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Littérature pour adultes, pour enfants : à chacun son jeu par Vincent Jouve* Rappelant les différents dispositifs par lesquels les textes prennent en compte leur destinataire, Vincent Jouve montre l'importance du rôle joué par le lecteur dans le « jeu » de la lecture littéraire et analyse l'expérience que celle-ci constitue. C'est sous cet angle qu'il s'interroge sur ce qui distingue ou rapproche la littérature pour enfants de la littérature générale. * Vincent Jouve est professeur à l'université de Reims- Champagne-Ardenne, directeur du Centre de recherche sur la lecture littéraire. L a question « qu'est-ce que la littéra- ture ? », si elle a pu jadis déchaîner les passions, est souvent perçue aujourd'hui comme quelque peu naïve. Le conflit entre l'approche formaliste (défendant l'idée qu'il existe des caracté- ristiques objectives permettant d'identi- fier le statut littéraire d'un texte) et l'ap- proche historique (pour laquelle la litté- rature est une notion culturelle dont la définition et le contenu varient avec les époques) peut sembler dépassé. En véri- té, il n'en est rien. Le débat ne cesse de ressurgir de façon oblique comme si, fina- lement, se jouait avec lui quelque chose d'essentiel. En témoignent les remises en cause régulières des catégorisations qui structurent le champ littéraire. Est-il, par exemple, légitime de parler de « para littérature », de « littérature populaire » de « littérature grand public » ? Comment comprendre de telles étiquettes ? Renvoient-elles à différentes modalités de l'objet littéraire (comme l'indique la présence du mot « littérature ») ou à des sous-produits à la dimension esthétique discutable (si l'on comprend les préci- sions dans un sens restrictif) ? Ces déno- minations ne supposent-elles pas qu'il dossier N°206-LAREVUEOESL1VRESPOURENFANTS

Littérature pouradultes, pour enfants : à chacun son jeuexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/206_bis.pdf · la guérison du petit frère, la pierre philo-sophale

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Littérature pour adultes,pour enfants :

à chacun son jeupar Vincent Jouve*

Rappelant les différentsdispositifs par lesquels les textesprennent en compte leurdestinataire, Vincent Jouvemontre l'importance du rôle jouépar le lecteur dans le « jeu »de la lecture littéraire et analysel'expérience que celle-ciconstitue. C'est sous cet anglequ'il s'interroge surce qui distingue ou rapprochela littérature pour enfantsde la littérature générale.

* Vincent Jouve est professeur à l'université de Reims-

Champagne-Ardenne, directeur du Centre de recherche

sur la lecture littéraire.

L a question « qu'est-ce que la littéra-ture ? », si elle a pu jadis déchaînerles passions, est souvent perçue

aujourd'hui comme quelque peu naïve.Le conflit entre l'approche formaliste(défendant l'idée qu'il existe des caracté-ristiques objectives permettant d'identi-fier le statut littéraire d'un texte) et l'ap-proche historique (pour laquelle la litté-rature est une notion culturelle dont ladéfinition et le contenu varient avec lesépoques) peut sembler dépassé. En véri-té, il n'en est rien. Le débat ne cesse deressurgir de façon oblique comme si, fina-lement, se jouait avec lui quelque chosed'essentiel. En témoignent les remises encause régulières des catégorisations quistructurent le champ littéraire. Est-il, parexemple, légitime de parler de « paralittérature », de « littérature populaire »de « littérature grand public » ? Commentcomprendre de telles étiquettes ?Renvoient-elles à différentes modalitésde l'objet littéraire (comme l'indique laprésence du mot « littérature ») ou à dessous-produits à la dimension esthétiquediscutable (si l'on comprend les préci-sions dans un sens restrictif) ? Ces déno-minations ne supposent-elles pas qu'il

