Lire, voir le mal à l'œuvre

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    Lire, voir le mal à l ’œuvre

    Joaquín Manzi

    Université de Paris Nord

    In es langues modernes , 2/2006, p.46-53

    Ce numéro des Langues vivantes est l’occasion de mettre en mots desquestions, sourdes et — sans jeu de mots — fourbes, qui résonnent en moialors que prend fin un cours de l ittérature hispanique contemporaine.

     — Est-il possible de susciter en autrui l’expérience subjective, intime etconcrète que le mal est en chacun de nous, ou mieux chez-nous, au même titre que le bien ?

     — Comment y parvenir en exerçant notre rôle d’enseignant d’une littératureet d’une langue étrangères auprès de jeunes qui sont adultes depuis peu ?

    Les lignes qui suivent voudraient amener à des réponses provisoires par lebiais d’une invite, celle consistant à enseigner le mal en tant qu’expérienced’hospitalité. Pour que le mal advienne en pensées et en mots un temps et unespace doivent lui être cédés gratuitement ; en retour, en échange, quelquechose de nouveau, sur lui et sur nous, nous sera peut-être donné. Ce n’estque par ce détour imaginaire que le mal, irréversible et durable lorsqu’iladvient dans le réel, pourra être déjoué, suspendu ou peut-être évité.

    Enseigner le mal par le biais de l’hospitalité reviendrait ainsi à se soumettre àune épreuve éthique : sans l’accueil du pire, c’est-à-dire, sans faire en nousune place pour que le mal advienne, en tant que possibilité fascinante eteffroyable comment pourrions-nous donner le meilleur de nous–mêmes ?L’échange hospitalier, caractérisé selon A. Montandon par l’asymétrie et laréciprocité, peut devenir le revers de l’hostilité et du manichéïsme. En effet,l’hospitalité nous permet d’assumer cette tentation du pire que l’on rejette toujours sur l’autre par facilité ou paresse. La philosophie, celle d’E. Lévinas,nous apprend au contraire que la tentation de vouloir tuer autrui est bien là,chez nous, et que le commandement de ne pas commettre le meurtre est leprincipe fondateur de l’éthique.

    Si accueillir le mal est donc une épreuve, c’est parce qu’elle nous place devantun défi lancé à la pensée et à la sensibilté, défi dont les artistes se sontemparés depuis longue date. Stephan George condensait déjà toute la portéefertile en deux vers du poème « Le coupable » qu’aimait à rappeler H.Arendt :

    « Celui qui n’a jamais considéré sur son frère la place du coup de poignard

    Combien pauvre est sa vie et faible son penser ».

    C’est dans un semblable corps à corps avec autrui, dans une telle cette scènesubjective et presque intime, qu’une certaine littérature contemporaine aimeà reconsidérer la conjoncture éthique surgie du XXème siècle.

    Lire

    Prenons tout de suite exemple sur les romans Soldados de Salamina, del’espagnol Javier Cercas, et Estrella distante, du chilien Roberto Bolaño, car ilsaccordent une part importante de leur trame à des épisodes traumatiques dela Guerre civile espagnole et du coup d’état du Général Pinochet. Si cesromans sont particulièrement saisissants, c’est en raison du retentissement

    actuel que le mal historique suscite autant sur le l’écrivain et sur le lecteur quesur la matière même de l’œuvre.

    L’objet du cours de Master dispensé à l’université de Paris 13 ces deuxdernières années était en effet d’étudier comment, dans sa captation desévénements historiques récents, l’écriture littéraire retravaille des matériauxdiscursifs, littéraires, mais aussi et avant tout visuels. Cette diversité dessupports convoqués engage des conflits d’écriture et de lecture dont laportée éthique est tout aussi complexe et brûlante que les épreuveshistoriques passées dont les romans se nourrissent. La prise en compte de la transposition filmique du premier roman, faite par David Trueba, a ajouté uninterface supplémentaire, capable de rendre plus palpables et féconds les

    vases communiquants entre les textes et les images, fictionnelles etdocumentaires.

