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Armand Colin LA QUERELLE DES JEUNES ANCIENS ET DES VIEUX MODERNES: OÙ VA LA CRITIQUE LITTÉRAIRE ITALIENNE ? Author(s): Edoardo Costadura Source: Littérature, No. 100, LITTÉRATURE (DÉCEMBRE 1995), pp. 49-63 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713298 . Accessed: 15/06/2014 08:34 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.88 on Sun, 15 Jun 2014 08:34:16 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

LA QUERELLE DES JEUNES ANCIENS ET DES VIEUX MODERNES: OÙ VA LA CRITIQUELITTÉRAIRE ITALIENNE ?Author(s): Edoardo CostaduraSource: Littérature, No. 100, LITTÉRATURE (DÉCEMBRE 1995), pp. 49-63Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713298 .

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0.0.

0.1.

Edoardo Costadura, centre universitaire de Luxembourg

LA QUERELLE DES JEUNES

ANCIENS ET DES VIEUX

MODERNES

OÙ VA LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

ITALIENNE ?

Comme certaines maladies imaginaires, la crise de la théorie littéraire, du moins en Italie, a longtemps été un malaise indéfini, avant de parvenir à se déclarer ouvertement. Mais même dans son état actuel, l'on serait tenté d'avancer qu'elle n'est là, d'abord, que parce qu'on en a beaucoup (trop) parlé ; surtout, on dirait que si sa symptomatique commence à être claire, son origine en revanche continue de rester enveloppée dans les brumes. On a parlé en maints lieux de la fin du structuralisme , voire de la fin du post- structuralisme. On a assisté, aussi, à des tentatives assez vagues et parfois tendancieuses, de reconduire cette crise à ce qu'on a appelé la « fin des idéologies », c'est-à-dire la fin de l'idéologie par excel- lence ' le marxisme. Il serait fourvoyant d'entrer dans ce débat somme toute assez stérile ; il suffira de rappeler que la crise de la critique littéraire marxiste s'est amorcée, du moins en Italie, dès les années soixante-dix *.

Ce qu'il nous appartient de faire ici, c'est plutôt le constat d'une situation concrète, celle du débat engagé par les critiques et théori- ciens italiens, afin d'essayer de discerner les véritables tenants et aboutissants de la crise : et l'on tentera de se borner avec le plus de rigueur possible aux aspects littéraires de la question.

On pourrait également se demander si et en quelle mesure les réflexions menées dans la péninsule ont donné lieu à un déplace- ment du point de vue italien sur le débat en cours en France. Etant donné la condition « subalterne » de la théorie littéraire italienne par rapport à la France, cette hypothèse est loin d'être dénuée de fondement. De fait, lorsque l'on commença au cours des années

1. Voir à ce propos V. Gazzola Stacchini, R. Luperini, Letteratura e cultura dell'età presente (. Letteratura Italiana Laterza , 66), Laterza, Bari 1980, p. 169 sw.

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1.0.

La critique italienne

cinquante à s'affranchir du despotisme intellectuel exercé par Benedetto Croce, la réflexion sur le littéraire en Italie a été sans cesse tributaire des travaux de la nouvelle critique : Barthes, Todorov, puis Genette, Kristéva, Greimas etc. Au point que la réception des « classiques » du structuralisme - les formalistes russes et ceux de l'école de Prague, puis Bakhtine et Lotman - a été filtrée par les interprétations qu'en ont données les théoriciens français (ou fran- cophones). Mais cela est bien connu.

Il n'est pas inutile, toutefois, de marquer d'emblée que les théoriciens italiens n'ont jamais cessé, même à l'orée de la « vague structuraliste», d'arborer une certaine cirsconspection, un certain soupçon à l'égard des « excès » théoriques français, fidèles en cela au réflexe typique de Y intelligentsia italienne à l'égard de Paris. La France vue par les Italiens est un pays contradictoire, séduisant de modernité, de liberté, de clarté et de profondeur ; mais dont il faut à chaque fois ramener les trouvailles à une juste mesure (équilibrée, classique). En I960 Giovanni Macchia a pu fonder le premier volet de sa grande histoire de la littérature française « in progress », sur cette proposition dialectique : « La littérature de la clarté, de la netteté, du rationalisme critique, peut devenir sans effort la littérature de l'om- bre, de la fatalité et de la démesure » 2. En 1924 Ungaretti avait été plus explicite :« Dans l'art français, le caractère n'est pas donné par la règle, mais par l'excès » 3.

De fait, la culture italienne se représente volontiers, face à la culture française, comme l'axe stable et immuable d'un éternel mouvement de pendule, entre les excès du rationalisme et les excès de Y irrationalisme français 4. Rapportons ce schème aux constella- tions actuelles du débat philosophique et littéraire en France, et nous aurons d'un côté le structuralisme (dans ses dernières manifesta- tions : narratologie et sémiotique), de l'autre le déconstructivisme derridien (et, en amont, la pratique barthesienne du «plaisir du texte »). Rien d'étonnant, donc, à ce que la « nouvelle critique » italienne n'ait jamais vraiment coupé les ponts avec la tradition de la critique italienne.

Il est certes impossible de résumer en quelques pages le pano- rama extrêmement foisonnant de la critique littéraire en Italie à partir de I9I85. Si nous réduisons ici à un schéma radicalement simplifié un tel écheveau de questions, ce n'est que dans le but d'isoler celles qui

2. G. Macchia, Libertà e ragione (1958), in II paradiso della ragione , Einaudi, Torino 1972, p. 7 (lre édition Laterza, Bari I960).

3. G. Ungaretti, Esordio (1924), in Vita d'un uomo, II - Saggi e interventi , a cura di M. Diacono e L. Rebay, Mondadori, Milano 1974, p. 62.

4. Que l'on songe à l'entre-deux-guerres, avec le debat engage par La Ronda , puis tour à tour par toutes les grandes revues littéraires italiennes (Il Convegno , La Fiera Letteraria , Solaria , etc.) sur la production littéraire française : la réduction des œuvres d'Apollinaire et de Valéry aux canons du classicisme italien, le refus du surréalisme etc.