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Mauvaise caisse, III. 0. Kônnecke, L'École des loisirs

existe une « vraie » littérature (qu'il res-terait alors à définir) ?L'intitulé « littérature pour enfants » pou-vait sembler, a priori, à l'abri de tellespolémiques. Le critère de l'âge est moinssubjectif que les critères sociologiques.Très vite, cependant, on a vu s'élever lesoupçon que, derrière cette dénominationapparemment objective, se cachait unjugement de valeur dépréciatif : n'est-ilpas logique de penser que la littératurepour enfants, vu le public auquel elle s'a-dresse, est moins complexe, moins libre,moins riche - et, donc, de moindre qua-lité - que la littérature que l'on qualifie-ra par commodité de « générale » ? Bref,la littérature de jeunesse, est-ce encorede la littérature ? Les écrivains pourenfants, sans doute en quête de consi-dération (mais en quoi s'adresser à l'en-fance est-il déshonorant ?), tendent àrépondre par l'affirmative. Leur pra-tique, disent-ils, n'est pas fondamenta-lement différente de celle des autresécrivains : non qu'écrire pour lesenfants n'impose certaines contraintes,mais seul l'emballage change ; les carac-téristiques profondes - celles qui définis-sent un texte comme esthétique - restentcelles de la littérature générale. Essayonsde voir ce qu'il en est en nous attachantau cas du récit.

La trompeuse universalité du récitL'idée d'une unité du champ littérairedont la littérature pour enfants ne seraitqu'une composante s'appuie sur un cons-tat qui mérite qu'on s'y attarde, celui del'identité des structures narratives (quel'on retrouve, inchangées, dans les textespour adultes et les textes pour enfants).Qu'on lise Hany Potter ou Crime et châti-ment, on est en effet confronté à la mêmestructure profonde de l'intrigue. Le

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fameux schéma quinaire du récit1 estaussi parfaitement réalisé dans un volu-me de la Bibliothèque rosé que dans unroman de Maupassant : l'histoire se pré-sente, dans tous les cas, comme unensemble d'événements s'ordonnant lesuns par rapport aux autres à travers undéveloppement, une expansion et unerésolution finale.

Le système des personnages ne subit pasnon plus de modifications. Si, comme l'amontré Greimas2, tout récit est unequête mettant en scène un sujet à larecherche d'un objet, on rencontreranécessairement, quelle que soit la naturede l'objet recherché (le sens de la vie oula guérison du petit frère, la pierre philo-sophale ou l'amour des parents), despersonnages contrariant la réalisation duprojet (les opposants) et d'autres la favo-risant (les adjuvants). Que toute quêteait une origine (le destinateur) et desbénéficiaires (les destinataires) va égale-ment de soi.On trouvera aussi, dans les textes pourenfants, les mêmes techniques que dans leroman classique : jeux sur le statut du nar-rateur (présent ou absent de l'histoire), surles points de vue (les exemples de foca-lisation interne ne sont pas moins raresdans les récits pour la jeunesse que dansles textes pour adultes) ou sur l'ordre dela narration (Le Petit Prince, déjà, s'ou-vrait sur l'enfance du narrateur).Les procédures de captation du lecteursont également similaires. Tout récitdoit, en même temps, donner l'impres-sion d'un développement réglé et d'unsurgissement qui n'est dû qu'au hasard.Le lecteur doit pouvoir prévoir (sinon, lerécit serait illisible) et ne pas pouvoir pré-voir (sinon, la lecture serait ennuyeuse).Le narrateur, tout en programmant, dès

