn en les regardant l’un etl’autre. Que me conseillez-vous maintenantpuisqu’un jour ou l’autre, ce type va sonner àma porte pour réclamer son droit de garde ?

— Laissez passer les années de prison, ditmaître Seskin. Soit sa thérapie...

— Jack ne changera jamais, coupa la jeunefemme, le visage dur. Il patientera et recom-mencera à être « Jack » dès sa sortie.

— Non. Car dans ce cas, il retourneraitaussitôt en prison et pour beaucoup pluslongtemps.

Coryn leva des yeux horrifiés.

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— Est-ce que vous entendez ce que vousdites ? cingla Jane.

Maître Seskin se reprit :

— Ayez confiance, vous n’avez pas grand-chose à craindre. Vous êtes divorcée.

Oui, Coryn l’était. Sur les papiers. Ellesavait aussi que si Jack l’avait accepté avecune si grande complaisance, ce n’était quepour voir sa peine écourtée. Pour se rap-procher de son but secret.

— Je comprends, croyez-moi, votre boule-versement. Je suis de votre côté... Il ne de-mande même pas à voir ses enfants.

— Parce qu’il ne veut pas que ses enfantsle voient, lui, en prison, précisa Jane.

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— Tout dépend aussi de l’endroit où vousvous installerez...

— Ma vie est gelée.

— Non, Coryn, dit Jane en lui prenant lamain.

Elle se tourna vers l’avocat et demanda siJack pouvait demander son transfert en Ang-leterre dans l’hypothèse où Coryn décideraitde s’y réinstaller. Maître Seskin réfléchit etdit :

— La loi ne le lui interdit pas. Vouscomptez rentrer en Angleterre ?

— Je comptais ne plus jamais le voir.

— Coryn...

— Rassurez-vous, maître, je ne vous enveux pas. Vous m’avez défendue avec les

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cartes que vous aviez. Même si j’ai le senti-ment d’être la perdante.

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Le ciel était d’un bleu fade parsemé denuages déchirés. Dans la voiture, Corynn’écouta pas Jane et ses fureurs. Elle revitJack, les épaules voûtées. Oui, il s’était mon-tré extrêmement repentant. Et volontaire.Puisqu’il avait déjà vu un thérapeute et avaitjuré y trouver beaucoup d’aide pour sortir deses « travers ».

Ce mot lui revint en mémoire. Il luisembla avoir dominé le procès. De retourdans La Maison, la jeune femme partitchercher un dictionnaire et relut sa défini-tion. « Nom masculin. Petit défaut ou bizar-rerie de l’esprit. » Elle ne comprit pas pour-quoi personne n’avait relevé. Est-ce que lesgens sommeillent dès qu’ils sont assis surleur cul ? Jack ne souffrait pas de « travers ».

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C’était un être égoïste, tyrannique, violent,contradictoire, jaloux et calculateur. Il avaitsu expliquer pourquoi leur télé ne diffusaitque des DVD. C’était original mais accept-able. Une sorte de contrôle parental.

— Beaucoup de gens soucieux de ce quientre dans le cerveau de leur enfant refusentla télévision, avait souligné maîtreBellafontes.

C’est une sorte de vérité collective. L’ex-plication de Jack paraissait presque intellec-tuelle. Oui, les choses étaient allées detravers.

Coryn baissa les yeux sur le dictionnaireet le referma si fort que les pages claquèrent.Jack savait très bien ce qu’il faisait. Coryn, saseule victime et le seul témoin de ses

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« actes », ne comptait pas plus qu’un vul-gaire jouet. Il allait se montrer patient et at-tendre son heure. C’est ça, le plan de Jack.

Elle replaça le dictionnaire sur le rayon-nage de la bibliothèque et partit se posterdevant la fenêtre à l’endroit exact où Kylel’avait embrassée. À l’endroit exact où elleavait délicieusement adoré ce premier baiser.Quelques bourgeons du jardin avaient éclos.Elle songea au vert que devaient avoir lesfeuilles de leur bouleau.

Coryn Benton, divorcée Brannigan, fermales yeux et les vit. Elle vit les yeux de Kyle etjura de se tenir à la décision qu’elle avaitprise.

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De son côté, quelques mois plus tôt, Patsiavait également choisi. Seule. Il était huitheures dix. Elle attendait le mail du labo —assise — devant son écran. Elle imprima lafeuille. Réfléchit et regarda la mer qu’ellevoyait au loin depuis son bureau. Elle songeaqu’elle voulait garder sa maison de L.A.même si ce n’était que pour y venir trois foisdans l’année. Elle rachèterait la part de Kyle.Elle avait des mois devant elle pour s’occuperdu berceau, du landau, des grenouillères...En combien d’exemplaires ? se demanda-t-elle avec cette espèce de joie inébranlable quine la quittait plus.

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Elle décida sur-le-champ que Kyle seraitle seul à savoir qu’il n’était pas le père. Ellene préviendrait pas Christopher. Elle nedirait rien avant le dernier concert prévupour la fin avril. Elle porterait des robes tri-angulaires années soixante. Style qu’ellen’avait pas encore exploité ailleurs que surscène.

À ce moment, Kyle sortit sur la terrasse,une tasse de café fumant à la main. Il portaitle jean qu’elle préférait, son écharpe noire. Ilse retourna et l’aperçut. Comme sur scène, leregard de Patsi suffit. Il comprit et vint larejoindre.

— Ces analyses prouvent que je suistombée enceinte précisément le 3 décembre.Et le dernier jour où on a baisé remonte à...avant.

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Le musicien regarda les chiffres, les tauxet les mots étranges qu’il découvrait pour lapremière fois de sa vie.

— Tu es déçu ?

— C’est mieux pour le bébé. Je me suissuffisamment torturé l’esprit en me demand-ant si ma mère avait été heureuse en appren-ant qu’elle attendait un enfant.

Patsi resta silencieuse, Kyle poursuivit :

— Qui sait si les choses ne se perpétuentpas indéfiniment de génération engénération ?

— Ton père n’était pas une rock star.

Kyle secoua la tête et ajouta que de soncôté il avait également bien réfléchi.

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— Si, un jour, j’ai un enfant, je voudraislui dire que je l’ai désiré. Je ne veux pas qu’ilait l’idée d’avoir été engendré par un mon-stre. Parce que je ne supporterais pas qu’il aitpeur de le devenir aussi.

— Chéri ! Va te faire soigner. Tu dérailles.

— Je le sais déjà, Patsi. Pourtant le pire,pour moi, ce n’est pas ça.

— C’est quoi alors ?

— Le pire serait qu’il m’ait désiré, lui, lemonstre. L’assassin.

Kyle avait dans les yeux la fragilité quePatsi détestait et qui, pourtant, l’avait faitsuccomber. Elle n’avait pas cessé de l’aimer.Autre chose avait pris place. Leur amouravait changé d’orbite. Elle s’assit près de luiet prit ses mains dans les siennes.

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— Tu oublies un élément essentiel.

— Ah ouais ? Lequel ?

— Ta liberté de le renier. Ta liberté devivre sans lui.

Elle ajouta que c’était facile pour elle de ledire. Qu’elle ne pouvait se rendre compte ducombat qu’il devait mener.

— Mais n’empêche, suis mon conseil.Lâche prise. Tu es libre, Kyle. Je ne suismême plus dans tes pattes. Et tu n’es pas lepère indigne d’un enfant qui n’est pas de toi !

Il sourit.

— Alors, ne perds pas dix ans. Appelle-la.

— Oh ! soupira-t-il avec une émotion quile fit quitter le canapé en velours violet. Tu

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oublies que je ne peux pas. Il va y avoir leprocès.

— Alors écris-lui.

— Elle veut refaire sa vie. Elle doit...

— Kyle... Merde !

Il attrapa sa guitare. Patsi se leva pour leregarder en face.

— Dans ce cas, n’appelle pas Coryn. Ja-mais, tu entends ! Je ne la connais pas, maisil ne faudrait pas qu’après s’être fait martelerla gueule pendant des années, elle se tape untype dépressif et trouillard. Un type pas à lahauteur.

— Tu crois que je ne le sais pas ! Coryn n’apas besoin de quelqu’un comme moi. Je...

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— Kyle, tu m’emmerdes ! Et je suis biencontente de t’avoir largué. Et que ce gosse nesoit pas le tien !

Elle fit demi-tour et disparut dans lecouloir. Pourtant, trois secondes plus tard,elle reparut, une main plaquée sur sonventre.

— Quoi encore ?

— Merci de me supporter encore dans tonlit jusqu’à la fin de cette putain de tour...

Elle porta sa main à sa bouche.

— T’as encore une nausée ?

— Dès qu’on m’en parle, oui ! soupira-t-elle en retombant sur le canapé. Quand je

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pense que ça peut durer jusqu’àl’accouchement...

Kyle s’approcha.

— Tu veux un verre d’eau ?

Elle secoua la tête.

— Je veux que tu joues le troisièmemorceau.

— Tu ne le détestes plus ?

— Je suis dans le public, maintenant.

Le musicien sourit. Elle balaya sa mècheloin au-dessus de ses yeux. Puis la replaça àla façon Kyle.

— À propos, dit-elle détachée, pour le« toujours », tu avais peut-être raison.

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— Oh !

— Mais quand je t’avais dit « pas avecmoi », là, je n’avais pas tort.

— Donc l’« invisible man » serait ton« toujours » ?

Patsi soupira.

— Quand est-ce que tu vas le lui dire ?

Elle haussa les épaules et précisa : « Aprèsle procès ! »

— Tu ne vaux pas mieux que moi,finalement.

— Si. Parce que je lui parle, je lui dis queje l’aime et pour le reste... eh ben, c’estcomme un plat qui mitonne. C’est pas encoreprêt ! Et donc, c’est pas encore l’heure depasser à table.

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— Faudra bien que tu lui avoues qu’il estle père.

— Ne me dis pas ce que j’ai à faire, Kyle !Joue !

Patsi ferma les yeux pendant tout le tempsqu’il chanta. Ils repartirent pour Londres,Bruxelles, Berlin, et elle ne prévint pas Chris-topher. Pas encore. Elle suivait sa stratégie.Ni Kyle ni personne n’aurait pu l’infléchir. Lamusicienne cacha ses nausées et sesvomissements à Steve et à Jet. À tous ceuxqui travaillaient sur la tournée. Elle montasur scène sans rien changer à son attitude.Elle prétendit être en super forme et tint saplace sans jamais défaillir. Laissant seule-ment exploser sa mauvaise humeur avec unpeu plus de fracas. Elle dormait à poings fer-més à côté de Kyle. Pour une seule chose.

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— Avoir la paix avec les journalistes !698/921

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Pendant que Patsi cachait ses nausées etses premiers kilos sous ses nouvelles robestriangulaires avec lesquelles elle accordaitbottes et collants, Kyle enfouissait son mal-être un peu plus profondément, ne le laissantprendre l’air que sur scène. Le public applau-dissait de plus belle pendant que lui défaillaitde plus en plus. Patsi ne cessait de lui répéterque le procès, le décalage horaire, la tournée,les « pas ce soir », les « pas maintenant », les« il nous faut du temps », etc., étaient des ex-cuses « à la con ».

— Tu sais bien que tout le monde dit untruc et veut son contraire.

Patsi avait raison, comme toujours. Kylesavait très bien que ce qui le retenait était la

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peur. Sa monumentale, étouffante, para-lysante et infecte peur de blesser la femmequ’il aimait. De ne pas être, lui, à la hauteur.

Pourtant, un jour, alors qu’ils venaientd’arriver en Grèce, il posa son sac à côté deson lit et, sans regarder le ciel bleu ni l’heure— sans penser — , il composa le numéro sé-curisé de Jane. Sa voix lui confirma qu’elledormait. Elle dit qu’il était quatre heures dumatin puis, dans la foulée, l’informa de l’is-sue du procès.

— Il faut que je parle à Coryn. Dis-lui queje la rappellerai plus tard.

— Elle n’est pas ici. Elle est partie.

Son sang se figea.

— Depuis quand ?

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— Elle n’a pas reparu depuis trois jours.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Jane prit quelques secondes. Kyles’impatienta.

— Jane !

Elle résuma en quelques mots le procès, ledivorce express, la séparation des biens quise résumaient à peu de choses puisque Jackavait habilement établi un contrat demariage. La maison de San Francisco étaitun logement de fonction, celle de Londresn’appartenait qu’à Jack. Coryn avait vendutous ses bijoux et son alliance. Fait quelquesrecherches d’emploi.

— Ses filles sont nées ici. Elle a le droit derester. Je lui ai même proposé de prendre lenouveau poste que je veux ouvrir.

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C’était vrai. Jane l’avait fait le matin de safuite. Mais avant que la jeune femme envis-age une réponse, le petit Pedro avait débouléen hurlant que sa maman était dans ladouche et qu’elle ne voulait pas ouvrir laporte. Jane était partie en courant et Corynavait appelé le 911. Elle avait donné l’adresse.En quelques minutes, les secours étaient ar-rivés et avaient défoncé la porte de la salle debains. Johanna, la maman de Pedro, gisaitassise au fond de la douche dans son sang.Coryn était en première ligne et avait tout vu.Ça n’arrêtera jamais.

— ... Quand je suis allée toquer à sachambre, j’ai découvert les placards quasi-ment vides.

— Elle est partie avec tous ses bagagessans que personne la voie ?

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— J’étais... Il y avait la police et tout cemonde...

— Elle est partie comment ? En taxi ? Pu-tain, comment ?

— Kyle ! Elle avait récupéré leur deuxièmevoiture.

— Elle a laissé un mot ?

Oh oui ! Coryn avait bel et bien laissé unmot. Jane eut une hésitation et le musicienhurla qu’il voulait savoir. Jane déplia lafeuille qui attendait sur la table de nuit.

— Elle a écrit : « Une femme battue finiratoujours par s’enfermer dans une salle debains si elle n’a pas succombé sous les coups.Elle se persuadera que c’est la seule sortie. Jene veux pas être de celles-là. S’il te plaît,Jane, ne me cherche pas. Je veux reconstru-ire ma vie. »

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Jane ajouta encore que Coryn la remerci-ait de son aide et bla bla bla... Elle gagnait dutemps mais savait que son frère finirait pardemander :

— C’est tout ?

— Elle a aussi écrit : « Dis merci et adieu àKyle pour moi. »

Une longue minute se déploya. Elle expli-quait toutes les implications de ce « merci ».Jane se doutait que l’argent retiré par Corynde son compte ne suffirait pas à les fairevivre longtemps en planque.

— Pourquoi tu n’as rien dit ?

— Je... J’espérais qu’elle reviendrait. C’estdéjà arri...

Il raccrocha. « Dis merci et adieu à Kyle. »« Dis merci et adieu à Kyle. » « Dis merci et

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adieu à Kyle. » « Dis merci et adieu à Kyle. »« Dis merci et adieu à Kyle. » « Dis merci etadieu à Kyle. » « Dis merci et adieu à Kyle. »« Dis merci et adieu à Kyle. » « Dis merci etadieu à Kyle. »

Il était arrivé trop tard. Par lâcheté. Parpure lâcheté. Et il le savait.

Kyle resta assis par terre à regarder lafenêtre. Le ciel affichait un bleu dur qui netolérait aucun nuage. Il avait oublié le jour, lelieu, l’hôtel, quelle salle les accueillerait pourle concert de ce soir. Il était seul et dévasté. Ilse sentait seul et dévasté. Il attrapa la guitarecouchée à ses pieds et, sans quitter le cielbleu des yeux, il se mit à jouer. Puis à

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chanter. Sans public. Sans personne pourl’entendre. Sans Coryn dans ses bras.

I hope you’re all right

I hope things turned out right

I wish you a happy life

I hope you think of me sometimes

Sometimes I might go crazy

Some days I’ll be crazy

Oh ! My love please forgive me

Oh ! My love please4

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Kyle balança sa guitare à l’autre bout de lapièce. Son téléphone suivit.

4. J’espère que tu vas bien / J’espère que les choses se pas-sent bien / Je te souhaite une vie heureuse / J’espère que tupenses à moi quelquefois / Parfois je pourrais devenir fou /Parfois, je le serai / Oh ! mon amour, s’il te plaît, pardonne-moi / Oh ! mon amour, s’il te plaît.

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— Kyle ! Tu écoutes ?

— Oui.

— Ben, on dirait pas.

— Continue, Steve.

Non, le chanteur n’écoutait pas. Celafaisait des jours qu’il n’entendait plus per-sonne. Pas même Patsi quand elle lui prenaitla main, la nuit venue. La plupart du temps,il restait muet et ne s’animait que lorsqu’ilsmontaient sur scène. Il écrivait des trucs quipassaient illico à la poubelle. La musicienneles récupérait, les lisait avec des yeux

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horrifiés, puis les déchirait en urgence. Ilmurmura, un soir, qu’il tournait la page. Ellerépondit : « Formidable. »

Elle sut que tous deux mentaient. Il étaitet serait toujours en manque d’elle. C’étaitinsensé, évidemment. Cependant... réel. Toutcomme était réel ce truc que la jeune femmesentait gigoter dans un endroit de son corpsdont elle ne soupçonnait même pasl’existence.

— J’étais donc en train de vous annoncer,poursuivit Steve, non convaincu, que MikeBeals vient de signer. L’Afrique du Sud, c’estOK.

— Combien ? demanda Patsi, inquiète.

— Combien de quoi ?

— Combien de concerts, andouille !

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— Deux, dit Steve.

— Deux ! C’est une mini mini série.

— Deux, c’est quand même pas mal pourl’Afrique du Sud. Et c’est aussi pas mal defric quand on joue dans un stade, Patsi !

— Steve ! Tu deviens susceptible envieillissant.

— Je me demande si tu te rends comptedu boulot que je fais et que Mike abat pourque tu montes bouger ton cul sur scène !D’ailleurs, je pourrais ajouter qu’en cemoment...

Patsi ouvrit la bouche. Puis la refermaquand Kyle demanda :

— Depuis quand on joue pour le fric ?

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Les garçons se tournèrent vers lui d’unmême mouvement.

— C’est quoi cette question de merde ?

— T’as jamais craché sur le fric, Kyle.

— Non. C’est vrai. Mais je répète ma ques-tion. Tout à coup, je me demande justedepuis quand on joue pour le fric.

— En gros depuis toujours, fit Jet quin’était pas celui qui parlait le plus.

Il se redressa sur son fauteuil. Les troisautres pivotèrent vers lui et il haussa lesépaules.

— Quoi ? Pourquoi vous me regardezcomme ça ? J’suis comme tout le monde — etcomme chacun de vous — , l’argent, je m’ysuis habitué et, moi, je ne crache pas dessus.Pas plus que toi, Kyle, qui as les poches

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percées. Pas plus que Steve qui a des goûtsde luxe et pas plus que Patsi qui, elle,dépense ce qu’elle n’a pas encore gagné.Point barre.

Le silence se fit, et chacun et chacune ana-lysa les mots de Jet à sa façon.

— L’Afrique du Sud... finit par dire Patsi àvoix haute. Pourquoi ils ont dit oui ?

— Parce qu’on n’y est encore jamais allés !Parce qu’on a toujours voulu y aller ! Parceque ça fait des mois qu’on négocie ! Parceque les dates sont idéalement placées avantle dernier concert de New York ! Putain !Patsi ! Qu’est-ce qui te prend ?

— Rien. On est peut-être un peu nazes,répondit-elle.