5. On trouvera un excellent precis in V. Gazzola Stacchini, R. Luperini, op. cit., p. 137 sw. ; voir également, surtout pour la période après 1945, G. Leonelli, La critica letteraria in Italia ( 1945-1994 ), Garzanti, Milano 1994.

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1.1.

Littérature

nous paraissent avoir été (et être) les lignes de force de la critique littéraire italienne au travers de ces décennies. Le but étant de comprendre, et d'expliquer, les constantes qui se cachent derrière les polémiques actuelles.

Dès lors, on pourrait distinguer deux tendances majeures. D'un côté la critique stylistique , qui poursuit à partir des années vingt les recherches des maîtres de la méthode linguistique historique (Parodi, De Lollis), en les intégrant avec les acquis de la linguistique suisse (Saussure, Bally) et de la philologie allemande (Vossler, Spitzer). Mais les enjeux méthodologiques qui font le legs de cette école (repré- sentée par Benvenuto Terracini et Giacomo Devoto), ne seront véritablement exploités dans une optique littéraire qu'à partir de la moitié des années trente, lorsque Gianfranco Contini entreprend de développer une critique dite variantistica (des variantes) voire degli scartafacci (des brouillons).

Cette approche, qui parvient à concilier l'héritage de la philologie avec les acquis d'une certaine critique « artiste - non académique née au sein de La Voce (Serra, De Robertis), consiste à « exécuter » un texte comme l'on pourrait exécuter une sonate, afin d'en reconsti- tuer, sur la base des éléments linguistiques différentiels (les écarts) et des ébauches, le devenir interne. La stylistique continienne permet- tait ainsi, comme l'a remarqué récemment Ezio Raimondi, de « ra- tionnaliser l'irrationel -, autrement dit de satisfaire tant l'exigence de scientificité léguée par la stylistique du xixe siècle que le besoin de communion avec le texte ressenti par les modernes6. D'où son formidable retentissement, amplifié par son alliance avec le structu- ralisme, dont témoignent aujourd'hui encore les travaux issus des écoles de Pavie et de Padoue 1 . Bien qu'elle n'ait pas fait de l'historiographie son instrument privilégié, et pour cause, elle a su également imposer en maints lieux sa méthodologie et ses choix, surtout dans le monde universitaire et dans l'édition 8.

L'autre versant est occupé par l'école des historiens et des sociologues de la littérature. Ses origines plongent dans l'entourage de Croce ; il s'agissait au départ d'un historicisme ambigu, qui essayait de concilier la méthode esthétique avec la vision organique de l'histoire ébauchée par De Sanctis. Puis, peu à peu, l'analyse des

6. Voir P. Di Stefano, « Ezio Raimondi. Il lettore corsaro • ; Corriere della Sera , 11.5.1995.

7. Voir infra. La filiation continienne est tellement flagrante chez le goupe de Pavie qu'à son sujet l'on a malicieusement parlé du - giardino dei finti Contini », autrement dit - le jardin des faux Contini » (par analogie avec le titre du célèbre roman de Bassani, Il giardino dei Finzi Contint). Mais aussi des critiques fort éloignés de tout formalisme tels que Giovanni Macchia et Cesare Gárboli se sont inspirés de la critique « des variantes » (Voir G. Macchia, Nel magma dei progetti , in Baudelaire , Rizzoli, Milano 1975 ; et C. Gárboli, Trenta poesie famigliari di Giovanni Pascoli, Einaudi, Torino 1990).

8. Que l'on songe au rôle joué par Contini au sein du comité de lecture d'Einaudi, et à sa collaboration à La letteratura italiana - Storia e testi de chez Ricciardi, la maison d'édition financée par le banquier Raffaele Mattioli {cf. R. Chiaberge, « C'era una volta il Mecenate -, Corriere della Sera , 10.7.1995).

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1.2.

La critique italienne

contextes historiques et les questions de génétique du texte ont acquis une valeur exégétique croissante. Toutefois, ce courant (dont font partie entre autres Luigi Russo, Natalino Sapegno, Walter Binni et Mario Fubini) n'est devenu une école à part entière qu'au contact avec le marxisme, après 1945.

La critique historiciste de l'entre-deux-guerres allait se fondre ainsi avec la critique sociologique , en donnant lieu à une forme spécifiquement italienne d'historiographie de la littérature : une forme sans conteste dominante, comme en témoignent les antholo- gies, les manuels et les Histoires de la littérature italienne en usage dans les écoles et les universités 9. Les deux derniers grands projets historiographiques - ceux de Carlo Muscetta et Alberto Asor Rosa - s'insèrent également dans ce contexte épistémologique (tout en intégrant à l'approche historico-sociologique marxiste les démarches modernes d'analyse formelle des textes) 10.

Mais il y a un autre aspect de la question qu'il faut rappeler ici, et qui ne va pas de soi, du moins pour le lecteur français, habitué qu'il est aux mécanismes d'une culture qui se joue encore, somme toute, dans le pourtour d'une seule ville. En Italie les écoles théoriques et critiques, à l'instar des courants littéraires, trahissent une empreinte fortement régionale.

Ainsi, de même qu'Anceschi a pu définir à juste titre une « linea lombarda » dans une certaine poésie des années cinquante (Sereni, Erba, Orelli), de même est-on en droit de parler d'une école lombarde de théorie littéraire (la sémiotique philologique ), à savoir l'école de Pavie et le groupe de la revue Strumenti Critici : Cesare Segre, Maria Corti, Dante Isella, D'Arco Silvio Avalle. Un deuxième haut-lieu de la philologie italienne est Padoue, où Pier Vincenzo Mengaldo a succédé à Gianfranco Folena à la direction de l'Institut d'Histoire de la Langue. À Bologne l'accent est mis sur la théorie, avec une prédilection pour la philosophie du langage, l'esthétique de la littérature et la sémiologie : on est dans la citadelle d'Ezio Raimondi, de Luciano Anceschi et, naturellement, d'Umberto Eco. À Rome, en revanche, c'est plutôt l'école historiciste et marxiste qui s'est impo- sée, avec Carlo Muscetta, puis Alberto Asor Rosa, Romano Luperini, Giulio Ferroni etc.

