Litterature Byzantine

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BASILE DIGÉNIS AKRITASReceuil de littérature de l'époque byzantine

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BASILE DIGNIS AKRITAS. Le premier livre, le commencement du second et le titre ci-dessus manquent dans le manuscrit.Frapps de stupeur cette vue, ils tendent les mains, saisissent les ttes des cadavres et regardent les visages, afin de reconnatre leur sur, cette admirable jouvencelle qu'ils recherchaient. Mais, ne la trouvant pas, ils ramassrent aussitt de la terre et la rpandirent sur les ttes ; puis ils se mirent pleurer, pousser des gmissements et exhaler des plaintes profondes. Ils prenaient le soleil tmoin et ils lui disaient : O soleil trs resplendissant, flambeau de l'univers entier, montre-nous quel est parmi ces cadavres celui de notre sur, afin que nous la pleurions et que nous l'ensevelissions avec les autres victimes. Quelle tte prendre? Quelle main saisir? Quelles raisons donner notre bonne mre? Et comme elle se lamentera et s'arrachera les cheveux! O soleil, pourquoi nous as-tu caus cette affliction? Il ne nous sied plus dornavant de vivre en ce monde. Ce n'est pas seulement la vie qu'ils ont voulu ravir notre sur, mais ils ont dtruit sa beaut ; elle est devenue mconnaissable. Nous voyons bien des cadavres mais nous n'apercevons pas le sien. O sur tendrement chrie, comment as-tu t condamne? Malheur nous, infortuns ! Tu as quitt ce monde, et, quand ton me s'est envole, ta beaut s'est vanouie ! Comment, [ toile], t'es-tu couche avant l'heure et as-tu teint notre lumire ? Comment des mains barbares t'ont-elles coupe en morceaux? Comment ne s'est-il pas engourdi, le bras de ce cruel bourreau qui n'a pas eu piti de ta ravissante jeunesse? Oui, me gnreuse, tu as mieux aim mourir pernicieusement immole que de vivre dans le dshonneur. Mais, sur toute charmante, notre cur et notre me, comment, parmi tant de cadavres, retrouverons-nous le tien? Comment nous procurer cette lgre consolation? Il t'a donc gorge, le chien? Il t'a donc envoye dans la tombe? cruaut sclrate! Comment, fille magnanime, les trangers t'ont-ils rduite par la violence subir cette iniquit? Reois les nombreux gmissements de tes frres, jeune fille. Tu tais en ce monde notre seule consolation, et, nous en sommes convaincus, tu es morte sans cesser d'tre vierge. Aprs avoir ainsi pleur leur sur, ils ensevelirent ensemble toutes les victimes. Comment les frres de la jouvencelle vont trouver l'mir et lui rclament leur sur. Les cinq frres rebroussrent chemin, se rendirent chez l'mir, tirrent leurs pes et lui parlrent ainsi en face : O mir, premier mir, chien de la Syrie, ne nous prive pas davantage de la sur que tu nous as ravie. Si tu commets quelque acte dloyal, tu es un homme mort. Aucun de nous ne veut repartir sans notre sur, mais nous nous ferons plutt tuer tous pour elle. [Et, en prononant ces mots,] ils versent du fond du cur des larmes brlantes. Comment l'mir dit ses beaux-frres de quelle race il est. En entendant cette dclaration, l'mir fut vivement effray et se mit les questionner : Qui et d'o tes-vous ? De quelle famille de la Romanie tes-vous membres ? L'ain des frres lui fit alors cette rponse : mir, nous sommes originaires d'une contre de l'Orient et issus de nobles parents. Aaron, notre pre, est de la race des Ducas et descend des fameux Cinnames. Le pre de notre pre tait le clbre Mouslom, et notre mre appartient par sa naissance la riche famille des Kyrmagastres. Nous avions douze oncles et six cousins. Notre pre, exil pour quelques folies, se rendit aux frontires pour former des bandes; si ces gens-l te rencontraient, tu ne verrais plus ce monde. Lors de l'enlvement] nous tions tous l'tranger; si nous eussions t prsents, ce malheur ne ft point arriv, notre sur n'et point t ravie par tes mains, et vous n'auriez pas mme approch de notre maison. Notre mre a donn naissance aux cinq frres que tu vois ; nous avions aussi une sur, un rayon de soleil, et nous vivions heureux avec elle en ce monde ; et maintenant, toi, rends-nous notre sur. Ne sais-tu pas que nous enverrons nos gens chercher nos troupes qui sont en expdition et ramener d'exil notre pre, pour que nous te trouvions n'importe o tu sois? Car, nous te l'affirmons tous, nous ne laisserons pas impunie l'insulte qui nous est faite. L'mir rpondit : Excellents jeunes gens, moi, je suis fils de Chrysocherpos et de Spathia. Mon pre mourut, me laissant enfant; je fus remis par ma mre mes oncles, des Arabes qui m'levrent dans l'amour de Mahomet. Ambron tait mon aeul, Caros mon oncle. Me voyant russir dans toutes les guerres, ils me crrent chef suprme de toute la Syrie et me donnrent trois mille pallikares d'lite. J'ai entirement subjugu la Syrie, j'ai fait Koufer, j'ai pill Hracle, Amorium et Iferium. Et, moi que n'effrayrent jamais ni armes ni btes froces, j'ai t vaincu par cette femme que vous nommez votre sur. Je ne vous mettais l'preuve que pour acqurir la certitude. Ses charmes m'enflamment, ses larmes me consument; elle ne cesse de pleurer et de gmir sur vous. Maintenant je fais des aveux et je dis la vrit : si vous daignez m'agrer pour votre beau-frre, alors, cause de toutes les beauts que possde la noble fille, je renierai ma foi et j'irai en Romanie. Ayez l'assurance de ceci, soyez persuads de cette vrit : elle ne m'a pas donn un baiser, je le jure par le glorieux Prophte ; mais, nuit et jour, elle soupire aprs vous. Entrez dans ma tente et vous l'y trouverez. Comment les frres de la jeune fille la trouvrent couche sur un lit dor, et l'embrassrent. En entendant ces paroles, ils soulevrent la tente avec joie et y entrrent. Ils trouvrent un magnifique lit dor tout autour. Dans ce lit, pos terre, tait couche la jeune fille. Ses frres arrosrent la terre d'abondantes larmes, tant tait immense la tristesse qui leur rongeait le cur. Quand la jeune fille les vit ainsi entrer subitement et comme succomber sous le poids de leur affliction, elle se leva aussitt, s'avana vers eux et les embrassa tous avec saisissement. Ainsi que la douleur et le chagrin, une joie imprvue et inespre fait couler les pleurs. Tandis donc que la jouvencelle embrassait ses frres avec allgresse, ceux-ci fondaient en larmes, poussaient de grands gmissements, et lui adressaient des paroles de deuil : Tu es donc vivante, sur captive, me chrie? Nous t'avions crue morte, moissonne par le glaive, et nous supposions que tu te trouvais parmi les morts. Mais, sur, tu dois la vie ta beaut, car la grande beaut adoucit les chagrins, et les ennemis pargnent la jeunesse et la grce. Comment les frres de la jeune fille firent serment de prendre l'mir pour beau-frre. Ensuite ils affirmrent avec serment l'mir qu'ils le prendraient pour beau-frre, s'il venait en Romanie. Ils sonnrent de la trompette et repartirent aussitt. Tout le monde tait ravi d'admiration, et l'on se disait l'un l'autre : De quels prodiges sommes-nous tmoins? Quelle est la puissance de l'amour qui dlivre les captifs, arrte des armes en marche, et dcide quelqu'un renier sa croyance et braver la mort? Et la renomme publia par le monde entier qu'une charmante jouvencelle avait, grce sa ravissante beaut, mis en droute les fameuses armes de la Syrie. Lorsqu'ils eurent fait serment l'mir de le prendre pour beau-frre, il runit aussitt ses pallikares et partit pour la Romanie avec la jeune fille. Et, quand ils atteignirent le territoire de la Romanie, l'mir mit en libert tous les prisonniers et donna chacun d'eux des provisions suffisantes pour la route. Et les frres de la jeune fille firent connatre par lettre leur mre l'arrive de leur sur, l'amour de l'mir, amour pour lequel il avait renonc sa foi, ses parents et ses amis : Notre mre, bannis tout chagrin. Tu as le gendre que nous voulions, un gendre d'une beaut ravissante. Prpare donc tout ce qui est ncessaire pour les noces. Celle-ci, cette nouvelle, remercia le Christ en disant : O Christ, gloire ton amour pour les hommes, gloire ta puissance, espoir des dsesprs ; tu peux tout ce que tu veux, rien ne t'est impossible. Tu as rendu doux notre ennemi et dlivr ma fille de l'esclavage. O fille bien-aime, lumire de mes yeux, quand te verrai-je vivante? Quand entendrai-je de nouveau ta voix? Je vais faire pour ton mariage les plus magnifiques prparatifs, si ton poux est ton gal en beaut et possde les facults intellectuelles des nobles Grecs. Mais je crains, ma chre enfant, qu'il ne soit sans affection, qu'il ne se courrouce comme un paen, et ne fasse aucun cas de ta vie. Et puis, dans sa joie, la gnrale chantait ceci : ... Lacune. Comment l'mir fit route avec ses compagnons et comment la gnrale alla leur rencontre. L'mir, ses compagnons et les frres de la jeune fille cheminaient ensemble, avec joie, mais non sans fatigue. Quand on fut arriv prs de la maison de ceux-ci, leurs parents et une foule de peuple vinrent leur rencontre, ainsi que la gnrale, avec un grand dploiement de majest. Quel discours pourrait exprimer ou dpeindre compltement la joie qui clata alors? Les fils embrassaient affectueusement leur mre, et la mre se rjouissait avec ses enfants. C'tait comme l'accomplissement de ces paroles de David : Une mre joyeuse d'avoir des fils. A la vue de la belle et lgante prestance de son gendre, elle remercia Dieu de tout son cur en disant : Christ, mon Dieu, ma lumire, ceux qui croient en toi ne seront jamais confondus dans leurs dsirs. TROISIME LIVRE DE DIGNIS. La mre de l'mir, l'aeule d'Akritas, ayant appris ce qui la concernait, elle et son fils, lui envoya une lettre pleine de gmissements, de reproches et de tristesse. Cette missive tait ainsi conue : O mon fils bien-aim, consolation de ta mre, comment, contrairement mon attente, t'es-tu spar de moi, mon enfant? Tu as aveugl mes yeux, tu as teint ma lumire ! Comment as-tu renonc tes parents, ta foi et ta patrie ? Je suis devenue un objet d'opprobre dans toute la Syrie, tout le monde nous excre pour avoir reni notre croyance, transgress la loi, mal observ les dcrets du Prophte. Que t'est-il arriv, mon enfant, et comment m'as-tu oublie? Comment ne t'es-tu pas rappel les actions de ton pre ? Combien de Grecs a-t-il gorgs? Combien en avait-il pour esclaves ? N'a-t-il pas rempli les prisons de vaillants gouverneurs et ravag de nombreux thmes de la Romanie? Est-ce que. lui comme toi, on n'essaya pas de le faire apostasier? Est-ce que, quand les lgions grecques l'environnrent, les gnraux ne lui faisaient pas les plus effroyables serments? L'empereur t'honorera du titre de patrice ; tu deviendras gnral, si tu jettes ton pe! Et lui, fidle aux prceptes du Prophte, plein de mpris pour les honneurs et de ddain pour les richesses, il fut hach en morceaux, mais il ne jeta pas son pe. Et toi, tu as, sans y tre contraint, mpris ta foi, tes parents et ta mre elle-mme. Ton oncle, le fameux Mouzour, le Tarsiote, fit une expdition contre Smyrne, la maritime, ravagea Ancyre, la ville d'Akinas, l'Afrique, la Trente, la Heptakomie, et, ces contres soumises, il revint en Syrie. Et toi, infortun, au moment de devenir roi de Syrie, tu as fait une expdition, et tu t'es laiss charmer par l'amour d'une trangre, par les sortilges d'une enchanteresse; tu t'es perdu toi-mme, tu t'es