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— Tu es naze. Mais fais un effort. Danspeu de temps, tu pourras te reposer. Tu croisque tu vas pouvoir tenir ? se moqua Steve.

— On joue quand ? demanda Kyle avantque Patsi explose.

— Samedi et dimanche de l’autre semaine.

— Déjà ? Et le matériel ?

Steve coupa et dit que le décor serait...

— ... plus sobre. On ne peut pas faireautrement avec ce délai.

— Un stade. Un décor minimaliste. Moi, jedis que ça va faire... vide ! soupira Patsi.

— On compte sur ta présence, rétorquaSteve. Et tu vois, ça laisse du temps pour quetu te reposes avant.

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— Tu remarqueras, Steve, que je la fermeet que je ne rétor...

— Et pourquoi on ne part pas après leconcert de demain ?

Tous les trois se tournèrent simultané-ment une fois de plus vers Kyle.

— Oui. Pourquoi ? répéta-t-il.

— Pour faire encore du tourisme ? Merci !dit Patsi en dévissant son flacon de vernisnoir. Si tu savais, mon chéri, comme tu nousfais chier avec tes visites de zoos, d’expos etde musées...

— Je vous fais chier avec mon tourisme.Je vous fais chier quand j’ai mal à la tête. Jevous fais chier quand je reste couché. Je vousfais chier avec...

— Ta gueule ! répondit-elle en se levant.

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Steve leva les mains en signe de tempsmort.

— Toi aussi, Steve ! Tu nous fais chieravec ton perpétuel « Peace and love » et tessurprises à la con de dernière minute !

— Parce que tu crois que, toi, tu nous faispas chier, Patsi ? On en a ras le bol de tescrises, de tes nerfs et de tout le reste. Onaimerait que tu dises « oui » de temps entemps et sans broncher une seule fois. Que tune fasses pas ta « star » avec nous. Merde !

— Ma star ?

Elle posa sa main sur son cœur.

— Je n’ai jamais fait ma star avec vous !

— Prouve-le ! Et fais, ce soir, l’interviewavec les gens de WQY10.

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— Pourquoi ?

— Putain ! Tu peux pas dire « oui » ?

— J’te demande « pourquoi ».

Jet soupira et se leva pour regarder par lafenêtre. Steve fit un effort incommensurablepour ne pas la balancer par la putain defenêtre et Kyle s’envola par cette merveil-leuse fenêtre.

— Je te mets en condition, continua Stevecomme si de rien n’était. WQY10, c’est plutôtgenre classique.

— Pourquoi ? On devient classiques ?

— Tu fais vraiment chier, Patsi !

— Mais qu’est-ce que ça peut bien mefaire ! Je veux une réponse à ma question !

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Pourquoi on doit encore se taper cetteinterview-là ? On a déjà tout dit et red...

Steve lui arracha son flacon de vernis desmains.

— Parce que la journaliste a préparé sontravail et que ça aussi, c’est notre travail de...Oh ! Putain, Patsi !

Steve était à bout. Ils étaient fatigués.Tous les quatre. La fin d’une tournée étaitaussi angoissante qu’attendue. Chaque fois,c’était la même rengaine. Leurs nerfs lâ-chaient à tour de rôle. Ils avaient besoind’air. De distance. De se poser quelque part.De ne plus bouger, et ils crevaient de trouilled’être de retour dans le néant du commundes mortels. Eux n’avaient pas de quotidienrassurant pour se coucher peinards dessus

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avec des poubelles à sortir comme tout lemonde. Sans la scène. Sans défi. Le compte àrebours n’allait pas dans le bon sens poureux et, cette fois-ci, tout semblaitdémultiplié.

Ce jour-là pourtant, à la surprise de tous,Patsi plia et fit l’interview. Elle se montratelle qu’elle était d’ordinaire. Indomptable etimprévisible. Elle se foutait royalement de ceque les gens pensaient d’elle. Patsi était tou-jours authentique. Sincère et juste. De plus,aujourd’hui, elle était enceinte et boulever-sée. Quand la jeune journaliste lui demandasi, un jour, elle accepterait de représenterune cause, la rockeuse répondit sanshésitation :

— Non.

— Pourquoi ?

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— Parce qu’il y en a trop à défendre.

— Oui, mais...

— Y a pas de « oui-mais », cocotte ! Il y ajuste une impossibilité à choisir une seule etunique cause. Parce que ce serait tout à fait— et totalement — injuste. Mais note, s’il teplaît, que j’ai toujours accepté de jouer pourn’importe quelle association qui me ledemande.

— Dois-je comprendre que vous refuseztoujours un engagement comme le mariage...

— Oh là là ! répondit Patsi en se redress-ant aussitôt sur son siège.

Les garçons retinrent leur souffle. Le ter-rain devenait glissant. Ils échangèrent un re-gard impuissant mais Patsi fut plus rapidequ’eux.

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— Ma petite cocotte, d’abord 1/ j’aimeraisqu’on me lâche un peu avec l’éternelle etfatigante question du mariage et 2/ ...

Elle reprit son souffle et lança un regard àKyle qui s’enfonça dans son siège pour ad-mirer la suite du spectacle.

— ... et 2/ disais-je donc, moi, tout ce queje souhaite, c’est démontrer à la planète en-tière que les femmes — toutes les femmes —sont libres de faire et de penser ce qu’ellesveulent et que, surtout, elles ne doivent ja-mais en douter. Quant au mariage avec KyleMac Logan, ce n’est ni à l’ordre du jour ni nele sera parce que...

Sa voix se suspendit.

— Mais ça l’a été par le passé, n’est-cepas ?

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Patsi échangea encore un regard avecKyle. Ils se sourirent. La journaliste lança unrapide « c’est peut-être déjà fait ? » qui fitexploser de rire la musicienne.

— Je ne sais pas si en te levant, ce matin,tu as pris conscience qu’aujourd’hui était tonjour de chance, ma petite cocotte. Car ce soir,tu tiens ton scoop. Kyle et moi, nous nous sé-parons. Tu peux annoncer par la même occa-sion que je suis enceinte ! Mais avant que tudemandes qui est le père, je te répondrai quece gosse est celui d’un man et pas celui deDieu !

— Ça remet en cause le groupe ? rebonditla petite cocotte toute ragaillardie d’être enpremière ligne.

— Ça ne remet rien du tout en cause,poursuivit Patsi pendant que Steve et Jetdigéraient le plat de résistance. On

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travaillera toujours ensemble. On va s’offrirune pause méritée après nos derniers con-certs. J’accoucherai dans quelques mois etaprès, on enregistrera un nouvel album et onrefera des interviews et une tournée formid-able et je piquerai encore des colères quandon me posera des questions connes.

— Et vous, les garçons ? poursuivit lajournaliste en se tournant vers eux.

— On est du même avis que Patsi, répon-dirent les trois, en chœur.

Oui. Comme d’habitude, la musicienneavait le don de trouver le moment. Exacte-ment comme le jour où elle était entrée dansleur loge-placard en balançant un coup depied dans la porte et qu’elle avait arraché labasse des mains de Steve. Elle voyait juste.

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Kyle aurait aimé lui coller une boule decristal entre les mains pour qu’elle lui dise oùCoryn avait disparu. Parce qu’à ce jour, per-sonne ne savait où elle se trouvait.

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Jack se redressa sur son lit. Il lut attent-ivement l’article qui relatait les dires de Pat-si. Ainsi donc, se dit-il, l’Enfoiré se sépare desa femme. Ainsi donc, la mienne va repartirpour Londres où il s’est désormais installé...

Le prisonnier Brannigan se leva, prit unefeuille de papier blanc, la lissa et écrivit trèsproprement :

Très cher Maître,

J’ai réfléchi et ma décision est prise. Jesouhaite que vous demandiez mon transfertdans une prison anglaise au plus tôt.

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Bien à vous,

Jack Brannigan.

Il ne savait rien des plans de Coryn. Ilfaisait des suppositions. Mais cette garcepouvait-elle s’installer ailleurs qu’en Angle-terre ? Probablement pas. Avec la pensionqu’il lui versait, elle pouvait vivre mais sûre-ment pas faire de miracles. Timmy avait ditque l’Enfoiré gagnait... qu’avait-il dit, déjà ?Ah ! Oui ! « Il gagne plus de fric que tu ne leferas jamais. »

Jack s’essuya le front. Il plia soigneuse-ment la feuille en deux puis en quatre. Lescoins se superposèrent à la perfection, il laglissa dans une enveloppe.

Demain, il la confierait au premier gardi-en. Les choses allaient s’enclencher. Petit à

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petit, je me rapproche, pensa-t-il en barrantun jour de son calendrier et en aplatissant dupied l’araignée qui avait eu la folie de tra-verser devant lui.

— Tu ne peux pas t’empêcher de lesécraser, hein ? demanda Klaus, son pote decellule.

— Pourquoi ? Tu leur voues une adorationparticulière ?

— Parfaitement. J’aime pas lesmoustiques et tu devrais savoir, Brannigan,que les araignées sont comme moi.

— Je vois pas bien pourquoi...

— Dois-je te rappeler que les moustiquessont des putes. Ils te sucent pour te faire cre-ver. Et moi, tu sais ce que je réserve auxputes, n’est-ce pas ?

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Jack s’excusa, promit d’être tolérant avecles araignées — il ne voulait pas énerverKlaus-l’exterminateur-de-prostituées et en-core moins voir ses efforts anéantis pour unestupide querelle sur les insectes. Il promitavec sincérité et Klaus péta dans sa couchepuante en répétant qu’il allait rédiger unmanuel sur les « mille et une façons de tru-cider toutes les sales putes de la galaxie ».

Un jour de moins...

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Le matin où le petit Pedro était arrivé encriant, lorsqu’elle avait vu sa mère lespoignets en sang, Coryn fit ses sacs pours’enfuir. C’était comme si quelqu’un l’avaitsaisie par la main pour la guider. Elle prit laroute en se laissant porter jusqu’à BattleMountain, Nevada.

Elle n’attendrait pas que Malcolm termineson année scolaire pendant qu’elle digérait leprocès, le divorce, sa vie avec Jack. Et lespremières lettres qu’il avait envoyées à sesenfants via leurs avocats respectifs. Il lesavait rédigées en sachant qu’elle allait lire etdire les mots d’amour de ce papa qui nevoulait pas que ses « adorables chéris » levoient dans un parloir entouré de com-pagnons dont le souvenir les ferait

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cauchemarder. Il disait que c’était une sortede long voyage, mais qu’il les aimerait tou-jours. Que ce merveilleux amour était plusfort que tout. Que rien ne pourrait l’anéantir.

Coryn savait très bien ce que ces motsdisaient pour de vrai. Tout comme ellesavait qu’il y aurait encore beaucoup delettres à venir, de cartes d’anniversaire et deNoël. Et qu’elle devrait les lire... Et il y a aus-si Kyle.

La jeune femme n’avait pas pris le tempsde faire changer son état civil sur son passe-port. En fait, l’idée ne l’avait pas effleurée etelle ne s’en rendit compte qu’en complétantle document que la réceptionniste du Cow-boy Inn lui tendit. Elle griffonna son nomd’épouse. Mais de façon quasi illisible avecen prime une faute qui ne sauta pas aux yeux

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de la dame d’un âge indéfinissable. Celle-ciétait bien plus amusée par la nouvelle coupede cheveux de Coryn qui différait sérieuse-ment de celle sur son passeport.

— Combien de jours ? demanda-t-elleavec un accent surprenant.

— Plusieurs, répondit la maman en jetantun regard aux enfants dans la voiture.

— La télé est en panne, mais pas le lecteurDVD.

Coryn quitta le local les bras chargésd’une bonne dizaine de films qui ravirent lespetits et qu’ils regardèrent en boucle. Est-cepour ça qu’elle resta plusieurs jours ? Ouparce que personne ne vint toquer à sa portece premier soir à Battle Mountain ? Peut-êtrele nom y était-il pour quelque chose... Elle

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savait pertinemment qu’elle livrait une sortede combat et s’accrochait à la seule idée quine la quittait pas. Je dois disparaître parcequ’il a voulu me tuer. Et qu’ilrecommencera.

Coryn concocta son plan en se promenantavec ses enfants dans les rues ensoleillées, entoute liberté. En toute liberté. Pour lapremière fois de sa vie, elle avait conduit surdes centaines de kilomètres, seule. Et pour lapremière fois aussi, elle pouvait appréciercette chose nouvelle qui lui laissait entrevoirnon seulement ce dont elle était capablemais, aussi, des jours de paix possible —même si certaines de ses nuits seraient tou-jours entrecoupées de cauchemars et de vis-ions de flics venant la menotter pour la collerau parloir face à un Jack souriant qui lui

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susurrait que la prison ne servait pas sondessert favori.

Coryn se réveillait en sursaut, mais lesoleil du Nevada se levait tôt et chassait lesnuages comme les mauvais rêves. Il faut quej’aie de la chance. Elle regardait ses enfantsdormir et la suivre en toute confiance. Dansla voiture, elle avait expliqué à son fils que cequ’elle faisait était pour leur bien. À tous lesquatre. Qu’elle ne pouvait pas tout dire maisqu’il devait lui faire confiance. Malcolml’avait écoutée sans poser de questions. Ilsemblait dans la course, il entraînait sessœurs. Jamais je ne leur lâcherai la main.

Un matin, juste avant le lever du jour, ilsrejoignirent d’une traite Las Vegas. Ils ypassèrent la nuit sans qu’on lui demandequoi que ce soit. Elle abandonna son

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véhicule dans un gigantesque parking. Ilsprirent un bus jusqu’à l’aéroport et, enfin, unbillet pour New York. Le tout avait été régléavec l’argent laissé par Kyle. Dis adieu etmerci à Kyle. Dis-lui que je l’aime. Mais cesderniers mots, bien sûr, Coryn n’avait pas eula force de les écrire.

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Kyle s’envola — seul — pour l’Afrique duSud le jour où Coryn et ses enfants quittèrentLas Vegas. Le musicien pensait que passertrois jours dans un environnement inconnului laverait l’esprit. Peut-être l’inspirerait. Lajeune divorcée priait pour que ce qu’elleavait envisagé fonctionne. En se présentantau comptoir d’embarquement ce matin, elles’était attendue à ce qu’un policier l’inter-cepte avant de monter à bord. Elle ne seheurta à rien d’autre que la mauvaisehumeur de l’hôtesse. Sans le moindre petitcouac, tous les quatre s’installèrent et lajeune femme attendit avec angoisse que l’avi-on se pose à New York.

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Kyle atterrit à Johannesburg quand celuide Coryn toucha le tarmac des pistes de LaGuardia. Pour un mois d’avril, il faisait in-habituellement chaud et humide dans lesdeux villes et une température à peu prèssimilaire y régnait. Le musicien fut accueillipar une hôtesse qui l’escorta aimablementvers sa nouvelle destination tandis queCoryn se détendait en voyant que, là encore,personne ne semblait s’intéresser à eux. Ellerécupéra sa poussette, y installa Christa,chargea ses sacs et se dirigea avec Malcolmet Daisy vers le bureau d’informationsgénérales. L’employée lui fournit un dépliantsur les hôtels de l’aéroport et eut un regardincrédule quand Coryn lui demanda où ellepouvait trouver une cabine téléphonique.Elle tendit la main et pointa son index.

— Je ne fais pas de monnaie.

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— Merci. J’ai ce qu’il me faut, réponditCoryn en trébuchant sur la sangle du sacqu’elle avait réussi à caser sous sa poussette.

Trop de bagages, pensa-t-elle en cher-chant dans la liste quel hôtel contacter. Ellecomposa en premier le numéro de celui quiarborait un arbre qui ressemblait étrange-ment à un baobab. Pourquoi ? Allez savoir...Une chambre pour eux quatre était dispon-ible et l’employée l’informa qu’une navetteavec le même logo partait toutes les demi-heures pour rejoindre l’établissement.

Kyle traversa l’aéroport de Dantu dansune Jeep qui avait dû être kaki dans une vieantérieure. La voiture freina avec un bruit deferraille au pied d’un minuscule avion et lepilote l’invita à monter. Il l’informa que songuide aurait un léger retard. Le musicien

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sortit son téléphone et constata avec surprisequ’il avait accès à un réseau plus completqu’en plein Londres. Il composa le numérode Jane.

— J’ai lu l’article. Enfin, les multiples art-icles... Tu féliciteras Patsi de ma part.

— Je n’ai rien à ajouter.

— Tu es certain ? Tu aurais pu m’appeler,par exemple...

— Tu as des nouvelles de Coryn ?

— Non.

— Et Dan ? Il a appris quelque chose ?

— Pas encore ! La vie réelle n’a rien à voiravec Hollywood ! Les choses vont au ralentiquand elles ne vont carrément pas en sens

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contraire. Et Dan n’a pas pour collèguesBruce, Arnold ou Sylvester.

Le ton que Jane voulait léger ne soulageapas son frère.

— Je voudrais juste savoir où elle est et sielle va bien.

— Elle est forte, Kyle, plus forte que tu nele crois.

— Je ne la retrouverai jamais, murmura-t-il.

— Tu as facilité sa fuite.

— ...

— Peut-être vaudrait-il mieux que tul’oublies, lâcha Jane.

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S’il n’y avait pas eu le pilote à deux mètresdevant lui, Kyle se serait énervé. Peut-êtreaurait-il hurlé comme sur scène. Il secontint.

— Je ne t’entends plus.

— Kyle ! Écout...

Il raccrocha et il se répéta pour lui-même :

— Je ne le pourrai jamais.

— Vous avez dit quelque chose, mon-sieur ? demanda le petit homme noir chauveet moustachu qui montait à bord.

— Non. Non.

— Vous a-t-on, au moins, souhaité la bi-envenue en Afrique, monsieur Mac Logan ?

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Le musicien hocha la tête et le petithomme s’assit à côté de lui.

— Je suis très heureux d’être en Afrique.

— Vous allez adorer ce que je vais vousmontrer.

— Je vous fais confiance, monsieur...

— ... Calendish. Aimé pour les amis. J’aiune mère canadienne. D’où le « Aimé »...

Il serra la main du jeune homme avec unevigueur intentionnelle et sonda ses yeux.Kyle eut un frisson. Se pouvait-il que songuide puisse — ou sache — lire dans sespensées ?

— Kyle, pour les amis, ajouta-t-il, pensantqu’un guide tombait à pic.

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Le pilote annonça qu’il avait l’autorisationde décoller. L’hélice accéléra doucementcomme un film des années cinquante. L’avi-on toussota, s’ébroua, puis commença enfinà rouler sur la piste cahoteuse, soulevant unepoussière rouge à chaque mètre parcouru.Kyle se demanda s’ils allaient décoller unjour quand, subitement, ils rasèrent la cimedes arbres. Aimé tendit sa main sur lagauche. Le jeune homme aperçut lespremières girafes. Des jeunes couraientsouplement, des adultes arrachaient desfeuilles.

— Les arbres que broutent ces mères sontdes acacias.

— Où sont les mâles ?

— Le mâle prétend qu’il est au bureaumais il est probablement avec une de ses

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maîtresses. Cependant, c’est un amoureuxtendre et caressant.

Kyle sourit.

— Là ! Regardez !

Un groupe d’antilopes semblait jaillir d’unmême buisson avec des bonds improbables.

— Je n’aurais pas cru que tous ces an-imaux seraient si proches de l’aéroport !hurla Kyle.

