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Remerciements

Je tiens à remercier tous ceux avec qui, durant la période allant d’octobre 2005 à juin 2006, au Bénin et enLanguedoc-Roussillon, j’ai eu des échanges qui m’ont aidé dans la réalisation de cette étude. Plusparticulièrement, j’exprime ma reconnaissance à Christiane Amiel, Henri Fouran, Catherine Hublau,Christian Jacquelin, Anne Laurent, Constant Fortuné Legonou, Séverine Liatard, Joël Noret, ÉmileOlogoudou, Marc Pala, Jean-Pierre Piniès, Paula et Raoul Tchiakpè, Marion Thiba. Je remercie égalementAnnick Arnaud pour sa lecture du texte.

Couverture : Denis Dauno Akakpla, guérisseur et chef de culte, Abomey, Bénin, 2005. PhotographieGaetano Ciarcia ©.

Copyright 2006Lahic / Ministère de la culture.

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Sommaire

Propos liminaire.La perte durable. Une étude comparative sur la notion de « patrimoine immatériel ». 4L’immatériel et l’immémorial. Des repères théoriques. 9

Le théâtre de la mémoire ethnographique du/en pays dogon, Mali. La constructionpatrimoniale d’un « Sanctuaire naturel et culturel ». 14

Informateurs lettrés, intellectuels en pagne. Le futur à restaurer et laréversibilité de l’appartenance à la tradition « immatérielle » à Ouidah, Bénin. 24

Les archives patrimoniales du Parc de la Narbonnaise en Méditerranée. 33

Réflexions comparatives autour de l’île de la Nadière et de la fête de l’anciennefrontière occitano-catalane à Feuilla. 45

La Nadière, l’île antérieure. 46La limite immatérielle à l’œuvre : la Fête de l’ancienne frontière occitano-catalane. Leslieux de la frontière. 55La Fête. 58

Conclusions. 65Références bibliographiques. 72

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Propos liminaire

La perte durable. Étude comparative sur lanotion de « patrimoine immatériel ».

Ce rapport d’étude a été élaboré à la suite d’unedemande de la Mission à l’ethnologie de laDirection de l’architecture et du patrimoine duMinistère de la culture et de la communication. Ils’agit d’une réflexion autour de la catégorie de« patrimoine immatériel » telle qu’elle a été adoptéeofficiellement par l’Unesco et utilisée égalementpar des instances politiques, administratives etculturelles locales dans leurs démarches visant lareconnaissance de la valeur des « patrimoines » dontelles se veulent responsables ou promotrices.

Dans les langages de la théologie et de laphilosophie, l’attribut d’immatér ie l dénotegénéralement des entités dont la réalité relèveraitd’un principe abstrait ou conceptuel. Terme auxsignifications polyvalentes, « immatériel » estemployé également en esthétique comme uneparaphrase du « spirituel », souvent dépourvue detout sens religieux ; il peut désigner non pas« l’inverse ou le corrélat de la matière » maisl’« exténuation de celle-ci », voire sa sublimation1.Son association actuelle à l’idée de patrimoineculturel, appellation qualifiant les biens physiques etintellectuels hérités par les membres d’une

communauté, a engendré la notion de « patrimoineimmatériel ». Utilisée d’une manière récurrente dansles programmes émanant de l’Unesco, de l’Icom(Conseil international des musées) et de l’Icomos(Conseil international des monuments et des sites),cette expression agence la promotion et la protectionà une échelle planétaire de phénomènesanthropologiques originairement « non objectaux »mais objectivables à travers la valorisationd’emblèmes ou de supports physiques. Tels dessubstrats latents, mais nécessaires, d’unequalité/identité authentique non révolue, l’existencede ces faits de la culture d’un groupe social estenvisagée par les procédures internationales de miseen patrimoine en relation avec une perception et unejouissance prétendument détachées de rapportsdirects avec les sens. Mais, comme l’indiquel’ancien Secrétaire général de l’Icomos, laconservation et la transmission d’une essenceintangible impliquent son incorporation inévitabledans un « bien »2 , donc la recherche d’une mise enmatière de fragments d’immatériel. Cette opérationde sauvegarde, visant la préservation d’un êtredynamique mais invisible de la vie culturelle,coïncide avec la reconnaissance de la dimensionimplicite structurant les traditions et les expressionsorales y compris les langues ; les arts du spectacle ;les pratiques sociales, les rituels et les événements

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festifs ; les connaissances et les pratiquesconcernant la nature et l’univers ; les savoir-faireliés à l’artisanat traditionnel3. « On entend par“patrimoine culturel immatériel”, les pratiques,représentations, expressions, connaissances etsavoir-faire – ainsi que les instruments, objets,artefacts et espaces culturels qui leur sont associés –que les communautés, les groupes et, le cas échéant,les individus reconnaissent comme faisant partie deleur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturelimmatériel, transmis de génération en génération,est recréé en permanence par les communautés etgroupes en fonction de leur milieu, de leurinteraction avec la nature et de leur histoire, et leurprocure un sentiment d’identité et de continuité,contribuant ainsi à promouvoir le respect de ladiversité culturelle et la créativité humaine. Aux finsde la présente Convention, seul sera pris enconsidération le patrimoine culturel immatérielconforme aux instruments internationaux existantsrelatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigencedu respect mutuel entre communautés, groupes etindividus, et d’un développement durable »4 .

L’antinomie fondatrice, revendiquée d’ailleurscomme un véritable outil heuristique, consiste,alors, dans l’exigence de raccorder cette logiquesymbolique à des indices concrets ou à des tracesmatérielles, qui puissent simultanément figer,conserver, rendre explicite et transmissible lafluidité « immatérielle » des biens identifiés commepatrimoine de l’humanité.

Dans son texte « Le patrimoine, l’ethnologie »,Daniel Fabre après avoir remarqué le lien inévitableentre l’immatériel et l’étude des cultures matérielles,affirme que « […] parler de patrimoineethnologique n’a de sens plein que si l’on dépasse ladichotomie toujours latente du matériel et duspirituel, du concret et de l’abstrait »5. En reprenantcette analyse, je considère ici que toute tentatived’objectiver la notion d’immatériel comme unabsolu conceptuel ne peut correspondre qu’à unereprise stérile d’une opposition factice et datée. Ence sens et en vue d’une réflexion ethnologiqueconséquente sur les significations du « patrimoineimmatériel », penser l’« immatériel » peutcontribuer à la problématisation nécessaire de larelation que, dans les textes officiels et à une échelledésormais mondiale dans le sens commun, cetattribut noue avec les représentations de patrimoinesdits « matériels » ainsi qu’avec les raisons de leursproducteurs et usagers.

Il apparaît évident que l’étendue sémantique del’expression « patrimoine immatériel » ne peut pasêtre mesurée à l’aune de celles de patrimoinee thnologique , h is tor ique , l inguis t ique ,archéologique, maritime etc. Au-delà desconventions et des déclarations de principes plus oumoins institutionnelles, il serait ardu de repérer,tantôt dans les énoncés érudits tantôt dans lescroyances « ordinaires » des critères partagésidentifiant la possibilité de transmettrel’immatérialité d’un savoir, d’un objet, d’un rituel,d’un geste. Du point de vue éminemment théorique,

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on ne peut que constater l’impossibilité d’uneconstruction transitive mettant en correspondancecette notion avec une discipline, les textes, les idées,les principes, les dires du langage courantdéfinissant des pratiques et des rapports entre desindividus. Les relations et les expériences ressentiescomme non tangibles ou non visibles transcendent,normalement, la présence de supports logiquesintermédiaires. Cela ne signifie pas que l’inférence« immatérielle » relève de constructions discursivesnon rationnelles, mais que c’est une communicationdirecte entre des sujets et leurs actes qui est admisecomme liaison productrice de sens.

De préférence, et paradoxalement, lapréservation ou la valorisation de l’immatériel,comme une qualité ontologique précédant sondevenir patrimoine, semble renvoyer, par défaut, lesaspects singuliers ou originels d’une culture à unchamp flou de significations mobiles. En suivantcette perspective, au cours de mon travail, je vaisprivilégier l’analyse de quelques-uns des usagessociaux de ce terme plutôt que d’essayer d’enexpliciter les limites lexicales multiples qui meparaissent comme étant implicitement déjà données,et souvent comme étant déjà assumées, même parses tenants et ses praticiens, comme la formulationofficiellement proposée par l’Unesco le montre.

En m’appuyant sur des suggestions procédant del’implication philosophique classique entre matièreet mémoire6, j’ai choisi de sonder, beaucoup plusmodestement, les opérations d’évocation, avec leursraisons ethnohistoriques reconnues localement, de la

tangibilité mémoriale du passé que le recours àl’existence du « patrimoine immatériel » me sembleagencer dans divers contextes patrimoniaux.

Le texte présenté ici analyse des situations où, enrenversant la formule de « musée imaginaire »7,nous observons des imaginaires collectifs sollicitéspar la mise en scène de contextes conçus commeétant à la fois caduques et susceptibles d’uneconservation. Ces productions peuvent instituer lesorigines – encore « vivantes » et pourtant déjà« muséales » au sens large – d’un territoire, à traversson aménagement architectural, la valorisation derestes archéologiques, de pratiques populaires, denarrations littéraires ou érudites. De tellesopérations semblent réinventer le réel à travers lavisualisation ou la transmission du passé d’entitéscensées être en voie de disparition. Ces entités sontpensées, alors, comme les miroirs ou les écransd’une perte durable, voire de la paradoxaleobsolescence de temporalités exotiques à conserveret à valoriser en vue d’un développement durabledes lieux qui les expriment. En suivant cetteperspective critique, je vais développer uneréflexion sur des espaces ethnologiques devenus, ouen train de devenir, des lieux de mémoireproducteurs d’emblèmes patrimoniaux.

Dans une quotidienneté « moderne » parcouruepar le constat et le sentiment diffus d’uneuniformisation en marche, les représentationscontemporaines de la culture peuvent véhiculer lanostalgie d’une prétendue intégration perdue à

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jamais des hommes avec leurs milieux« traditionnels ». De la part des acteurs impliqués,les prises de conscience du potentiel symbolique etéconomique dont leur tradition « singulière » seraitporteuse, peuvent s’exprimer par une sorte d’auto-exotisation. Dans la reconnaissance érudite etinstitutionnelle d’un héritage culturel, s’affirmeprogressivement le résidu fondamental d’unpatrimoine, avec ses secrets et ses zones d’ombre,qui n’a pas encore été « trouvé », c’est-à-direexproprié de façon définitive par des activitésperçues comme allogènes et homogénéisantes.

De nos jours, les situations marquées par un legsprocédant de l’histoire des lieux apparaissentcaractérisées par une sorte de métamorphose. Unedistanciation se voulant objectivante etconservatrice participe de la création d’itinérairesinterprétatifs balisés de vestiges. Supposéepromouvoir les reprises mémorielles individuelles etcollectives, la recherche délibérée des preuvesphysiques ou visibles du passé peut amplifier leprestige du patrimoine in fieri. Tout à la foissavantes et populaires, affectives et calculées,publiques et individuelles, « indigènes » ethétéronomes, ces traces, conventionnelles outhéâtrales, explicitent la rhétorique édifiant lesorigines d’altérités révélées. L’institution d’untréfonds mémorial « autochtone » devient à la foisun territoire de la pensée identitaire et un domainesocio-économique à sensibiliser et à alimenter ensouvenirs, à travers les opérations relatives à lavalorisation émanant des diverses instances locales

et internationales impliquées ou touchées par lemarché de la culture. L’autorité de l’érudition estmise à jour comme source et ressource symboliqueet matérielle.

L’image d’un « autrefois », c’est-à-dire d’uneépoque qui a été autre pour ses mêmes héritiersd’aujourd’hui, que les acteurs locaux entretiennentau cours de leurs démarches afin d’obtenir unelégitimation de la part des instances décideuses,exprime une économie de l’exotisme. Cetteéconomie discursive traduit la transformation dessociétés mises en condition de « folklore » ensociétés puisant à leur propre « authenticité », à lafois révolue et contemporaine, dans laquelle sembleparfois se concrétiser le devenir patrimonial del’ethnologie. Au cours d’un tel processus,l’exotisme ne se limite pas à participer d’une visionréductrice de l’ailleurs, il est également unecomposante politique de la production mythique dusocial. Parmi ses notions fondatrices, toujours enjachère, nous pouvons cerner alors celles relativesaux origines en perdition d’un peuple, d’unecivilisation, d’une cité, d’une ethnie, d’une frontière,mais aussi d’une histoire presque immémoriale et deses patrimoines joués et vécus devenus, ou en trainde devenir, immatériels.

La notion de « patrimoine immatériel » a, de fait,une valeur générale : expérimentée dans les pays« développés » antérieurement à sa généralisationpar l’Unesco, elle est actuellement à l’œuvre dansdes situations de valorisation culturelle du territoire.

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Une approche comparative, entre contextes africainset européens, des usages publics du concept de« patrimoine immatériel » m’a semblé nous aider àmieux sonder l’histoire actuelle de cette notion qui aété en un premier moment adoptée pour signifier lecaractère dynamique d’entités culturellesappartenant à des sociétés caractérisées par unetransmission orale des savoirs et des savoir-faire8.En ce sens, on a pu même établir une équivalenceprovisoire entre l’immatérialité des « traditions » etl’absence ou la rareté d’écrits, documents, archives,vestiges pouvant les réactualiser. Mais, si cette« adéquation » entre oralité et immatérialité aconstitué une légitimation théorique préalable despolitiques internationales de la patrimonialisation, laréalisation des projets de conservation muséale etarchitecturale, a impliqué a contrario la productionde supports matériels des mémoires locales, laretranscription et l’interprétation érudite sous formede cosmogonies de la littérature orale, et lasurexposition muséale, architecturale et théâtraled’objets tangibles ou de phénomènes rituelsobservables.

Dans le cadre de cette étude, j’ai développé maréflexion à partir de mes expériences de rechercheethnographique en deux régions africaines où l’onpeut observer des pratiques sociales et culturellesliées à l’institution du patrimoine, sous l’égide del’Unesco : le Sanctuaire naturel et culturel desFalaises de Bandiagara, en pays dogon au Mali ; leprojet d’itinéraire intercontinental de la Route del’esclave que je suis en train d’analyser dans les

villes historiques du Bénin et plus particulièrement àOuidah. Par la suite, j’ai focalisé mon examen sur lamigration du concept de patrimoine immatériel enFrance. La création en 2003 dans la région duLanguedoc-Roussillon du Parc naturel régional de laNarbonnaise en Méditerranée (PNR) a institué desmodes de production du territoire, dont l’opération« Les archives du sensible » me semble être unemanifestation spécifique à la mise en œuvre de lanotion de « patrimoine immatériel ».

Pour ce qui concerne l’étude du programme« Les archives du sensible », j’ai analysé des actionsafférentes à l’idée de « patrimoine immatériel », enmenant une enquête de terrain, qui s’est dérouléeentre les mois de février et de juin 2006, sur lespolitiques culturelles de valorisation de ce PNR duLanguedoc-Roussillon. Cette région a été, dans lesannées 1960, le théâtre d’une très grande opérationd’aménagement touristique. Phénomène qui a eupour effet, entre autres, d’activer une très forterevendication régionaliste dont le propos était desauvegarder ce que l’aménagement et le tourisme demasse étaient censés effacer : la langue d’oc, lasociabilité perçue comme traditionnelle, les savoirset les savoir-faire liés à la maîtrise locale desterritoires littoraux. À partir de cette époque, l’idéed’une culture en désagrégation suscitée par desprocessus de « modernisation » touristique estdevenue un des motifs récurrents dans laconstruction du patrimoine culturel contemporain dela côte languedocienne.

La présence, depuis le milieu des années 1980,

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d’un conseiller régional à l’ethnologie au sein de saDRAC a inscrit dans la politique de l’État cetterécupération. Le thème du « patrimoine maritime »qui englobe aussi bien les façons de faire despêcheurs et des ostréiculteurs, les instruments liés àl’exploitation de la mer et des étangs, les habitatsspécifiques de ces groupes très amoindris a focalisépendant deux décennies ce travail de réhabilitation.La création d’un PNR a traduit institutionnellementcette autre façon de connaître et de gérer leterritoire. Actuellement, la promotion, au sein dutout nouvel organisme, du programme « Lesarchives du sensible », désigne une entreprise deconnaissance des pratiques les plus fragiles, desrelations symboliques les plus discrètes entretenuespar une partie de la population avec son territoire.Rendue à une emprise fondée sur la traditionréinventée, une telle mise en œuvre me semble unedes figurations les plus nettes des usages dont lanotion de « patrimoine immatériel » est devenue lemoyen. Celle-ci noue des liens ambigus avec le« patrimoine naturel » qui lui sert de cadre et desupport. Elle est également parée du prestige de latrès longue durée historique et, à ce titre, convoqueaussi bien le savoir des ethnologues que celui desarchéologues. De plus, sa relation à laconsommation touristique est tout aussiambivalente : née du désir d’affirmer une résistancede l’« autochtonie » face au tourisme de masse, elleen vient à proposer une autre façon de rencontrer lepays, ou plutôt l’arrière-pays dont l’invisibilité, parrapport aux flux touristiques majeurs se concentrant

sur le littoral, garantirait « l’authenticité ».

L’immatériel et l’immémorial. Des repèresthéoriques.

Au cours de cette réflexion, la construction d’unedimension « immémoriale »9 évoquée fréquemmentpar certains de mes interlocuteurs sur les terrains dema recherche m’a semblé caractériser – sans enépuiser, bien entendu, les significations et lesinterprétations possibles – les usages de la notiond’ « immatériel » dans les processus d’affirmationsociale de patrimoines historiques et ethnologiques.En suivant cette perspective analytique, un aperçu,en forme d’aparté théorique, rappelant quelqueséléments de la problématique anthropologiquerelative aux matériaux culturels des mémoirescollectives et individuelles m’a paru être une étapeutile à la compréhension des phénomènes abordés10.

La sélection que les sciences sociales situent à labase de l’acte anthropologique de la mémoire seprésente pour Henri Bergson non comme uneélaboration culturelle mais comme immanente à uneprise de conscience intuitive. Se souvenir du vécuserait donc en même temps explicitation« mémoriale » de la perception et contraction de lamultiplicité des moments qui l’ont constituée. PourBergson, la mémoire n’est pas le produit d’unerégression qui du présent rappelle le passé, elle estplutôt le devenir qui du passé va vers le présent. La

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mémoire serait la condition latente du présent, lesouvenir qui se réactualise cesserait donc d’êtresouvenir, mais redeviendrait perception.

Si Bergson fonde sa réflexion sur unepsychologie de la mémoire, Maurice Halbwachsdéveloppe en termes durkheimiens le thème d’unemémoire structurelle, qu’il analyse à travers lacatégorie décisive de la solidarité en tant que formede la tradition. Pour le sociologue intéressé à laconnaissance des mœurs, le passé est vivant dans la« mémoire collective » à laquelle chaque mémoireindividuelle apporte une perspective unificatrice.Tout en englobant les souvenirs de ses membres,cette mémoire collective ne se confond pas aveceux, à partir du moment où elle offre à chaqueindividu la possibilité d’apprendre sa propre culturede l’extérieur, c’est-à-dire en la « rappelant » àtravers la mémoire des autres. La trame de toutes lesmémoires serrerait et élargirait ses mailles selon lescontingences, mais devrait toujours contenir etarticuler les souvenirs des individus. La mémoirecollective serait l’expérience culturellefondamentale à travers laquelle la société vit letemps ; chaque individu emprunterait à ce fluxculturel continu la substance de son être social. Lamémoire serait la présence du passé, tel quel’organisme collectif l’a conservé et réinventé. PourHalbwachs, l’espace social donne des lieux audevenir, le focalise dans la conscience d’un vécucommun et d’une appartenance collective11. Dans lamémoire de ceux qui partagent un espace, seconstitueraient les raisons et les valeurs par rapport

auxquelles le changement déformerait la nature desmoments qui affleurent du passé. La collectivitéimposerait l’illusion d’une réalité révolue devenuela référence en ce qu’elle lie l’ineffabilité de ladurée à l’invention de sa narration « mythique ».L’expérience et les actes des individuss’accorderaient avec ceux du groupe, c’est-à-direque l’immédiateté des souvenirs se définirait dans lareproduction d’une pensée qui complète le sens desévénements en leur communiquant une cohérenceculturelle. Selon Roger Bastide, si Bergson expliquaitl’oubli à travers l’expérience de la matière, pourHalbwachs c’est un problème inverse qui sepose : comment expliquer la conservation dans lamatérialité (les fondements) des valeurs socialespartagées. Halbwachs aurait à l’esprit que le moteurde la mémoire collective est la perméabilité entredifférentes mémoires individuelles. Malgré cela, iln’arrive pas à s’émanciper de son maître Durkheim,en partageant avec lui la foi dans une consciencecollective au-delà et au-dessus des individus.Bastide, à ce propos, pose au centre de sa propreréflexion non le groupe en tant qu’essence, mais legroupe en tant qu’organisation et structure fondéessur des relations interindividuelles12 ; il opère ainsiune synthèse entre les deux perspectives.L’opposition bergsonienne entre les données de lamémoire-souvenir et les actes de la mémoire-habitude serait dotée d’une utilité herméneutique,car elle semble anticiper (ou répéter) la séparationentre contexte mythique en tant que production

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temporelle d’une série infinie d’interprétations, etcontexte liturgique où cette séquence infinie designifications se spatialise, se commémore. Ledevenir, avec ses processus d’acculturation, serait leressort d’une « transplantation », où lamultiplication des événements est incorporée dansune mémoire motrice qui leur confère un ordreanthropologico-culturel. La règle de ce mouvementmythographique de t ransformation del’immatérialité mémoriale est analysée par Bastide àl’intérieur de phénomènes historiques réels, commeceux concernant la résistance et l’adaptation descultures « noires » dans leurs « nouveaux mondes »issus de l’esclavage. La mémoire des originesdevient dans ce cas le miroir d’une manipulation quiréorganise les vides. Se rappeler signifierait alorsreconstruire le sens social de ses propres actions, enerrant parmi les ruines de l’affrontement culturel.L’imaginaire ne serait pas alors une fantaisienovatrice, mais une tension entre futur et passé.

Sur un plan plus général, la cohérence de lamémoire s’insinue entre les tentatives de la rendreuniforme et les paradoxes de l’invention culturellequi parfois peuvent transposer les événements dansde nouvelles formes, provoquant la rotation desperspectives qui sont à la disposition des acteurssociaux. Nous pouvons envisager ces mouvementscomme propres à la construction d’un échange entrevisions et volontés à la fois antagonistes etcomplices. Les intentions très disparates (selon lesdivers acteurs impliqués) de « faire un lieu »notamment au travers d’un itinéraire balisé de

souvenirs clés, achemineraient une sorte demétamorphose théâtrale de certains espaces commelieux d’une distanciation interprétative créatriced’un exotisme. En ce cas, le terme d’exotismesemble véhiculer aussi une de ses significations lesplus anodines : maîtrise d’un éloignement physiqueou figuré par rapport à la stabilité imaginaire, etimmémoriale, d’un ensemble de repères matérielsfamiliers, tangibles et visibles.