entirement avili, tu es devenu pour tout le monde un tre maudit. Mais, si tu ne te htes pas de revenir en Syrie, les Arabes veulent me tuer ; ils gorgeront tes enfants, comme fils d'un pre infidle, et livreront d'autres tes charmantes filles, qui soupirent nuit et jour aprs toi. Oui, mon trs doux enfant, aie piti de ta mre, ne prcipite pas avec les chagrins ma vieillesse dans la tombe ; tu ne voudras pas que tes fils soient injustement mis mort et que tes filles passent entre des mains trangres. Et alors Dieu ne te prcipitera pas tout vivant de ce monde dans l'abme. Je t'ai, comme tu le vois, envoy des chevaux de choix ; monte le bai et conduis l'alezan ; si tu chevauches sur le noir avec prudence, il vole comme un aigle, et nul ne pourra jamais te rejoindre. Pour viter la tristesse, prends avec toi la jeune fille ; mais, si tu persistes me dsobir, sois maudit. Des Arabes d'lite, porteurs de cette dpche et guids par un Grec instruit, se rendirent promptement et avec joie en Romanie. Loin de la maison de la jeune fille, il y avait un endroit nomm Leucoptra ; ce fut l qu'ils camprent, afin de ne point tre vus. Comment les Arabes portrent l'mir la lettre de ta mre. Les Arabes envoyrent secrtement porter l'mir la lettre de sa mre et lui firent dire par le messager : La lune brille toute la nuit, et, si tu le veux, mettons-nous en route. Quand l'mir eut pris connaissance de la missive, son me fut attriste et son cur bless ; il eut compassion de sa mre et piti de ses enfants et de leurs mres. A la pense que d'autres allaient s'emparer de ses enfants, de ses provinces, de ses villes, une grande et ardente jalousie s'alluma en lui, et son me fut bourrele de remords. Un premier amour ne s'oublie pas, mais son affection pour la jouvencelle l'avait affaibli, de mme qu'une douleur plus vive efface une moindre douleur. Et il se tenait debout, rflchissant ce qu'il ferait. Comment l'mir entra dans la chambre de la jeune fille, et s'entretint avec elle. Et, rugissant comme un lion, il entre dans la chambre de la jouvencelle, la consulte et lui parle ainsi : Jeune fille, je veux te confier un secret. J'ai dans le cur une insupportable tristesse, mais je crains, ma toute charmante, de te paratre dsagrable. Je puis maintenant apprendre srement, jouvencelle, si tu as pour moi un pur amour ; voici l'occasion d'prouver ton amiti. Ces paroles blessrent le cur de la jeune fille ; elle poussa un profond soupir et pronona ces mots : O mon trs doux poux, lumire de mes yeux, quand t'ai-je entendu me dire des choses dsagrables? Quelle circonstance me pourrait sparer de ton amour? S'il me faut mourir pour toi, je ne m'y refuserai pas. Il ne s'agit pas de la mort, ma bien-aime, rpondit l'mir. Il n'est pas question de ce que tu as pens, Dieu ne plaise, mon me. Mais ma mre m'a expdi une lettre de Syrie ; ils sont en danger, et je veux partir. Elle m'a envoy de jeunes guerriers avec des chevaux de choix pour me prendre et aller la retrouver. Si tu veux bien, ma matresse, venir avec moi dans le charmant pays de Syrie, nous verrons ma mre et puis nous reviendrons ici avec joie. Je ne veux point me sparer de toi, pas mme une heure. ces mots, la jeune fille soupire profondment, ses larmes coulent, son esprit se bouleverse, et elle veut aussitt dire ses frres que l'mir a l'intention de partir. Mais, redoutant des altercations et des querelles, elle vite de rvler les secrets desseins de son bien-aim. Bien plus, elle lui promet de partir avec lui et lui parle ainsi : O mon matre, c'est avec joie que j'irai o tu l'ordonnes, que j'irai o tu dsires. L'mir ne voulait pas attendre, mais aller promptement trouver sa mre, revoir ses enfants et leurs mres chries, ses parents, ses amis, ses proches et son pays ; et, aprs les avoir vus, aprs leur avoir parl, il se proposait de revenir avec sa famille vers son pouse, la royale jouvencelle, cette jeune fille ravissante et ptrie de grces. Tels taient les projets que l'mir formait dans sa pense, mais il n'et voulu pour rien au monde que l'on connt clairement la lettre de sa mre et l'intention qu'il avait de partir. Mais Dieu est, comme crateur, un artisan de merveilles, et il dissipe en songe les desseins cachs. Comment pendant son sommeil le petit frre de la jeune fille vit en songe ce qui se passait. Le plus jeune frre de la jouvencelle vit donc toute cette affaire en songe. Il se lve dans l'obscurit et dit ses frres : J'ai eu une vision cette nuit. Des perviers me sont apparus sur Leucoptra ; j'ai vu aussi un aigle aux ailes d'or poursuivre une colombe blanche comme la neige et entrer dans la chambre o dort notre beau-frre avec notre sur. Et moi, je me suis aussitt lanc pour le prendre ; j'ai tendu mes mains, je les ai saisis tous deux, et, dans ma grande prcipitation, je me suis rveill. Alors Constantin, l'an des frres, expliqua le songe de cette faon : Les perviers que tu as vus sont des hommes ravisseurs ; l'aigle que tu as vu est, ce me semble, notre beau-frre, et la colombe que tu as vue est notre sur. Veillez, mes bons amis, ce qu'il ne la maltraite pas. Montons cheval et allons faire un tour l o tu as vu en songe les perviers. Ils montrent tous cinq cheval et se rendirent Leucoptra. Conformment au songe, ils y trouvrent les Arabes et leur dirent en raillant : Soyez les bienvenus, seigneurs, perviers de notre beau-frre. Pourquoi tes-vous descendus ici au lieu de venir la maison? Ceux-ci, ne sachant quoi rpondre, leur avouent bon gr mal gr la vrit. Une frayeur soudaine produit la franchise, tandis qu'une crainte prvue enfante les excuses. Hier, dirent-ils, nous nous sommes attards, et nous avons fait halte ici. Les cinq frres les prirent avec eux et allrent trouver l'mir ; ils l'injurirent, comme c'tait leur droit, et lui adressrent ces propos ironiques. Comment les frres de la jouvencelle insultrent leur beau-frre, cause de ses mystrieux desseins. O mir, sont-ce l les promesses que tu nous as faites? Tu veux donc nous sparer l'avenir de notre ravissante et bien-aime sur? On t'a envoy des chevaux de choix, de rapides coursiers et de jeunes guerriers arabes. Si tu te proposes de quitter secrtement la Romanie, si telle est ta rsolution, dlaisse notre sur, abandonne ton enfant, nous l'lverons, et que Dieu soit notre vengeur ! Quant toi, cher beau-frre, le premier de la Syrie, reprends ce que tu as apport et va-t'en o tu voudras. L'mir, entendant ces paroles accusatrices, n'eut pas le courage de prononcer un mot, d'articuler une rponse ; mais, couvert de confusion, en proie la crainte et la tristesse, dvor d'inquitude, comme un tranger, muet, terrine, il se tenait debout, considrant comme le plus grand des malheurs d'tre spar de la jeune fille. Comment l'mir s'entretint avec la jouvencelle de l'insulte qu'il avait reue. L'mir prend son pouse et entre dans sa chambre, convaincu que c'tait elle qui avait tout rvl, car il ignorait que Dieu avait dvoil en songe ses frres cette mystrieuse affaire. Il lui dit avec larmes : Comment as-tu fait cela? Est-ce donc ainsi, ma bien-aime, qu'agissent les gens bien ns ? Ne t'ai-je pas confi tout mon projet, toi seule? Ne m'as-tu pas promis de m'accompagner avec joie? T'y ai-je contrainte ? Ai-je us de violence ? Ne t'ai-je pas au contraire supplie de me suivre, afin de te faire partager mes joies et de revenir ensuite avec toi ? Mais toi, n'ayant pas la crainte de Dieu devant les yeux, tu as tout appris tes frres, et ils veulent me tuer. Ne te rappelles-tu pas ce qui s'est pass dans le principe entre nous ? As-tu oubli tous mes bienfaits ? Je t'ai tenue captive et tu es devenue ma matresse. Je t'ai prise esclave ta famille et je suis devenu en quelque sorte ton esclave. Ta volont a t faite, tes dsirs accomplis ; j'ai, tu le sais, t ton prisonnier. Pour ton amour, je suis venu en Romanie, pour toi j'ai renonc mes parents et ma croyance, et pour tout cela, toi, tu as caus ma mort. Prends bien garde de ne pas violer nos serments, de ne pas renier l'amour que nous avons l'un pour l'autre ; si tu m'exaspres, si tu affliges mon me, je tirerai mon pe pour me donner la mort ou pour la donner ! Car la guerre tue les hommes de cur, et la maladie, les lches. Quant toi, ma bien-aime, les gens de bien t'insulteront ternellement pour n'avoir pas gard les secrets de ton poux. Celui qui tait ton souffle, ta consolation, jeune fille, tes frres vont le faire mourir injustement. Comme Dalila livra Samson ses bourreaux, ainsi tu livres ton chri, ton bien-aim. L'mir parla ainsi avec tristesse la jeune fille, dans la pense qu'elle avait rvl ses projets, car l'amour outrag engendre les paroles injurieuses. La jouvencelle, entendant ces reproches, resta muette, debout, et merveilleusement calme pendant de longues heures ; car le coupable a toujours une excuse toute prte, et l'innocent ne sait que garderie silence. Comment la jeune fille intervient par ses prires entre ses frres et son poux. A peine revenue elle, la jouvencelle lui rpondit, en versant d'abondantes larmes : Je n'ai pas, mon matre, rvl tes desseins. Si je l'ai fait, puiss-je tre brle et servir ainsi d'exemple tout le reste du monde, pour avoir divulgu les secrets de mon mari ! Voyant crotre la douleur de l'mir, le voyant affol par les pleurs (car un chagrin excessif produit la dmence), et craignant que, dans un accs de dlire, il ne la tut avec son pe, la jouvencelle, jetant des cris, puise, alla trouver ses frres, [et leur dit] : O mes trs doux frres, pourquoi tourmenter inutilement celui qui n'est pas coupable ? Car sa mort est certaine ; il va se tuer dans une attaque de folie. Au nom de Dieu, mes bons frres, qu'il ne" meure pas injustement, celui qui a renonc pour moi sa famille et sa patrie, car il ne m'a jamais voulu de mal. Mais maintenant, redoutant la maldiction de sa mre, il se rend en Syrie et il reviendra dans un bref dlai ; il m'a fait connatre ses projets et m'a aussi montr la lettre. Et, vous autres, ne craignez-vous pas comme lui la maldiction maternelle? Vous avez os affronter seuls des myriades d'ennemis, engager dans les dfils une guerre acharne, et vous n'avez pas eu peur de la mort, mais des anathmes de notre mre. Et, lui aussi, c'est par crainte de pareils anathmes qu'il veut partir. Et, en parlant ainsi ses frres, la jouvencelle versait des larmes brlantes et s'arrachait les cheveux. Mais eux, ne pouvant supporter de voir leur sur chrie se lamenter, ils lui adressent ces paroles de consolation : Toi seule, tu es notre vie et notre joie tous, et notre plus cher dsir est d'carter de toi toute chose fcheuse. Puisque tu veux partir avec lui, qu'il jure devant Dieu de revenir et nous prierons ardemment pour que votre voyage soit heureux. Ils allrent aussitt tous deux trouver l'mir et lui demandrent pardon de ce qui avait t dit prcdemment. Oublie, beau-frre, tout ce que nous t'avons dit; nous n'en sommes pas la cause, mais le seul coupable c'est toi, qui ne nous as pas laiss connatre ce que tu voulais faire. Et l'mir leur pardonna sur-le-champ et les embrassa tous. Puis, debout, tourn vers l'orient, les mains leves au ciel, il dit : Christ mon Dieu, Verbe fils de Dieu, toi qui m'as conduit la lumire de la vraie religion, toi qui m'as dlivr des tnbres et des vaines erreurs, si j'oublie jamais mon pouse