    Le premier objectif du cours était de faire comprendre cette circulation, cetteinstabilité entre des frontières mouvantes, imprécises que chaque romannourrit non seulement par ses sources visuelles et littéraires mais aussi en soncentre même, depuis une instance narratrice autofictionnelle. Si la notion defiction est un des écueils de l’analyse littéraire pour les étudiants, celle

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    d’autofiction l’est encore davantage. Ici le personnage narrateur a le mêmenom que l’écrivain, des traits de personnalité semblables, et pourtant ce n’estpas l’écrivain en son identité propre, responsable et réelle, qui assume un récitsérieux, non fictionnel.

    A l’ambiguïté ontologique de toute fiction quant au statut réel ou imaginairedes noms et des actions racontées, l’autofiction ajoute ici celle éthique d’unattrait mystérieux pour diverses formes du mal : celui fuyant, qui s’est exercésur les victimes et s’exerce encore sur les survivants, présents dans le film deD. Trueba ; celui palpable sur le corps même de l’écrivain sous la forme decauchemars et d’une mauvaise foi consciente et agissante, puisqu’elle nourritcette fiction narcissique et immorale qu’est le roman même que nous lisons.C’est pourqoui le mal est donc dans l’œuvre, dans la matière même des faitsracontés, mais aussi à l’œuvre, en tant qu’agent du processus d’écriture.

    Une autre oscillation fondamentale à travailler d’emblée était celle temporelle,créée entre des textes antérieurs, déjà écrits par nos romanciers, et celuiactuel, en train de se faire sous nous yeux et qui les réécrit. Chaque roman« cannibalise » des textes polémiques antérieurs de chaque auteur, non paspour les rendre plus lisses et rassurants, mais au contraire pour montrer

    combien plus épineuses et complexes sont devenues maintenant.lesquestions antérieures. Cercas reprend un article de presse paru dans El país,reproduit dans les premières pages de son roman, et tente de renouer ainsiavec l’écriture suite à son divorce et à la perte de son père. Mais ce souci defaire le bien (littéralement, littérairement) bute sur une enquêteprofondément tortueuse et obscure : il s’agit d’identifier un survivant,anonyme, méconnu, à travers tout un jeu d’images diverses qui troublent lesdeux camps jadis opposés. L’enquête cherche à éclaircir l’un des épisodesobscurs de l’idéologue de la Phalange Española, Rafael Sanchez Mazas,rescapé miraculeusement d’une fusillade républicaine à la fin de la guerrecivile. Si, grâce au personnage de Bolaño, Cercas parvient à retrouver à Dijon

    un certain Miralles qui était présent dans cette fusillade, on ne saurafinalement pas si celui-ci a sauvé ou non la vie du fasciste. En maintenantouvert ce secret, partagé avec un ancien soldat doublement traître (à soncamp républicain, à son pays, qu’il a laissé pour la France), Cercas a brisé lepacte de silence et de haine qui pesait encore dans la société espagnole sur laguerre civile.

    La cannibalisation textuelle de Estrella distante est encore plus troublante, carBolaño prévient dès la préface que son texte est une version améliorée dudernier chapitre de La literatura nazi en América, une suite loufoques debiographies apocryphes. La réécriture du passage final de ce premier roman,aurait été faite avec un certain Arturo B, vétéran de guerre et suicidé enAfrique, l’alter ego fictionnel du Chilien. Par ce geste, Bolaño place d’entréede jeu le lecteur dans une série littéraire déjà entamée — celle des autreslivres de l’auteur —, d’une suite à reconstituer mais dépourvue à jamais

    d’explication aboutie et complète — ne serait-ce que parce que l’un desdeux auteurs, l’alter ego fictionnel de Bolaño, est un mort né, un personnagedéjà disparu —.

