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LITTÉRATURE Le monde selon Mafalda POURQUOI A U COUR<=> C?E C E T T E N O U V E L L E AKJMÉE ME NOU<ô ME.TTOKJfô-KJOU<ô PA5 UME BOKJHE FOI'ô À LA COM5TRUCT ION 51 5OUVEMT DIFFÉRÉE D'UKJ /V1OWDE /MEILLEUR ? Avec Mafalda et sa bande, l'Argentin Quino a créé un monde passionnant. Surtout quand on le compare à celui de Charlie Brown, Lucy Van Pelt et autres Peanuts de l'Américain Schulz. Mais — il y a toujours un mais — avez-vous remarqué, chez Mafalda, la mère cachée derrière la fille ? ous êtes du genre à verser des larmes en épluchant des oignons 7 Approchez donc un globe terrestre de la plan- che à découper. Vous pleure- rez ainsi pour des motifs moins futiles. C'est le genre de recommandations que nous adresse Mafalda. petite fille de cinq ans. personnage d'une bande dessinée argentine. Ma- falda et sa bande, c'est le rire garanti. Garanti et dérangeant car ces enfants questionnent le monde façonné par les adultes. Vous savez, le genre d'héritage par Claire Lapointe dont on se passerait volontiers : les dettes dépassant largement le pécule. Tout passe au moulinet de leurs ré- flexions caustiques : le capitalisme, le socialisme, les guerres, l'impérialisme, la misère, la surpopulation, la dictature, les questions existentielles, y compris les conflits entre générations. J'en vois qui font la grimace : la politique... beurk ! Qu'à cela ne tienne. Si vous avez la conscience sociale paresseuse et que vous ne vouliez surtout rien y changer, jetez-vous sur Charlie Brown et sa bande de «joyeux tarés». Entre Lucie l'acariâtre. Charlie le complexé, Pattie la paresseuse et les autres, tous affublés de défauts d'adultes, vous arriverez peut-être à rigo- ler. Heureusement que le chien Snoopy et l'oiseau Woodstock occupent la moitié de la BD. sinon ce serait la grande déprime Quino vs Schulz Mais revenons à Mafalda. Outre cette dernière, intellectuelle sensible aux pro- blèmes mondiaux, vous ferez la connais- sance de Manolito. le petit capitaliste dont le héros est Rockefeller ; Susanita, l'individualiste qui ne rêve qu'à la vie feutrée quelle aura plus tard ; Felipe aux grandes dents, naïf et influençable ; LA VIE EN ROSE 44 février 1985

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LITTÉRATURE

Lemonde

selon MafaldaPOURQUOI A U COUR<=> C?E CETTE NOUVELLE AKJMÉE ME NOU<ô ME.TTOKJfô-KJOU<ô

PA5 UME BOKJHE FOI'ô À LA COM5TRUCT ION 51 5OUVEMT D I F F É R É E D'UKJ/V1OWDE /MEILLEUR ?

Avec Mafalda et sa bande, l'Argentin Quino a créé un monde passionnant.Surtout quand on le compare à celui de Charlie Brown, Lucy Van Pelt et autres

Peanuts de l'Américain Schulz. Mais — il y a toujours un mais —avez-vous remarqué, chez Mafalda, la mère cachée derrière la fille ?

ous êtes du genre à verser deslarmes en épluchant desoignons7 Approchez doncun globe terrestre de la plan-che à découper. Vous pleure-rez ainsi pour des motifsmoins futiles. C'est le genrede recommandations quenous adresse Mafalda. petitefille de cinq ans. personnage

d'une bande dessinée argentine. Ma-falda et sa bande, c'est le rire garanti.Garanti et dérangeant car ces enfantsquestionnent le monde façonné par lesadultes. Vous savez, le genre d'héritage

par Claire Lapointe

dont on se passerait volontiers : les dettesdépassant largement le pécule.

Tout passe au moulinet de leurs ré-flexions caustiques : le capitalisme, lesocialisme, les guerres, l'impérialisme, lamisère, la surpopulation, la dictature, lesquestions existentielles, y compris lesconflits entre générations. J'en vois quifont la grimace : la politique... beurk !