chrie, mon fils bien-aim, cette fleur charmante, et si je ne reviens pas promptement dans notre maison, puiss-je devenir la pture des btes froces et des oiseaux dans les montagnes, puiss-je n'tre pas au nombre des chrtiens lus ! Il commena alors s'occuper des prparatifs du voyage ; et, tout se trouvant termin au bout de dix jours et son dpart tant connu de tout le monde, il accourut une foule norme de parents et d'amis. On put voir alors de quel amour leurs curs taient embrass, car l'mir, tenant la jeune fille par la main, entra seul avec elle dans sa chambre et versa des larmes du fond du cur, et leurs bruyants soupirs se succdaient tour tour. Donne-moi ta parole, ma trs douce amie, et donne-moi un anneau pour que je le porte, femme au noble cur, jusqu' mon retour. Et avec un soupir la toute belle jeune fille lui disait : Garde-toi bien, seigneur, mon trsor, de violer tes serments et d'encourir la punition du Christ, qui juge tout avec justice ; car il est un juge quitable, et, au jour terrible, il traitera chacun justement et selon ses mrites. Si je fais cela, ma bien-aime, rpondit l'mir, et si je mconnais notre mutuel amour et si j'attriste ton cur, ma toute belle, que le Christ qui juge la justice me chtie ! J'ai reu de Syrie une lettre de ma mre et je me suis dcid partir par crainte de sa maldiction, car il est juste que tous obissent leurs parents. On tint donc conseil, des serments furent prts, et tous firent leurs adieux l'mir avec une grande joie. Et il commena chanter et dit ceci : ... Lacune. [Elle jure] de mpriser tout et de n'appartenir qu' lui. Tmoins de l'change, les esclaves de l'mir lui tiennent ce langage : Matre, dressons les tentes o tu dsires. Tu ne nous verras pas cder la paresse. Ils parcoururent chaque jour trois tapes. Comment l'mir tua un lion sur sa route. Lorsqu'ils atteignirent les terribles dfils, ils trouvrent un lion redoutable qui tenait une biche. A cette vue, les gens de l'mir furent tous saisis de frayeur et se cachrent dans les bois. L'mir, vivement irrit, dit au lion : Comment, bte trs froce, as-tu os barrer le chemin l'amoureuse affection ? Je vais t'en rcompenser comme tu le mrites. Et, lui assnant un coup de massue sur le front, il l'tendit raide mort terre. Et l'mir dit ses gens : Arrachez l'animal toutes ses dents et les ongles de sa patte droite, afin que nous les portions mon fils chri, le Cappadocien Basile Dignis Akritas, quand, avec la volont de Dieu, nous retournerons en Romanie. Et ils s'empressrent de se remettre en route, s'exhortant entre eux marcher rsolument. Personne n'tait paresseux, personne ne prenait de sommeil. Il y avait en eux une affection telle que jamais on n'en vit de semblable. Quand ils furent prs du chteau d'desse, l'mir donna ordre de dresser les tentes hors des murs et envoya dans la forteresse deux de ses gens annoncer son retour sa mre. Ils s'y rendirent en toute hte et excutrent les ordres de l'mir. Comment l'mir arriva au chteau d'Edesse, et comment sa mre et ses gens allrent sa rencontre. A la nouvelle de l'arrive de l'mir son fils, le clbre tranger, sa mre prouva une allgresse inexprimable ; peu s'en fallut qu'elle ne danst de joie. Tous les parents et les proches de l'mir, au comble de la joie, vinrent galement au-devant de lui ; ils mirent pied terre et le salurent en versant des larmes de joie, contrairement leurs prvisions. Leurs gmissements de quelques jours firent place une immense allgresse, et ils l'embrassrent affectueusement comme un tranger. D'un ct ses parents, de l'autre sa mre l'enlaaient de leurs treintes, se flicitaient mutuellement, et ne se souvenaient plus du temps qu'il tait rest absent et spar d'eux. Cependant tous l'accompagnrent dans son palais. Et quel serait L'homme capable de dire et d'exposer tout ce qui se passa dans cette demeure? Et-il un cur de fer, et-il dix bouches, et-il dix langues, une voix puissante, une poitrine de bronze, il ne pourrait numrer tous les mets et sorbets, et les danses au son des cithares, des lyres, des fltes et des tambours. Quand tous se furent livrs au plaisir du boire et du manger, quand ils furent repus de ces choses savoureuses, la mre de l'mir se mit le questionner : Mon fils bien-aim, lumire de mes yeux, consolation de mon me dans ma vieillesse, mon allgresse et ma joie, pourquoi, mon enfant, es-tu si longtemps rest en Romanie ? Prive de te voir, je n'avais plus de lumire, il m'tait impossible de regarder le soleil et de vivre en ce monde. En quels termes es-tu, je te prie, mon fils, avec cette jeune fille que tu aimes, cette ravissante jouvencelle, pour laquelle tu as reni ta foi, abandonn ta patrie, tes femmes, tes enfants, tous tes parents et tous tes amis, celle pour laquelle tu as tout oubli, mpris le pouvoir et ddaign les richesses ? Tous te donnaient leurs suffrages pour tre roi, toute la Syrie te tenait pour un brave, et c'est toi-mme, mon fils, qui as mis des entraves ta prosprit, car, cause d'une Grecque, tu as tout perdu. Pourquoi as-tu agi de la sorte, mon enfant? Ne crains-tu pas que les Arabes ne te dpouillent de tout ? Comment l'mir raconte ses aventures sa mre. Ma douce mre, rpondit l'mir, aprs avoir pris connaissance de ta lettre, et redoutant ta maldiction, je rsolus aussitt, de concert avec la jeune fille, de venir ici avec elle, si elle y consentait. Mais ses frres apprirent, je ne sais comment, ma rsolution ; j'ignore qui la leur rvla, peut-tre est-ce Dieu qui la leur fit connatre en songe, mais ce n'est pas, je le sais, la jeune fille qui les en informa, car elle garde au fond de son cur tous nos secrets. Aussitt, pleins de courroux et outrs de colre, ils m'accablrent de reproches et de menaces ; puis, me lanant des regards farouches, ils me parlrent de la rsolution que je tenais cache. Et si je leur eusse alors rpondu une seule parole, ils m'auraient, je crois, transperc de leurs pes ou de leurs lances. Mais moi, accabl de honte et saisi de crainte, en prsence de leurs accusations, je me tenais debout, silencieux. Quand la jouvencelle eut appris ces faits, elle alla trouver ses frres et leur dit ceci : O mes frres chris, ne tracassez pas inutilement un homme qui ne vous a pas caus la moindre peine, car, chacun le sait, il a pour moi tout abandonn : foi, patrie, parents, amis. Et si, redoutant la maldiction de sa mre, il part pour la Syrie, il reviendra bientt. En parlant ainsi, la jeune fille rpandait des larmes, et ses frres, ne pouvant supporter de la voir se dsoler, vinrent tous vers moi avec la jouvencelle, et l'on se pardonna ce qui avait t dit prcdemment. Ainsi absous, et tenant par la main la noble fille, nous nous embrassmes mutuellement; aprs elle, j'embrassai ses frres, et puis je me mis en route. Telles sont les explications que donna l'mir tous les convives de ce splendide festin. Quand il eut rgal tous ses parents et ses amis, il parla de nouveau sa mre en ces termes : Ma douce mre, je suis all dans beaucoup de pays, je suis pass par beaucoup de villes, j'ai vu et lu de nombreux crits en cette prsente vie, et tout est ridicule et mensonger, mais j'aime de toute mon me les pratiques religieuses des chrtiens, et ce paradis est en Romanie. Les chrtiens possdent la vritable croyance ; et, si quelqu'un veut marcher dans la voie droite, qu'il me suive et allons dans ce pays; mais, s'il en est qui n'aient pas le moindre dsir de le voir, qu'ils restent ici dans les tnbres avec tous ceux qui s'y trouvent. Je connais parfaitement la religion des Sarrasins, elle est digne de ces tnbres et de toute perdition. Puisqu'il a plu au fils du trs Haut de supporter volontairement pour moi la pauvret, puisqu'il a bien voulu endurer les infirmits humaines et m'arracher aux mensonges, aux dangereuses erreurs, et me juger digne du bain de la rgnration, c'est pour ce motif que j'abandonne les niaiseries et les contes qui ont fait de moi une future victime du feu ternel ; car ceux qui professent cette croyance sont en enfer, et toujours et toujours ils endureront les plus cruels tourments. Et moi, je crois en un Dieu, pre de toutes choses, crateur du ciel et de la terre et de toutes les cratures. Je crois en un Seigneur, fils du Dieu trs haut, engendr de son pre avant tous les sicles, lumire de lumire, Dieu vraiment grand, par lequel tout a t fait pour nous autres hommes; qui est n de sa mre la vierge Marie; qui, dans son excessive misricorde, a souffert le crucifiement, a t enseveli dans un tombeau, est ressuscit, est mont corporellement au ciel, avec, la gloire de Bon pre, et est maintenant glorifi la droite du trs Haut; qui doit, au dernier jour, juger tous les hommes, et dont le rgne n'aura pas de fin. Je crois au Saint-Esprit, le vivificateur de toutes choses. Je confesse un baptme, qui nous lave des pchs ; et, attribuant chacun la juste rcompense de ses uvres, j'attends la rsurrection de tous les morts et la vie sans fin du sicle venir. Quiconque croit et a t baptis en son nom possdera la vie ternelle, mais celui qui ne connat pas ces dogmes, ma douce mre, sera ternellement puni dans la ghenne de feu, l o il y a des pleurs, des lamentations, des grincements de dents, un ver venimeux, le Tartare et les tnbres. Mais toi, mre bien-aime, tu iras devant moi en Romanie ; je veux que nous y allions, afin que tu voies ma belle. Et, si tu ne viens pas avec moi, donne-moi ta bndiction, parce que je pars. Aprs que l'mir eut ainsi parl et entr'ouvert sa mre la route de la parfaite croyance, elle lui fit aussitt cette affectueuse rponse : Et moi aussi, mon enfant, je crois maintenant au baptme, et, par tendresse pour toi, je pars et je vais o tu dsires, et j'embrasse la religion du Christ, ami des hommes. Pour ton amour, je renonce ma famille, je renonce mme Mahomet, le grand prophte. Et l'mir lui rpondit : Crois maintenant au Christ, ma douce mre, et ne damne pas ton me dans les tnbres extrieures ; le monde entier ne vaut pas ton me, car si tu gagnes toutes choses et que tu perdes ton me, cela ne te sera d'aucune utilit le jour o Dieu viendra du ciel juger le monde, lorsque devant lui se tiendront des myriades d'anges et que les uns entendront une voix leur dire : Allez dans le feu extrieur et maudit, l o est le ver venimeux, avec les damns, vous qui avez transgress les commandements du Christ. Mais ceux qui ont cru au Christ, le seul vivificateur, et ont observ les prceptes de sa charit, brilleront en ce jour comme le soleil, et ils entendront le Seigneur leur dire ceci : Venez, les bnis de mon pre, hriter du royaume des cieux pour des annes sans fin. Et ils iront ainsi dans la joie ternelle. L, personne ne protge, personne ne sauve, car Dieu est un juge qui rend la justice quitablement tous. Et, si tu veux, ma mre, tre juge digne de la vie, abandonne les erreurs, les mensonges, les fables frivoles, adore un Dieu en trois personnes, ma mre, et fais-toi baptiser au nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit ; c'est moi qui serai ton parrain la rgnration baptismale. Ainsi catchise, la mre de l'mir ne rejeta pas les conseils de son enfant ; mais, semblable une bonne terre qui reoit aussitt le grain, elle accueillit les paroles de son fils. Elle lui dit : Je crois, mon enfant, en un Dieu en trois personnes, et je vais en Romanie avec toi, mon