Si l'on doublait ce répérage géographique d'un recensement par disciplines, ce panorama risquerait de s'amplifier indéfiniment. Il s'impose toutefois de souligner le rôle essentiel joué par les germa- nistes dans la réception des œuvres de Lukács et de l'école de Francfort (Cesare Cases à Turin, Paolo Chiarini à Rome, Giuliano Baioni à Venise).

9. Retenons deux ouvrages : N. Sapegno, Compendio di storia della letteratura italiana , La Nuova Italia, Firenze 1936-1947 ; et G. Petronio, L'attività letteraria in Italia , Palumbo, Palermo 1964.

10. C. Muscetta, Letteratura Italiana Laterza , Laterza, Bari 1971-1980 ; A. Asor Rosa, Letteratura italiana , Einaudi, Torino 1982-1992.

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2.0.

2.1.

Littérature

Or il nous semble que la querelle se joue dans l'opposition renouvelée entre les héritiers de la méthode historico-sociologique et les héritiers de la stylistique continienne, à savoir, dans le cas spécifique, les « romains » et les « lombards » - autrement dit, quo- dammodo , les anciens et les modernes 11 . Bien entendu, toute la difficulté consiste à discerner les nouvelles articulations de ce débat récurrent.

On pourra se demander, maintenant, pourquoi nous avons parlé, dans le titre, de « vieux » modernes et de « jeunes » anciens. C'est, comme on le verra, que la plupart des jeunes critiques participant au débat se sont formés au sein de l'école historiciste (dont ils consti- tuent, par conséquent, la « troisième génération »), alors que l'école stylistique s'est lancée dans la mêlée avec les représentants de sa « deuxième génération » (celle des sémioticiens comme Segre, qui a commencé à écrire au cours des années soixante).

Dans ce contexte générationnel, il ne sera donc pas inutile de rappeler trois dates, assez rapprochées, qui nous semblent marquer a posteriori une grande césure dans l'histoire de la critique italienne d'après '45. Au début des années quatre-vingt-dix, en effet, ont disparu trois maîtres de la « première génération - : en février 1990 meurt Gianfranco Contini, puis, au mois d'avril de la même année, Natalino Sapegno ; en mai 1995, enfin, s'éteint Luciano Anceschi (mais sa production critique s'était achevée à la fin des années quatre-vingt).

Abordons maintenant, sans plus tarder, la chronique de la crise, et tournons-nous d'abord vers les deux représentants attitrés des mo- dernes , à savoir Cesare Segre et Umberto Eco. Bien que ce soit ce dernier qui a engagé le premier une réflexion sur la crise de l'interprétation , le mérite d'avoir suscité le débat dont nous nous occupons ici revient à Segre ; ou, du moins, c'est la publication de son dernier essai - Notizie dalla crisi (1993) - qui a fait apparaître au grand jour une discussion en cours depuis quelques années déjà 12.

Dans notre optique, toutefois, c'est bien là le seul mérite de ce livre 13. Car Segre lance le débat, mais en dissimule aussitôt les enjeux et les conséquences. Son style volontairement terne mais toujours

11. Franco Fortini, déjà, voyait dans le débat sur la crise une réédition de « l'ancienne querelle, qui de temps en temps se rallume, entre les défenseurs d'une vision scientifico- positiviste et les tenants d'une vision historico-dialectique (donc aussi marxiste- hégélienne) de la littérature • (F. Fortini, « La critica corre al centro -, Il Sole-24 Ore , 12.12.1993, p. 25).

12. Le débat sur le statut de la critique littéraire avait déjà été amorcé au début des années quatre-vingt, lorsque la parution des premiers tomes de la Letteratura italiana dirigée par Alberto Asor Rosa a amené ce dernier, ainsi qu'Edoardo Sanguineti, à s'interroger sur l'utilité de la critique et, partant, sur la légitimité de l'histoire littéraire tout court (Voir E. Sanguineti, « Cari letterati qui ci vuole un po' di storia -, Il Secolo XIX ' 22.3.1983, et La missione del critico , in La missione del critico , Marietti, Genova 1987 ; A. Asor Rosa, - Caro critico, a che servi ? », la Repubblica , 31.1.1984).

13. C. Segre, Notizie dalla crisi. Dove va la critica letteraria .'Einaudi, Torino 1993.

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La critique italienne

précis nous ferait même oublier, par instants, que la crise concerne aussi la critique sémiologique, et que par ailleurs la critique sémio- logique n'est pas h seule approche théorique de la littérature admise sur le sol italien. Evidemment c'est là une stratégie polémique, dont on dévine, dès les premières pages, les implications essentiellement politiques : nous apprenons très vite, en effet, que la pénurie d'idées qui afflige la critique italienne dépend de l'hostilité du Conseil National Universitaire (contrôlé par les « traditionalistes ») à l'égard de la Sémiotique ; c'est pourquoi il y a très peu de chaires de Théorie de la Littérature, voire de Sémiotique ou de Sémiotique Littéraire ; par conséquent les jeunes prometteurs (les disciples de Segre et de ses collègues) ont été contraints de se détourner de la théorie sémiolo- gique, voire d'abandonner la carrière universitaire u.