le début du texte, un dénouement atten-du, doit, par une série de détours et deretardements, tenter de faire croire aulecteur que, malgré tout, rien n'est dit.Ce principe fondamental de la narration,mis en évidence par Barthes dans sonanalyse d'une nouvelle de Balzac3, seretrouve sans la moindre difficulté dans« Fantômette » ou « Le Club des cinq »,mais aussi dans des ouvrages plusrécents dont le dénouement n'est pasforcément heureux. Bref, rien n'a beau-coup changé depuis Œdipe roi.De l'identité des structures narratives, ilserait cependant hasardeux de tirer desconclusions en termes de qualité esthé-tique. Les frontières du récit excèdentlargement celles du littéraire : le schémaquinaire ou le système actantiel se re-trouvent non seulement dans la plupartdes fictions, mais aussi dans les docu-mentaires, les spots publicitaires et lescomptes rendus de faits divers. Dans lamesure où la simple perception d'unesuccession sert d'embrayeur à la cons-truction d'un récit (si je vois deuxphotos représentant la même personnefaisant des gestes différents, j'imagine- je reconstruis - aussitôt une histoire), onpeut se demander si le narratif n'est pasnotre seule façon de penser l'événemen-tiel. En d'autres termes, il n'est pas sûrque nous puissions accéder à la réalitéautrement que par le filtre du récit.Il semble donc exister une confusionentre l'universalité du récit et l'universa-lité du littéraire. Ce n'est pas parce quetous les récits se ressemblent qu'ils ontpour autant la même valeur. Pour savoirs'il y a une différence entre la littératurepour adultes et la littérature pour enfants,c'est moins l'agencement des textesqu'il faut considérer que les effets qu'ilsproduisent, c'est-à-dire l'expérience de

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lecture qu'ils suscitent respectivement.Démarche d'autant plus naturelle qu'untexte, rappelons-le, est fait pour être lu.

Des textes pour enfants aux textespour l'enfantUn texte n'existant que dans la visée deson lecteur, ses stratégies sont toutentières fondées sur la compétence sup-posée de ce dernier. Or la compétence dulecteur enfant est, de fait, beaucoupmoins grande que celle du lecteur adulte.On peut le montrer sur le plan linguis-tique, mais aussi sur les plans culturel etcognitif.La compétence linguistique du lecteur,c'est sa capacité à déchiffrer les règles dela langue (orthographe, codes typogra-phiques, lexique et grammaire) ainsi queles conventions stylistiques et rhéto-riques. Que la maîtrise du langage soitplus grande chez les adultes que chez lesenfants, les auteurs pour la jeunesse enont manifestement conscience. Leurstextes bannissent naturellement leslexiques trop spécialisés (on ne trouverapas de « fiches techniques » à la manièrede Zola)4 ou les structures syntaxiquesdifficiles (pas de longues phrases à laProust)5. Sur les plans stylistique et rhé-torique, les auteurs éviteront, en géné-ral, les métaphores trop audacieuses(« Déjà sa prière s'effeuille et se dresse desa bouche comme un arbrisseau mort »6)ou les pactes de lecture trop complexes(comme ceux des récits ironiques).La littérature de jeunesse tient égale-ment compte de la compétence cognitivede ses lecteurs. Si l'on pose que « com-prendre », c'est reconnaître (rattacherdes unités isolées à des schémas géné-raux et antérieurs à la lecture) et ordon-ner (situer les unités reconnues à l'inté-rieur de ces schémas), ces deux opéra-

tions ne sauraient être réalisées de lamême façon par l'adulte et par l'enfant.Prenons l'exemple des « scripts », cesstructures fondées sur les suites d'évé-nements qu'on rencontre fréquemmentdans la vie quotidienne et qui permet-tent au lecteur de comprendre uneaction isolée en l'intégrant à un ensem-ble cohérent : si l'on peut supposer lesscripts « aller à l'école » ou « prendre letrain » connus de l'enfant, il n'en est pasde même pour les scripts professionnelsou erotiques dont on sait à quel point ilssont exploités par le roman traditionnel.La sexualité, la violence et la mort nesont, bien sûr, pas absentes des livresdestinés à la jeunesse (ces thèmes sontmême au centre d'un courant hyper-réaliste qui entend préparer les enfantsau monde des adultes), mais il s'agitjustement d'apprendre aux enfants (enutilisant leur langage) des scripts qui, apriori, ne font pas partie de leur savoir.Tout texte suppose également chez sonlecteur une compétence littéraire et cultu-relle qui comprend, en particulier, laconnaissance des scénarios intertextuels.Contrairement aux scripts, les scénariosintertextuels ne sont pas hérités de l'ex-périence commune, mais de la connais-sance des textes. Lorsqu'il lit des récitsappartenant à un même genre, le lecteurs'attend logiquement à retrouver unesérie d'événements et d'épisodes consti-tutifs du genre en question. Il peut ainsiconstruire un horizon d'attente qui luipermettra, d'une part, d'identifier, d'aut-re part, d'agencer, les suites d'actions qu'ildécouvre en lisant. À la lecture d'un récitde cape et d'épée, on est à peu près sûrde rencontrer une scène de duel quidébouchera sur la victoire du héros.Ouvrant un roman policier, on attend lamention du meurtre qui entraînera l'en-