Halbwachs illustre le jeu de représentationsmultiples de la mémoire en évoquant dans L atopographie légendaire des évangiles en terre saintel’inscription mémorielle dans un territoire où lesindividus sont confrontés à l’altération mythique dupaysage. La Palestine, d’après le sociologue, en tantque contexte géographique des Écritures ainsi quede la tradition littéraire européenne, alimenterait unimaginaire culturel où le caractère concret,physique, d’un lieu, consacré par le souvenir et lafoi, perpétue l’actualité d’une éternité terrestre dansun espace qui contient l’aspiration à revivre lesévénements. Dans un passage du texte, Halbwachsparle de Chateaubriand qui, pendant son pèlerinageen Terre Sainte, ne cherche pas à retrouver les lieuxd’une foi qui est pourtant la sienne, mais les scènesde la Gerusalemme liberata du Tasse. L’écrivainfrançais « oublie le Saint-Sépulcre, la Voiedouloureuse, les couvents et les religieux. Il cherchesimplement à retrouver sur place le cadre, non pasdes derniers jours de Jésus et de la Passion, mais desprincipaux épisodes héroïques et touchants de la

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Jérusalem délivrée »13 . En effet, Chateaubriandpréfigure le touriste intellectuel qui, en compagniede son guide, le « fidèle Ali », est poussé parl’enthousiasme à reconnaître les lieux où s’estproduite une épopée qui est partie d’une mémoire etd’une identité culturelle ethnocentrées. Le sentimentreligieux pour les origines de sa propre foi peutalors se confondre avec le désir de vouloir posséderles origines de sa propre tradition littéraire. Lamémoire culturelle chrétienne qui, en Terre Sainte,affronte les traditions juive et musulmane, nonseulement invente les lieux de sa propre histoiremais, comme Halbwachs le fait remarquer,transfigure ceux qui sont revendiqués par les autres.Il se produit donc une prolifération de lieux saints,fondés sur différentes vérités ethniques, religieuseset littéraires. Prolifération de significationsidiosyncrasiques incitant la mémoire, secouée parles bouleversements de l’histoire, à retrouver dansles lieux visibles le symbole de vérités invisibles. Ence sens, les chimères de Chateaubriand paraissentêtre exemplaires d’une approche affectant – dans leslieux-objets d’une redécouverte et d’uneréappropriation symboliques mais aussi d’uneinvest igat ion scient i f ique – tant lespromoteurs/usagers de l’entreprise (pèlerins,ethnographes, touristes, conservateurs, animateursculturels) que leurs interlocuteurs locaux. Ladifférence de registres intellectuels entre l’émotionaffective et esthétique du simple voyageur et ladémarche supposée être, selon le cas, rigoureuse,intéressée ou objectivante, du « professionnel » du

patrimoine ne doit pas tromper. D’abord, lesdiverses aptitudes peuvent se condenser dans lamême personne et surtout, dans ces espaces, unehégémonie politique et économique s’exprimecomme exercice d’un projet, d’une mission et d’undésir . L’insti tutionnalisation des l ieuxethnographiques, historiques, culturels au sens large,tout comme celle des lieux de culte, se fonde doncsur un attirail cognitif qui semble relever deprincipes d’autorité discursive relativementhomogènes. D’ailleurs, les illusions inhérentes à lareconstruction collective du passé sontconsubstantielles à l’idée même d’un partageculturel des mémoires individuelles. Lafragmentation dont toute activité mémorielle estaffectée se reflète dans la partialité d’une mémoiresociale sans cesse reconstruite où les mémoiresindividuelles, malgré leur dispersion, ne cessent decirculer et de contribuer à l’édification de récitsprétendument consensuels. La mémoire collective se construit souventcomme discours identitaire et devrait donc êtreobservée à l’intérieur de la dynamique conflictuellequi parvient dans certains cas à convertir l’oubli enmémoire folklorique. En ce sens, le temps mythiqueserait « le temps du devenir »14, tandis que le tempshistorique devrait garantir « le persister dudevenu ». Le folklore finit alors par représenter uneforme de ritualisation, à travers laquelle la traditiond’un groupe se décline comme scène politique dumythe de sa propre histoire. Ainsi les matériaux de

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l’histoire peuvent s’immémorialiser dans lesarchives du présent qui sont censées les conserver.

L’histoire des origines se présente alors commel’héritage d’un passé pré-historique, mais qui est enréalité un produit de la modernité, c’est-à-dire del’écriture de l’histoire et de la préservation de sestraces tangibles considérées comme significatives15.De son côté, l’appréhension érudite et laconstruction esthétique d’une singularité ethniqueou communautaire expriment le devenir et lesusages publics de l’idée même d’origine culturelleainsi que son dynamisme comme mémoire-ressource. Dans toute société, la constitution desarchives de la tradition semble dissimuler ledésaccord potentiel existant entre les écritures et latransmission orale des connaissances. En tant queproduction discursive souvent extérieure au contextelocal, « la transcription de mythologies » pose,alors, la question des mémoires écrites et visuellescomme références fondatrices d’identités oscillantentre l’authenticité « immatérielle » désormaisassumée comme introuvable (ou en sursis) de laculture « autochtone » et les instances qui organisentsa déclinaison patrimoniale.

Notes :

1 Cf. Florence de Méredieu, Histoire matérielle et immatériellede l’art moderne, Paris, Larousse, 1994.2 Jean-Louis Luxen, « La dimension immatérielle desmonuments et des sites avec références à la Liste du patrimoine

de l’Unesco », 14e Assemblée générale et symposiumscientifique de l’Icomos, Victoria Falls, 2003.3 Cf. Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel etimmatériel, chapitre I, article 2, paragraphe 2, Paris, Unesco,2003.4 Ibidem, paragraphe 1.5 Daniel Fabre, « Le patrimoine, l’ethnologie », in Pierre Nora(dir.), Science et conscience du Patrimoine. Actes desEntretiens du Patrimoine, Paris, Fayard, 1997 : 69.6 Henri Bergson, Matière et mémoire, in Œuvres. Paris, PUF,1970 [1896].7 Sur l’idée de retournement du précepte d’André Malraux (Lemusée imaginaire, Paris, Gallimard, 1965), voir : Jean-PierreNaugrette, « Les métamorphoses du musée : art et voyage dansla fiction de Robert Louis Stevenson », i n Id ., Lecturesaventureuses, Éditions de l’Espace Européen, La Garenne-Colombes, 1990 : 37-55.8 Voir Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel etimmatériel, chapitre VIII, article 31, op. cit.9 Dans le texte, le mot mémorial indique les supports physiquesou les notions discursives exprimant la volonté de sesouvenir des faits du passé. Nous avons choisi d’adopterl’adjectif mémoriel pour dénoter les qualités spontanées ou lescapacités sélectives des activités de la mémoire. Quant au termeimmémorial, il signale la perception collective des origineslointaines, voire mythiques, d’un objet de la mémoire. Il peutdésigner également les entités culturelles affectées par la pertedes traces matérielles de leur passé ayant des incidences sur laperpétuation de formes créatrices de l’« oubli ».10 J’ai développé cet argument en le mettant en relation avec leseffets sociaux des pratiques afférentes à la rechercheethnologique sur le terrain dans « Notes autour de la mémoiredans les lieux ethnographiques », Ethnologies comparées, 2002,http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r4/g.c.htm11 Cf. Maurice Halbwachs, La mémoire collective. Paris, PUF,1968 [1950].12 Roger Bastide, « Mémoire collective et sociologie dubricolage », L’Année sociologique, 1970, 21 : 65-108. 13 Maurice Halbwachs, La topographie légendaire des évangilesen terre sainte, Paris, PUF, 1971 [1941 : 130.14 Cf. Jan Assmann, La memoria culturale, Torino, Einaudi,1997 [1992], ma traduction.15 Cf. Marcel Detienne, (dir.), Transcrire les mythologies, Paris,Albin Michel, 1994.

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Le théâtre de la mémoire ethnographique du/en pays dogon, Mali.La construction patrimoniale d’un « Sanctuaire naturel et culturel »

Au cours de mes activités de recherche, je me suisintéressé aux élaborations discursives du paysdogon, région de la République du Mali située à 800kilomètres à l’est de la capitale Bamako. Les savoirset les actions patrimoniales qui imprègnent etprocèdent à la fois de l’œuvre mythographiqueattribuée depuis longtemps aux textes ethnologiquesse sont imposés comme un des thèmes cruciaux dema réflexion. Si la littérature scientifique estintervenue dans la stratification de la culture dogon,c’est le chevauchement de différents registresnarratifs qui a présidé, au long du siècle dernier, à lacréation progressive d’une identité dogon tout à lafois érudite et folklorique. Ainsi ai-je été amené àenvisager les usages sociaux d’une « bibliothèque »savante comme ressource matérielle et symbolique.

À partir de la fin du 19e siècle jusqu’à nos jours,l’afflux de chercheurs dans l’aire de la Falaise deBandiagara a conditionné la notoriété de seshabitants ainsi que la formation et la sauvegarde dessites. Aujourd’hui, le tourisme, le marché de l’arttraditionnel et la décision de l’Unesco d’inscrire unepartie de la région sur la Liste du patrimoinemondial, soulèvent la question relative à lafabrication d’un héritage culturel. Dans leurs« cadres » collectifs et dans les comportementsindividuels, les mémoires du/en pays dogon ont

intégré une tradition ethnographique hégémoniquepromue référence institutionnelle. Mon travail deterrain a consisté à étudier les pratiques liées, selondes modalités souvent contradictoires etconflictuelles, aux enjeux politiques qui relèvent desnouvelles formes d’autorité et d’archivage« muséales » d’un territoire. Ainsi, le folkloreethnographique a participé à la transfigurationexotique du paysage en célébrant la primauté d’unereligion « animiste » considérée comme authentiqueet qu’il faut à ce titre sauvegarder (ou au besoinreconstituer). Les modes opératoires inhérents à lafabrication savante et patrimoniale de cettecosmogonie illustrent les dimensions économique etpolitique à l’œuvre dans la réalisation actuelle ducomplexe culturel dogon. En suivant cetteperspective, à partir de documents d’archives etd’enquêtes de terrain, effectuées de 1995 à 1998,j’ai analysé, à une échelle locale, nationale etinternationale, les processus de constructionpatrimoniale s’appuyant sur les reprisescommunautaires du passé et sur les discours desethnologues. Dans ce contexte, l’exotisme m’estapparu comme une notion littéraire et comme uneproduction sociale participant à la transformationdes sociétés dites « traditionnelles » en sociétéspuisant à leur propre supposée authenticité, devenue

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Des touristes avec leur guide regardent les dessins exécutés par les enfants du village représentant des figures de danseurs masqués,Tireli, pays dogon, Mali, 1996. Gaetano Ciarcia ©.

un bien culturel moderne.

En 1989, une partie du pays dogon a été classée surla Liste du patrimoine de l’Unesco, en tant que siteprotégé par la dénomination Sanctuaire naturel etculturel de la falaise de Bandiagara. Cette initiativereprésente une sorte d’achèvement historique desrelations entre une imposante littérature

ethnologique, une présence constante dans la régionde nombreux ethnographes et la fabrication d’unetradition folklorique.

Pour illustrer le poids et le rôle du discourssavant en relation avec les pratiques actuelles depatrimonialisation, il est intéressant de rappelerl’expression « cadeaux mythologiques »1, aveclaquelle, Marcel Cohen alertait les intellectuels

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Carnets du Lahic, n°1 16

africains face au « paternalisme ethnologique »2 qui,à son avis, avait caractérisé la vision des Dogonproduite par les travaux de l’école de MarcelGriaule, l’ethnologue qui a lié son nom à la« découverte » de la culture dogon. Cohen avait étéun des maîtres de Marcel Griaule et, avec MarcelMauss et Paul Rivet, parmi les promoteurs de laMission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti qui avait dirigé les premières enquêtesintensives en pays dogon, en 1931.

À partir de la fin des années 1940, l’africanismemythographique, dont les pratiques de terrain et lestravaux de l’école Griaule ont constitué l’expressionla plus accomplie, a élaboré une série de théories surl’existence et sur les signifiés de symbolesmythologiques et cosmogoniques qui seraientinscrits dans un territoire extraordinaire. Cetteproduction a participé à la stabilisation, dans lesdomaines du savoir érudit et de la vulgarisationtouristique, d’un champ de croyances intrinsèqueaux représentations d’un paysage à la fois culturel etmétaphysique. En pays dogon, la rechercheethnologique d’objets et d’informations sembleavoir abouti à la « découverte » de mythes dontl’interprétation devait comporter de multiplesniveaux exégétiques. La culture dogon a ainsivéhiculé le dogme de « la nécessité absolue d’unemythologie »3 qui constituait un axiome de laconception griaulienne des symboles comme véritéultime sous-jacente à toute société humaine. À la suite de l’inscription, en 1989, du paysdogon dans la Liste du patrimoine mondial, le

gouvernement malien, à travers le ministère de laCulture, a décrété la création dans le chef-lieuadministratif, Bandiagara, d’une Mission culturellequi, comme ses homologues de Djenné etTombouctou (sites également classés par l’Unesco)a pour tâche de développer des stratégies de gestiondu patrimoine culturel par rapport aux besoins de lapopulation. La Mission culturelle de Bandiagara,comme celles de Djenné et Tombouctou, a étéinstituée par décret gouvernemental le 11 juin 1993.Après l’inscription de ces trois sites sur la Liste dupatrimoine mondial de l’Unesco, des Missionsculturelles ont eu pour tâche de s’occuper de laconservation et de la valorisation du patrimoine àsauvegarder. Dans le cas de Bandiagara il s’agitd’un double engagement, puisque l’aire est classéecomme bien commun de l’humanité d’après lescritères relevant de l’intérêt culturel et naturel,tandis que les villes de Djenné et Tombouctou sontclassées en tant que biens culturels.

À l’époque de mes recherches, la Mission étaitcomposée de cinq membres. Aujourd’hui, encore,l’ethnologue qui la dirige compte parmi sescollaborateurs un conservateur de musée et unanimateur culturel. Au cours des années, son activités’est concrétisée par une campagne desensibilisation sur l’importance des ressourcesculturelles et naturelles de la région. Dans lesvillages affectés par la tutelle, des rencontres entreles fonctionnaires et les habitants ont été organisées.La Mission n’a pas seulement un rôle deconsultation et de contrôle des initiatives culturelles,

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elle est aussi autorisée à mener des enquêtes sur lemarché et le trafic d’objets traditionnels, soumis àune juridiction rigoureuse. Les difficultéslogistiques pèsent sur l’efficacité de cette action.L’absence de routes carrossables et de moyens detransport collectif sur une grande partie de l’aire, lesconditions climatiques très dures durant certainespériodes de l’année rendent la présence de laMission irrégulière et souvent abstraite pour leshabitants des villages concernés. Malgré cela,l’organisme est reconnu comme un point deréférence pour ceux qui sont impliqués dans ledéveloppement économique et culturel de l’espaceclassé par l’Unesco. Les réunions avec lescommunautés visitées ont pour but de recueillir lesdemandes de la population, de souligner les dangersd’appauvrissement du patrimoine (du fait desfouilles archéologiques non autorisées, de la vented’objets d’art, de l’abandon de cérémonies, de rites« traditionnels » et de lieux ayant valeur demonuments). On annonce le développement d’untourisme culturel « sain » comme enjeu déterminantpour l’amélioration des conditions généralesd’existence dans ces lieux périodiquement menacéspar la sécheresse et la disette.

Les objectifs, tels qu’ils sont proposés au niveaulocal et pendant les échanges avec les institutionsgouvernementales et étrangères sont : a)l’inventaire, la documentation, la valorisation de latradition et de l’architecture dites « vernaculaires »b) la planification des sites dans le cadre d’unnouveau type d’habitat rural adapté à des conditions

de vie plus salubres, mais culturellement intégré à la« tradition » et à l’écosystème c) le développementtouristique des lieux. Selon cette conception dupatrimoine culturel, l’engagement de la Missionculturelle concerne tout autant les biens« immobiles » considérés comme traditionnels,nécessitant une conservation architecturale etmuséale, que ceux qui sont définis comme« immatériels », c’est-à-dire, d’après l’interprétationdonnée par les responsables de la Mission culturelle,les pratiques rituelles dont le caractère spectaculaireest envisagé comme une forme d’attractiontouristique. Conformément au principe de la« conservation intégrée », qui caractérise lapolitique patrimoniale influencée par l’Unesco, ontente d’accorder le « développement durable » avecla préservation des prérogatives culturelles des sites.En réalité, il s’agit d’une opération complexe,puisque les processus de modernisation ont coïncidéavec l’abandon relatif d’un nombre considérable decultes et de croyances et que la distinction entrereligion et culture encouragée par les cadresinstitutionnels ne semble pas très aisée à transmettreà la plus grande partie de la population. Dans lesdizaines de villages où la Mission a organisé desinitiatives de conservation et/ou de réactivationd’une tradition périclitante, les réactions deshabitants sont diverses4. Entre la volontésensibilisatrice de l’État malien et les réactions de lapopulation locale existe un écart dû à différentesraisons, parmi lesquelles l’absence, à l’époque de

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ma recherche et qui est encore d’actualité, de Dogonparmi les responsables de la structure.

À la lecture des rapports de la mission, que j’aiconsultés à Bandiagara, on voit bien commentl’organisme, pendant les rencontres avec lespopulations des villages, parle de la « culture »,matérielle et immatérielle, comme d’un enjeucrucial pour accéder au développement. Pendant lesréunions, on assiste à une sorte de négociation : laMission culturelle, en tant que représentanted’entités lointaines, quoique puissantes – commel’État malien, l’Unesco, le Pnud (Programme desNations Unies pour le développement) –, offre lapossibilité de doter la zone d’infrastructures et d’uneplanification territoriale. Mais, avec cetteperspective de développement, les villageois doivents’engager dans la valorisation de leur propretradition, en imaginant, en quelque sorte, les façonset les lieux qui dans le village et dans ses alentoursméritent d’être sauvegardés et visités par lestouristes. On demande aux gens de rétablir et deconserver les danses traditionnelles et tous leséléments qui peuvent devenir des vestiges culturels :les mares peuplées de caïmans « sacrés », leshabitations tellem5, les autels, les maisons où seréunissaient les femmes menstruées, les togu na6, lesfétiches7.

Dans cette situation, la littérature ethnologiqueest déclinée de plusieurs façons. Le Livre peut êtreutilisé comme dépliant touristique et comme écrituresacrée. Cet usage versatile du support textuel a aussiune fonction visuelle : souvent les fonctionnaires de

la Mission portent avec eux, pendant leursexcursions sur le terrain, des textes où les habitantspeuvent reconnaître physiquement la culture àlaquelle ils appartiennent : des visages familiers, desobjets traditionnels, des édifices.

Pour sa part, la Mission culturelle tente donc deréduire l’écart existant entre patrimoine « littéraire »ethnologique et la tradition ancestrale, immémorialeet immatérielle, à travers une sorte de superpositiondes deux dimensions dans le but de susciter laparticipation effective des « indigènes » à la gestionéconomique de leur univers symbolique. Là oùactuellement il y a divergence, les politiques depromotion culturelle poussent à une unification desperspectives à travers une reconnaissance partagéede l’enjeu du développement. Ses membressemblent avoir à l’esprit l’existence d’un seuil quiséparerait ce que l’un d’entre eux a défini comme la« culture culturelle » et la « culture panachée ».Frontière précaire par rapport à laquelle, la traditionserait du côté de l’authenticité, de la pureté d’autantqu’elle se déploie sur un calendrier c’est-à-dire unescansion temporelle stable des pratiques.L’introduction d’un ordre cyclique demanifestations folkloriques, qui devrait se greffersur la succession linéaire des événements rituels etsur une présentation muséale des lieux et de leursobjets, infuserait le passé ethnographico-touristiquedans le présent du patrimoine culturel. En ce sens, laquestion de la validité des connaissances produitespar l’ethnologie – tout en restant, cette littérature,une référence fondamentale pour les animateurs

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impliqués dans la sauvegarde, la récupération et lapromotion du folklore traditionnel – se pose commeun problème marginal. L’écho du savoir éruditretentit dans la tradition orale. D’après nombre demes interlocuteurs, ce savoir, transformé par celle-ci, aurait assuré une « immortalisation » de lamémoire locale.

En libérant les nouvelles générations de lacontrainte de la rappeler, les archives del’ethnologie permettraient l’usage des connaissanceset des pratiques dites traditionnelles commeressources économiques. De nos jours, nouspouvons observer que dans le pays dogon destouristes, des coopérants et des ethnographes, àtravers la construction d’un corpus écrit deconnaissances devenue influentes et canoniques,s’est diffusé un rapport à la mémoire qui estsemblable à celui des Maori des Immémoriaux.Dans son roman ethnologique, Victor Segalen,montre que ceux-ci sont dépossédés de leurspratiques matérielles « païennes » et doncimmémorialisés par les « saintes écritures » desmissionnaires8. D’une cer ta ine manière ,l’anthropologie a accompagné et sanctionnél’ « immémorialisation » d’une partie de la culturedogon tout en contribuant à l’édification de sarenommée. Construisant une révélation, s’élevant enverbe, l’anthropologie semble avoir produit unedistance décisive entre croire et savoir. Quoiquecette forme d’autorité paraisse aujourd’hui dévaluée,à cause notamment de l’inconséquence manifesteentre le modèle mythique, devenu l’expression d’un

substrat « autochtone » immatériel, et la nécessitématérielle d’être objets et sujets de tourisme, lanotoriété ethnologique s’est imposée comme unecomposante nécessaire du changement socio-économique.

La patrimonialisation du discours savant sembleimpliquer la possibilité constante du bouleversementsémantique, de la rupture sous forme de parodie, dela dilution des références érudites dans la pratiquedu tourisme. En même temps, la fabricationfolklorique du bien culturel entre en résonance avecle marché de l’information ethnologique, parcequ’elle représente une sorte d’initiation aux métiersd’informateur, d’ethnographe, de guide touristique,de collaborateur de nombreuses agences decoopération internationales qui opèrent dans larégion. Bref, cette fabrication folklorique impliquel’auto-observation participante de sa propre société.Le conflit latent entre la théâtralité de cette situationet la sauvegarde de l’univers de connaissances qu’ilfaut administrer se réverbère dans la mémoireculturelle, que la politique patrimonialisatrice a latâche de fixer, non seulement en inventant les sitesd’une histoire ethnologique, mais en participantaussi à leur prolifération en tant que lieux oùplusieurs vérités ethniques, religieuses, scientifiquess’agencent. Cette articulation d’éléments parfoisdiscordants entre eux semble communiquerl’aspiration d’une mémoire, agitée par le devenir,qui parfois retrouve dans la tangibilité des objets dupatrimoine des lieux les symboles de « réalités »imagées.

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La nécessité d’offrir aux visiteurs de la régiondes échantillons de mémoire illustre la relation entrela construction sociale de l’exemplarité et la mise enscène d’une conception de la tradition en tant queprojet, par le biais desquelles on essaie d’investir surles valeurs pour un avenir moins difficile.L’exotisme ethnologique semble s’être interposéentre la nostalgie du passé qui exprime, entre autres,l’inadéquation du présent par rapport à un modèlemythifié et l’utopie de son actualisation. Ladramaturgie mythico-rituelle, les performancesfolkloriques et la mise en texte ethnographiquesemblent amalgamer les changements socioculturelsen cours et la stylisation d’une homogénéitéculturelle. Des attentes, très diverses, sillonnentl’espace métaphorique et concret d’une nostalgiequi sépare plus qu’elle ne réunit, et d’une mémoireethnographique vaguement commune maishistoriquement, politiquement et économiquementdivisée.