Ces quelques dix lignes de l'essai, qui pourraient paraître le fait d'une saute d'humeur passagère, constituent au contraire l'un des prétextes du livre, puisque l'acte d'accusation contre les manœuvres des « traditionalistes » (autrement dit, les critiques historiens et socio- logues, réunis en vrac sous l'étiquette de « marxistes ») occupe une place centrale dans un interview accordé par Segre au Corriere della Sera en novembre 1993 : « L'université italienne n'a pas accepté les nouvelles méthodes critiques et a elle bloqué de la sorte la carrière des jeunes en refusant de créer les chaires et les disciplines qui auraient pu étendre notre récherche. [...] Si chacun d'entre nous avait pu soutenir ses bons élèves, maintenant on aurait des chercheurs capables d'œuvrer au renouvellement de la critique -15.

Hors de la sémiologie - ou plutôt hors de la sémiotique philologique , point de salut. La réponse à la première question suscitée par la crise : comment en sortir ?e st donc toute trouvée. Mais le livre répond également à une exigence de clarification : pourquoi cette crise ? est-ce qu'elle nous impose de rectifier nos méthodolo- gies ?

Les Notizie étant composées, comme la plupart de ses livres, d'articles réunis après-coup, Segre nous révèle (dans un autre interview) qu'au moment d'opérer le tri, il s'est aperçu qu'un certain nombre de textes « marquaient une tentative précise d'enrichir ou de renouveler les méthodes utilisées jusqu'à cette date dans mes tra- vaux - 16. Il ajoute que ces choix lui ont été dictés par un « examen de conscience ». Il y a donc bien, derrière les certitudes de la méthode scientifique la plus rigoureuse, des questionnements inquiets et (qui sait ?) embarrassants. Après avoir imputé l'éclatement de la crise à la « fin des idéologies », qui aurait entraîné dans la chute générale les méthodologies littéraires apparentées à ces mêmes idéologies (le structuralisme ef l'École de Francfort, la psychanalyse et le marxisme

14. Ibid., p. 7. 15. C. Stajano, « Poveri critici senza idee. A colloquio con Cesare Segre sul suo ultimo

libro, dedicato alla crisi della ricerca letteraria », Corriere della Sera , 7.11.1993, p. 23. 16. « Chi è forte alzi la mano. Cesare Segre risponde ad Alberto Papuzzi », L'Indice ; avril 1994, p. 9.

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Littérature

critique), Segre se tourne vers ceux qui vont être ses interlocuteurs privilégiés tout au long du livre : les déconstructivistes américains. Le renversement radical de perspective qu'ils ont opéré, du message au destinataire, n'a pas été sans ouvrir des failles dans le discours sémiotique ; force est, par conséquent, de remettre en cause au moins deux points fermes de la méthode structuraliste, à savoir : le « dogme - de Y autotélisme, et le statut marginal du hors texte.

Tout en défendant avec vigueur la centralité du texte, Segre est donc contraint d'admettre, davantage que par le passé, l'incidence du hors texte. Mais, comme l'a remarqué d'emblée Franco Fortini, il ne semble pas que Segre tienne suffisamment compte des différents degrés, de la hiérarchisation inévitablement discontinue des faits extratextuels 17 . Autrement dit, on a l'impression que le hors texte peut inclure indifféremment les brouillons de l'auteur (analysables selon la technique continienne), ses carnets et ses lettres, le contexte biographique « proche * (famille, amitiés etc.), le contexte géographi- que et historique. Or (comme Fortini ne manque pas de le rappeler) c'est bien là l'essentiel, et c'est sur ce terrain que se joue la querelle 18.

Or, précisément, Segre se garde d'aborder ce problème puisque, de toute évidence, cela l'aurait obligé de mener un peu plus loin les « innovations » de son essai. Innovations qu'il nous a été (comme à beaucoup d'autres) difficile de discerner, surtout si l'on veut bien mettre le livre à l'épreuve de la problématique en question : les Notizie , en effet, contiennent des articles qui approfondissent la lecture de certains textes canoniques de la philologie italienne (Petrarca, la tradition macaronique, le récit comique etc.), sans toutefois déplacer l'analyse sur le hors texte 19. Les deux seules études qui s'y attachent - le texte consacré à la Vita d'Alfieri, et II corpo e la grammatica - ne contribuent pas à éclaircir la question ; l'essai sur le corps et la grammaire, en particulier, ne semble pas ajouter (contrairement à l'avis de son auteur) quoi que ce soit de nouveau aux essais, en la matière, de Benveniste et Starobinski.

2.2. Quelques années auparavant Eco s'était attaché à définir les limites de l'interprétation. Dans un livre assez vertigineux qui porte précisément ce titre, Eco entend s'opposer à la dérive du sens (la

17. F. Fortini, « La critica corre al centro », cit . 18. Ibid. : « (la querelle) découle également d'une différente attitude (aussi éthico-

politique) face aux spécificités et à la gradualité du hors texte, ainsi que face à une différente évaluation de ses niveaux et de ses strates ». Fortini, quant à lui, est convaincu de la primauté du hors texte historique: «pour une lecture critique, les lettres, les témoignages biographiques et les brouillons sont, à mon avis, infiniment moins impor- tants, d'ailleurs aussi contre le témoignage de l'auteur lui-même, que, du moins dans le cas cité, le court-circuit qui foudroyé ces (faibles) vers en les soudant à l'époque historique et géographique [...]» (les vers auxquels fait allusion Fortini sont ceux d'un poème de Vittorio Sereni cité par Segre).

19. Voir à ce propos également (malgré son allusivité) G. Ferroni, « Impavido nella crisi », L'Indice , avril 1994, p. 8.

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sémiose illimitée) prônée et théorisée par Derrida et, à sa suite, par les critiques américains du déconstructivisme 20 .

Lors de l'entretien qu'il nous a accordé cet été, Edoardo Sangui- ned remarquait avec malice qu'Eco y réagit, avec horreur, aux dégâts dont il est lui-même (dans une certaine mesure) l'un des principaux responsables. On se souviendra en effet que le premier grand essai d'Eco - Opera aperta (1962) - avait comme but déclaré de démontrer la polysémie constitutive du message littéraire.

