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Aisling Reidy L’interdiction de la torture Un guide sur la mise en œuvre de l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme Précis sur les droits de l’homme, n o 6 COUNCIL OF EUROPE CONSEIL DE L’EUROPE

L'interdiction de la torture

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Aisling Reidy

L’interdictionde la torture

Un guidesur la mise en œuvre

de l’article 3de la Convention européenne

des Droits de l’Homme

Précis sur les droits de l’homme, no 6

COUNCILOF EUROPE

CONSEILDE L’EUROPE

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Précis sur les droits de l’homme no 6

L’interdictionde la torture

Un guidesur la mise en œuvre

de l’article 3de la Convention européenne

des Droits de l’Homme

Aisling Reidy

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Direction généraledes droits de l’homme

Conseil de l’EuropeF-67075 Strasbourg Cedex

© Conseil de l’Europe, 2003Cover photo : ICRC/Fred Clarke

1ère impression, août 2003Imprimé en Allemagne

Handbook No. 1 : The right to respect for pri-vate and family life. A guide to the im-plementation of Article 8 of the EuropeanConvention on Human Rights (2001)

Handbook No. 2 : Freedom of expression.A guide to the implementation of Arti-cle 10 of the European Convention on Hu-man Rights (2001)

Handbook No. 3 : The right to a fair trial.A guide to the implementation of Article 6of the European Convention on HumanRights (2001)

Handbook No. 4 : The right to property. A guideto the implementation of Article 1 of Pro-tocol No. 1 to the European Conventionon Human Rights (2001)

Handbook No. 5 : The right to liberty and se-curity of the person. A guide to the im-plementation of Article 5 of the EuropeanConvention on Human Rights (2002)

Handbook No. 6 : The prohibition of torture.A guide to the implementation of Article 3of the European Convention on HumanRights (2003)

Précis no 1 : Le droit au respect de la vie pri-vée et familiale. Un gui de sur la mise enœuvre de l’article 8 de la Convention euro-péenne des Droits de l’Homme (2003)

Précis no 2 : La liberté d’expression. Un guidesur la mise en œuvre de l’article 10 de laConvention européenne des Droits del’Homme (2003)

Précis no 3 : Le droit à un procès équitable.Un guide sur la mise en œuvre de l’ar-ticle 6 de la Convention européenne desDroits de l’Homme (2003)

Précis no 4 : Le droit à la propriété. Un guidesur la mise en œuvre de l’article 1 du Pro-tocole no 1 à la Convention européennedes Droits de l’Homme (2003)

Précis no 5 : Le droit à la liberté et la sûreté dela personne. Un guide sur la mise enœuvre de l’article 5 de la Convention euro-péenne des Droits de l’Homme (2003)

Précis no 6 : L’interdiction de la torture.Un guide sur la mise en œuvre de l’ar-ticle 3 de la Convention européenne desDroits de l’Homme (2003)

Les opinions qui sont exprimées dans cet ouvrage ne donnent, des instruments juridiques qu’il mentionne, aucuneinterprétation officielle pouvant lier les gouvernements des Etats membres, les organes statutaires du Conseil del’Europe ou tout organe institué en vertu de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Titres déjà parus dans la série des « Précis sur les droits de l’homme »

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Table des matières

Introduction à la Convention . . . . . . . . . 5

Introduction à l’Article 3 . . . . . . . . . . . . . 8Champ d’application de l’article 3 ............. 9

La règle « de minimis » .......................... 9Définition ........................................... 10Torture ................................................ 11Intensité .............................................. 11Intention ............................................. 13Caractère intentionnel de l’acte .......... 13Actus reus ........................................... 14Inhumain et dégradant ........................ 15Traitement c/ peine ............................. 17

L’Article 3 dans le contextede la Convention ..................................... 18

L’application de l’Article 3en contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21Détention ................................................. 21Arrestation et interrogatoire ...................... 22Conditions de détention ........................... 24Détention pour motifs médicaux .............. 27Autres lieux de détention ......................... 29

Expulsion ............................................ 30Disparitions ........................................ 31

Discrimination .................................... 32

Obligations positives découlantde l’Article 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

Droits procéduraux découlantde l’Article 3 ............................................ 34

La Drittwirkung ................................... 34

Donner suite aux allégationsde mauvais traitements . . . . . . . . . . . . . 37

Enquêter sur les allégationsde torture ................................................. 37

Absence d’enquêtes ............................ 40

Autres normes internationales . . . . . . . . 42

Recommandations ................................... 42Coopération avec le CPT etle respect de ses recommandations .......... 42

Médecine légale ................................. 43Le comportement des responsablesde l’application des lois ...................... 44Situations conflictuelles ...................... 45Groupes à risque ................................ 45Enquêtes et poursuites ........................ 46Réparation .......................................... 46

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Introductionà la Convention

Signée le 4 novembre 1950 à Rome, la Conven-tion européenne des Droits de l’Homme (ci-après« la Convention ») est entrée en vigueur le 3 mai1953. A ce jour1, 44 États ont ratifié la Conventioneuropéenne des Droits de l’Homme.

En pratique pour ces États, la Convention en-traîne des obligations légales au regard du droit inter-national et fait partie du droit interne. De ce fait, laConvention européenne des Droits de l’Homme fait,par conséquent, partie intégrante du système juri-dique interne s’imposant aux juridictions nationales età tous les représentants des pouvoirs publics. Dansdes procédures internes, les individus peuvent directe-ment invoquer ce texte et sa jurisprudence, quidoivent être appliqués par des juridictions nationales.

Par ailleurs, les autorités nationales, y comprisles tribunaux, doivent accorder la priorité à laConvention en cas de conflit avec une loi interne.

Ainsi se trouve respecté le projet d’ensemblede la Convention, à savoir que la responsabilité ini-tiale et première en matière de protection des droitsénoncés dans la Convention est du ressort desÉtats contractants. L’article 1 oblige tout Étatcontractant à reconnaître à toute personne relevantde sa juridiction les droits et libertés définis dans laConvention. La Cour européenne des Droits de

l’Homme surveille l’action des gouvernements etprocède au réexamen des jugements rendus par destribunaux inférieurs.

Ce lien entre les systèmes juridiques des Étatscontractants et la Cour – le principe de subsidiarité –par lequel l’application de la Convention par lesautorités nationales va de pair avec une supervisioneuropéenne, a engendré ce que l’on appelle la« marge d’appréciation ». Selon cette doctrine, ilest reconnu que dans bien des cas, les autorités na-tionales sont mieux placées que la Cour pourprendre une décision dans une affaire donnée. Celaest particulièrement vrai quand toute une gammed’options se présentent pour résoudre une ques-tion. Toutefois, la marge d’appréciation est appli-quée différemment selon les valeurs en jeu, et desnormes communes sont appliquées par de nom-breux États membres ; de ce fait, la marge discré-tionnaire accordée aux États est variable.

Concernant l’article 3 qui porte interdiction dela torture, article sur lequel porte la présente publi-cation, on est en droit de se demander s’il existe lamoindre marge d’appréciation.

Pour que les systèmes juridiques et politiquesnationaux puissent respecter les obligations ins-crites dans la Convention, les protections et garan-ties accordées par cette dernière doivent êtreincorporées à tous les niveaux de ces systèmes. Lespersonnes chargées de la rédaction, de la mise enœuvre et de l’application des lois et textes régle-1 Au 30 juin 2003.

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2 Le Protocole no 11, entréen vigueur le 1er no-vembre 1998, a remplacél’ancienne Commissioneuropéenne des Droits del’Homme par l’actuelmécanisme permanentqu’est la Cour euro-péenne des Droits del’Homme.

3 Arrêt Tyrer c/ Royaume-Uni du 25 avril 1978, A.26.

mentaires doivent être en mesure d’intégrer les dis-positions de la Convention dans leurs fonctions. Cequi ne peut se faire que grâce à une connaissanceapprofondie de la Convention.

La Convention européenne des Droits del’Homme ne se résume pas à son simple texte. Durantla durée de vie de la Convention, des protocoles addi-tionnels qui étendent sa portée ont été adoptés etdes centaines d’affaires ont trouvé une issue devantles organismes établis par la Convention, à savoirl’ancienne Commission européenne des Droits del’Homme (« la Commission ») et la Cour européennedes Droits de l’Homme (« la Cour »)2.

C’est essentiellement grâce à la jurisprudencede la Cour et de la Commission que se sont dévelop-pées l’interprétation et l’appréciation de la portéede la Convention. En examinant les milliers de de-mandes émanant d’individus alléguant que leursdroits protégés par la Convention avaient été violés,la Commission et la Cour ont élaboré des ensemblesde principes et des lignes directrices sur l’interpréta-tion des dispositions de la Convention. Elles ont ex-pliqué en détail la portée de la protection accordéepar la Convention et ce que les États parties doiventfaire pour garantir l’exercice des droits fondamen-taux prévus par la Convention.

La jurisprudence des organismes établis par laConvention est l’âme même de la Convention,chaque affaire donnant lieu à des normes et à desdécisions qui s’appliquent en toute égalité à tous les

États parties, quel que soit l’État défendeur. À cetégard, il faut comprendre que de nos jours, mêmeles systèmes juridiques traditionnellement civilspratiquent un système à la fois de droit civil et decommon law où la jurisprudence a la même valeur queles lois votées par le Parlement.

Selon la Cour, la Convention doit être abordéesous l’angle de « son objet et de son but », quiconsistent à protéger les êtres humains dans les va-leurs d’une société démocratique, ce qui signifieque ses dispositions doivent être interprétées et ap-pliquées de façon à rendre ses garanties concrèteset efficaces. Ce principe d’efficacité a des consé-quences très concrètes concernant l’application del’article 3 de la Convention.

Son interprétation dynamique est une autre ca-ractéristique essentielle de la Convention. Elle reflèteles changements de mœurs, de normes et d’attentesde la société. C’est dans une affaire portant sur l’ar-ticle 3 que la Cour a saisi l’occasion de signaler que laConvention est un instrument vivant qui doit être in-terprété à la lumière des conditions de vie actuelles.Dans l’affaire en question, la Cour a estimé que si unchâtiment judiciaire corporel infligé à des mineursdélinquants était acceptable en 1956, il ne l’était plusen 19783 d’après les normes de la Convention.

La Cour a notamment souligné qu’au momentde déterminer si un comportement a enfreint laConvention, « elle [la Cour] ne peut pas ne pas êtreinfluencée par l’évolution et les normes communé-

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ment acceptées de la politique pénale des Étatsmembres du Conseil de l’Europe dans ce do-maine4 ». La Cour est donc (et doit être) influencéepar les changements et la convergence des normesacceptées dans tous les États membres.

La présente publication vise à aider les jugeset les personnes chargées des poursuites, à tousles niveaux, à faire en sorte que l’interdiction de latorture et des peines et traitements inhumains et

dégradants soit totalement respectée, conformé-ment aux obligations de l’article 3 de la Conven-tion. Pour ce faire, il faut d’abord éclaircir cettedisposition qui semble aller de soi et, en associantla jurisprudence et les principes interprétatifs ci-dessus mentionnés, déterminer ce que signifie lamise en œuvre de cette garantie, tant sur le planconcret que juridique, pour les protagonistes dusystème judiciaire.

4 Ibid, § 31

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Introduction à l’Article 3Pour reprendre l’expression maintes fois répé-

tée de la Cour européenne des Droits de l’Homme,l’article 3 consacre l’une des valeurs les plus fondamen-tales d’une société démocratique,puisqu’il déclare que :Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines outraitements inhumains ou dégradants. Avec ces dix-sept mots, l’article 3 est l’un des

plus courts de la Convention5. Mais la concision deet article ne doit pas donner une fausse idée de saprofondeur. Les autorités nationales ne peuvent re-lâcher leurs efforts quand il s’agit de respecter etd’appliquer cette disposition.

Malgré la persistance déprimante de rapportsfiables indiquant que la torture continue d’existerdans le monde, cette pratique n’est pas interditeuniquement dans la Convention : elle fait partie dudroit international coutumier et est considéréecomme jus cogens6.

Une vaste gamme de normes internationalesont été adoptées pour lutter contre ce fléau qu’estla torture. Cela va de l’article 5 de la Déclaration uni-verselle des droits de l’homme : « Nul ne sera sou-mis à la torture, ni à des peines ou traitementscruels, inhumains ou dégradants », jusqu’au Statutde Rome de la Cour pénale internationale selon le-quel la torture commise dans le cadre d’une attaquegénéralisée ou systématique lancée contre une po-

pulation civile constitue un crime contre l’humanité.Outre la Convention, la plupart des États

membres du Conseil de l’Europe sont également par-ties aux traités suivants, qui tous prohibent la torture7 :➤ les quatre Conventions de Genève de 1949➤ le Pacte international relatif aux droits civils et

politiques (Nations Unies, 1966), dont l’ar-ticle 7 déclare : « Nul ne sera soumis à la tor-ture, ni à des peines ou traitements cruels,inhumains ou dégradants. »

➤ la Convention contre la torture et autres peinesou traitements cruels, inhumains ou dégra-dants (Nations Unies, 1984)

➤ la Convention européenne pour la préventionde la torture et des peines ou traitements inhu-mains ou dégradants (1987)La torture est également interdite dans

presque tous les systèmes juridiques internes.Inclure dans la Constitution la prohibition de la

torture et des traitements inhumains et dégradantsest un élément important si l’on veut garantir que cecomportement prohibé ne se produira pas dans lajuridiction d’un État membre. Mais cette interdic-tion n’est pas, en soi, suffisante pour respecter lesobligations découlant de la Convention, et l’on aconstaté de nombreuses violations de l’article 3malgré la présence de dispositions semblables dansles systèmes juridiques d’autres États membres.

Il serait également trompeur de laisser entendreque l’application de l’article 3 découle principale-

5 L’article 4 du Protocoleno 4 prévoit que « Lesexpulsions collectivesd’étrangers sont inter-dites. » Il s’agit là de l’ar-ticle le plus court de laConvention européennedes Droits de l’Homme etde ses protocoles.

6 Voir Procureurc/ Furundzija, 10 dé-cembre 1998, affaireno IT-95-17/I-T ; Procureurc/ Delacic et autres, 16novembre 1998, affaireno IT-96-21-T, § 454 etProcureur c/ Kunarac, 22février 2001, affaire no IT96-23-T et IT-96-23/1,§ 466.

7 Pour les signatures etconventions du Conseilde l’Europe, voirhttp://conventions.coe.int/Pour les traités des Na-tions Unies, voirhttp://untreaty.un.org/.

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ment de la nécessité de lutter uniquement contre latorture. Les véritables cas de torture sont bien en-tendu les formes les plus graves et les plus aiguës deviolation de l’article 3, mais la protection offerte parcet article porte sur de nombreuses formes d’at-teintes à la dignité humaine et à l’intégrité physique.Ainsi que nous l’avons déjà mentionné plus haut,c’est la jurisprudence et l’application de la Conven-tion qui en sont le moteur, et un examen de cette ju-risprudence montre l’ampleur de l’interdictioncontenue dans l’article 3 et de quelle manière elledoit être concrètement appliquée.