    A la différence de beaucoup d’autres romans postmodernes, le processus deréécriture à l’œuvre n’est pas ici un simple exercice d’adresse, plus ou moisvain, c’est une entreprise de santé qui montre le souci de soi, le souci du bien.Bolaño, rescapé des gêoles de la dictature chililenne, est obligé de s’intéressermalgré l’oubli, malgré lui, à l’un de ses collègues poètes, Carlos Wieder, pourfinalement confondre l’ancien l’assassin impuni. Au bout de l’enquête,l’écrivain, qu’il soit espagnol ou chilien, reste effrayé par la fascination que le

    mal a suscité en lui et accède perplexe à son propre reflet, vrai et faux enmême temps, ou mieux, ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre : son existenceréelle n’est qu’un mirage de sa propre fiction.

    Ainsi nos deux romans reprennent explicitement la trace féconde de J. L.Borges, dont J. Cercas évoque « Los justos », un poème où sont célébrésceux qui sauvent le monde en faisant simplement ce qu’ils aiment et doiventfaire. Mais, à la différence de l’écrivain argentin qui vantait l’exemple de« Celui qui justifie ou cherche à justifier le mal qu’on lui a fait », aucun desdeux écrivains contemporains n’assume un tel exemple. Ni Cercas cherche àpardonner le médiocre Sanchez Mazas et son rôle infâme avant la guerrecivile, ni Bolaño peut se soustraire à sa responsabilité dans la vengeance qu’un

     tueur à gages chilien accomplit sur Wieder à Lloret del Mar. Le malaise suscitépar les deux romans est d’autant plus efficace que la figure autofictionnellerend le lecteur témoin et complice : témoin d’actes irrémédiables — laisserlibre et en vie l’idéologue espagnol de la haine, tuer sauvagement un artistecriminel chilien — et complice d’un tissu indiscernable de vérités et de demi-mensonges. Ce malaise éthique s’amplifie et s’accroît lorsque les romansconvoquent des images déjà vues afin de réveiller le mal qui dormait en nous.

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    Voir

    C’est par une image que chaque roman accueille le lecteur de prime abord :en couverture de Soldados de Salamina c’est une photo de R. Capa montrantun brigadiste, le poing levé, et dans celle de Estrella distante, c’est « L’ange del’alliance », une photo en couleurs de Ch. Boltanski où tombent et sepourchassent deux figures ailées. Outre ces deux supports visuels, riches en

    échos réciproques et inversés comme on le verra tout de suite, beaucoupd’autres sont évoqués et cités, avec ou sans références.

    Avant d’entrer dans l’étude proprement dite des images textuelles, il étaitméthodologiquement nécessaire d’introduire une description des rapportsexistants entre le texte et l’image (appelés respectivement parapicturaux etinterpicturaux dans l’étude fondatrice de L. Louvel). Ensuite on a pu aborderdes explications de texte prises en charge par les étudiants afin de dégagerdes des interactions chaque fois uniques entre les deux supports.

    C’est seulement par ce biais-là qu’on a pu éloigner la hantise fréquente del’illustration (le texte commente l’image ou vice versa) et exploiter aucontraire les paradoxes constants qui se créent entre les uns et les autres. Par

    souci de brievété, je m’en tiendrai ici à deux exemples particulièrement clairset féconds, ceux de quelques photos et quelques films évoqués dans les deuxromans. Le lecteur intéressé trouvera un développement exhaustif consacréau roman chilien dans l’article « Mirando caer otra Estrella distante ».

    La fiction de Bolaño nous rappelle magistralement la relation intime et trouble qui s’est forgée depuis la Guerre civile espagnole entre la photo etl’armée, entre les photographes et les soldats, bref, entre l’arme et caméra, lesoldat et l’artiste. Quelques jours après le coup d’état militaire chilien, C. Wieder, le héros infâme, accomplit deux exhibitions artistiques : l’une, faite audessus du ciel de la ville de Concepción, consiste à écrire avec la fumée de

    son avion à hélice des Forces Aériennes Chiliennes des fragments de laGenèse en latin. L’autre est faite dans l’appartement de l’un de ses collèguesaviateurs, à Santiago du Chili, pour présenter les photographies de femmes àpeine tuées et démembrées sauvagement. Dans chacune de ces exhibitions ily a un lien intime entre l’exercice de la violence et celui de la création ainsiqu’un déplacement sournois de l’objet artistique vers l’action: dans lapremière il s’agit de donner une leçon aux habitants et en particulier auxprisonniers politiques (dont Bolaño lui-même) sur les temps nouveaux qui

    viennent de commencer dans le pays ; dans la deuxième, on nous donne àvoir la répression comme si elle était un spectacle partagé avec les victimes etles spectateurs.