fils, et je veux tre baptise en rmission de mes nombreux pchs ; et je te remercie, c'est grce toi que j'aurai reu le baptme. Tous les parents de l'mir, qui se trouvaient l par hasard, s'crirent aussi d'une voix forte et unanime : Nous allons tous avec toi en Romanie, afin d'tre baptiss et d'acqurir la vie ternelle. L'mir, ravi de ce zle gnral, glorifia Dieu, le seul ami des hommes, Dieu qui accueille toujours tous les curs repentants. Et aussitt il sauta cheval, prit avec lui ses pallikares, sa mre et quelques autres parents, c'est--dire ses frres ; ils se rendirent Bagdad et mirent tous pied terre ; l, tous les prisonniers furent partags, et l'mir envoya sa bien-aime des serviteurs et des servantes ; il lui envoya aussi deux cents chameaux et cent mulets chargs d'or et d'argent ; il envoya encore la jeune fille des soieries prcieuses, ainsi que deux cents chevaux sells et brids. Ensuite ils se mirent en chemin pour la Romanie ; devant l'mir marchaient mille Arabes, tout quips, admirables, revtus de cuirasses dores, et, sa suite, il en venait deux autres milliers. Cavales et destriers hennissaient, les pallikares jouaient des instruments et chantaient d'une voix forte. Et le jeune homme et sa mre se rjouissaient intrieurement. Comment l'mir, sa mre et ses parents allrent en Cappadoce. Quand ils eurent atteint les frontires de la Cappadoce, l'mir parla sa mre et ses amis et leur dit ceci : Mes amis, je me hte d'aller en avant recevoir les flicitations de ma bien-aime, de peur qu'un autre ne me devance et ne les reoive, et que je ne passe pour manquer d'empressement et de zle en amour. Et ceux-ci lui rpondirent : Tu as raison. Ce que tu as rsolu de faire est un devoir d'amour, un acte de dignit et d'affection, excute-le promptement. A ces mots, le jeune homme se met l'uvre; il se coiffe d'un turban ruisselant d'or et enrichi de purs diamants ; il met par-dessus sa cuirasse une grande pelisse de castor, admirable, prcieuse, superbement belle, avec des franges agrmentes de perles. Il monte sur un cheval alezan, au front toile, et, comme un rapide pervier, il arrive la forteresse, suivi seulement par trois hommes de sa nombreuse escorte. Bientt ils furent la maison de la bien-aime de l'mir, et alors celui-ci, transport de joie, poussa un cri et dit : Sors, blonde dame, sors pour voir ton bien-aim et le consoler son retour de l'tranger. Les nourrices, entendant ces paroles, se penchrent aussitt [par les fentres], et, la vue de l'mir, dirent la jeune fille : Rjouissons-nous ensemble, notre matresse ; ton bien-aim est de retour. Mais la jouvencelle n'ajouta pas foi au dire de ses servantes (car quiconque voit subitement ralis l'objet de ses vux, s'imagine dans son allgresse tre le jouet d'un songe), et elle leur rpondit : N'est-ce pas un fantme que vous voyez? Et elles vinrent de nouveau lui affirmer que l'mir tait revenu. Comment l'mir entra dans la chambre de la jeune fille et l'embrassa. Et il entra aussitt dans la chambre de la jeune fille ; celle-ci, voyant le retour inattendu de son bien-aim, lui entoura le cou avec ses bras et s'y suspendit devant tout le monde, en pleurant. Le merveilleux mir agit de mme envers elle ; il serra la jeune fille entre ses bras, lui baisa la poitrine, et ils restrent enlacs pendant de longues heures. Les voyant en cet tat, la gnrale les aspergea d'eau ; beaucoup d'accidents de ce genre sont la consquence d'un amour pouss l'excs, et souvent cette passion a la mort pour dnouement. Peu s'en fallut que pareil malheur ne leur arrivt, et l'on eut grand-peine rappeler leurs esprits au sentiment de l'existence. Et la joie immense que ressentit la famille, quel discours pourrait en faire une description fidle? Des servantes se tenaient en avant, d'autres en arrire, et, tout en rpandant sur eux de l'eau de roses, elles disaient la jouvencelle : Bonne matresse, rjouis-toi avec notre matre, bannis toute tristesse, chasse tout souci. Et alors la jeune fille soupira du fond de son cur, elle fondit en larmes et pronona ces mots : Gloire toi, seigneur Christ, d'avoir accord ta pauvre crature la satisfaction de revoir son bien-aim ! Et, l'enlaant de ses bras, elle l'embrassait tendrement, et, de son ct, l'mir lui baisait les yeux. Quant aux frres de la jeune fille, ils n'eurent pas plutt appris l'arrive de l'mir, leur beau-frre, que tous se rendirent immdiatement dans sa chambre pour le voir; mais, la vue de leur beau-frre et de leur sur troitement embrasss et se prodiguant les plus doux baisers, ils eurent honte et restrent dehors; et grande fut la joie qu'ils ressentirent cette heure. Et les servantes apportrent Dignis dans la chambre. Quand l'mir son pre le vit, il le serra dans ses bras et le couvrit de baisers, et fit partager sa joie sa bien-aime, ses beaux-frres, sa mre et tous les autres. Cependant les gens de l'mir arrivrent la forteresse, amenant les chameaux et les mulets ; ils placrent les objets dans des armoires et mirent les chevaux dans les grandes curies. L'mir combla de prsents tous ses braves pallikares, Persans et Arabes, et les renvoya en Syrie. Il ne retint que cent Arabes, et avec eux leur mre et leurs frres, et leur donna une province habiter. Quant lui, il jouissait de la ravissante jouvencelle, et sa renomme tait rpandue par tout l'univers. QUATRIME LIVRE DE DIGNIS. Je commence, mon bien cher lecteur, une srieuse tude des trs nombreuses prouesses, des magnifiques trophes, des innombrables exploits de Dignis Akritas. Ce bien-aim Akritas fut un guerrier admirable entre tous ; il accomplit sur terre beaucoup d'actions hroques, remporta d'clatantes et clbres victoires, et acquit la plus glorieuse renomme. Arriv l'ge viril, parvenu sa trente-troisime anne, il mourut en paix, aprs avoir men une vie honorable et s'tre distingu par de brillants faits d'armes. Je ferai encore mention de l'amour, cette passion qui fait natre les plus tendres dsirs. L'amour se dveloppe peu peu et cause, en cette prsente vie, tant de tourments celui qui en est possd, qu'il devient l'ternelle proie de l'inquitude et des soucis. Un homme jeune et courageux considre comme rien une dangereuse multitude, n'hsite pas se sparer de ses parents, de ses proches, de ses plus chers amis ; il affronte la mer, ne craint pas le feu, ne redoute ni dragons, ni lions, ni autres btes froces, tant l'amour lui inspire d'audace. Il n'a nul souci des vaillants hommes et des brigands ; pour lui les nuits sont comme les jours, les dnis comme la rase campagne, nul pril ne l'effraye, et il ne laisse pas ses paupires se reposer de leurs veilles. Un nombre considrable de personnes ont renonc par amour tout ce qu'elles possdaient, et que cela ne vous semble pas incroyable, car je vous en produirai un glorieux tmoin, le noble mir, le premier de la Syrie, ce prince au gracieux maintien, si recommandable par son audace froce, sa grandeur admirable et sa bravoure digne d'loges. On le considrait comme un second Samson; mais ce dernier ne tua qu'un lion terrible, tandis que l'mir en occit une multitude infinie. Cesse de chanter, homme, les fables menteuses d'Achille et d'Hector. C'est grce son puissant gnie et au concours d'un Dieu qu'Alexandre le Macdonien se rendit matre du monde, car il ne possdait qu'une audace et une bravoure naturelles. Le vieux Philopappos, Cinnamos et Joannikios, ces valeureux hros, ne sont non plus dignes d'tre compars l'mir; ils se sont vants d'exploits imaginaires, mais tous les siens sont vritables et attests ; il les a lui-mme accomplis. Que personne ne refuse d'y croire ! Ambron tait son aeul, Karos son oncle ; les Arabes relevrent avec affection et lui donnrent trois mille pallikares d'lite. Il conquit toute la Syrie et fit Koufer. A la tte d'une multitude de guerriers choisis, il se rendit dans le pays de Romanie, et y ravagea beaucoup de provinces et de villes, celle d'Hracle et d'autres encore, ainsi que la Charsiane, jusqu' la Cappadoce. Il fit prisonnire la fille d'un Grec, issue de la famille des Ducas, et, sduit par sa merveilleuse beaut et la noblesse de sa naissance, il renona pour elle sa croyance et sa gloire et devint chrtien orthodoxe. Et, au moment o il se prparait la guerre contre les Grecs, il se fit lui-mme esclave par amour de la belle. Celle-ci donna le jour un fils vraiment fameux, au vaillant Dignis, que ses parents appelrent ainsi parce qu'il tait paen par son pre, de la race d'Agar, et Grec par sa mre, de la race des Ducas. Voil pourquoi il reut le nom de Dignis. Quand on le baptisa dans l'eau de la sainte piscine, l'ge de six ans, on le nomma Basile. On lui donnait chaque jour une ducation convenable, et, en peu de temps, ses connaissances le rendirent redoutable Il fut appel Akritas, parce qu'il tait gardien des frontires. Son aeul tait Andronic, de la famille des Ginnames, qui mourut exil par ordre imprial du bienheureux Romain, pour quelques soupons. Possesseur de domaines considrables et d'immenses richesses, cet Andronic surpassait tous les hommes en clbrit. Akritas avait pour grand'mre la gnrale, de la famille des Ducas, et pour oncles les illustres frres de sa mre, qui, combattant pour leur sur, vainquirent l'mir son pre. Il tait vraiment un rejeton sorti d'une noble souche ; sa gloire fut suprieure celle de son pre, et ses exploits lui valurent une grande renomme. Commenons maintenant parler de lui. Je prie chacun de ne pas croire que c'est une fausse histoire dont je vais faire le rcit, selon la volont de Dieu, le seul tout-puissant ; ce que Dieu veut, personne ne saurait l'empcher. Comment un professeur enseigna les belles-lettres Basile. Cet illustre Basile Akritas fut, ds sa premire enfance, confi par son pre un professeur. Il consacra trois annes entires l'tude et acquit, grce son esprit pntrant, une connaissance approfondie des belles-lettres. Comment Basile devient lutteur. Akritas conut ensuite le dsir de se livrer la chasse. Il sortait chaque jour avec son pre et s'exerait manier la lance et l'pe ; il devint ainsi un trs habile lutteur, et tout le monde admirait sa grande bravoure ; il se montrait, en outre, d'une incroyable agilit. Lorsqu'il eut atteint sa douzime anne, il brillait comme un soleil entre tous les enfants, et il possdait les forces d'un vaillant homme. Un jour, Dignis Akritas parla ainsi son pre : Mon seigneur et mon pre, j'ai un ardent dsir de m'essayer combattre les btes froces, et, si tu as de l'amour pour ton fils Akritas, accorde-moi la permission de chasser les fauves, lopards et lions, ours et dragons, afin que tu sois glorifi dans mes exploits, mon matre. Allons, montons cheval, partons pour la chasse, et rendons-nous dans un endroit o il y a des btes sauvages, et je dissiperai toutes les penses qui m'obsdent. Ayant entendu les paroles de son fils chri, le pre se gaudissait dans son esprit et se rjouissait dans son cur. Il embrassa Dignis Akritas avec une grande satisfaction et lui dit : Admirable est ta pense et douces sont tes paroles ; mais l'occasion n'est pas favorable, le pril est trop grand. Tu n'as que douze ans, mon bien-aim, et tu ne peux, mon trs doux fils, combattre des btes froces. Ne fais pas cela, mon trs doux enfant, ne dtruis pas prmaturment la fleur de ta jeunesse. Si Dieu veut que tu deviennes un