La production savante implique, pour lesdiscours qui se déploient localement, la possibilitéd’interpréter l’avènement de la transformation durécit ininterrompu sur les orig ines en récitanthropologique. En ce sens, le devenir des originesmythographiques des Dogon ne saurait se confondreavec la seule recherche sur la genèse textuelle d’uneethnie privilégiée par les études ethnologiques.

Les processus de formation d’une mémoirecollective dogon, par rapport à la présenceethnologique et à son expansion herméneutique,semblent, donc, avoir travaillé par compensation en

déclinant dans le folklore l’intérêt esthétique de larégion muséographique ainsi que la mémoire de lacollecte scientifique d’objets et d’informations. Lepaysage ethnologisé s’est transformé en un réservoirde symboles ataviques et contemporains à la fois. Àpartir du prestige et du déclin des théories qui ontédifié une partie du territoire comme haut lieu d’unsystème de pensée et d’une image touristique, ledevenir du discours identitaire dogon arrive parfoisà associer l’oubli au folklore (comme dans cesparties de la région investies depuis presque unsiècle par un fort taux d’émigration saisonnière, parla diffusion des monothéismes et plus récemmentpar les flux touristiques). Dans les lieux – Sangha etBandiagara – où la circulation des chercheurs et destouristes a été la plus dense, les étapes de latraditionalisation du bien culturel en tant quepatrimoine s’articulent autour d’opérations derécolte de reliques et d’agencement d’emblèmes.Cette infrastructure concrète permet une sorted’appropriation symbolique d’un legs devenu à lafois intangible et donné pour sûr. Elle peut semanifester à travers des attitudes mimétiquescensées mettre en scène l’adhésion de la modernité àl’héritage précieux du passé. La dimensionnormative introduite par l’Unesco, à travers l’actionde la Mission culturelle de Bandiagara, implique latransformation des lieux en vitrine du« développement durable ». Le patrimoine est dèslors conçu comme l’enjeu d’une stratégie dedynamisation de la mémoire locale, par le biais de lasélection de certains aspects pourvus d’une

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exemplarité, comme s’ils étaient les marquesmétonymiques du passé chargées de conduire lescommunautés vers le futur et le bien-être. On attenddu développement des sites qu’il respecte lasingularité culturelle et le cadre naturel. Enfin, enpays dogon, l’exotisme imprègne des pratiquesfolkloriques qui semblent exprimer les thèmesconstitutifs d’une mémoire rappelant sans cessel’existence d’une limite immatérielle de la culture.Autour de cette limite, la prise en compte d’uneauthenticité en perdition peut s’illustrer comme unequalité syncrétique du devenir.

Quelques décennies après la publication du textede Cohen (voir supra), entre perspectives novatriceset fidélité aux références ethnologiquestraditionnelles, les élites maliennes sont confrontéesà la gestion de ces « cadeaux mythologiques »,c’est-à-dire à un héritage de matrice scientifico-coloniale qu’elles considèrent souvent inadéquat àl’analyse de la réalité mais nécessaire pour lavalorisation de la culture dogon. Cette littératureencombrante peut-être, mais fondamentale ou plutôtacquise localement comme fondatrice, devient unesorte de ressource mobilisable afin de dynamiser cethéritage savant en tant qu’agent du développementsocioculturel et économique.

Dans les textes émanant de l’Unesco, del’Icomos et des instances politico-culturellesmaliennes qui concernent la gestion du patrimoineculturel dans le pays dogon, la tradition est définiecomme un rapport entre des biens immatériels et/oumatériels et l’ensemble des conceptions

métaphysiques et cosmologiques qui ne sont jamaisexplicitées. Ces documents se réfèrent toujours à unarrière-pays mythique et secret, tissé deconnaissances et de croyances, dont la présences’impose de façon à la fois naturelle et intangible,ineffable. Néanmoins, sur un plus vaste planinterprétatif, la littérature érudite a un rôle décisifdans le renouveau de sens dont l’identité dogondevient un moyen. Les responsables de la Divisiondu Patrimoine culturel de Bamako montrent qu’ilsont pleinement saisi une des significationshistoriques spécifiques produites par l’œuvreethnologique, lorsqu’ils affirment : « Derrière ladiversité des systèmes religieux traditionnels et descroyances africaines un point commun : l’animisme– terme assez vague et inexact puisque signifiantétymologiquement l’attitude à attribuer aux chosesune âme analogue à l’âme humaine – qui al’avantage de ne pas présenter la même nuancepéjorative que le mot fétichisme » 9. Cet« avantage » est le résultat, dans la longue durée, deprétendues découvertes ethnologiques. L’identité« immatérielle » de la religion dite animiste marqueun nouvel espace symbolique, où les « choses de latradition » deviennent un bien culturel, unpatrimoine, qui s’entrelace avec la modernité et lesmonothéismes. On retrouve cette postureinterprétative, imprégnée de contradictions, dans lestravaux de quelques ethnologues et historiensmaliens. Mais aussi dans les démarchespatrimoniales où le tourisme est envisagé à la foiscomme une menace qui pèse sur la fragilité des

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lieux et comme une ressource nécessaire audéveloppement.

Dans une perspective comparative, la situationdogon semble donc exprimer d’une manièreemblématique la quête d’une adhésion entre laconstruction d’un territoire, les pratiques de larecherche et les discours érudits qui l’ont faitconnaître. Ainsi, les connaissances ethnologiquessont devenues le simulacre d’une vérité culturelleque le territoire est appelé à confirmer à travers laproduction d’objets architecturaux, rituels etphysiques. L’immatérialité de la vie symboliquetrouve désormais ses sources dans les textes dont laconservation du paysage doit re-créer les traces.

En pays dogon, les deux dimensions du« culturel » et du « naturel » se validentréciproquement à travers un jeu de correspondancescensées conférer à l’une cette partie de symbolique,ou, selon les cas, de tangible et d’invisible, dontl’autre dimension serait la preuve ou le reflet. Lebinôme les associant, que depuis 1989 définit le sitedénommé officiellement le « Sanctuaire naturel etculturel » dogon protégé par l’Unesco , semble avoirété une préfiguration des normes contemporaines,promues par le même organisme, qui ont institué lanotion de « patrimoine immatériel ».

Notes :

1 Marcel Cohen, « Sur l’ethnologie en France », La pensée,1962, 105 : 95.2 Ibid. : 91.3 Marcel Griaule, Les saô légendaires, Paris, NRF Gallimard,1943 : 85.4 Pour une analyse plus approfondie de la situation ethnologiqueet patrimoniale du pays dogon, je me permets de renvoyer lelecteur à mon texte De la mémoire ethnographique. L’exotismedu pays dogon, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.5 D’après une étymologie devenue populaire, en certains parlersdogon « tellem » signifie « nous les avons trouvés ». Avec cetteexpression on identifie les populations qui occupaient la falaiseavant l’arrivée des Dogon. Les sites qui accueillaient leursgreniers et leurs cimetières, de véritables niches dans le rocher,en haut par rapport aux villages actuels, contribuent à lasuggestion de la falaise et, dans la vulgarisation touristique, sontmontrées comme les habitations des tellem. L’art tellem aacquis une réputation internationale; les objets, et surtout dessculptures, qu’on peut attribuer à cette civilisation ont unevaleur considérable.6 Par cette expression on désigne au niveau de la vulgarisationfolklorique les « maisons de la parole », lieux de réunion pourles hommes, souvent situées dans des lieux stratégiques àl’intérieur de chaque quartier. Certains togu na, en vertu deleurs décorations et de leur position panoramique, sont l’objetde visites touristiques. La formule « maison de la parole »renvoie à une vision valorisante de la culture dogon commeespace d’un règlement pacifique des conflits par l’intermédiairede la parole. Mais on aurait pu tout aussi bien utiliserl’expression « abri des hommes » ou « hangar public » (cf. ÉricJolly, 1995.).7 Pendant la lecture des rapports de la mission, un passage aretenu mon attention. À propos du village de Amani, lefonctionnaire de la Mission culturelle remarque : « Ledésenclavement est la priorité de Amani. Pour se faire, il [leHogon] propose une vieille petite statue au gouvernement afind’être désenclavé » (Mission culturelle, Rapport de la mission27-31 mai 1996, 4). Le Hogon est un chef religieux traditionnel.Cette déclaration, dont le responsable gouvernemental estl’interprète, au-delà de sa valeur anecdotique, me sembleévoquer clairement la négociation entre sensibilisateurs etsensibilisés telle qu’elle est exprimée par les relations entre ledevenir d’une tradition et sa gestion patrimoniale.

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8 Cf. Victor Segalen, Les Immémoriaux, Paris, Plon, 1956[1907].9 Division du Patrimoine culturel, Le Sanctuaire Naturel etCulturel de Bandiagara, Bamako, Ministère des Sports, desArts et de la Culture, 1988 : 20.

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Informateurs lettrés, intellectuels en pagne.Le futur à restaurer et la réversibilité de l’appartenance à la tradition « immatérielle »

à Ouidah, Bénin

À travers les décennies, l’injonction relative ausauvetage des sociétés et des temporalités« exotiques » a subi une permutation : on est passéd’une rhétorique ethnomuséographique de laconservation aux usages politiques de la littératureethnologique et des documents/monuments

historiques visant l’affirmation identitaire d’unetradition « moderne » et le métissage patrimonialde la culture. Depuis le mois d’octobre 2005, àtravers des enquêtes ethnographiques, je suis entrain d’approfondir la connaissance comparativede telles dynamiques, qui prévoient en amont

La Porte du Non-Retour, Ouidah, Bénin, 2005. Gaetano Ciarcia ©.

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l’autorité érudite et en aval les initiatives liées à laconservation du passé, dans ma recherche sur lesphénomènes d’organisation du patrimoine historiqueet immatériel au Bénin.

Le titre de ce chapitre a été inspiré par la lectured’un passage du texte de Bernard Maupoil, L agéomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, lorsqu’ilécrit à propos des informateurs lettrés del’ethnologue : « Ceux qui dépendent directementdes Européens, à un titre quelconque, perdent peu àpeu contact avec leur milieu, et veulent malgré toutvis-à-vis des Blancs se prouver le contraire »1. ChezMaupoil, cette problématique semble se poser autantpour les « lettrés » que pour ceux qu’il nomme « lesinformateurs en pagne ». Lorsque l’ethnologuementionne les « meilleurs » et les plus « réputés »parmi ces derniers, on constate dans sonappréciation l’évaluation d’une qualitéinterculturelle qui se concrétise dans leur fiabilitédescriptive et interprétative. La canonisationscientifique du discours indigène implique lareconnaissance d’une qualité d’objectivation quibien qu’existante avant la recherche ethnologique,l’intègre et se transforme à partir de celle-ci. Dansce jeu entre altérité et ipséité, la présence del’ethnologue n’est pas sans conséquences, surtoutvis-à-vis de l’autochtonie au sens figuré. Enengageant ses détenteurs ou ses héritiers à parler deleur appartenance, l’autorité du chercheur étrangerau contexte confère une nouvelle compétence à

l’origine. Comparable sans être identique à laconnaissance généalogique et à la transmission dusavoir, la compétence du spécialiste local sur sapropre tradition doit s’affirmer selon des modesdiscursifs et dans un langage qui représentent un« ailleurs » par rapport au fait qu’elle parle d’un« ici ». Une telle conjoncture me paraît être àl’œuvre dans toute narration fondée sur l’identitécommunautaire ou selon un point de vue partagé etpartageable depuis le temps, devenu immémorial,qui a précédé le « scandale de la rencontreethnographique »2. Par le mot « scandale »,l’ethnologue italien Ernesto De Martino voulaitmettre l’accent sur la mise en relation entre laconstitution progressive des objets d’un savoirscientifique et la désagrégation de mondes supposésêtre traditionnels ou historiquement révolus. Nouspourrions décliner le contenu de cette formulation,en imaginant comme « scandaleuse » la relationpatrimoniale entre l’absence ou la rareté des tracesd’un passé tragique, celui de l’esclavage, et sesformes de valorisation contemporaine comme uneforme d’épopée culturelle.

La question qui s’est imposée lors des débuts demon travail au Bénin a été la suivante : comment lesusages mémoriaux et patrimoniaux du passé del’esclavage sont-ils liés au renouveau des coutumesreligieuses anciennes qu’on peut résumer sous ladéfinition de vodûn ? Au Bénin, aujourd’hui, nouspouvons observer les trajectoires d’individus qui,

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grâce à leurs moyens économiques ou intellectuels,se construisent comme « personnes-ressources » enconciliant leur patrimoine « indigène » avec latransmission de leur savoir lettré. À cheval entreconnaissance érudite de la tradition et adhésionmorale et rituelle aux « secrets » du vodûn, ces« hommes-ressources » opèrent une réappropriationcharismatique du capital culturel constitué par la« tradition » et par le passé, devenu immatériel, dela traite négrière dont ils s’affirment être à la fois lesconnaisseurs et les détenteurs.

Dans ce contexte, c’est l’histoire de l’esclavagequi a conduit à l’expansion internationale des culteset donc à leur patrimonialisation. Unquestionnement sur l’institution de la culture semêle d’une manière inextricable aux mémoiresconflictuelles à transmettre aux nouvellesgénérations et à vendre aux acquéreurs étrangerspotentiels : Unesco, touristes, chercheurs, visiteursissus de la « diaspora » afroaméricaine,investisseurs, etc. Nous observons, alors, chez lesélites lettrées la nécessité d’élaborer des « méthodescomportementales »3 pour adhérer et faire vivredynamiquement (économiquement) l’héritage dupassé.

Si l’implication des intellectuels dans lespratiques du vodûn s’inscrit dans des logiques néo-traditionalistes, la problématique anthropologiqueautour de cette question ne peut faire abstraction dela place de la croyance vécue et jouée. Le vodûn,dans sa version édulcorée ou distanciée, relèverait

de la promotion, menée par des élites, des pratiquesrituelles et, donc, d’une mémoire liturgique.

Il me semble possible d’avancer l’hypothèsesuivante : aujourd’hui, la revendication du rôle deconnaisseur/praticien sécularisé du vodûn permetd’utiliser un double registre sémantique que certainsindividus, impliqués ab origine, c’est-à-direappartenant à des familles ou à des milieuxtraditionnellement vodûnisants, peuvent assumercomme une identité ouverte significative de leurcondition moderne et dynamique. Il ne s’agirait plusde choisir entre le « bois sacré » et l’« école », ni denégocier la double appartenance, mais plutôt deséculariser le « bois sacré » afin de patrimonialiserun foyer authentique légitimant les syncrétismescontemporains. L’originalité exotique de l’espacecultuel devient mémoire pédagogique actuelle,vivante et hybride du passé.

Les religions et les savoirs traditionnels onttoujours exprimé le pouvoir et le pouvoir-faire, doncles changements nécessaires à leur conquête et àleur maintien. Aujourd’hui, ce sont la durée et lesmodalités de la construction liturgique qui ontchangé. La réversibilité et la reproductibilité despratiques composent une dimension métaphoriquede la tradition à conserver et à mettre en scène, demanière à faire le lien entre le contexte social actuelet le passé tel qu’on (se) le représente. En ce sens, lespectacle n’est plus seulement celui de la croyancequi se donne à voir, il est aussi celui de l’injonctionpatrimoniale : la croyance doit être vue et reconnuecomme emblématique d’un monde presque disparu.

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L’immatérialité de ce legs, ou plutôt laconscience vécue de son immatérialité, est-elle lerésultat d’une distanciation intellectuelle instituantl’idée d’appartenance à une communautéhistorique ? Les intellectuels béninois vodûnants,guettant aussi bien le développement touristique dela « tradition » que leur profit personnel, seraient-ilsdes « intellectuels organiques » participant à la miseen culture de leurs pratiques religieuses« traditionnelles » et de leur connexion thématiquecontemporaine aux mémoires de l’esclavage ?

Lors de mes premières enquêtes de terrain à Ouidah,ville située dans le sud du Bénin à 40 kilomètres àl’ouest de la capitale économique Cotonou, j’ai puobserver une mise en relation entre les discoursrelatifs à l’histoire de la traite et les nouvellesformes de ritualisation de la religion perçue commetraditionnelle. Aujourd’hui, au Bénin, laprolifération d’initiatives visant le développementd’un tourisme culturel va avec la valorisation dessites sacrés et des manifestations qui expriment lavivacité et la légitimité, parfois retrouvées, descroyances et des cultes anciens. Ainsi, la questionmémoriale de la traite négrière exerce son emprisesur les modalités de transmission et dereprésentation des pratiques vôdun. L’institution deslieux de mémoire de la traite se présente comme unesituation patrimoniale marquée par des rupturesentre les diverses restitutions collectives etreligieuses de l’histoire des esclavages,transatlantique et locale. Ces espaces sont affectés

par la précarité des structures censées devoircomposer les identités du présent avec la mise enmémoire des faits du passé. Les réalisationspatrimoniales de valorisation de cette histoire ontimpliqué l’interaction des mémoires locales avecl’interprétation érudite de la littérature orale et avecl’exposition muséale, architecturale et parfois,théâtrale d’objets tangibles ou de phénomènesrituels publics.

Au cours du mois de novembre 2005, pendant unentretien avec un notable de Ouidah, une formulehermétique et apparemment paradoxale qu’il avaitrépétée au moins à deux reprises m’avait frappé :« l’oubli oui, le pardon non ». Cette affirmation étaitproférée par une personnalité d’origine yoruba,c’est-à-dire issue d’une communauté minoritaire àOuidah dont une grande partie des membres sontdes descendants d’anciens esclaves (non seulementd’esclaves déportés en Amérique, mais aussid’esclaves employés sur place jusqu’au début du 20e

siècle dans les maisons et dans les plantations depalmiers à huile). Elle m’est apparue significative dela relation controversée entre des mémoirescollectives formellement apaisées et les souvenirs,très partagés, selon les individus et les familles,concernant l’héritage contemporain d’un passéesclavagiste qui a affecté d’une manière crucialel’histoire sociale de ce port négrier, le plusimportant d’Afrique, après celui de Luanda enAngola, en nombre d’esclaves y ayant transité ;soit un million d’après les estimations de l’historienanglais Robin Law4.

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« L’oubli oui, le pardon non » ne saurait être uneformule synthétique des sentiments, les plusantinomiques, suscités par le passé de l’esclavagechez d’autres membres de la communauté yoruba oud’autres communautés affectées par la conditionservile d’autrefois. Révélant un usage politique etidentitaire de l’oubli, l’énoncé en question ne seraitpas la manifestation de l’incapacité à pardonnermais celle de la réversibilité assumée dusouvenir : son immanence dans les pratiquessociales qui participent à la fois de l’érosion desfaits du passé et de leur mise en jachère. Si une telleassertion nous parle du fait que « l’affranchissementest un secret »5, elle exprime également lesflottements et les silences des mémoires impliquéesainsi qu’une opposition latente à la rhétoriqueofficielle fondée sur la nécessité du souvenir et de laréconciliation qui ont marqué la mise en patrimoinede l’histoire de l’esclavage à Ouidah. L’oublidevient le masque social de l’affranchissement dontle souvenir doit être aboli. La condition présente estcensée oblitérer l’état servile d’autrefois. Comme l’afait remarquer Claude Meillassoux, « les véritablesaffranchis, c’est-à-dire les esclaves ayant récupérétoutes les prérogatives et l’honneur des francs, on nepeut les nommer, ni même admettre qu’on lesconnaît comme tels, sans leur faire perdre aussitôt lebénéfice de la franchise dont l’objet est précisémentd’effacer à jamais le stigmate originel de la captureou de la naissance servile »6.

Cette logique s’affronte implicitement avec lesinitiatives qui se sont concrétisées principalement

lors de l’organisation du colloque/festival des arts etde la culture vôdun, Ouidah 92, qui a eu lieu du 8 au18 février 1993, et du lancement de l’itinéraireintercontinental de La Route de l’Esclave, en 1994.Sur la proposition d’Haïti et de plusieurs paysafricains, la Conférence générale de l’Unesco aapprouvé la réalisation de ce programme centré surl’idée d’un « patrimoine commun immatériel » de latraite partagé par les peuples africains, amérindienset européens. Soutenu par l’Organisation mondialedu tourisme, ce projet a parmi ses objectifsprincipaux l’identification, la restauration et lapromotion des sites, des bâtiments et des lieux demémoire relevant de l’histoire de l’esclavage afin devaloriser le développement économique et social àtravers l’impulsion du tourisme culturel7.

La partie ouidanaise de la Route est longue d’unpeu plus de trois kilomètres ; menant du centre-villeà la plage, elle constitue le site choisi par l’Unescopour commémorer la déportation des esclaves.Mêlant les matériaux, les formes plastiques et lesdiverses images de la sujétion et du pouvoir, de ladouleur, de la vie religieuse et profane, cessculptures, réalisées par divers artistes, mettent enscène une logique du souvenir caractérisée par unbricolage mémorial. En même temps, ces piècesinscrivent l’histoire locale dans la production d’unterritoire destiné à devenir un espace de culture et detourisme. Ainsi, la commémoration de l’esclavageest imbriquée dans les images de la domination desrois d’Abomey ayant précédé la colonisationfrançaise. À partir de l’aménagement patrimonial de

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la route, nous observons la transformation decertains sites, intégrant l’histoire orale de la ville, enlieux de mémoire affectés de significationsnouvelles qui relèvent des usages actuels du passéde la traite.

D’après Zygmunt Bauman, la mémoire historiquedes collectivités ne contient pas la vision d’unetradition bien construite que les acteurs sociauxs’approprieraient et à laquelle ils feraient recoursconsciemment ; le concept implique encore moinsune version de l’historiographie du genre « plus çachange, plus c’est la même chose ». La mémoirehistorique fait plutôt référence au constat que dansla genèse de toute transformation diachronique nouspouvons observer une discordance entre lesexpectatives et les circonstances matériellesauxquelles les individus et les groupes sontconfrontés8. L’hybridation de plusieurs mémoires del’esclavage semble produire des situations marquéespar une crise entre l’utopie concernant lesrestitutions du passé et l’économie politique etsymbolique à l’œuvre dans les mises en scènemuséale et touristique. L’aspiration à devenir deslieux de mémoires est confrontée à l’inadéquation,qu’on pourrait considérer structurale, des cadressociaux communautaires censés devoir accueillir lamise à jour de l’héritage transmettant les faitsrévolus de l’histoire aux identités culturelles etreligieuses actuelles.

Le festival Ouidah 92 a contribué à forger etlégitimer la possibilité d’une imitation réciproque

entre les usages savants et les sources/ressourcespopulaires de ce renouveau. Aujourd’hui, les diversdignitaires des savoirs érudits et religieux ontrecours au thème des origines retrouvées etrestaurées en vue de l’affirmation d’identitésindividuelles et collectives. Ces démarches secaractérisent par la recherche constante des moyenspolitiques et économiques susceptibles de préparerle développement. Nous sommes confrontés à unedimension millénariste du traditionalisme en tantque processus construisant la continuité entre ladimension rituelle des pratiques et le patrimoine entant qu’arène politique. C’est la perte des traces etl’oubli parfois volontaire du passé de l’esclavagequi devient le miroir, ou l’écran, de la paradoxaleobsolescence d’une époque tragique muée en duréeexotique par les initiatives de la patrimonialisation.