Les plaintes pour violation alléguée de l’ar-ticle 3 couvrent des situations multiples : des per-sonnes en garde à vue auraient été maltraitées, lesconditions de détention seraient inhumaines ou dé-gradantes, une expulsion exposerait la personneconcernée à un traitement inhumain dans le paystiers destinataire, les tribunaux se seraient abstenusde protéger des victimes contre des violences com-mises par des personnes privées.

Cet éventail de cas soulève plusieurs questionsquant à la portée de l’article 3, que nous étudieronsplus en détail ultérieurement.➤ Tout d’abord, il existe une vaste gamme de types

de comportements et d’actes spécifiques quipeuvent être en contradiction avec l’article 3.

➤ Les auteurs potentiels de violations de l’ar-ticle 3 sont, par conséquent, très divers.

➤ La question de savoir si des comportements

ou des actes spécifiques contreviennent à l’ar-ticle 3 doit être déterminée en fonction de cri-tères à la fois objectifs et subjectifs.

➤ L’article 3 comporte des aspects de fond et desaspects de procédure, telle que l’obligationd’enquêter sur une allégation prima facie de tor-ture et d’autres traitements inhumains.

➤ Il peut être porté atteinte à l’article 3 à la fois sil’on inflige délibérément un mauvais traitementet si l’on néglige ou s’abstient de prendre desmesures spécifiques ou d’appliquer les normesde soins requises.

➤ L’article 3 impose des obligations négatives etpositives, c’est-à-dire l’obligation de ne pascommettre certains actes et celle de prendredes mesures concrètes pour que les individuspuissent exercer leurs droits et les protégercontre tout traitement interdit.

Champ d’application de l’Article 3

La règle « de minimis »

Tous les traitements éprouvants n’entrent pasdans le champ d’application de l’article 3. Dès le dé-but, la Cour a expressément déclaré que les mauvaistraitements devaient atteindre un niveau minimal degravité pour pouvoir entrer dans le champ d’applica-tion de l’article 3. Il a cependant été admis qu’il pou-vait être difficile de déterminer où se situe la

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frontière entre, d’un côté un traitement éprouvant,et de l’autre, une violation de l’article 38.

Dans Irlande c/ Royaume-Uni9, une affaire qui afait date, la Cour a clairement indiqué que l’évalua-tion du niveau minimal de gravité est relative : elledépend de l’ensemble des données de la cause, no-tamment de la durée du traitement, de ses effetsphysiques ou mentaux, et dans certains cas, dusexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime10.Ces mots ne cessent de revenir dans la jurispru-dence de la Cour11. Dans Soering c/ Royaume-Uni, laCour a ajouté que la gravité dépendait « de l’en-semble des données de la cause, et notamment dela nature et du contexte du traitement ou de la peineainsi que de ses modalités d’exécution », ainsi quedes facteurs ci-dessus mentionnés12.

L’instance de Strasbourg a admis, par le passé,que la classification d’un mauvais traitement commeinacceptable pouvait varier selon les endroits. LaCommission a relevé ce qui suit :

Il ressort des déclarations de plusieurs témoins que cer-taines brutalités infligées aux détenus par la police etles autorités militaires sont admises par la plupartd’entre eux et même considérées comme normales. Cesbrutalités peuvent prendre la forme de gifles ou de coupsdonnés de la main sur la tête ou le visage. Cela montrebien que la mesure dans laquelle les prisonniers jugentla violence physique comme n’étant ni cruelle ni exces-sive, varie d’une société à l’autre, voire d’un secteur dela société à un autre13.

De fait, des sociétés différentes et même des in-dividus au sein d’une même société peuvent avoirune vision différente de ce qui constitue un mauvaistraitement. En fonction de principes religieux ou cul-turels, des traitements spécifiques visant des femmeset des enfants peuvent être perçus comme plusgraves par certains groupes que par d’autres. La gra-vité des effets psychologiques d’un traitement parti-culier dépend de la culture de la personneconcernée.

Dans le domaine des mauvais traitements et dela protection accordée par l’article 3, il est évidentque la convergence croissante des normes et pra-tiques mène à une objectivité beaucoup plus grandeen matière d’appréciation du seuil minimal14. Lestravaux du Comité européen pour la prévention dela torture (CPT), que nous examinerons plus en dé-tail ultérieurement, ont contribué de manière signi-ficative à cette appréciation dans le domaine dutraitement des détenus.

Définition

Les trois grands domaines d’interdiction conte-nus dans l’article 3 ont été décrits comme étant à lafois distincts mais liés. D’après la Commission euro-péenne des Droits de l’Homme, dans l’Affaire grecque :

Il est clair qu’il peut y avoir des traitements auxquelstous ces qualificatifs s’appliquent, car toute torture nepeut être qu’un traitement inhumain et dégradant. Pour comprendre quel type de comportement

8 Mc Callum c/ Royaume-Uni, rapport du 4 mai1989, série A. no 183 p. 29.

9 Irlande c/ Royaume-Uni, 18janvier 1978, série A no 25.

10 Ibid, § 162.11 Voir entre autres Irlande

c/ Royaume-Uni, p. 65 etplus récemment Tekinc/ Turquie, arrêt du 9 juin1998, Recueil 1998-IV,§ 52, Keenan c/ Royaume-Uni, arrêt du 3 avril 2001,§ 20, Valašinas c/ Lituanie,arrêt du 24 juillet 2001,§ 120 et, en relation di-recte avec la torture, Labitac/ Italie, arrêt du 6 avril2000, CEDH 2000-IV,§ 120.

12 Soering c/ Royaume-Uni,arrêt du 7 juillet 1989,série A no 161, § 100.

13 Affaire grecque, 5 no-vembre 1969, Annuaire dela CEDH volume XIIp. 501.

14 L’émergence de normescommunes acceptables,notamment pour ce quiest du traitement desdétenus quels qu’ilssoient, se trouve reflétéedans les rapports du Co-mité européen pour laprévention de la torture etdes peines ou traitementsinhumains ou dégradants(CPT) et dans ses recom-

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est interdit et comment les comportements doiventêtre classés, il nous faut comprendre les implicationsjuridiques de chaque terme énoncé dans l’article 3.Celui-ci peut être décomposé en cinq éléments :

➤ torture ➤ inhumain ➤ dégradant ➤ traitement ➤ peine

Torture

En tant que terme technique, la torture a desimplications juridiques qui lui sont propres. La Coura estimé que lorsqu’ils avaient utilisé les expres-sions « torture » et « traitement inhumain ou dé-gradant », les auteurs de la Convention avaientpour intention de faire une distinction claire entreles deux15.

La Cour a notamment estimé que l’intentionétait de marquer d’une infamie spéciale des traite-ments inhumains délibérés provoquant de fort graveset cruelles souffrances16. Elle renvoyait, à cette occa-sion, à l’article 1 de la Résolution 3452 (XXX) adoptéepar l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 dé-cembre 1975, qui décrit la torture comme

une forme aggravée et délibérée de peines ou de traite-ments cruels, inhumains ou dégradants.La Cour européenne des Droits de l’Homme,

qui a pourtant identifié les éléments qui font d’unepeine ou d’un traitement une torture, n’a jamais

tenté de définir exactement ce que signifie ce terme.Elle a néanmoins adhéré à la définition figurant dansla Convention des Nations Unies contre la torture,entrée en vigueur le 26 juin 198717.

D’après l’article 1 de la Convention :... le terme « torture » désigne tout acte par lequel unedouleur ou des souffrances aiguës, physiques oumentales, sont intentionnellement infligées à unepersonne aux fins notamment d’obtenir d’elle oud’une tierce personne des renseignements ou des aveux,de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne acommis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimiderou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de fairepression sur une tierce personne, ou pour tout autre motiffondé sur une forme de discrimination quelle qu’ellesoit » (accentuation en gras rajoutée).De ce qui précède, il est possible de dégager les

éléments essentiels qui constituent la torture :➤ le fait d’infliger une douleur ou des souffrances

aiguës, physiques ou mentales ;➤ le fait d’infliger intentionnellement ou délibéré-

ment une douleur ;➤ la poursuite d’un but précis, qu’il s’agisse d’ob-

tenir des renseignements, d’infliger une peineou d’intimider.

Intensité

La Cour a précisé que la distinction entre la tor-ture et les autres types de mauvais traitements de-vait être fondée sur la différence d’intensité des

mandations relatives auxmeilleures pratiques. Pourconsulter les rapports duCPT, voir son site Inter-net : http://www.cpt.coe.int/fr etnotamment le rapport du16 octobre 2001, « Lesnormes du CPT - Chapi-tres des rapports générauxdu CPT consacrés à desquestions de fond ».

15 Ibid. p. 186; voir l’arrêtDikme c/ Turquie du 11juillet 2000, § 93.

16 Ibid.17 Voir entre autres l’arrêt

Akkoç c/ Turquie du 10octobre 2000, § 115, etl’arrêt Salman c/ Turquiedu 27 juin 2000, § 114.

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souffrances infligées. La gravité ou l’intensité dessouffrances infligées peuvent être évaluées à l’aunedes facteurs précités :➤ la durée➤ les effets physiques et mentaux➤ le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime➤ le mode d’exécution

Les éléments subjectifs de ces critères – lesexe, l’âge et l’état de santé de la victime – sont per-tinents pour évaluer l’intensité d’un traitement. Maisces facteurs ne sont que peu atténuants lorsqu’ondétermine si des actes constituent une torture. Desactes qui infligent objectivement une douleur suffi-samment grave seront considérés comme une tor-ture, que la victime soit un homme ou une femme,de constitution solide ou non. La Cour a reconnu cefait dans l’affaire Selmouni18, faisant remarquer que letraitement infligé à la victime était non seulementviolent mais serait odieux et humiliant pour toutepersonne, quel que soit son état19.

La première fois que l’un des organes instauréspar la Convention a dû se pencher sur une plaintepour torture, il s’agissait d’une affaire interne à laGrèce concernant des pratiques attribuables à lajunte militaire au pouvoir à cette époque. La Com-mission fut le seul organe à enquêter sur l’affaire carle Gouvernement grec dénonça la Convention peuaprès l’enquête. La Commission établit néanmoinsl’existence de la pratique de la falaka (coups assénéssur la plante des pieds avec un instrument conton-

dant), des passages à tabac, des électrochocs, dessimulacres d’exécution et des menaces selon les-quelles les victimes allaient être abattues20. La Com-mission a conclu à l’existence à la fois d’actes detorture et de mauvais traitements.

Dans la deuxième affaire interne à un État,Irlande c/ Royaume-Uni, la Commission avait jugé àl’unanimité que le recours combiné aux « cinqtechniques » dans l’affaire qui lui était soumise, àsavoir les techniques de « désorientation » et de« privation sensorielle », constituaient une pra-tique de traitement inhumain et de torture empor-tant violation de l’article 3. Les cinq techniquesétaient les suivantes :➤ station debout contre un mur : les détenus

doivent rester pendant plusieurs heures dansune « position de stress » décrite ainsi parceux qui y ont été soumis : « bras et jambesécartés contre le mur, les doigts très haut au-dessus de la tête et contre le mur, jambes écar-tées pieds en arrière, ce qui les oblige à se tenirdebout sur les orteils, le poids du corps repo-sant surtout sur ces derniers » ;

➤ encapuchonnement : un sac noir ou marine estplacé sur la tête du détenu et, au moins les pre-miers temps, ce sac est maintenu sur la tête,sauf pendant les interrogatoires ;

➤ bruits aigus : dans l’attente des interrogatoires,les détenus sont placés dans une pièce où ilsentendent en permanence des bruits aigus et

18 Selmouni c/ France, arrêtdu 28 juillet 1998, CEDH1999-V.

19 Ibid. § 103.20 L’Affaire grecque, Rapport

de la Commission du 5novembre 1969, An-nuaire XII.

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des sifflements ;➤ privation de sommeil : dans l’attente des interro-

gatoires, les détenus sont privés de sommeil ;➤ privation de nourriture et de boisson : dans

l’attente des interrogatoires, les détenus nesont pas suffisamment nourris.La Cour n’a cependant pas suivi la Commission

et a jugé à la majorité qu’il s’agissait d’un traitementinhumain plutôt que d’une torture. La Cour a concluque les cinq techniques ayant été appliquées en as-sociation, avec préméditation et pendant desheures d’affilée, elles avaient au moins causé d’in-tenses souffrances physiques et mentales aux per-sonnes qui les avaient subies, et mené à destroubles psychiatriques aigus pendant les interroga-toires. Elles entraient par conséquent dans la caté-gorie des traitements inhumains au sens del’article 3. Les techniques étaient également dégra-dantes dans la mesure où elles étaient de nature àfaire naître des sentiments de peur, d’angoisse etd’infériorité capables d’humilier et d’avilir les vic-times, et éventuellement de briser leur résistancephysique et morale. Ces pratique n’ont toutefoispas causé des souffrances de l’intensité et de la cruautéparticulières qu’implique le mot torture.

Intention

Il a déjà été indiqué que dans la définitionqu’utilise la Cour, la torture est, entre autres, carac-térisée par le fait que c’est une forme délibérée de

traitement inhumain. Dans Askoy c/ Turquie, la pre-mière affaire dans laquelle elle jugeait qu’un hommeavait été torturé, la Cour a précisé que « ce traite-ment ne [pouvait] avoir été infligé que délibéré-ment », car « sa réalisation exigeait une dose depréparation et d’entraînement ». Le traitement enquestion était celui de la « pendaison palesti-nienne » où la victime est suspendue par les bras,les mains liées dans le dos21.

Récemment, dans l’affaire Dikme c/ Turquie, laCour a estimé que le traitement infligé à la victimeconsistait à tout le moins en un grand nombre decoups et autres formes de torture. Elle a considéréque ce traitement avait été délibérément infligé àM. Dikme par des agents de l’État dans l’accomplis-sement de leurs fonctions.

Caractère intentionnel de l’acte

Le mot « torture » est souvent utilisé pour dé-crire un traitement inhumain qui a un but, que ce soitcelui d’obtenir des renseignements ou des aveux, oud’infliger une peine. La Cour a signalé à plusieurs re-prises que l’élément intentionnel est reconnu dans ladéfinition de la torture de la Convention des NationsUnies de 1987, et que cette définition fait référence àla torture comme un acte par lequel sont infligées in-tentionnellement une douleur ou des souffrancesaiguës dans le but, entre autres, d’obtenir des rensei-gnements, de punir ou d’intimider. Dans l’affaireDikme, la Cour a jugé que le mauvais traitement avait

21 Aksoy c/ Turquie, arrêt du18 décembre 1996,CEDH 1996-VI, Vol. 26,§ 64.

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été infligé dans le but d’arracher des aveux ou desrenseignements sur les infractions dont était soup-çonné M. Dikme22. Dans d’autres affaires concernantdes détenus ayant été torturés, la Cour a de nouveauconstaté que ce traitement était administré dans lecadre des interrogatoires, dans le but d’arracher desrenseignements ou des aveux23.

Actus reus

Dans la première affaire, Aksoy c/ Turquie, où laCour a jugé qu’il y avait effectivement eu torture, lavictime avait été soumise à la « pendaison palesti-nienne ». En d’autres mots, l’homme avait été entiè-rement dévêtu, les mains attachées dans le dos et onl’avait suspendu par les bras. Ce traitement avait en-traîné une paralysie des deux bras qui avait duré uncertain temps. Du fait de sa cruauté et de sa gravité,ce traitement avait été qualifié de torture par la Cour.

