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SERIAL SOCIAL ÉLISE VIVIAND CONFESSIONS D’UNE ASSISTANTE SOCIALE L L L LES LIENS QUI LIBÈRENT

ÉLISE VIVIAND Élise Viviand SERIAL SOCIAL

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Serial social

« Dans le corps de l’assistante sociale, le mal et le bien cohabitent. Elle est souvent émue par ce qu’elle en-tend, hésitant entre le rire et les larmes. Qu’importe ce qu’elle pense, ce qu’elle souhaite, elle doit refréner ce désir brutal de prendre ce bébé dans les bras et cette mère par la main pour les emmener dormir chez elle, au chaud. Rien n’importe moins qu’elle-même à cet instant. Seules comptent la réalité cruelle et sa propre incapacité à la changer. Alors elle débite sa liste bien rodée de ce qui est possible mais bien souvent impos-sible, déplore les délais invraisemblables de l’Admi-nistration, avec laquelle elle est condamnée à travail ler, lisse quelquefois la réalité pour faire avaler au mieux cette huile de foie de morue et s’assurer qu’il ou elle prendra son mal en patience. La question n’est pas de savoir si c’est juste ou non. C’est comme ça, point final.

Dans le pire des cas, l’assistante sociale aime les gens mais déteste ce qu’elle doit défendre : des moyens inexistants, des fonctionnements abrutissants, des politiques délirantes… »

Élise Viviand est assistante sociale depuis 10 ans. Elle té-moigne ici avec humour et intelligence de son parcours, par le biais d’anecdotes sur les aberrations d’un système en perte de valeurs, qui n’aurait plus de protecteur que le nom.

Dép. lég. : avril 201414,90 e TTC France

ISBN : 979-10-209-0101-9 9:HTLAMA=^UVUV^:

SERIAL SOCIALÉLISE VIVIAND

confessions d’une assistante sociale

L L L Les Liens qui Libèrent

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Serial social

« Dans le corps de l’assistante sociale, le mal et le bien cohabitent. Elle est souvent émue par ce qu’elle entend, hésitant entre le rire et les larmes. Qu’importe ce qu’elle pense, ce qu’elle souhaite, elle doit refréner ce désir bru-tal de prendre ce bébé dans les bras et cette mère par la main pour les emmener dormir chez elle, au chaud. Rien n’importe moins qu’elle-même à cet instant. Seules comptent la réalité cruelle et sa propre incapacité à la changer. Alors elle débite sa liste bien rodée de ce qui est possible mais bien souvent impossible, déplore les délais invraisemblables de l’Administration, avec laquelle elle est condamnée à travailler, lisse quelquefois la réalité pour faire avaler au mieux cette huile de foie de morue et s’assurer qu’il ou elle prendra son mal en patience. La question n’est pas de savoir si c’est juste ou non. C’est comme ça, point final.

Dans le pire des cas, l’assistante sociale aime les gens mais déteste ce qu’elle doit défendre : des moyens inexis-tants, des fonctionnements abrutissants, des politiques délirantes… »

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Élise Viviand

Élise Viviand est assistante sociale depuis 10 ans. Elle témoigne ici avec humour et intelligence de son parcours, par le biais d’anecdotes sur les aberrations d’un système en perte de valeurs, qui n’aurait plus de protecteur que le nom.

ISBN : 979-10-209-0116-3

Photographie de couverture : © C.J. Burton/Corbis

© Les Liens qui Libèrent, 2014

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Élise ViViand

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Avertissement

Avant toute chose, l’auteur recommande au lec-teur de s’assurer de la nature de cet ouvrage qui n’est aucunement destiné à l’apprentissage de la profession d’assistant social, ni à une méthodologie de travail et ne prétend pas être un quelconque plaidoyer en faveur de ce corps de métier.

Les opinions exprimées n’engagent que la responsa-bilité de l’auteur et ne sauraient être une vérité abso-lue. Ainsi, sans pour autant réclamer son indulgence, l’auteur tient à avertir le lecteur de la nature partiale de certains propos.

Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé n’est pas fortuite et relève de la stricte responsabilité du narrateur.

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« Ce n’est pas les médecins qui nous manquent.

C’est la médecine. »

Montesquieu, Cahiers 1716-1755.

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C’était mon premier jour.Assise sagement près de l’éducatrice, j’écoutais assi-

dûment leur échange. Il avait un prénom surprenant avec deux y et deux é, une barbe noire et sale, des vête-ments raidis par la crasse. Je ne comprenais rien. Il était question de passeport et d’ambassade, il a pleuré quand elle a parlé de son départ. Il avait bu, me sem-blait-il. Elle lui a donné les croissants du matin qui res-taient. Il les a dévorés.

J’ai dû lui donner un rendez-vous avec moi pour la prochaine fois, sans savoir de quoi il s’agissait, sans me douter que je venais d’en prendre pour six ans. Il m’avait fait mal au cœur. Ce n’était pas une question d’odeur.

Quinze minutes plus tard, l’éducatrice a disparu pour revenir avec un dossier épais de 5 à 10 cm et une disquette informatique. Il n’avait rien. Juste un dos-sier. Incarcérations à Fresnes, photocopie d’un vieux

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passeport, lettres à l’ambassade du Congo, rapport social qui résumait sa vie.

Fils de ministre sous Mobutu, étudiant en sciences politiques à Kinshasa, il s’est opposé au gouvernement en place, respectant le vieux principe selon lequel il faut savoir tuer son père pour devenir un homme. Lorsqu’il est menacé par les autorités, son père le fait évacuer in extremis avec un faux passeport pour qu’il termine son cursus universitaire en France. Accaparé par une femme avec qui il aura un enfant, il ne vali-dera jamais son 1er semestre. Il touche un peu à la dope puis il plonge : deal, consommation. L’idylle se ter-mine, il découvre les squats et la spirale s’enclenche. Il tombe pour trafic, subit la double peine, incarcération et interdiction de présence en France, sort de prison quelques semaines, y retourne, étranger sans papier et sous produit, défoncé. Il jette son faux passeport, utilise des alias pour berner les autorités et cumuler, anonyme, une dizaine de condamnations. Il passe quinze ans entre la rue et la prison, arrête la blanche et découvre la blonde et la brune dosées à 8 %. Vingt ans loin de sa famille. Ah oui ! j’oublie… Diagnostiqué schizophrène il y a cinq ans.

Je m’intéresse au dossier. J’avoue. J’avais déjà le goût des situations inextricables allié à une passion pour le droit des étrangers et une fascination pour le 8e bureau du 4e étage de la préfecture, collé aux RG et réservé aux indigents étrangers, voués bien souvent à l’expulsion. Rien de plus réjouissant que de s’évertuer à contrarier

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la logique implacable de l’Administration et que de grignoter du terrain, contre toute attente, sans consi-dération pour les passés tumultueux, sordides, bien éloignés des discours consensuels sur les droits et devoirs des étrangers en France.

Je le vois souvent, il est charmant et séducteur. Il me demande de l’épouser entre deux billets de 5 € glissés sur mon bureau, commente mes variations de poids, la géopolitique grâce à Métro, flatte ou dénonce ma tenue du jour, se coupe les cheveux, devient propre et beau, boit moins, dort dehors. On s’occupe de ses papiers. Un marathon.

Un jour, il s’assoit. Il pleure. Des larmes d’alcoolique peut-être. Des larmes quand même. Il veut mourir, sa famille lui manque, il n’a pas le droit de vivre. C’est brutal. Je suis désemparée, j’ai six mois de métier. J’obéis à la loi qui veut que, dans ces conditions, on sollicite les compétences des collègues. Je cours demander de l’aide à son médecin. Elle m’accueille les bras grands ouverts (métaphoriquement parlant). Il semble que je l’interromps alors que, derrière son bureau d’angle, elle travaille sur son ordinateur. Elle écoute mes inquiétudes.