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quête, la multiplication des suspects et,pour finir, l'arrestation du coupable.C'est parce qu'il table sur le savoir inter-textuel de son lecteur qu'un texte s'au-torise clins d'œil et allusions. Or la com-pétence littéraire des jeunes lecteurs neconcerne que des genres très cibléscomme le roman d'aventures, les contesou les récits d'apprentissage. La récepti-vité d'un tel public au jeu intertextuelest donc relativement limitée. Certes,rien n'empêche un auteur de faire, ausein d'un récit pour enfants, des réfé-rences à tel essai philosophique ou à telmanifeste politique, mais c'est forcé-ment en direction d'éventuels lecteursadultes (preuve qu'on est alors face à untexte qui, se laissant lire à plusieursniveaux, ne relève plus exclusivementdu champ de la littérature de jeunesse).Tel est le cas, entre autres, des Voyagesde Gulliver ou d'Alice au pays desMerveilles, qui, significativement, sontsouvent proposés aux enfants dans desversions abrégées, voire remaniées.Le destinataire des récits pour enfants- autrement dit, le narrataire - est doncsensiblement différent du destinataire desrécits pour adultes. On s'en convaincraen examinant les procédures qui, selonGerald Prince7, dessinent, dans toutrécit, les contours du lecteur supposé.Concernant les apostrophes au destina-taire, on constate que le convivial« cher lecteur » ou le solennel « lecteur »des romans classiques sont absents dela littérature de jeunesse qui préférerades formules plus familières. De même,lorsque la deuxième personne est utili-sée dans les textes pour enfants, c'estdu « tu » qu'il s'agit et non du « vous ».Quand certaines caractéristiques du lec-teur sont évoquées, elles concernent, en

Le numéro trois avait l'airbeaucoup plus inofifensif :«Un livre pour enfants.Hm... voyons voir. »

Un roman de science-fiction !Mais très vieux, écrit sans douteil y a plus de cent ans.

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général, des domaines très préciscomme l'âge ou la situation familiale.Les interrogations mises sur le comptedu lecteur renvoient à des questionsqu'un adulte ne se poserait pas (« pour-quoi grand-père est-il mort ? pourquoipapa a-t-il quitté maman ? ») : ce sont lesangoisses, voire les résistances, propresà l'enfant qui sont prises en compte. Lesnégations qui contredisent les penséessupposées du lecteur (« ce n'est pasparce qu'il est paresseux que l'oncleArthur ne travaille pas ») mettent en évi-dence un univers de croyance qui n'estpas celui d'un adulte. Les termes àvaleur démonstrative, qui renvoient à unautre texte ou à un hors-texte queconnaîtraient le narrateur et son narra-taire (« c'était une de ces petites écolesoù il n'y a qu'une salle de classe »),révèlent également un savoir propre àune tranche d'âge bien spécifique. Lecomparant des structures comparatives(censé être connu du lecteur puisqu'ilpermet de donner une idée plus précisedu comparé) relève toujours des mêmesdomaines, qui sont ceux de la « culture »enfantine : on trouvera plus facilement« le chapiteau ressemblait à ceux descirques » que « le chapiteau ressemblaità ceux des meetings politiques ». Enfin,les surjustifications, les explications quedonne le narrateur lorsqu'il estime nepas répondre aux attentes de son lecteur(« ne t'inquiète pas si tu n'as pas enten-du parler de Paul depuis un moment ;nous allons le retrouver dans quelqueschapitres »), mettent en évidence lesouci de la clarté, de la simplicité, c'est-à-dire la nécessité de repères stables quiesquissent, de façon indirecte, le portraitd'un lecteur enfant dont on ne peut bou-leverser les attentes sans précaution.Les cibles visées par la littérature pour

adultes et la littérature de jeunesse nesont donc pas les mêmes. Mais ce constatsuffit-il à conclure que l'expérience delecture est de nature différente dans lesdeux cas ? Bien qu'à un degré moindre, lelecteur enfant ne vit-il pas, dans son rap-port au texte, le même type de sensa-tions que le lecteur adulte ?