Dans l’affaire Aydin c/ Turquie, la requérante seplaignait, entre autres, d’avoir été violée pendant sagarde à vue. La Cour, concluant au viol, avait déclaréce qui suit :

... Le viol d’un détenu par un agent de l’État doit êtreconsidéré comme une forme particulièrement grave etodieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilitéavec laquelle l’agresseur peut abuser de la vulnérabilitéde sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chezla victime des blessures psychologiques profondes qui nes’effacent pas aussi rapidement que pour d’autres formesde violence physique et mentale. La requérante a égale-

ment subi la vive douleur physique que provoque une pé-nétration par la force, ce qui n’a pu manquer d’engen-drer en elle le sentiment d’avoir été avilie et violée sur lesplans tant physique qu’émotionnel.La Cour a ensuite conclu que le viol constituait

une torture et qu’il y avait violation de l’article 3 dela Convention.

Dans l’affaire Selmouni c/ France, le requérant, denationalité néerlandaise et marocaine, a été incar-céré en France. Il a reçu de très nombreux coups vio-lents sur presque tout le corps. Il a été tiré par lescheveux ; il a dû courir dans un couloir où des poli-ciers cherchaient à le faire trébucher ; il a été mis àgenoux devant une jeune femme à qui il fut dé-claré : « tiens, tu vas entendre quelqu’un chan-ter » ; quelqu’un lui a uriné dessus ; il a été menacéavec un chalumeau puis avec une seringue24.

Tel qu’indiqué précédemment, la Cour a constatéque ces actes n’étaient pas seulement violents, maisqu’ils étaient odieux et humiliants pour toute per-sonne, quel que soit son état. La durée du traitement aégalement été prise en considération dans cette af-faire, et le fait que les événements précités ne sesoient pas uniquement produits pendant un momentde la garde à vue, mais que M. Selmouni ait subi desviolences répétées et prolongées, réparties sur plu-sieurs jours d’interrogatoires, a aggravé la situation.

La Cour s’est déclarée convaincue queles actes de violence physique et mentale commis sur lapersonne du requérant, pris dans leur ensemble, ont pro-

22 Akkoç op. cit. § 64 ;Dikme op. cit. § 95.

23 Voir Aksoy c/ Turquie,arrêt du 18 décembre1996, CEDH 1996 – VI etAkkoç et Salman op. cit.

24 op. cit. § 103.

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voqué des douleurs et des souffrances « aiguës » et re-vêtent un caractère particulièrement grave et cruel. Detels agissements doivent être regardés comme des actes detorture au sens de l’article 3 de la Convention25. »Dans l’affaire Akkoç c/ Turquie, la victime avait,

entre autres, reçu des décharges électriques, elleavait été plongée dans de l’eau glacée puisbouillante, elle avait été frappée à la tête et onl’avait menacée d’infliger des mauvais traitements àses enfants. À la suite de ce traitement, le requéranta conservé des sentiments d’angoisse et d’insécu-rité, diagnostiqués comme étant un symptôme destress post traumatique qui devait être traité pardes médicaments. Tout comme dans l’affaireSelmouni, la Cour a pris en compte les circonstanceset la gravité des mauvais traitements subis par le re-quérant pour justifier sa conclusion selon laquelleces agissements devaient être regardés comme desactes de torture.

Dans l’affaire Dikme c/ Turquie, les coups infli-gés à M. Dikme étaient de nature à entraîner desdouleurs ou des souffrances tant physiques quementales, qui ne pouvaient qu’avoir été exacerbéespar le fait que cet homme était totalement isolé, lesyeux bandés. La Cour a, de ce fait, jugé queM. Dikme avait été traité d’une manière susceptiblede lui inspirer des sentiments de peur, d’angoisse,de vulnérabilité propres à l’humilier, à l’avilir et à bri-ser sa résistance et sa volonté. La Cour a égalementpris en compte la durée du traitement et noté que

celui-ci lui avait été infligé pendant les longs interro-gatoires auxquels il avait été soumis pendant sagarde à vue. Ce traitement ayant été infligé de ma-nière intentionnelle dans le but d’arracher des ren-seignements, la Cour a estimé que les violencescommises sur la personne du requérant, considé-rées dans leur ensemble et compte tenu de leur du-rée ainsi que du but auquel elles tendaient, avaientrevêtu un caractère particulièrement grave et cruel,propre à engendrer des douleurs et souffrances« aiguës ». Partant, elles méritaient la qualificationde torture, au sens de l’article 3 de la Convention.

Inhumain et dégradant

Les mauvais traitements qui ne constituent pasune torture, en ce qu’ils n’en ont pas l’intensité suf-fisante ni le caractère intentionnel, sont classéscomme étant inhumains ou dégradants. Commetoutes les évaluations au titre de l’article 3, l’évalua-tion de ce minimum est relative26.

Dans l’Affaire grecque, la Commission a déclaréce qui suit :

Le traitement ou la peine inhumaine est le traitementde nature à provoquer intentionnellement de gravessouffrances mentales ou physiques qui ne peuvent pasêtre justifiées.Un traitement a été jugé « inhumain » par la

Cour parce qu’il était, entre autres, prémédité, appli-qué pendant des heures d’affilée, et avait causé soitdes lésions physiques soit des souffrances phy-

25 Ibid. § 105.26 Entre autres textes faisant

autorité, voir l’arrêt Tekinc/ Turquie du 9 juin1998, Recueil 1998-IV,§ 52.

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siques et mentales intenses. De nombreux exemplesde traitement inhumain surviennent dans uncontexte de détention, lorsque les victimes ont étésoumises à des mauvais traitements graves, maisn’étant pas de l’intensité requise pour qualifier letraitement de torture.

Cela peut également s’appliquer à toute unegamme de comportements, en dehors de la déten-tion, lorsque les victimes sont exposées à des actesdélibérément cruels qui les laissent dans une détresseextrême. Dans les affaires concernant M. Asker,Mme Selçuk, Mme Dulas et M. Bilgin, les maisons desrequérants avaient été détruites par des membres desforces de sécurité menant des opérations dans les ré-gions où vivaient les requérants. La Commission et laCour ont toutes deux estimé que la destruction demaisons constituait un acte de violence et de des-truction délibérée, au mépris de la sécurité et du bien-être des requérants qui se sont retrouvés sans abri,dans des circonstances causant angoisse et souf-frances27. Il s’agissait d’un traitement inhumain ausens de l’article 3 de la Convention.

Un traitement dégradant est celui dont il est ditqu’il suscite chez sa victime des sentiments de peur,d’angoisse et d’infériorité propres à l’humilier et àl’avilir. Il peut également s’agir d’un traitement quipeut briser la résistance physique ou morale de lavictime28, ou la conduire à se comporter d’une ma-nière contraire à sa volonté ou à sa conscience29.

Pour déterminer si une peine ou un traitement

est « dégradant » au sens de l’article 3, il fautconsidérer s’il a pour objet d’humilier et d’avilir lapersonne concernée, et si, en termes de consé-quences, ce traitement a négativement affecté sapersonnalité d’une manière incompatible avec l’ar-ticle 330. Mais l’absence d’intention ne peut exclureune conclusion de violation de l’article 3.

Des facteurs relatifs tels que l’âge et le sexe dela victime peuvent avoir une incidence plus impor-tante lorsqu’il s’agit de déterminer si un traitementest dégradant, par opposition à un traitement inhu-main ou à une torture, car déterminer si une per-sonne a été soumise à un traitement dégradant estplus subjectif. Dans ce contexte, la Cour a égale-ment estimé qu’il suffit que la victime soit humiliéeà ses propres yeux, même si elle ne l’est pas auxyeux des autres.

Dans l’affaire examinée par la Cour, un garçonde quinze ans avait été condamné à un châtimentcorporel, à savoir trois coups de verge (birch). Le re-quérant avait dû baisser son pantalon et son cale-çon, on l’avait obligé à se pencher sur une table etdeux policiers l’avaient tenu tandis qu’un troisièmeexécutait le châtiment. Des morceaux de la verges’étaient cassés dès le premier coup. Le père du re-quérant, ayant perdu son sang-froid, s’était jeté surle policier et avait dû être maîtrisé. Les coups deverge avaient tuméfié la peau du requérant, sans lacouper, et il avait eu mal pendant environ une se-maine et demi par la suite.

27 Selçuk et Askerc/ Turquie, arrêt du 24avril 1998, 1998-II, p. 19,§ 78, Dulas c/ Turquie,arrêt du 30 janvier 2001,§ 55, Bilgin c/ Turquie,16 novembre 2000,§ 103.

28 Irlande c/ Royaume-Uni,§ 167.

29 Avis de la Commissiondans l’Affaire grecque,chapitre IV, p. 186.

30 Raninen c/ Finlande, arrêtdu 16 décembre 1997,Recueil 1997-VIII, § 55.

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La Cour a estimé que ce châtiment contenaitun élément d’humiliation et atteignait le niveau in-hérent à la notion de « peine dégradante ».

Si des facteurs tels que la publicité entouranttel ou tel traitement peuvent être pertinents pourdéterminer si une peine est « dégradante » au sensde l’article 3, l’absence de publicité n’empêche pasnécessairement une peine donnée d’entrer danscette catégorie.

Traitement c/ peine

La plupart des comportements et des actes quivont à l’encontre de l’article 3 peuvent entrer dansla catégorie des « traitements ». Mais dans cer-taines circonstances, il s’agit clairement d’uneforme de peine imposée à la victime, et il faut déter-miner si cette peine est inhumaine ou dégradante.

Si l’on peut dire que le fait d’être puni com-porte une humiliation inhérente, il est admis qu’ilserait absurde de dire qu’une peine judiciaire en gé-néral, du fait de son élément habituel et peut-êtrepresque inévitable d’humiliation, est « dégra-dante » au sens de l’article 3. La Cour exige à justetitre qu’un autre critère soit présent. D’ailleurs, eninterdisant expressément les peines « inhu-maines » et « dégradantes », l’article 3 impliquequ’il existe une distinction entre ces peines et lespeines en général.

Par conséquent, l’interdiction pesant sur lestraitements dégradants n’a pas nécessairement

d’incidence sur une peine judiciaire normale, mêmesi la peine prononcée est lourde. La Cour a préciséqu’une peine lourde ne poserait problème au sensde l’article 3 que dans des circonstances exception-nelles. On peut avancer dans ce cas que les Étatsdisposent d’une marge d’appréciation concernantles « peines » prononcées contre les condamnés.Toutefois, comme nous venons de le voir plus haut,la Cour a estimé en 1978 que le système duRoyaume-Uni autorisant l’imposition d’une peinecorporelle judiciaire pour les délinquants mineursviolait l’article 3.

La Cour en a décidé ainsi du fait que, par la na-ture même d’une peine corporelle judiciaire, un êtrehumain inflige une violence physique à un autre êtrehumain. En outre, la Cour a jugé qu’il s’agissait d’uneviolence institutionnalisée, c’est-à-dire d’une vio-lence permise par la loi, ordonnée par les autoritésjudiciaires de l’État et appliquée par les autorités depolice dudit État. Elle a ajouté que le caractère insti-tutionnel de la violence était encore aggravé parl’ambiance de procédure officielle entourant cettepeine et par le fait que les personnes qui l’avaientinfligée étaient des étrangers pour le délinquant.

Ainsi, bien que le requérant n’ait pas souffertd’effets physiques graves ou durables, sa peine - parlaquelle il a été traité comme un objet aux mains desautorités – constituait une atteinte à sa dignité et àson intégrité physique. La Cour a également consi-déré que la peine pouvait avoir des conséquences

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psychologiques néfastes.Le recours à un châtiment corporel dans les

écoles a également été jugé dégradant. Dans cetteaffaire, la Commission était d’avis que la peine infli-gée au requérant lui avait causé une blessure phy-sique et une humiliation atteignant un tel niveau degravité qu’elle constituait une peine et un traitementdégradant au sens de l’article 3 de la Convention. LaCommission avait considéré que l’État était respon-sable de ce mauvais traitement dans la mesure où lesystème juridique anglais autorisait son impositionsans prévoir de réparation effective31.

Le traitement médical forcé est un autre traite-ment institutionnalisé entrant sous la protection glo-bale de l’article 3. La Cour a cependant indiqué que la« pratique établie de la médecine » prévaut quand ils’agit de déterminer si un tel traitement est acceptable.Elle a conclu que, de manière générale, une mesureconstituant une nécessité thérapeutique ne peut êtreconsidérée comme inhumaine ou dégradante32.

Il est tout à fait normal que la Cour, en particu-lier parce qu’elle exerce un rôle de supervision, soitpeu encline à intervenir dans un domaine tel quecelui de la médecine où elle n’a pas de compétencesprécises. Les juridictions nationales sont elles aussiprudentes dans ce domaine. Pour autant, les jugeset procureurs nationaux feraient bien de faire atten-tion à ce domaine, au développement de la jurispru-dence nationale et à toute convergence qui pourraitémerger concernant les normes devant être appli-

quées dans ce domaine. Un nombre croissant denormes sont instaurées et adoptées par le biais derésolutions et de recommandations concernant lesnormes minimales applicables au traitement des pa-tients, en particulier des patients en psychiatrie etdes détenus malades33.

Dans les débats en cours sur les questions decroyance religieuse dans leur relation avec les traite-ments médicaux et l’euthanasie, se posera égale-ment la question de savoir s’il est porté atteinte audroit absolu à la dignité humaine lorsqu’un individuest forcé d’accepter un traitement médical donné.L’évolution d’un consensus plus large sur ces ques-tions aura également des répercussions sur la ques-tion de savoir si un traitement médical forcé pourraitconstituer une atteinte à la dignité humaine.

L’Article 3 dans le contextede la Convention

La Cour, de façon permanente et répétée, n’acessé de classer l’article 3 (interdiction de la tortureet des traitements inhumains) à côté de l’article 2(droit à la vie), comme l’un des droits les plus fonda-mentaux protégés par la Convention, dont le but es-sentiel est de protéger la dignité et l’intégritéphysique de la personne.

Contrairement à d’autres articles de la Conven-tion, l’article 3 est énoncé en termes absolus etsans réserves. Par opposition aux articles 8 à 11, par

31 Y. c/ Royaume-Uni, 8 oc-tobre 1991, série A,no 247-A, 17 CEDH 233.

32 Herczegfalvy c/ Autriche,24 septembre 1992, sérieA 24, § 82.

33 Recommandation no1235de l’Assemblée parlemen-taire (1994) relative à lapsychiatrie et aux droitsde l’homme.

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exemple, il ne comporte pas de deuxième para-graphe précisant les circonstances dans lesquelles ilest acceptable d’infliger la torture ou des peines outraitements inhumains ou dégradants. Cette dispo-sition ne supporte aucune restriction légale.

Les termes sans réserves de l’article 3 signifientégalement qu’il ne peut jamais y avoir, en vertu de laConvention ou du droit international, de justifica-tion pour des actes qui enfreignent l’article. End’autres termes, il ne peut y avoir de facteurs qu’unsystème juridique national considérerait commeune justification pour recourir à un comportementinterdit : ni le comportement de la victime, ni lapression exercée sur l’auteur de l’acte pour faireavancer une enquête ou prévenir un crime, ni descirconstances extérieures, ni aucun autre facteur.