— On en croise de temps à autre sur lespistes ! Parfois je me dis que l’une d’elles vas’engouffrer par surprise dans un des avionset s’installera pour demander un Coca light !

Le musicien sourit encore mais ne pouvaitdétacher ses yeux des paysages. Les couleurset la lumière étaient bien plus intensesqu’ailleurs. Bien plus contrastées. À peine

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cinq minutes plus tard, Aimé pointa son in-dex sur la droite. Deux lions dormaient, al-longés dans une ombre qui semblait dessinéepour eux. Kyle pointa son appareil et pritautant de photos qu’il put. Il se pencha pouradmirer les arbres.

— Ce sont des baobabs, n’est-ce pas ?

— Oui. De très très vieux baobabs, ré-pondit Aimé en vérifiant sa sangle. On ra-conte qu’ils ont plus de deux mille ans. Cer-tains ont sauvé des hommes grâce à leursfruits, d’autres ont sauvé les vies de ceux quis’y sont réfugiés et d’autres survivront ànotre pollution.

— J’ai lu quelque part que les baobabs ontla capacité de se régénérer.

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— C’est juste. Ces arbres ont mille vertus.Mais si vous voulez mon avis, la principaleest d’être tout simplement majestueux.

Le paysage accapara le musicien. Prendrede la hauteur en ce moment semblait par-ticulièrement indiqué. Après de longuesminutes, Aimé le fixa.

— Vous êtes bien silencieux.

— Je suis subjugué.

— C’est bien. La plupart des gens parlenttrop.

— Qui parle le plus ?

— Les Italiens. Puis les Africains qui con-naissent trop bien leur pays. Avec le tour-isme de masse, ma clientèle a évolué. Je suispassé des aventuriers aux apprentis aventur-iers, puis aux spectateurs de télévision.

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Ceux-là ne voient l’Afrique que comme s’ilssurvolaient les pages d’un catalogue de voy-ages, dans le meilleur des cas.

— J’espère que vous ne me rangez pasdans la mauvaise catégorie.

Le guide se tourna vers lui.

— Non. Vous êtes un homme qui aime lesarbres. Je l’ai vu. Chez nous, nous disons :« Un homme qui aime les arbres est unhomme. »

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Coryn retraversa le hall immense en sensinverse. Malcolm avait une urgence qui nepouvait attendre l’hôtel. Ils firent doncmarche arrière et elle ne quitta pas des yeuxles panneaux jaunes indiquant les toilettes.Elle poussait Christa d’une main, tirait Daisypar l’autre pendant que son fils, accroché à lapoussette, répétait qu’il n’y arriverait pas. Ilsaccélérèrent le pas, elle ouvrit la porte en dé-couvrant avec joie que personne ne faisait laqueue. Son fils se soulagea juste à temps. EtCoryn, essoufflée, écrasée par son sac à dos,pensa de nouveau qu’elle traînait beaucouptrop de bagages.

Bagages qu’elle jeta sans l’aide du chauf-feur dans le minibus qui les conduisit àl’hôtel. Demain, se dit-elle, il faudra refairetout ce trajet... Mais demain serait une autre

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journée et, pour ce soir, l’important était dese mettre à l’abri.

Une autre vague de fatigue la submergeaau moment où elle refermait la porte de laminuscule pièce. Comme si toute son énergiel’abandonnait dans un claquement de doigts.Elle s’assit sur le lit. Malcolm et Daisy firentde même sur le lit opposé. Ils la fixèrent etdirent d’une même voix :

— J’ai faim.

— Restez là. Je vais voir ce qu’ils ont à laréception. Surtout, vous n’ouvrez pas. Je re-viens dans cinq minutes. Pas plus.

Elle remonta le couloir d’un beige minableavec Christa assise sur sa hanche jusqu’auhall qui était d’une décoration aussi démor-alisante que le reste de l’hôtel. Seul l’énorme

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baobab vert peint au-dessus du comptoirsemblait vivant. Elle trouva des sandwichs etdes chips dans le distributeur et demanda àl’employée vêtue d’une veste du même beigeque celui des murs si elle pouvait être ré-veillée à six heures.

— Ce sera fait, madame. Nous ne servonspas de petit déjeuner mais vous trouverez ducafé ici même. Il est à volonté.

Coryn la remercia sans quitter l’arbre desyeux. L’employée ne leva pas la tête mais ditd’une voix extrêmement lasse :

— Surtout ne me demandez pas pourquoiWestend Hotel a choisi ce logo et, par pitié,ne me dites pas que c’est un chef-d’œuvre.

Coryn sourit et disparut le plus vite pos-sible pour que l’employée l’oublie encoreplus vite.

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Les enfants dévorèrent. Coryn grignotasans faim en se répétant mentalement cequ’elle devait accomplir le lendemain. Elledoucha ses filles, les coucha pendant queMalcolm se préparait. Il se faufila aux côtésde Daisy quand elle attaqua l’histoire deBoucle d’or. Les filles tombèrent au premierbol, Malcolm ferma les yeux au deuxièmepuis Coryn suspendit sa voix. Mais il dit qu’ilne dormait pas.

— Tu veux que je continue ?

— Non.

Le petit garçon la regarda dans les yeux.Elle s’agenouilla et caressa son visage. De-puis leur fuite, il avait écouté sans poser dequestions inutiles. Pendant tous ces jours devie étrange, il n’avait rien demandé. Ce soir,

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il avait la même confiance dans les yeux quelorsqu’il avait promis : « Je t’aiderai, Ma-man. » Mais il lui sembla plus grave. Elleembrassa son fils et le remercia de son aide.Il murmura qu’il surveillerait ses sœurspendant qu’elle prendrait sa douche. Ellel’embrassa encore. Lui dit « je t’aime, Mal-colm » et fila dans la salle de bains.

Non, elle ne pleurerait pas. Non, elle nechangerait pas ses plans. Non, je ne me reni-erai pas. Elle puiserait sa force dans le re-gard de son fils. Il faut que je le fasse, pensa-t-elle en vérifiant pour la énième fois sespapiers. Son argent. Ses billets d’avion pourLondres puis pour Glasgow. Tout était tou-jours là. Je vais le faire, dit-elle en se regard-ant dans le miroir.

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Depuis ses coups de ciseaux pleins derage, ses cheveux avaient pris quelquescentimètres et sa coupe ressemblait quelquepeu à celle de Kyle. Son visage ne révélaitaucune trace de ce qui s’était passé dans lagrande maison blanche. La peau se régénèresi vite. C’était vrai, son corps ne la faisaitplus souffrir à chaque inspiration, mais ja-mais personne ne pourrait imaginer la pro-fondeur des bleus que Jack avait laissés enelle.

Coryn referma la porte très doucement etse coucha aux côtés de Christa. Les drapsétaient aussi rêches que ceux d’un couvent.La jeune femme étendit ses jambes. Sesmuscles tremblaient de fatigue mais elle étaitincapable de dormir. Trop de bagages. Ellese retourna et compta les avions qui pas-saient à quelques mètres du toit. Demain...Demain... et inévitablement toute son âme

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revint vers Kyle. Que faisait-il ? Où était-il ?Maintenant ?

Oh ! Si seulement la jeune femme avaitpris le temps de lire les journaux. Si seule-ment elle n’avait pas cherché à disparaître aufin fond d’un motel de Battle Mountain avecen bande sonore Blanche-Neige, Toy Storyet Les 101 Dalmatiens. Si seulement elle enavait eu l’idée ! Mais toute la concentrationde la jeune femme allait à ce qu’elle devaitprévoir. Elle ne savait rien de l’explosion ducouple Patsi-Kyle. Si elle l’avait appris,aurait-elle changé ses plans ? Commentsavoir ?

L’avion de Kyle toucha la piste au momentoù le soleil flamboyait dans une autre

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poussière rouge. Des volutes dansèrentlongtemps derrière eux. Il faisait encorechaud et lourd. L’air sentait la terre. L’at-tente de la pluie était perceptible danschaque être vivant qu’il croisa. Les chienstraînaient leurs pattes, les rares chats affaléscontre les murs haletaient. Aimé arborait àpeu près la même expression que tout lemonde et dit que, ce soir, il chanterait pourque la pluie tombe. Kyle confia que lui aussichantait.

— Pour quoi ? demanda le guide.

— Pour que les gens m’aiment, je suppose.

La réponse avait jailli spontanément, met-tant un point final à ce flou qui le hantait. Ilavait toujours su pourquoi il faisait de la mu-sique. Mais chanter ? Oui, pourquoi avait-il

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décidé, un jour, de chanter ? Ce soir, le guidel’avait invité à répondre. Kyle ne se sentit pasmieux mais il aima qu’Aimé rie de ses mots.Oh oui ! Le jeune homme aima son rire pro-fond et rauque.

— C’est une très bonne raison. Surtoutavec les filles, ajouta-t-il en posant une mainsur son épaule.

— Et vous croyez que ça marche aussiavec les éléphants ?

Aimé secoua la tête.

— Je crois que les éléphants — et leséléphantes — préfèrent le silence de labrousse.

— Je ferai gaffe.

— Ah ! dit encore le guide en riant. Toi etmoi, nous allons avoir un beau périple.

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Coryn avait dormi aussi peu mais aussisereinement que le musicien sur sa natte enAfrique. Elle ouvrit les yeux très tôt et filadans la salle de bains sans réveiller les en-fants, puis sortit chercher un triple café, dulait et des biscuits.

À son retour, les grands mangèrent. Mal-colm se vêtit et aida Daisy pendant que lebébé tétait.

— Verra zamais Papa ? demanda-t-elle àson frère.

Le cœur de Coryn se figea, son fils leva lesyeux vers elle.

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— Pas tant qu’il restera en prison, ré-pondit le petit garçon.

— Pouquoi, Maman ?

Elle s’agenouilla près de sa fille aînée et laserra contre elle. La petite n’avait encore ja-mais posé la question. Elle avait suivi lemouvement et Coryn avait lâchement espéréqu’elle ne demanderait rien parce qu’elleétait trop jeune. Elle avait laissé passer dutemps, repoussant à plus tard le face-à-face.Il tombait aujourd’hui.

— Ze veux voir Papa.

— Non, Daisy. Il a tapé Maman, alors onl’a mis en prison pour le punir, intervintMalcolm qui se tenait debout avec son sac àdos. Je te l’ai déjà dit. Allez, viens.

Elle suivit son frère dans le couloir sansun regard pour leur mère. Coryn avait les

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jambes coupées. Malcolm avait pris de lui-même la responsabilité d’expliquer leschoses. Du haut de ses six ans et quelques.Comment une telle vie était-elle possiblepour des enfants ? Comment allaient-ils sedébrouiller avec ça ? Et comment le luipardonneraient-ils ? Si jamais ils me par-donnent... Elle referma la porte. Je le faispour leur bien et pour le mien.

Dès qu’ils furent sur le trottoir, Daisyaperçut un oiseau qui rasait le sol et accaparatoute son attention. La navette au baobabvert se gara à leurs pieds, les enfants y pri-rent place sans poser d’autre question. Corynbatailla avec la poussette dont une des rouesse coinça encore dans la portière et, pour lapremière fois, la jeune femme paniqua. Àl’enregistrement, on lui dirait de la mettre ensoute puisque c’est ce qui avait été imposé la

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veille sur le vol pour New York. En arrivantdevant le comptoir, elle n’avait toujours pastrouvé de solution jusqu’à ce que la ravis-sante hôtesse de British Airways lui proposeavec un agréable sourire de la prendre à bordpuisqu’elle n’avait pas de bagages en soute.Coryn acquiesça. La Chance ?

— Je vais prévenir mes collègues de l’avi-on. Vous la leur laisserez avec cette étiquette.Vous gagnerez ainsi du temps à l’arrivée !

— Merci.

L’hôtesse souffla qu’elle avait eu unebonne intuition de venir tôt parce qu’ils al-laient accueillir, d’un moment à l’autre, deuxgroupes de Chinois.

— Heureusement pour vous, ils sontmoins matinaux !

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— Merci sainte Grasse Matinée ! lâchaCoryn en prenant conscience de sa trèsgrande fatigue.

La jolie hôtesse pouffa et consulta samontre.

— Vous avez le temps de prendre un boncafé avant les contrôles de sécurité !

— Je crois que j’en ai vraiment besoin !répondit-elle en songeant qu’elle avait faitl’impasse sur ces cochonneries de contrôles.

— La cafétéria est au milieu de ce hall, àquelques pas, vous trouverez un espace jeuxpour les enfants.

Coryn la remercia et suivit les petits quiavaient entendu le mot magique : « jeux ».Elle paniquait, que faire ? Son plan était-ilencore possible ? Elle acheta un café et,puisqu’elle avait le temps, s’assit. Malcolm et

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Daisy collèrent leur nez aux vitres, ilssuivaient les premiers avions des yeux. Elleavait le dos broyé, le café n’avait aucun goût.Christa, qui jouait sur ses genoux, arrachaune de ses chaussettes et Coryn réalisa qu’enplus, elle avait oublié celles de la veille dansla salle de bains du Westend Hotel. Elle eutenvie de rire. D’éclater de rire et de hurler.Elle était fatiguée. Mais elle se sentait libre.Le premier groupe de passagers chinois ar-riva au loin. Aucune idée n’était en vue.Coryn installa Christa dans sa poussette,chargea ses sacs et, au dernier moment, serassit. Pourquoi allait-elle se compliquer lavie ? Sa mère ne disait-elle pas que le plussimple était le mieux.

Elle appela les enfants, les attira vers elle.Ensemble, ils regardèrent le flot de passagersbruyants s’écouler, puis elle les poussadevant elle, en sens inverse jusqu’à la station

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de taxis. Est-ce que ce sera suffisant pourbrouiller les pistes ?

Un chauffeur attrapa leurs bagages. Il ditavec un accent très prononcé d’Europe del’Est qu’ils n’étaient pas très chargés pourdes touristes. Elle sourit, il lui ouvrit laportière. Je n’ai pas d’autre choix.

— Le terminal de bus.

— Port Authority ? Pas de problème.

Plus tard, alors qu’ils traversaient Brook-lyn, il la regarda longuement dans le rétro-viseur. Elle pria tous les saints qu’elle con-naissait pour qu’il ne la bombarde pas dequestions. Le jeune homme glissa que si elleavait besoin d’autres services, il pouvait l’aid-er. Coryn soutint son regard et le remerciad’une voix aussi décidée qu’elle le put.

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— Vous voulez écouter de la musique ?

Elle sourit. De la musique...

— Vous aimez quelle musique ? Je suis ungrand fan de Tchaïkovski.

Coryn dit que c’était parfait. Il enfonça unCD et il conduisit sans rien ajouter, la re-gardant de temps en temps. Elle évalua soninsouciance à prendre un taxi. Mais c’étaitsans nul doute le moyen le plus rapide avectrois enfants aussi jeunes.

La course fut longue et embouteillée, maisTchaïkovski endormit Malcolm et Daisyjusqu’à leur destination. Ils ne virent rien duQueens Midtown Tunnel ni des gratte-ciel auloin. Ni du soleil éclatant. Coryn pensaqu’elle n’avait jamais visité New York etqu’elle ne le ferait probablement jamais detoute sa vie. Quand le taxi les déposa devant

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la gare, elle régla la course, laissa un pour-boire raisonnable et discret.

— Très bon voyage, madame.

Il ajouta quelque chose dans sa langue.Coryn se persuada que c’étaient des mots bi-enveillants. Elle ajusta leurs bagages, jeta uncoup d’œil à Christa qui dormait maintenantet attrapa Daisy par la main. Le taxi disparutet tous les quatre s’évanouirent dans la foule.

Elle ne regarda aucune des destinationsmais l’heure de départ du prochain bus. Lepremier était en quatrième position. Ce fut lebon. Elle acheta les billets et ils grimpèrent àbord. C’est un signe, se dit-elle juste avantque les portes ne se referment. Nous sommesquatre dans le quatrième bus.

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C’était le dernier concert de la tournée etNew York serait, comme une tradition, lepremier et le dernier soir. Entre ces deuxdates, plus d’un an s’était écoulé. Chaquefois, le spectacle s’était renouvelé. Danschaque pays. La seule chose qui ne changeaitpas pour Kyle était ces intenses secondes lor-sque, en arrivant sur scène, il étreignait lafoule d’un regard. L’instant était unique. Div-in. Rien ne pouvait lui être comparé.

Mais aujourd’hui, soixante minutes avantcette émotion, il pensa qu’il regarderait lescheveux des filles dans les premiers rangs.Juste comme ça. Juste au cas où... Juste...

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Le musicien n’avait aucune nouvelle de lajeune femme blonde. C’était une évidence.Car s’il en avait eu, il aurait mangé avec plusd’appétit et aurait chanté avec moins de viol-ence. Elle était restée fidèle à sa promesse,elle n’avait appelé personne. Ni Jane ni sonavocat ni Timmy ni ses parents. Ni Kyle. Sur-tout pas Kyle... et plus les jours avaient dé-filé, plus il avait été convaincu qu’aucunenouvelle ne viendrait. Jamais.

Il regarda l’heure sur son portable, vérifiapar la même occasion qu’il n’y avait pas demessage et fila sous la douche des sous-solsdu Madison Square Garden. Se laver de toutet reprendre ses esprits. Sans qu’il le sentearriver, un vertige puissant l’assaillit et le fittomber sur les genoux.

Coryn disparaît et mon sang s’enfuit.

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Le vertige s’estompa. Petit à petit le musi-cien put distinguer les lignes à angle droitque dessinait le carrelage. La lumière devintparticulièrement crue. Il se dit qu’il n’avaitpas assez mangé. Il se redressa, coupa l’eauet sortit de la douche.

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Juste avant de gravir l’escalier qui menaità la scène, Kyle eut un nouveau vertige.Moins fulgurant que le premier mais suffis-amment intense pour le contraindre à s’as-seoir sur les marches et à attendre quelquessecondes la tête entre les genoux. Steve qui,ce soir, se tenait exceptionnellement derrières’agenouilla.

— Ça va aller, le rassura Kyle.

— Non. Ça ne va pas.

Le chanteur se releva, poussa son ami etgravit quatre à quatre les dernières marchesqui le conduisaient dans son monde. Les voixqui l’appelaient lui insufflèrent leur force. Iloublia ses troubles, sa migraine et la fatigue

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lancinante des semaines précédentes. Iloublia tout. Il regarda la foule. Sourit. Puisattrapa le micro à deux mains.

— Bonsoir New York !

Et la salle s’embrasa. Kyle vit les bras selever, il entendit les applaudissements, ilécouta les milliers de voix reprendre sesmots sans une seule fausse note et monterjusqu’à lui pour dire combien tousl’aimaient. Il se surprit à aller encore plusloin qu’il ne l’avait jamais été quand, de leurcôté, Jet, Steve et Patsi se dirent qu’aprèsquatorze ans passés à vivre « tout ça » en-semble, l’étonnement était encore possible.Kyle pensa que c’était son plus beau concert.Il brisa deux guitares et déchira ses genouxen se jetant à terre. Il ressentit une telle forcequ’il lui sembla toucher l’éternité. Il ne fitpas attention aux trois ou quatre trous demémoire qui n’échappèrent pas à Patsi. Elle

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lui glissa en douce un anxieux « ça va ? » Ilassura que oui. Elle le suivit des yeux un peuplus que de coutume et Steve fit exactementde même.