    Les diverses images produites dans ces exhibitions, comme celles des films gore faits plus tard en Italie par le même Wieder, sont décrites avec froideuret humour noir par le narrateur. Dans tous les cas, elles reprennent etdétournent de façon perverse des actions artistiques bien connues duXXème siècle. Tout se pssse comme si Wieder réalisait en vrai ce que lesartistes, surréalistes ou avant-gardistes, n’avaient fait qu’à titre expérimental etsans faire de mal à personne, puisque travaillant sur des mannequins ou despoupées comme H. Bellmer.

    Une fois que les étudiants on vu les réproductions de ces œuvres artistiques àla source des happenings deWieder, une autre frontière était franchie, et lemal qu’ils avaient lu dans le texte pouvait maintenant être appréhendé pareux-mêmes, charnellement, sans la médiation de mots d’autrui, sans mots du tout. La stupeur et le malaise passés, le roman a pris une autre épaisseur,puisqu’il renvoyait à des images existantes, réélles, se trouvant désormais eneux, ou tout près d’eux, au Musée d’art moderne du Centre Pompidou.

    Cette expérience pédagogique de projection des images évoquées dans le texte s’est révélé fondamentale ; c’est pourquoi je l’ai renouvelée avec lesextraits de deux films mentionnés dans les trames narratives en tantqu’éléments diégétiques. Il s’agit de deux films américains dont le premier, FatCity, a été tourné en 1972 par J. Huston. Le film, que le jeune Bolaño et levieux Miralles ont vu un soir d’été au cinéma de Castelldefells, retrace l’amitiéentre deux boxeurs, l’un, Keach, trop âgé pour le métier (Stacy Keach), etTyrrel, jeune et pas enocre initié à la profession(Jeff Bridges). L’amitié quisurgit entre les deux se déroule dans cette petite ville californienne deStockton, où plane une déprime sociale et existentielle constante qui devient,symboliquement, un point de rencontre fictif entre les spectateurs Miralles et

    Bolaño.

    En effet, après la projection et la longue soirée passée à boire et àcommenter le film, Miralles prend congé de son jeune ami en lui disant lepoing levé : « Rendez-vous à Stockton ». Rappelé plus tard, ce mot renverranon seulement au film, mais aussi à l’espace temporel du souvenir d’unelongue rencontre amicale entre les amis. Stockton symbolise ainsi uneconnivence impalpable mais pourtant bel et bien réelle puisque le souvenir

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    ému renaît avec le clin d’œil qui la nomme, et qui vient du cinéma d’abord etpuis de l’écriture elle-même : « Rendez-vous à Stockton » outre un mot depasse entre les deux amis, est aussi le titre de la dernière partie de Soldadosde Salamina.

    Le mot et le geste qui l’accompagne, sont aussi un redoublement ironique dela photo du brigadiste reproduite en couverture du roman : alors que celui-ciapparaît ému et attristé par son départ d’Espagne, Miralles et Bolaño, tous lesdeux vaincus, célèbrent ainsi leur joie corrosive d’être encore vivants.Stockton est certes l’espace immatériel de cette défaite, mais en persistantdans la pellicule et dans la mémoire des spectateurs, la ville, doublementimaginaire, donne l’occasion de revendiquer l’espoir des laissés pour compte,des vaincus du fascisme espagnol et chililen. Le clin d’œil filmique revendiqueégalement la solidarité entre les générations, le passage à témoin d’uneconscience fragile et rebelle qui ne s’éteint pas. La photo de couverture, lefilm de Huston, et le vécu intime de chacun de nous qui y est associé,deviennent ainsi tout aussi réels et consistants que la menace de mort et desouffrance données à voir par les images évoquées précédemment.