Eco oppose donc aux dérives déconstructivistes une distinction préliminaire entre l'usage du texte et l'interprétation du texte : si l'usage transforme le texte en un prétexte, puisant paradoxalement sa légitimité dans son infidélité (ce sera la position des déconstructivis- tes), l'interprétation en revanche doit impérativement partir du texte comme d'un point ferme 21 .

Dès lors, comment concilier la fidélité au texte et la polysémie ? Eco propose d'établir un rapport d'interaction entre trois concepts : Yintentio auctoris , Yintentio operis et Yintentio lectoris. En bon sémioticien Eco n'assigne à cette dernière instance qu'une fonction subalterne, qui ne saurait entrer en ligne de compte qu'au moment de reconstituer la génèse de l'œuvre 22. Il est rare que Yintentio auctoris coïncide avec Yintentio operis , si bien qu'il faut admettre, à l'instar de Valéry, que le texte est une réalité tout à fait séparée de son auteur. Aussi la notion d'Auteur empirique se révèle-t-elle la plupart du temps inutile 23.

Dès lors, tout (ou presque) se joue entre Y intention du lecteur et Y intention du texte , dans une tension dialectique qui caractérise la pensée d'Eco depuis quelques années 24 . Mais avant de décrire ce mécanisme, il faut opérer une dernière (et double) distinction entre le Lecteur Empirique et le Lecteur Modèle d'un côté, Y Auteur Empi- rique et Y Auteur Modèle de l'autre - les deux termes « seconds » étant les produits complémentaires de la structure du texte (ils pourraient correspondre, quodammodo , au « lecteur implicite »» et à 1'« auteur implicite »).

Dès lors le réseau textuel pourrait être défini selon un modèle calqué, comme le reconnaît l'auteur lui-même, sur celui du « cercle herméneutique » : « Un texte est un engin susceptible de produire son Lecteur Modèle. Ce lecteur, je le répète, n'est pas celui qui établit la seule conjecture exacte. Un texte peut prévoir un Lecteur Modèle légitimé à tenter d'infinies conjectures. [...] Puisque l'intention du texte consiste principalement à produire un Lecteur Modèle qui soit

20. U. Eco, / limiti dell'interpretazione , Bompiani, Milano 1990. Ces réflexions ont été reprises et explicitées dans U. Eco, Interpretazione e sovrainterpretazione. Un dibat- tito con Richard Rorty, Jonathan Culler e Christine Brooke-Rose , a cura di Stefan Collini, Bompiani, Milano 1995 (éd. orig. U. Eco, Interpretation and Overinterpretation , Cam- bridge University Press, 1992).

21. U. Eco, I limiti dell'interpretazione , cit., p. 38 et passim ; et p. 105. 22. U. Eco, Interpretazione e sovrainterpretazione, cit., p. 101 sw. 23. Ibid. , pp. 79-80. 24. Voir ibid., S. Cavicchioli, Postfazione , p. 184.

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capable d'établir des conjectures sur le texte lui-même, l'initiative de ce lecteur consiste à imaginer un Auteur Modèle qui ne soit pas l'auteur empirique et qui finisse par coïncider avec l'intention du texte. Par conséquent, plutôt qu'un paramètre utilisable pour valider l'interprétation, le texte est un objet construit par l'interprétation au cours de l'effort circulaire produit pour se valider lui-même sur la base de ce qu'il construit comme son propre résultat » 25 .

Interpréter signifie donc, en dernière instance, « reconnaître une stratégie sémiotique » inscrite dans le texte. Certes, il est impossible, nous dit Eco, d'établir a priori , et pour chaque texte, le nombre et le paradigme exact des interprétations « correctes - ; il est en revanche possible de déceler les interprétations fausses 26. Nous disposons, à cet effet, de deux critères, dont l'un concerne le texte, l'autre l'acte de lecture : d'un côté il faut poser que tout texte littéraire est bâti sur une isotopie sémantique pertinente qui en assure la cohérence interne ; de l'autre, il faut veiller à opérer des choix de lecture le plus possible économiques , autrement dit des interprétations axées sur les cons- tantes spécifiques ( différentielles ) du texte donné 27 . Eco rejoint par là, en proposant explicitement le modèle opératoire de la coopéra- tion, la méthodologie de Contini et, en amont, de De Robertis, qui préconisait précisément l'avènement d'un lecteur qui sache partici- per au « jeu » du texte 28 .

3.0. Dans l'autre camp on assiste à une sorte de nouveau rappel à Vordre , qui se double nous semble-t-il d'un nouveau strapaese. Soudain, en l'espace de quelques mois, voient le jour des essais polémiques - parfois à la limite du pamphlet - écrits par des jeunes universitaires affirmant leur volonté d'en revenir à la tradition de la critique italienne incarnée soit par De Sanctis et Croce, soit par Borgese et Debenedetti.

Ce retour prend volontiers les dehors d'une revanche des jeunes de province sur les vieux notables des villes - des jeunes qui proclament tout haut avoir passé les journées de '68 non pas sur les barricades ou dans les amphis des universités occupées, mais dans leurs chambres, à la campagne, voûtés sur les textes des maîtres aujourd'hui disparus, ou à la retraite. En présentant son étude sur l'histoire de la critique littéraire en Italie depuis 1945, Leonelli ne craint pas d'affirmer : « Derrière ce livre il y a en somme la province, avec les livres qu'on prenait toujours au sérieux, qu'on lisait de bout en bout et qu'on laissait sédimeter » etc. etc. Ce livre serait donc « la petite autobiographie indirecte, très discrète et dissimulée, d'un fragment de génération [...] qui avait vingt ans en soixante-huit et qui, enfermée ou réfugiée en province, lisait au lieu de contester » 29.