La littérature comme jeuOn pourrait penser que la lecture est, entant que telle, une expérience dont lescaractéristiques sont si spécifiques qu'onles retrouve, mutatis mutandis, quel quesoit le texte lu. L'idée d'une continuitéentre la lecture enfantine et la lectureadulte semble même au cœur de certai-nes réflexions théoriques, comme cellede Michel Picard qui définit la lecture lit-téraire comme le prolongement des jeuxenfantins8.Selon Picard, en effet, la lecture littéraire,maintenant un équilibre entre jeud'identification (playing) et jeu deréflexion (game), permet aussi bien l'in-vestissement imaginaire que l'enrichis-sement intellectuel. Il semble que la lit-térature de jeunesse obéisse au mêmeprincipe. Si le jeu d'identification est pri-vilégié (l'enfant se reconnaît sans peinedans un héros ayant le même âge que luiet cherchant à se « réaliser » à traversune aventure), il est certains passages oùle jeune lecteur est invité à décrypter desénigmes en faisant appel à ses facultésde raisonnement.Mais les points communs ne concernentpas uniquement les modalités du rap-port au texte : ce sont aussi dans leurseffets que lecture pour adultes et lecturepour enfants se ressemblent. L'une desprincipales fonctions de la lecture litté-raire est « la modélisation par une expé-rience de réalité fictive ». La lecture,

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autrement dit, permet d'« essayer » dessituations : en remplaçant les élémentsdu monde fictionnel par leurs équiva-lents dans son monde de référence, lesujet acquiert les bénéfices d'une expé-rience qu'il n'a pas eu à éprouverconcrètement. La littérature pourenfants ne permet-elle pas au lecteurune modélisation du même ordre ? Laréponse est d'autant plus évidente queles événements relatés dans les fictionspour la jeunesse sont beaucoup plusproches de la situation réelle du lecteurque ceux des fictions « littéraires ». Ilfaut un certain effort à l'adulte lisant LeProcès pour ajuster l'aventure de K. à sapropre situation ; il en faut beaucoupmoins à l'enfant pour tirer des leçonspersonnelles de ce qui arrive à Louis quia perdu sa mamie ou à Samira dont lesparents se séparent. Même lorsque lesrécits sont plus exotiques, le jeune lec-teur est souvent invité à faire le lien avecle monde où il évolue (les robinsonna-des seront ainsi l'occasion d'un discoursécologiste vantant les bienfaits de lanature et mettant en garde contre ladégradation de l'environnement).Que le lecteur visé soit l'adulte ou l'en-fant, les composantes du jeu lectoralsemblent donc assez proches. Mais peut-on en dire autant de l'équilibre entre cescomposantes ?

Jeux pour adultes, jeux pour enfantsSi la littérature générale sollicite l'enfantqu'on a été (ce qui la rapproche des fic-tions pour la jeunesse), c'est pourconfronter cet enfant à l'adulte qu'on estdevenu (ce qui l'en distingue).Ce qui autorise à parler d'un pôle« enfantin » de la lecture littéraire, c'estqu'il n'y a pas d'âge pour jouer le jeu del'illusion référentielle et donner libre