La Cour rappelle sans cesse aux États que laconduite de la victime ne saurait en aucune façonêtre considérée comme une justification pour re-courir à un comportement interdit. La Cour a sou-vent rappelé que, même dans les circonstances lesplus difficiles, notamment la lutte contre le terro-risme et le crime organisé, la Convention interditformellement la torture et les peines ou traitementsinhumains ou dégradants. Qu’un individu ait ou noncommis un acte terroriste ou une autre grave infrac-tion pénale, ou qu’il en soit soupçonné, n’est nulle-ment pertinent lorsqu’on cherche à déterminer si letraitement qui lui a été infligé enfreint l’interdictionpesant sur les mauvais traitements.

La Cour admet qu’il existe des difficultés indé-niables inhérentes à la lutte contre la criminalité, enparticulier concernant le crime organisé et le terro-risme. Elle reconnaît également les besoins de l’en-quête et, à cet égard, elle précise que dans lespoursuites, certaines exceptions à la règle d’admi-nistration de la preuve et aux droits procédurauxpeuvent être autorisées. Mais ces mêmes difficultésne peuvent en aucun cas permettre de limiter la pro-tection de l’intégrité physique des individus. L’inter-diction du recours à des mauvais traitementspendant les interrogatoires ou les entretiens, et l’ir-recevabilité de tout élément de preuve obtenu pardes mauvais traitements demeurent absolues34.

De la même manière, quels que soient les cri-mes concernés, les États ne sont pas autorisés à re-courir à des sanctions ou à des peines contraires àl’article 3 au motif qu’elles auraient un effet dissua-sif35. Notons ici que la Cour a mis du temps à inter-venir quand la peine judiciaire était lourde et qu’ils’agissait d’un emprisonnement de longue durée.Mais si cet emprisonnement devait être soumis àdes conditions strictes ou si une peine devait com-porter des éléments autres que l’emprisonnement,ces conditions devraient être évaluées – en termesde compatibilité – avec l’article 3.

L’interdiction absolue figurant à l’article 3 signi-fie également qu’il ne peut être dérogé à cette inter-diction même en temps de guerre. Tandis quel’article 15 de la Convention autorise les États, en

34 Tomasi c/ France, arrêt du27 août 1992, série Ano 241-A, § 115.

35 Tyrer, op. cit. Voir plusloin la discussion sur lespeines interdites.

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temps de guerre ou d’autre danger public menaçantla vie de la nation, à prendre des mesures dérogeant,dans la stricte mesure où la situation l’exige, auxnormes applicables de protection garanties par lamajorité des articles de la Convention et de ses Pro-tocoles, il n’existe aucune disposition prévoyantune dérogation à l’article 3. Au contraire, l’article 15paragraphe 2 précise clairement que même en casde danger public menaçant la vie de la nation, unÉtat qui a signé la Convention n’est pas autorisé àmaltraiter des individus d’une manière interdite parl’article 336. Aucun niveau de conflit ni de violenceterroriste ne limite le droit des individus de ne passubir de mauvais traitements.

Ce caractère inconditionnel de l’article a des ré-percussions extraterritoriales. Il protège les individuscontre les mauvais traitements au-delà du territoirede l’État membre et même s’ils sont infligés par despersonnes dont l’État membre n’est pas responsable.Un certain nombre d’affaires portent sur l’applicationde l’article 3 dans des cas d’expulsion. Dans ces af-faires, même lorsqu’il existe des facteurs tels qu’un

traité antérieur d’extradition, la nécessité de traduireen justice de présumés terroristes qui ont échappé àune juridiction, voire la sécurité nationale de l’Étatqui procède à l’expulsion, rien ne pourrait déchargerun État de sa responsabilité de ne pas renvoyer un in-dividu dans un autre État où les risques de mauvaistraitements sont réels.

Pour finir, signalons également que cette inter-diction absolue s’applique de la même manièrequand il s’agit du traitement de personnes détenuespour des raisons médicales et/ou soumises à untraitement médical. Lorsqu’un tel traitement a donnélieu à une plainte, la Cour a de nouveau rappelé que

s’il appartient aux autorités médicales de décider – surla base des règles reconnues de leur science – desmoyens thérapeutiques à employer, au besoin de force,pour préserver la santé physique et mentale desmalades entièrement incapables d’autodéterminationet dont elles ont donc la responsabilité, ceux-ci n’endemeurent pas moins protégés par l’article 3,dont les exigences ne souffrent aucune déroga-tion »37. (accentuation en gras rajoutée)

36 Irlande c/ Royaume-Uni,arrêt du 18 janvier 1978,série A no 25, § 163 ;Selmouni c/ France.CEDH 1999-V, § 95

37 Herczegfalvy c/ Autriche,24 septembre 1992, sérieA 24, § 82.

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L’application de l’Article 3en contexte

Détention

C’est dans le contexte du traitement des déte-nus que surviennent la plupart des violations de l’ar-ticle 3. C’est sans doute dans ce contexte que lesobligations de l’article 3 sont le plus clairement etexplicitement pertinentes. Ce sont donc les actesdes membres des forces de police, de sécurité oude l’armée et ceux du service pénitentiaire qui sontle plus souvent examinés lorsqu’il s’agit de détermi-ner s’il y a violation de l’article 3. Mais les personnesplacées en « détention civile », notamment dansun cadre médical et en particuliers les patients psy-chiatriques, peuvent aussi être concernées.

Les personnes privées de liberté, qui sont parconséquent sous le contrôle absolu des autorités,sont les plus vulnérables et les plus exposées aux abusde pouvoir de l’État. L’exercice de ce contrôle doit parconséquent être soumis à la plus stricte surveillancepour que les normes découlant de la Conventionsoient respectées. Il est donc peu surprenant que leComité européen pour la prévention de la torture(CPT) soit mandaté pour examiner le traitement despersonnes privées de liberté en vue de renforcer, le caséchéant, leur protection contre la torture et les peines

ou traitements inhumains ou dégradants38.Concernant les personnes privées de liberté, le

point de départ pour déterminer l’existence de mau-vais traitements consiste à se demander s’il y a euun quelconque recours à la force physique contre ledétenu. En règle générale, la Cour estime qu’un re-cours à la force physique qui n’est pas rendu stricte-ment nécessaire par la conduite du détenu constitueen principe une atteinte au droit inscrit à l’article 339.Cela découle du fait que le but de cet article est deprotéger la dignité humaine et l’intégrité physique,et que donc, tout recours à la force physique porteatteinte à la dignité humaine40.

Les signes visibles de lésions physiques et lestraumatismes psychologiques observables sont l’unedes indications les plus évidentes du recours à la forcephysique. Quand un détenu présente des lésions oudes signes de mauvaise santé, que ce soit à sa libéra-tion ou pendant sa détention, il revient aux autoritéschargées de la détention d’établir que ces signes ousymptômes sont sans rapport avec la période de dé-tention et avec le fait que cette détention a eu lieu.

Si les lésions sont liées à la période de la déten-tion ou au fait de la détention, et si elles résultent durecours à la force physique par les autorités, lesautorités chargées de la détention doivent être enmesure d’établir que ce recours à la force a étérendu nécessaire par la propre conduite du détenuet que seule la force absolument nécessaire a étéutilisée. La charge de la preuve incombe aux autori-

38 Article 1er de la Conven-tion européenne pour laprévention de la torture etdes peines ou traitementsinhumains ou dégradants.

39 Ribitsch c/ Autriche, arrêtdu 4 décembre1995,Recueil des arrêts et déci-sions - 1996 p. 26 § 34;Tekin, pp. 1517-18, §s 52et 53, et arrêt Assenov etautres c/ Bulgarie, du 28octobre 1998, Recueil1998-VIII § 94.

40 Ibid.

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tés chargées de la détention, qui doivent donnerune explication plausible de la manière dont lesblessures se sont produites. La crédibilité de cetteexplication sera évaluée, tout comme le sera la com-patibilité des circonstances avec l’article 341.

Arrestation et interrogatoire

Les possibilités de violations de l’article 3existent à chaque étape de la détention, de la mi-nute où la personne est placée en détention, habi-tuellement après arrestation ou interpellation par unagent de police ou un militaire, jusqu’à sa remise enliberté.

Dans l’affaire Ilhan c/ Turquie, le requérant avaitété sauvagement battu lors de son arrestation. Lescoups, y compris sur la tête, avaient entre autres étéassénés avec des crosses de fusil au moment où lesforces de sécurité avaient « capturé » le requérantqui se cachait. Un assez long moment s’était écouléavant que le requérant ne puisse recevoir des soinsmédicaux. De l’avis de la Cour, ce traitement consti-tuait une torture. Dans l’affaire Assenov c/ Bulgarie,bien qu’il n’ait pas été possible d’établir l’origine desblessures, ni qui en était responsable, celles-ciavaient également eu lieu pendant l’arrestation.Dans l’affaire Rehbock c/ Slovénie, le requérant avaitsouffert de lésions au visage pendant son arresta-tion. Selon la police, le requérant avait été blesséparce qu’il s’opposait à l’arrestation. Mais le recours

à la force était excessif et injustifié, et les autoritésne pouvaient expliquer pourquoi les blessuresétaient si graves. L’arrestation avait été planifiée, lesrisques, évalués, les policiers étaient beaucoup plusnombreux que les suspects et la victime n’avaitpointé aucune arme contre la police42.

Dans les cas de torture, quand les mauvaistraitement sont destinés à obtenir des renseigne-ments ou des aveux, il est fort probable que la viola-tion se produise au début de l’arrestation, pendantles interrogatoires. Et plus probablement dans unposte de police que dans une prison. C’est ce quiressort des affaires dont la Cour a eu à connaître etde l’expérience du CPT qui tenait à souligner que

d’après son expérience, la période qui suit immédiatementla privation de liberté est celle où le risque d’intimidationet de mauvais traitements physiques est le plus grand43.Le CPT déclarait également que, comme pour

les adultes, le risque pour les mineurs d’être délibé-rément maltraités est plus élevé dans des locaux depolice que dans d’autres lieux de détention44.

Conformément au principe selon lequel laConvention est un « instrument vivant à interpréterà la lumière des conditions de vie actuelles », l’in-terprétation et l’application de l’article 3 signifientque certains actes autrefois qualifiés de « traite-ments inhumains et dégradants », et non de « tor-ture », pourraient recevoir une qualificationdifférente à l’avenir. Dans l’affaire Selmouni c/ France,la Cour a estimé que

41 Tomasi c/ France, arrêt du27 août 1992, série Ano 241 – A pp. 40-41 §108-111 ; Ribitschc/ Autriche, arrêt du 4 dé-cembre1995, Recueil desarrêts et décisions - 1996p. 26 § 34; Aksoyc/ Turquie, arrêt du 18décembre 1996 § 61.

42 Arrêt Assenov c/ Bulgarie,28 octobre 1998, Recueil1998-VIII.

43 6e rapport général du CPT(1996), § 15, et commen-taires similaires dans le 9e

rapport général (1999)§ 23.

44 9e rapport général, § 23.

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le niveau d’exigence croissant en matière de protectiondes droits de l’homme et des libertés fondamentales im-plique, parallèlement et inéluctablement, une plusgrande fermeté dans l’appréciation des atteintes auxvaleurs fondamentales des sociétés démocratiques45.La Cour a réitéré cet avis dans l’arrêt Dikme46.Depuis le milieu des années 1990, la Cour a à

nouveau dû se prononcer sur des allégations selonlesquelles des personnes avaient été victimes detorture dans des centres de détention d’Étatsmembres. Dans plusieurs affaires, il a été considéréque certains actes constituaient une torture auxtermes de la Convention. Ce sont, entre autres :➤ la « pendaison palestinienne », où la victime

est suspendue par les bras attachés derrière ledos (Aksoy c/ Turquie47) ;

➤ les passages à tabac (Selmouni c/ France, Dikmec/ Turquie) ;

➤ les passages à tabac associés à une absence detraitement médical (Ilhan c/ Turquie) ;

➤ les décharges électriques (Akkoç c/ Turquie) ;➤ le viol (Aydin c/ Turquie) ;➤ la falaka, c’est-à-dire des coups assénés sur la

plante des pieds (Salman c/ Turquie, Affairegrecque48).Dans les affaires Tomasi, Ribtisch et Tekin entre

autres, la Cour a estimé que les coups infligés auxdétenus constituaient des mauvais traitements.

Toutes ces affaires se sont produites pendantdes périodes de détention. Ce fait confirme qu’il est

essentiel, à cette étape de la détention, que le sys-tème juridique fournisse des garanties fondamen-tales contre les mauvais traitements. Les troisgaranties essentielles sont➤ le droit du détenu d’informer de sa détention

un tiers de son choix (membre de la famille,ami, consulat),

➤ le droit d’avoir accès à un avocat,➤ le droit de demander un examen par un méde-

cin de son choix.De l’avis du CPT, ces garanties fondamentales

devraient s’appliquer dès le tout début de la priva-tion de liberté49.

Pendant la période initiale de détention toutparticulièrement, les autorités chargées de la déten-tion doivent être en mesure de préciser très exacte-ment où sont les détenus, qui a pu les rencontrer etoù ils se trouvent à n’importe quel moment.

Dans les cas où un requérant se plaint d’avoirsubi des mauvais traitements, les juges sont en droitd’attendre des autorités chargées de la détentionqu’elles apportent des contre preuves à l’effet quetoute lésion ou tout problème médical chez le dé-tenu ne se sont pas produits pendant la détention,ou qu’ils sont le résultat d’une action légitime quipeut être expliquée. La Cour a déclaré ce qui suit :

Quand le décès survient en détention et même s’il est lié àdes blessures peu importantes, le gouvernement estd’autant plus tenu de fournir une explication satisfaisante.Dans ce contexte, les autorités ont la responsabi-

45 Arrêt Selmouni.46 Op. cit. § 92.47 Arrêt Aksoy c/ Turquie du

18 décembre 1996, Re-cueil 1996-VI.

48 Affaire grecque, rapportde la Commission du5 novembre 1969, An-nuaire XII.

49 2e rapport général du CPT(1991), § 36.

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lité de conserver des données détaillées et préci-ses sur la détention de la personne et d’être dansune position qui leur permet d’expliquer de ma-nière convaincante toute blessure50. » (accentua-tion en gras rajoutée) (traduction non officielle)Le CPT avait déjà attiré l’attention sur ce devoir

lorsqu’il écrivaitque les garanties fondamentales accordées aux per-sonnes détenues par la police seraient renforcées (et letravail des fonctionnaires de police sans doute facilité)par la tenue d’un registre de détention unique et com-plet, à ouvrir pour chacune desdites personnes. Dans ceregistre, tous les aspects de la détention d’une personneet toutes les mesures prises à son égard devraient êtreconsignés (moment de la privation de liberté et motif(s)de cette mesure ; moment de l’information de l’intéressésur ses droits ; marques de blessures, signes de troublesmentaux, etc. ; moment auquel les proches/le consulatet l’avocat ont été contactés et moment auquel ils ontrendu visite au détenu ; moment des repas ; période(s)d’interrogatoire ; moment du transfert ou de la remiseen liberté, etc.)51.

Conditions de détention

Les conditions de détention peuvent parfoisconstituer un traitement inhumain ou dégradant.Dans ce domaine également, on constate uneévolution continuelle des normes élémentairesqui sont acceptables dans les sociétés52. À cet

égard, les travaux du CPT constituent une contri-bution significative et cruciale.