homme, alors, mon fils bien chri, tu combattras les fauves. Quand Akritas entendit de pareilles paroles, il fut vivement afflig et se sentit bless au cur, et, fondant en larmes, il parla ainsi son pre : Si, devenu homme, mon pre, j'accomplis des actions d'clat, quel honneur y aura-t-il alors cela pour moi ? Quand donc pourrai-je me couvrir de gloire et rendre illustre ma famille? Quand me sera-t-il donn de te prouver, toi mon bienfaiteur, que je suis dsormais ton collaborateur et ton esclave ? Le pre d'Akritas, ravi du zle de son fils, lui octroya sa demande, car le cur connat la noblesse du naturel. Comment l'mir se rendit la chasse avec Dignis et Constantin. Le lendemain, l'mir, accompagn de son cher beau-frre Constantin, de son fils Akritas et de quelques pallikares, partit pour la chasse. Ils portaient des faucons blancs, ayant pass par la mue. A leur arrive dans les grandes montagnes, ils virent de loin des ours redoutables bondir dans la fort. Aussitt un ours et une ourse vinrent dans le bois, et l'ours, s'tant retourn sur l'enfant, s'lana, gueule bante, pour lui broyer la tte. Comment Basile assomma l'ours Mais celui-ci saisit aussitt l'ours par la gueule, lui assna un coup de poing, et l'animal expira. Effarouche par les hurlements des ours et le bruit des pas, une biche s'lana hors du fourr, et l'mir dit Akritas : Mon bien-aim, voici devant toi une autre bte. L'enfant n'eut pas sitt entendu bramer la biche, qu'il rugit comme un lion, se replia sur lui-mme comme un lopard, et l'atteignit en quelques bonds. Comment Basile fendit la biche en deux parts. Puis, prenant la biche par la patte, il la secoua et la fendit en deux parties. Qui n'admirera la grandeur des dons de Dieu et son immense et terrible puissance ? Toute me humaine reste stupfaite la vue de cet enfant qui, sans cheval, atteint une biche et, sans massue, tue les ours de ses mains. Tout cela s'accomplit par la volont de Dieu, qui est le dispensateur de la force. Un tout petit enfant semble voler avec des ailes. Tmoins d'un tel prodige, tous chantrent un hymne au Seigneur et sa mre, au Seigneur qui donne de pareilles forces et opre de telles merveilles : Notre-Dame, mre de Dieu, et Dieu tout misricordieux, ce jeune enfant nous fait voir des choses terribles. Ils se disaient encore en eux-mmes : Ce n'est pas l un homme de ce monde-ci ; Dieu l'a envoy pour chtier les aplates, dont il sera la terreur tout le temps de sa vie. Et, en disant tout cela, ils aperurent, dans un lieu plant de roseaux, une lionne terrible, furieuse, accompagne de son lionceau, et ils se htrent de retourner prs du jeune Akritas. Comment Basile Dignis s'en allait en emportant les btes fauves. L'enfant s'en allait, emportant les btes fauves ; dans sa main droite, il tenait les deux ours, et, dans l'autre, il tenait la biche. Et son oncle lui parla en ces termes : Viens ici, mon enfant, mon Akritas bien-aim ; laisse ces btes mortes, nous en avons d'autres vivantes, et c'est contre elles que s'essayent les enfants des nobles. Et l'enfant lui fit cette rponse : C'est la volont du Dieu tout-puissant que tu voies la lionne morte comme les ours. Comment, sous les yeux de son oncle, Dignis tua la lionne. A ces mots, Dignis s'lana vers la lionne, et son oncle lui parla de nouveau ainsi : Prends ton pe, mon enfant chri ; une si terrible bte ne se fend pas en deux comme une biche. Veille ce qu'elle ne te fasse aucun mal. Et le jeune homme lui rpondit en ces termes : Je t'ai dit et je te rpte, mon matre et mon oncle, que rien n'est impossible Dieu. Et, mettant l'pe la main, il courut sus la bte. Quand le jouvenceau fut prs de la lionne, elle bondit et, la queue tendue sur les flancs, rugissant fortement, elle s'avana contre lui. Le jeune homme leva son pe en haut, frappa la lionne au milieu du front et lui fendit la tte jusqu'aux paules. Puis il dit aussitt son oncle : Tu vois les grandeurs de Dieu, mon matre et mon oncle, n'ai-je pas aussi fendu la lionne comme la biche ? Et son oncle et son pre le couvrirent de baisers, et, ravis de joie, ils lui dirent tous les deux : Noble adolescent, comment tous ceux qui voient ta beaut et ta taille ne t'admireraient-ils pas? On ne peut que publier tes hauts faits, mon enfant bien-aim, orgueil de tes parents. Cet admirable jouvenceau avait une chevelure blonde et boucle, de grands yeux, un visage blanc et rose, des sourcils trs noirs, une poitrine pareille un frais cristal pais d'une brasse. Son pre le contemplait, ivre de bonheur, et, avec joie et allgresse, il lui disait : Les btes fauves se cachent, elles sont rentres dans leurs repaires. Viens maintenant, et allons l o il y a de l'eau frache ; lave la sueur qui inonde ton visage, change tes vtements souills de sang, salis par l'cume des fauves et imprgns de l'odeur des ours. Je te laverai les pieds moi-mme, et je suis trois fois heureux de possder un enfant tel que toi. Je bannis dsormais tout souci de mon me, et me voil tranquille pour tous les jours de ma vie. Ce sera sans inquitude que je t'enverrai partout faire des incursions chez les peuples [voisins] et combattre nos ennemis. Et ils se rendirent incontinent tous les deux la source. L'eau tait frache et froide comme la neige, et chacun s'assit autour du puits. Comment les personnes prsentes lavent les pieds de Basile Dignis. Les personnes prsentes salurent respectueusement le jouvenceau. Les uns lui lavrent les pieds ; les autres, le visage et ses mains teintes de sang. L'adolescent changea aussi de vtement ; il mit pou se tenir frais une tunique lgre, et par-dessus celle-ci une autre tunique rouge avec attaches d'or et passementeries agrmentes de perles ; sur le col garni d'ambre musqu taient enchsses de grosses perles, ses boutons d'or pur tincelaient, ses brodequins taient rehausss de dorures et ses perons de pierreries ; les ouvrages d'or y taient remplacs par des pierres d'aimant. Le noble enfant s'empressa de retourner chez sa mre, afin qu'elle ne ft pas afflige de son absence, et il fit monter tout le monde cheval. Quant lui, il monta sur une cavale de haute taille, blanche comme une colombe dont la crinire tait entremle de turquoises. Elle portait des grelots d'or avec pierreries ; ces grelots taient nombreux et rendaient un son bruyant, charmant, merveilleux, dont tout le monde tait ravi. La jument avait sur la croupe une housse de soie verte et rose qui recouvrait la selle et la prservait de la poussire ; la selle et la bride taient ornes d'une broderie seme de perles. L'animal tait courageux et fringant ; Akritas, habile cuyer, faisait caracoler son gr sa monture, et se tenait en selle comme une rose touffue [se tient sur sa tige]. Comment Dignis et ses compagnons retournrent cheval la maison. Ils se mirent ensuite en route pour retourner la maison. Devant le jeune homme cheminaient ses pallikares, ainsi que son pre et son oncle. L'adolescent brillait au milieu d'eux comme le soleil ; il brandissait dans sa main droite une lance verte, de fabrication arabe, et couverte de lettres d'or. Il tait charmant de visage, sa parole tait douce, et toute sa personne bien proportionne. Quand ils furent de retour la maison, ils passaient toutes leurs journes boire, manger et se divertir. L'mir, pre d'Akritas, lui ayant abandonn les actions d'clat, consacra sa vie l'tude des voies du Seigneur, et tandis que les annes accomplissaient par le soleil leur rvolution cleste, il vcut heureux avec son pouse, ses fils et tous ses amis, jusqu' ce qu'il atteignt les portes de la vieillesse. Une fois parvenu la virilit et arriv l'ge d'homme, le noble et beau Dignis monta un jour cheval, saisit sa lance et sa massue, rassembla ses gens et les prit avec lui. Tandis qu'ils cheminaient harasss de fatigue, il apprit que de trs vaillants aplates occupaient les dfils et faisaient des actions d'clat. Il conut alors un vif dsir de les connatre. Parti tout seul, il trouva, dans un marcage couvert de roseaux, un lion terrible que le fameux Joannikios avait corch de ses mains. Et quand Dignis Akritas vit le lion, il poussa un profond soupir et dit : O mes yeux, quand verrez-vous ces hros ? Comment Dignis trouva le porteur d'eau des aplates. Alors il rencontra le porteur d'eau des aplates et le questionna leur sujet. Et le porteur d'eau rpondit Dignis : Que leur veux-tu aux aplates, bon jeune homme? Et celui-ci rpondit au porteur d'eau : Je cherche, moi aussi, les moyens de devenir aplate. Et alors cet homme prit avec lui Dignis, et ils se rendirent prs du chef dans son trange et redoutable quartier. Comment Dignis se rendit prs de Philopappos. Leur conversation. Et il trouva Philopappos tendu sur un lit ; il y avait dessus et dessous ce lit beaucoup de peaux de btes fauves, et le jeune Basile Akritas, s'tant inclin, lui fit un profond salut et lui souhaita le bonjour. Et le vieux Philopappos lui parla ainsi : Sois le bienvenu, jeune homme, si tu n'es pas un tratre. Et alors Basile lui rpondit ainsi : Je ne suis pas un tratre, mais je dsire devenir sur l'heure aplate avec vous dans cette solitude. Quand le vieillard l'eut entendu, il lui rpondit : Jeune homme, si tu as l'ambition de devenir aplate, prends cette massue et descends faire la garde ; si, pendant quinze jours, tu peux rester jeun et bannir le sommeil des paupires de tes yeux, et aller ensuite tuer des lions, apporter ici toutes leurs dpouilles, et si tu peux retourner en sentinelle, et, quand passent les princes avec une grande multitude... Lacune. Comment Dignis vainquit avec sa massue les compagnons de Philopappos. Alors Basile Dignis saisit sa massue et se rendit au milieu des aplates. Aux uns il assna des coups de massue, aux autres des coups de poing, et il fit ployer les bras de tous ces vaillants hommes. Et Dignis leur prit leurs massues, alla trouver le vieillard et lui tint ce langage : Reois, Philopappos, les massues de tous les aplates; et, si cela n'est pas de ton got, je te traiterai aussi de la mme faon. Aprs avoir excut ces choses, le merveilleux Akritas revint la route o taient ses gens, et tous s'en retournrent chez eux. Le fameux Basile Dignis, la gloire des braves, coulait ses jours dans la joie, et ses combats inspiraient une crainte gnrale. FIN DU QUATRIEME LIVRE DE DIGENIS AKRITAS. SUJET DU CINQUIME LIVRE DE DIGENIS AKRITAS. Voici le cinquime livre d'Akritas. Il renferme l'enlvement de la fille du gnral opr par Akritas, et le retour de ce dernier chez lui. On y raconte encore l'arrive de Ducas prs de son gendre, la clbration des noces, les grandes rjouissances donnes cette occasion ; enfui les honneurs rendus par Akritas l'illustre empereur Romain, qui tait venu le visiter. CINQUIME LIVRE DE DIGNIS. Donc, mon trs cher lecteur, je te dirai encore ceci, savoir que le beau Ducas, gnral illustre d'une province de Romanie, avait une fille ravissante appele Eudoxie, dont Akritas entendait sans cesse le nom ; elle tait infiniment belle et issue d'une famille clbre. Comment Dignis alla chasser avec un chien et se rendit prs de la fille de Ducas. Un jour Akritas s'lance sur son cheval, il prend ses gens et va la chasse. Aprs avoir chass, on reprit le chemin de la maison. Or, sur la route suivie par Akritas pour aller la chasse, se trouvait le palais magnifique d grand gnral ; lorsqu'ils furent auprs, Akritas s'cria d'une voix forte : Le jouvenceau dsireux de possder une jeune fille trs belle et qui passe par ici sans voir ses charmes, son cur ne trouve pas de joie en ce monde. Tout en admirant la chanson d'Akritas, ceux qui taient prsents furent vivement surpris de ce qu'il disait. Ses paroles taient douces comme les chants mlodieux des sirnes. Mais personne au monde ne pourrait numrer toutes les richesses de la maison du gnral. Elle tait tout en marbre et en mosaques; les fentres taient ornes de perles; la chambre occupe par la jeune fille tait, au dedans comme au dehors, toute en marqueterie ; elle portait le nom de Chambre de la jouvencelle. Lorsque cette trs riche et ravissante fille entendit ce que chantait le jouvenceau, il s'alluma en elle un amour aussi grand que peut le comporter cette passion ; car la beaut extrieure et le chant blessent l'me et y pntrent par les yeux mmes. Elle et voulu tenir ses regards attachs sur le jeune homme et ne pas cesser de contempler sa beaut. Et, avec une douce tranquillit, elle disait l'oreille de sa nourrice : Penche-toi, ma nourrice, et regarde ce charmant jouvenceau. A la vue de la merveilleuse beaut d'Akritas, la nourrice fit cette rponse sa matresse : Madame plt au ciel que votre pre mon maitre le voult prendre pour gendre, car il n'en est pas un pareil au monde. Reste dans sa chambre, la jouvencelle ne cessait de regarder le jeune homme par un trou. Quant lui, feignant de ne rien savoir, il abordait quelques personnes : N'est-ce pas ici, [leur disait-il,] le magnifique palais du gnral; n'est-ce pas ici que demeure cette si clbre jeune fille, pour laquelle ont pri tant de nobles guerriers? En ce moment apparut le pre de la jeune fille, et, comme un simple valet, il dit Dignis Akritas : Mon fils, beaucoup de jeunes gens, sduits par la ravissante beaut que possde la jouvencelle, sont venus pour l'enlever. Mais son illustre pre, instruit de leurs desseins, leur a tendu des embuscades et les a tous saisis ; aux uns il a fait trancher la tte, et aux autres crever les yeux. Dignis reconnut ces mots que c'tait avec le pre de la jouvencelle qu'il parlait, et il lui fit aussitt cette rplique : O mon pre, ne t'imagine pas que je suis venu pour enlever cette jouvencelle, mais, moi, jamais embuscades ne m'ont troubl. Dignis parla de la sorte comme un tranger et dit : Vous est-il agrable, seigneur, de parler au gnral d'une alliance de famille? Lui plairait-il de m'accepter pour gendre? Ainsi que le doit un fils, je le considre comme mon pre ; qu'il me regarde, lui aussi, comme son enfant. Lorsque le pre eut entendu cette dclaration, il lui dit : Tu lui as dj toi-mme communiqu tes intentions et il n'a nullement promis de s'y conformer. En entendant cela, Dignis n'eut pas la moindre crainte, mais il excita son cheval, s'approcha de la jeune fille, l'examina dans sa chambre par le trou, et lui adressa doucement ces paroles : Fais-moi savoir, jouvencelle, si je suis cher ton cur, et si tu dsires vivement devenir mon pouse; dans ce cas, c'est pour moi une chose excellente, agrable et heureuse; mais, si tes dsirs sont ailleurs, je ne veux point te violenter. Comment la fille de Ducas envoya sa nourrice parler Akritas. Aussitt la jouvencelle appela sa nourrice : Descends, ma nourrice, et va dire ceci au jeune homme : Dieu te fera connatre que je te porte dans mon cur. Mais je ne sais, jouvenceau, de quelle famille tu es issu. Si cependant tu es Basile Dignis Akritas, tu sors d'une trs riche et noble race, et, par les Ducas, tu es notre parent. Le gnral mon pre a des vedettes charges de te surveiller. Beaucoup de personnes lui ont appris tes hauts faits; mais garde-toi bien, jeune homme, de t'exposer pour moi quelque danger, car mon pre est cruel, il ne t'pargnerait pas. La nourrice rpta incontinent ces paroles Akritas, et le jouvenceau rpondit aussitt la jeune fille : Penche-toi, ma douce lumire, afin que je voie ta beaut et que ton amour pntre dans mon cur, car je suis jeune, comme tu vois, et je ne sais ce que c'est que d'aimer. Et, si ton amour m'entre dans l'me, blonde jouvencelle, ton pre et toute ta famille deviendraient des flches et des pes [qu'on ne m'empcherait pas de te possder]. Lacune. Retire-toi et sois dans la joie, jouvenceau, et ne m'oublie pas. Akritas accueillit ces souhaits avec une grande allgresse et rpondit : Attends-moi cette nuit. Et il reprit aussitt le chemin de sa maison, dvor de soucis, rong d'inquitudes. Et, du fond de son cur, il suppliait Dieu : Seigneur Dieu, disait-il, exauce ma prire ; fais que le soleil se couche et que la lune se lve, afin que sa lumire me soit propice dans ma route, car la noble jouvencelle m'attend. Et il dit en particulier son palefrenier : Desselle ma jument et selle mon cheval moreau ; serre-le avec deux sangles et mets-lui deux pectoraux; place-lui sur le dos ma selle, mon pe et ma massue, et n'oublie pas les rnes, afin que je puisse le bien guider. Le palefrenier excuta aussitt les ordres de son matre. Quant au jeune homme, appel au dner, il ngligeait de prendre sa nourriture et avait l'esprit compltement absorb par la jouvencelle, dont il se reprsentait la beaut. L'amour joint au manque de nourriture changea le visage d'Akritas et altra sa beaut. Comment la mre d'Akritas parla son fils. Sa mre, le voyant ainsi dprir, lui adressa ces paroles du fond du cur : Mon enfant, que t'est-il donc arriv que ta tristesse est si grande? Une bte froce t'a-t-elle bless ? Est-ce la crainte qui te dchire, ou quelque esprit malin, jaloux de ta vaillance, t'a-t-il ensorcel ? Dis-moi vite ce qu'il en est, et ne me cache rien. Et, pour me servir des paroles qu'Homre dans son livre fait adresser par Thtis son fils Achille : Parle, ne cache rien dans ton esprit, afin que nous le sachions tous deux. Car celui qui dissimule ses soucis est dvor par eux ; et, comme le dit cette maxime d'un sage : Un esprit inquiet est un ver qui ronge les os; ou bien cette autre sentence d'un autre sage : Il est florissant, le corps du mortel qui bannit les soucis. Aucune bte froce ne m'a bless, rpondit le jouvenceau, aucun trouble n'agite mon me, et personne ne m'a jet un sort ; ne maudis donc pas inutilement un innocent, car je suis en bonne sant. Et quand sa mre l'eut entendu, elle fit pour lui cette prire : Reine digne de tous nos chants, mon esprance, mre de Dieu, je te glorifie et je t'honore, toi et Dieu ton fils, de m'avoir donn un enfant qui n'a pas son pareil en ce monde. Fais-moi la grce qu'il vive des annes sans fin, pour que je me rjouisse de le voir, tout le temps de sa vie, exempt de soucis, heureux en ce monde, et toujours redout par les peuples de l'univers ! Et alors le jeune homme se dchausse promptement, il te ses bottes et s'assied pour souper. Son repas termin, il va dans sa chambre, met des brodequins, prend sa lyre qu'il agence son gr, car il tait fort habile jouer des instruments de musique, et, avec des boyaux de brebis tordus, il fit des cordes. Ensuite il s'quipa de nouveau et se rendit l'curie. Il s'lana sur son merveilleux moreau, celui avec lequel il tait certain de vaincre, n'importe o il allt. Il prit son pe, il prit aussi sa lyre ; il frappait sur cet instrument,[1] et chantait comme un rossignol... Lacune. Je t'ai prise et me suis enfui de ton pays. Considre quelle terrible et clatante action j'ai accomplie, et aime-moi davantage, moi qui te chris tant. Et le vaillant Akritas s'carta un peu de la route, prit la jouvencelle par la main, la fit asseoir sur une pierre norme, et lui tint ce langage : Assieds-toi ici, ma douce lumire, et regarde quel poux tu possdes. Et la jeune fille lui dit : Aie soin de ne pas faire de mal mes frres. Comment Basile combattit et dfit les hommes du gnral. Il excite aussitt son cheval et court sur eux ; il en atteint un, lui donne un coup d'pe, et le fend en deux, lui et son cheval ; il foule les autres aux pieds et les rduit l'inaction. Comme un bon pervier qui, quand il aperoit une perdrix, fond sur elle et la saisit, ainsi le jeune guerrier dispersait ses ennemis. Il reconnut que trois d'entre eux taient les frres de la jeune fille, venus seuls pour faire des prouesses ; ils avaient excit leurs chevaux et s'taient avancs jusqu'auprs de leur sur. Akritas, craignant qu'ils ne la lui enlevassent, marcha vers eux et les fit battre en retraite. Mais comme ils essayaient de nouveau de s'emparer de la jouvencelle, Akritas saisit sa massue, s'lana sur eux, leur en assna un coup avec peu de force et les dsaronna, sans toutefois les blesser. Alors le gnral leur pre, pleurant et se lamentant, arriva, non sans peine, pour voir sa fille. Comment Basile, les mains jointes, prsenta ses hommages au gnral. Lorsque Dignis vit venir de loin Ducas son beau-pre, il alla au-devant de lui, et, joignant les mains, s'empressa de le saluer, puis il lui adressa ces paroles pleines d'affection : Gnral, mon seigneur et mon matre, bnis-nous, ta fille et moi; pardonne-moi et ne me fais pas de reproches. Tes gens ne savent pas ce que c'est que de combattre, je leur ai donn une petite leon qu'ils n'oublieront pas. Console-toi, tu as pris un bon gendre, tu en chercherais un meilleur dans l'univers que tu ne le trouverais pas. Je ne suis pas un homme de naissance vulgaire, je ne suis pas non plus un lche, et, si jamais tu avais me charger de quelques affaires, tu t'assurerais alors quel homme est le gendre que tu possdes. Et le gnral, levant les mains en haut et dirigeant ses regards vers l'orient, rendit grces Dieu en ces termes : Gloire toi, mon Dieu, toi qui gouvernes avec une souveraine sagesse les intrts de chacun de nous. Je te remercie, Seigneur, crateur de toutes choses, de nous avoir donn une preuve de ta misricorde, car tout s'est accompli conformment ta volont, et j'ai pour prsent un jeune et valeureux gendre. Puis, se tournant vers ce dernier, il lui dit ceci : Mon charmant gendre, emmne celle que tu as prise par amour, car, si tu n'avais pas pour elle une affection sans bornes, tu n'aurais pas os accomplir seul une action pareille. Retournons dans ma demeure, et ne crains rien de mal de ma part, mais faisons nos conventions et clbrons les noces. Ds ce jour, tu recevras comme dot vingt quintaux de pices anciennes, des vtements d'une valeur de cinq cents livres, des domaines, qui seront pour ma fille d'un rapport immense, avec tous les animaux qui s'y trouvent, et quatre cents primauts ; je te donnerai encore quatre-vingts palefreniers, quatorze cuisiniers, autant de boulangers, cent cinquante autres serviteurs, et soixante-dix jolies servantes ; des reliquaires d'un grand prix, qui lui viennent de sa mre, et une couronne d'or massif enrichie de pierres prcieuses. Tout cela est chu en partage ma fille seule, et je lui accorderai encore une faveur de plus qu' mes autres enfants. Obis-moi, mon bon gendre ; viens, allons promptement dans ma maison, pour nous divertir. Mon pouse sera bien aise de te voir, elle rendra grces Dieu et sera heureuse en ce monde. Je ne veux pas que tous tes camarades disent que tu us enlev une fille, mais que tu ne reois rien en dot ; ce ne serait pas une gloire pour toi, mais bien plutt un dshonneur. Le jeune homme dit ensuite au gnral : Seigneur