Elle sourit.– Tu voudrais qu’on le voie ensemble ?Je réponds oui, je suis venue pour cela.Elle le regarde, il ne la regarde pas, tête baissée, des

larmes dans les yeux.

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Elle lui demande ce qui ne va pas. Silence.Elle se tourne vers son ordinateur, commence à

taper sur le clavier. Je me tourne vers lui et reformule ce qu’il venait de me dire. Il pleure, dit que oui, il vou-drait mourir, que souvent il y pense quand il est près de la Seine ou sur un pont.

Le son mécanique des touches et sa voix, visage tourné ostensiblement sur le côté, regard dans l’écran :

– Qu’est ce qui vous rend triste ?Il a le visage toujours baissé, les yeux humides :– On était neuf. On est plus que deux, ma petite

sœur et moi. Tous mes frères, ils sont morts, et je peux même pas l’aider elle, là-bas. Elle est malade, je peux même pas lui envoyer de l’argent, moi, son grand frère. Je suis le dernier homme de la famille.

Un coup d’œil furtif, et le cliquètement ininter-rompu, le profil découpé.

– Qu’est ce qui lui est arrivé, à votre famille ?– Y’a eu le suicide pour un, la maladie pour trois, le

plus jeune, mon préféré, il a été assassiné en Angola. Ils lui ont ouvert le ventre pour trouver les diamants et y’en a deux, ils ont disparu, on n’a jamais su. Mes parents, morts aussi, la même année. Et moi, je suis là, je fais rien, j’ai 40 ans et je sers à rien. J’ai honte pour mon père.

Un long silence, rythmé par ce bruit mécanique incessant. Comme une absence. Un deuxième regard furtif.

– Et bien, on comprend mieux maintenant pourquoi vous êtes comme ça.

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Vous voulez être hospitalisé ?– Non, ça va aller.

Le bruit s’interrompt, le fauteuil pivote.– Je vais augmenter votre traitement et ça ira mieux.Elle sort. Lui, la tête baissée. Moi, les yeux levés,

découvrant la table de consultation poussiéreuse, uti-lisée comme étagère, où s’entasse dossiers et papiers en tout genre. Je demande :

– Comment tu te sens ?– Ça va. Tu pourrais me donner 5 € ?– Je vais voir.Elle revient, lui donne un cachet rose supplémen-

taire sur le pas de sa porte, dit : « Bonne fin de journée. »Je donne 5 €, dis : « À demain. »

Je monte l’escalier, ferme la porte du secrétariat der-rière moi et lâche aux secrétaires :

– C’était horrible.Je pleure.Je viens de vivre mon dépucelage médical. Le bruit

mécanique dira plus tard en parlant de cet instant :– Il a parlé de sa famille, ses frères et sœurs je crois…

enfin, dans ces pays-là, ils sont tous cousins, de toute façon.

Quatre ans plus tard, je l’accompagne dans une consultation hebdomadaire avec son psychiatre. Il ne dort plus dehors, vit en foyer, ne boit que quelques fois par semaine. Il est toujours sans papiers, mais on

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gagne du temps en alignant avec la juriste des procé-dures pour raisons médicales. Il ne parle plus de mou-rir. Il parle sport et foot avec ce médecin immense et grisonnant, qui porte ses pardessus comme une cape de chevalier et qui discourt sur les bienfaits de l’esca-lade quand l’autre lui répond qu’il a fait du karaté lorsqu’il était étudiant.

– Ah oui et vous aimiez ?– J’étais bon, vous savez, réplique-il, hilare.– C’est costaud le karaté, ça demande une sacrée

souplesse.– Mais je m’entretiens. Je fais toujours le grand écart.– Rappelez-moi. Quel âge vous avez ?– 45 ans.– Alors allez-y !Il se lève et, dans ce bureau de 6 m2 à peine, fait le

grand écart facial, se remet debout et s’assoit.Rideau.