25. Ibid., p. 78. 26. Ibid., p. 65. 27. Ibid., p. 86 sw. 28. Voir ibid., S. Cavicchioli, Postfaziom, cit., p. 195. 29. G. Leonelli, La critica letteraria in Italia 1945-1994, cit., p. 8. Massimo Onofri lui

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La critique italienne

Les modèles de la nouvelle génération sont ceux que l'on appelle désormais les critiques-écrivains (soit les critiques qui font de leur propre écriture un instrument diégétique) : à côté de Croce, de Debenedetti et d'Antonio Borgese, les noms que l'on prononcera avec le plus de vénération seront ceux de Giovanni Macchia, Cesare Gárboli, Pietro Citati, Luigi Baldacci.

Ces jeunes anciens ne sortent pas du néant. Ils ont des maîtres (Giulio Ferroni, Alfonso Berardinelli) qui ne se privent pas d'entrer dans le débat, mais qui ne vont pas jusqu'à reexumer Croce 30. Leur présence permet de répérer les traces de 1'« ancienne querelle » sous la poussière soulevée par les nouvelles polémiques. Or la question est de savoir si, en dessous de la poussière, il y a aussi autre chose : peut-être quelque chose de nouveau.

3.1. Ceux qui, peut-être de retour d'une baignade, ont acheté cet été le Corriere della Sera du 18 août, y auront découvert un long interview accordé par Giulio Ferroni à Paolo Di Stefano, intitulé Ferroni : « Eco , il Narciso »31. Au-delà des considérations sur le personnage et le romancier Eco, cette intervention révèle précisé- ment l'existence de deux fronts bien délimités : d'un côté les linguistes-sémioticiens, de l'autre les historiens. Pour Ferroni, Eco incarne toutes les perversions et tous les dangers de la sémiotique : goût du jeu gratuit, de la parodie et du renversement systématique des valeurs, tendance à l'homologation en vrac des phénomènes - même les plus triviaux et pervers - de la culture « de masse ». Quant à la théorie littéraire développée par Eco, Ferroni se borne à affirmer que la littérature « est pour Eco un échange de jeux dans un monde où tous sont un public potentiel *. Du coup, la réflexion d'Eco passerait à côté du « sens contradictoire et tragique de la vie *.

Autrement dit, la sémiotique met entre parenthèses le hors texte. Comme nous avons pu le constater, Ferroni n'est pas le seul à opposer cette critique aux systèmes des formalistes. Fortini lisant les Notizie de Segre était parvenu, sur le fil d'une analyse plus articulée, à une conclusion analogue. Les mécanismes de l'ancienne querelle sont ici encore à l'œuvre. En revanche l'entrée sur scène de la nouvelle génération amène, du moins à première vue, quelques éléments de nouveauté. Tout en choisissant le camp des « anciens », ces jeunes critiques s'efforcent de proposer un modèle alternatif de critique littéraire ; ce modèle n'est pas homogène, loin de là. Il présente toutefois quelques traits communs.

fait écho lorsqu'il se dépeint sous les traits d'un « jeune homme de province qui a trouvé dans les journaux quasiment la seule fenêtre ouverte sur le monde • (M. Onofri, Ingrati maestri. Discorso sulla critica da Croce ai contemporanei, Theoria, Roma-Napoli 1995, p. 159 ; mais voir aussi pp. 114 et 142).

30. Debenedetti, en revanche, fait depuis quelques années déjà l'objet d'un véritable revival (voir la dernière reédition de sa Poesia italiana del Novecento, Garzanti, Milano 1993, avec une nouvelle préface de Berardinelli).

31. P. Di Stefano, « Ferroni : "Eco, il Narciso". Un critico letterario contro il famoso semiologo che ha scritto II Notne della Rosa -, Corriere della Sera , 18.8.1995.

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Il conviendra de commencer par la pars destruens. L'on remar- quera d'abord que le refus de la tradition des « modernes », incarnée aujourd'hui encore par Contini, atteint une violence que l'on cher- cherait en vain dans les livres et les essais des critiques historiens. D'après Emanuele Trevi la linguistique aurait complètement esca- moté ce qui est le propre de la littérature : la production de l'imaginaire, le « tragique de l'existence * (l'on reconnaît des bribes des propos de Ferroni) 32 . Onofri va plus loin, en refusant en bloc l'œuvre de Contini, mais en s'attachant exlusivement à son versant « novecentista » 33. Les goûts personnels de Contini en matière de littérature italienne du XXe siècle sont en effet discutables, mais c'est là enfoncer des portes ouvertes 34 .

La vis polemica , quelque peu pompeusement révendiquée par Onofri (lorsqu'il s'en prend, en pastichant Foscolo, aux injustices « per cui ancora freme il nostro spirto guerriero »), ne suffit pas à expliquer la désinvolture avec laquelle Vavant-garde est réduite à une mise en œuvre, sur le plan de la création, des théories de la sémiotique 35. De toute évidence, il s'agit de doubler le rappel à Vordre littéraire d'un rappel à l'ordre politique. Cela permet de comprendre pourquoi la troisième cible des « jeunes critiques - est constituée par la variante idéologique et politique de la critique historienne, à savoir Asor Rosa 3<s.

Or il semblerait que le but de ces jeunes critiques soit double : amener la critique à saisir le contenu de vérité des textes ; redonner à l'acte critique sa «faculté de juger». D'où toute l'importance accordée à l'écriture dans la démarche critique. Ainsi pour Leonelli « le critique doit suivre les traces d'un texte, entrer dans ses viscères, l'exécuter comme une partition, en exprimer toutes les potentialités, [...] se servir de son écriture comme d'un forceps-37. Les essais d'Enzo Siciliano suggèrent à Onofri des considérations analogues : « la critique est vraie lorsque sa volonté de connaître coïncide avec la

32. Voir A. Fiori, « Diavolo d'un critico. Chi uccide la letteratura ? risponde un giovane critico, Emanuele Trevi », L'Unità , 26.9. 1994 (présentation de E. Trevi, Istruzioni per l'uso del lupo , Castelvecchi, Roma 1994).