Les conditions de détention renvoient toutautant à l’environnement général dans lequel setrouvent les détenus qu’aux conditions spécifiquesde détention et au régime pénitentiaire auquel ilssont soumis. Pour déterminer si l’environnementd’un détenu ou les conditions qui lui sont imposéessont conformes à la Convention, il faut tenir comptede son âge, de son sexe et de son état de santé, dudanger qu’il représente et s’il est ou non en déten-tion provisoire.

Une personne placée en détention provisoireet dont la responsabilité pénale n’a pas été établiepar une décision judiciaire finale bénéficie de la pré-somption d’innocence, laquelle s’applique nonseulement en matière de procédure pénale maisaussi au régime régissant les droits de ces per-sonnes dans les centres de détention.

En outre, certains détenus ont des besoins par-ticuliers et ne pas y faire attention entraîne un traite-ment dégradant. Dans l’affaire Price, la victime, dontles quatre membres avaient été atteints pendant lagestation, et qui avait de nombreux problèmes desanté, entre autres une déficience rénale, avait étéincarcérée pendant sept jours pour outrage à la Courlors d’une procédure civile. Avant de faire immédiate-ment écrouer la victime, une peine que la Cour a esti-mée particulièrement dure, le juge n’avait rien faitpour déterminer où elle serait détenue ni pour s’as-

50 Salman c/ Turquie.51 2e rapport général du CPT

(1991), § 40.52 Dans des affaires plus

anciennes, la Cour etl’ancienne Commissionsemblaient peu disposéesà conclure que des condi-tions de détention vio-laient l’article 3. Danscertaines affaires même,des violations des normesinternationales relatives àla détention avaient bienété constatées, maisaucune violation de l’ar-ticle 3. Décision du 11décembre 1976, AnnuaireXX, décision du 11 juillet1977 D&R 10. Krocher etMoller c/ Suisse, Rapportde la Commission, 16 dé-cembre 1982, D&R 34.

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surer qu’il serait possible de fournir des locaux adé-quats lui permettant de faire face à son grave handi-cap. Ses conditions de détention étaient en totaleinadéquation avec son état de santé. Et si rien neprouvait qu’il y ait eu une réelle intention d’humilierou d’avilir la requérante, la Cour a estimé que le faitde placer en détention une personne gravement han-dicapée dans des conditions où le froid est une me-nace pour elle, où elle risque d’avoir des plaies parceque son lit est trop dur ou inaccessible, et où ellen’est pas en mesure d’aller aux toilettes ni de resterpropre sans de grandes difficultés, constitue untraitement dégradant contraire à l’article 3.

En matière de détention, l’évolution desnormes exige que des pratiques ou des traitementscourants dans les systèmes pénitentiaires soient ré-gulièrement réexaminés pour faire en sorte qu’ilscontinuent de respecter les normes figurant à l’ar-ticle 3, ou pour qu’un traitement spécifique, quin’est pas en soi dégradant, ne soit appliqué d’unemanière qui puisse le rendre dégradant.

L’isolement cellulaire a souvent donné lieu àdes plaintes pour conditions de détention inhu-maines ou dégradantes, mais ni la Cour ni le CPTn’ont jugé l’isolement cellulaire contraire en soi àl’article 3. Pour autant, il faut accorder une impor-tance particulière aux prisonniers détenus – pourquelque cause que ce soit (raisons disciplinaires,« dangerosité » ou comportement « perturba-teur », dans l’intérêt d’une enquête criminelle, à

leur propre demande) – dans des conditions s’appa-rentant à une mise à l’isolement. Ainsi, au cas oùl’isolement cellulaire serait prolongé ou imposé àune personne en détention préventive ou à un mi-neur, la question pourrait être différente.

De l’avis du CPT, la mise à l’isolement peut, danscertaines circonstances, constituer un traitement in-humain et dégradant53. La gravité de cette mesure, sadurée, son objectif, l’effet cumulatif de toute autrecondition imposée au détenu ainsi que ses effets surle bien être physique et psychique de l’individu sontdes facteurs à prendre en compte pour décider si uncas précis d’isolement cellulaire ou de séparationconstitue une violation de l’article 354.

La fouille à corps est un autre traitement que lesdétenus doivent supporter et qui peut être dégradantdans certaines circonstances. La Cour a estimé que siles fouilles à corps peuvent être nécessaires dans cer-taines occasions pour assurer la sécurité de la prisonou empêcher des troubles ou des infractions, ellesdoivent néanmoins être effectuées d’une manière ap-propriée. Le fait d’obliger un homme à se dévêtir entiè-rement en présence d’une femme officier qui a ensuitetouché ses organes sexuels et sa nourriture avec sesmains nues manifeste un manque évident de respect etporte atteinte à la dignité humaine. La Cour a jugé quecela avait dû le laisser avec un sentiment d’angoisse etd’infériorité susceptible de l’humilier et de l’avilir, etque cette fouille constituait un traitement dégradantau sens de l’article 3 de la Convention55.

53 2e rapport général du CPT(1991), § 56.

54 Décisions du 11 juillet1973, collection 44,8 juillet 1978 D&R 14 et9 juillet 1981.

55 Arrêt Valašinas c/ Lituaniedu 24 juillet 2001

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D’autres pratiques et mesures telles que le faitde mettre des menottes aux détenus ou le recours àd’autres formes de contrainte ou de mesures disci-plinaires, la privation d’exercice en plein air ou dudroit de visite, par exemple, doivent également êtreréexaminées et surveillées pour garantir qu’elles nesont pas imposées abusivement ni n’entraînent detraitements dégradants.

Dans l’Affaire grecque56, la Commission a conclu quelorsqu’il y avait surpopulation carcérale et que le chauf-fage, le réseau d’assainissement, les conditions decouchage, la nourriture, les loisirs et les contacts avecle monde extérieur étaient inadéquats, les conditionsde détention étaient dégradantes. De telles conditionsde détention, notamment la surpopulation, demeurentproblématiques aujourd’hui et continuent de violer lesnormes prévues par la Convention.

Dans une autre affaire, pendant au moins deuxmois, un détenu avait passé une partie considérablede chaque période de vingt-quatre heures pratique-ment confiné dans son lit, dans une cellule sans aéra-tion ni fenêtre où, à certains moments, la chaleurdevenait insupportable. Il avait dû utiliser les toilettesen présence d’un codétenu et être présent quand cemême détenu utilisait son tour les toilettes. La Cour aestimé que ces conditions de détention portaientatteinte à la dignité humaine du détenu et faisaientnaître en lui des sentiments d’angoisse et d’inférioritéaptes à l’humilier et à l’avilir, et pouvaient briser sa ré-sistance physique ou morale. De plus, la Cour a jugé

que l’absence d’efforts pour améliorer les conditionsde détention, qui avaient fait l’objet de plaintes, dé-notait une absence de respect pour le détenu. En ré-sumé, la Cour a estimé que les conditions dedétention du requérant dans l’unité d’isolement de laprison constituaient un traitement dégradant au sensde l’article 3 de la Convention57.

Dans une autre affaire encore, le détenu étaitresté confiné dans une cellule surpeuplée et sale oùles installations sanitaires et de couchage étaient in-suffisantes, où l’eau chaude était rare, où il n’y avaitpas d’air frais ni de lumière naturelle, aucune courne permettant de faire de l’exercice. Les rapports duCPT corroboraient les dires du détenu. Dans sonrapport, le CPT soulignait que les cellules et lerégime carcéral de ce lieu de détention étaient toutà fait inappropriés pour une période supérieure àquelques jours, le taux d’occupation étant manifes-tement excessif et les équipements sanitaires dansun état déplorable.

Pour conclure, la Cour a estimé que les condi-tions de détention du requérant, notamment lagrave surpopulation et l’absence de couchage, as-sociées à la longueur démesurée de sa détentiondans de telles conditions, constituaient un traite-ment dégradant contraire à l’article 358.

L’issue de ces affaires laisse à penser qu’àl’heure actuelle, notamment depuis la création duCPT et l’accroissement du nombre d’ONG qui sur-veillent les conditions de détention, les conditions

56 Annuaire XII, 1969.57 Arrêt Peers c/ Grèce du

19 avril 2001.58 Arrêt Dougoz c/ Grèce du

6 mars 2001.59 Dans une série d’affaires

relatives à la durée de laprocédure civile, la Courn’a cessé de souligner queles États ont le devoir d’or-ganiser leur système judi-ciaire de façon à respecterles normes en matièred’équité des procès (ar-ticle 6). Voir à ce titre Multic/ Italie, série A 281 - C ;Susmann c/ Allemagne,arrêt du 16 septembre1996, Recueil 1996-IV.Dans le cas de l’article 3,l’obligation des États d’or-ganiser leur système dedétention et de veiller à ceque les individus ne soientpas maintenus dans desconditions dégradantessera encore plus pressante.

60 2e rapport général d’acti-vités du CPT, § 44.

61 7e rapport général du CPT,§ 13 : « À plus d’une re-prise, le CPT a été amenéà conclure que les effetsnéfastes du surpeuplementavaient abouti à des condi-tions de détention inhu-maines et dégradantes. »

62 Dans son 10e rapport géné-ral, § 31, le CPT a spécifi-

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non conformes aux normes internationales sontpeu tolérées. On peut s’attendre que la Cour sur-veille d’avantage la question, qu’elle soit plus vigi-lante et que les autorités nationales soient tenuesd’avoir la même attitude.

L’article 3 n’admettant aucune réserve, lesexplications selon lesquelles la surpopulation car-cérale, l’absence de couchage ou d’installationssanitaires sont le résultat de facteurs écono-miques et de facteurs endémiques ou organisa-tionnels précédents ne peuvent justifier cesdéficiences59. Le CPT a fait remarquer que lesmauvais traitements peuvent revêtir de multiplesformes qui, pour nombre d’elles, peuvent ne pasrésulter d’une volonté délibérée mais être plutôtle résultat de déficiences dans l’organisation oud’insuffisance des ressources60.

Les situations et pratiques qui peuvent êtreconsidérées comme dégradantes au titre de l’ar-ticle 3, soit seules soit en association, sont lasurpopulation61, l’absence d’exercice en plein airpour tous les détenus, l’absence de contacts avecle monde extérieur, des normes d’hygiène insuffi-santes, des installations pour la toiletteinappropriées62, et l’absence de soins médicauxet dentaires63. Les autorités ont l’obligation deprotéger la santé des personnes privées de li-berté64. L’absence de traitement médical appro-prié peut constituer un traitement contraire àl’article 365.

Détention pour motifs médicaux

Quand on évalue la compatibilité d’un traite-ment ou d’une peine avec les normes inscrites à l’ar-ticle 3 et qu’il s’agit de personnes souffrant detroubles mentaux, il faut prendre en considérationleur vulnérabilité et leur incapacité, parfois, à seplaindre de façon cohérente ou à arriver à seplaindre de la façon dont un traitement particulierles affecte66.

Dans une cause concernant le Royaume-Uni, laCour a estimé que l’absence de surveillance efficace del’état de la victime et l’absence d’évaluation psychia-trique informée pour juger de son état et de son traite-ment révélaient des manques importants dans lessoins médicaux dispensés à une personne atteinte demaladie mentale dont on savait qu’elle était suicidaire.

Le fait que l’on ait prononcé contre lui unesanction disciplinaire sévère – sept jours d’isole-ment dans le quartier disciplinaire et vingt-huit jourssupplémentaires à purger deux semaines après lesfaits, neuf jours seulement avant la date prévue pourson élargissement – qui peut avoir ébranlé sa résis-tance physique et morale, n’était pas compatibleavec le traitement normalement requis pour un ma-lade mental. La Cour a estimé que cette sanctiondisciplinaire devait être considérée comme unepeine et un traitement inhumain et dégradant ausens de l’article 3 de la Convention67.

Dans le contexte d’une détention psychia-

quement souligné les be-soins des femmes en ma-tière d’hygiène : « Lesbesoins spécifiques d’hy-giène des femmes doiventrecevoir une réponse ap-propriée. Il importe particu-lièrement qu’elles aientaccès, au moment voulu, àdes installations sanitaireset des salles d’eau, qu’ellespuissent, quand nécessaire,se changer ... et qu’ellesdisposent des produitsd’hygiène nécessaires, telsque serviettes hygiéniquesou tampons. Le fait de nepas pourvoir à ces besoinsfondamentaux peut consti-tuer en soi un traitementdégradant. »

63 3e rapport général du CPT(1993), § 30 : « Un niveaude soins médicaux insuffi-sant peut conduire rapide-ment à des situations quis’apparentent à des traite-ments inhumains ou dé-gradants ».

64 Hurtado c/ Suisse, Rapportde la Commission, 8 juillet1993, série A no 280,p. 16, § 79.

65 Ilhan c/ Turquie, CEDH2000-VII.

66 Arrêt Herczegfalvyc/ Autriche du 24 sep-tembre 1992, série Ano 244, § 82; Arrêt Aerts

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trique, dans une affaire qui impliquait l’Autriche en1983, M. Herczegfalvy a argué que son traitementmédical violait l’article 3, car on l’avait forcé à man-ger et à prendre des médicaments, et il avait étéisolé et attaché par des menottes à un lit de sûreté.Bien que la Commission ait considéré que la ma-nière dont le traitement avait été administré n’avaitpas respecté l’article 3 puisque les mesures avaientété violentes et prolongées de manière excessive, laCour n’a pas abondé dans ce sens.

Le gouvernement avait fait valoir, entre autres,que le traitement médical était urgent en raison de ladétérioration de la santé physique et mentale du re-quérant, et que c’était la résistance du patient à tousles traitements, son extrême agressivité à l’égard dupersonnel hospitalier, qui expliquaient pourquoicelui-ci avait eu recours à des mesures de conten-tion, y compris aux menottes et au lit de sûreté. Legouvernement a, en outre, fait valoir que l’uniqueobjectif avait toujours été de nature thérapeutiqueet que ces mesures avaient pris fin dès que l’état dupatient l’avait permis.

Bien que la Cour ait jugé que « la situation d’in-fériorité et d’impuissance qui caractérise les pa-tients internés dans des hôpitaux psychiatriquesappelle une vigilance accrue dans le contrôle du res-pect de la Convention », elle a infirmé l’appréciationde la Commission. La Cour s’est dite préoccupée parla durée du recours aux menottes et au lit de sûreté,mais elle a cependant estimé que les éléments qui

lui avaient été présentés n’étaient pas suffisantspour réfuter les arguments du gouvernement selonlesquels, d’après les principes généralement accep-tés à l’époque en psychiatrie, la nécessité médicalejustifiait le traitement en question.

Cela étant, les normes relatives au traitementdes patients psychiatriques évoluent. Une vigilanceparticulière doit être de mise en cas de recours àdes instruments de contention physique commedes menottes, des sangles, des camisoles de force,etc. Ce recours ne se justifie que rarement. Un sys-tème juridique qui autorise l’utilisation régulière deces techniques, ou dans lequel cette utilisationn’est pas expressément prescrite par un médecin ouimmédiatement portée à la connaissance d’un mé-decin pour approbation, sera sans doute probléma-tique au regard du respect de la Convention.