Qu'à cela ne tienne. Si vous avez laconscience sociale paresseuse et quevous ne vouliez surtout rien y changer,jetez-vous sur Charlie Brown et sa bandede «joyeux tarés». Entre Lucie l'acariâtre.Charlie le complexé, Pattie la paresseuse

et les autres, tous affublés de défautsd'adultes, vous arriverez peut-être à rigo-ler. Heureusement que le chien Snoopy etl'oiseau Woodstock occupent la moitié dela BD. sinon ce serait la grande déprime

Quino vs SchulzMais revenons à Mafalda. Outre cette

dernière, intellectuelle sensible aux pro-blèmes mondiaux, vous ferez la connais-sance de Manolito. le petit capitalistedont le héros est Rockefeller ; Susanita,l'individualiste qui ne rêve qu'à la viefeutrée quelle aura plus tard ; Felipe auxgrandes dents, naïf et influençable ;

LA VIE EN ROSE 44 février 1985

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Miguelito, l'ingénu aux cheveux en laitue ;Guille. le p'tit frère de Mafalda, contesta-taire doublé d'un côté «rocker» ; sonpère, écologiste désabusé de la politiqueet sa mère qui n'apparaît qu'occupée auxtâches ménagères.

Tous les personnages mis en scène parQuino réagissent d'une façon différentedevant le quotidien et face aux relationsinternationales. Ils s'affrontent, au niveaude l'intelligence et du coeur, sur le canevasdes grandes questions de l'heure, dunepart, et d'autre part, l'aJteur pose unregard critique sur chacune de leurs«positions» sociales. Il adresse, en quel-que sorte, un clin d'oeil à ceux qui sontassurés de posséder LA vérité. Il contribue,par là. à démolir les préjugés qu'on peutentretenir sur une foule de gens et d'évé-nements Du privé, Quino débouche pres-que toujours sur le social

Alors que Schulz, auteur de CharlieBrown, pratique un humour typiquementOncle Sam, épuré de toute dimensionsociale. Chaque enfant campe un typed'adulte, de ceux qu'on ne veut pas avoirpour voisin. Le monde, pour lui, se limiteà la bande ; une bande où n'existe niamitié, ni chaleur. Chacun est centré surlui-même, soutirant aux autres ce dont il abesoin. C'est l'apologie de la violence, dela ruse, de la mesquinerie, de l'individua-lisme crasse. Et vive la loi de la jungle :tant pis pour les faibles s'ils se fontbousculer par les forts. C'est dans l'ordredes choses.

Vous avez l'impression de lire un repor-tage sur la Maison Blanche ~> Attendez, çase confirme. C'est un monde fermé, étroitJamais on n'aboutit sur une remise enquestion des rapports humains, jamais onne débouche sur des préoccupationssociales ou politiques concernant lesÉtats-Unis et encore moins le mondeentier.

Schulz ne condescend à reconnaîtrel'existence d'autres pays qu'à l'occasionde voyages touristiques de la bande oulors des fantasmes de Snoopy. Snoopys'imaginant en Red Baron au cours de laPremière Guerre mondiale, en France,écrasant les «pauvres types» des tranchéesou courtisant les p'tites Françaises. Schulzn'utilise pas ces situations pour critiquerla guerre ou les puissants de ce monde.Non ! Elles n'existent que pour renforcerlimage du Super-Chien.

La bande par elle-mêmeDu côté de Quino, c'est l'interaction

entre des caractères sociaux différents etsouvent opposés qui fait l'originalité de laBD. Manolito. c'est le capitaliste sauvagequi ne se soucie que de l'argent ; le reste(culture, justice, qualité de vie) ne revêtaucune espèce d'importance. Le dollar estune fin en soi puisque sa plus grande jouis-sance n'est pas d'en jouir, justement, mais

MDM , B1EULARGEMTPAb TOUT.'

de le faire fructifier : il travaille tout le temps,ne se permet aucune vacance et tous lesgestes de sa vie tendent vers le même butPar exemple, il réduit les bienfaits del'éducation à sa plus simple expression :apprendre à calculer pour faire profiter lecommerce.

Idéologiquement. Manolito c'est l'ex-trême-droite, flirtant avec le fascismelorsque «nécessaire», faisant l'apologiede l'autorité, de la loi. de l'ordre, de laforce, de la puissance. Tout ce qui s'enécarte est considéré comme «dangereux».Il est ignorant, inculte et primaire. Lemonde est fait pour les forts et c'est trèsbien ainsi

ET ALORS, POLJRûUOl\ON E5T FAITE ? Ù UBOUT DU COMPTE:, LUEFBVWlE QUI NIE FAITPAS LA CLJl<3IME,C2LII NELAVE PAS, NE R.EPA55EPA<5, Ml RIEN DE TCkJTÇA,N'E5T PA<3 TOUT ÀFAIX UNIE FEMAAE / .