À Ouidah, on assiste à la naissance laborieuse etvacillante d’une tradition qui se présente commeconstruite à partir d’un vide et caractérisée par un« syncrétisme délibéré »9. Milton Guran utilise cetteexpression de « sincretismo deliberado » à proposdes relations internes et extérieures caractérisant lescommunautés « afro-brésiliennes », mais ellesemble fournir une synthèse d’autres formes,d’ailleurs collatérales, d’appropriation identitaire dupassé au Bénin. Ce mouvement de réappropriationdiscursive et rituelle représente davantage le vecteurmasqué des divisions sociales que leur partagemétissé. Des idiosyncrasies patentes peuventapparaître lorsqu’on tente d’apercevoir unecontinuité de dispositions morales entre l’ethos

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concernant le rapport à l’esclavage des cultesafricains et leurs réélaborations opérées enAmérique par les victimes de la traite. Toutefois,l’esclavage, n’étant pas bien entendu à l’origine duvôdun, a été le moteur historique de son expansionet, donc, de l’expansion de ses origines et de leurubiquité morale, mythique, politique, historique.D’ailleurs, de nos jours, la « tradition » est assuméeouvertement par les responsables des divers cultesmoins comme un « terminus a quo » que comme un« terminus ad quem », d’après les termes utilisés parun de mes interlocuteurs lettrés10. De la partd’intellectuels en quête d’une authenticité populaireencore vécue, la tradition serait, donc, plus ce versquoi l’on tend que ce de quoi on est parti. Il s’agiraitaussi de la recherche mimétique de l’origine qui seréalise à travers la mise en actualité du passé. En cesens, la conjonction et la compatibilité desmémoires de l’esclavage et de celles relatives auxpratiques de la religion traditionnelle apparaît êtreune construction contemporaine.

Si toute « tradition » semble avoir toujoursassocié une innovation graduelle à une dynamiquede l’inclusion ou de l’exclusion subreptice de sescomposantes « authentiques », à Ouidah, la sacralitédes lieux est désormais associée à la tentative devalider leur rayonnement symbolique en composantplusieurs mémoires conflictuelles. À cet égard,l’organisation de Ouidah 92, festival des arts et de laculture vôdun, l’aménagement à la fois touristique etcultuel de la Forêt sacrée de Kpassé en 1993, lelancement du projet de la Route de l’Esclave, en

1994, ont été des événements fondateurs. Lesréférences relatives à la religion vôdun, à ladéportation des esclaves et au non-retour, à laprésence des « afro-brésiliens » et des visiteurs-pèlerins se reconnaissant dans la « diaspora noire »,à la grandeur déchue du royaume esclavagiste duDahomey mais aussi à sa rivalité avec le royaume« autochtone » Huéda, cohabitent dans uneimmanence qui se construit comme unesynchronisation patrimoniale du passé. En mêmetemps, constituant un cadre de repères trèsparcellisés, la Route de l’Esclave, lieu de mémoireen attente de classement et en chantier depuis plusde dix ans, entre la dégradation des monuments quile jalonnent, l’antagonisme des différentspromoteurs d’initiatives culturelles et commerciales,les promesses restauratrices de la valorisation et dela rénovation, est devenu un espace emblématiquede conflits émanant d’intérêts variés, particuliers etcollectifs.

Dans cet héritage culturel en gestation, le vôdunet la mémoire de l’esclavage sont invoqués commeles composantes immatérielles. À partir de Ouidah92 et du colloque de lancement de la Route del’Esclave , la renaissance de la « tradition » acoïncidé avec les premières années du renouveaudémocratique du pays et avec le début d’unedécentralisation administrative. L’ouverturepolitique a conféré des nouvelles qualités, socialeset publiques, aux pratiques cultuelles. En mêmetemps, et par les mêmes voies, le vôdun s’affirmecomme une religion internationale, étant donné son

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expansion dans les nouveaux mondes produits par latraite, et donc nécessitant une approche fondatricede son autorité sur la culture locale. Pour s’affirmer,cette autorité doit bien se détacher de tout soupçonde proximité rituelle et/ou éthique avec lasorcellerie. D’après plusieurs de mes interlocuteurs,ce renouveau du vôdun s’est affirmé aussi comme larecherche d’un dépassement des contraintes moralesimposées par l’appartenance lignagère.L’éclatement des logiques lignagères a coïncidéavec l’affirmation d’une valeur d’usage patrimonialet d’échange international des rites et des croyancescomme matériaux symboliques du passé.L’identification historique et culturelle entre cepassé et la mémoire de la traite s’est faite aussi àtravers la mise en scène de sa dimension esthétique.C’est le spectacle des danses, des chants, du publicréuni et ravi, des retrouvailles rituelles avec la« diaspora », qui a contribué à la propulsion dans lesmémoires de la valeur de ces événements devenusles lieux métaphoriques de l’avènement d’un vôdunmoderne et festif (tout en prétendant être aussil’expression d’une mythologie de l’histoire de latraite) dans la « société civile » du Bénincontemporain.

Aujourd’hui, à Ouidah, la mémoire del’esclavage est confrontée à une contradictiondouloureuse : le « plus jamais ça » de l’expériencehistorique doit faire le constat que sur l’échelle dudéveloppement mondia l , l ’époque del’assujettissement coïncide avec celle de l’ouvertureaux marchandises, aux technologies, aux savoir-

faire, portés, par exemple, par les « afro-brésiliens ».Face au poids écrasant de cette matérialité,correspondant à une suprématie visible et tangible,l’exportation et la diffusion du vôdun au niveaumondial et son institutionnalisation contemporaineannoncée par Ouidah 92 et suivie par le choixofficiel du 10 janvier comme jour de la fêtenationale du vôdun, semblent entériner et racheter,aux yeux de plusieurs interlocuteurs, un juste retourdes « choses immatérielles »11 égarées ou perduespendant la traite et la colonisation. Ce patrimoine,qui est ressenti comme spirituel au sens large,pourvu d’un pouvoir positif de contagion, du pointde vue de la tolérance, en tant que forme noble, ouplutôt anoblie, de la « différence culturelle », estperçu comme ressource potentielle en vue dudéveloppement. La patrimonialisation de l’histoire de l’esclavagetelle qu’elle est mise en scène au Bénin s’inscritdans un contexte anthropologique et religieuxcaractérisé par un brassage permanent. Il ne s’agitpas d’un métissage flou d’éléments recomposantsans cesse les pratiques « traditionnelles », mais aucontraire, de l’accumulation et de l’appropriationd’objets, de pratiques, de lieux pourvus d’unefonction performative très concrète. Ainsi, uneopposition renversant (et parfois brouillant) lesvisions des différents vaincus de l’histoire participed’un héritage à la fois commun et divisé, oùl’affirmation d’une puissance révolue, comme celledes royaumes esclavagistes qui ont précédé lacolonisation française, peut être associée d’une

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manière paradoxale à la rhétorique politiquementcorrecte du repentir. D’ailleurs, à l’intérieur dechaque collectivité, les conflits hérités du passé sontlà ; le caractère litigieux de beaucoup de terrains etde bâtiments montre comment l’appropriation etl’usage des biens font l’objet d’une transmissionlégale très controversée. Sur les différentespropriétés foncières et immobilières semble, eneffet, planer la dimension indicible des mémoires etde leurs symboles. Les divisions des groupes dedifférentes origines, maîtres et esclaves, portantsouvent le même nom de famille mais non pas lamême histoire, existent bel et bien à Ouidah, malgrél’affichage de la part de quelques notables d’uneharmonie cosmopolite et « républicaine »représentant un trait distinctif de la ville. Entre lesdifférentes versions de l’histoire contemporaine,œuvre une dialectique affirmant les supposéesavancées de l’hybridation entre les chaînes de latraite et les liens culturels instaurés avec la diasporatransatlantique12. Le passé revisité ne concerne passeulement la relation mémoriale à l’esclavage (celuide la traite océanienne, mais aussi celui domestiqueet des plantations), mais, conjointement à cettequestion, il pèse aussi sur les questions domanialeset les droits coutumiers, très mouvants, et sur lesrevendications inspirées par le principe del’autochtonie. D’ailleurs, l’appropriationcontemporaine de la primauté conférée par larevendication de l’autochtonie, plus qu’elle ne s’yoppose radicalement, intègre d’une manièreconflictuelle la rhétorique du métissage à l’œuvre

dans l’institutionnalisation patrimoniale d’unemémoire historique et religieuse du passé, devenuimmatériel, de l’esclavage.

Notes :

1 Bernard Maupoil, La géomancie à l’ancienne Côte desEsclaves, Paris, Institut d’Ethnologie, 1943 : X.2 Cf. Ernesto De Martino, Furore simbolo valore, Milano, IlSaggiatore, 1962.3 Formule utilisée par un de mes interlocuteurs béninois.4 Robin Law, Ouidah. The Social History of a West AfricanSlaving “Port”, Athens, Ohio University Press, 2004.5 Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage : le ventrede fer et d’argent, Paris, Presses universitaires de France,1998 : 122 [1986].6 Ibidem.7 Voir Résolution 27 C/3.13, 27e Session de la Conférencegénérale de l’Unesco, Paris, 1993.8 Cf. Zygmunt Bauman, Memories of Class. The Pre-Historyand After-Life of Class, London, Routledge & Kegan, 1982.9 Milton Guran, Agudás. Os “brasileiros” do Benim, Rio deJaneiro, Nova Frontera, 2000.10 L’interlocuteur en question est Émile Ologoudou, sociologue,ancien directeur de la radio et de la télévision nationales,homme de lettres et dignitaire du culte d’origine yoruba ôrô.11 Définition d’un de mes interlocuteurs ouidanais.12 Voir La chaîne et le lien. Une vision de la traite négrière,Paris, Éditions Unesco 1998.

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Les archives patrimonialesdu Parc de la Narbonnaise en Méditerranée

Pour ce qui concerne les deux contextes africainsque je viens d’évoquer et la situation françaiseautour de laquelle je vais développer mon analyse, ilfaut souligner que ma réflexion ne concerne pas desbiens culturels reconnus officiellement commeimmatériels ou aspirant à faire partie de la liste lesregroupant créée récemment par l’Unesco. Audemeurant, il s’agit moins de comparer desressemblances ou des divergences inhérentes à laconstruction d’un patrimoine ethnologique (paysdogon), aux mémoires de la traite (Bénin) et àl’invention d’un territoire culturel dans un Parcnaturel régional français, que, plutôt, d’envisagerd’une manière critique une continuité problématiqueentre ces diverses situations où la notion depatrimoine immatériel est mobilisée par les diverssujets, individuels et collectifs, impliqués dansl’institution mémoriale de l’histoire culturellelocale. C’est donc la réitération discursive d’uneprétendue dimension immatérielle produite par lesdivers acteurs sociaux auprès des instancesinstitutionnelles et des collectivités locales que jevoudrais mettre en perspective. La communeinadéquation de ces pratiques mémoriales avec lesmythologies implicites, assumées commeintangibles ou spirituelles, auxquelles leurs raisonspatrimoniales renvoient a retenu mon attention.

La présentation des deux situations « exotiques »prises en compte me semble pouvoir introduire deséléments et des instruments critiques susceptiblesd’éclairer les usages du patrimoine à l’œuvre dans lePNR de la Narbonnaise en Languedoc-Roussillon.Cette dimension comparative peut également nousaider à situer les processus à l’œuvre dans laconstruction de singularités culturelles localisées parrapport à un cadre politique et anthropologique plusample. En observant la migration du concept depatrimoine immatériel dans un programme comme« Les archives du sensible », c’est la recherched’une correspondance mémorielle entre la fixationpatrimoniale des identités et leur devenir qui nousamène à mieux cerner les diverses formesd’archivage de l’immatérialité du passé dans cetterégion du Sud de la France1.

Syndicat mixte de gestion depuis 2000, labellisé en2003, après dix ans de préfiguration, le Parc naturelrégional de la Narbonnaise en Méditerranée estl’aboutissement d’un projet qui a été dirigé parl’Agence méditerranéenne de l’environnement(AME), créée par le Conseil régional du Languedoc-Roussillon en 1991. Le territoire du PNR est forméde 3 zones physiques : une « zone lagunaire etlittorale d’intérêt patrimonial et d’accueil »,

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constituée du complexe lagunaire, du littoral, duMassif de la Clape, et du plateau de Leucate ; une« zone d’échange et de mutation rapide », constituéedu Piémont ; une « zone naturelle de garrigues et dedéveloppement », constituée de la plaine, du Massifde Fontfroide et des Corbières maritimes. Lesobjectifs généraux du PNR consistent dans laprotection, la gestion et l’aménagement duterritoire ; la contribution au développementéconomique, social et culturel ; la réalisationd’actions expérimentales ou exemplaires dans cesdomaines de compétence. Ses politiquesd’intervention sur le territoire privilégient uneapproche « globale et transversale », marquée par leprincipe du « développement durable » et visant unerelation suivie entre les instances décideuses desprojets et les acteurs sociaux du territoire. La« pluridisciplinarité » est un autre des maîtres-motsqui émerge de la lecture des documents émanant duPNR.

Le territoire est divisé en trois pôlesd’intervention : le pôle patrimoine naturel dontl’action est dirigée vers le paysage et l’espace rural ;le pôle eau qui s’intéresse aux milieux lagunaires etmarins ; le pôle tourisme qui a la responsabilité desopérations concernant la protection valorisatrice del’environnement et du patrimoine culturel. Bienentendu, ces trois domaines d’activités sontconsidérés comme communicant entre eux. Pourcette étude, nous allons analyser les aspects quirelèvent de la requalification culturelle du territoire.Pour ce qui concerne le domaine du patrimoine que

nous allons interroger d’une manière plusapprofondie, il est intéressant de constater que lesprogrammes du PNR conçoivent la mise en œuvred’un « champ d’innovations » où la culture est aucentre de diverses initiatives visant à relier lepatrimoine local et les « mémoires vives » duterritoire. L’idée d’une « culture-tremplin »s’opposant de façon dymamique à toutes formes derepli identitaire est privilégiée.

Dans une aire géographiquement etéconomiquement hétéroclite, les politiquesculturelles du PNR visent la cohabitation « enmosaïque » du patrimoine archéologique etmonumental, ethnologique et vernaculaire ainsi quelinguistique, avec ses références à l’identitéoccitane. Parallèlement au champ du patrimoine, sesactions ont investi la promotion de la créationartistique contemporaine et d’évènements culturels.En appliquant cette perspective, le PNR de laNarbonnaise se voudrait une instance organisatricede contextes où les faits censés exprimer lesdiverses « entités » des lieux accomplissent uneconfiguration territoriale nouvelle. Ainsi, leséléments du patrimoine historique deviennent descomposantes immatérielles de la mise en mémoiresvivantes du passé. Ces procédures aspirent àdécliner les pratiques et les imaginaires se situant àla jonction de la relation ethnologique entre lesdivers paysages et les usages sociaux, mémoriaux etfestifs de la culture.

« Les archives du sensible », dont la premièredénomination a été « De mémoires d’hommes, les

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archives sensibles du territoire », est un programmecoordonné par Marion Thiba, responsable de laculture, qui a intégré le PNR en janvier 2002, suite àla Convention passée entre le Parc et la DRAC enjuillet 20012. Prévu pour une durée de cinq ans, leprojet des « Archives du sensible » est le principalchantier de cette convention. Les collectivitéspartenaires sont également sol l ic i tées(agglomération de Narbonne, département del’Aude, région Languedoc-Roussillon, communes)ainsi que, dans le cadre d’une conventiond’objectifs, le GARAE (Groupe audois derecherches archéologiques et ethnographiques) -Ethnopôle de Carcassonne.

Le PNR demande à ses différents interlocuteursinstitutionnels et scientifiques de participer à laproblématisation et à la construction de larequalification culturelle de son espace social etnaturel. Cette implication devrait se réaliser àtravers la recherche et la collecte ethnohistoriquesd’aspects emblématiques des diverses identitésprésentes sur un territoire qui regroupe environ 70communes. L’approche privilégiée est laconservation de « fonds » ou de corpus déjàexistants à travers les paroles et les imagesd’acteurs/connaisseurs de la région : pêcheurs deslagunes, chasseurs de gibier d’eau, viticulteurs desCorbières, ouvriers des salins. Il s’agit d’un travailde collecte d’écrits, de témoignages oraux etaudiovisuels, mis en perspective à travers des étudesconfiées à des chercheurs afin d’« archiver » lesmémoires, les pratiques, les représentations et les

savoir-faire locaux. Les Archives départementalesde l’Aude en sont les destinataires officielles, maisces documents devraient être également accessiblessur Internet, dans les mairies, à la bibliothèque et lamédiathèque de Narbonne ainsi qu’au centre dedocumentation du PNR. Le support audiovisuel estprivilégié en tant qu’outil d’archivage pouvantdonner lieu à la production d’une série de portraitsd’« hommes-ressources » qui sont diffusés lors deprojections publiques dans les villages, les musées,les écoles. Sur ce sujet, au cours du mois de mars2006, lors d’une réunion du comité de pilotagerelatif au programme des « Archives du sensible », àlaquelle j’ai participé, la responsable de la culturedu PNR soulignait qu’il faudrait miser sur unepriorité du visuel sur l’écrit pour valoriser lepatrimoine. Selon elle, les exemples de deux filmsréalisés sur la chasse et sur l’île de La Nadière (voirinfra) illustreraient bien cette perspective. À lamême occasion, on nous a montré les photosrelatives à l’initiative « Le regard des maires » où ils’était agi de demander aux maires de communesfaisant partie du PNR de choisir et commenterbrièvement à l’aide d’une légende, des clichésd’endroits représentatifs des qualités, des problèmeset des potentialités des communes dont ils sont lesadministrateurs. À travers ce genre d’initiatives,nous observons l’adoption des images comme outilsd’un inventaire sur les ressources du territoire.

Lorsque l’écriture devient le support matérielérudit promouvant une mise en imaginaire del’espace culturel et naturel, l’adoption d’une

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transmission visuelle semble permettre égalementune circulation suggestive de ses mémoires« vivantes » dans et à travers les personnes-ressources. Comme nous l’avons vu pour le paysdogon, à travers la démarche sensibilisatrice desmembres de la Mission culturelle de Bandiagara,l’intention de mettre le territoire en images devrait,en quelque sorte, évoquer les preuves de l’existencede qualités constitutives de l’environnement enquestion. Une telle approche dans la construction dupatrimoine semble répondre implicitement à laquestion posée par Daniel Fabre : « Les archivisteseux-mêmes ne sont-ils pas devenus des spécialistesde l’ostension du document ? »3. En effet, d’aprèsses promoteurs, les « archives du sensible » sont desinstruments de préservation mémoriale suivant lesrègles ordinaires à l’œuvre dans les fondsdocumentaires des archives. Ces dernièresimpliqueraient toutefois aussi des modes opératoiresvisant la production patrimoniale de singularitésculturelles. Il s’agirait donc, d’actes mobilisant lesimages qui sont censées illustrer des phénomènessociaux ou les connaissances individuelles quipeuvent acquérir une valeur emblématique pourl’institution du territoire. Autour de la présentationvisuelle de personnalités-ressources détentrices d’unsavoir et à travers la réalisation, créative etinterprétative, d’archives tangibles et visibles d’unpatrimoine identifié comme immatériel, on assiste àl ’ invest issement /product ion de mil ieuxemblématiques : la garrigue, les étangs, les salins,etc. À cet égard, dans le cadre des actions promues

par le PNR, la préparation de deux filmsdocumentaires centrés autour des figures deFrançois Marty, pêcheur à Gruissan, connaisseurérudit du milieu de la pêche et Marc Pala,viticulteur, géologue et connaisseur érudit desgarrigues – le premier documentaire réalisé parChristian Jacquelin, conseiller à l’ethnologie de laDrac Languedoc-Roussillon, et par le cinéaste LucBazin ; le second par les ethnologues ChristianeAmiel et Jean-Pierre Piniès et par le cinéaste Jean-Michel Martinat – me semble confirmer cettevolonté de restituer en images les savoirs duterritoire à travers des personnalités qui lesincarnent.

Le choix des thématiques à développer relève desinstances de décision, de coordination et de gestiondu PNR. La présence d’un comité scientifique depilotage, avec ses membres permanents ou sesintervenants ponctuels, accompagne l’évolution desdiverses actions, en suggérant aussi des nouvellespistes. D’après la responsable de la culture duPNR, la démarche ethnologique interne à laproduction du territoire en question doitcorrespondre avec une nécessité artistique, voire unequalité esthétique des actions de la valorisationculturelle. Ce propos motive le parti pris d’une miseen joliesse du cadre physique et social qui est perçueaussi comme la vision d’un patrimoine intangible.Le texte La Narbonnaise en Méditerranée. Regardscroisés sur un parc naturel régional, paru en 2006,est un ouvrage qui développe une telle perspective4.

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Dans cette publication, la rencontre entre écriture etimages vise un ré-enchantement du paysage quis’affirme à travers des suggestions littéraires etl’édification de sa dimension esthétique.L’immatériel est comme posé par les actes del’écriture et de la représentation dans une duréeimmémoriale. L’histoire de cette redécouvertedevient le support d’une mythologie intrinsèque àl’institution du bien. La jouissance de ce patrimoineexprimant l’« esprit des lieux » serait, selon desdegrés différents et communicant entre eux, à laportée de tous, indigènes et visiteurs. Il ne s’agit pasde narrations fondatrices d’origines, mais plutôtpréparatrices d’une invitation au voyage dans desmilieux naturels socialisés. Ces contextes sontcensés être à la fois évocateurs d’une qualité de viedifférente et de perceptions privilégiées. Les artistesdeviennent des voyants : leur regard construit le« déjà vu »5 touristique à venir ; leur « pinceau »(leur plume, leur appareil photo, etc.) participe à lacomposition d’une mosaïque de la mémoirepatrimoniale en construction.

Sur un plan plus général, ce déjà vu, aujourd’huien chantier, serait destiné également (etéventuellement) à être assimilé par les « cadres »communautaires supposés être, ou devenir, leréservoir de la mémoire des lieux. Il me semblequ’on retrouve ici une possible dynamique évoquantl’« écho créateur » dont Jean Rouch a parlé à proposde la mise en texte et en images d’une sociétéexotique6. Avec Rouch, le cinéma anthropologiqueintroduit de manière sensible l’idée que l’espace mis

en images existe comme une mosaïque dont chaquefragment n’a de place et de sens que dans unensemble qui n’apparaît que si l’on adopte un pointde vue objectivant son esthétique que le chercheur apu construire7. Toutes proportions gardées, dans lesopérations menées par le PNR de la Narbonnaise enMéditerranée, comme pour le pays dogon desethnologues, les images acquièrent de nouvellessignifications, en amplifiant les modalités socialesde leur réception et de leur restitution in loco, dansun cadre remodelé en fonction de demandesavancées par des acteurs récents extérieurs aucontexte « indigène ». D’ailleurs, d’après laresponsable de la culture du PNR, visualiser leterritoire c’est chercher aussi à intégrer les attentessuscitées par « l’arrivée de nouvelles populations derésidents permanents qui expriment le besoin des’approprier l’espace et la culture locale »8. Unetelle affirmation témoigne d’ailleurs d’une tendancesociologique qu’on peut bien percevoir dans larégion : la transformation d’anciens touristes,visiteurs réguliers ou propriétaires jadis de maisonssecondaires, en habitants permanents. L’implicationde ces nouveaux acteurs, souvent de nationalitéétrangère, dans les pratiques de valorisation duterritoire est un phénomène qui nous permet descruter les artifices présents dans toute constructionprogressive d’une logique de l’appartenance et/oude l’appropriation symbolique d’un milieu. Àl’échelle de l’actualité politique régionale, cetteproduction spatiale a comme contrepoint critique le« rapport de consommation », toujours stigmatisé

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par la responsable de la culture du PNR, que laplupart des habitants originaires de la région, et nonpas nouveaux résidents, des diverses communesentretiennent avec les actions du Parc. Cette relationproblématique interroge celle des différents lieux etdes différents publics intéressés par les opérationsde restitutions patrimoniales menées par le PNR.Ses responsables ressentent la précarité d’une actionde conservation et de valorisation culturelleconfrontée souvent à l’indifférence des instancespolitiques locales. Une telle situation se nourritégalement d’une double contrainte : le PNR est à lafois demandeur d’une implication de la part desdivers acteurs sociaux et le destinataire de leursrequêtes de soutien. Comme me l’a dit laresponsable de la culture : « certaines associationsdemandent au PNR de les faire vivre ». En ce sens,le PNR est plutôt perçu comme une instancecentralisatrice extérieure allouant des financementspour animer et encadrer les ressources endogènes.