    Une autre preuve du pouvoir salutaire des images nous a été fourni par le

    film de O. Welles, The stranger , dont le protagoniste, Wilson, est interpretépar E. G. Robinson. Cet acteur juif d’origine roumaine apparaît à la fin deEstrella distante pour servir de point de comparaison avec Romero, l’ancienpolicier chilien, venu en Europe pour venger de sa propre main les crimes de Wieder. Si cette association entre Romero et Robinson ne mentionne aucunfilm précis d’E. G. Robinson, celui de Welles permet cependant d’établir desparallèles saisissants. En effet, comme celle du roman, la trame du film tourneautour de l’œuvre d’un criminel nazi, Kindler (O. Welles), impliqué dans lacréation des camps de la mort. Wilson part à sa recherche dans la petite villede Harper, sur la côte est des Etats Unis, et arrive à le démasquer derrière lafausse identité du professeur Rankin. Afin de rallier l’épouse de Rankin à son

    enquête, Wilson lui montre des films tournés à la libération des camps etlorsque Mary, terrorisée, veut savoir pourquoi Wilson lui inflige de regarderde telles atrocités, le détective répond que les nazis agissaient et pensaient« comme n’importe quelle autre personne ». Il faut donc voir des images terribles pour se convaincre que tout est possible, y compris l’impensable,comme dirait plus tard H. Arendt dans Eichmann à Jérusalem et que seules lesimages peuvent nous en convaincre une bonne fois pour toutes.

    Ces images des camps, qui furent utilisées pour la première fois en tant quepièces à conviction lors des procès de Nüremberg, nous rendent à l’évidenceque précisément parce qu’elles font voir une réalité humaine atroce, ellesdoivent être montrées et rappelées inlassablement, quelle que soit larépercussion qu’elles puissent susciter en nous. Ainsi, on pourra peut-être seconvaincre par les images, celles documentaires d’Auschwitz ou fictionnellesde O. Welles, de l’absence de distinction absolue et définitive entre uncriminel et un professeur, entre une réalité terrible à l’intérieur des camps, et

    une vie quotidienne paisible juste à côté des camps, comme le montraientplusieurs témoignages recueillis dans Shoah de Cl . Lanzman.

    Cette leçon finale sur la banalité du mal est cependant dépourvue d’emphaseet de pathétisme, puisque Romero —de même que Wilson dans le film—quitte la scène avec un sourire ironique et malin. La disparition silencieuse du tueur à gages, et le secret sur le commanditaire éventuel du crime, ferment leroman sur une incertitude. C’est une inconnue semblable, ou mieux,symétrique à celle du roman de Cercas quant à savoir si c’est Miralles ou nonqui a sauvé la vie de Sanchez Mazas le laissant partir après la fusillade. Sidonner sauvagement la mort à un assassin semble injustifiable , tout aussi

    inexplicable en période de guerre semble le geste de sauver la vie d’unennemi.

    Dans ces deux scènes finales, on assiste à un don — de vie ou de mort —qui échappe aux témoins, aux images et aux mots pouvant rendre compte dece qui s’est joué chez le criminel Romero ou chez le soldat républicainanonyme. Aucun des deux personnages ne peut rendre compte de ce quis’est passé, ni non plus assumer sa responsabilité. Chaque roman se fermealors sur un regard manquant, sur une action — terrible ou bienfaisante —partagée seulement dans les yeux d’autrui.Rien ne peut donc nous donner àvoir à un tel regard, un tel geste si nous ne les assumons pas à notre tour, ànotre compte. Rien ne peut nous renseigner sur cette action irréversible si

    nous ne l’accueillons pas en tant que possiblité, en tant que virtualité qui nousexcède et qui nous échappe.