La dernière chanson se termina commeun feu d’artifice. Ils étirèrent leurs solos aumaximum. Kyle eut le sentiment des’envoler, le public avec. Alors, il s’approchade l’extrême bord de la scène et, non, aucunefille n’avait les cheveux suffisamment blonds.À bout de souffle, il pressa ses cordes pour ladernière note quand ses jambes s’éva-porèrent. Il eut la très nette conscience des’effondrer de la scène dans un silencestrident. Il perçut absolument tout. Le choc,son immobilité, le mouvement de la salle, Jetqui sauta vers lui et le sourire terrifié dePatsi.

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Et puis il y eut des cris... Des sirènes...

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Je suis tombé de scène. Je suis sorti dema vie.

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Chaque fois qu’il le pouvait et contraire-ment à ce qu’il faisait « en liberté », Jacklisait et relisait tous les journaux et tous lesmagazines à la bibliothèque de la prison. Àceux qui se foutaient de sa gueule, il racon-tait qu’il aimait se tenir au courant des « af-faires ». Alors qu’en réalité, il guettait unephoto dans un magazine people. Depuis quela Salope avait mis les voiles, tous les jours ilse préparait à découvrir un cliché de la Garceen balade au bord de la Tamise avec sonnouvel amoureux qui tiendrait mes mômesdans ses bras.

Aujourd’hui, Jack découvrit une grandephoto de l’Enfoiré sur une civière. Il fut sim-ultanément envahi par la vague de chaleurqui accompagne toujours une bonne

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nouvelle et la suée qui certifie la mauvaise. Ilvit Coryn, ma Coryn, lui tenir la mainpendant que mes enfants lui dessinent descœurs et des hirondelles.

Je vais le tuer. Je vais la tuer.

Brannigan passa des jours à réfléchir etsuivit le rétablissement du Connard-épuisépar articles interposés. Il lut que Patsisouhaitait à son ex tout le bonheur possibledans les bras « d’une fille bien plus gentilleque moi ». Jack s’épongea le front et contrôlasa respiration. Il demanda à son avocat s’ilétait possible d’engager un détective. Le typese montra très onéreux et relativement ef-ficace. Il retrouva rapidement la trace de lavoiture que Coryn avait abandonnée, avec

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quelques sacs, dans le dernier sous-sol d’unparking de casino de Vegas puis découvritqu’elle avait acheté des billets pour elle et sesmômes à destination de Londres où, là, leschoses se compliquaient. Jack demanda siune prime au détective suffirait. L’avocatsecoua la tête. Restait le recours aux autor-ités anglaises et la bonne vieille presse.

Des jours durant, Brannigan avait lu tousles journaux, prié et souhaité la mort del’Enfoiré.

Un jour ou l’autre, le vent tourne.

Cependant, le prisonnier oubliait que lamétéo est avant tout imprévisible,

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capricieuse et déroutante. Donc, après toutesces émotions et toutes ces vagues de chaleur,un après-midi, il reçut la visite de son avocatchéri ainsi qu’une douche froide. Pour ne pasdire écossaise.

— Les autorités anglaises viennent dem’informer que votre femme a acheté nonseulement des billets pour Londres mais aus-si une correspondance pour Glasgow pour lelendemain de son arrivée, avec bien sûr uneautre compagnie.

Il marqua un temps que Jack détesta.

— Est-ce que vous allez m’apprendrequ’ils n’ont jamais posé le pied dans leur des-tination finale ? demanda-t-il ironiquement.

— Effectivement, ils n’ont jamais embar-qué pour l’Écosse puisque, comme vous le

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dites, ils n’ont jamais posé le pied enAngleterre.

— Ce qui implique ?

— Ce qui implique, Jack, que d’une man-ière ou d’une autre, votre ex-femme et vosenfants se sont évanouis à l’aéroport. Ou lo-giquement qu’ils en sont partis après avoirenregistré.

— Comment explique-t-on qu’on ne sachetout ça que maintenant ? lança le prisonnieravec une froideur et un regard extrêmementmal dominés.

— Monsieur Brannigan ! coupa son avocaten tordant sa bouche. Dois-je vous rappelerque votre femme n’est pas la personne quiest en prison ?

— Je vous prie de m’excuser, maître.

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— Il me faut faire des pieds et des mainspour obtenir des informations sur une per-sonne libre qui, de plus, n’est pasaméricaine.

— Pensez-vous que Coryn soit restée auxÉtats-Unis ?

— C’est une éventualité. Vous comprenez,Jack, qu’il est trop tard pour modifier votredemande de transfert en Angleterre.

— Bien sûr. Bien sûr...

— On peut espérer — et je le crois — quevotre peine sera écourtée dans votre pays etque...

Oh ! Jack se fichait bien de la suite du bla-bla de son avocat et se focalisa sur la suite deses propres idées. L’Enfoiré est introuvablepour la presse. Coryn n’est pas partie. Il y

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vit une confirmation de ce qu’il supposait.Pourquoi irait-il, lui, en Angleterre ?

Le soir même, le détenu Brannigan montasur sa couche. Klaus reprit la suite du récitde ses aventures officielles — et officieuses —quand une araignée écervelée s’aventura surle montant du lit. Jack observa l’insecte, puisl’écrasa avec jubilation quand il arriva à saportée. Une de ses longues pattes s’agita con-vulsivement pendant quelques secondes.Alors il fit ce que son voisin lui avait ensei-gné. D’un geste sec, il abrégea ses souf-frances inutiles et barra mentalement unjour sur le calendrier qui menait à sa liberté.

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— Bonjour, Kyle.

— Bonjour, docteur.

Le jeune homme se tenait près de lafenêtre quand il avait entendu frapper. Lemédecin se glissa dans la chambre, visible-ment embarrassé. C’était perceptible à deskilomètres. Il s’assit sur le lit pour se donnerune contenance et prit deux ou troissecondes avant de le regarder dans les yeux.

— J’imagine que les nouvelles ne sont pasbonnes.

— Je suis extrêmement désolé, Kyle.

— C’est donc... pire.

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— J’en ai peur.

Le musicien resta debout près de lafenêtre mais se détourna pour regarder àl’extérieur. Le ciel était gris depuis des jours,le vent semblait incapable de balayer tous lesnuages et ce printemps à San Franciscopeinait autant que l’année passée pours’imposer.

— Que disent les gens, dans ces cas-là ?

— Rien, la plupart du temps.

— Parce qu’ils pressentent la sanction ouparce qu’ils n’imaginent pas que ça peut leurarriver ?

— Je n’ai jamais eu le courage de le leurdemander.

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— Maman ! Maman ! cria Malcolm,totalement affolé.

Il était planté au beau milieu de l’allée dela supérette, devant le stand des journaux, etpointait son index tremblant. Coryn s’ap-procha le cœur battant et lut : « KYLE MACLOGAN EST TOMBÉ DE SCÈNE ».

Elle s’empara du magazine et lut l’articlede Newsweek. Il relatait l’ultime concert auMadison Square Garden et n’expliquait riende plus que la photo en couverture. On voy-ait le musicien accroché à sa guitare commesi l’épuisement l’avait totalement vidé, et surla photo incrustée en bas, une civière quis’engouffrait dans une ambulance. Corynchercha frénétiquement la date et découvrit

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que l’édition datait de... la fin avril ! Elle levales yeux et vit sur le stand une douzaine deNewsweek et de Time avec des couverturesdifférentes. Malcolm lui tira la manche.

— Appelle Jane.

— Non.

— Maman ! C’est Kyle !

— Malcolm, expliqua-t-elle en s’agenouil-lant. Tu sais très bien qu’on ne peut riendire.

— Tu es méchante.

Coryn serra son fils contre elle.

— Poukoi y pleure Macom ? demandaDaisy, qui avait réussi à tirer la poussetteavec Christa.

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Quand Coryn passa à la caisse, la pat-ronne s’empara du magazine et regarda lajeune femme dans les yeux.

— Oui ? demanda-t-elle, inquiète.

— Il est vieux.

— Je le prends quand même.

— Alors il est gratuit.

— Merci.

— Vous voulez les autres magazinesaméricains aussi ?

— Vous ne les vendez pas ?

— Pas tous... La preuve, ils restent surmes étagères et prennent la poussière.

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Coryn remercia Maria Montero et sortitavec ses enfants sur le parking, regagnantleur petite maison quatre rues plus haut.Malcolm alluma la télé dès qu’il entra et s’as-sit sur le bout du canapé. La jeune femmemit ses courses dans le réfrigérateur. Elleavait l’esprit ailleurs, elle ne savait plus l’or-dre des choses, ce qu’il fallait faire, ce qu’ellepouvait faire pour ne pas se mettre endanger. Elle gagnait du temps et en perdait.Elle se demanda ce que son fils pouvait com-prendre avec le peu d’espagnol qu’elle luiavait appris et pourquoi elle se préoccupaitde ça. Puis elle relut l’article consciencieuse-ment. Passa en revue les autres magazinesainsi que celui dans lequel elle avait trouvéun petit encart qui précisait que le chanteurdes F... se reposait après une tournée harass-ante. Il remerciait ses fans de leur soutien.

Ses mains tremblaient. Malcolm restait leregard fixé sur l’écran et déroulait les

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chaînes. Elle prit place à ses côtés et lui de-manda s’il avait de la monnaie. Il fonça dansla chambre, sortit toutes ses pièces d’une en-veloppe et revint les mains pleines.

— Tu restes là. Tu surveilles tes sœurs.

Elle courut jusqu’à la cabine et composa lenuméro que Kyle avait écrit sous le texte dela chanson. Une voix saccadée annonça quele téléphone était saturé. Sans plus réfléchir,elle appela La Maison. Une personne qu’ellene reconnut pas décrocha et Coryn demandaaussitôt des nouvelles de Kyle. La jeunefemme au bout du fil eut une seconde d’hés-itation, puis dit que le musicien se reposaitencore.

— Vous voulez que je transmette unmessage ?

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— Je souhaite qu’il se porte bien.

— C’est noté. Et vous êtes ?

— Je...

Elle raccrocha. Oh ! Comme elle auraitvoulu être « ailleurs ». Et tout recommencer.Que Kyle la tienne encore dans ses bras...

J’aurais dû rester à New York.

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En peu de temps, le musicien apprit qu’ilsouffrait d’une forme de leucémie extrêm-ement rare. Très peu de cas avaient été re-censés de par le monde et, donc, très peu detraitements avaient prouvé leur efficacité. Ouplutôt, ils avaient tous démontré leur inef-ficacité et les malades avaient succombé enquelques mois. Kyle demanda une date. Lemédecin répondit « peut-être un an » d’unevoix trop hésitante. Kyle reposa sa question.

— Probablement six mois.

— Nous sommes le 25 mai.

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Le jeune homme accepta sans broncherles médicaments que son médecin imposa.Ça faisait plaisir à Jane et à Patsi. Lui... Com-ment dire les choses ? Lui n’était pas si sur-pris de ce qui lui arrivait. Il n’avait jamaispensé sérieusement que ce genre de sanctionpouvait le rayer de la carte démographiqueterrestre, il ne s’était jamais senti malade,mais il accueillit le verdict sans étonnement.Il le rangea dans la case « trucs à subir »pour ne pas être écrasé et pensa qu’il n’auraitjamais le temps de finir le tiers des chosesqu’il aurait pu encore faire. Et maintenant, jene reverrai jamais Coryn.

— C’est nouveau, ça ? demanda Patsi enfeuilletant le calendrier triangulaire quitrônait depuis deux jours sur la table dechevet de Kyle. Mais... il n’y a pas d’année.

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En novembre, il y a deux jours, et cinquanteen juillet ?

— C’est un cadeau de Jet. Il dit que c’estun truc pour rêver en priant le dieu desplages. Pas pour compter les jours jusqu’àma mort.

— C’est malin.

— C’est la vérité, Patsi.

Elle fit semblant de ne rien entendre etcontinua de regarder les douze photograph-ies en disant qu’il devrait surtout s’imagineren train de bronzer couché sur le sable dechacun de ces merveilleux endroits.

— Je crois bien que je n’en aurai pas letemps.

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— Alors pourquoi ne pas essayer les nou-veaux traitements de ton toubib ? répondit-elle en reposant le calendrier avec soin.

— Ouais. Pourquoi pas...

— Putain, Kyle ! On dirait que t’as enviede crever ! Bats-toi ! Dis que tu n’es pas d’ac-cord. Que tu ne veux pas ! Que c’est pasl’heure !

— Patsi. Je me bats. Qu’est-ce que tucrois ? dit-il en plongeant ses yeux dans lessiens. Je lutte chaque minute pour ne pasvoir où... où tout ça mène... Je suis auxpremières loges.

Elle l’enlaça.

— Parfois, je me demande si tu n’as pasvoulu tout ça. Si tu n’as pas cessé de vouloirvivre.

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Il ne bougea pas. Elle sentait que soncœur battait plus vite qu’en temps normal.Elle songea à ce sang malade qui allait le dé-molir. Puis au reste. Forcément. Elle dit ques’ils s’étaient forcés à réussir leur vieensemble, peut-être qu’il n’en serait pas là...

— ... et je ne sais toujours pas pourquoij’ai cessé de t’aimer et pourquoi toi... ?

Elle quitta ses bras et s’assit sur le lit. Ellele dévisagea une longue minute, fut terrifiéede voir son teint pâle, mais elle dit, calm-ement, qu’elle était en colère.

— Je voudrais trouver le responsable et luien mettre plein la gueule et je ne peux m’em-pêcher de penser que si elle n’avait pas dis-paru et que si elle ne t’avait pas laissé commeun con sans nouvelles...

— Coryn n’y est pour rien.

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Patsi se baissa pour ramasser son sac enpestant contre son énorme ventre. Et leskilos qu’elle avait peur de ne jamais pouvoirperdre.

— Comment il va ?

— Qui ?

— Ton bébé.

— Oh ! Super bien si je tiens compte descoups de pied et des coups de poing. Si c’estun garçon, je te jure qu’il va m’entendrequand il sortira, et si c’est une fille...

Elle s’interrompit.

— Si c’est une fille ? reprit Kyle.

— Je lui dirai qu’elle tient de sa mère !

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Kyle sourit et Patsi lui balança un oreilleren annonçant qu’elle ne pourrait pas reveniravant le surlendemain. Elle s’approcha pourl’embrasser.

— Jet m’a dit qu’il passerait et Steve...

— Je vais accepter ces nouveaux... coupaKyle.

— Merci.

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Le traitement commença un mardi etd’emblée Kyle ne le supporta pas. Il fallutmodifier les doses, le réhydrater par intra-veineuse parce qu’il vomissait tout ce qu’ilavalait. Il subit toutes sortes d’injections quile firent sombrer dans une espèce d’état co-mateux. Au bout de quelques jours, il n’eutplus du tout la force de se lever pour voir àquel point les feuilles étaient vertes. Pour-tant, sa conscience ne fut aucunementaltérée.

Kyle ne pouvait oublier que ça faisait déjàun an et bientôt trois mois qu’il avait renver-sé Malcolm et que Coryn était tombée à gen-oux à côté de lui. Il revoyait le mouvement de

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ses cheveux. Et tout le reste... Le rose de sesjoues comme celui des murs du bureau où ilavait tenu Daisy dans ses bras. Mais le centreoù il était soigné en toute discrétion n’avaitpas de murs roses ou bleus. Cet établisse-ment était spécialisé dans une tout autre mé-decine et avait l’avantage d’être à San Fran-cisco. Le musicien avait besoin de Jane, dePatsi et de tous les autres. Tous se relayaientà son chevet. Tous prétendaient que SanFrancisco était la plus belle ville du monde.

— Et on sait de quoi on parle ! dit Jet.

— Tu l’as dit ! ajouta Steve.

Aucun de ses visiteurs n’évoqua jamais lesdifficultés traversées pour le protéger detoutes les curiosités malsaines.

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Devant lui, ses amis ne parlaient que deleurs projets. Kyle les écoutait. Faisait semb-lant de les croire. En de rares occasions, il lesavait crus quand ils s’étaient montrés par-ticulièrement convaincants. Il y eut même unmatin de très bonne heure où il s’était « vu »de façon furtive dans le studio de Londres, saguitare à la main. Il avait entendu sa proprevoix chanter « Sometimes »...

Mais aujourd’hui, au fond de son lit, Kyledut se concentrer pour entendre clairementcelle de Coryn et retrouver le goût de la to-mate sur ses lèvres. Et s’il n’y avait rien demeilleur ?

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Il y eut des jours où l’épuisement em-pêcha le musicien d’entreprendre cet exer-cice de mémoire. Des jours où il ne voyaitplus rien d’autre que le carré de la fenêtrepassant du noir au bleu plus ou moins fade,et de nouveau au plus profond des noirs. Delongs jours où la voix de Coryn demeuraitlointaine et où il était atrocement terrifié.D’abominables jours où il se réveillait ensueur et d’autres qu’il croyait être le dernier.

Il y eut tant de jours où Kyle était seul aufond de son lit... Sans musique. Sans notes.Sans images. Seul.

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Et, il y eut ce jour où il ne dormit pas uneseconde et qui lui certifia que la fin étaitproche. Il serait écrasé et exterminé commeune vulgaire bestiole dont on veut se débar-rasser. Ce fut un jour pluvieux et sans findont on ne pouvait distinguer le matin del’après-midi. Un de ces jours de grève dutemps qui donneraient envie de chialer àtous les clowns de la terre et où l’on oubliejusqu’à l’existence du soleil.

Qui... sans raison aucune, dissipa lesnuages comme s’il leur avait collé une baffepour les envoyer voir ailleurs. L’astre dépliases longs rayons le plus loin possible et en-core un peu plus... jusqu’à San Franciscodont il traversa toutes les rues et toutes lesmaisons pour tomber dans la chambre deKyle.

Il aurait pu décider de se reposer sur l’or-eiller, mais il dessina sur le mur des ombres

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et des formes que le jeune homme trouvaminables.

Le soleil ne se démonta pas et poursuivitsa course. Le musicien suivit des yeux sesétirements sur la chaise dont il fit briller leschromes au point de l’éblouir... sur lapoussière de la télé que le malade regardaitparfois sans mettre le son... et le vit se posersur le calendrier triangulaire de Jet.

Quand le batteur le lui avait offert, Kylel’avait remercié sans regarder une seule desphotos et sans jamais prier qui que ce soit. Ilse doutait qu’elles devaient être merveil-leuses car chacun de ses visiteurs s’était ex-tasié devant. Il avait menti en disant qu’ellesreflétaient le Paradis — enfin terrestre. Par-fois il avait eu le sentiment qu’elles le

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narguaient, mais il était bien trop faible pourtendre le bras et jeter ce truc aux chiottes.

Alors, quand ce jour-là, le soleil se posadessus avec une insistance insolente, Kyleréalisa que cela faisait trop de temps qu’ilétait enfermé dans cette chambre à attendrepiqûres, transfusions, cachets, sans oublierles visites de Jane, Steve, Jet et Patsi. Et detous les autres... Il avait tout subi sans bron-cher et avait regardé les infirmières tournerles pages de ce maudit objet avec une gênepolie. Il sentit une colère sourde monter enlui et se redressa péniblement, poussé parl’idée qu’il ne supporterait plus rien de toutça. Le chagrin des autres et les médicaments.Sa rage d’être condamné, fusillé en plein volet... le manque de Coryn.