Comme l’histoire de l’invention du « payscathare » limitrophe le montre, les responsables duPNR de la Narbonnaise en Méditerranée sont ainsiconfrontés à la nécessité de faire cohabiter deslogiques se différenciant sans cesse : celle despopulations dont les élus locaux dépendent, et celle« culturelle » adressée à un public plus vaste9. Lasubstantivation patrimoniale d’une originalité del’aire géographique passe donc par le dédoublementde ses fonctions sociales et de ses modalitésd’application sur le terrain. La mise en imaginairede l’espace sollicite les demandes concrètes

adressées par ceux qui revendiquent la prise encompte et la résolution de problématiques« autochtones ». Ce qui est défini comme un« rapport de consommation » exprime, en effet, desattentes sociales ordinaires à l’œuvre dans touteforme de requalification territoriale de contextesconsidérés comme susceptibles de développement.En ce sens, nous observons une opposition latenteentre deux formes de représentation de la duréepatrimoniale : d’un côté, des requêtes localessensibles à l’immédiateté des effets sociaux desopérations de valorisation du territoire ; de l’autre,la tentative institutionnelle de transformer, à terme,l’espace imaginé en pays « réel ». Dans ce contexte,l’attribut de « réel » devrait sanctionner la réussited’une stratégie associant le développementéconomique à la légitimation érudite, artistique etesthétique des lieux.

Parmi les objectifs principaux, dans le butd’inventorier ces lieux-ressources, les responsablesdu PNR visent le repérage des fonds existants àtravers des opérations éditoriales, muséales etaudiovisuelles de transformation des fondsdocumentaires en mémoires dites vivantes. En cesens, les « archives sensibles » se voudraient desmiroirs de la pluralité des situations du Parc quisuscitent simultanément des demandes individuellesou collectives de valorisation et d’animationculturelles du territoire. Trois étapes constituentl’armature de la relation patrimoniale entre le PNRet les communes : l’étude documentaire confiée àdes chercheurs et à des connaisseurs locaux ; la

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publication d’un Carnet du Parc finalisant l’étudeprécédente, la réalisation d’un film sur le mêmethème. À ce propos, parmi les études commandéespar le PNR déjà remises, nous citons ici : L e sSalins ; Le Musée de la faune de Gasparets(Biotope, 2001) ; Les Bétous (Bernard Vigne,2001) ; La Chasse (Christiane Amiel et Jean-PierrePiniès, 2002) ; Les Voies et Frontières au MoyenÂge (Marc Pala, 2004), L’île de La Nadière (AnneLaurent, 2004) ; parmi les Carnets du Parc : D uVent (2001) ; Eau d’ici (2001) ; Le Bétou et autresbateaux de travail des étangs (2002) ; La Robine etla vie des gens du canal (2005) ; parmi les textespubliés en co-édition avec le Garae : Entregarrigues et rivages. Parole de chasseurs.(Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès, 2005, avecun DVD, La passée du Narbonnais, réalisé par LucBazin).

Selon le comité d’experts du projet des « archivesdu sensible », dans ces « archives du tempsprésent »10, à travers la confrontation entre larecherche et l’action culturelle, se développent despratiques réflexives, intégrant les mémoires dupassé, qui visent la production et la requalificationdu territoire. La rencontre entre des professionnelsde la recherche et les connaisseurs locaux duterritoire est envisagée comme une forme cognitivede distanciation productrice d’un regard comparatif.Dans un espace caractérisé, au niveau administratif,par un foisonnement d’instances où les actions deplusieurs entités – canton, commune, communauté

de communes, pays – se recouvrent partiellement etparfois se superposent, le « territoire » émergesouvent, d’après Christian Jacquelin, conseiller àl’ethnologie de la DRAC, comme un « territoire deprojet »11 censé permettre le croisement desexigences afférentes aux divers intérêts impliqués.Mais, les perceptions locales – celles des habitants,mais aussi celles de leurs représentants politiques ouadministratifs – et les constructions intellectuelleset/ou institutionnelles « localisant » le territoirepeuvent être en relation d’échange, mais aussi deconcurrence.

D’une manière récurrente, auprès de ses mêmesinspirateurs au sein du Parc, des questionnementsémergent à propos du soutien des politiques que lanotion d’archives devrait agencer. S’agit-il d’unconcept-image en mesure de rendre compte et deconvaincre les administrateurs des bienfaits à la foisde la conservation et de la production du territoire ?Au cours d’une réunion du comité d’experts du PNRà laquelle j’ai assisté, la responsable de la culture sedemandait si le concept de « conservatoire » n’auraitpas été plus parlant pour les élus locaux.Actuellement, les responsables du PNR semblentreconnaître que leur recherche d’une thématiqueréellement fédératrice se heurte à des situationsd’échec, qu’ils considèrent comme étant partielles ettemporaires. Mesurées à l’échelle de la participationdes instances officielles, leurs initiatives n’arriventpas toujours à mobiliser, susciter et répondre à desrevendications collectives et/ou individuelles trèsdisparates. On peut effectivement considérer que ces

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difficultés pourraient s’estomper si, sur la longuedurée, les conditions étaient remplies pour mobiliserd’une manière diffuse, et non pas à travers desactions ponctuelles, un plus grand nombre d’acteurs.Bien entendu, il s’agit aussi d’une question definancements et de moyens.

* * * *

Comment construire une conviction patrimonialeunitaire sur un territoire marqué par des tendancesanti-identitaires ? Telle semble être la questionposée à une politique culturelle confrontée à laprolifération de divers enjeux communautaires.

Pour son travail sur le terrain, le PNR a entreprisde former une équipe de collecteurs (une dizaine dechercheurs bénévoles considérés comme desconnaisseurs du patrimoine local) à travers desstages trimestriels. La première étape de cetteformation, « approche méthodologique d’un objetd’étude et de collectage » s’est déroulée endécembre 2003. Un module intitulé « filmer lamémoire », coordonné par le réalisateur Luc Bazin,a eu lieu en mai 2005. Après chaque stage, il estproposé aux intervenants d’animer à tour de rôle,une demi-journée d’étude thématique faisant l’étatdes lieux de leur spécialité. Ces interventionspermettent de faire le point sur les thématiquesspécifiques du territoire du Parc et d’identifier ainsides domaines de collecte potentiels. À titred’exemple, les interventions ont porté sur : lagarrigue avec Marc Pala, auteur d’un ouvrage sur ce

thème ; la pêche avec François Marty, membre del’association Etan (Ethnologie, technique,animation, naturalisme) ; la chasse avec ChristianeAmiel et Jean-Pierre Piniès, ethnologues, chercheursau Lahic (Laboratoire d’anthropologie etd’histoire de l’institution de la culture) et au Garaede Carcassonne.

En même temps, à travers des rencontres avec lescollectivités locales, les responsables du PNRtentent d’instaurer des relations suivies d’échangesavec les habitants du territoire. Les résultats de cesdémarches, comme j’ai pu l’observer au cours demes enquêtes sur le terrain et comme l’attestent lesprocès-verbaux des divers forums que j’ai puconsulter, sont inégaux. Les porteurs des nouveauxbesoins d’expression, que le Parc et ses projetssuscitent, ne se reconnaissent pas toujours à traversles initiatives de valorisation souvent perçues in situcomme procédant de directives et sensibilitésextérieures aux contextes concernés. Lacommunication entre le PNR et ses interlocuteurspotentiels est souvent difficile. Les projets derestitution patrimoniale menés par le Parcs’affrontent parfois à des revendications ou à desaffirmations identitaires, individuelles et collectivesantinomiques entre elles (voir infra).

Aujourd’hui, les politiques culturelles du PNRprennent forme comme un chantier permettant, àtravers la production d’un savoir sur le territoire, laconfrontation, parfois âpre, entre la rechercheethnologique et l’action culturelle dont l’opération« Les archives du sensible » aspire à être une

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application spécifique. Comme un de mesinterlocuteurs impliqué dans l’animation culturelledes lieux me l’a fait remarquer, le PNR est parfoiscritiqué sur un plan local, pour la dimensionintellectuelle de son action pouvant être perçuecomme abstraite. Toutefois, d’après lui, ce serait« de bonne guerre », dans la mesure où cettediscordance entre les projets dont le PNR estcommissionnaire et les demandes locales dedéveloppement économique pourrait être considéréecomme un facteur structurel de la gestationpatrimoniale du territoire. Les textes officiels surl’action culturelle affirment que la nécessité de fairecoexister plusieurs patrimoines et diversessensibilités permet le dynamisme et, donc, sur lalongue durée, la construction d’un héritagecommun. L’hybridation apparaît donc une conditionnécessaire à la production de ce que le conseiller àl’ethnologie de la DRAC a défini comme un« territoire sans qualités »12, c’est-à-dire un territoiredépourvu d’une visibilité et d’une lisibilitéidentitaires très marquées. Au demeurant, la notionde « patrimoine immatériel », comme elle estutilisée dans les documents internes du PNR, sembleillustrer la tentative d’opérer une jonction entre lesdivers cadres naturels et les usages sociauxsusceptibles de les exprimer. Si la production d’uneesthétique du paysage doit agencer la conservationopérée par les archives, le territoire, en tant qu’entitéphysique et culturelle, est considéré véhiculer lesmémoires toujours actives d’un passé censé être legisement, parfois méconnu, du développement. Un

tel espace se construit à travers la divulgation dusavoir de certains de ses habitants considéréscomme emblématiques. En ce sens, la réalisation deportraits audiovisuels d’hommes-ressources en trainde devenir les interprètes contemporains del’histoire locale – comme François Marty et MarcPala – est envisagée par les conservateurs et leschercheurs impliqués dans ce processus d’archivagecomme une des étapes cruciales.

À l’instar d’autres personnalités reconnuespubliquement comme hommes-ressources que j’airencontrées au Bénin, les connaisseurs éruditscollaborant aux activités du PNR avec qui j’ai eudes entretiens apparaissent comme les producteursd’une docte réflexivité « endogène » sur le territoireet ses usages. Ils ne se perçoivent pas comme des« informateurs privilégiés » détenteurs d’un discoursdéjà rôdé. Toutefois, en tant que chercheurs de« leur » culture ou historiens de la tradition locale,ils peuvent, en l’occurrence, devenir des passeurs dematériaux ethnologiques et historiques concernantdes milieux dont ils ne sont pas forcémentoriginaires et qu’ils ont appris à connaître et àobjectiver en spécialistes.

Un des effets de l’affirmation contemporaine dessavoirs indigènes est l’attribution de nouvellessignifications à la notion d’« autochtonie ». Ellesemble exprimer moins le titre inné dont lesreprésentants considérés comme étant les plus« prestigieux » parmi les primoarrivants d’unterritoire se décorent, que la qualité, paradoxalementhybride, mobilisée par des figures syncrétiques

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d’intellectuels. En vue du développement de leurmilieu socioéconomique, ces personnalités – qui neme semblent pas pouvoir être identifiées d’unemanière réductrice à l’image souvent stéréotypée del’érudit local – travaillent à la mise au jourpatrimoniale de leur savoir sur les espacesanthropologiques et historiques dont ils sont lesconnaisseurs et les représentants, porteurs d’uneparole orale qui est proférée comme étant déjàdestinée à être transcrite. En ce sens, à travers leurimplication dans l’action et la politique culturelle,ils développent à une échelle plus vaste que celle deleur territoire une « validation critique dutraditionnel »13.

Au cours de nos entretiens, Marc Pala, expert dela garrigue et de la thématique de l’anciennefrontière occitano-catalane (voir infra), a insisté surson engagement en tant que producteur d’unterritoire et non pas d’un terroir. Certes, on pourraitnuancer cette opposition en remarquantqu’aujourd’hui une telle production territoriale estprésentée aux élus et aux communautés comme unemodalité de valorisation économique et symboliquedes produits du terroir. Néanmoins, cette distinction,soulignée par Pala, est significative de la tentative,qui est sous-jacente à l’entreprise patrimoniale, defabriquer des entités culturelles « traditionnelles »assumées comme souples. Pourvues d’une identitéflexible, ouvertes aux apports d’agents extérieurs,ces entités sont pensées par leurs connaisseurs etpromoteurs locaux comme bonnes à être

« dynamisées », d’après une expression que j’aientendue à plusieurs reprises au Mali et au Bénin.

Ne faisant pas référence à la primauté ou àl’étanchéité d’une essence intérieure, cetteperspective sur la tradition semble instaurer unrapport à la culture qui est le résultat d’un choixcréateur et non d’une appartenance subie commefidélité prescriptive à un milieu ou à unecommunauté. À travers leur expérience de praticiensde l’érudition et de la communication avec desinstances allogènes, ces figures opèrent commeétant à la fois des « knowers » et des « doers » del’espace localisé en tant que lieu de culture et demémoires14. Ainsi, ils construisent les raisonssociologiques de leur héritage. Ce sont les usagessociaux, nationaux et éventuellement internationauxde leur compétence – leur disponibilité à être à lafois des élaborateurs d’une vulgate patrimoniale etdes « acteurs du territoire »15 – et non pas les droitséventuels conférés par leur naissance, quisembleraient définir (et éventuellement accomplir)leur « autochtonie ».

Lors de ma rencontre avec François Marty, ilm’a fait part de sa conviction selon laquelle leprogrès des techniques serait cyclique et donc de lanécessité de préserver ce qui pourra être « utile » ànouveau. En même temps, cette conviction de lafonctionnalité, potentielle ou en sursis, des notionstraditionnelles se double de leur usagecontemporain, de leurs actuations vécues et jouéessous forme d’animations culturelles pour lesvisiteurs (en collaboration avec l’Office de tourisme

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de Gruissan), et pour les écoles de la région au seindesquelles Marty s’investit. Il envisage commefondamental l’archivage, surtout audiovisuel, descontextes qu’il étudie. L’éclatement des initiativeslocales de valorisation du territoire associé à lasuperposition des structures administratives acontribué à créer une situation où, à son avis,l’impact des actions patrimoniales demeure faible.D’après Marty, ignorant la dynamique patrimonialesupposée devoir les impliquer, les pêcheurscontinueraient à se sentir des « îliens » dans unterritoire qui a été occupé par l’industrie touristiqueet où l’État ne se montre pas sensible à lareconnaissance des systèmes de gouvernance« indigènes » comme la prud’homie16.

Chez Marty, le dédoublement du savoir estassocié, comme pour Marc Pala, à une trajectoirepersonnelle singulière, enrichie d’expériences devoyages. Petit-fils, et non fils, de pêcheur – son pèreétait journaliste –, Marty a fait des études et denombreux séjours à l’étranger. À son retour dans larégion, il s’est rapproché du milieu de ses grands-parents paternels. Selon lui, cette rupture temporellepar rapport au cadre culturel et communautaire dontil est aujourd’hui un connaisseur-savant a rendupossible une mise à distance du monde et du savoirordinaire de la pêche. Il considère ce monde commedoté d’un « exotisme » et d’une « puissantemythologie » et qui tout en attirant ceux qui lui sontétrangers n’arrive pas à s’affirmer économiquementà travers des politiques culturelles.

Doté d’une portée intangible que sa persistancemémorielle viendrait à confirmer, le patrimoined’objets et de gestes dont François Marty et MarcPala sont les praticiens et les connaisseurs pourraitdécliner partiellement l’héritage détenu par lesfigures des « trésors vivants » japonais qui ontinspiré, entre autres, la démarche de l’Unesco sur laprotection du patrimoine immatériel. En mêmetemps, on pourrait s’interroger également sur larelation d’es t rangemen t : cette séparationdomestique que les mêmes figures, d’ici oud’ailleurs, entretiennent au quotidien avec desmilieux devenus – à cause de leurs parcourspersonnels mais aussi à travers l’intégration à laconservation patrimoniale de leurs savoirs« indigènes » – les espaces d’une participationréflexive.

Notes :

1 Pour une présentation détaillée du territoire et des activités duPNR, voir www.parc-naturel-narbonnaise.fr2 Deux autres conventions entre le PNR avec le Conseil régionalet, au niveau national une convention triennale 2001/2003 entrele ministère de la Culture et la Fédération des PNR de Franceont été signées en juillet 2001.3 Daniel Fabre, « L’Histoire a changé de lieu », in Alban Bensaet Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi, Paris, Éditions del’MSH, 2001 : 31.4 La Narbonnaise en Méditerranée. Regards croisés sur un parcnaturel régional, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006.5 Cf. Marc Augé, L’impossible voyage. Le tourisme et sesimages, Paris, Payot & Rivages, 1997.6 Cf. Jean Rouch, « Le renard fou et le maître pâle », i nSystèmes des signes, Paris, Hermann, 1978 : 3-24.

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7 Par exemple, les spectateurs dogon, à travers les films queJean Rouch leur rend, prennent une vision complète d’un rituelitinérant, le sigi, alors qu’avant la connaissance directe se seraitlimitée, pour chaque individu, au cycle de trois ans qui intéresseson village et ceux qui le précédent et le suivent immédiatementdans l’ordre de la pérégrination du rite.8 Communication verbale.9 Voir Marie-Carmen Garcia, William Genieys, L’invention duPays Cathare. Essai sur la constitution d’un territoire imaginé,Paris, L’Harmattan, 2005.10 Compte rendu de la réunion du comité d’experts des“Archives du sensible”, PNR de la Narbonnaise enMéditerranée, 2005 : 1.11 Christian Jacquelin, « Les archives sensibles du territoire duPNR de la Narbonnaise en Méditerranée », Drac Languedoc-Roussillon, 2004 : 5.12 Christian Jacquelin, « Questions sur un territoire », Séminaire« Ethnologie, patrimoine et territoires », Lahic-DracLanguedoc-Roussillon, 2005 : 11.13 Paulin J. Hountondji, « Introduction », in Id. (dir.), L e ssavoirs endogènes. Pistes pour une recherche, Dakar, Codesria,1994 : 13.14 Cf. Victor Turner, Dramas, Fields and Metaphors,Ithaca/London, Cornell University Press, 1974.15 « Ethnologie et Territoire. Réflexion sur diversesinterventions en liaison avec le Parc naturel régional de laNarbonnaise », Drac Languedoc-Roussillon, sans date, p.3.16 À cet égard, il faut signaler que la commune de Gruissan arefusé d’adhérer au PNR.

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Réflexions comparatives autour de l’île de la Nadièreet de la fête de l’ancienne frontière occitano-catalane à Feuilla

L'île de La Nadière, Etang de Bages et Sigean, Aude, 2006. Gaetano Ciarcia ©.

Le territoire du Parc naturel de la Narbonnaiseémerge tel un contexte « analysé/analyseur »1 où laproduction de connaissances et de mémoiress’implique dans l’animation culturelle. Les

responsables du PNR ont fixé deux domaines decompétence : le patrimoine et l’action culturelle. Lepremier, matériel ou immatériel (qu’il soithistorique, ethnologique, linguistique), doit faire

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l’objet d’une approche scandée par trois phases :connaissance, préservation et valorisation. Ledeuxième doit se réaliser à travers l’organisation demanifestations culturelles « fédératrices », comme,par exemple, la promotion de la culture occitane etla participation d’artistes à la réalisationd’événements fédérateurs. Ces démarches devraientcontribuer à la création d’une scène culturellepermanente (et non plus connectée aux flux de lasaison estivale), à l’impulsion d’une dynamiqued’archivage des mémoires locales, à la stabilisationd’un public attentif aux initiatives introduites par leParc.

Au cours du bilan d’activités de l’année 2004,présenté par le PNR, l’étude documentaire sur l’îlede la Nadière rattachée à la commune de Port-La-Nouvelle dans l’étang de Bages et Sigean etl’organisation de la fête de l’ancienne frontièreoccitano-catalane qui a lieu tous les ans au début del’été dans le village de Feuilla dans les Corbièresmaritimes figuraient respectivement dans les axes« patrimoine immatériel » (inspirant le programmedes « Archives du sensible ») et « animationculturelle » développés (et à développer) par le Parc.

Étant donné la période limitée de mon travaild’enquête (de février à juin 2006), j’ai préféréfocaliser ma recherche autour de ces deux situationsspécifiques. Dans le cadre de ma réflexion, j’aiconsidéré ces contextes comme emblématiques desopérations de valorisation menées par le PNR etsusceptibles de faire l’objet d’une analyse desmodes opératoires acquis par la notion de

« patrimoine immatériel » sur les terrains de sonapplication. Les deux espaces sont devenusrespectivement l’arène d’une constructionpatrimoniale du passé, l’île de La Nadière, et lamanifestation d’une valorisation des limitescontemporaines de l’identité se structurant autourd’une frontière devenue « introuvable »2, Feuilla.

La Nadière, l’île antérieure.

Le littoral figure parmi les thématiques privilégiéespar le PNR. Avec les transformations ayant affectéau cours des décennies ses étangs et leurs îles, il estun des milieux associant à la fois la valorisation despratiques matérielles et la mise en exergue de ladimension symbolique de contextes perçus commeoriginaires, fondateurs de modes culturels de vie àarchiver. En suivant cette perspective, l’îlot de LaNadière, de 5000 m2, situé dans l’étang de Bages etSigean et rattaché à la commune de Port-LaNouvelle, est devenu un lieu significatif de la miseen mémoires du territoire du Parc.

À partir du lancement de la fameuse « MissionRacine » en 1963, cette partie du littorallanguedocien a été défigurée, du point de vue de lapréservation de son environnement naturel. En effet,les aménagements touristiques procédant d’unevolonté politique, annoncée par la Mission, avaientpour but la création d’une nouvelle Costa Bravadans le Sud de la France. La naissance de stationsbalnéaires comme Port Barcarès et Port Leucate a

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impliqué la disparition d’une partie du milieu desétangs et de leurs « îles ». En ce sens, La Nadièrefait aujourd’hui figure de contexte rescapé del’exploitation touristique et immobilière du littoralet est devenue l’enjeu d’une politique culturelle« patrimoniale » visant la requalification du paysageet de ses symboles. De nos jours, d’après les motsd’un des chercheurs se consacrant à l’étude del’histoire sociale de l’île, nous pouvons considérer laNadière « par les valeurs patrimoniales qu’elleincarne, comme un “haut lieu” de la mémoirecollective, sous-tendant des valeurs consensuellesd’une culture commune de l’étang »3.