33. M. Onofri, Ingrati maestri , cit., p. 73 sw. (le chapitre consacre a Contini est intitulé Dimenticare Contini , c'est-à-dire « oublier Contini »)■

34. Contini privilégie notamment la tradition hermetique, dont il était issu, et la prose « expressionniste » de Gadda et Pizzuto (voir G. Contini, Letteratura dell'Italia unita. 1861-1968, Sansoni, Firenze 1968, et La letteratura italiana. Otto-Novecento, Sansoni- Accademia, Firenze 1974).

35. M. Onofri, op.cit., p. 105 et passim ; et 185 sw. Voir par ailleurs M. Onofri, op.cit., p. 93 sw. Il s'agit en effet d'une vue assez superficielle. Parmi les membres du groupe 63, le seul qui s'est tourné vers la sémiotique est Umberto Eco, qui toutefois était une figure marginale du mouvement. Sanguineti, Giuliani et même Arbasino se sont servis habile- ment des nouvelles méthodologies, sans toutefois jamais abandonner leurs optiques spécifiques (qu'il ne serait pas abusif de qualifier d'idéologiques, voire anthropologi- ques). On a beaucoup de mal, d'ailleurs, à s'imaginer Sanguineti allié de Segre.

36. Voir, à titre d'exemple, G. Leonelli, op.cit ., pp. 121-22. 37. G. Leonelli, op.cit ., p. 227 (N. 52). Voir également ibid., p. 230 : « l'écriture, loin

de se présenter comme l'enveloppe dorée d'une expérience critique, en constitue l'âme et la condition ». Le quatrième de couverture nous annonce que le style y est redéfini comme « le paradigme et le présupposé fondamental du critique et de l'artiste ».

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même force expressive qu'ont ses raisonnements » 38. Il est regretta- ble que ni Leonelli ni Onofri ne sachent définir l'écriture, ou le style, qu'à l'aide de métaphores fleuries (le style serait, d'après Leonelli, « le cœur palpitant des choses ») ou de formules tautologiques.

Ces métaphores et ces formules répondent en tout cas à une tentative de réactualisation, dans et par l'écriture, de la méthode critique de Croce - du moins telle qu'elle apparaît aux jeunes anciens : « conception de la critique comme activité qui reproduit dans la pensée une œuvre d'art-»39. On retrouve là, en effet, le schéma de l'assimilation et de la reproduction de l'objet critique au travers de l'acte exégétique ; or ce processus, qui se fait et se manifeste par l'écriture, est le même qui préside (selon Coree) à la formulation des jugements esthétiques.

4.0. Paradoxalement, donc, cette querelle n'a suscité la naissance d'aucun nouveau mouvement - ces jeunes critiques ne forment pas un groupe homogène ; ils ne sont pas non plus en mesure (du moins pour l'instant) de proposer une méthodologie alternative. De plus, leur regard n'est pas tourné vers le futur, mais plonge étrangement dans le passé, au gré d'une réaction qui prétend en revenir aux modes d'écriture critique des années vingt.

Mais la querelle a eu un autre effet, bien plus curieux, sur lequel il est à notre avis urgent de s'interroger. De part et d'autre en effet, les critiques et les théoriciens ressentent un besoin singulier de raconter leurs lectures, de représenter leurs recherches comme des expérien- ces existentielles. D'où un retour quasi généralisé, de part et d'autre, à la confession , à l' autobiographisme. Les critiques, qu'ils soient sémioticiens, historiens ou néo-crocéens, réagissent à la crise en se calfeutrant dans les souvenirs des lectures de jeunesse ; dès lors, persuadés des vertus divinatrices de 1'« écriture critique -, ils essayent quelque peu maladroitement d'ériger leur discipline en genre litté- raire. Cela est véritablement nouveau en Italie, car - comme l'ont à juste titre remarqué Onofri et Leonelli - la tradition des « critiques- écrivains » a été longtemps marginalisée, tenue à l'écart des univer- sités.

Voici comment Leonelli justifie son projet d'histoire de la critique italienne : « Il y avait aussi, je l'avoue, une séduction narrative : j'avais sous les yeux une merveilleuse intrigue, foisonnante de personnages et de coups de théâtre et, à l'arrière-plan, l'Italie qui changeait au point de devenir, hélas, si lointaine et différente de celle que nous avions eu tout juste le temps de connaître lorsque nous étions jeunes»40. Onofri déplore en revanche celle qu'il appelle «une

38. M. Onofri, op.cit., p. 139. 39. Ibid., p. 17. 40. G. Leonelli, op.cit ., pp. 7-8.

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nouvelle vague de serrisme », mais il considère, quelques pages plus haut, que la critique littéraire doit survivre « en tant que genre littéraire » 41 .

L'on sera davantage surpris de constater qu'un critique aussi rigoureux et sec que Cesare Segre se laisse également tenter par les charmes désuets du « récit critique ». Dans le dernier paragraphe de son introduction aux Notizie dalla crisi , Segre nous donne ces dernières instructions : « Chaque groupe de chapitres, réunis par thèmes, est précédé par de brèves notices qui voudraient souligner leurs finalités et leur rapport avec le programme de l'ensemble. Ces notices [...] constituent une sorte de "récit critique", sinon même de testament » 42.

4.1. Une dernière considération nous semble s'imposer. La crise a révélé au grand jour un manque fondamental de la critique italienne depuis la mort de Croce : l'absence, à de très rares exceptions près, d'œuvres critiques et théoriques originales. Les Italiens, pendant ces derniers quarante ans, semblent s'être glissés subrepticement dans le rôle que s'étaient assignés - mais avec des résultats qui contredi- saient merveilleusement ces prémisses - les romantiques alle- mands : le rôle des « médiateurs », des « passeurs » 43. La preuve est sous les yeux de tout le monde, dans les catalogues des meilleurs éditeurs : mis à part les histoires de la littérature, qui impliquent inévitablement un projet unitaire, la plupart des ouvrages critiques et théoriques italiens publiés depuis la fin des années cinquante sont des recueils d'articles, tout au plus des recueils d'essais. Point de traités, comme on en trouve à la même époque en France ou en Allemagne.