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Oh ! Kyle détesta Jet de lui avoir donnécette saloperie de calendrier triste à mourir.Il étendit la main pour s’en emparer et le bal-ancer contre le mur à défaut de l’envoyer ail-leurs. Cependant, au moment où ses doigtsl’agrippèrent, il aperçut une toute petitearaignée se réchauffant au soleil et sepavanant au milieu du sable blanc. Allez sa-voir pourquoi, le

musicien arrêta son geste. Et ses yeux.Qui glissèrent inévitablement sur la légende.Sur le nom du photographe et sur le nom dela plage.

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Kyle n’attendrait pas que Patsi accouche.Il avait faim. Il avait envie de sauce tomate etdes lèvres de Coryn. Il quitta son lit à l’in-stant où l’infirmière entrait avec son tradi-tionnel plateau de cachets.

— Oh ! On ne se lève pas sans nous appel-er, jeune homme !

Elle le gronda, mais Kyle lui ordonna derepartir en sens inverse pour aller chercherle médecin.

— Il n’est pas encore arrivé.

— Alors, soyez gentille, appelez-le, qu’ilvienne me voir dès que possible.

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— Mais...

— S’il vous plaît, Maggie, insista-t-il enl’appelant par son prénom.

Elle pencha la tête sur le côté et sortit dela chambre à reculons. Kyle prit une doucheet ne regarda pas la tête qu’il avait dans lemiroir. Il était déjà habillé, avait terminé sonpetit déjeuner et refermait son ordinateurquand le docteur Bristol entra en levant lesmains. Le chanteur leva aussi la sienne.

— Avant que vous ne disiez quoi que cesoit, je m’en vais.

— Mais, Kyle, ce n’est pas raisonnable !Vous êtes trop faible pour...

— Pour quoi ? Vous trouvez plus raison-nable de souffrir d’une leucémie que per-sonne ne sait soigner ?

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— Je vous en prie...

— Je n’ai répondu positivement à aucunde vos traitements de dernier recours.

— On peut essayer de doubler les doses.De passer aux rayons.

— Vous avez assez répété que les rayonsétaient inutiles dans mon cas.

— Pourquoi ne pas tenter ?

— Je pars pendant que je peux encoremarcher et avant que je perde mes cheveux.Et que vous me liquidiez avec vostraitements.

— Kyle, dans l’état où vous êtes...

Le docteur Bristol se censura lui-même.

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— Je ne veux pas crever ici. Aidez-moiautrement. S’il vous plaît.

Oui, le musicien partit. Laissant les ca-deaux qu’il avait reçus de ses fans, maisprenant tout ce que le médecin put luifournir pour tenir. Il monta dans un taxi etfila chez Jane. Les nouvelles avaient fusé à lavitesse de la lumière car Patsi s’y trouvaitdéjà et ce fut elle qui ouvrit la porte.

— C’est quoi cette décision de merde ?

— C’est ma décision. Tu as assez gueuléque je ne faisais rien. Maintenant je sais ceque j’ai à faire.

Kyle sentit ses jambes trembler et lesmaudit.

— Va me préparer un café.

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— Pas la peine, je l’apporte, dit Jane.

Ils s’assirent tous les trois dans la cuisineet il expliqua qu’il partait retrouver Coryn.Tout comme Jack, il était au courant de safuite et de sa non-arrivée en Angleterre. Toutcomme Jack, il voulait la revoir. Mais à ladifférence du Salaud, il avait une idée del’endroit où elle pouvait se trouver. Il ne ditrien de plus à Jane ou à Patsi. Il annonçaqu’il voulait du champagne. Personne ne luirefusa quoi que ce soit. Kyle avait choisi etexigea de ne pas être entravé. De toute façon,il était trop tard pour se montrerraisonnable.

— Je suis juste désolé de ne pas être iciquand tu accoucheras.

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— Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Tun’es pas le père.

Jane et Patsi échangèrent un regard tropappuyé pour que le musicien ne le voie pas.

— Il est là ?

Elle posa ses mains sur le T-shirt orangefluo où les lettres « I LOVE PATSI » men-açaient d’exploser.

— Il est chez mes parents.

— Ben putain ! Quel exploit !

— Inattendu. Inespéré. Incontournable.Aussi impossible que le fait que je soisenceinte.

Elle aurait aimé dire : « Une preuve quel’Implacable n’a pas toujours raison. » Mais

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comment prononcer des mots pareils sanss’effondrer ?

— Il devient polygame ?

— C’est bon, Kyle ! Je vois que tu es enforme.

Alors il se tourna vers Jane qui dit :

— I love Patsi !

— Re-champagne ! conclut Kyle.

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Le champagne fut un somnifère amical.Patsi était rentrée chez ses parents. Re-joindre son man que les autres appelaient X.Jane dormait probablement et le musicien seleva malgré les trois heures quarante-huit dumatin. Il se sentait plutôt bien. Enfin plutôtpas-trop-mal en comparaison avec les jourset semaines précédents. Et, miracle, il n’avaitpas mal à la tête. Il s’enferma dans le bureaude sa sœur tout doucement. Ses guitaresavaient été rapatriées. Il se demanda un in-stant où était son piano de scène. Steve n’enavait rien dit. Ou alors, il avait oublié. Maisce n’était pas ça qui le préoccupait ce matin,et quand la page d’accueil de Googles’afficha, il entra le nom de la plage au sablesi blanc qu’hier il avait stoppé la course de la

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petite araignée noiraude. Il appuya success-ivement sur les touches Z-I-H-U-A-T-A-N-E-J-O. Et relut avec le plus grand plaisir cequ’il avait appris la veille.

Deux légendes expliquaient le nom decette ville. De même que la veille, il choisit laseconde comme celle à laquelle il décida decroire. En indien, on l’appelait Cihuatlan,« la terre des femmes ». Comment n’y ai-jepas pensé plus tôt ? Il ouvrit tous les tiroirsdu bureau de Jane, tous ceux de ses armoiresbourrées de dossiers et faillit aller la réveillerquand enfin il tomba sur celui qu’il chercha-it. Sa sœur faisait relever par date tous lesnuméros non répertoriés qui appelaient LaMaison. « On ne sait jamais, disait-elle. Unjour, on peut en avoir besoin. »

Kyle remonta les listes une à une et con-stata qu’il n’y avait qu’un seul indicatif del’étranger. Écrit noir sur blanc. Il l’identifia

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aussitôt et remercia son métier de l’avoir faitvoyager. C’était celui du Mexique. Forcé-ment. Il attrapa son portable et composa lenuméro. Vingt sonneries retentirent dans levide. Ce devait être une cabine téléphonique.Il appela American Airlines. Un vol partaitdans quelques heures. Quand Jane se ré-veillerait, elle trouverait sous son bol unmot : « I love you. »

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Le musicien rassembla des vêtements,récupéra son passeport, choisit une guitareet quitta La Maison. Il salua Dick à l’entrée, àqui il fit jurer le silence. Si la médecine avaitraison, il lui restait quatre-vingt-dix jourspour retrouver Coryn et Kyle eut peur que cene soit pas suffisant. Pourtant, à aucun mo-ment il n’envisagea qu’il pourrait succomberavant. Il avait repris espoir et l’Espoir lui in-suffla, ce matin-là, la force vive qui lui avaitcruellement manqué pendant des mois.

Il sortit quand le taxi s’arrêta devant LaMaison. Pour la première fois, personne n’endescendait pour se sauver d’une fin certainealors que lui y montait pour fuir la mort.

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Il baissa sa vitre et respira l’air de la ville.Malgré les effluves de la circulation matinaledéjà dense, le musicien voulait sentir l’odeurâcre du Pacifique.

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Pour la deuxième fois de leur vie, deuxhommes — qui aimaient la même femme —allaient se recroiser dans un aéroport. Carl’avocat de Jack avait finalement reçu lesconsignes pour le transfert et s’était précipitéquelques jours plus tôt à la prison au volantde sa belle voiture noire pour annoncer lanouvelle à son client. Brannigan le remerciaet fit ses adieux à Klaus, qui promit de sefaire la belle dès qu’il en aurait l’occasion.Des centaines de putes m’attendent, monpote.

Jack avait préparé son sac à l’avance. Luiaussi avait un avion à prendre vers uneprochaine liberté et il aimait la ponctualité

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comme une gourmandise. Si bien que lor-squ’on lui présenta le flic enrobé qui allait luiservir d’accompagnateur, il y vit un excellentsigne. Il monta dans le taxi policier et ne de-manda pas à baisser la vitre car il se foutaitde l’odeur de l’océan comme de celle des petsde Klaus. Il fit ses comptes. Moins un... Ré-sultat : aujourd’hui.

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Jack descendit menotté et escorté par lesergent Malone, boudiné dans son costumebon marché.

Les deux hommes furent les premiers pas-sagers à embarquer à bord de l’avion pourLondres. Jack prétexta une envie ultra press-ante. L’officier sonda Brannigan puisdétacha ses menottes devant la porte destoilettes.

— Inutile de te faire des idées. Je restedevant avec mon flingue et je te précise quej’ai toujours été premier au tir.

Jack se dit « merde » en poussant laporte. Il s’assit sur la cuvette fermée et

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attendit qu’une bonne idée jaillisse. Merde !Merde ! Merde !

Le flic tambourina et le prisonnier hurlaqu’il avait encore besoin de temps.

— Je te donne deux secondes, Bran...

Le reste de la phrase fut inaudible. Si Jackétait sorti à l’instant même, s’il s’était de-mandé pourquoi il n’avait pas entendu la finde la phrase, si le café de la prison avait étéun peu plus chargé en caféine, il n’aurait pasperdu un temps précieux. Tant de nuits àprier pour rien. À concocter des plans pourrien. Une évasion... c’est toujours un rêve.Oh ! Il avait tant espéré pouvoir se tailler duvéhicule, ou encore à son arrivée dans l’aéro-port, ou bien en montant à bord. Mais il étaitbien obligé de le constater, les occasions nes’étaient pas présentées. Il avait été menottéau gros sac. Jack se résolut à appuyer sur la

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chasse d’eau une première fois. Puis uneseconde. Il avait du mal à évacuer toute lamerde qui le rongeait.

Quand enfin il se décida à sortir, dans unpremier temps, il ne vit pas Malone. Celui-ciétait agenouillé dans le couloir à quatremètres de là en train d’aider une vieille damemaladroite qui avait renversé le contenu deson sac à main. Miraculeusement, le flic luitournait le dos. Jack regarda la porte de l’avi-on et n’y vit personne. Personne. Elle étaitouverte. Elle lui tendait les bras et lui disaitson amour. C’est maintenant ou jamais.

Sans aucune hésitation, il quitta l’avion ensouriant. Il descendit le couloir en sens in-verse à grands pas. Jack portait son costumeGucci et une cravate classique. Il accéléraquand des hurlements retentirent. Le

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policier venait de saisir qu’il avait été bernéet Jack piqua le sprint de sa vie. Il éjecta tousles imbéciles qui lui barraient le chemin encriant que l’homme derrière lui avait unearme. Personne ne fit un geste pour l’inter-cepter. Il sauta, il poussa, il franchit lesobstacles. Des femmes hurlèrent. Il slalomavers les portes. Encore quelques mètres etune nouvelle vie serait à sa portée. Pas unefois il ne se retourna pour voir la progressiondu flic.

— Encore un seul pas, Brannigan, et jetire !

Jack s’immobilisa et mit les mains au-des-sus de sa tête. Il avait largement présumé dela lenteur de ce policier enrobé beaucoupmoins jeune que lui.

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— À genoux ! Si jamais tu bouges un poilde cul, je te jure que je tire.

Le sergent Malone, à bout de souffle, s’ap-procha. Jack lui balança un coup de pieddans l’entrejambe. Le policier s’écroulacomme un pantin et un coup de feu partit.Sans atteindre Brannigan qui avait repris lafuite. Il fonça entre les spectateurs qui de-meuraient cloués sur place. Et... sainte Coïn-cidence pesta contre ce goujat qui avait l’in-délicatesse de ne pas la remercier.

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En arrivant devant le terminal, le taxi deKyle fut ralenti par une cohorte de flics. Ilentraperçut une civière entrant dans uneambulance. D’ordinaire, lui qui s’intéressaità tout aurait posé des questions pour savoirce qui s’était produit. Mais ce matin-là, lemusicien n’avait pas de temps à perdre. Il seconcentra sur son vol et son passeport. Ilpassa toutes les formalités sans se retourneret s’installa dans son siège avec soulagement.

Cinq heures de sommeil intense plus tard,il attrapa sa correspondance pour Zi-huatanejo. Son périple l’occupait tout entier.Il organisait les recherches et savait déjà paroù commencer. D’abord il louerait une

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voiture et se ferait conseiller un hôtel enbord de plage. La plus jolie. La plus petite.Peut-être celle où Coryn emmenait ses en-fants. Avec un peu de chance, elle tourneraitla tête et se jetterait dans ses bras en l’aper-cevant. Je n’ai pas une seconde à perdre.

Il était déjà dix-sept heures cinquante-sept quand il posa sa guitare et son sac.Toutes les administrations étaient fermées.Kyle demanda un plan de la ville à la récep-tion de l’hôtel puis partit s’installer sur la ter-rasse d’un restaurant de la plage. Il com-manda une bière, du poisson et des légumesgrillés. Et des tomates.

La serveuse attendit qu’il range ses docu-ments pour déposer son plat et, de nouveau,

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il ressentit la sensation de faim. La vie seremettait-elle à courir dans ses veines ?Toute la journée, il s’était demandé s’il ima-ginait se sentir mieux ou bien si c’était unfait. Est-ce que je vais me torturer avec cegenre de connerie ?

À peine eut-il avalé sa dernière bouchéequ’il redéplia le plan et entoura toutes lesécoles. Environ soixante-quatre mille habit-ants. Quatorze écoles pouvant accueillir Mal-colm, réparties dans toute la ville. Il envis-agea un instant d’étendre ses recherches àtoute l’agglomération, mais son intuition luisouffla qu’il perdrait un temps précieux. Nepouvant les surveiller qu’une à une — ensupposant que Coryn dépose Malcolm lematin et revienne le chercher dans l’après-midi — , cela impliquait quatorze jours derecherches, vingt-huit chances de la ret-rouver entrecoupées par des week-ends. Parmiracle, la rentrée scolaire venait de se faire.

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Par chance, les enfants ne seraient pas mal-ades. Par chance, Coryn est à Zihuatanejo.

Demain, Kyle se posterait devant lapremière école de sa liste dès l’ouverture,resterait en place jusqu’à l’entrée du dernierretardataire, montrerait la photo de la jeunefemme aux parents puis dans les restaurantsdu quartier. Sachant qu’elle pouvait ne pluss’appeler Coryn. Ni les enfants Malcolm,Daisy et Christa... Peut-être s’était-elle teintles cheveux ? Non. Il faut que j’aie de lachance. J’en ai besoin maintenant.

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Les premières journées de recherchess’envolèrent. Entrecoupées des deuxpremiers week-ends qui furent dissous en unrien de temps. Puis une autre semaines’écoula exactement selon les plans de Kyle.Il ne désespéra jamais, n’écouta pas sespeurs et montra la photo de Coryn autant defois qu’il le put. Celle où elle regardait ses en-fants jouer. Pas une de celles où Jack luiavait démoli le visage... Les gens se mon-traient gentils et courtois, mais personne neput l’aider et personne ne lui donna lemoindre indice. Kyle parvenait toujours à sefaire comprendre avec son espagnol dedébrouille. D’ailleurs, tous sentirent qu’ilrecherchait la femme qu’il aimait et uneseule lui demanda s’il n’était pas « le » Kyle

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Mac Logan. Un jeune d’une vingtaine d’an-nées. Le chanteur répondit trop vite :

— Heureusement pour moi, non.

Il sentit son regard s’attarder sur sesépaules quand il tourna les talons pour re-monter la rue.

Durant la journée, le musicien sillonnaitla ville. Il connaissait maintenant toutes lesrues principales et toutes les plages luiétaient familières. De temps à autre, il s’as-seyait sur l’une d’elles. Observait les genspendant des heures. Il avait déjà repéré deshabitués. Ils se posaient toujours à la mêmeplace et il constata qu’il faisait de même.Peut-être avons-nous tous un instinct depossession si développé qu’il nous pousse àcroire que l’endroit-d’une-fois nous

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appartient à jamais ? Ou bien parce quec’est rassurant... À moins que ce ne soit unevieille habitude du temps où nous étions enclasse ? Ou alors, c’est à cause desphéromones...

Oui, Kyle laissait son esprit divaguer...Tout était bon pour éviter de penser à laChose qui rongeait son sang puisqu’il n’avaitaucune envie de jouer ni d’écouter de mu-sique. Sa guitare dormait contre le murtoutes les nuits. Elle non plus n’avait pas en-vie d’être détournée de ses pensées. La prior-ité actuelle était « ailleurs » et le temps défil-ait si vite.

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Quatre-vingt-six. Quatre-vingt-deux.Soixante-dix-neuf. Soixante-treize... Et tou-jours rien.

Kyle vécut deux journées d’extrême fa-tigue qui lui rappelèrent qu’il était malade.En phase terminale. Il fut contraint de s’al-longer tout un après-midi et n’eut pas laforce de se lever dans la soirée. Par chance,la chaleur l’anesthésia profondément sans luiapporter de cauchemars inquiétants. Il se ré-veilla le lendemain à quinze heures, tout aus-si épuisé. Ses jambes le torturaient. Pasmaintenant. Je suis si près du but. Pasmaintenant, mon Dieu, s’il vous plaît, sesurprit-il à prier, quand Jane téléphona.

— Comment vas-tu ?

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— Bien, mentit-il.

— Le climat de ta villégiature semble teconvenir.

— N’essaie pas de me faire dire où je metrouve, Jane.

— Dan finira bien par trouver.

— Tu lui as demandé ?

— Non, mentit-elle à son tour.

— D’ailleurs, je m’en contrefiche.

— Kyle, si jamais tu sentais...

— S’il te plaît ! Laisse-moi faire ce que j’aià faire.

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Elle laissa échapper un long soupir maisajouta qu’elle ne voudrait pas qu’il soit seulet éloigné d’un hôpital.

— Merci de me le rappeler.

— Oh ! Kyle ! Je...

Elle se reprit. Il avait probablement rais-on. L’avis des médecins était sans équivoque.Que ferait-elle si elle se trouvait dans sasituation ? Perdrait-elle un temps précieux àse révolter ? Qui ne tenterait pas le tout pourle tout pour vivre son dernier amour ? Peut-être le seul à être autant désiré.

— À propos, quand tu retrouveras Coryn,dis-lui que j’ai une nouvelle pour elle.

— Bonne ou mauvaise ?

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— Plutôt bonne.

— Jack est mort ?

— Pas encore.

Kyle se redressa sur un coude. Des milli-ers de récepteurs dans son cerveau s’act-ivèrent, lui insufflant une énergie nouvelle.

— Explication, exigea-t-il.

— Le jour où tu t’es sauvé, Brannigan par-tait pour l’Angleterre. Mais son voyage nes’est pas déroulé comme prévu.

— Ah ! C’était donc ça, le putain de ram-dam à l’aéroport.

— Brannigan a réussi à tromper la surveil-lance du seul flic qui l’escortait et s’est toutsimplement tiré de l’avion avant le décollage.

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— Je t’en prie, dis-moi qu’il a fait le con etque le flic lui a tiré dessus.