De la fin du 18e siècle jusqu’à la seconde guerremondiale, La Nadière a été habitée par des famillesde pêcheurs originaires de l’actuelle commune deGruissan. Classée par la Préfecture comme siteprotégé en 1947, l’île a été investie, depuis lesannées 1960, par des activités ponctuelles deréhabilitation menées par une association, « Lesamis de la Nadière ». Les diverses tentatives deconservation des anciennes maisons, dont la plupartsont à l’état de ruines, constituent un des aspectsconflictuels que les aspirations diverses à uneredécouverte et à une valorisation patrimoniale àvenir de cet espace ont provoqués.

En vue de la constitution des « Archives dusensible », le PNR a signé une convention avec lacommune de Port-La-Nouvelle, dans le but definaliser un travail de documentation historique quidevrait aboutir à la publication d’un « Carnet du

Parc » dont la rédaction a été confiée auxethnologues Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès,et à Anne Laurent, auteur d’une étude sur l’histoirede l’île. Parallèlement, un film documentaire, qui, àtravers la présentation de témoignages des ancienshabitants et de nouveaux acteurs, met en scène lesmémoires de trois générations de pêcheurs ayant euun lien avec La Nadière a été réalisé par les mêmesChristiane Amiel, Jean-Pierre Piniès et par lecinéaste Jean-Michel Martinat.

Les politiques culturelles du PNR sont synthétiséespar trois articles de sa Charte fondatrice : l’article19) Préserver et valoriser le patrimoinearchéologique, historique, ethnologique etvernaculaire ; l’article 20) Dynamiser la cultureoccitane et le patrimoine linguistique ; l’article 21)Soutenir et développer l’action culturelle.

La demande d’étude sur La Nadière procède plusprécisément de l’article 19 où, selon les catégoriesde patrimoine matériel et immatériel, il est questionde la connaissance des savoir-faire du territoire. Àcet égard, il est intéressant de remarquer quel’immatérialité des biens à conserver, archiver etvaloriser est mise en relation avec la dimension« orale » de leurs formes de transmission : « […] enmettant en œuvre un programme d’inventaire et decollecte du petit patrimoine bâti, du patrimoinematériel (archives, outils…) et immatériel (mémoireorale) qu’il est envisagé de collecter sur supportsmultimédias pour constituer des “archives sensiblesdu territoire accessible à tous” » (article 19,

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paragraphe 3, Charte du PNR)4. Ainsi, une lecturede la Charte révèle que le patrimoine immatériel estinvesti de la vertu de sauvegarder et de mettre enscène comme en filigrane les singularités des lieuxdont les mémoires orales sont (ou ont été) parfoisles conservatrices. Leur originalité cachée, oubliéeou méconnue fonctionnerait comme caution desrestes architecturaux à valoriser.

Cette opération de redécouverte présente deséléments susceptibles d’une comparaison avec lasituation patrimoniale dogon : dans les deuxcontextes, il est question de sensibiliser lescollectivités locales à leurs spécificités culturelles.La conservation intégrée au territoire se réalisecomme une pédagogie mémoriale de l’appartenance.Informer, ou sensibiliser, signifie en effetcommuniquer aux habitants les outils susceptiblesde les transformer en acteurs de leur territoire et enlecteurs « avisés » de leurs paysages, de leur« archéologie », qu’ils devraient apprendre àreconnaître et à remémorer. Nous observons l’idée,en jachère, d’une identité, historique et culturelle, àrestaurer à travers la mobilisation d’objetsconsidérés comme représentatifs. Un projet conçu au sein du Parc prévoit ledescriptif précis d’un dispositif muséographiqueconsacré à l’île qui fonctionnerait sur le mode d’uneexhibition permanente et aussi comme un centred’interprétation. Ne pouvant pas être établi in loco àcause de la fragilité de l’environnement, cet espacedevrait être installé à Port-La-Nouvelle.L’exposition serait centrée autour de l’archivage de

sources documentaires – cartes, documentsd’archives, photographies, cartes postales, piècestémoignant de la vie matérielle d’antan – relativesà la fondation de la communauté des pêcheurs ; laprésentation du site géographique et halieutique ;l’existence quotidienne sur l’île ; l’histoire de lapasserelle la reliant à la terre ferme ; la fin de sonoccupation permanente ; les trajectoiresbiographiques de ses derniers habitants ; les effortspour sauvegarder le patrimoine bâti ; l’intérêt actueldes institutions ; la vision de l’île à travers lesromans. Cette opération devrait être complétée parune longue-vue qui permettrait de « découvrir » l’îlede loin ainsi que par une maquette qui devrait endonner une perspective panoptique. La visionmuséale à partir du « continent » s’intègrerait àl’organisation ponctuelle, en partenariat avec lespêcheurs, de l’accueil sur le site d’un nombre limitéde visiteurs, afin d’éviter les dommages potentielsdus à une sur-fréquentation. Les mêmesorganisateurs envisagent également des programmesde « découverte accompagnée » réservés à quelquestouristes et pourvus d’une finalité pédagogiquesupplémentaire à l’égard des groupes scolaires.

Autour d’une mise en contexte historique etgéographique de La Nadière, les chercheursinterpellés en vue de la réalisation du projetd’exposition proposent de développer une doubleproblématique : celle de l’ « insularitéemblématique » et de la « terre impossible »5. Cettethématique est liée à l’emplacement de l’île. Choisiepar ses premiers habitants comme lieu d’une pêche

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fructueuse, avec sa passerelle aujourd’hui détruite,La Nadière a été un espace à la dimension insulairevariable. Pour les descendants de ses derniershabitants, elle évoque une vie marquée par lapauvreté, la promiscuité de l’habitat, la précarité del’installation lorsque les pluies, les inondations et levent particulièrement fort obligeaient ses occupantsà s’abriter à Port-La-Nouvelle. De cette villeportuaire, à la fois très proche et distante, l’îlot étaitle satellite pauvre. De nos jours, La Nadière apparaîtêtre un lieu physique, particulièrement« photogénique », qui, à travers les restes de sesmaisons, devrait conférer une visibilité particulière àla conservation d’archives sensibles promue par lePNR.

Après la fin de la guerre, qui a coïncidé avec ledépart des dernières familles, la propriété deshabitations de l’île est passée presque intégralementà l’association des « Amis de la Nadière », créée en1963 par le docteur Pierre Conte. L’association atenté jusqu’aux années 1980 une réhabilitation del’île dont les quelques maisons qui venaient d’êtrepartiellement rénovées avaient subi à plusieursreprises des pillages. Aujourd’hui, l’île semblecomplètement à l’abandon, mais ses ruines fontl’objet de temps en temps de travaux de restaurationdont les déblais ajoutent à un délabrementdésormais ancien. Ces travaux sont promus par lesuccesseur du docteur Conte, Yves Durand, à la têtedes « Amis de La Nadière » ; il a également héritédu fonds documentaire ayant appartenu au fondateur

de l’association. Dans une déclaration publiée dansLe Midi Libre, cet agent immobilier de Sigeanestime que l’île de la Nadière est « un patrimoineculturel régional, un lieu de mémoire authentique etprivilégié qui mérite à plus d’un titre une place dechoix dans cet environnement lagunaireexceptionnel, mais combien sensible, qu’il nous fautpréserver »6. Toutefois, les modalités concrètes de« la restitution durable de l’habitat et lapérennisation du site »7 envisagées dans undocument de la même association demeurent pour lemoment assez floues. Un projet de réhabilitation aété effectivement réalisé avec le financement duConseil régional : un chantier de formationprofessionnelle destinée à 12 demandeurs d’emplois’est déroulé sur 7 mois. En vue de sa mise enœuvre, un relevé architectural a été établi sous lasupervision du Service départemental del’architecture et du patrimoine (SDAP). À travers cechantier de rénovation, l’Association annonçait que« la reconstruction d’une partie des maisons despêcheurs permettrait de restaurer le village en luidonnant son identité et une activité liée à la vie del’étang et à l’observation de la faune et de laflore »8. Aujourd’hui, « Les amis de la Nadière »sont propriétaires d’une trentaine de parcellescadastrées dont la plupart avaient été léguées par desfamilles de l’île au docteur Conte. Dès les années1960, lorsque les maisons étaient déjà à l’étatd’abandon, ce don avait été fait en signe dereconnaissance pour les services rendus à la

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communauté des pêcheurs par ce médecin considérécomme un bienfaiteur9.

En 2003, lors des travaux de restaurationconduits par l’association, des difficultés se sontmanifestées. Ses organisateurs ne sont pas parvenusà trouver un financement pour 2004 et le chantierfut marqué par des relations difficiles avec lesemployés durant l’année 2005. Actuellement, lesresponsables de l’association restent vagues sur lesactions futures de valorisation, à l’exception de leurdemande concernant la nécessité d’un gardiendemeurant sur l’île. Or, cette présence est interditepar la loi à cause du risque d’inondations.

Les « Amis de La Nadière » ont commencéégalement à envisager les possibilités d’une activitéà vocation touristique et locative, mais celle-ci seraitconsidérablement handicapée par les difficultésphysiques, techniques et administratives d’accès àl’île par un large public. À cet égard, il estintéressant de remarquer la prolifération, sur lacommune de Sigean, de nombreuses autresassocia t ions à vocat ion pa t r imonia letelles « L’association des amis du patrimoineculturel de Sigean et des Corbières Maritimes »,« Les gardiens de la mémoire » et une nouvelleassociation dévouée à la connaissance et à lavalorisation de l’île de l’Aute. Dans le cadre duprojet des « archives du sensible », elles devraienttoutes coopérer à la recherche de témoignages de lavie sur les îles et les rivages de l’étang sigeanais.

D’après l’architecte des bâtiments de France duSDAP, Soazick Le Goff-Duchateau, l’expert

commandité par l’État pour étudier la faisabilité destravaux, le chantier, prévu sur quatre ans, devraitpermettre une récupération avisée d’un lieu trèsfragile, ne pouvant faire l’objet ni d’occupations nide visites touristiques. Tout en relevant que larénovation présenterait des obstacles d’envergure etque la valeur immobilière des restes de cette « cité »des étangs est modeste, le SDAP reconnaît quel’intérêt architectural du site est éminemment lié à ladimension affective de ses retentissementsmémoriels actuels. D’ailleurs, les problèmesinhérents à la propriété cadastrale ne sont pasnégligeables. À cet égard, lors d’une réunion, laDRAC a recommandé la création d’une associationfoncière pour l’ensemble du site. Dans ce contexte,les limites factuelles et légales d’aménagementajoutées à la fragilité physique des lieux sontconstamment susceptibles de provoquer des conflitssur leurs usages patrimoniaux potentiels. Ainsi, lamission du SDAP est de garantir une restaurationempêchant à la fois la disparition du bâti et ladégradation de son environnement. L’application demesures limitant les flux des visiteurs doiventcomposer avec l’adoption d’une perspectivepédagogique censée pouvoir illustrer le passé de lavie sociale des étangs et les aspirations de ceux quise revendiquent comme les propriétaires légaux desconstructions en chantier.

La commune de Port-La-Nouvelle s’est engagéeen acquérant la première maison restaurée sur l’îleaprès les travaux menés par l’association des « Amisde La Nadière ». Yves Bonhoure, adjoint au maire,

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en charge de la conservation des îles de Sainte-Lucie et de La Nadière, m’a communiqué que touten soutenant les actions de l’association présidée parDurand, les élus de Port-La-Nouvellereconnaissaient les difficultés environnementalesque la valorisation de l’île présente. Il évoquait le« dilemme » entre la tentation de l’ouverturetouristique du site et le danger de sonappauvrissement pour cause de fréquentationmassive. À son avis, l’originalité et la « force » dulieu ne peuvent être préservées qu’à traversl’organisation d’un « cheminement unique », voireun itinéraire obligé, pour ses visiteurs.

Au cours de mon enquête, l’architecte desbâtiments de France m’a fait part des obstaclesauxquels les services de l’État sont confrontés pourmener à bien une politique avisée de sauvetage devestiges dont la valorisation manifeste, au niveaudes équibres environnementaux, plusieurs contre-indications. Par exemple, rendre l’île accessible auxvisiteurs s’oppose à l’activité de la pêche dansl’étang ; à cet égard, le SDAP est appelé à contrôlerque la rénovation du bâti ne suscite pas des velléitésimmobilières. Ainsi, dans une perspective devalorisation patrimoniale, le même service doit à lafois encourager la mise en scène architecturaled’une mémoire retrouvée de ce lieu, à travers lerelèvement et la réparation éventuelle des ruines, etconstituer un bouclier juridique à leur exploitationcommerciale.

Pour ce qui concerne le futur patrimonial de LaNadière, on peut s’interroger sur les intentions

valorisatrices des « Amis de La Nadière » qui, touten affirmant de ne pas avoir de projets immobiliersaprès la rénovation, envisagent d’être nommésgestionnaires du site par la commune de Port-la-Nouvelle. Ils affirment avoir déjà reçu desdemandes d’utilisation des lieux comme espace dephotographies de mode et d’expositions pour desartistes ou des artisans. D’après l’association enquestion, la Fondation Banque Populaire serait prêteà financer la restauration du bâti à hauteur de 160000 euros sur 3 ans. Cette Fondation a envoyé surplace, le 7 juin 2005, un architecte, qui a établi unrapport dans lequel il constate que le site est « trèsintéressant du point de vue de l’histoire et del’ethnologie »10. Il préconise une mission d’étudepour « relever l’existant », effectuer une « analysearchéologique du site », une synthèse historique.Suite à cette mission, l’expert de la Banqueconstatait que « ce qui manque le plus semble êtreune vision claire de la finalité du projet et sonsoutien intellectuel » et qu’il est « indispensabled’avoir un projet global ». Le 18 juillet 2005, lesous-préfet a organisé une réunion. Lors de cetterencontre, le haut fonctionnaire a souhaité que lacommune de Port-La-Nouvelle, avec l’aide duSDAP et du PNR, établisse un cahier des chargespour une étude de programmation (histoire du site,diagnostic précis, programmation envisagée,estimation financière). La commune serait le maîtred’ouvrage et le SDAP coordonnerait du point de vuetechnique cette étude. Le PNR, dans l’objectif desuivre institutionnellement et scientifiquement la

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création d’une exposition permanente à l’île de LaNadière, aurait comme tâche de soumettreégalement des propositions pour le cahier descharges et il propose de participer à la réalisation del’étude (en allant solliciter, par exemple, desfinancements auprès de la DRAC et de la Région).

Sur un plan symbolique, on observe une situationpolémique autour de La Nadière qui sembleindiquer que la valorisation patrimoniale suscite desattitudes très contrastées selon les acteurs concernés.Quelques-uns des descendants des derniers habitantsde l’île m’ont communiqué leur sentiment d’uneexpropriation, voire d’une menace implicite planantsur leurs mémoires les plus intimes. Au coursd’entretiens, j’ai remarqué de leur part une méfiancequi s’adressait davantage à l’encontre des écritsérudits actuels relatant l’histoire de l’île qu’auxusages immobiliers potentiels de ce bout de terre.En ayant renoncé à toute intention d’une nouvelleoccupation physique de l’île, même ponctuelle, ilsse considèrent plutôt comme les héritiers moraux deses anciens habitants. D’une part, ils scrutent dans letravail des chercheurs la confirmation ou la preuved’une aura émanant des traces tangibles, quoique àl’état de ruines, d’une histoire familiale marquée parla souffrance et la misère. D’autre part, ils semblentpercevoir ces travaux de recherche comme des actespouvant les déposséder d’une mémoire. Ils disentcraindre que les entreprises patrimonialesn’édulcorent le vécu, fait de privations, de leursproches. Ils se perçoivent implicitement comme les

détenteurs « autochtones » d’un corpus mémorielprocédant de la parole de ceux-ci, disparus ou trèsâgés, que depuis longtemps ils ont pu récolter etvoulu conserver. D’où l’impression d’exclusion durôle hérité (mais aussi élaboré à travers leur activitéde collecte de souvenirs oraux et écrits) de témoinset d’informateurs légitimes. Lors du processusd’archivage de l’histoire sociale de l’île, cetteattitude émotionnelle a pu s’exprimer par unesensibilité accrue envers les reconstructionsgénéalogiques : « ces gens-là [les derniers habitants]sont toujours vivants » m’a dit une descendanted’îliens. À travers cette remarque, elle voulaitmanifester le sentiment que des erreurs éventuellesdans la reconstruction des relations de parenté, loinde constituer des détails, pouvaient avoir dans sonmonde familial un retentissement important. Pourmarquer son désaccord, avec les études et lesinitiatives déjà en place, la même interlocutrice aorganisé durant l’été 2005 une exposition à Port-La-Nouvelle où, avec la participation d’une compagniethéâtrale, elle a mis en scène les objets censésreprésenter à son avis la mémoire de l’île dont ellese considère une des héritières.

Si dans la mémoire populaire, « la figure desderniers habitants revient comme un leitmotivscandant la fin de l’épopée »11, ce thème est ressenticomme un sujet « sensible » par certains acteurslocaux. Les conflits latents autour de cemicropatrimoine sont le miroir des enjeuxidentitaires et sociaux dont l’héritage immatériel du

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passé révolu peut constituer un substrat mémorialencore actif, parfois virulent.

Dans son livre, L’eredità immateriale, GiovanniLevi a étudié la durée et les formes de diffusiond’un héritage reconnu au sein d’une communautécomme spirituel. Le texte de l’historien italien traitede croyances « magiques » et d’accusations desorcellerie dans un village piémontais au 17e

siècle12. Il montre que l’autorité de l’« immatériel »est un objet anthropologique significatif del’intrigue à travers laquelle les acteurs d’un contextehistorique pensent le pouvoir invisible à l’œuvredans la transmission d’une qualité abstraite, maissensible, dotée d’une efficacité sociale. De nosjours, la ville de Port-La-Nouvelle et le territoire duPNR sont devenus des arènes où s’expriment desagissements inhérents à l’histoire et à l’avenir del’héritage patrimonial dont La Nadière est désormaisle simulacre. Toutes proportions gardées et à uneéchelle phénoménologiquement plus réduite –heureusement beaucoup moins dramatique que lecontexte décrit et interprété par Levi –, les usagespotentiels du site de La Nadière rendentparticulièrement sensibles des généalogies perçuescomme immatérielles. Par le biais de l’identificationau legs spirituel du passé ou de son appropriationcadastrale, discursive et symbolique, peuventtransiter des enjeux politiques ordinaires impliquantet opposant parfois entre eux les détenteurs« indigènes » de mémoires familiales (lesdescendants des derniers habitants de l’île) ; les

valorisateurs d’une mémoire culturelle promue parle PNR de la Narbonnaise et sa responsable de laculture ; les chercheurs de témoignages historiqueset ethnologiques, chargés par le PNR de produire untravail d’objectivation scientifique ; lesentrepreneurs qui guettent des sources potentiellesde retombées commerciales (l’association des« Amis de la Nadière ») ; les garants administratifsdes travaux de restauration (l’adjoint au maire, encharge de l’île de la Nadière et de l’île de Sainte-Lucie ; l’architecte du SDAP).

Dans ce contexte, les clivages de la passationmémorielle entre générations incluent désormais ladimension patrimoniale et publique d’un bienauquel ceux qui sont affect ivement ,institutionnellement ou économiquement impliquésdans sa conservation reconnaissent une qualité« immatérielle » en tant que souvenir d’un autrefoisà préserver. Ainsi, l’immatérialité reconnueconsensuellement et mobil isée parfoisconflictuellement est aussi un faire-valoir destratégies locales de ré-acquisition métaphorique outangible d’un lieu aujourd’hui en perdition. Unetelle transfiguration, malgré la fragmentation et lapériodicité très espacée de ses diversesreprésentations sur le terrain, devrait se réaliser àtravers l’édification patrimoniale d’une singularité« autochtone » significative du milieu lacustred’antan et de son organisation sociale.

Autour du « futur passé » de La Nadière, lafragilité des équilibres semble relever de laréciprocité difficile entre les diverses demandes

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avancées par les interlocuteurs que j’ai rencontrés.En reprenant l’intitulé du programme plus généralémanant du PNR de la Narbonnaise enMéditerranée, nous pourrions en conclure qu’ils’agit certes d’« archives du sensible » mais aussid’« archives sensibles » d’après l’ancien nom dumême projet. La Nadière, île intérieure, entourée parles terres, est devenue aussi une île antérieure, unesorte de cité fantôme en miniature où l’imaginationarchitecturale et muséale devrait rendre possible, unjour, la sauvegarde de ses restes et la jouissance deson aura. Si d’après les divers acteurs impliqués,l’atmosphère d’un temps révolu qu’on ressent enl’observant de près et de loin est susceptible d’unevalorisation, les formes de celle-ci demeurentopaques. Leur réalisation incertaine apparaîtbrouillée par les aspects flous et ambigus desdiverses approches culturelles, institutionnelles etfamiliales concernées. Activées par la conservationde ruines adoptées comme si elles étaient unréceptacle moderne d’un microcosme du passé, cesarchives du sensible peuvent être considéréeségalement comme des archives dont la sensibilité,dans un jeu de va-et-vient, se structure en relationavec la construction écrite ou visuelle de leurimmatérialité patrimoniale. À travers la réécriture etla mise en scène de son histoire, le legs immatériel,conservé dans les archives et détaché du vécud’antan, semble laisser préfigurer le développementfutur des ressources matérielles et symboliques desa mémoire durable.

Les pratiques patrimoniales déclenchées entreautres par l’implication du PNR de la Narbonnaiseen Méditerranée que nous avons tenté de cerner àtravers le cas de La Nadière nous apparaissentmarquées par la nécessité de faire adhérer larecherche d’un consensus politique local avec unereconnaissance publique, écrite et visuelle, de laportée invisible, intangible et pourtant« spectaculaire » (Kojève, infra) de l’héritageévoqué par les modes de vie aujourd’hui évanouisdes pêcheurs d’anguilles de l’étang de Bages etSigean. À travers la production de documents écritset visuels, l’« archivage » de La Nadière ainsi queles projets immobiliers et muséaux censéstransfigurer la dimension vénérable d’un tempsrévolu avivent les raisons d’être contemporainesd’un monde imagé comme ayant été« traditionnel ».

D’après Alexandre Kojève, « Toute Traditionproprement dite, c’est-à-dire ayant une valeur et uneréalité politiques, est nécessairement orale ouspectaculaire, c’est-à-dire directe. Un écrit est, depar sa nature, détaché de son support matériel – deson auteur qui le fixe dans le temps […] »13. Lamise en textes d’une société « traditionnelle » peutse révéler féconde d’usages politiques ; sur lesterrains de l’ethnologie, comme l’exemple dogon lemontre, nous pouvons également observer desphénomènes d’« oralisation » traditionaliste et dethéâtralisation des écrits érudits ou littéraires.Pourtant, les mots de Kojève, interrogeant d’unemanière quelque part provocatrice la relation de

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l’écriture à la « tradition », nous invitent à réfléchirau processus d’immatérialisation de l’autorité dupassé dans lequel toute « archive » est impliquée, àson corpus défendant.

La limite immatérielle à l’œuvre : la Fête del’ancienne frontière occitano-catalane.

- Les lieux de la frontière.