    Conclusion

    C’est depuis ce secret, depuis cette inconnue nous invitant à prendre la placede l’autre — fût-il écrivain ou personnage fictionnel — que les romans et lesfilms travaillés avec les étudiants de Paris 13 m’ont invité à pratiquer l’accueil

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    du mal, lui donnant l’espace et le temps de nos pensées. Ainsi, en l’écrivant,en l’enseignant afin de rendre possible aux étudiants d’imaginer que celapouvait également les troubler, les concerner au plus près, le mal lointain s’estapproché de nous jusqu’à apparaître tel un étranger, tel un possible allié.Devenu notre intime, ce mal semble le seul capable de composer désormaisavec l’autre mal, avec l’intrus malveillant qui menace de faire son irruptionviolente et incontrôlée, muette et irrationnelle.

    Enseigner le mal a ainsi donné lieu à une expérience d’accueil d’images et demots inconnus mettant en scène quelque chose qui nous dérange et qui nouséchappe. Il ne s’est donc pas agi d’accueillir quelqu’un dans notre foyer, maisde céder en nous, chez nous, un peu de notre espace et de notre temps à lapensée et à l’idée du mal. Ceci gratuitement, sans rien attendre en retoursinon la frayeur, l’épouvante que ce mal fût un jour possible par nous. Enéchange de cet accueil imaginaire, quelque chose de nouveau, sur lui et surnous, nous a été enseigné : l’épaisseur trouble des images de l’art, et celleévanescente de notre imaginaire. Les réactions variées des étudiants aux uneset aux autres les a placés chacun devant leur propre altérité.

    Le pari de ce cours de Master aura été d’inviter les étudiants à un détourimaginaire — celui des images intérieures de la rêverie diurne créée par lalecture ou par le souvenir artistique, filmique — afin que le mal, irréversible etdurable lorsqu’il advient dans le réel, puisse être déjoué, suspendu ou évité.Cette forme d’accueil, imaginaire et métaphorique, est à l’image de celui réel,caractérisé selon A. Montandon par l’asymétrie et la réciprocité.

    A condition de l’assumer pour soi, en soi, cet accueil du mal nous permetainsi de penser la tentation du pire que l’on rejette toujours sur l’autre par

    facilité ou paresse, par hostilité ou manichéisme. La philosophie, vouée àl’hospitalité comme l’est celle d’E. Lévinas, nous apprend que la tentation devouloir tuer autrui est bien là, chez nous, et que le commandement de ne pascommettre le meurtre est le principe fondateur de l’éthique. Les écrivains etles artistes de notre temps — Cercas, Bolaño, Boltanski et tant d’autres —nous invitent à accueillir cette tentation du pire, à la voir en mots et enpensées, afin que nous puissions donner aussi, ici et maintenant, le meilleur denous-mêmes.

    *

    Bibliographie

    Arendt, Hannah, Eichmann à Jerusalem, Paris, Gallimard-Quarto, 2002.

    Bolaño, Roberto, La literatura nazi en América, Barcelona, Seix Barral, 1996.

    --, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996. 

    Borges, Jorge Luis, « Los justos », La cifra, Obras completas 3, Barcelona,Emecé, 1989, p. 326.

    Cercas, Javier, Soldados de Salamina, Barcelona, Tusquets , 2001.

    Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini, Paris, Le livre de poche, 1994.

    Louvel, Liliane, L’œil du texte, Toulouse, Presses du Mirail, 1998.

    Manzi, Joaquín, « Mirando caer otra Estrella distante », Caravelle  n°83,Toulouse, 2004, p. 126-141.

    Montandon, Alain (éd.), Le livre de l’Hospitalité, Paris, Bayard, 2004.

    Filmographie

    Huston, John, Fat City , 1972, Dvd Columbia, USA, 2002.

    Lanzman, Claude, Shoah, 1985, Dvd, Why not productions, France, 2002.

    Trueba, David, Soldados de Salamina, Dvd Warner Bros, Espagne, 2002.

     Welles, Orson, Le criminel-(The stranger), 1946, DVD Ciné-Horizon, France,2001.