— Il a — effectivement — fait le con. Je nesais pas trop comment les choses se sont en-chaînées, mais en tout cas, il a réussi àmettre le flic à terre et s’est barré en courant.Et... devine un peu ?

— Jane ! Épargne-moi.

— Il a été fauché par un taxi qui arrivaiten trombe.

Kyle resta muet, pensant que l’histoire serépétait étrangement. Et qu’à quelquesminutes près, son propre taxi l’aurait renver-sé... Sa sœur conclut :

— Brannigan est dans le coma.

— Comment l’as-tu su ?

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— Son avocat m’a contactée pour que jetransmette la nouvelle à Coryn si jamaisj’avais...

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Qu’est-ce que je pouvais dire ? Quemon frère sait où elle se cache ?

— Je ne le sais pas !

— Kyle, je n’ai rien dit.

— C’est quoi les pronostics ?

— L’avocat ne m’a rien confié. Ce qui neveut pas dire qu’il ne les connaît pas.

— De toute façon, il n’y a pas dix millepossibilités.

— Non, je te l’accorde. 1/ Jack se réveilleet il repart à la case prison version longue. 2/

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Il crève de lui-même et Youpi ! 3/ Dans l’hy-pothèse où il végète et dans l’hypothèse où turetrouves Coryn, elle devra en parler à sesenfants et...

— La presse en parle ? la coupa Kyle.

— Non. Non. Il n’y a eu aucun article.Mais toujours d’après l’avocat de Jack, c’estune éventualité. Il étudie de façon sérieusel’idée de faire paraître une photo de Coryn etdes enfants dans tout le pays.

— Merde.

— Donc, tu es aux States.

— Merde, Jane !

— J’ai déjà contacté maître Seskin,l’avocat de Coryn, pour qu’il voie ce qu’ilpeut faire pour l’en empêcher. Mais peut-être vaudrait-il mieux qu’elle réapparaisse.

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On aura, d’une manière ou d’une autre, be-soin d’elle.

— Coryn ne veut pas que Jack la retrouve.

— Jusqu’à quand pourra-t-elle se cacher ?

Il comprit ce qu’elle insinuait.

— Je sais très bien que je ne suis paséternel, murmura-t-il en pensant qu’il n’étaitmême pas capable de la protéger.

Jane dit qu’elle était infiniment désolée etle musicien resta silencieux.

— À quoi tu penses ?

— À l’hypothèse que tu n’as pas évoquée.

— Laquelle ?

— Je pourrais le buter.

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— Kyle !

— Je répète. Si je dois le faire, je le ferai.Alors prie pour que ce salaud crève de sonplein gré.

— Tu me terrifies !

— Moi aussi.

— Tu ferais vraiment une chose pareille ?

— Non. Car je n’en aurai pas l’occasion.

Elle répondit qu’elle préférait prétendren’avoir rien entendu, tandis que lui pensaavec horreur que, malheureusement, il pour-rait le faire.

— Si tu vois Coryn...

Il soupira.

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— S’il te plaît, Kyle, ménage-toi.

— Pourquoi ?

— Pour vous deux.

Il reçut cette dernière réplique comme lapromesse d’un avenir. Il fut heureux queJane les envisage ensemble. C’était une sortede reconnaissance. Ils étaient déjà un pourquelqu’un et forcément... cela jouerait dansla balance de la Chance quand elle dresseraitses bilans. Sa sœur était le témoin de ce quiles unissait. Il faut toujours un témoin.Comme une preuve. Pour les jours où la peurressemble à un vent de Sibérie qui laisse undésert glacial derrière lui. Un désert qui puela mort.

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Kyle mangea sans faim, puis sortit pren-dre l’air. Il avait l’impression étrange etcauchemardesque que Jack lui était livré surun plateau. Inaccessible et toujours aussidangereux. Avec un peu de chance, il crèveraavant moi. Avec un peu de chance, je lui sur-vivrai et Coryn sera libre. Avec un peu dechance, je pourrai la tenir encore dans mesbras...

Il avait raté deux journées de classe. Semorfondait de n’avoir pu être plus efficace. Ilavait trop forcé, et résultat, tous ses plans enétaient retardés. Il n’osa penser qu’il avaitraté Coryn. Alors, des heures entières, il de-meura assis au bord de la plage près de son

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hôtel. Le soleil de fin d’après-midi déclinaitdoucement. Pendant quelques minutes,l’océan eut un bleu intense, profond et pr-esque éternel. Il fit miroiter les flots ici et là.Une lumière dorée enveloppa les choses etles êtres. L’horizon avait disparu et Kyleresta dans la douce chaleur à écouter les riresdes enfants à qui leurs mères interdirent depiocher à pleines mains dans les paquets dechips. Ils se jetèrent à l’eau ens’éclaboussant. Jamais il n’avait eu leurlégèreté. Jamais il n’aurait d’enfant quijouerait ainsi en riant et qui aurait conjurétout ce malheur. Pourtant, il faut bien que ças’arrête à un moment donné. Ma mort sign-era la fin de cette famille maudite.

Kyle se leva et déambula dans les rues, sefocalisant sur toutes les recherches qu’il avaitdéjà entreprises. Une fois de plus, il composa

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le numéro de téléphone qu’il avait relevéchez Jane. Une fois encore, celui-ci sonnadans le vide.

Ses pas le ramenèrent sur cette plage où ilresta encore assis sur le sable à regarder lesgens. Il n’envia pas leur insouciance. Il lesadmira. La vie semblait les traverser avecune telle facilité...

Il y avait un jeune couple, sur la gauche,qui s’embrassait fougueusement à l’abrid’une barcasse. Plus loin, les deux mères dis-cutaient encore pendant que leurs enfantsconstruisaient des châteaux de sable. Aucuned’elles ne jeta un regard à leurs magnifiquescréations tant elles étaient immergées dansleur bavardage et les gamins en profitèrentpour piquer le paquet de chips. Ils s’en-fuirent en riant. Quelques joggers foulaientla plage seuls ou par deux. Des chiens lessuivirent sur quelques mètres en jappant.

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Et le soleil plongea dans l’océan. La lu-mière se voila. En quelques minutes, la plagese vida comme si on avait tourné la dernièrepage d’un livre et Kyle fut seul. Il faisaitsombre. Plus aucun enfant ne jouait dehors.Plus aucun bavardage féminin ne lui par-venait. Plus de joggers. Plus de chiens à leurstrousses. Plus d’amoureux. Il se coucha sur lesable, écrasé par tout ça. Pour la premièrefois depuis son arrivée au Mexique, il eut ex-trêmement peur.

Il eut le sentiment d’être emporté au plusprofond des océans. Là où la vie n’existaitplus et où, seule, régnait la Mort terrifianteet froide. Elle ouvrait la porte de son antre...Alors il s’accrocha à Jack comme à une bouéequi le fit remonter à la surface.

La haine... Le pouvoir de la haine le saisitet il regagna son hôtel. Il balança ses basketsà l’autre bout de la chambre et se jeta tout

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habillé sur son lit. Jack. Jack. Jack. Jack.Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack.Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack. Jack.Jack. Jack.......

Cet homme le rongeait plus que la chosequi le dévorait. Les jours sont comptés. Nosjours à tous les deux. Il ne faut pas que jeparte le premier.

Kyle se leva et descendit une bière. Ellen’eut aucun effet. Son esprit était bien tropchahuté. Les conséquences... Les peurs...« J’aimerais remonter à l’instant où lesdestins s’entremêlent... » Et si demain, jecrève ? Et si demain, je ne me réveille pas ?

De nouveau, Kyle se leva et alluma sonportable. Il composa le numéro de Chuck

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Gavin, son avocat, sans consulter sa montre.Celui-ci décrocha à la seconde sonnerie.

— Tu es où ?

— Devant la porte du Paradis et j’attendsqu’on m’ouvre.

Chuck laissa échapper un rire.

— Tu as rédigé les papiers que je t’aidemandés ?

— Oui.

— Tout ?

— Oui, Kyle. Tout est réglé. Exactementcomme tu me l’as demandé.

— Je te remercie. Salut.

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Il raccrocha sans laisser l’occasion àChuck de poser d’autres questions. Il con-sulta sa messagerie. Vide. La solitude metient. Il était minuit passé et un autre jourvenait de s’enfuir. Définitivement. Irrémédi-ablement. Moins un.

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Je veux tenir Coryn dans mes bras.

Soixante-septième jour. Quatre heures dumatin sonnèrent à l’église. C’était la premièrefois qu’il entendait les quatre coups depuisqu’il était arrivé au Mexique. Il attendit cinqheures. Six et puis la sonnerie du téléphonede sa chambre. Le concierge était ponctuel.Kyle sursauta en décrochant mais ne put selever sans avoir de vertiges. Il pensa au dîneroublié. Et se recoucha. Cinq minutes... Cinqpetites minutes qui s’étirèrent sur près d’uneheure.

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Quand il ouvrit de nouveau les yeux, ilcomprit aussitôt qu’il serait en retard pour serendre à l’école qu’il avait programmé desurveiller. Je ne peux pas rater une journéede plus. Il jeta un coup d’œil rapide à sonplan et à sa liste. Il n’avait plus le choix. Ilchangea son organisation. Il attrapa unbeignet sur le comptoir et sauta dans sa voit-ure. Il lui fallut exactement douze minutespour s’y rendre. Il était huit heures moinsdeux quand il se gara à une cinquantaine demètres de la grille. Trop de voitures étaientagglutinées à proximité et Kyle pesta de nepas être capable de distinguer l’entrée cor-rectement. La cloche allait retentir d’un in-stant à l’autre. Il se maudit encore plus. Ilaurait dû se réveiller. Il aurait dû suivre sonplan à la lettre et se rendre à l’école qu’ilavait prévu de voir aujourd’hui. J’aurais dû...Il aurait dû être raisonnable et manger cor-rectement. Il aurait dû... Il aurait dû... La vieaurait dû... Quand au loin, tout en haut de la

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rue, une silhouette fine et gracile apparut.Elle avait une queue-de-cheval et portait unerobe blanche. Elle se baissa pour embrasserun petit garçon, replaça la bretelle de son sacà dos et le regarda passer la grille de l’écolesans bouger. Quand l’enfant se retourna, elleenvoya un baiser et Kyle eut les jambessciées.

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C’était elle. C’était Coryn.

Chaque jour, Kyle s’était attendu à la voirapparaître. Chaque jour, il l’avait guettée ense répétant ce qu’il ferait. Les mots qu’il luidirait. Mais ce matin, quand elle s’étaitglissée dans la rue, il avait été totalementsurpris et incrédule devant son rêve devenuréalité. Personne n’est entraîné pour ça. Lespompiers s’entraînent pour combattre le feuet on devrait les imiter pour savoir quoi faireen cas d’embrasement intense du cœur. Kyleeut l’impression que la Chance l’avait guidédirectement sur le chemin de Coryn. Il restacloué dans la voiture à regarder la jeunefemme blonde tourner les talons.

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Elle remonta la rue en marchant très vite.Il savait qu’il n’aurait pas la force de la rat-traper à pied. Il mit le contact et essaya de nepas la perdre des yeux. Des klaxons assour-dissants retentirent quand il coupa la route àplusieurs véhicules en tournant là où Coryns’était précipitée. Il s’en foutait royalement.Il klaxonna à son tour, elle ne se retournapas. Elle marchait si vite, se faufilant entreles gens sur le trottoir. Il fallait qu’il aban-donne sa voiture d’une manière ou d’uneautre. Il se gara en vrac à l’instant où elleouvrait la porte d’une cabine téléphonique àquelques mètres en contrebas. Il la vitdécrocher, glisser des pièces puis composerun numéro à toute allure en consultant samontre. Subitement, elle raccrocha et gardala tête baissée, sa main encore posée sur lecombiné. Kyle ouvrit la portière. Elle leva lesyeux.

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Oui. Coryn courut dans les bras de Kylecomme il l’avait rêvé. Désiré. Espéré. At-tendu. Oui, elle s’y jeta et le serra contre ellepour se persuader que c’était bien lui. Uneréalité dans son présent. Que ce n’était pasencore une de ses visions. Que c’étaient bienles bras du musicien qui la soulevaient. Quesa voix lui disait « je t’aime ». Qu’ils étaienttous les deux sur scène. Que la Chance et lesMiracles existent... Il pensa qu’il lui restaitsoixante-sept jours mais dit :

— Je savais que je te retrouverais.

Hold you in my arms for the rest of time.

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Les draps étaient jetés au bas du lit deCoryn. Leurs vêtements aussi... Le ventil-ateur du plafond ne rafraîchissait en rienl’air de ce matin. Tout ce qu’il arrivait à faire,c’était compliquer la vie d’un frêle petitmoustique qui avait bien du mal à voleter defaçon cohérente dans la chambre.

Il ne se rendait compte de rien. À quoipeuvent bien penser les moustiques ? se de-manda l’araignée qui avait tissé sa toile desheures durant. Si cet imbécile avait ne serait-ce qu’un seul neurone, il aurait arrêté son volstupide. Il se serait posé sur un des murs etaurait regardé combien l’amour embellit lesêtres. Il les aurait enviés. Il aurait prié le dieudes moustiques de le réincarner en humainpour sa prochaine vie. Même une seule

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journée. Même une seule minute. Il aurait euainsi la chance de ressentir ce que c’est des’aimer comme Kyle et Coryn s’aimaient.

Mais ce crétin les ignora tout bonnement.Il voleta dans la pénombre des rideaux tiréset se jeta tel un aveugle dans la toile quel’araignée avait tendue. Elle s’approcha, ter-rifiante, et chatouilla d’une de ses longuespattes le menton du tremblant insecte.

— Qu’as-tu vu de merveilleux aujourd’hui,jeune Moustique ?

— Aujourd’hui ? Rien de plus que lesautres jours, Dame Araignée.

Elle pensa que l’animal ailé était encoreplus crétin qu’elle ne le supposait. Elle eut unsourire de pitié.

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— Sais-tu ce qu’est l’Amour, Moustique ?

— L’Amour ? Euh... non, Dame Araignée.

— Comme c’est dommage ! dit-elle en vi-brant d’un plaisir gourmand.

Elle se pencha sur la pauvre bête qui vit lereflet de sa propre tête dans les yeuxsombres. Elle fut si horrifiée qu’elle aban-donna illico toute idée de combat. L’araignéejoua, tourna autour, fit deux ou trois pas enarrière.

— Moustique, tu as beaucoup de chance.Aujourd’hui je n’ai pas faim car je me suisenivrée d’Amour... Cette chance ne se re-présentera pas. Alors, la prochaine fois quetu entendras des mots d’Amour, que tu ver-ras des caresses d’Amour, tâche de lesécouter et de les regarder pour ne jamais lesoublier.

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Moustique promit mais, à la vérité, necomprit pas grand-chose si ce n’est que lagrosse mocheté n’avait pas faim. Il s’enfuit àtire-d’aile aussi loin qu’il le put alors queDame Araignée se recroquevillait au fond desa toile. Et priait d’être aimée comme Kyleaimait Coryn.

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— Où sont tes filles ?

— À la crèche, dit Coryn en déposant unplateau chargé de tartines au fromage et defruits sur le lit. Je comptais faire les petitesannonces. Mais la directrice est si bavardequ’elle m’a mise en retard...

Coryn murmura que parfois les retardsavaient un sens, puis ajouta en le regardantdroit dans les yeux :

— Quand es-tu sorti de l’hôpital ?

— Tu m’as déjà posé la question, monamour.

— Et tu ne m’as pas répondu, mon amour.

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Kyle avait horreur des mensonges, pour-tant, il ne voulait rien avouer de sa maladie.Tout simplement pour ne pas donner vie,force ou même crédit à cette bête qui necherchait qu’à le détruire.

Il dévora une tranche de melon et unepêche. Coryn évoqua ce qu’elle avait appris.« Tu te ressources et cherches l’inspirationsur une île paradisiaque... »

Kyle l’embrassa et expliqua comment Pat-si avait pris les choses en main quand il avaitété écrasé par une vague de fatigue. Soncorps avait lâché après des mois de tensionet de pression, de voyages, de décalage ho-raire, de valises et d’énergie dépensée à toutdonner à la scène. Oui, il avait fait un séjourà l’hôpital puis en maison de repos. Et enfindans sa chambre « paradisiaque » chez Jane.Seul et sans inspiration.

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— Un jour, ajouta-t-il rapidement, j’ai suoù te trouver.

— Dis-moi que tu vas bien.

— Je me sens mieux, dit-il en l’embrass-ant de nouveau.

Kyle ne mentait pas. D’ailleurs, depuistous ces derniers mois, avait-il éprouvé cettesensation ? Non. Pas une seule fois.

— Mieux ?

— Je vais bien. Je me sens bien. Et tout ceque je veux, c’est être avec toi et te fairel’amour encore et encore.

Il l’enlaça.

— Le manque de toi a été abominable.

Elle rejeta sa mèche.

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— Comment as-tu su où nous trouver ?

— Oh ! Je ne l’ai malheureusement com-pris que récemment. Il s’est trouvé qu’unmatin, j’ai eu la visite d’un rayon de soleilinattendu.

Kyle expliqua comment il s’était posé surle fameux calendrier.

— Ce matin-là, j’ai enfin vu le nom de laplage. « Zihuatanejo ». Un nom pareil nes’oublie pas.

Elle sourit.

— Il m’a fallu exactement vingt-trois jourspour te retrouver. Je sentais que tu étais ici.Tout comme lorsque je t’ai vue à côté de Mal-colm, j’ai senti que tu changerais ma vie.

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Kyle opéra un tri parmi toutes les chosesqu’il avait traversées. Ses doutes, ses peurs,sa séparation d’avec Patsi, la grossesse decelle-ci, son bébé qu’il n’avait pas vu, lesderniers concerts, l’Afrique, son enfance, en-fin les rares bribes qui ne cessaient de lehanter. Et leur rencontre... Noël. Le manqueet l’obsession. Ma peur et mon absence decourage. La Grèce. Les baobabs. New York.

Pas une fois il ne prononça le nom deJack. Coryn le remarqua mais ne dit rien. Iln’avait pas oublié le message de Jane, non.Mais il faisait comme avec sa saloperie decancer, il gagnait du temps. Et cet instant, ceprésent qu’il vivait, qu’il partageait avec elle,était... Kyle n’avait pas de mot pour le quali-fier mais il sut, pour la première fois, quellecouleur donner aux yeux de Coryn. Ilsavaient le bleu de l’océan qu’il regardait laveille, quand le soleil semblait accroché pourtoujours dans le ciel, juste avant que la

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lumière décline et se voile. Ils avaient cetteforce, cette chaleur et cette éternité.

— Quand je suis revenu à San Franciscopour Noël, j’avais prévu de te voir d’unemanière ou d’une autre. Et puis tu étais là, àLa Maison...

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— Je suis redevenue transparente parréflexe. Mais... si j’ai fui, c’est à cause de...

— Jack et moi.

— Toi... dit-elle en passant la main sur sajoue. Toi, parce que tu es ce que tu es. EtJack, parce que, d’une façon ou d’une autre,il cherchera à me retrouver et que, tôt outard, il me tuera. Je le sais.

Sa voix se perdit. Jack l’entraînait de nou-veau avec lui dans un passé qu’elle voulaitrayer de sa vie. Elle avait décroché de la réal-ité et paniquait.

— Coryn, écoute-moi. J’ai...

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— Je ne reviendrai pas, continua-t-ellesans entendre. Je ne me ferai pas piéger. Jene peux me résoudre...