À travers l’invention d’une frontière dorénavantimmatérielle le paysage peut devenir la « Porte »d’un monde à valoriser. Cette vision, suggérée dansla Charte du PNR de la Narbonnaise, où il estquestion de développer le concept de « Porte del’Occitanie », a été reprise dans le projet« Corbières, Porte d’Occitanie », coordonné par leParc. Un tel programme a pour but la valorisationdes vestiges de l’ancienne frontière occitano-catalane et de ses voies de circulation. Déclinant lesuccès de l’invention du pays cathare, l’inventairedes sites de cette ancienne frontière entre Espagne etFrance signale l’intention de développer des circuitstouristiques focalisés autour de l’existencehistorique d’une frontière « millénaire » comme lesrestes de la ville fortifiée de Pech Mahosembleraient, d’après certains, le prouver. Cettelimite, visible aujourd’hui à partir des châteaux deLeucate et de Fitou, sur le littoral, devrait amenerses usagers contemporains à mieux connaître l’airedes Hautes Corbières. Dans ce cadre, d’après les

promoteurs de la mise en patrimoine de l’anciennefrontière, le musée des Corbières de Sigean estdestiné à devenir un lieu d’interprétation etd’exposition.

En 2003, le PNR a confié à Marc Pala, membrede l’association des « Amis du patrimoine culturelde Sigean et des Corbières », géologue deformation, archéologue amateur et viticulteur, unrapport descriptif des vestiges archéologiquesconcernant les voies et les frontières dans lesCorbières. Du point de vue des responsables de lapolitique culturelle du PNR, le thème de« l’ancienne frontière » est susceptible de devenir unsujet fédérateur pour les communes intéressées parson action. La connaissance du territoire de MarcPala a été considérée comme cruciale pour laréalisation de ce programme à la fois d’étude et devalorisation des lieux. Un tel projet avait pourobjectif un réexamen de la notion de frontièrehistorique applicable à une requalification culturellede l’aire. Associé à celui des routes la croisant, lethème de la frontière est censé répondre à cettelogique du respect et de l’ouverture identitaire quele PNR a l’intention de privilégier. Espace marquépar l’histoire de conflits mais aussi d’échanges, lareprésentation de la limite du passé est construitepar Pala autour de deux axes : l’axe est-ouest,signalant depuis la préhistoire l’existence d’unefrontière entre les diverses peuples qui se sontsuccédé dans l’occupation du sol et l’axe nord-sudle traversant, dont la via domitia est le tracééminent.

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En 1258, le traité de Corbeil entre la France et leroyaume d’Aragon établit les Corbières commeligne de démarcation entre les deux pays. Pendantquatre siècles, jusqu’en 1659, lors du traité desPyrénées, ces confins ont été maintenus.Aujourd’hui, le tracé de cette ancienne limite suitapproximativement la démarcation des départementsde l’Aude et des Pyrénées-Orientales et correspondà la partie sud du Parc. D’après Marc Pala, cetterégion est traditionnellement une terre defrontière(s) : ses limites physiques visibles, avec lesdiverses crêtes, sont devenues aussi, à partir del’Âge du fer et du bronze en passant par le MoyenÂge, des limites « symboliques, ethniques etculturelles »14. Les vestiges d’un système defortifications et de nombreuses voies decommunication permettent encore aujourd’hui derelever les traces d’activités d’échanges comme lepastoralisme, le chaufournage, la verrerie, lacharbonnerie. L’objectif de l’étude de Pala a été defournir une documentat ion rappelant ,« transversalement », les diverses périodeshistoriques ayant affecté la transformation de cepaysage. Ses observations directes sont enrichies pardes fiches monographiques de sites ; un inventaire,des prises de vue et une bibliographie. Leclassement des lieux suit le principe d’unedistinction entre endroits à cacher au public pour lespréserver, sites à restaurer ou à fouiller, sites àvaloriser, sites à fouiller et à valoriser. Selon lePNR, à partir de l’exemple du pays cathare, cetravail qui permet une meilleure connaissance du

territoire en lui conférant une identité historiqueoriginale, devrait, à terme, inciter les élus locaux àdévelopper des politiques de valorisation.

Dans le texte de Pala, la frontière est donc traitéecomme une limite physique qui est aussi un lieu depassage et de fondation. En ce sens, c’est la notionde « frontière poreuse »15 que l’auteur privilégie.D’après le titre d’un paragraphe de son« Rapport d’étude» adressé au PNR, la frontière estconçue aussi comme un héritage. Ainsi, à traversl’inventaire commenté des lieux fortifiés, des postesde guet, des édifices religieux, des lieux-dits, desprincipales voies, la frontière est définie comme unespace de gravitation identitaire. Dans ce contexte,le renouvellement d’un regard historique etgéographique sur un tel héritage devrait être scandépar des « […] étapes qui conduisent à une véritablevalorisation, prélude d’une “exploitation raisonnableet raisonnée” qui s’adresse en premier lieu auxpopulations locales (appropriation du territoire,quête identitaire, maintien d’un art de vivre aupays…) et en second lieu aux touristes, adeptes d’untourisme de terroir en quête d’authenticitéterritoriale »16.

Au cours d’une rencontre à laquelle j’ai puassister, en mai 2006, à l’occasion d’unemanifestation dénommée « Le bistrot du Parc » surle thème de l’« ancienne frontière », Marc Pala aprécisé sa démarche affirmant que la frontière a étéconstamment réinventée. Il s’agirait donc d’unenotion politique qui est aussi liée à l’imaginaire.Étant par définition poreuse, la frontière serait une

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sorte de centre dynamique produit et alimenté par lecroisement de la limite avec les chemins qui latraversent. En envisageant cette ligne dedémarcation et de passage comme un espace qui sesitue entre les principes de la fondation et del’affrontement, il parle de son travaile t h n o a r c h é o l o g i q u e c o m m e d ’ u n erecherche/inventaire d’objets, de sites, dechroniques qui peuvent être des témoins du devenirde la frontière et des inventions successives qui l’ontperpétuée. Pala dirige également son attention versdes éléments discursifs, présents dans desdocuments d’archives, dans la littérature orale etutilisés encore localement, qui fonctionnent commedes « confusions volontaires »17. Repoussant leslimites ou changeant les significations de lieux, denoms, d’objets censés être les supports desrevendications identitaires ou foncières, cesmatériaux de la topographie, parfois mythique,signalent une dynamique anthropologique à l’œuvredans bien d’autres contextes où l’affirmationnationale et ethnique cohabite avec des relationsd’hybridation. La relecture critique adoptée par Palam’est apparue sciemment ambivalente : laconscience du caractère construit, voire factice oufictif, des appartenances de la limite, se combineraitavec la recherche affichée d’une politique depatrimonialisation de la frontière impliquant la miseen scène d’une telle entité historique etgéographique. Cette forme de théâtralisationarchéologique du territoire implique également lareprise mémorielle des différences « culturelles » :

entre Occitans et Catalans bien entendu mais aussisurtout entre les cultures d’un espace du passé,aujourd’hui imagé, et l’hégémonie linguistique etculturelle ironiquement dite « hexagonale ».

La limite qui fut politique, juridique et militairedevient une représentation contemporaine de l’idéearchétypale d’une frontière physique naturelleinvestie à travers les différentes époques historiquesde son invention. L’origine imaginée commesimultanément révolue et vivante devraitaujourd’hui conforter une stratégie de justificationpatrimoniale délibérée. En suivant cette perspectiveà double tranchant, où la fiction de la politiques’associe à la « vérité » morphologique des lieux,Pala poursuit une recherche inventive de laperpétuation d’une frontière disparue commeréservoir d’identifications contemporaines. Lafrontière disparue à jamais est re-créée comme lelieu anthropologique d’une fondation territorialemoderne incitant à un renouveau économique etculturel inspiré par la valorisation des identités etdes produits locaux. Dans cette intention créatriced’un territoire du PNR, réside la tentative deprésentification – mémoriale, festive et touristique –de la limite politique révolue en ressource actuellesur laquelle investir. À travers l’espace de lafrontière perçu comme une étendue traversée pardes échanges, Pala parle également d’une culturequi doit anticiper et soutenir le développementéconomique.

La rencontre de Fitou à laquelle j’ai assisté avaitlieu dans la Cave coopérative. La mise en scène

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d’un bistrot savant autour d’une dégustation de vins,en présence de nombreux élus, intégrait desmodalités bien connues et expérimentées devalorisation : les produits du terroir, transformés ensymboles d’une redécouverte à la fois érudite etinformelle des valeurs de la convivialité seraientdonc en mesure de requalifier le territoire enquestion. Ainsi, le Parc naturel régional de laNarbonnaise en Méditerranée devrait être le garantde la multiplicité de ses identités divisées, parfoisanciennement frontalières mais unifiées ousynchronisées par la démarche patrimoniale. Cesidentités sont perçues comme productrices d’unedifférenciation intermittente, adaptée à la logiquevariable de l’économie de la culture. Comme l’a faitremarquer Pala, s’adressant aux élus présents : dansle sillage de la construction d’un pays cathare, maisd’une manière qui devrait être moins ostensiblementmarchande, « la frontière semble intéresser lespartenaires ». Au demeurant, Pala a affirmé saconviction de la nécessité d’échanger la thématiquede la frontière : « cette thématique est un bon outilpour le développement local ». À ce propos, un desresponsables de la Cave coopérative qui accueillaitle « Bistrot du Parc » a stigmatisé d’une manièrevoilée le choix des vignerons catalans d’adhérer à ladénomination « pays catalan » et non à celle,considérée comme fédératrice, liée au terroir des« Corbières ». D’ailleurs, au cours du débat qui asuivi la communication, la notion d’autochtonieétait utilisée couramment comme l’expression d’uneressource locale mobile, pouvant regrouper les

diverses identités de l’ancienne frontière. Ainsi,cette notion était envisagée comme significative dela négociation implicite d’intérêts qui « peuventcoïncider avec ceux des touristes » (Pala).

- La fête.

La fête de l’ancienne frontière occitano-catalane aété créée à Embres en 1998, par l’association des« Amis du patrimoine », dont Marc Pala fait partie,puis organisée à Fitou et par la suite à Feuilla encollaboration chaque année avec une communedifférente : Leucate, Sigean, Narbonne. Depuis2003, elle se déroule uniquement à Feuilla. Ce petitvillage d’environ 80 habitants dont plus d’unedizaine sont de nationalité étrangère (surtout desAnglais), commune adhérente au projet de PNR dela Narbonnaise en Méditerranée, se situe en pleinegarrigue, à 35 kms au sud de Narbonne et à 10 kmsdu littoral, à la limite sud du territoire qui recouvreexactement la partie orientale de l’anciennefrontière.

Au départ, la manifestation était liée à l’idée dela randonnée au long de l’ancienne frontière.Aujourd’hui, l’axe randonnée, accompagné d’uncommenta i re é rud i t , e s t a ssoc ié àd’autres composantes : la gastronomie, le conte, desactivités ludiques et musicales variées. Cette journéeavait aussi été conçue par le PNR pour rééquilibrerl’offre culturelle entre le littoral et la zone rurale, etdonc pour y favoriser le tourisme selon le principe,maintes fois affirmé dans les documents que j’ai pu

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consulter, du « développement durable ». Dans cesdocuments, la mise en valeur du patrimoine rural etdes vestiges de la limite historique entre payscatalan et l’espace occitan s’associe avec l’intentionde renouveler des liens culturels pouvant amener àune nouvelle construction du territoire. Parmi lespartenaires culturels locaux qui sont en relation avecce programme du PNR, il y a la communauté decommunes de Sigean, les « Amis du patrimoine desCorbières », l’association « Musiques et danses enLanguedoc-Roussillon », la Fédération française derandonnée pédestre, l’Institut d’études occitanes,Radio Lengua d’Oc.

Lorsqu’en 2003, la fête a eu lieu à Feuilla, lajournée a trouvé un écho dans la presse locale etenviron 800 personnes ont participé à l’événementmarqué par une excursion pendant laquelle deuxguides racontaient à une centaine de randonneursl’histoire de cette frontière. Par la suite, un botanisteet un géologue ont effectué une lecture dupaysage des Corbières. Au cours de la mêmejournée, un banquet de cuisine catalane, des dansestraditionnelles, la projection du film « Jour de fête »de Jacques Tati ont été proposés. D’après lesestimations des services du PNR, 80% des maires dela communauté des communes des Corbières enMéditerranée étaient présents. Les manifestationssuccessives ont répété avec de légères modificationsle programme de cette édition de 2003 qui a eu lieuuniquement à Feuilla.

Au cours des années, la randonnée dont leparcours change chaque fois s’est affirmée commeun des moments les plus significatifs de la journée.Les itinéraires toujours nouveaux sont conçus parles organisateurs pour familiariser les visiteurs avecun milieu – la garrigue – redevenu sauvage aprèsavoir été au cours des siècles fréquenté par desbergers, des militaires, des contrebandiers, desbûcherons. En revivant cet espace de la limite àtraverser, les marcheurs sont confrontés aussi à unenouvelle limite, peut-être la plus concrète du pointde vue physique : celle d’une barrière végétale qui afini par renfermer un espace désormais abandonnépar rapport à la densité des échanges d’antan.D’ailleurs, les opérations préalables dedébroussaillage pour rendre les anciens chemins ànouveau praticables représentent pour les bénévolesimpliqués dans la préparation de la fête de Feuillaune initiation à la microtoponymie d’un territoirequi auparavant était très partiellement « aménagé »et connu seulement par les chasseurs de la région.

Bien au contraire de toute frontière véritable, lamise en patrimoine de la frontière occitano-catalanemue l’ancienne limite en espace où le passé est enquelque sorte invoqué comme un moyen de transitvers la destination contemporaine de l’aireintéressée. Nous retrouvons ici, me semble-t-il, laperception de l’« origine » en tant que terminus adquem et non pas comme terminus a quo proposéepar mon interlocuteur béninois (voir supra). Surl’ancienne frontière occitano-catalane, cettetransformation en une invitation au voyage

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ethnologique et archéologique se révèle être lemobile d’une contemplation paisible de sièclesd’affrontements politiques ou, plus modestement,fonciers. En ce sens, elle produit également un effetde mise en loisir des archives du présent. Lesregards du touriste ou du randonneur scrutent unenature ensauvagée rendue accessible à nouveau parles coups de sécateur et de faucille qui ontpréalablement ouvert le chemin. Aujourd’hui, cettenature devrait suggérer à ses visiteurs l’existence dechemins et de modes de vie disparus. Ainsi, ellesemble acquérir le statut d’une petite « aireculturelle ». Penchés sur ses traces matérielleséparses, les randonneurs ont la possibilité deremémorer ponctuellement – le temps d’une baladeau cours d’un jour férié – des histoires qui,transmises durant la marche par leurs « derniers »détenteurs et pisteurs, semblent émaner del’immatérialité conquise des temps anciens.

Récemment, les responsables de la manifestationont essayé également d’associer d’une manièreinformelle la commune catalane « mitoyenne »d’Opoul dans les Pyrénées-Orientales àl’organisation de la fête. En vue de la consolidationpotentielle de cette association, la situation duvillage abandonné de Perillos apparaît intéressante.Habité dans le passé aussi par des gens originairesde Feuilla, mais situé du coté catalan, près d’Opoul,Perillos a fini par être imaginé comme une synthèsede l’histoire de l’ancienne frontière. L’hybridationdes identités est également présente dans le langage

parlé in loco : un mélange de français, occitan etcatalan. Dernièrement, au cours de la journée enplein air du dimanche de Pentecôte, Perillos estdevenu le lieu de retrouvailles conviviales entre leshabitants des communes limitrophes de Feuilla etOpoul, situées respectivement des deux côtés del’ancienne frontière et correspondant à l’actuelpartage administratif entre l’Aude et les Pyrénées-Orientales. En passe de devenir un rendez-vousrituel de rencontre entre des groupes d’Occitans etde Catalans, ce village aujourd’hui partiellement enruines, mais animé par des initiatives culturellessaisonnières, représentait pour mes interlocuteurslocaux un lieu symbolique de la continuitéhistorique séparant et associant les deux identités.

Perillos est un espace formellement « vide » quise prête à être rempli de nouvelles pratiquesmétaphoriques. Lieu commun mais abandonné,reflétant comme en abîme le temps révolu del’ancienne frontière, « Perillos est la limite »,comme me l’a communiqué un interlocuteur,fervent défenseur de son appartenance à la culturecatalane. Par cette expression, il voulaitprobablement signifier que Perillos a été le foyerd’un processus d’hybridation identitaire.Aujourd’hui, cette limite est un des espaces d’untemps ponctuellement retrouvé à traversl’organisation d’apéritifs, de pique-nique, de partiesde pétanque. Il s’agit de « moments forts »,ludiques, scandés par les moqueries réciproques queles Catalans et les Occitans s’échangent et quiparfois dans le passé comme encore de nos jours

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(lors des matchs de rugby par exemple) pourraientéventuellement se corser. Au cours des situationsfestives auxquelles j’ai participé, ce genred’interactions m’a fait penser à une version localequi, sans lui ressembler du point de vue de lacomparaison strictement ethnographique, évoque ladynamique des relations dite « à plaisanteries »étudiée par les ethnologues dans de nombreusessociétés africaines. Parmi des groupes sereconnaissant comme alliés ou partageant les mêmesmilieux, ces relations impliquent la possibilité des’adresser impunément des remarques facétieuses,parfois obscènes, qui à travers leur réitérationconsolident des liens où la familiarité des rapportsest inextricablement mêlée à l’affirmation d’unedifférence. Or, sur l’ancienne frontièrel a n g u e d o c i e n n e , l e s a c t e u r s d e s(auto)représentations identitaires se reconnaissent àtravers leurs appartenances à des entitéslinguistiques et culturelles qui seraient sans aucuneéquivoque possible distinctes et pourtantindiscutablement très proches. D’ailleurs, lors de cesrencontres conviviales, j’ai eu l’impression que pourles Occitans qui y participaient la confrontation avecles représentants d’une identité catalane bien vive,réactivée au cours des dernières décennies parl’essor politique et économique de la Catalogne duSud, « espagnole », stimule leur sentimentd’appartenance culturelle. La question del’ouverture patrimoniale de la limite historique estconsidérée par certains élus comme un enjeuéconomique et politique potentiel en vue d’un

développement. Pourtant, d’après les interlocuteursque j’ai pu rencontrer en 2006 au cours des mois quiont précédé l’organisation de la fête à Feuilla, laconstruction de cette tendance ne va pas de soi.D’ailleurs, en dehors des échanges que j’ai puobserver à Perillos, qui restent encore limités à uncercle restreint d’intervenants, la participation desCatalans à la Fête de l’ancienne frontière demeureproblématique. La mise en valeur d’une identitécommune et séparée en même temps ne se montrepas aisée à représenter du fait notamment d’unecertaine méfiance du coté catalan à l’égard d’unemanifestation qui semblerait produire unphénomène d’appropriation identitaire de la partoccitane. La journée de Feuilla est donc ressentiepar certains des Catalans que j’ai pu questionnercomme une manifestation festive « gabach » (c’est-à-dire non catalane), promue par un PNR basé dansl’Aude et consacrée à la promotion de sa politiquepatrimoniale via la question de la culture occitane.À leur tour, à plusieurs reprises, mes interlocuteursaudois m’ont signalé les difficultés d’impliquermassivement les habitants des villages catalansvoisins à l’événement.

Lors de mes rencontres avec Henri Fouran, le mairede Feuilla, et Catherine Hublau, la présidente ducomité des fêtes et de la fête de l’ancienne frontière,nous avons discuté de cette idée de frontière vivantedans les mémoires locales et « dramatisée » parl’action de Marc Pala et du PNR. Si le minusculevillage de Feuilla est devenu en tant que centre de la

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Fête, un lieu emblématique d’une histoire oubliéeredécouverte, d’après le maire, la valorisation del’ancienne frontière a été perçue par ses habitantscomme une petite investiture émanant du Parc.Toutefois, cette forme de reconnaissance n’auraitpas coïncidé avec une réactivation identitaire trèsforte. La présence de plusieurs étrangers – laprésidente du comité de la fête étant elle-mêmesuisse – semble favoriser une perceptionéminemment festive ou patrimoniale del’appartenance « ethnique » mise en scène parl’évènement. En ce sens, pour les anciens et lesnouveaux habitants de Feuilla, la fête s’affirmeplutôt comme un lieu emblématique d’undédoublement de l’idée même de frontière et lafête qui lui est consacrée « se traite elle-mêmecomme patrimoine et spécialise certains de sesacteurs dans ce traitement »18.

Séparant et unissant le pays catalan et l’entitéoccitane et en même temps définissant cette dernièrepar rapport à l’identité nationale, la mise en scène del’ancienne frontière occitano-catalane apparaîtpouvoir produire un effet de « différence culturelle »qu’implique de facto la relation avec une autrefrontière culturelle : celle qui concerne les usagescontemporains de l’occitanité et la réalité françaiseet européenne. Au demeurant, j’ai pu moi-mêmeremarquer que ma présence sur place en tant quechercheur en mission pour le ministère de la Cultureet travaillant en collaboration avec les responsablesdu PNR était perçue, avec une satisfaction trèsdiscrète, comme la preuve d’un intérêt que des

instances extérieures (et notamment aussi« européennes », et du fait, peut-être, de manationalité italienne) adressaient à cettemanifestation.

Si le PNR ou plutôt son action culturelle,productrice d’un territoire patrimonial, représenteune source de matérialisation de l’héritageimmatériel dont l’identité occitane devait constituerun des vecteurs, il semble intéressant de mieuxcerner le rôle des militants occitans. De nos jours, lafête de l’ancienne frontière ne semble pas se prêter àdes revendications concrètes, mais elle reste un lieude mobilisation d’éléments identitairespotentiellement transposables dans des contextesplus « politiques ». La participation de nouveauxrésidents, d’origine étrangère, de Feuilla à lamanifestation de soutien de la diffusion del’apprentissage de la langue occitane dans lesécoles, qui a eu lieu à Carcassonne en octobre 2005,ainsi que l’implication de Marc Pala lui-même, entant qu’adjoint à la culture à la mairie de Sigean,dans la création d’une calandreta (école dispensantson enseignement en occitan) qui devrait êtreinstallée dans la commune, constituent deuxexemples des interactions actuelles entre les espacesfestifs et pédagogiques du patrimoine et lesmouvements d’affirmation de la culture occitane.Cet argument m’est apparu évident lors de marencontre avec Alain Rouch, responsable del’Institut d’études occitanes de Carcassonne. Cecentre est un lieu de croisement entre l’éducation, la

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recherche sur la culture occitane et les demandescommunautaires de valorisation du terroir.

Tout en stigmatisant l’absence d’outilspermettant une communication véritable de lalangue et de l’histoire de la civilisation occitanes,Rouch considère que la fête de l’ancienne frontièrereprésente une forme de récupération d’un passéhistorique où l’opposition d’antan se décline selonle registre d’une solidarité régionaliste dans unepe r spec t ive qu ’ i l cons idè re commeanticentralisatrice. Mais, confirmant ce qu’il m’avaitdéjà été dit à Feuilla, il a remarqué que d’éventuelsinterlocuteurs catalans ne s’engagent pas dans cettemanifestation : « ils regardent plus vers le sud » ditRouch, c’est-à-dire vers la Catalogne « espagnole ».Aujourd’hui, pour ceux qui se revendiquent commemilitants occitans, l’affirmation d’un espace de ladifférence culturelle semble ne pas nécessiter ladualité avec l’entité catalane que l’idée de lafrontière malgré tout véhicule. Toutefois, AlainRouch précisait que les groupes d’artistes occitansne sont jamais invités aux festivals consacrés à laculture catalane. À ce propos et pour faciliter lesrelations à venir, il proposait l’idée d’une nouvellerandonnée traversant (et non plus longeant)l’ancienne frontière et sollicitant donc uninvestissement participatif et identitaire plusimportant de la part des Catalans. D’après lesintentions de son organisateur principal, Marc Pala,cette idée sera très probablement mise en pratiqueau cours de la randonnée de 2007. Néanmoins, aucours de l’édition 2006 de la fête à laquelle j’ai pu

assister, la présence d’une fanfare catalane, d’ungroupe d’habitants d’Opoul, qui déjà lors de lajournée de la Pentecôte à Perillos avaient eu deséchanges conviviaux avec ceux de Feuilla et lesuccès de la conférence d’un historien catalan,spécialiste de la frontière, Alain Ayat, pourraientindiquer le début de rapports plus suivis entreCatalans et Occitans en matière de valorisationpatrimoniale d’un territoire « frontalier » commun.D’ailleurs, tout en analysant l’histoire des échangeset des migrations de chaque coté de l’anciennefrontière, le même chercheur critiquait l’adhésioninconditionnelle à l’entité catalane espagnole dont,selon lui, sont devenus tributaires les représentantspoli t iques roussil lonnais. Ces derniers« oublieraient » ainsi les singularités linguistiques etculturelles ainsi que les échanges transfrontaliersdont leur région a été historiquement le foyer.