Si, exceptionnellement, il est fait usage d’ins-truments de contention physique, ceux-ci devraientêtre ôtés dès que possible. Un usage prolongé deces instruments emporte violation de l’article 3. Parailleurs, ces moyens de contention ne devraient ja-mais être appliqués, ni leur application prolongée, àtitre de sanction. L’usage de ces instrumentscontrevient à l’article 3 s’il a pour but de punir.

Le CPT a publiquement fait savoir qu’il a ren-contré des patients psychiatriques soumis à unecontention physique pendant des jours. Il a sou-ligné qu’un tel état de chose ne pouvait avoiraucune justification thérapeutique et s’apparentait,

c/ Belgique du 30 juillet1998, Recueil 1998-V, p.1966, § 66.

67 Arrêt Keenanc/ Royaume-Uni du3 avril 2001

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à son avis, à un mauvais traitement68.La pratique de l’isolement (l’enfermement soli-

taire dans une pièce) de patients violents ou autre-ment « ingérables » soulève également despréoccupations au titre de l’article 3. Le CPT a fait sa-voir que dans le cas des patients psychiatriques, l’iso-lement ne doit jamais être utilisé à titre de sanction69.

Quand on a recours à l’isolement pour des mo-tifs autres que la sanction, le CPT recommandel’établissement de directives détaillées explicitantnotamment : les types de cas dans lesquels il estpossible d’y avoir recours ; les objectifs visés ; sadurée et la nécessité de révisions fréquentes ; l’exis-tence de contacts humains appropriés ; l’obligationd’une attention renforcée du personnel. Vu la ten-dance de la psychiatrie moderne à éviter l’isolementdes patients et étant donné les doutes que sou-lèvent les effets thérapeutiques de cette pratique,l’absence des conditions requises amènera à se de-mander si l’isolement respecte l’article 3.

Concernant certains traitements spécifiques despatients psychiatriques, un consensus émerge dansplusieurs domaines sur la question de savoir s’ilsconstituent un traitement dégradant. L’électro-convulsivo-thérapie (ECT) est l’un de ces domaines. Sicette forme de traitement demeure reconnue d’aprèsles principes généralement acceptés en psychiatrie, leCPT est très préoccupé lorsqu’il constate que l’ECT estadministré sous sa forme non atténuée (c’est-à-diresans anesthésiques et myorelaxants) ; il estime que

cette méthode ne peut plus être considérée commeacceptable dans la pratique de la psychiatrie moderne.Le procédé en tant que tel est dégradant, à la fois pourles patients et pour le personnel concerné70.

Dans la mesure où l’administration de l’ECT,même sous sa forme atténuée, pourrait être consi-dérée comme dégradante si elle devait humilier lepatient aux yeux des autres, le CPT a conclu quel’ECT doit être administrée hors de la vue d’autrespatients (de préférence dans une pièce réservée àcet effet et équipée en conséquence) et par un per-sonnel spécifiquement formé pour l’appliquer.

Autres lieux de détention

La détention ne se limite pas aux prisons et cel-lules de police. Dès qu’une personne est privée deliberté, les normes s’appliquant à cette détentionsont réputées respecter l’article 3. Tous les lieux derétention où sont maintenus des étrangers retenus,y compris les locaux de maintien aux points d’entréetels que les ports et les aéroports, sont représenta-tifs de cette situation.

Le CPT a souvent estimé que les locaux demaintien aux points d’entrée sur le territoire étaientinadéquats, notamment pour des séjours prolongés.Plus particulièrement, des délégations du CPT ont, àplusieurs reprises, rencontré des personnes mainte-nues pendant des jours dans des conditions impro-visées à l’intérieur de halls d’aéroports. Il est évident

68 8e rapport général duCPT, § 48.

69 8e rapport général duCPT, § 49.

70 Ibid. § 39.

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que de telles personnes devraient pouvoir disposerde moyens adéquats pour dormir, avoir accès à leursbagages, à des toilettes et à d’autres installationssanitaires équipées de façon appropriée, ainsiqu’être autorisées à respirer quotidiennement del’air frais. De plus, il convient de garantir l’accès à lanourriture et, si nécessaire, aux soins médicaux.

Expulsion

Aux termes de la jurisprudence constante de laCour, l’expulsion d’un individu vers un pays où ilpeut être soumis à un traitement qui viole l’article 3engage, au titre de la Convention, la responsabilitéde l’État qui procède à l’expulsion.

Ce principe date de l’affaire Soering dans laquelleles États-Unis cherchaient à faire extrader duRoyaume-Uni un fugitif devant répondre de l’accusa-tion d’assassinat dans l’État de Virginie. Le requérantcherchait à interrompre le processus d’extradition aumotif qu’au cas où il serait reconnu coupable d’assas-sinat aux États-Unis, il ferait face à la peine de mort,et plus précisément au « syndrome du couloir de lamort », ce qui, d’après lui, constituait un traitementinhumain. Le syndrome du couloir de la mort asso-ciait des conditions de détention – un régime péni-tentiaire très strict dans un établissement de hautesécurité, que le détenu devrait endurer pendant desannées du fait de la longueur des différents procé-dures d’appel –, à l’angoisse de vivre avec l’idée om-niprésente de la mort. Son âge (moins de dix-huit ans)

et son état mental à l’époque des faits avaient amenéla Cour à établir que ces conditions constituaient ef-fectivement un traitement inhumain et dégradant. LaCour avait jugé que, dans ces circonstances, il yaurait violation de l’article 3 si la décision duRoyaume-Uni d’extrader le requérant vers les États-Unis recevait exécution.

À la suite de l’arrêt Soering, une série d’affairessont venues consolider le principe voulant que lors-qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire quel’intéressé, si on le livre à l’État requérant, y courraun risque réel d’être soumis à la torture, ou à despeines ou traitements inhumains ou dégradants, laresponsabilité de l’État qui extrade sera engagée àraison d’un acte qui a pour résultat direct d’exposerquelqu’un à des mauvais traitements prohibés71.

Il est donc essentiel d’examiner avec rigueurtoute allégation selon laquelle l’expulsion d’une per-sonne dans un pays tiers l’exposerait à un traitementinterdit par l’article 3. Il faut considérer que l’applica-tion automatique et mécanique de dispositions pré-voyant un court délai pour soumettre une demanded’asile ne respecte pas la protection de la valeur fon-damentale inscrite à l’article 3 de la Convention.

La question de savoir si ce processus de déci-sion offre, dans son ensemble, les garanties néces-saires pour que des personnes ne soient pasrenvoyées dans des pays où elles risquent d’êtretorturées ou maltraitées est une question d’impor-tance pour le CPT puisqu’elle touche à son rôle pré-

71 Arrêt Soeringc/ Royaume-Uni du7 juillet 1989, série Ano 61, § 90-91.

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ventif. Ce comité a exprimé le souhait d’examiner sila procédure applicable permet réellement à la per-sonne concernée d’exposer son cas, et si les fonc-tionnaires responsables de ces dossiers ont reçuune formation appropriée et ont accès à des infor-mations objectives et indépendantes sur la situa-tion des droits de l’homme dans d’autres pays. Enraison de la gravité des intérêts en jeu, le CPT re-commande que toute décision impliquant le départd’une personne du territoire d’un État puisse fairel’objet d’un appel devant un autre organisme indé-pendant avant d’être appliquée.

La Cour a estimé qu’une expulsion poseraitproblème aux termes de l’article 3 dans plusieurs af-faires, concernant, entre autres, l’expulsion versl’Inde d’une personne de nationalité indienne quisoutenait le mouvement séparatiste sikh auPendjab, l’expulsion d’une iranienne vers l’Iran oùelle serait presque certainement condamnée à mortpour adultère présumé, et l’expulsion vers Zanzibard’un opposant politique qui avait déjà été torturé72.

Disparitions

Le phénomène des disparitions pose un pro-blème intéressant dans son rapport avec des viola-tions potentielles de l’article 3. On parle de disparitionlorsqu’une personne est emmenée dans un lieu de dé-tention non reconnu, par des agents de l’État ou pardes personnes agissant au nom des autorités officiel-les ou avec leur accord. Ces détentions non reconnues

se terminent par une éventuelle confirmation du décèsde la personne ou un silence complet quant au sort du« disparu ». Auquel cas, la famille et les amis finissentpar penser que la personne est morte. Cette situationsoulève deux questions : qu’en est-il de la dignité de lapersonne soumise à une détention non reconnue etquelle est l’incidence de la disparition sur la famille etles êtres chers ?

La Cour a choisi de ne pas traiter la disparitionen soi comme un traitement inhumain et dégradant,mais de s’y intéresser au titre de l’article 5 (privationde liberté). Pour autant, elle reconnaît que dans cer-tains cas, des éléments viennent montrer qu’unepersonne a subi des mauvais traitement avant de« disparaître »73, mais elle fait remarquer que letraitement infligé à un personne pendant sa « dis-parition » est pure spéculation. Elle est d’avis queles très graves préoccupations que doit soulever letraitement des personnes dont la détention n’estpas officiellement reconnue, ou soustraites aux ga-ranties judiciaires indispensables, doivent être exa-minées sous l’angle de l’article 5 (privation deliberté) plutôt que de l’article 3.

La Cour a cependant admis qu’il est indispen-sable d’apprécier l’incidence d’une disparition sur lesproches de la personne disparue. Dans l’affaire Kurtc/ Turquie, la requérante alléguait que son fils avaitdisparu aux mains de l’armée turque et des « gardesde village » locaux. La requérante s’était adressée auprocureur dans les jours qui avaient suivi la dispari-

72 Arrêt Jabari c/ Turquie du11 juillet 2001.

73 Kurt c/ Turquie ; Kayac/ Turquie.

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tion de son fils, car elle croyait fermement qu’il avaitété placé en détention. Elle avait vu de ses yeux qu’ilavait été appréhendé au village, et le fait qu’il n’ait pasreparu depuis lors lui avait fait craindre pour sa sécu-rité. Or, le procureur n’avait pas examiné sa doléance.L’intéressée était donc restée dans l’angoisse car ellesavait que son fils était détenu et aucune informationofficielle n’était fournie sur son sort. Cette angoisseavait duré longtemps.

Compte tenu des circonstances comme du faitque la plaignante était la mère de la victime et étaitelle-même victime de la passivité des autorités de-vant son angoisse et sa détresse, la Cour a estiméque l’État défendeur avait enfreint l’article 3 àl’égard de la requérante. Elle a toutefois explicite-ment déclaré que l’affaire Kurt n’établit pas de prin-cipe général selon lequel un membre de la familled’une « personne disparue » est victime d’untraitement relevant de l’article 3.

La question de savoir si un membre de la familleest victime d’un traitement relevant de l’article 3 dé-pend de l’existence de facteurs particuliers qui don-nent à la souffrance du requérant une dimension etun caractère distincts de la détresse émotionnelle quiserait inévitablement causée aux parents d’une per-sonne dont les droits fondamentaux ont été grave-ment violés. Les éléments à prendre en compte sontla proximité du lien de parenté – à ce titre, un certainpoids sera accordé au lien parent-enfant –, les cir-constances particulières de la relation, dans quelle

mesure le membre de la famille a été témoin des évé-nements en question, dans quelle mesure il a parti-cipé aux tentatives pour obtenir des informations surla personne disparue et comment les autorités ontréagi à ces demandes d’éclaircissements.

Dans l’affaire Ta� c/ Turquie, la Cour a estimé que,eu égard à l’indifférence et à l’insensibilité des autori-tés devant les inquiétudes de l’intéressé et à la pro-fonde angoisse et incertitude que celui-ci a éprouvéesde ce fait, le requérant avait été victime de la conduitedes autorités, au point d’entraîner une violation del’article 3. De même, dans les affaires Timurta� et Çiçek,les requérants étaient des parents de disparus quiavaient souffert de l’indifférence et de l’insensibilitédes autorités.

La Cour souligne, en outre, que l’essence d’unetelle violation ne réside pas tant dans le fait de la« disparition » du membre de la famille que dansles réactions et le comportement des autorités faceà la situation qui leur a été signalée. C’est notam-ment au regard de ce dernier élément qu’un parentpeut se prétendre directement victime du compor-tement des autorités74.

Discrimination

Dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandalic/ Royaume-Uni, la Commission a estimé que le ra-cisme institutionnel constituait un traitement dé-gradant. Bien qu’en désaccord sur les faits, laCour a admis le principe qu’une discrimination de

74 Arrêt Çakici c/ Turquie du8 juillet 1999, Recueil1999, §§ 98-99.

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cette nature pouvait constituer un traitement dé-gradant. Cette conception a été reprise par laCour permanente. Après avoir examiné la requêted’un groupe de personnes qui avaient été révo-quées des forces armées britanniques en raisonde leur orientation sexuelle, la Cour a déclaréqu’elle

n’excluait pas qu’un traitement reposant sur un pré-jugé de la part de la majorité envers une minorité

puisse, en principe, tomber sous l’empire de l’ar-ticle 375.La Cour a cependant jugé que si l’enquête et le

renvoi subséquent avaient sans aucun doute étéune source de détresse et d’humiliation pour cha-cun des requérants, eu égard à l’ensemble des cir-constances de la cause, le traitement n’avait pasatteint le minimum de gravité requis pour tombersous le coup de l’article 3 de la Convention76.

75 Arrêt Abdulaziz, Cabaleset Balkandalic/ Royaume-Uni du28 mai 1985, série Ano 94.

76 Arrêt Smith et Gradyc/ Royaume-Uni du27 septembre 1999.

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Obligations positivesdécoulant de l’Article 3

Pour pouvoir être efficacement exercés, lesdroits inscrits dans la Convention européennedoivent être accompagnés de garanties concrètes etefficaces. Des mesures préventives et protectricescontre les mauvais traitements sont essentielles.Nombre de ces garanties existent dans les systèmesjuridiques nationaux, dans la protection qu’ils ac-cordent aux individus contre toutes les formesd’agressions, et dans le droit qu’ont les victimes dedemander réparation à ceux qui se livrent à ces actes.

Ces obligations positives se décomposent endeux catégories : d’une part, l’obligation, pour lesystème juridique, de protéger les personnes privéescontre les violences des autres particuliers, et passeulement celles imputables à des agents de l’État :c’est que l’on appelle la théorie de la Drittwirkung ;d’autre part, l’obligation procédurale d’enquêter surles cas allégués de mauvais traitements.

Droits procéduraux découlantde l’Article 3

Des articles 1 et 3 de la Convention découlent,pour les États, certaines obligations positives desti-nées à prévenir la torture et d’autres formes de mau-vais traitements, et à permettre réparation dans les

causes concernées. Dans l’affaire Assenov et autresc/ Bulgarie77, la Cour a considéré que lorsqu’un indi-vidu affirme de manière défendable avoir subi, auxmains de la police ou d’autres services comparablesde l’État, de graves sévices illicites et contraires àl’article 3, cette disposition, combinée avec le de-voir général imposé à l’État par l’article 1 de laConvention de « reconnaître à toute personne rele-vant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis(...) [dans la] Convention », requiert, par implica-tion, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cetteenquête doit pouvoir mener à l’identification et à lapunition des responsables. Toutefois, l’obligationde l’État ne s’applique qu’en relation aux mauvaistraitements qui auraient été infligés à des personnesrelevant de sa juridiction.