Susanita. c'est la fraction de la popula-tion qui ne se soucie que de ses intérêtspropres. Elle incarne légoïsme. l'opportu-nisme, la mesquinerie, le snobisme, leracisme, la superficialité, enfin l'indivi-dualisme à outrance. Ouf1 Elle joue surtous les tableaux, selon ses intérêts dumoment. Elle méprise Manolito (lire ceuxqui détiennent le pouvoir et l'argent), nonqu'elle soit en désaccord avec leur morale,mais plutôt parce qu'elle envie une placequ'elle n'occupera jamais. En mêmetemps, elle exerce sa mesquinerie surMafalda et les autres parce qu'elle estagacée par leur conscience sociale.

Elle se fait le porte-étendard des valeursconformistes : famille, travail, confort,rôles hommes/femmes stéréotypés, etcLe monde est tel qu'il est et il ne fautsurtout pas qu'il change

TU 6Aie) TOURQUOIIL E6T JOLI,CE MONDE

/PARCE QUE CttUKJE MAQUETTE...

ORI&IWALE6T DU

DÉSASTRE/

Mafalda, c'est l'intelligentsia. Elle vitdans un milieu financièrement à l'aisemais reste consciente de l'existence del'injustice sous toutes ses formes. Idéolo-giquement. c'est la gauche sociale-démocrate qui analyse de façon critiqueles grands problèmes et qui rejette lescadres connus : systèmes capitaliste etsocialiste. Le monde est tel qu'il est maispourquoi n'en serait-il pas autrement ~>

Felipe, c'est la majorité silencieuse,l'archétype du troupeau humain, résigné

et soumis à l'ordreIL F/ALLAIT QUE

ARRIVEétabli 11 est naïf,toujours surprispar les événements,indécis, gaffeur,insécure. sensible.Il préfère vivre à traversson héros, le Cowboysolitaire, plutôt qued'affronter la réalité11 ne développe pasde théorie sur lesinégalités socialesmais il adhère facile-ment aux idées émisespar qui que ce soit

N'ayant pas de véritable prise sur sa vie, ilpasse, en un temps record, de l'extrêmeallégresse à la plus profonde détresse.

JE COMMENCE AfSOUPÇONNER QUE,|QUAND LA MAÎTRES -

Miguelito, ce serait plutôt la couche quivit en marge de la société, comme les

février 1985 45 LA VIE EN ROSE

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Hippies des années 70. Il vit davantage auniveau de l'esprit et du coeur que de laraison. Il est copain avec tous et chacun ;il porte un regard plus humaniste quepolitisé sur le monde. Il demeure candidemême quand il essaie de jouer au«méchant». C'est un poète, un enfant-fleur qui subit avec philosophie lautoritèparentale.

Guille. petit frère de Mafalda.pourrait représenter la nouvelle version

de l'intelligentsia.Mafalda faitson «éducation»selon sa visionà elle. Il y adhèreen bonne partiemais en y ajoutantun côté «rocker».Comme il est enco-re petit et nouveaudans la BD. il fonc-tionne à un niveauassez primaire quise résume à sespropres besoins.

Les parents de Mafalda, de même queles autres adultes apparaissant sporadi-quement dans la BD, n'y jouent qu'un rôleaccessoire C'est le monde adulte condi-tionné depuis son jeune âge à réagir telque la société l'exige. Ils fonctionnentdans l'engrenage, quitte à grincer desdents de temps à autre, soit pour la forme,soit dans un sursaut de révolte. Ils illus-trent très bien les rôles traditionnelsdévolus aux deux sexes : l'homme, pour-voyeur et chef moral de la famille ; lafemme, esclave «consentante» desbesoins des siens, sans aucune vie propre.

r o u s LES JOURS,Kl LUI ENVOIE UM:RE ET ce MAUDITSUREAU NOUS

RENVOIEÇA.

Quel humour ? Quels enfants ?Quino privilégie l'humour référentiel,

c'est-à-dire qu'il fait appel à une situation,une personnalité extérieure à la bandedessinée. La lectrice ou le lecteur doit lesconnaître pour comprendre le sens de laséquence et finalement en rire. C'estlogique puisque Quino aborde des thèmesd'ordre socio-politique. Il doit donc nousréférer à la réalité.