On peut tenter d’esquisser une brève comparaisonavec La Nadière : dans les deux cas, ces lieux enmarge des flux touristiques font l’objet d’uneredécouverte et d’une mise en scène. Il s’agit decontextes où les reflets du passé sont construitscomme des éclairages contemporains d’époquesrévolues. L’action culturelle se met en scène commeœuvre de requalification du territoire. Enrecomposant l’espace telle une mosaïque de« situations fortes », ces opérations nécessitent ledéploiement de formes patrimoniales ou ludiques decertains de leurs éléments considérés commereprésentatifs. Comme pour La Nadière, nous

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assistons à Feuilla à une production transversale dela valeur d’exotisme d’un microcosme censéreprésenter la confluence d’une histoire ancienneavec la cristallisation pédagogique ou festive de sonsouvenir. Le village de Feuilla ou l’îlot de LaNadière, du fait de leur fragilité environnementalemais aussi de la rareté des flux de visiteurs qui lesinvestissent, deviennent ainsi des muséesintermittents où l’imaginaire historique miniaturisépeut se muer en une mémoire périodiquementrestaurée.

Notes :

1 Christian Jacquelin, « Les archives sensibles du territoire duPNR de la Narbonnaise en Méditerranée », Drac Languedoc-Roussillon, 2004 : 7.2 Sur la notion de « frontière introuvable », voir ChristianBromberger et Alain Morel, « L’ethnologie à la preuve desfrontières culturelles », pp. 3-24 ; Thomas K. Schippers,« Trouver la bonne distance », pp. 27-37, in ChristianBromberger et Alain Morel (dir.), Limites floues, frontièresvives, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,2000.3 Anne Laurent, « Proposition d’étude en réponse à lacommande du PNR de la Narbonnaise en Méditerranée »,2004 : 7.4 C’est moi qui souligne.5 Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès, « Projet d’expositionL’île paradoxale », PNR de la Narbonnaise en Méditerranée,sans date, p.1-2.6 Cité par Anne Laurent, « En quête de l’île mystérieuse…l’îlede La Nadière sur l’étang de Bages-Sigean », Présentation duprojet de recherche (en vue de la préparation du DEA ensociologie-anthropologie), Université de Perpignan, 2003 : 3.Au cours de mes enquêtes dans la région, j’ai sollicité unentretien avec Yves Durand. Ce dernier n’a pas souhaité merencontrer, m’indiquant que je pouvais récolter toutes lesinformations disponibles auprès du PNR.

7 Cf. Association « Les amis de La Nadière », Projet « MuséeVillage Historique de Pêcheurs », document interne àl’Association, 2004.8 Association « Les amis de La Nadière », Projet « MuséeVillage Historique de Pêcheurs », op. cit., page non numérotée.9 Cf. Anne Laurent, « La communauté de pêcheurs de l’île deLa Nadière. Étude de référence documentaire », PNR de laNarbonnaise en Méditerranée, 2005.10 « L’île de la Nadière. Projet d’étude de programmation »,document de travail, PNR de la Narbonnaise en Méditerranée,sans date, p.1.11 Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès, « Projet d’expositionL’île paradoxale », PNR de la Narbonnaise en Méditerranée,sans date, p. 2.12 Giovanni Levi, L’eredità immateriale. Carriera di unesorcista nel Piemonte del Seicento, Torino, Einaudi, 1985.13 Alexandre Kojève, La notion de l’autorité, Paris, Gallimard-NRF, 2004 [1942].14 Communication verbale.15 Marc Pala, Voies et frontières à l’époque médiévale dans lesCorbières orientales, Rapport d’étude, PNR de la Narbonnaiseen Méditerranée, 2005 : 2.16 Idem : 5.17 Marc Pala, communication verbale.18 Daniel Fabre, « L’Histoire a changé de lieu », op. cit. : 32,note 17.

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Conclusions

Dans un texte sur la société grecque ancienne, LouisGernet apercevait dans les deux niveaux du« caché » et de l’« apparent » un rapport d’inférenceentre les aspects invisibles d’un patrimoine et laprésence d’un héritage, expression visible d’unsubstrat tout à la fois secret et concret1. Le visibleaurait occulté le non-connu tandis que l’invisibleaurait sauvegardé la continuité d’une propriété.Gernet notait que le mot τεκµηριου que l’on peuttraduire par l’apparent en tant qu’indice,« symbolise à sa manière un tournant, une nouvellecivilisation juridique : dès lors que le systèmeprimitif des preuves décisoires a fait place à unrégime de libre administration de la preuve,l’inférence dite rationnelle du "visible" au "nonvisible" (au fond, celle du fait au droit) est devenueconstante et obligatoire »2. L’apparence du bienserait fondée sur une « non-apparence », dimensioncachée légitimant la conversion d’un patrimoine enhéritage se perpétuant comme « fortune visible ».Chez les Grecs, il y aurait donc une relation entreles lois de succession patrimoniale d’un bien et lessignes garantissant la transmission matérielle de savaleur économique. Gernet écrivait plusloin : « Dans l’un et l’autre domaine, on a pureconnaître, au fond, un jeu d’opposition entrevaleurs. Sans doute, quand on passe de l’un àl’autre, la dialectique du visible et de l’invisible

comporte-t-elle une inversion : c’est la fortunevisible qui est d’abord la fortune "réelle" (le mot estresté dans le droit), au lieu que c’est l’être invisiblequi est l’être véritable »3.

D’après les versions françaises des documentsprocédant de l’Unesco et des autres instancesresponsables du patrimoine mondial de l’humanité,la formule « patrimoine immatériel » entretient unerelation particulière avec son « homologue » anglo-saxon de « intangible héritage ». En fait, latraduction de ce qui devrait être la même idéesemblent réaliser moins le transfert linguistiqued’une équivalence que la tentative deparachèvement sémantique d’un concept, parailleurs, fluctuant. Si, comme l’a soulignéMariannick Jadé, «…le terme francophone“intangible”, qui porte l’idée de permanence, nepeut pas être retenu car ces formes d’expressionrestent en constant état de flux »4, l’interactioninterne au couple intangible/immatériel nous aide,peut-être, à mieux cerner la complexité relative nonseulement à la construction institutionnelle etprogrammatique du patrimoine immatériel (pourcontinuer à utiliser l’expression française), maiségalement les contradictions inhérentes auxélaborations et aux représentations plus générales dupatrimoine culturel. Dans les contextes disparates oùelle se produit, l’idée d’un être ou d’une portée

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« invisible » de la tradition est donc évoquée àtravers des signes ou des fragments rendantmanifestes et actuelles les qualités intrinsèques d’unespace anthropologique. Mais, il s’agit nonseulement d’une dialectique irrésolue entrel’apparent et l’invisible, pour reprendre la référenceau texte de Gernet, mais aussi entre les dimensionspermanentes et mouvantes des imaginairesmémoriaux. Toute mémoire sociale se structureautour de l’idée d’une authenticité en perditionrelative à l’expérience ou à la propriété d’un bienphysique et symbolique du passé. Cette transmissionpose implicitement la question relative auxmodalités de la chaîne patrimoniale aptes à définir,transporter et transfigurer les matériaux culturels quiémergent, selon les circonstances, commereprésentatifs d’un héritage.

L’immatérialité reconnue par les acteurs dupatrimoine opère également comme un miroir quireflète les conditions évolutives des procédures etdes savoirs locaux à l’œuvre dans l’édification d’unthème culturel d’une société donnée. L’actioncréatrice d’éléments désignés comme significatifs,qui deviennent à la fois des indices patrimoniaux etdes preuves « traditionnelles », exprime l’intérêtexercé sur le « bien » par des opérations deconservation du paysage, de l’architecture ditevernaculaire, de phénomènes rituels, et par la repriserhétorique et dynamique à la fois de mythesfondateurs ou savants que les représentants attitrésdes communautés intéressées suscitent et seréapproprient. De son côté, l’intangibilité censée

résister aux mutations de toute société humainesoulève la question de sa perte potentielle quijustifierait l’intervention protectrice d’instancesinternationales comme l’Unesco et ses organismesde consultation. En fait, la découverte et la miseà/au jour des origines peuvent préfigurer lasauvegarde d’une « perte durable » du passé, c’est-à-dire de la caducité d’une tradition qui, pourtant,n’en vient jamais à son extinction. Lapatrimonialisation d’un bien ordonne son« développement durable » ainsi que sa conversionde source de valeurs en ressource qui devraitconsentir aux sujets qui se revendiquent être les« propriétaires » d’affronter les défis d’unemodernisation que, d’une manière apparemmentparadoxale, il faudrait poursuivre et atteindre tout ens’en protégeant. Cette posture permettrait d’éventerdonc les menaces d’une paupérisationhomogénéisant l’étendue des connaissancesintellectuelles et techniques ainsi que la duréesymbolique de la culture.

La notion d’« immatériel » m’est apparue parlantepour nombre des interlocuteurs que j’ai rencontrésau cours de mon travail sur des terrains trèsdifférents et éloignés. Tout comme dans lesphénomènes de qualification du patrimoine ditmatériel, la perception de l’immatérialité du passé(« traditionnel ») est l’effet produit par unedistanciation intellectuelle, qui est aussi mémoriale,instituant l’idée d’appartenance opérationnelle oud’adhésion morale à une entité culturelle du passé

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ou à des faits historiques. Mon enquête autour d’uneprétendue spécificité du « patrimoine immatériel »se termine momentanément par l’hypothèse que lesacteurs des contextes faisant l’objet de mon étudeont conscience que la visibilité, la dicibilité, latangibilité de leurs « mémoires culturelles »5

reposent sur des supports matériels précaires etparfois assumés (ou revendiqués) commeimmémoriaux. Ce clivage, entre un autrefois àdevoir restituer et la rareté (ou les vides) des tracesayant survécu à cet ailleurs temporel presquedisparu, est perçu par les acteurs en question commenécessaire à la valorisation patrimoniale. Pour seshéritiers contemporains, l’immatérialité du passé, seprésente alors comme une caution intellectuelle etmorale permettant l’invention d’une réactualisationjouée et vécue de ce passé. Mais, le « réel » dupatrimoine immatériel se raccorde également avec ladistanciation faite de silences, d’oublis, de fictions,de superpositions temporelles ou d’approximationsdont les « mémoires vivantes » (pour reprendre uneformule en vogue dans les textes officiels sur lepatrimoine) sont les vecteurs. Ainsi, un ensembleparadoxal de documents semble se constituer àl’intérieur d’une économie de la tradition culturelleet de l’imaginaire historique. L’immatérialitéexprimerait ainsi les modalités fluctuantes,contradictoires et conflictuelles à travers lesquelless’affirment les intentions collectives et individuellesde faire-savoir le passé.

Les archives de l’altérité ethnographiqueagencent une forme de sécularisation, c’est-à-dire la

font passer dans une autre temporalité historique : lareprésentent implicitement comme une entitésignificative d’une éclipse culturelle. De cetteéclipse, de cette disparition paradoxalementprogressive mais jamais définitive, le chercheur, leconservateur, l’« érudit local », l’animateur culturelseraient des témoins – et en l’occurrence despédagogues – producteurs de documents, d’écrits,d’objets, de pratiques d’apprentissage. L’édificationde ce corpus nous apparaît corrélée à une entreprisede reconstruction du passé, perçue comme moderneet volontaire. Ses représentations sociales et sesusages politiques se voudraient en même tempsfidèles à une authenticité presque révolue etcapables de relever les défis du développement.

Les acteurs locaux du patrimoine répètent sanscesse à leurs usagers et à leurs observateurs que ladensité anthropologique de l’autrefois est désormaispassée sans pourtant être expirée. Cette rhétoriquesemble ordonner les écarts nécessaires àl’appropriation de « ce qui a été » et à sonaffirmation comme héritage public. Une relationd’intermittence se produit entre des temporalitésdistinctes mais virtuellement synchronisées : laquasi-disparition du passé semble communiqueravec son accomplissement sous forme depatrimoine. Une telle relation est « immatérielle »dès qu’elle apparaît jointe à des processusd’immémorialisation.

Par « immémorialisation », nous pouvons définirune activité de mythification des traces matériellesd’une entité culturelle dont le passé presque disparu

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– son contexte structurant d’antan – serait désormaisdu patrimoine. En tant que référence en train dedevenir légendaire et pourtant menacée par l’oubli,ce passé n’est pas forcément immémorial par défautde repères généalogiques, mais peut l’être par excèsde réitération discursive : il n’arrive pas à cesser. Àcause de la mise au jour des représentationssymboliques des « biens » dont des collectivitésdonnées seraient les héritières, ce passé n’arrive pasnon plus à commencer. Car, son identificationhistorique avec une époque déterminée est brouilléepar des fictions qui établissent une relation entre leretentissement contemporain de sagas ou d’épopéeset les origines imaginées comme dynamiques,perçues donc comme opérationnelles en vue du« développement durable » d’un espacesocioculturel donné.

Les acteurs du temps exhumé et exposé se situentdans l’intervalle séparant et mettant encommunication à la fois l’époque actuelle et cellequi a fait naître objets, savoirs, gestes et rituelsanciens, aujourd’hui évoqués en tant que vecteursd’une portée immatérielle. Ponctuellement, lesarchives réanimant des espaces traditionnelsdevraient permettre aux héritiers et aux visiteurs debiens devenus « sensibles » de parcourir à rebourscette distance. D’une manière paradoxale, ce legsd’un temps devenu immémorial, composéd’anachronismes performatifs est l’effet d’unéchange entre les collectivités locales (avec leursélites intellectuelles et politiques) et les instancesextérieures qui interviennent dans la production du

territoire de leur patrimoine. La valeur ajoutéedétenue par le passé présentifié finit par engloberl’idée que le développement des lieux passerait parla synchronisation contemporaine des qualités et desusages – souvent touristiques – de la traditionculturelle.

Au cours de mes enquêtes en pays dogon, au Mali,j’ai observé une négociation visant à empêcher à desmorceaux choisis du passé de s’achever. Les agentsdu patrimoine, l’État malien, l’Unesco, le Pnud,offrent la possibilité de doter la zoned’ in f ra s t ruc tu res , d ’une p l an i f i ca t ionterritoriale ; alors que les collectivités localesdoivent s’engager dans la valorisation de leur propre« tradition », en imaginant les façons et les lieux,qui dans leurs villages et dans leurs alentoursméritent d’être sauvegardés et visités par lestouristes. On demande, par exemple, auxcommunautés de rétablir et de conserver les dansestraditionnelles et tous les éléments qui peuventdevenir des vestiges culturels.

La constitution progressive des objets d’unsavoir (scientifique ou patrimonial) et ladésagrégation d’un monde supposé être traditionnelaux prises avec la nécessité du développementéconomique expriment la tentative utopique deproduire une concordance entre des temporalitéséloignées dans un espace – protégé parfois par des« zones-tampon »6 (au sens concret ou figuré) – lesunifiant. Cette crise se monumentalise par laconstruction d’une durée et sa mise en relief sous

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forme d’une appartenance identitaire. Il s’agiraitmoins d’utiliser le passé que ses composanteshétéroclites qui, considérées comme significatives,consentent aux acteurs sociaux de passer dans leprésent. Il s’agirait, en effet, moins d’inventer desorigines que de construire un savoir-faire et un faire-savoir constitués de notions stables et opératoiresauxquelles, s’ils sont sollicités, les individuspuissent attribuer la qualification et la significationde « traditionnelles », de « syncrétiques » ou de« modernes ». Ces définitions ritualisent etmasquent l’actualisation constante de diversesfaçons d’appréhender le devenir.

Mais, tout en l’utilisant comme ressourcepolitique et économique, on peut empêcherégalement ce passé de « commencer ». À Ouidah,les mémoires les plus intimes des descendants desanciennes familles d’esclaves sont « seules », c’est-à-dire qu’elles sont tues, non partageables au-delàde la rhétorique commémorative et patrimoniale. Detelles mémoires sont oblitérées par les usagesmultiples et dynamiques que les hommes ont dûfaire de la condition ancienne de leurs ancêtres.L’état servile et les avatars de la captivités’inscrivent dans un processus qui ne peut pas êtreédifié comme héritage : l’esclave et ses descendantsse doivent de ne plus l’être. Car, comme ClaudeMeillassoux l’a fait remarquer : « l’affranchissementest un secret » (voir supra). Dans une société où lesorigines claniques et familiales jouent un rôleprépondérant, on ne peut pas vouloir conserver latache, la marque de la sujétion d’antan. Aujourd’hui,

la mémoire de ce « patrimoine » est éminemmenthistorique mais distanciée, exilée dans les silences etles non-dits. Tout en étant culturalisée en tant queproduit touristique ou marchandise symbolique àvendre aux bailleurs de fonds et aux visiteurs afro-américains se reconnaissant dans la « diasporanoire », elle est reléguée dans un tréfondsimmémorial. Sur un plan local, n’étant pastransmissible comme une généalogie fondatrice dedroits, sa valeur immatérielle fournit un supportparadoxal – parce qu’intangible, invisible,difficilement dicible – à l’héritage culturel àconstruire et à valoriser.

Différemment, en pays dogon, la fonctionsymbolique de l’immatériel est assumée par ladimension mythico-naturelle du bien : le cadregrandiose des falaises avec ses villages perchésqu’on pourrait imaginer comme sculptés par undémiurge divin ; les images d’un univers« animiste » traversé par une trame touffue decorrespondances symboliques ; les significations desgestes et des objets de la vie quotidienne avec leursprétendus secrets conservant une vision du mondeque les dignitaires du savoir dogon auraient révélésaux ethnologues ; l’« oralisation » des écrits éruditset littéraires, c’est-à-dire la diffusion d’une vulgateou d’une stéréotypisation pouvant désormais faireoffice de repère traditionnel.

Le patrimoine immatériel est aussi le réservoirsymbolique de ce qui aurait pu disparaître, engloutipar les changements de l’histoire : l’« animisme »

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du paysan dogon assujetti d’abord aux conquérantsmusulmans et par la suite aux colonisateurs français.Mais, aussi, pour reprendre les contextes présentésau cours de cette réflexion : la honte de l’esclavageaffectant le statut des lignages descendants desanciens captifs dans les villes côtières du Bénin ; lamenace constante de la sorcellerie dont les pratiquesdu vodûn peuvent être les moyens ; la misèrematérielle et l’isolement social de la vie despêcheurs d’anguilles de La Nadière ; les oppositions« ethniques », la brutalité des rapports d’antan surl’ancienne frontière occitano-catalane, lessubterfuges de la contrebande. Investie aujourd’huipar un regard empreint d’une coloration nostalgique,la construction de la réalité patrimoniale sembleprocéder d’or igines assumées commeimmémoriales. Ces contextes apparaissent commetraversés par la croyance diffuse en l’immatérialitétransmissible, toujours vivante quoiqu’en perdition,de leurs contenus. La mise au présent du passéqu’opère l’archivage des documents peut produireun effet de sublimation. Ainsi, autour de larhétorique de l’immatériel, nous est donnée lapossibilité d’observer des entités « vaincues » quifont l’objet d’une conquête généalogique lesadoubant du prestige qui leur est dû en tant questigmates de l’histoire, condition nécessaire à laconstruction de leur « qualité épique »7. Cettequalité, qui aujourd’hui est définie aussi commeétant immatérielle, est associée à des modalitésd’immémorialisation. Ces formes, esthétiques etmythiques, de la remise en imaginaire (évocation)

des époques révolues, dissimulent les rapports deforces entre les héritiers et les entrepreneurs dupassé, en constante négociation à l’intérieur de cesespaces politiques. Matérialiser les significationsdont les objets et les lieux sont censés être lesréceptacles et mettre en images leur matérialité enperdition. Tel paraît être le paradoxe du patrimoine,ou plutôt de la patrimonialisation comme opérationde « magie sociale » par laquelle on confère unevaleur ajoutée aux choses et à leurs symboles,demandant aux uns cette part de mana qui manqueaux autres, et vice-versa. En même temps, il fautsouligner que du point de vue des acteurs sociauximpliqués, le terme de « paradoxe » n’est quepartiellement approprié, si nous assumons que lesmodes opératoires de l’arène patrimoniale neprocèdent pas d’une logique démonstrative au sensscientifique ou juridique mais qu’ils s’inscriventplutôt dans une économie symbolique et matériellefondée sur les apparences d’une « fortune visible »(voir Gernet supra). Ce n’est pas l’apurement d’unevérité que les paroles, les actes et les écritures del’héritage immatériel visent, mais la transmission (àceux qui veulent/doivent la recevoir) de faitsaccomplis devenus presque immémoriaux, c’est-à-dire de faits dont le souvenir est inextricablement liéà l’affirmation d’une amnésie structurelle affectantleur « part maudite », perdue ou oubliée. Si, aucours du temps, cette partie résiduelle du passé a puêtre mise à l’écart ou dévaluée, elle peut êtreaujourd’hui valorisée comme créatrice d’aspirationsidentitaires et économiques.

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Au-delà des considérations sémantiquesinhérentes aux couples matériel/immatériel ouimmatériel/intangible qui nous amènent à laconclusion inéluctable que tout patrimoine estsupporté à la fois par des objets et des symboles,l’immatériel est un des masques de l’érosion demondes sociaux imagés ou de pratiques culturellesréelles. Lorsque les collectivités et/ou les individusressentent la nécessité que les temporalitésantérieures – censées avoir exprimé la plénitude,parfois tragique ou mythique, d’une relation révoluedes hommes avec les milieux de leur existence –soient en quelque sorte retrouvées, cette perteprogressive peut être instituée durablement commepatrimoine désormais immatériel.

Notes :

1 Cf. Louis Gernet, « Choses visibles et choses invisibles », inLouis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris,François Maspero, 1976 : 405-414. [ 1re éd. : Revuephilosophique, 1956, 146 :79-86.]2 Ibid. : 407.3 Ibid. : 412.4 Mariannick Jadé, « Le patrimoine immatériel. Nouveauxparadigmes, nouveaux enjeux », La Lettre de l’OCIM, 2004,93 : 6.5 Voir Jan Assmann, op. cit.6 Expression, dénotant l’aménagement des sites patrimoniaux,couramment utilisée dans les documents émanant de l’Unescoet de l’Icomos.7 Siegfried Kracauer, L’histoire des avant-dernières choses,Paris, Stock, 2006 : 100 [éd. orig. : 2005].

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