Dans l’affaire Labita c/ Italie, la Cour a confirmécette obligation car, s’il n’en allait pas ainsi, nonobs-tant son importance fondamentale, l’interdiction lé-gale générale de la torture et des peines outraitements inhumains ou dégradants serait ineffi-cace en pratique, et il serait possible, dans certainscas, à des agents de l’État de fouler aux pieds, enjouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceuxsoumis à leur contrôle.

La Drittwirkung

Ces dernières années, la Cour a eu à connaîtreplusieurs affaires de traitements inhumains ou dé-gradants infligés à des particuliers, mais par des per-

77 Arrêt du 28 octobre 1998,Recueil 1998-VIII

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sonnes privées et non par un agent de l’État.Quand elle s’est penchée sur ces affaires, la

Cour a indiqué l’étendue de l’article 3 et souligné l’undes domaines où les obligations positives découlantde cet article occupent une place de choix. Ces situa-tions soulignent que l’État a la responsabilité d’ins-taurer des mesures et des mécanismes visant àprotéger les particuliers contre des mauvais traite-ments, quelle que soit la source de ces traitements.

Tel qu’indiqué plus haut, les hautes partiescontractantes sont, au titre de l’article 1 de laConvention, obligées de reconnaître à toute per-sonne relevant de leur juridiction les droit et libertésdéfinis dans la Convention. Combinée avec l’ar-ticle 3, cette obligation impose aux États deprendre des mesures visant à garantir que les parti-culiers relevant de leur juridiction ne sont pas sou-mis à la torture ni à des traitements inhumains oudégradants, même lorsque ces mauvais traitementssont infligés par des personnes privées.

Au Royaume-Uni, dans une affaire qui a ouvertde nouvelles perspectives, un jeune garçon avait étésévèrement battu par son beau-père. Celui-ci avaitété poursuivi pour voies de fait, mais le droit interneautorisait un parent à avancer le « châtiment rai-sonnable » comme moyen de défense quand leschâtiments incriminés étaient administrés par unparent à un enfant78. L’enfant et son père ontcontesté cette loi devant la Cour européenne desDroits de l’Homme, faisant valoir qu’en fait, elle ne

permettait pas d’avoir un système juridique qui pro-tège les particuliers contre des traitements interdits.La Cour s’est déclarée d’accord avec la victime et afait remarquer que les États sont tenus de prendredes mesures propres à empêcher que les personnesrelevant de leur juridiction ne soient soumises à destortures ou à des peines ou traitements inhumainsou dégradants79.

De la même manière, dans des affaires récentes,la Cour a clairement fait savoir que les États sont te-nus de prendre des mesures propres à empêcher queles personnes relevant de leur juridiction ne soientsoumises à des tortures ou à des peines ou traite-ments inhumains ou dégradants, même administréspar des particuliers. Ces mesures devraient constituerune protection efficace, notamment pour les enfantset autres personnes vulnérables, et comprendre desdispositions raisonnables pour empêcher des mau-vais traitements dont les autorités ont ou devraientavoir connaissance. Il en va de même dans les situa-tions où les particuliers sont directement placés sousla responsabilité des autorités locales, pour un traite-ment ou sous leur supervision, par exemple.

Dans une affaire de négligence de la part desservices sociaux du Royaume-Uni, emportant viola-tion de l’article 3, quatre enfants requérants avaientsubi des violences et des abus infligés par des parti-culiers, actes qui, sans conteste, atteignaient le seuilrequis pour être qualifiés de traitement inhumain etdégradant. Ce traitement avait été porté à l’atten-

78 Arrêt du 23 septembre1998, Recueil 1998-VI

79 Arrêt A. c/ Royaume-Unidu 23 septembre 1998,Recueil 1998-VI, § 22

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tion de l’autorité locale. Celle-ci avait l’obligation lé-gale de protéger les enfants et avait à sa dispositionun éventail de moyens, dont le pouvoir de retirer lesrequérants de leur foyer. Toutefois, ce n’est quebeaucoup plus tard que ceux-ci firent l’objet d’unplacement d’urgence, sur l’insistance de la mère.Pendant la période de quatre ans et demi qui s’étaitécoulée dans l’intervalle, ils avaient vécu au sein deleur famille ce que la pédopsychiatre consultantequi les a examinés a décrit comme une « expériencehorrible ». Le Fonds d’indemnisation des dom-mages résultant d’infractions pénales avait égale-

ment constaté que les enfants s’étaient trouvés enbutte à une négligence extrême et avaient subi desdommages corporels et psychologiques directe-ment imputables à des actes de violence.

La Cour a reconnu que les services sociaux de-vaient faire face à des décisions difficiles et sen-sibles et a admis l’importance du principe selonlequel il y a lieu de respecter et préserver la vie fami-liale. En l’espèce, toutefois, il ne faisait aucun douteque le système avait failli à son devoir de protégerles enfants requérants de la négligence et des abusgraves qu’ils avaient subis sur une longue période80.

80 Arrêt Z. et autresc/ Royaume-Uni du10 mai 2001.

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Donner suite auxallégations de mauvaistraitements

L’interdiction de la torture impose une extrêmevigilance aux autorités judiciaires et les expose aurisque d’aggraver les violations de l’article 3 et decommettre des violations distinctes du fait de leurspropres actes.

Outre l’obligation prima facie qui est celle desautorités judiciaires elles-mêmes de ne pas com-mettre d’acte prohibé (infliger une peine illégale, parexemple), ces autorités ont, avant tout, l’obligationd’enquêter sur les allégations de violation de l’ar-ticle 3. Toute violation de cet article étant un gravemanquement aux garanties relatives à la protectiondes droits fondamentaux de l’homme, les enquêtessur les allégations de violation doivent elles-mêmesrespecter des normes strictes : elles doivent être ex-haustives, efficaces et propres à identifier et punirles auteurs des violations.

Pour mener cette tâche à bien, les autorités judi-ciaires doivent être en mesure de déterminer à quelmoment un comportement est contraire à l’interdic-tion inscrite dans l’article 3, d’analyser correctementce comportement, et d’accorder les réparations ap-propriées en cas de violation.

Le fait de ne pas donner de suite appropriée aux

allégations de violation peut, en soi, entraîner une vio-lation distincte de l’article 3 de la part des autorités ju-diciaires. Cela peut se produire parce que les aspectsprocéduraux de l’article 3 n’ont pas été respectés, ouparce que les actions ou l’inaction des autorités judi-ciaires ont elles-mêmes causé un sentiment d’angoisseà ceux qui cherchaient une voie de recours.

Les autorités judiciaires doivent disposer desoutils aptes à assurer et rendre effective la protec-tion des personnes contre les comportements inter-dits. Cela signifie que le système juridique doit êtrecorrectement structuré et utilisé pour assurer uneprotection efficace. Des dysfonctionnements dusystème exposent éventuellement les autorités judi-ciaires à commettre des violations de l’article 3.

Enquêter sur les allégationsde torture

Pour déterminer si les éléments de preuves indi-quent qu’il y a eu violation de l’article 3, la Cour doitêtre convaincue que des allégation sont prouvées« au-delà de tout doute raisonnable », sachantqu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’in-dices suffisamment graves, précis et concordants ouque les faits peuvent être considérés comme établis81.

Quand des autorités nationales enquêtent surdes allégations de torture ou de mauvais traite-ments, l’attribution de la charge de la preuve n’estpas la même en droit pénal et en matière civile.

81 Irlande c/ Royaume-Uni,§ 161.

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Cependant, pour respecter les obligations pré-vues à l’article 3, les autorités nationales doivent tenircompte, dans leur enquête, de certains aspects rela-tifs à la charge de la preuve. À ce titre, la Cour a expli-citement énoncé que lorsqu’un individu est placé engarde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé etque l’on constate qu’il est blessé au moment de sa li-bération, il incombe à l’État de fournir une explicationplausible de l’origine de ses blessures82.

Dans un contexte national, si une victime ap-porte des indices sérieux montrant qu’elle portait deslésions au sortir de sa garde à vue alors qu’elle étaiten bonne santé quand elle est arrivée, il revient auxautorités responsables de la détention de fournir uneexplication plausible de la cause de ces lésions.

Tout comme une enquête au titre de l’article 2,une enquête portant sur des allégations de tortureou de mauvais traitements devrait permettre d’iden-tifier et de punir les coupables. S’il n’en allait pasainsi, nonobstant son importance fondamentale,l’interdiction légale générale de la torture et despeines ou traitements inhumains ou dégradants se-rait inefficace en pratique, et il serait possible danscertains cas à des agents de l’État de fouler auxpieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droitsde ceux soumis à leur contrôle.

Ces enquêtes doivent être suffisamment exhaus-tives et efficaces pour être conformes aux obligationsde l’article 3. Dans ces enquêtes, juges et magistratsinstructeurs doivent être très vigilants pour éviter les ir-

régularités du processus d’enquête que la Commis-sion et la Cour ont constatées dans d’autres systèmes.Les vérifications doivent faire en sorte que :➤ Le ministère public ou les magistrats instruc-

teurs n’omettent pas ou ne soient pas empê-chés d’interroger ou de prendre la dépositiondes membres des forces de sécurité ou de po-lice concernant des allégations d’inconduite.

➤ Le ministère public ou les magistrats instructeursprennent les mesures nécessaires pour vérifier lespreuves documentaires qui établissent la véracitédes allégations de mauvais traitements (docu-ments relatifs à la détention, par exemple) oupour relever d’éventuelles contradictions, inco-hérences ou failles dans les informations fourniespar la police ou les forces de sécurité.

➤ Concernant les allégations de torture, les ma-gistrats du ministère public tentent de réunirdes éléments de preuve indépendants et con-cordants, y compris de nature médico-légale.Dans l’affaire Aydin c/ Turquie, bien que la re-quérante ait déposé une plainte pour viol pen-dant sa détention, le ministère public n’avaitpas fait procéder à un examen médical appro-prié : il avait envoyé la victime passer un test devirginité au lieu d’un test destiné à prouverl’existence d’une relation sexuelle imposée.

➤ Les magistrats du ministère public cherchentsans tarder des éléments de preuve ou ob-tiennent des déclarations des requérants et

82 Arrêt Tomasi c/ France du27 août 1992, série An° 241 - A pp. 40 - 41§§ 108 - 111 ; ArrêtRibtisch c/ Autriche du4 décembre 1995, Re-cueil 1996 p. 26 § 34;Arrêt Aksoy c/ Turquie du18 décembre 1996, p. 17§ 61.

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des témoins.➤ Les magistrats du ministère public réagissent

rapidement en présence de signes visibles demauvais traitements ou de plainte pour mau-vais traitements. Dans l’affaire Aksoy c/ Turquie,le procureur avait dû voir les graves lésions su-bies par le requérant mais n’avait pas réagi. Dessituations analogues s’étaient produites dansles affaires Tekin et Akkoç.

➤ Les magistrats du ministère public mènent avecdétermination des enquêtes contre des agentsde l’État qui se sont rendus coupables d’uncrime. Il est arrivé qu’au lieu de poursuivre lestortionnaires, les magistrats du ministère publicchoisissent de poursuivre les personnes detoute évidence victimes de pratiques répréhen-sibles. Dans l’affaire Ilhan c/ Turquie, parexemple, alors que le requérant avait été blessépendant l’arrestation, il avait été poursuivi pourrefus d’obéissance aux forces de sécurité qui luidonnaient l’ordre de s’arrêter, et aucune mesuren’avait été prise contre ceux qui lui avaient faitsubir des mauvais traitements.

➤ Les magistrats du ministère public ne traitentpas avec déférence ni parti pris les forces del’ordre ou les forces de sécurité. Ils ne laissentpas sans suite les accusations d’actes illicitesportées contre elles. Les magistrats du ministèrepublic ne supposent pas d’emblée que lesagents de l’État sont dans leur droit ni qu’un

signe de mauvais traitements est le résultat d’unacte légal, ou qu’il a été rendu nécessaire par lecomportement du plaignant. Ce qui est souventle cas face à des allégations de torture83.Les examens médicaux et médico-légaux

doivent eux aussi répondre à des normes strictes.Des rapports médicaux crédibles étant un élémentdécisif pour apprécier deux récits contradictoires, ilest important que l’on puisse non seulement lesconsulter, mais qu’ils soient aussi indépendants etexhaustifs. Par le passé, la Cour a estimé que lesdroits procéduraux découlant de l’article 3 n’étaientpas respectés dans les cas suivants :➤ lorsque l’examen médico-légal des détenus n’est

pas satisfaisant, notamment s’il n’a pas été prati-qué par des médecins possédant des compé-tences particulières dans le domaine concerné84 ;

➤ lorsque les rapports médicaux ou certificats sontsuccincts, peu détaillés, sans description des al-légations du requérant ni aucune conclusion ;

➤ lorsque le rapport, non scellé, est remis direc-tement à la police ;

➤ lorsque l’examen médico-légal pratiqué sur lespersonnes décédées est insuffisant, entreautres, lorsque les rapports ne contiennent pasde description très complète des lésions ; lors-qu’aucune photographie n’est prise, ni aucuneanalyse faite des marques sur le corps ; lorsqueces examens sont pratiqués par des médecinsinsuffisamment qualifiés dans ce domaine.

83 Arrêt Aydin c/Turquie,op. cit. § 106; Aksoyc/ Turquie, Rapport de laCommission, op. cit.,§ 189 ; Çakici c/ Turquie,Rapport de la Commis-sion, § 284.

84 Akkoç c/ Turquie, Rap-port de la Commission.,op. cit.; Arrêt Aydinc/ Turquie, op. cit., § 107.

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Il est également essentiel qu’aucune entrave lé-gale n’empêche les magistrats du ministère publicde poursuivre certaines catégories d’infractionscommises par des fonctionnaires gouvernementaux.Une telle entrave porterait atteinte à l’indépendancedu magistrat lorsqu’il doit décider d’engager despoursuites contre des tortionnaires.

Un autre aspect problématique des enquêtespeut être l’impossibilité d’accéder, pour les requé-rants ou les proches des victimes présumées, à desvoies de recours. Cela peut se produire quand lesautorités ne communiquent aucune information surles avancées d’une éventuelle procédure ni sur lesrésultats d’une enquête, ou quand la famille de lapersonne concernée n’obtient aucune informationou des informations tardives.

Toutes les irrégularités décrites ci-dessus ne fontqu’aggraver les violations existantes s’il existe déjàdes allégations de violations répandues85. Les consé-quences de cette situation sont exposées ci-dessous.

Absence d’enquêtes

Quand des allégations ne donnent pas systé-matiquement lieu à une enquête adéquate, les res-ponsables de l’application des lois risquentd’instaurer l’engrenage de l’impunité pour lesauteurs de traitements inhumains. Quand cette im-punité existe, on peut parler d’une pratique adminis-trative ou d’une politique de tolérance à l’égard desviolations de l’article 3.

Dans la première de toute une série de causesen provenance d’Irlande du Nord, dans les années1970, des particuliers avaient avancé qu’ils étaientnon seulement victimes d’actes individuels de tor-ture, mais qu’ils étaient également victimes d’unepratique contraire à la Convention86.