Du côté de Schulz, c'est nettementl'humour interne (inside joke) qui prend ledessus. La séquence se complète d'elle-même ou bien elle est en liaison avec la

LITTÉRATURElogique des personnages. Comme Schulzconstruit sa BD en circuit fermé, il n'a àpeu près jamais à nous référer à la réalité.Schulz. c'est la politique «nombriliste», àdéfaut dune dimension politique

Un point commun aux deux bandesdessinées : elles s'articulent autour d'en-fants en bas âge. Mais le traitement en estdiamétralement opposé.

Mafalda et sa bande ont des préoccupa-tions qu'on peut qualifier d'adultes. Maisça n'a pas empêché Quino de les faireréagir en enfants. De plus, on sent bienqu'il embrasse la cause des enfants faceau gâchis mondial que leur refilent lesadultes

Schulz «exploite» - au sens péjoratif-des enfants qui semblent avoir des préoc-cupations propres à leur âge mais il leurfait endosser des réactions d'adultes,dégénérés en plus.

Quino met en scène l'Enfance, c'est-à-dire l'ensemble des enfants du monde,alors que Schulz utilise des enfants pourrendre cocasses des situations qui ne leseraient pas autrement.

Une absence remarquéeJe n'ai qu'un seul reproche à adresser à

Quino : il néglige un problème touchant52 % des habitants de la planète, la con-dition faite aux femmes. On me rétor-quera que cette «absence» est normale,Quino est un homme. Puis après ~> A-t-onbesoin d'être Noire pour s'élever contre leracisme ~> L'injustice, c'est l'injustice,quelque forme qu'elle prenne.

Il est vrai que Quino illustre, dunecertaine façon, la situation inférieure desfemmes : on ne voit la mère de Mafaldaque dans le cadre des tâches assignéestraditionnellement aux femmes. Mais çase limite à ça. Il n'y a aucune autremanifestation de l'oppression des fem-mes. Pire ' Loin de sous-entendre unecritique du chauvinisme mâle, il rejetteplutôt la responsabilité de cette situationsur les femmes elles-mêmes : Mafaldaméprise sa mère d'être ce qu'elle est. alorsqu'elle ne méprise pas les démuni-e-sd'être ce qu'ils et elles sont. Au contraire,elle sait pointer du doigt les véritables

TU bAIÔ, MAMAtVJ , JE. NVEUX ALLER A LA MA-TERMELLE £T ÉTUDIER.BEAUCOUP, COMME. CAPLUSTARD JE ME DE-V!EMDRA\ PA<û

MEET MÉDIDCR.ECOMME TOI.'

artisans de la misère. Pourquoi donc cesdeux poids, deux mesures 7??

Un aspect positif, cependant : Mafalda,le personnage principal, est une petitefille, pleine de ressources et d'esprit,éprise de justice, et meneuse de surcroît.C'est le personnage le plus attachant de laBD.

En terminant, j'aimerais vous faire lasuggestion suivante. Vous comptez, parmivos collègues de travail, un macho-pro-Reagan-anti-sandiniste-Pro-Vie. un typetout ce qu'il y a de sympathique, quoi ? Etil ne cesse de vous achaler^1 Comble dedésespoir, vous avez pigé son nom pourl'échange de cadeaux au party de bureau ~>Vous aviez bien songé lui offrir une p'titebombe à retardement. Mais vous êtescontre la violence ou vous craignez leh grand» bras de la justice. Je vous proposeune solution, presque aussi efficace ettout à fait légale, celle-là. Offrez-lui doncun album de Mafalda. Vous courez lachance qu'en pleine lecture il soit victimed'une attaque cardiaque. S'il en réchappe,soyez assurées qu'au moins il ne vousadressera plus jamais la parole ^

Claire Lapointe est une pigiste originaired'Abitibi. depuis longtemps militante de grou-pes syndicaux, populaires et féministes.

Le père de MafaldaJoaquin Salvador Lavado (Quino) est né à

Mendoza, en Argentine, en 1932. Il habiteactuellement Milan. En 1963. il était reconnucomme l'un des meilleurs humoristes gra-phiques argentins et il créait sa première etunique série de bandes dessinées : MafaldaLa petite Mafalda devient très vite un besl •seller. Vingt ans plus tard, les (huit) albumssont traduits et diffusés dans une douzainede pays.

LA VIE EN ROSE 4 6 février 1985