Le musicien attrapa ses mains et ajoutaqu’il avait quelque chose à lui dire. Elle s’as-sit dans la seconde.

— Il s’est évadé, dit-elle en pâlissant.

— Il est à l’hôpital.

Kyle expliqua ce qu’il savait. Il dit qu’il fal-lait espérer que le Connard s’éteigne de lui-même.

— Le temps n’a rien changé. Je n’aiaucune compassion pour lui. Ni le moindredésir de pardon. Chaque jour, je repense à cequ’il a fait de ma vie pendant des années. Àses mains... je n’arrive pas à m’en défaire...

— Je sais, dit-il en la serrant contre lui.

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Oh ! Oui. Tous deux savaient. Les vies selient de curieuse manière...

— ... et la haine ne s’arrête jamais, dit-elle.Elle ne faiblit jamais et ça me désole.

— Pourquoi ? Ce n’est pas à toi de t’ex-cuser. Je sais ce qu’est la haine. C’est unmonstre contre lequel tu luttes toute ta viepour ne pas qu’il te tue.

— Je veux parler à Jane.

***

Ils s’habillèrent sans dire un mot enmesurant le poids de ce qui les écrasait. Leurbonheur dépendait de Jack. Quel impossibledilemme... Il avait encore ce pouvoir sur elle.Et sur eux, maintenant. Cet homme infect

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jetait toujours son ombre et décidait enquelque sorte de leur avenir.

Coryn eut la nausée quand Kyle remontala fermeture Éclair de sa robe. Il trouva sondos magnifique et était loin d’imaginer qu’àdes milliers de kilomètres, une autre mainremontait également une fermeture Éclair.Dans le même silence. Mais sans aucuneémotion.

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Le portable de Kyle annonça deux mes-sages. Jane avait laissé le premier très tôt cematin, il était succinct. Il tenait en quelquesmots que le jeune homme voulut réentendrede la bouche de sa sœur avant d’annoncerquoi que ce soit. Il passa au salon et Jane nejoua pas les étonnées quand il avoua que la-jeune-femme-blonde-de-sa-vie se trouvaitdans la pièce d’à côté, assise sur le bord du liten train d’attacher ses sandales et que sescheveux glissaient sur son visage. Janerépéta mot pour mot ce que l’avocat deCoryn lui avait appris. « Jack Brannigan acessé de respirer. »

— Je n’en sais pas plus. Enfin pas encore.

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Elle ajouta qu’elle avait un rendez-vous,pour ne pas être tentée de demander où ils setrouvaient à cette merveilleuse minute nicomment son frère se portait. Elle voulait at-tendre qu’il décide de le lui dire. Que Corynet lui décident de le lui dire. J’ai souhaité lamort de Jack. Et je vais succomber, à montour.

Kyle raccrocha et Coryn l’observa en si-lence. Sa main était posée sur le chambranle.

— Jack a cessé de respirer. Il est mort.

La jeune femme demanda à réentendreces mots comme Kyle l’avait fait avec Jane. Ilarticula de nouveau la phrase de délivrance.Coryn ne bougea pas, puis son visage sefigea.

— Qu’est-ce que je vais dire aux enfants ?

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— La vérité.866/921

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En une minute, Kyle mesura toute l’in-justice qui s’était déversée sur lui, sur eux, etil se sentit envahi d’une colère froide. Desbribes de conversations qu’ils avaient euesavec les soignants lui revinrent. Il repensaaux témoignages qu’il avait lus à l’hôpital. Àtous ces malades qui avaient confié qu’il yavait toujours un moment où la raison deleur maladie prenait un sens. Je suis unhomme condamné pour n’avoir rien fait. Lemusicien eut les larmes aux yeux. Et pourcacher son trouble, il s’agenouilla et enfilases chaussures... quand une drôle d’araignéeverte s’aventura sur le tapis. Sous son nez.

— Attends ! dit Coryn en retenant sonbras. Quand j’ai accouché de Christa, il yavait une araignée sur le plafond au-dessus

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du berceau. J’ai sonné parce que je n’arrivaispas à l’attraper et une dame asiatique est ar-rivée en disant : « Une araignée dans lamaison, ça porte bonheur. »

Tout en parlant, la jeune femme la fitglisser sur un magazine et la porta à lafenêtre. Elle la regarda s’enfuir à toutespattes.

— Elle est sauve.

Coryn pensa « comme moi », mais ditqu’il fallait aller chercher les enfants. Le mu-sicien prit sa main, l’embrassa et avoua enremontant la rue que c’était aussi grâce àune araignée...

— ... que j’ai compris où tu te cachais.

— Où était-elle ?

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— Au beau milieu de la plage deZihuatanejo.

Kyle oublia le second message. Qui éman-ait de son médecin et qui, sans aucunepoésie, l’informait que les analyses effectuéesces derniers jours au Mexique lui avaient bi-en été transmises. Malheureusement, ellesne présentaient pas de signe d’amélioration.

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Pendant les premiers jours qui suivirentsa délivrance, Coryn eut du mal à sedétendre. Elle disait que ses enfants la préoc-cupaient. Surtout Malcolm, qui n’avait paspleuré ni montré quoi que ce soit quand elleavait annoncé la nouvelle. L’enfant avait ac-cueilli les faits avec retenue et Daisy avait re-gardé son frère.

— Que veut dire la Mort pour eux ? finitpar murmurer la jeune femme dans lapénombre de la chambre. La Mort n’est ja-mais réjouissante, même quand elle libère.

Elle refusa catégoriquement de se rendreaux obsèques de Jack à San Francisco. Elle

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chargea son avocat de lui envoyer le certificatde décès et de s’occuper de tout.

Un jour, après avoir déposé Malcolm àl’école, elle appela ses parents. Sa mère enre-gistra les faits — « ta décision » — sans plusde commentaire. La jeune femme promit dedonner des nouvelles mais ne le feraitqu’occasionnellement.

Elle commença une longue lettre pourTimmy. La recommença plusieurs fois puisl’envoya directement à la poubelle. Dire leschoses impliquait... Il lui fallait du tempspour les écrire. Alors c’est exactement cequ’elle mit sur la carte postale qu’elle choisitavec soin. « Il me faut du temps. Ici, le cielest limpide, la mer chaude, et les enfants fontdes châteaux que tu aurais aimé écraser enriant. Je t’aime. Prends soin de toi. Coryn. »Malcolm signa et les filles gribouillèrent cequ’elles purent. Kyle écrivit « Palmiers en

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vue » de son écriture fine et claire, puissigna. Il sourit en la tendant à Coryn quisourit en lisant ses mots. Elle enfila sessandales et marcha vite pour aller la poster.Heureuse. Profondément heureuse. Elle ren-tra en courant et dit, la voix aussi claire quel’écriture de Kyle :

— Je ne quitterai pas ce pays. Je ne quit-terai pas cet endroit où tu m’as retrouvée etdans lequel j’ai été libérée. C’est ici que jeveux vivre.

Kyle ajouta qu’elle avait raison. Qu’il fautdu neuf pour faire du neuf. Qu’il faut quittertous les mauvais souvenirs et tous les lieuxqui les rappellent pour vivre comme si onoubliait. Patsi n’avait finalement pas tort.

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Plus le musicien restait, lui aussi, dans ceMexique ensoleillé et coloré, moins il pensaità son putain de décompte de jours. Et moinsil souffrait. D’ailleurs, physiquement,c’étaient les traitements puissants quil’avaient le plus torturé. C’étaient cesmaudites analyses qui l’avaient propulsédans le désastre et qui lui avaient assignéune date de péremption précoce. Commecelle qui figure sur les yaourts. Ce n’est pasparce qu’on la dépasse d’une seconde, d’uneheure ou même de quelques journées qu’ontombe irrémédiablement malade. Ou qu’onmeurt... N’est-ce pas ?

Assis sur la terrasse, face au Pacifique quiapparaissait entre les palmiers, Kyle découv-rit petit à petit que l’Espoir ne l’avait jamaisencore habité à ce point. L’Espoir devenaitune réalité tangible. Étrangement physique.

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Il s’accrocha à Coryn comme si elle lui insuf-flait la vie même. Chaque jour était essentiel.Les minutes, uniques. Et il arrivait à se con-vaincre qu’il avait, lui, la chance de le savoir.

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Le matin, le soleil entrait dans leschambres et inondait la terrasse de la petitemaison avec vue sur la plage. Puis il passaitderrière les palmiers qui caressaient le toit.L’ombre ne rafraîchissait pas grand-chose.Malcolm disait qu’elle faisait juste du bienaux pieds.

— Comment es-tu arrivée dans cette mais-on ? demanda le musicien quand il sentit queCoryn pouvait parler.

Il avait attendu que les filles soient à lacrèche et Malcolm à l’école. Il restaitprécisément quarante-six jours.

— Tu veux connaître son histoire ?

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— Et la tienne depuis Noël. Je veux savoircomment tu es arrivée ici. Ce que tu as tra-versé pour venir jusqu’à Zihuatanejo.

Coryn prépara un café doux, Kyle s’in-stalla sous le parasol. Il pouvait l’apercevoirnaviguant dans la cuisine. Ses gestesressemblaient à une mélodie. Il n’avait ren-contré que peu d’individus ayant cetteélégance extérieure et intérieure. Et pour-tant, il avait rencontré tant de personnes. Defaçon plus ou moins furtive. Toujours in-tense. Avec la vie qu’il menait, que tous lesmembres des F... menaient, toutes les ren-contres étaient mesurées, minutées, de-venaient fortes et concentrées. Les questionsprécises. Les histoires passionnées... Parcequ’il faut partir. Toujours aller ailleurs.

Les relations sont-elles plus fortes quandon sait que le temps imparti est court etdéterminé ? Ou est-ce autre chose ? Kyle ne

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quitta pas Coryn des yeux. Ses cheveuxtombaient sur ses épaules et, depuisquelques jours, elle les coinçait derrière sesoreilles quand elle baissait la tête. Dégageantson visage. Il avait, par instant, la crainte im-bécile qu’elle puisse prendre la poudre d’es-campette. Qu’elle le laisse... encore seul...Elle se retourna et sourit. Coryn ne ferait ja-mais une chose pareille. Elle articula de loinque le café était presque prêt...

— ... encore deux minutes.

Kyle décompta les secondes avec pré-cision. Il était né avec le sens du rythme,n’est-ce pas ? Quatre. Trois. Deux. Un etCoryn arriva pieds nus. Elle posa le plateau àl’ombre et s’assit en face du chanteur. Elleremonta ses genoux sous son menton. Lesenserra de ses bras.

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— D’abord, c’est grâce à toi si j’ai pu ar-river jusqu’ici. Grâce à ce que tu as laisséavec l’appareil photo.

Il sourit et elle raconta. Battle Mountain.Las Vegas. La chaleur étouffante et la con-stante gentillesse de ses enfants qui avaientcoopéré. Comment ils étaient partis de NewYork pour arriver en bus, des jours plus tard,dans une petite ville du Montana, quasimenten pleine nuit. Il faisait très froid, les petitsétaient exténués et se collèrent contre elle.

— L’enseigne bleue du motel juste en facede la station des bus se reflétait sur la routehumide. J’étais épuisée, je crois que jen’aurais pas eu la force d’aller plus loin.

Coryn avait poussé la porte. Avait rempliles documents avec Christa dans les bras. La

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propriétaire, une Mexicaine d’une belle quar-antaine d’années, avait posé ses yeux sur lesenfants qui bâillaient et dit qu’elle avait ungrand studio libre. Avec trois lits. La jeunefemme avait payé deux semaines d’avancesans vraiment savoir pourquoi. Juste parcequ’elle avait besoin de repos, que Malcolm,Daisy et Christa avaient besoin de se poser,si bien que tous les quatre ne sortaient quepeu pour se promener dans les rues fraîchesde Chatinga.

— Je n’avais aucune idée de ce que jepouvais entreprendre. Je me sentais libre etperdue. J’évitais soigneusement les

groupes de mamans au parc et je medisais qu’à la rentrée Malcolm devraitvraiment aller en classe. Je voulais dis-paraître et vivre sans jamais revoir Jack. Etpuis un soir, on a frappé. J’étais terroriséequand j’ai entrebâillé la porte. La Mexicaine

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a dit qu’elle voulait me parler et qu’elle es-pérait que les enfants étaient endormis.

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— Je sais que tu te caches, et comme tu eschez moi, je veux savoir ce que tu as fait.

Coryn n’avait eu d’autre choix que de ra-conter les faits sous le regard intense de lapropriétaire du motel. Il aurait été stupide delui mentir, et partir à l’instant était tout sim-plement impossible. La jeune femme avaitparlé mais la Mexicaine n’avait pas attenduque Coryn finisse pour dire :

— Ma mère disait : « Une femme nedénonce pas une autre femme. » J’aime tafranchise et je vais te dire maintenant monhistoire. Je suis née de l’autre côté de lafrontière. Nous n’avions rien. Vraiment rien.Quand mon père est mort, nous avions en-core moins. Alors qu’à quelques kilomètres il

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y avait tout. Je suis arrivée aux États-Unis àseize ans, en 1972, après avoir traversé lafrontière clandestinement. J’ai travaillé illé-galement pendant dix longues années, lapeur au ventre. J’ai occupé tous les emploisminables que seuls les « transparents » ac-ceptent jusqu’à ce que le Hasard me con-duise dans ce motel, tenu par un hommemerveilleux qui m’a épousée. Et qui m’a of-fert, en plus de son amour, la légalité. Ma viea changé du tout au tout. Je ne suis pas riche,mais je ne suis plus pauvre. J’ai toujours en-voyé ce qu’il fallait à ma famille pour quemes frères étudient. Quand ils sont partis dela maison, ma mère est retournée vivre chezsa propre mère au bord du Pacifique. Et puisma grand-mère est morte... et moi je suisallée chercher Maman. Maintenant, je m’oc-cupe d’elle. Si tu savais comme elle m’a man-qué... Mais... soupira-t-elle, es la vida. C’estma vie. Je dors la conscience tranquille et jene suis plus obligée de me cacher pour

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exister. Alors, crois-moi, quand je t’ai vueraser les murs et baisser le regard — sansparler de ton accent... — , j’ai compris que tuvivais comme une ombre et tu sais que je vi-ens d’un pays où les couleurs font la vie.

Coryn avait murmuré qu’elle était perdue.

— En m’épousant, James m’a redonnémes couleurs. Alors en quelque sorte, j’aimaintenant aussi ce pouvoir. Mais ce que jepeux pour toi, je ne sais pas si tu vasl’accepter.

La Mexicaine avait des yeux d’un noir plussombre que l’ébène.

— Si tu ne veux pas que ton mari te ret-rouve, tu ne peux pas rester aux États-Unis.Si j’étais toi, je partirais. Je quitterais cepays.

— Je ne veux pas rentrer en Angleterre.

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La Mexicaine avait ri à gorge déployée.

— Je ne te propose pas l’Angleterre ! Il yfait beaucoup trop froid ! Je te parle desoleil. De musique. De couleurs. De Mexique.De Zihuatanejo.

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— J’ai pleuré, avoua Coryn. Pour ne pastomber à la renverse. Zihuatanejo sonnaitcomme un rêve. Je lui ai demandé si elleétait sorcière, magicienne ou déesse. Elle m’arépondu « no sé » avec son rire incroyable.Elle a fait exactement ce qu’elle avait promis.Elle m’a obtenu je ne sais comment des visaspermanents. Nous avons pris le train jusqu’àSan Diego où nous avons embarqué sur unbateau dont elle connaissait le propriétaire.Le voyage en mer a duré quatre jours etquatre nuits pendant lesquels j’ai vomi depeur. Tout ce temps que nous avons passésur les routes me donnait étrangement lesentiment d’être protégée. Insaisissable etintouchable. Plus nous approchions du but,plus...

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Kyle prit sa main et l’embrassa.

— Et puis nous avons débarqué à Zi-huatanejo. C’était le matin du cinquièmejour. Le soleil se levait. La plage était déserteet un des matelots m’a conduite jusqu’à cettemaison dont je suis en quelque sorte... lagardienne légale en attendant que la Mexi-caine y revienne un jour.

— Et si j’achetais une maison ici ?

La jeune femme se leva, paniquée.

— Pourquoi ? Tu ne veux plus monter surscène ?

Kyle se leva aussi.

— Je veux être sûr de te retrouver.

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Coryn ne demanda pas s’il allait partir. Niquand. Elle prit le chanteur par la main et leconduisit sur son lit. Leur lit.

Kyle faillit lui demander de l’épouser maisalors... il devrait avouer. Faire des analyses.Dire les choses, c’était... Le musicien nepouvait toujours pas s’y résoudre et de-manda simplement comment s’appelait laMexicaine.

— Anunciación de la Vega. Mais qui s’ap-pelle désormais avec fierté AnunciaciónWilburg.

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Kyle, Coryn et les enfants ne visitèrentque quatre maisons. La dernière fut labonne. On pouvait apercevoir la mer depuisquasiment toutes les pièces. Elle avait uncharme irrésistible. Elle réunissait tous lesingrédients qu’ils avaient listés en s’amusant.Plus un. Elle avait un grand jardin ombragé.Les anciens propriétaires proposaient leursvieux meubles en bois écaillé et délavé parl’air marin. Kyle et Coryn les gardèrent. Ilss’y installeraient aussitôt que les délaislégaux et les travaux le leur permettraient.Kyle la fit mettre à son nom et à celui deCoryn. Il oublia presque que le compteur in-diquait trente et un jours. Un mois tout rond.

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Depuis leurs retrouvailles, le musiciens’était échappé pour ses analyses. Il racontaitqu’il avait des courses à faire et revenait lesbras chargés de CD et de vidéos d’artistesmexicains. Il installa une nouvelle télé, unlecteur DVD et une chaîne. Il acheta unegrande voiture, deux nouvelles guitares etune mandoline. Pourtant, il ne toucha qu’oc-casionnellement ses nouveaux instruments.Du bout des doigts. Lorsque Coryn lui de-manda pourquoi, il répondit qu’il lui fallaitd’abord les apprivoiser.

Il songea à un piano... À son piano descène et décida, un matin, de le faire expédi-er jusqu’au Mexique, même si la société detransports lui donna une date postérieure àcelle qu’il avait en tête. Il ne s’en renditcompte qu’en ouvrant la portière devant lamaison. Les enfants lui sautèrent au cou.Avec le même élan qu’ils l’avaient fait le jouroù il avait paru à la sortie de l’école. Malcolm

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et Daisy l’avaient serré contre eux. Christaavait souri avec timidité. Aujourd’hui, cettetoute petite fille, debout sur la terrasse, criaiten tapant dans ses mains :

— Cal ! Cal !

Le musicien la prit dans ses bras, attenditde la prendre dans ses bras chaque jour etdut s’avouer qu’il y avait des moments oùl’autre partie de son être, celle qu’il auraitvoulu oublier, rayer, nier, refuser, ou encoremieux détruire, n’existait plus. Cependant lesrésultats tombaient trois jours après sessaloperies de prises de sang. Identiques.Sans amélioration. Mais sans aggravation.Son médecin ne comprenait pas. Kylerépondait :

— Il serait plus logique que je meure ?Que je disparaisse ? Je ne le veux pas,docteur.