La répétition des actes et la tolérance officielle consti-tuent les éléments d’une pratique. La répétition desactes signifie l’existence d’un nombre substantield’actes qui sont l’expression d’une situation générale.La tolérance officielle signifie que, bien que les actessoient clairement illégaux, ils sont tolérés en ce sensque les supérieurs des personnes immédiatement res-ponsables, bien qu’au courant de ces actes, neprennent aucune mesure pour les réprimer ni empê-cher qu’ils se reproduisent ; ou qu’une autorité supé-rieure, face à de nombreuses allégations, manifesteson indifférence en refusant qu’une enquête vienneétablir si ces allégations sont fondées ou menson-gères, ou que ces plaintes ne sont pas entendues équi-tablement au cours d’une procédure judiciaire87.

Le concept de tolérance initiale va bien au-delàde l’approbation officielle d’une pratique spécifique.Il porte plutôt sur l’attitude des autorités face à l’exis-tence d’une pratique ou à la preuve de l’existence decette pratique. À cet égard, la question de la tolé-rance officielle porte essentiellement sur les mesuresprises par les autorités pour mettre un terme à la ré-pétition des actes et l’efficacité de ces mesures pouratteindre ce but. La Commission a estimé qu’

85 Labita c/ Italie, n° 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV, Affaire Dikmec/ Turquie, 20869/92, 11juillet 2000.

86 Donnelly et autresc/ Royaume-Uni, 4 D R.4.

87 Affaire grecque, rapportp. 195-196.

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une pratique administrative peut exister en l’absenced’une législation spécifique, ou même contrairement àcette législation... Il importe de décider si oui ou non lesautorités supérieures ont réussi à mettre un terme à larépétition des actes88.De l’obligation de faire en sorte que la Conven-

tion ne soit pas violée par des agents de l’État, il dé-coule que lorsque les autorités prennent desmesures qui ne préviennent pas la répétition desactes, celles-ci ne peuvent pas être invoquées pourmontrer qu’il n’existe pas de tolérance officielle. Àcette fin, le gouvernement devrait être en mesurede montrer que les poursuites sont, non pas spora-diques (et ne sont lancées que lorsque les affairesen question ont été très médiatisées), mais que lesdélinquants présumés font systématiquement l’ob-

jet d’enquêtes et de poursuites.Il en découle qu’une indemnisation seule, en

l’absence de mesures prises contre les auteurs deviolations de la Convention, permet en fait à un Étatde payer pour avoir le droit de torturer.

Non seulement le fait de ne pas enquêterporte atteinte aux aspects procéduraux, mais unsystème qui s’abstient de réagir peut entraîner uneresponsabilité du fait d’autrui, pour les membresde la famille par exemple. Dans l’affaire Kurt, laCour a estimé qu’il y avait violation de l’article 3 ence qui concerne la requérante, car celle-ci, mèred’une victime de violations graves des droits del’homme, avait elle-même été victime de la passi-vité des autorités face à son angoisse et à sa dé-tresse.

88 Décision du 6 décembre1983, 35 D R. 143, 164.

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Autres normesinternationales

Recommandations

Lors de la mise en œuvre de toutes les garan-ties contre la torture, outre la Convention euro-péenne des Droits de l’Homme, les autoritésjudiciaires devraient tenir compte de plusieursnormes internationales, parmi lesquelles :➤ L’ ensemble de règles minima pour le traitement

des détenus [ONU, 1957, 1977] ;➤ Les règles pénitentiaires européennes [Conseil de

l’Europe, 1987], Recommandation n° R (73) 5du Comité des ministres du Conseil de l’Europe ;

➤ Les règles pénitentiaires européennes, Recom-mandation n° R (87) 3 du Comité des ministresdu Conseil de l’Europe ;

➤ La Résolution 690 (1979) de l’Assemblée parle-mentaire relative à la déclaration sur la police ;

➤ Le code de conduite pour les responsables del’application des lois [ONU, 1979] ;

➤ L’ensemble de principes pour la protection detoutes les personnes soumises à une forme quel-conque de détention ou d’emprisonnement[ONU, 1988] ;

➤ Les règles pour la protection des mineurs privésde liberté [ONU, 1990] ;

➤ L’ensemble de règles minima concernant l’admi-nistration de la justice pour mineurs [ONU, 1985].

Coopération avec le CPT etle respect de ses recommandations

Le Conseil de l’Europe a également adopté laConvention européenne pour la prévention de latorture et des peines ou traitements inhumains oudégradants (1994). Tous les États membres duConseil de l’Europe ont ratifié cette convention89.

La Convention a instauré un Comité d’expertsindépendants et impartiaux (un expert par État par-tie) de professions diverses. Le Comité européenpour la prévention de la torture et des peines outraitements inhumains ou dégradants (CPT) estchargé d’effectuer des visites périodiques et ad hocdans tout lieu où des personnes sont détenues ouretenues par une autorité publique (postes de po-lice et de gendarmerie, hôpitaux publics ou privésqui accueillent des patients internés, centres de ré-tention pour étrangers, locaux disciplinaires dansdes casernes militaires).

Dans ces lieux, les experts sont autorisés à par-ler librement et sans témoin avec les personnes pri-vées de liberté, sur un modèle analogue à celui desvisites du Comité international de la Croix-Rouge(CICR). Le principe de coopération entre le CPT etles États parties est la caractéristique essentielle dela Convention. Le rapport de visite et les recom-

89 Seule exception, (au mo-ment de la mise souspresse de cette publica-tion - août 2003), laSerbie-Monténégro, dontl’adhésion au Conseil del’Europe est très récente.

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mandations détaillées transmis au gouvernementrestent confidentiels aussi longtemps que le gouver-nement n’a pas décidé de les rendre publics. Le pre-mier protocole à la Convention, qui n’est pasencore entré en vigueur, ouvre la Convention auxÉtats non membres du Conseil de l’Europe, le Co-mité des ministres les invitant à y adhérer.

À chacune de ses visites, le CPT fait des recom-mandations sur la manière d’améliorer les garanties(juridiques ou pratiques). Tel qu’indiqué plus haut, lespersonnes privées de liberté sont particulièrementexposées à d’éventuels actes de torture ou à des trai-tements inhumains. Il peut également s’agir d’unetendance générale où les conditions de détentionportent elles-mêmes gravement atteinte à la santémentale et physique des détenus, constituant de cefait des mauvais traitements, si ce n’est une torture.

Tous les représentants des autorités qui se trou-vent en présence de détenus devraient accorder uneattention particulière aux recommandations du CPTquant à la manière d’améliorer les conditions de dé-tention et les garanties relatives à la détention.

Ainsi, les problèmes de surpopulation carcé-rale, qui se traduisent par des conditions de déten-tion effroyables, découlent souvent de lois et depratiques autorisant une longue détention provi-soire que ne justifient ni le risque d’évasion des sus-pects ni celui de collusion. À cet égard, la situationdes enfants placés en détention provisoire est parti-culièrement préoccupante car ils sont peu armés

pour résister aux mauvais traitements.Dans ses rapports, le CPT a également signalé

que, du fait des circonstances économiques du mo-ment, et quelle que soit la bonne volonté des autori-tés concernées, il peut être difficile de respectertoutes les normes mises en avant par le Comité. Il sedemande par conséquent s’il ne faudrait pas adop-ter une approche plus volontariste pour la mise enœuvre de ses recommandations et si, dans certainscas, des mesures positives qui aideraient les États àappliquer les recommandations pourraient contri-buer à résoudre le problème.

Médecine légale

Le CPT a signalé, dans une déclaration publique,que le médecin légiste doit jouir d’une indépendancede droit et de fait, doit avoir bénéficié d’une forma-tion spécialisée et s’être vu confier un mandat d’uneportée suffisamment large. Si ces conditions n’étaientpas réunies, le système pourrait engendrer l’effet per-vers de rendre encore plus difficile le combat contrela torture et les mauvais traitements.

Il est donc de la plus haute importance quechaque système légal dispose d’un institut indépen-dant ayant des médecins légistes spécialisés, et dontle mandat est suffisamment large pour leur permettrede protéger les détenus contre ceux qui tentent de selivrer à des tortures et à des traitements inhumains.

La médecine légale est un outil nécessaire pourenquêter sur les allégations de torture, mais il est

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également important qu’elle soit mise au service dela lutte contre la criminalité. Bien trop souvent, lestraitements inhumains ou la torture sont employésdans le but d’obtenir des aveux ou des informationsqui devraient aider à résoudre le crime. Quant lesmoyens médico-légaux permettant de lutter contrele crime sont rares, la pression devient plus fortepour arracher des informations en recourant à untraitement inhumain.

S’ajoute à ce qui vient d’être énoncé l’obligation,pour tous les juges et procureurs, de n’avoir aucunetolérance à l’égard d’un quelconque recours à desmauvais traitements pour obtenir des informationsd’un détenu ou d’un suspect. Les informations obte-nues par de telles méthodes doivent être automatique-ment non recevables à titre de preuve et ne seront pasprises en compte. L’absence de fiabilité des informa-tions obtenues grâce à des traitements inhumains ou àla torture sera particulièrement soulignée.

Il y a de toute évidence une anomalie lorsqu’undétenu informe le représentant du ministère publicqu’il a été soumis à un traitement illicite mais quecelui-ci ne s’intéresse pas à la question. Tout doitêtre fait pour éliminer la tendance qui consiste à dé-fendre la police plutôt qu’à examiner l’affaire entoute objectivité.

La question de savoir si un membre de la fa-mille est victime d’un traitement contraire à l’ar-ticle 3 du fait de l’inaction des autorités judiciairesdépend de l’existence de facteurs particuliers confé-

rant à la souffrance de l’intéressé une dimension etun caractères distincts du désarroi affectif que l’onpeut considérer comme inévitable pour les prochesparents d’une personne victime de violations gravesdes droits de l’homme.

Dans cette perspective, un système prévoyantque les personnes remises en liberté feront l’objetd’un examen indépendant et exhaustif est de la plushaute importance. Le Comité européen pour la pré-vention de la torture a également souligné que desexamens médicaux conduits de manière appropriéesont une garantie essentielle contre les mauvaistraitements.

Ces examens doivent être menés par un méde-cin compétent, en l’absence de tout membre de lapolice. Le compte rendu d’examen doit comporterdes éléments détaillés sur toute lésion constatée,mais aussi les explications que donne le patient surleur origine et l’avis du médecin sur la question desavoir si les lésions concordent avec ces explications.

La pratique des examens hâtifs et collectifs re-met en cause l’efficacité et la fiabilité de cette ga-rantie. L’ancienne Commission et la Cour ont toutesdeux adopté cette position90.

Le comportement des responsablesde l’application des lois

En fait, dans la plupart des cas, les mauvais trai-tements surviennent dès les premières heures de lagarde à vue dans les locaux de la police, lorsque la

90 Arrêt Aydin c/ Turquie du10 octobre 2000.

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personne ne peut rencontrer ni avocat, ni médecin,ni aucun membre de sa famille. Le but de ces mauvaistraitements est, en général, d’extorquer des aveux.

Pour lutter contre cette situation, les autoritésjudiciaires doivent tout faire pour garantir que lesdroits des détenus sont protégés par la loi et appli-qués dans les faits. Ces droits comprennent lesdroits procéduraux, notamment le fait de tenir unregistre des détenus, d’indiquer quand un individuest détenu, par qui, où il doit être détenu et tout dé-placement ou transfert le concernant.

Parmi les autres garanties figurent le fait depouvoir rencontrer un avocat et un médecin dès ledébut de la détention. Toute détention se dérouleradans le respect de la légalité et son bien-fondé serasoumis à l’examen d’un juge désigné à cet effet.

Qu’elles soient législatives, administratives, ju-diciaires ou autres, toutes les mesures destinées àprévenir la torture et les mauvais traitementsdoivent être prises et appliquées par les autoritésjudiciaires. Parmi ces mesures figurent : le respectdu droit à la liberté et à la sécurité, le droit à un pro-cès équitable, l’examen des règles qui président àl’interrogatoire, les lois en vertu desquelles les élé-ments de preuve obtenus sous la torture, y comprisles aveux, ne sont pas recevables, des inspectionsrégulières et indépendantes de tous les lieux de dé-tention, le respect du principe de non-refoulement,la diffusion de l’information sur la prévention de latorture ainsi qu’une formation dans ce domaine, en

particulier pour les procureurs, les juges, les respon-sables de l’application des lois, les forces de policeet militaires et le personnel des services de santé.

Une vigilance très stricte est essentielle pen-dant cette période si l’on veut que les garantiescontre la torture soient aussi efficaces que possible.

Pour finir, se fier à des aveux comme mode depreuve devrait être déconseillé afin que les respon-sables de l’application des lois ne soient pas tentésd’obtenir des aveux par la force.

Situations conflictuelles

S’il est admis que l’interdiction de la torture estabsolue, des préoccupations sécuritaires sont sou-vent invoquées pour justifier les pires pratiques.

Il faut lutter contre toute initiative visant, surfond de conflit, à fragiliser la protection contre latorture. Les organes chargés de l’instruction et lesorganes judiciaires doivent impérativement respec-ter le caractère absolu de l’interdiction de la tortureet faire en sorte dans leur travail que, lors desconflits, la tentation de justifier le recours à un com-portement interdit ne soit pas tolérée. Il faut égale-ment faire en sorte qu’en temps de conflit, lesresponsables de torture et de mauvais traitementssoient tenus responsables de leurs actes.

Groupes à risque

Les autorités chargées de l’instruction et lesautorités judiciaires doivent être particulièrement

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sensibles au fait que certains groupes risquent sou-vent d’être torturés ou soumis à des mauvais traite-ments. C’est notamment le cas des minorités, desréfugiés, des étrangers.

Un autre groupe à risque englobe ceux qui exer-cent leur droit à la liberté d’expression, d’associationet de rassemblement (opposants politiques, journa-listes, défenseurs des droits de l’homme) ainsi que lesavocats qui se plaignent des traitements infligés à leurclient. Toutefois, si les avocats sont parfois en mesurede donner un retentissement international à leurcause, les victimes ordinaires, celles qui ont étérouées de coups, par exemple – une pratique très ré-pandue –, n’osent pas même se plaindre.

Enquêtes et poursuites

Mener une enquête impartiale dans lesmeilleurs délais dès qu’il y a des motifs raisonnablesde croire qu’un acte de torture a été commis, pour-suivre l’auteur de cet acte et, s’il est reconnu cou-pable, prononcer à son encontre une peineappropriée sont des étapes essentielles si l’on veutrespecter les obligations découlant des articles 1, 3et 13, et si l’on souhaite instaurer un mécanismepréventif contre ceux qui, autrement, se livreraient àun comportement interdit.

Réparation

Les victimes devraient pouvoir obtenir répara-tion dans les meilleurs délais, y compris les moyensnécessaires à leur réadaptation. Cette obligation estinscrite dans la Convention des Nations Uniescontre la torture à laquelle la plupart des Etatsmembres sont Parties.

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Direction générale des droits de l’hommeConseil de l’EuropeF-67075 Strasbourg cedex

http://www.coe.int/human_rights

Cette série de précis sur les droits de l’homme a été créée afin deproposer des guides pratiques sur la manière dont la Cour euro-péenne des Droits de l’Homme, à Strasbourg, met en œuvre et inter-prète les différents articles de la Convention européenne des Droitsde l’Homme. Ils ont été conçus pour les praticiens du droit, et plusparticulièrement les juges, mais restent accessibles à tous ceux quis’y intéressent.

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