beau-pre, j'avais le dsir de prendre ta fille pour sa beaut, et non cause de sa fortune et de quelque argent. Je fais cadeau de tout cela mes beaux-frres. La beaut de leur sur me tient lieu de beaucoup de dots. Dieu est le dispensateur de la fortune et de la pauvret ; il lve et abaisse, il exalte et humilie ; mais, si telle est ta volont, beau-pre, faisons les noces. Viens avec tes parents dans ma maison pour nous bnir, et puis nous retournerons dans ton palais avec ta fille, afin que ton pouse nous voie et ne cesse de se rjouir. Si tu ne veux pas venir, je vais prendre ta ravissante fille, et me rendre immdiatement dans ma maison et dans mes domaines. Lacune. Ils sont en route pour venir notre rencontre. Et quand la noble fille entendit cela, elle en fut trs satisfaite, et, regardant le jeune homme, elle lui dit : J'ai honte, mon matre, de me trouver seule ; j'aurais d couter mon pre et retourner la maison, et mon pre serait maintenant ici avec mes frres, toute ma famille et une foule immense de peuple ; j'aurais aussi mes servantes et tout mon attirail, et nous arriverions ainsi en grande pompe. Le jeune homme lui fit cette rponse : Ne t'attriste pas, ma belle, de ton isolement ; chacun sait que, bien que tu sois seule, il n'y a pas lieu de t'en blmer. Ils conduisaient six destriers magnifiquement caparaonns et que Dignis Akritas avait enlevs lui-mme aux hommes du pre de la jouvencelle, dans son combat avec eux. Comment l'mir salua les jeunes gens. Quand ils se rencontrrent, ils changrent aussitt un salut. Dignis et sa bien-aime mirent pied terre, l'mir mit aussi pied terre et les embrassa tous deux. Et, du fond de son me, il pronona ces bndictions : Que le Dieu crateur de toutes choses vous bnisse, que celui qui a cr la terre et le ciel et fait la mer daigne vous rendre heureux en ce monde, qu'il multiplie vos annes dans la paix et la richesse, et qu'il vous fasse les hritiers de son royaume ! Et il fit asseoir la jeune fille sur un beau cheval, dont la selle de bronze tait superbement dispose, et on lui ceignit le front d'une couronne prcieuse. Le peuple et les vieillards leur firent un immense et bruyant cortge, les trompettes sonnrent, et aussitt on se remit en chemin. Qui pourrait dire, qui pourrait raconter les brillantes rjouissances qui furent alors clbres ? La terre elle-mme tressaillit d'allgresse et fleurit de joie ; de joie aussi les montagnes bondirent, les rochers chantrent mlodieusement, et les fleuves ralentirent leur cours. Lorsqu'on approcha de la maison, la gnrale sortit au-devant des jeunes gens, et avec elle la ravissante mre d'Akritas, en grande pompe, suivie d'une immense multitude de peuple, et tous les salurent avec affection. L'amour ralisa les esprances des jeunes gens, et combla tous leurs dsirs et tous leurs vux. Comment l'mir envoya ses beaux-frres trouver le gnral. Une fois arriv la maison, l'mir envoie ses beaux-frres et ses hommes dire au gnral de venir la noce. Comment arriva le gnral, pre de la jouvencelle. Et, aussitt que le gnral les eut entendus, il prpara les cadeaux de noce et les envoya la jeune fille. Il fit aussi des prsents l'illustre Akritas ; il lui donna douze chevaux excellents et des moreaux de grande taille, couverts de magnifiques housses de soie pourpre ; il lui donna des selles et des brides nielles d'meri dor; douze faucons Abasgiens ayant pass par la mue, douze onces de choix trs exercs [ la chasse], douze nourrices et douze chambrires, des vtements brochs d'or et d'un travail prcieux, douze pelisses d'un triple tissu de soie blanche et pourpre ; une tente rouge et or, belle et vaste, avec des cordes de soie et des pieux d'argent; deux images de bronze reprsentant les saints Thodore et enrichies de pierres prcieuses, telles que rubis et amthystes; dix lances arabes de toute beaut et la fameuse pe de Chosros, et, prsent qui remplit de joie sa fille et Akritas lui-mme, il leur amena aussi un lion apprivois. A ces dons il ajouta de nombreux domaines, de fortes sommes d'argent, des serviteurs et des servantes, un assortiment de parures, enfin tout ce qui constitue une fortune. La dot s'levait six cent mille livres. Tels sont les prsents que le gnral fit son gendre Basile et sa bien-aime ; l'mir, lui aussi, fit des cadeaux la noble et belle pouse, ainsi que la gnrale, la mre d'Akritas, ses cinq frres et tous les parents. Comment Basile pousa la jeune fille. Le brave et beau Basile Akritas pousa la jouvencelle, conformment aux prescriptions de la loi des pieux chrtiens, et il en fit sa femme. Les noces durrent trois mois. L'mir, pre de l'illustre Dignis, la princesse sa mre, les frres de celle-ci, le beau-frre d'Akritas, les princes et une infinie multitude de peuple se divertissaient au milieu des banquets, au son des instruments de musique et au bruit des tambours. Quand les trois mois de noces furent couls, Dignis rendit son beau-pre des honneurs dignes de lui, et obtint alors son pardon et sa bndiction. Ensuite cet illustre gnral retourna dans sa maison, transport de joie et d'allgresse, avec une nombreuse escorte de braves soldats. Quant au jeune et beau Dignis Akritas, il vcut avec sa femme, heureux, et jouissant des beauts de sa charmante et bien-aime tourterelle. Plus tard, Akritas prit avec lui sa belle et ses braves, puis il se rendit aux frontires; il occupa les lieux o commandait son pre, et se hta d'exterminer totalement les irrguliers. Il faisait des courses dans les dfils et sur les frontires, et c'est pour cela qu'on lui donna le surnom d'Akritas. Il blessa un grand nombre de rebelles et en prcipita aussi beaucoup en enfer; et alors les provinces habites par les Grecs orthodoxes purent jouir de la paix avec Akritas pour dfenseur, gardien, protecteur et champion contre tous les ennemis et les meurtres nombreux. Or, Akritas conut un vif dsir d'errer seul l'aventure et de faire, seul et sans compagnon d'armes, des actions d'clat. Partout o il allait, il avait ses tentes. Il en possdait une merveilleusement belle, o il prenait son repos, seul avec sa jeune pouse. Les servantes de celle-ci avaient leur tente respective, et ses hommes, lui, avaient aussi la leur. Ces tentes taient dresses une grande distance l'une de l'autre. Quand Akritas dsirait changer de campement, autant il voulait de gens, autant de fanaux il allumait. Personne n'et jamais os se tenir prs de lui. Akritas tait devenu tellement redoutable que sa vue seule inspirait la terreur. Comment Basile donna son cuisinier un soufflet qui le rendit aveugle. Son cuisinier s'tant un jour mis en colre, Akritas lui donna un soufflet si violent que les yeux de ce pauvre infortun sortirent de leur orbite et qu'il demeura comme perclus jusqu' sa mort. Ds lors, Akritas dfendit que qui que ce ft approcht de lui, hormis sa jeune pouse, la trs noble jouvencelle, avec laquelle il se rjouit seul durant toute sa vie. Leur nourriture consistait en cerfs, oiseaux, chvres, cochons sauvages et tout autre gibier. Beaucoup de gens, jaloux de leur bonheur, conurent le dessein de les sparer. Leurs tentatives seront successivement exposes dans ce rcit, et vous apprendrez comment, lui seul, Akritas les vainquit tous, comment il fit trembler toute la Babylonie et devint fameux dans le monde entier, ce vaillant et admirable guerrier, ce mangeur d'hommes, que redoutaient tant les frontires de la Syrie. Le grand empereur des Grecs, le bienheureux Romain, le valeureux triomphateur, instruit des exploits de Basile Dignis Akritas, conut le dsir irrsistible et la plus grande envie de voir ce jeune hros et de le combler d'honneurs. Le monarque tait alors en Cappadoce, dirigeant une expdition contre les Arabes ses ennemis, et l'illustre Basile se trouvait aux frontires, y faisant une garde si-vigilante que, sans son ordre, personne n'osait les franchir. Comment Romain, empereur des Grecs, envoya une lettre Akritas. L'empereur crivit Dignis une lettre ainsi conue : Hte-toi, mon cher, de te rendre prs de nous. Notre majest a appris de beaucoup de personnes tes prouesses et tes exploits, et j'ai prouv le dsir de contempler ton beau visage, afin de rendre grces au Dieu crateur, qui t'a donn puissance, force et bravoure, une bravoure si suprieure celle des autres hommes ! Tu recevras par moi la rcompense de la main du Seigneur. Viens donc avec joie, jouvenceau, et ne nous oublie pas. Comment Dignis rpond l'empereur. Dignis, ayant reu le message imprial, y rpondit par celui-ci : Seigneur, dit-il, je suis ton esclave ; et si, comme tu l'as crit, tu dsires voir un homme inutile, prends avec toi quelques personnes et viens sur le bord de l'Euphrate. L, tu verras, seigneur, ton inutile serviteur; car, sire, je redoute un camp nombreux, je crains que les gens de ton arme ne commencent me critiquer et que, dans ma mauvaise humeur, je ne les gratifie d'un salaire de mes mains ; car la jeunesse, sire, commet beaucoup de folies. La lecture de cette lettre causa un vif plaisir l'empereur, et, avec une grande joie, il dit aux princes qu'il se trouvait un homme bon pour l'empire et dont le pareil ne s'tait jamais vu dans le monde. Il prit donc, comme il a t dit, cent soldats avec lui et partit pour aller voir Akritas. Avec cette escorte, il arriva au fleuve Euphrate. Comment l'empereur des Grecs salua Akritas. L, l'empereur aperut le jouvenceau avec quelques pallikares ; il l'embrassa avec effusion et admira la grandeur de sa belle et merveilleuse stature. Tu n'as pas besoin d'loges trangers, lui dit-il; quand la vrit brille, la louange est inutile. Parle donc avec assurance, mon enfant ; si tu as besoin de quelque chose, l'empereur lui-mme te l'accordera. Akritas lui rpondit humblement : Sois en bonne sant, sire, toi et ton arme. Ta sympathie seule me suffit ; quant aux honneurs et aux prsents dont tu veux me combler, donne-les, seigneur, aux soldats pauvres, car les dpenses de ton empire sont innombrables. L'offrande digne d'un monarque puissant et glorieux consiste aimer les trangers, avoir piti des affams, dlivrer ceux que l'on perscute injustement, accorder le pardon des pchs de pense, et ne pas s'irriter contre quelqu'un avant d'avoir fait une enqute. Voil, tout-puissant monarque, des uvres de justice, cette vertu l'aide de laquelle tu soumettras tous tes ennemis, car la force ne sufft pas pour gouverner et conqurir, mais c'est un don de la droite du Dieu trs haut, pour la grce duquel, sire, moi ton reconnaissant Serviteur, je t'offrirai, comme un trs humble prsent, et ce jusqu' ma mort, la remise des immenses dpenses que tu fais annuellement pour la garde des frontires. Bannis donc dsormais toute inquitude cet gard ; je ferai de tes ennemis les esclaves de ton empire. L'empereur, ayant entendu les paroles d'Akritas, lui dit : Mon enfant, la Romanie tout entire est toi ; parcours-la au nord et dans toutes ses provinces, et sois maintenant honor avec ton peuple. Je te donnerai, avec bulle d'or, le double de tous les biens confisqus ton aeul. Je veux qu'ils soient ta proprit et que nul ne puisse jamais t'en dpouiller. Lacune. crire de la Perse. Dans le sixime livre, je raconterai la droute des Arabes ; ensuite, trs cher lecteur, je dcrirai dans le septime la dfaite des aplates, ainsi que celle de Philopappos, de la vaillante