Mais il y a au moins une exception, un « loup solitaire » qui par ce fait même a longtemps été sciemment ignoré par le reste de la confrérie : Francesco Orlando, qui a peut-être hérité cette vocation à la diversité de son maître, le prince Tomasi di Lampedusa 44 . Après avoir publié quelques travaux consacrés à la littérature française du xviie, xviiie et xixe siècle (entre autres Infanzia, memoria e storia da Rousseau ai Romantici , Liviana, Padova 1966), Orlando a commencé en 1970 à élaborer une théorie littéraire qu'il a qualifiée, très

41. M. Onofri, op.cit., pp. 110-111 et p. 25. Et c'est toujours Onofri qui parle du « récit critique ».

42. C. Segre, op.cit ., p. 19. On pourra voir également, dans ces lignes, une trace de la manière continienne et, de façon plus générale, une dette tardive à l'égard de l'écriture critique hermétique (Bo, Macrì). De fait, le titre même du livre, avec son intonation à la fois allusive et retenue, s'apparente singulièrement des formules qu'affectionnaient les poètes et les critiques florentins des années trente (voir C. Betocchi, Notizie di prosa e poesia , Vallecchi, Firenze 1947).

43. Voir à ce propos la remarque d'Edoardo Sanguineti : « peut-être est-ce précisé- ment une caractéristique italienne que de composer un mélange de différentes métho- dologies » (in F. Gambaro, Colloquio con Edoardo Sanguineti. Quarantanni di cultura italiana attraverso i ricordi di un poeta intellettuale, Anabasi, Milano 1993, p. 195).

44. Voir à propos de la rencontre avec Lampedusa, F. Orlando, Ricordo di Lampe- dusa, Scheiwiller, Milano 1963.

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sobrement, de freudienne45. Cette sobriété, qui tient aussi de la précision (et Orlando est un homme et un lettré d'une précision extrême), n'a pas été sans susciter des malentendus, qui commencent aujourd'hui seulement d'être levés. On a casé hâtivement la Lecture de la Phèdre dans le lot des études littéraires inspirées de la psychanalyse (dont on pourra rappeler celles de Mario Lavagetto et de Elio Gioanola), sans s'apercevoir de la nouveauté 46. Puis, tout a été noyé dans le silence : l'on s'était aperçu soudainement qu'il y avait là un système à part entière, bref un monstrum 47 .

Mais la nouveauté n'était pas (seulement) dans le souci systéma- tique. Elle résidait dans un choix méthodologique limpide : appli- quer Freud à la littérature c'est l'appliquer à un univers de langage ; donc il s'agit de partir, en tout premier lieu, des réflexions de Freud sur le langage au sens propre (non, par exemple, le langage des rêves) ; or il existe un texte où Freud s'interroge précisément sur les mécanismes à l'œuvre dans le langage - et, qui plus est, un texte analysant un type de langage somme toute littéraire, celui des mots d'esprit48.

Il en résulte une théorie de la littérature (et une pratique d'interprétation) opérant essentiellement à l'aide de deux concepts fondamentaux : le retour du réprimé (ritorno del represso) et la formation de compromis (formazione di compromesso). Par retour du réprimé Orlando entend désigner l'ensemble des phénomènes de réaction à la répression exercée par l'ordre établi au cours des siècles - ce qui l'amène à élargir la notion de retour du refoulé aux sphères de la morale, de la rationalité et même, récemment, du fonctionnel 49 . Par ailleurs, tout rapport entre une répression et son objet donne lieu à des phénomènes de formation de compromis . Or il se trouve que le langage littéraire est le lieu privilégié où le sujet réprimé, qu'il soit individu ou groupe social, ne cesse de redéfinir au cours de l'histoire le compromis fécond entre le respect du sens et le plaisir de le transgresser. Autrement dit, « la vocation de la littérature consiste à contredire dans son espace imaginaire l'ordre du réel - 50.

L'on devine que cette approche permet de découvrir de nouvelles perspectives dans la littérature, en même temps qu'elle élargit d'un coup le champ de la recherche, en lui ouvrant de facto l'accès à l'univers du non-dit sedimenté par l'Histoire dans les textes. Par où l'on voit que la théorie freudienne d'Orlando implique aussi un

45. Le premier livre de la série a été la Lettura freudiana della - Phèdre », Einaudi, Torino 1971.

46. Voici les lignes consacrées à Orlando par Leonelli : « (Francesco Orlando) a proposé une forme originale de psychocritique qui contamine les méthodes la linguisti- que et de la psychanalyse » ( op.cit ., p. 180).

47. F. Orlando, Illuminismo e retorica freudiana , Einaudi, Torino 1982. Ce livre connut le curieux destin de n'avoir aucune récension.

48. Voir F.Orlando, Lettura freudiana della - Phèdre », cit. ; et Per una teoria freu- diana della letteratura , Einaudi, Torino 1973.

49. F. Orlando, Gli oggetti desueti nelle immagini della letteratura , Einaudi, Torino 1993 (2e édition revue et corrigée, ibid., 1995).

50. Ibid., p. 10.

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regard d'historien. La preuve la plus éclatante de l'ampleur et de la multiplicité d'articulations de cette méthode a été fournie par Les objets désuets : dans ce livre Orlando s'est attaché à analyser les modes de représentation des choses défonctionnalisées à travers les textes de la littérature occidentale. Une fois plongés dans la lecture, l'on sera très vite habités par les questions posées par Orlando ; et l'on peut gager que le lecteur ne sera même pas effleuré par une autre question, formulée par le sous-titre d'un livre sorti la même année, et qui lui semblera soudain oiseuse : Où va donc la critique littéraire ?

P.S. Nous tenons à remercier vivement Francesco Orlando et Edoardo Sanguineti pour les entretiens qu'ils nous ont accordés en août 1995.

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