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S’évapora doucement le vingt-cinquièmejour. Le douzième. Le septième. Le quat-rième. Puis arriva le numéro zéro. Et rien nese passa. Kyle recompta sur ses doigts. Puissur le calendrier. Jane appela deux fois. Patsiaussi. Steve et Jet également.

— Ils se sont donné le mot ? demandaMalcolm.

— Peut-être. Tu sais, ils sont tous un peucintrés.

— C’est quoi « cintré » ?

— C’est bizarre.

— Ah ! Comme toi alors.

— Tu trouves que je suis bizarre ?

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— Ben oui. Quand même.

— Et pourquoi, Malcolm ?

— Tu achètes des nouvelles guitares etpuis t’en joues pas.

— Je vais te confier un secret, dit le musi-cien en posant ses mains sur les épaules del’enfant. C’est comme avec les filles. Il y a desmoments où il faut sourire, et d’autres où ilfaut agir.

Puis très vite le petit garçon ajouta, aprèsun regard vers la cuisine où sa maman pré-parait le repas, que son père lui manquait etqu’il aurait préféré le détester. Kyle prit samain et tous les deux descendirent se pro-mener au bord de la mer. Coryn les aperçutdepuis la fenêtre, à leur retour elle ne de-manda pas ce qu’ils s’étaient dit.

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— C’est prêt. On mange sur la terrasse ?

— Bien sûr, dit le musicien en attrapant leplateau.

Coryn avait le même sourire que tous lesautres jours et Kyle en fut profondémentheureux. Aujourd’hui est un jour comme unautre. Il servit les assiettes. Ils parlèrent destravaux qui se terminaient dans la nouvellemaison. Puis de tout et de rien. Coryn mit lesenfants au lit pendant que Kyle restait àdébarrasser sans un regard pour l’océansombre.

À cette heure-ci, mieux valait attendreVénus.

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Demain arriva. Le soleil se leva et Kyle sedit plus un. Il quitta la maison très tôt quandtous dormaient encore, descendit l’escalierqui conduisait à la mer, puis il s’installa surla dernière marche. Il avait emporté sa gui-tare, celle qui l’accompagnait depuis tantd’années et qu’il n’avait pas encore touchéeici. Quand il la sortit de son étui, des feuillescouvertes de notes et de mots tombèrent àses pieds. Une enveloppe aussi. Le musiciense souvint du moment où il l’avait trouvéedans son courrier chez Jane. Quand il avaitdécidé de quitter les murs de l’hôpital... L’en-veloppe aux multiples cachets l’avait frappéau milieu de tant d’autres. Au moment departir, il l’avait glissée dans la housse de soninstrument sans prendre le temps de l’ouvrir

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et puis l’avait oubliée. Il regarda le nom del’expéditeur. Elle avait été postée de Willing-ton par une certaine Mme Dos Santos. Elleavait transité par différentes adresses avantd’arriver chez sa sœur. Kyle pensa qu’au-jourd’hui était le jour idéal pour découvrir lemessage de cette femme qui habitait là où ilétait né.

La lettre était courte et l’écriture hésit-ante. Mais pas les mots. Il la relut deux fois.Et sourit. Il fallait que je la lise aujourd’hui.Kyle regarda longuement la photo et sentitles premiers rayons du soleil se poser sur sesépaules. Il replia la feuille avec soin, la glissaà nouveau dans l’enveloppe, puis là où ill’avait trouvée. Il saisit sa guitare et sesdoigts reprirent ce qu’ils savaient fairedepuis toujours.

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Plus un. Plus un. Plus un. Plus un. Plusun. Plus...

Il n’entendit pas Coryn s’arrêter en hautde l’escalier. Elle l’observa pendant delongues minutes. Il jouait. Plus un. Il jouaitavec facilité et envie. Plus un. La brise del’océan fit monter quelques notes jusqu’à lajeune femme. Quelques notes de musique etbien plus. Beaucoup plus. Elle balaya sescheveux et Coryn ferma les yeux. Comme cejour où le vent de San Francisco avait eu legoût du voyage et du sel. Plus un. Elle priapour que les jours ne soient plus comptés etdescendit. Le musicien sentit sa présence. Ilposa sa guitare.

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— Non. N’arrête pas de jouer, Kyle. N’ar-rête pas de vivre.

Il leva les yeux vers elle.

— Je sais qu’aujourd’hui est une journéeparticulière.

Il sourit.

— Et comment le sais-tu ?

— Te rappelles-tu ce jour où tu avaisoublié ton téléphone en allant à la pêche avecMalcolm ?

— Très bien.

— Ce jour-là, Patsi a téléphoné. Elle aprétendu qu’elle appelait parce que son bébél’avait réveillée très tôt et qu’il était superchiant. « Qu’un mélange de musicienne et decuistot, ça ne peut que donner un résultat

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pénible. » Et puis elle a demandé trois foiscomment tu allais avant de me raccrocherquasiment au nez. Je l’ai rappelée et elle afini par avouer qu’il valait mieux que jesache.

— Tu m’en veux ?

— Prends-moi dans tes bras.

— Et si je te demandais de m’épouser ?

— Je dis « oui ».

Elle ajouta :

— On a plus que les autres, Kyle. On saitle prix de chaque journée.

Ils restèrent longtemps à regarder l’océan.Petit à petit, minute après minute, il passa

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du gris au gris-bleu puis promit d’être clair.Les branches de quelques palmiers dan-saient. Elles s’accrochaient puis se décro-chaient pour se raccrocher de nouveau.Coryn se souvint de toutes les fois où elleavait rêvé de vivre avec un homme qui aim-erait regarder la danse des branches. Ni luini elle ne diraient un mot. Ils resteraientsans bouger et seraient heureux. Je ne mesuis pas trompée de rêve.

— Mais dis-moi, demanda Kyle. Tu nem’as jamais avoué qui tu appelais le matinoù je t’ai retrouvée.

— Toi. Enfin, le numéro de La Maisonpuisque ton ancien portable était résilié. Etpuis, tu étais devant moi.

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L’histoire ne dira pas de quelle couleurétait la robe de mariée de Coryn. Ni quelleétait la véritable couleur des yeux de Kyle. Ilfaut toujours un peu de mystère et d’indéfin-issable. De surprise. Oh ! La jeune femmeblonde aimait tant ses yeux. Ils variaientavec le temps et la lumière. Avec ses émo-tions. Ils avaient retrouvé cette étincelle quile faisait respirer et regarder autour de lui.Elle brillait d’une force inouïe. Kyle a uneforce inouïe, pensait Coryn en s’endormantchaque soir.

L’histoire ne dira pas combien de temps illeur restait à vivre ensemble. Mais que Patsiavait accouché dans la maison de ses parents

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d’un joli petit mec qu’elle prénomma simple-ment — et à la surprise générale — Peter.

— Avec un père qui s’appelle Mann, vousvous attendiez peut-être à ce que je l’affubled’un Spider ? Je ne suis pas aussi irrespons-able et tarée que vous l’avez toujours sup-posé ! Spider n’est que son quatrièmeprénom.

— Non ? dirent-ils chacun leur tour.

— Demandez à son père !

Christopher Mann n’infirma ni ne con-firma. Mais sourit en disant qu’il avait ren-contré une femme inattendue et Patsiajouta :

— Je vous avais bien dit que ce mômeétait l’enfant d’un man, n’est-ce pas ? Je n’aijamais menti. À personne d’autre que lapresse.

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L’histoire ne dira pas, non plus, si lesaraignées ont un code secret qu’elles se pas-sent de l’une à l’autre. S’il faut y croire... S’ilfaut les écraser ou les porter sur le rebord dela fenêtre. Mais elle dira qu’aucun desamoureux ne sut jamais que le docteur JohnMendes avait grandi auprès d’un père viol-ent. Ils ne surent pas que ce médecin avaitfini par ouvrir le dossier de Jack Branniganoublié par les policiers aux urgences del’hôpital. Dossier qui avait transité de serviceen service, gravi des escaliers dans des braschargés et fini sa course là où il était tombé.

Non, Kyle et Coryn ne surent pas qu’unefine et délicate araignée avait capté l’atten-tion du docteur. Celle-ci s’était faufilée sousla porte, avait escaladé les meubles pour

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venir s’installer au beau milieu du dossierrouge. Où sa petite présence noire attira l’œilaiguisé de John Mendes. Depuis son enfance,il vouait une adoration aux insectes. Avecune grosse prédilection pour les araignées. Ilen avait élevé des dizaines. En cachette deson père. Car son vieux n’aurait pas aimécela du tout s’il en avait fait la découverte. Ilen aurait eu des fourmis dans ses énormesmains et lui aurait flanqué une gifle magis-trale. Suivie de quantité d’autres gifles. Cer-tainement tout aussi féroces que celles qu’ildistribuait quand ses nerfs lâchaient pour demystérieuses raisons. John aurait eu lesouffle coupé et se serait effondré sur sespetits genoux.

Mais le médecin avait été un enfant intel-ligent, prudent et avisé. En particulier avecles araignées. Chaque fois qu’il en découvraitune, il l’emportait dans le jardin en friche où

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son père était trop bourré pour faire quoi quece soit.

Le petit garçon ramassait araignées etbouteilles vides. Et ne disait rien quand sonvieux lui piquait l’argent de poche qu’il gag-nait grâce à ses petits jobs chez les voisins.Un fils ne se doit-il pas de contenter sonpère ? Si, pensait John. Et mon père adoretellement le whisky. Surtout celui qui est demauvaise qualité et qui détruit efficacementses cellules hépatiques.

Le garçon paria et espéra remporter bienplus que sa mise initiale. Ce qui nécessitaquelques années de plus. Mais finalement,son premier jour de chance arriva. Une cir-rhose fut diagnostiquée chez le vioque pourses quarante ans. Joyeux anniversaire Du-con ! John considéra que la mort du Con fut

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son deuxième jour de chance. Pile poil un anplus tard. Point final.

Quand il fut en âge de commencer sesétudes, il hésita entre deux options : entomo-logie ou médecine ? Les insectes ou leshommes ? Aujourd’hui encore, il ne savaitpas ce qui l’avait poussé à choisir leshumains. Était-ce la mort de son père ?Autre chose ?

Ce lundi-là, à cinq heures quarante-deuxprécises du matin, John Mendes transportala petite araignée sur le rebord de la fenêtrede son bureau du rez-de-chaussée. Il l’ob-serva crapahutant vers le premier arbuste. Illui sembla qu’elle se retournait pour lui lan-cer un petit sourire. Le médecin agita samain. Sa nuit se terminait. La fatigue luitomba dessus et il bâilla en passant devant ledossier rouge. Rouge ? ROUGE !

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Ce n’est qu’alors qu’il en prit conscience.Un dossier écarlate à l’hôpital, ça n’existepas ! Les chemises sont ou roses ou bleuesselon qu’on est — évidemment — femelle oumâle. Il l’empoigna et lut : « Prisonnier JackBrannigan ».

Sans l’ombre d’une hésitation, John par-courut attentivement ce qui devait êtretransmis à la police anglaise. C’était clair.Précis et sans équivoque. Une histoire bienficelée en somme. Qu’il relut avec soin. Sondoigt glissa sous chacune des phrases. Il con-sulta sur son ordinateur le dossier peu en-courageant du « Patient Jack Brannigan ».Puis, songeur, il se dit qu’il manquaitquelque chose. Juste un mot.

John Mendes ouvrit la porte de son bur-eau, appuya sur le « 3 » de l’ascenseur, passa

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devant l’office des infirmières et fut contentde voir que seule l’obèse Janet était de garde.Il l’envoya chercher un lot de médicaments àla pharmacie à l’autre extrémité du bâtiment.Elle bougonna, il fronça les sourcils. Elle re-poussa son fauteuil qui gémit plus fortqu’elle et se redressa. Le médecin la suivitdes yeux pendant qu’elle se dandinaitcomme... ce qu’elle est.

Après avoir tripatouillé le volume des son-neries, John se rendit directement dans lachambre de Jack. Il y entra sans frapper.

— Mon cher Salopard, puisque je ne doutepas que tu appartiennes à cette infâme con-grégation, nous allons voir si — maintenantque tu es reposé et que tu as bien profité deta vie pour détruire celle des autres — , nousallons voir, disais-je, si tu peux respirercomme un grand. Tout seul, s’entend.

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Clic.

John resta à observer les côtes qui ne sesoulevèrent jamais. Quand la chose futclaire, le médecin repartit dans le couloir, at-teignit le comptoir de Janet avant que celle-ci soit de retour, rectifia le volume, se précip-ita de nouveau auprès du « malade » pourattendre patiemment que l’affolementgénéral intervienne. Quand mille personnesentrèrent dans la chambre du malheureux, ledocteur annonça qu’il était arrivé...

— ... trop tard.

Janet ronchonna mais obéit aux ordres etfit passer le message en précisant que « JackBrannigan avait cessé de respirer seul ».John Mendes regagna son bureau, se posta àla fenêtre et pensa à la petite araignée noire.

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Il faut toujours regarder autour de soi... Onne sait jamais, une vie peut être sauvée.

Son métier lui avait permis d’en sauverbeaucoup. À ce chiffre, aujourd’hui, il venaitd’ajouter cinq vies supplémentaires. Lapauvre femme de Jack-le-monstre, ses troismalheureux gosses et toi, Petite Araignée.

Quant à Kyle, il ne comptait pas puisqueJohn ne connaissait pas son existence. Ilserait le bonus.

Puis l’histoire dira avec un immenseplaisir que Kyle remonta sur scène et que safemme se leva quatre matins de suite avecdes nausées. Le cinquième, elle se précipitaaux toilettes... Neuf mois plus tard, unepetite fille que le musicien souhaita prénom-mer Julia vint au monde. La vie...

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Alors, forcément, l’histoire se termineraquand un jour, de très bonne heure, Corynappellera Jane.

— Il est parti dans mes bras.

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Épilogue

Jamais Coryn Jenkins ne parla de sapremière gifle, des circonstances de celle-ciou de l’article de son frère. Jack était mort enemportant le secret. Elle partirait de même.Il y a des choses qu’on ne peut dévoiler à per-sonne. Même à ceux qu’on aime le plus.

Quelques semaines après la disparition deson amour, elle rangea ses affaires et trouvaau fond de son portefeuille une lettre quiavait été adressée à M. Kyle Mac Logan. Elleétait datée du 12 juillet... Elle avait été postéede Willington le même jour. Coryn se souvintque c’était la ville où son mari était né.Quand elle la sortit de l’enveloppe, une phototomba. Celle d’une femme âgée avec descheveux blancs coupés très sévèrement. Elle

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avait cependant un sourire d’une tendressematernelle.

Bonjour Kyle,

Je m’appelle Julia Dos Santos et je suisaujourd’hui une très vieille femme. La vie amis du temps à me faire comprendre leschoses. Je n’ai aucune preuve que tu es celuiauquel j’ai pensé chaque jour de ma vie.Mais j’en ai la certitude.

Nous ne nous sommes jamais rencontrésmais nous nous sommes parlé une fois autéléphone. Tu avais cinq ans. C’était mondernier jour de travail... Je t’ai gardé en moitoutes ces années.

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Je n’ai jamais eu d’enfants. Ma vie... Lavie... enfin, je sais que, toi, tu comprendras.J’ai toujours suivi ton travail et je suis fièrede la personne que tu es devenu.

Je voudrais te dire que j’ai pensé à toicomme à mon fils.

Julia

Coryn savait qui était Julia, elle savaitaussi qu’elle était partie juste avant la nais-sance de leur fille. Elle posa sa photo contrecelle de Kyle. Elle les regarda longuement.Elle regarda Kyle longuement.

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À des milliers de kilomètres, Jane s’assitau piano de la grande salle de La Maison. Lesdeux femmes fermèrent les yeux et la mu-sique envahit l’espace.

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Notes et remerciements

Un roman est une chose mystérieuse. Iljaillit. Puis se déploie comme un univers. Il ases codes et ses lois. Il fascine, il bouleverse,il émeut... L’écrire est un travail d’aventurieret presque d’explorateur. C’est unique.Comme son Big Bang.

Pour ce roman, ce Big Bang est devenuune évidence à l’instant où je l’ai terminé.Comme si toutes les émotions, tout le travail,toutes les surprises avaient convergé dans lepoint final pour dire « Maintenant, est-ceque tu as compris ? »

Il y a environ dix ou douze ans, plus peut-être, j’ai vu sous mes fenêtres un homme

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tirer une femme dans un recoin. J’ainaturellement pensé à des amoureux. Puisj’ai compris que ce n’était pas du tout le cas.Je suis sortie et, par chance, des voisins aus-si. Par chance, une voiture s’est arrêtée.C’était révoltant. Mais en réalité, c’est plusque cela. Parfois, il n’y a personne.

Je vois et entends ce que j’écris. Et j’écrisce que les personnages ressentent. Je suisémue par les liens qui les unissent, leur his-toire, leur vie, par ce qu’ils sont. Je me senstraversée par cette chose étrange qui prendles commandes. C’est une force créative, ellese nourrit elle-même d’autres créationsquand elles servent le roman mieux que toutautre mot.

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1. Lorsque Kyle ressent l’envie de prendreCoryn dans ses bras, les mots « Hold you inmy arms » se sont imposés. Je savais bienqu’ils n’étaient pas « de moi » mais ilstombaient parfaitement bien. Mieux quen’importe quelle autre description. Ils sontextraits de la chanson Starlight du groupeMuse. Paroles et musique Matthew JamesBellamy, © Warner/Chappell Music.

2. De la même manière, quand Coryn ren-contre la vieille dame à la bibliothèque, laréplique d’Andy Dufresne « C’est ça la beau-té de la musique. On ne peut pas tel’enlever » s’est écrite, seule. Ces mots sontextraits du film Les Évadés, adapté de lanouvelle de Stephen King Rita Hayworthand Shawshank Redemption.

3. Que Mary donne à Coryn cette nouvelle(qui appartient au livre Different Seasons deStephen King) ne m’a pas étonnée. Ce qui

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m’a stupéfiée est ce que Kyle découvre quandil googlelise « Zihuatanejo ». En lisant lesdeux légendes, j’ai eu une de ces boufféesd’émotion intense qu’apporte le métierd’écrivain. Comme lui, j’en ai choisi une,celle qui s’adaptait à ce dont j’avais besoin.

Je voudrais ajouter qu’au cours de l’écrit-ure je suis « tombée » sur plusieurs report-ages et articles traitant des violences conju-gales. Exactement comme si on les« glissait » entre mes mains... Si bien que jem’interroge sur le Hasard et l’Inspiration.L’implication d’une chose avec une autre...Et les Coïncidences.

Elles jouent un rôle important dans cettehistoire. Comme dans la vie. Je crois quec’est la même chose pour les rencontres. Jevoudrais remercier mes éditeurs, Caroline

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Lépée et Michel Lafon, pour leurs conseils,leur enthousiasme et leur confiance. Toutescelles et tous ceux qui m’inspirent, et pourqui j’ai le plus profond respect. Cette chosenouvelle et merveilleuse qui m’a portée toutau long de l’écriture de ce roman. Mes per-sonnages, sans qui rien ne serait possible.Les éditeurs de mes travaux précédents :Pascal Guilbert pour La Main Multiple etMonique Le Dantec pour Morrigane Édi-tions. Et bien sûr, vous.

Quant aux araignées... Mary dirait« Merde ! Vive les araignées ! »

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• LIVRE UN• LIVRE DEUX• LIVRE TROIS• LIVRE IV• EPILOGUE• Notes et Remerciements

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