Maximo et de ses gens! FIN DU CINQUIME LIVRE DE DIGNIS AKRITAS. Le pote tient les dtails des sixime et septime livres de la bouche mme de l'illustre Basile Dignis Akritas. SUJET DU SIXIME LIVRE DE DIGNIS AKRITAS. Voici le sixime livre du vaillant Akritas. Ce hros y raconte ses amis intimes comment il trouva la fille de l'mir Haplorrabdis fuyant dans le dsert avec son poux, comment il la ravit aux Arabes et la redonna son mari. SIXIME LIVRE DE DIGNIS. La jeunesse florissante est l'ge de la volupt, et elle se complat sans cesse dans les plaisirs de l'amour. C'est une gloire qu'elle place au-dessus de la royaut, au-dessus de l'clat des richesses et au-dessus de tout honneur; Voil pourquoi un jeune homme glisse facilement, si mme, je crois, il est uni lgitimement la plus belle des femmes, car l o brille le soleil, tous y courent. Ainsi, cet illustre Akritas, ce hros favoris de tous les dons de Dieu, valeur, intelligence, beaut, taille avantageuse, voix agrable et charmante, mais priv d'enfants (ce qui fut le chagrin de toute sa vie), raconta quelques personnes qu'il fut victime de cette passion. Comment Akritas raconte ses exploits ses amis. Un jour, Akritas, assis avec ses amis chris, ses amis intimes, commena les entretenir de la passion d'amour et ensuite des innombrables exploits qu'il accomplit en ce temps-l. Il leur fit donc le rcit suivant : Rcit de Dignis Akritas. Haplorrabdis, le plus grand des mirs, avait coutume de saccager les villes et de dvaster les provinces de la Romanie, la tte de nombreuses armes. Il advint que le fils de l'illustre gnral Antiochus dirigea une expdition contre cet mir; mais, compltement dfait et pris par ce dernier, il fut enferm dans une forteresse et retenu trois ans captif. Mais la nlle de l'mir (et ce fut pour son malheur) aima le prisonnier, en l'absence de son pre. Elle s'empressa de le mettre en libert, afin de le prendre pour poux, et, avec l'assentiment de sa mre, elle le fit prince. Il semblait avoir beaucoup d'amour pour elle. Ayant alors trouv une occasion favorable de fuir en Romanie, il communiqua son dessein la jouvencelle et lui dclara qu'il craignait que l'mir son pre ne le dcouvrt. Il l'obligea donc partir avec lui, lui jurant de ne jamais l'abandonner, mais de l'avoir pour pouse tant qu'il vivrait en ce monde. La jeune fille crut ses serments et lui promit de le suivre. Ils obtinrent ensuite le consentement de sa mre, alors malade. Comment le fils d'Antiochus emmena avec lui la fille d'Haplorrabdis et l'abandonna dans le dsert. Ils montrent tous deux sur des chevaux prpars d'avance et se mirent promptement en route. Le voyage se passa bien jusqu' leur arrive la source, o il dlaissa la jouvencelle, et continua son chemin. Reste seule auprs de cette source, la jeune fille attendait le retour du jouvenceau. Quant moi, je vivais alors, comme je l'ai dit, spar de mes parents, et j'habitais aux frontires avec ma bien-aime. Je voulus faire seul une expdition en Syrie ; j'avais alors dix-huit ans, comme je le sais exactement. Comment Akritas monta cheval et alla en Syrie. Je montai sur mon cheval, un noir coursier arabe, aprs avoir pris une pe, un bouclier et une lance bleue, et j'atteignis le territoire des Arabes. L'illustre fils du glorieux gnral Antiochus venait alors d'abandonner la jouvencelle, fille de l'mir, comme nous l'avons dit nagure. Mousour, audacieux voleur de grand chemin, rdait aux frontires, dont il tait matre avant moi. Quand il aperut le jouvenceau mont sur une jument, il se mit le poursuivre avec acharnement pour lui donner sur les paules un coup d'pe et le dsaronner. C'tait un homme mort, si je ne me fusse trouv l. Comment Akritas trouva le fils dAntiochus et tua Mousour, son adversaire. Mais je tuai Mousour, et alors c'est moi qui fus matre. Ensuite, prenant aussitt le jeune homme par la main, je le confiai la garde de mes amis. Quant moi, je les quittai et je repris ma route. Aprs avoir franchi une longue distance, j'arrivai dans une prairie ; j'avais grand soif et je cherchais une source. J'aperois de loin un arbre dans un pais fourr et je me dirige de ce ct, esprant y trouver de l'eau. Cet arbre tait un palmier, et au-dessous il y avait une source. Comment Akritas, achevai, trouva dans le dsert la fille d'Haplorrabdia. M'tant approch, j'entends une voix, des sanglots, des gmissements et des pleurs, et j'aperois la fille de l'mir, abandonne par le fils d'Antiochus. Elle tait assise sous l'arbre, seule, et buvant de l'eau la source. Quand elle me vit, elle fut remplie de joie, et aussitt elle s'lana ma rencontre. Je crus que c'tait un fantme, et je fus tellement effray que mes cheveux s'en hrissrent. La jouvencelle, au contraire, se mit sans crainte me dire : Comment t'appelles-tu, jeune homme; et o vas-tu tout seul? Ne serait-ce point aussi l'amour qui te conduit en Syrie ? Mais, seigneur, puisque tu te trouves en des lieux dpourvus d'eau, descends un instant prs de la source ; car, bon jouvenceau, mon cur a de grands chagrins, et il me plat de te les dire, afin de trouver quelque consolation ma peine ; parce que la tristesse de l'me se dissipe quand on la raconte, et l'excessive douleur en prouve du soulagement. Aprs avoir entendu ces paroles et banni ma terreur, je mis aussitt pied terre, tout rempli de joie, et j'attachai mon cheval une des branches de l'arbre ; je plantai ma lance sa racine, et, aprs avoir bu de l'eau, je parlai ainsi la jouvencelle. Comment Akritas mit pied terre prs de la source et parla avec la jouvencelle. Dis-moi d'abord, jeune fille, la vie que tu mnes ici et pourquoi tu habites dans ce dsert, puis tu apprendras toi-mme qui je suis. Nous nous assmes ensuite tous deux par terre, et la jouvencelle, ayant pouss un profond soupir, commena parler ainsi : Jeune homme, ma patrie est Merfk. Tu as entendu parler d'Haplorrabdis, le premier des mirs ; il est mon pre ; ma mre est Mlanthia. Pour mon malheur, j'aimai un Grec que mon pre retenait prisonnier depuis trois annes. Il se disait fils d'un illustre gnral ; je le dlivrai de ses chanes et des horreurs de la captivit ; je lui donnai des chevaux, des primauts de mon pre, des armes prcieuses et d'immenses richesses. Je fis de lui un glorieux prince de Syrie, avec le consentement de ma mre, et durant l'absence de mon pre, occup, selon son habitude, de guerres continuelles. Je ne cessais de lui rpter : Mon bien-aim, ne me dlaisse pas ! Et, lui, il me disait avec serment : Je ne t'abandonnerai pas, mais je conserverai toujours pour toi un pur amour. Et il semblait me porter une grande affection et tre prt mourir pour me voir ne ft-ce qu'un instant. Mais il tait fourbe, comme le rsultat l'a dmontr. Un jour, ayant projet de fuir et voulant se rendre en Romanie, il me communiqua son dessein et la crainte qu'il avait du retour de mon pre. Il m'obligea ensuite me mettre en route avec lui et me fit les plus effroyables serments de ne jamais m'abandonner de sa vie, mais de m'avoir pour pouse, tant qu'il existerait en ce monde. J'ajoutai foi ses promesses et je rsolus de l'accompagner, conformment ses dsirs ; puis, nous nous efformes tous deux de trouver l'occasion d'enlever les richesses de mes parents. Par un cruel et diabolique hasard, ma mre fut atteinte d'une maladie dont elle faillit mourir. Tandis que tous les autres faisaient retentir la maison de leurs gmissements, moi, la malheureuse, je profitai de cette circonstance pour prendre une forte somme d'argent et suivre mon sducteur. La nuit fut on ne peut plus propice au succs de cette affaire, car elle tait sans lune et sans la moindre clart. Monts tous deux sur des chevaux prpars d'avance, nous emes promptement franchi une longue distance. Notre crainte fut grande jusqu'au troisime mille, mais, quand nous l'emes dpass sans avoir t reconnus, nous cheminmes avec rapidit, prenant de la nourriture lorsque le besoin nous y invitait ; peu aprs, il m'appelait son pouse bien-aime, et me prodiguait les plus doux baisers, en me pressant dans ses bras. Confondus, durant tout le trajet, dans les transports d'une joie mutuelle, nous parvnmes la source que voici, et nous nous y reposmes trois jours et trois nuits, qui furent consacrs nous donner rciproquement les preuves d'un amour inassouvi. Ce fut alors que le cruel tratre commena dvoiler la rsolution qu'il tenait cache. La troisime nuit, tandis que nous tions couchs ensemble, il se leva furtivement du Ut, sella les chevaux, et enleva l'or et les meilleurs effets. Lorsque je revins moi, mon rveil, je me levai, je m'arrangeai comme de coutume, je me donnai la tenue d'une jeune fille et j'en pris les vtements, car c'est ainsi que j'avais quitt mon pays. Mais le jouvenceau tait mont sur un cheval, avait charg l'autre d'or et s'tait mis en route. Dsespre la vue d'une pareille trahison, pied comme j'tais, je m'lanai sa poursuite en criant : Il est donc vrai que tu fuis ? Et moi o me laisses-tu seule ? As-tu oubli les bienfaits dont je t'ai combl ? As-tu perdu le souvenir des serments extraordinaires que tu me faisais nagure? Et, comme il ne se retournait pas, je lui criais encore : Crains, homme, le Dieu trs haut ! Piti, misricorde! Sauve une infortune, ne me laisse pas dvorer ici par les btes froces ! Je me lamentais, criant ces choses et beaucoup d'autres encore, mais lui, il disparut sans prononcer mme une parole. Quant moi, harasse de fatigue et, tu le vois, les pieds ensanglants par de nombreux achoppements, je tombai la renverse comme une morte. Puis, au jour, ayant non sans peine repris mes sens, je revins, en marchant difficilement, jusqu' la source. Je suis dnue de tout, et il ne me reste plus d'esprance, car, par honte des voisins et de mes compagnes, je n'ose retourner chez mes parents ; et j'ignore compltement o retrouver celui qui m'a sduite. Donne-moi, je te prie, entre les mains un glaive, afin que je me tue moi-mme en expiation de ma faute ; car, prive de toutes choses, il ne m'importe plus de vivre. Oh! que mon crime est grand et que mon infortune est immense! J'ai quitt mes proches, je me suis spare de mes parents pour possder un tre bien-aim dont me voil prive ! Quand la jouvencelle eut ainsi parl en gmissant et en s'arrachant ses boucles de cheveux, et en se frappant la poitrine, je fis mon possible pour mettre un terme ses lamentations ; je lui arrachai, non sans difficult, les mains de ses tresses, et je la consolai en l'engageant concevoir de meilleures esprances. Je l'interrogeai ensuite pour savoir depuis combien de jours le sducteur l'avait laisse seule en cet endroit. Voil maintenant dix jours, me dit-elle en soupirant de nouveau, que je suis dans ce dsert, sans avoir vu, malheureuse que je suis, d'autre visage que le tien et, hier, celui d'un vieillard qui me dit que son fils tait en Arabie. Il avait appris mes aventures, et il me raconta que, cinq jours auparavant, Vlattolivadi, un blond jouvenceau, un adolescent la taille lance, mont sur une jument, et conduisant un destrier, avait t poursuivi par Mousour, l'pe la main, et que ce jouvenceau et t tu sur l'heure, si le jeune Akritas ne se ft trouv l. Ce jeune homme est certainement mon sducteur, les rvlations du vieil Arabe ne me permettent pas d'en douter. Quelle est donc mon infortune et mon malheureu