cours aux fantasmes et scénarios incons-cients suscités par la fiction. Mais, chezle lecteur adulte, cette dimension affec-tive du rapport au texte est équilibrée parune dimension intellectuelle qui, logique-ment, est plus consistante que chez lejeune lecteur. L'adulte, en effet, s'il nerefuse pas l'investissement imaginaire,fait aussi intervenir dans la lecture la dis-tanciation, la prise en compte du réelsocial et la mise en œuvre de savoirsvenant des horizons les plus divers.Lisant Le Roi des Aulnes, on retrouvera lafascination jadis ressentie face à la figurede l'ogre, mais on pourra aussi en analy-ser les ressorts, en dégager les enjeux etles implications (en recourant, commenous y invite le récit, à l'éclairage del'Histoire immédiate). Les contes pourenfants mettant en scène un géant ama-teur de chair fraîche ne proposent pasun pareil équilibre entre séduction del'imaginaire et analyse lucide. Lorsquecertains auteurs veulent faire réfléchirl'enfant sur la violence du monde où ilvit (en lui parlant, par exemple, du fana-tisme religieux ou de l'inceste), ilstablent sur le fait que le jeune lecteursera « accompagné » dans sa lecture,preuve que les textes en question ne luisont que partiellement destinés.Dès lors, on peut penser que les effets dela lecture dépendent, en grande partie, dupublic visé. Si « la modélisation par uneexpérience de réalité fictive » est, commeon l'a vu, proposée à tous les lecteurs,elle n'a pas toujours les mêmes consé-quences. Il n'est pas question de nier quela lecture des récits ait, structurellement,une fonction d'accommodement (d'adap-tation) qui permet le développement dusujet. Mais la réalité à laquelle il s'agit des'accommoder n'étant pas la même pourun adulte et pour un enfant, la notion de

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développement ne saurait avoir le mêmecontenu.On peut également se demander si l'en-fant n'est pas moins sensible que le lec-teur adulte à la deuxième caractéristiquequi fait la richesse de la lecture littéraire :« la subversion dans la conformité ». Lestextes littéraires ont en effet le doubleintérêt de nous plonger dans une cultureet d'en faire éclater les limites. Voyage aubout de la nuit affirme sa nouveauté enréférence aux récits picaresques ; leroman balzacien se réclame du modèlede Scott tout en s'en dégageant. Le textelittéraire suppose donc chez son lecteurun bagage culturel suffisamment impor-tant pour qu'il puisse percevoir la part detradition et la part d'innovation, la part dedépendance et la part de créativité, la partde fidélité et la part de contestation. Lalittérature pour la jeunesse ne pouvantpostuler un tel arrière-plan chez ses lec-teurs (qui, commençant à lire, ne peuventle faire à l'horizon d'une tradition), leurpropose un plaisir qui, logiquement,relève plus de la conformité que de lasubversion. Malgré de notables tentativesde renouvellement, les volumes de laBibliothèque verte, comme ceux deCastor Poche ou de Pocket Jeunesse, seressemblent beaucoup.La littérature autorise, enfin, « l'électiondu sens dans la polysémie ». L'œuvre lit-téraire renvoie toujours à une pluralitéde significations. Or, si les textes pouradultes permettent d'accepter simulta-nément plusieurs interprétations (onpeut lire Madame Bovary comme undocument social et comme une médita-tion désenchantée sur l'existence), lestextes pour enfants semblent plusmonosémiques, moins « pluriels ». Laraison en est que le travail sur le signi-fiant (à l'origine de l'opacité et, donc, de

l'indétermination du sens) y est moinsgrand que dans les textes pour adultes. Ilest plus facile de multiplier les sensd'Aurélia que de renouveler les interpré-tations de Solo à l'hôpital ou de Max estracketté.Il apparaît donc que le lecteur des texteslittéraires est, sur le plan théorique, assezdifférent du lecteur des textes pourenfants. D'après Michel Picard, il est pos-sible de repérer chez le lecteur adultetrois instances essentielles : le liseur, le luet le lectant. Le liseur est défini comme lapart du sujet qui, tenant le livre entre sesmains, maintient le contact avec le réelextérieur ; le lu comme l'inconscient dulecteur réagissant aux structures fantas-matiques du texte ; et le lectant commel'instance de la secondarité critique quis'intéresse à la complexité de l'écrit. Or,si les deux premières instances jouent unrôle essentiel dans la lecture enfantine, latroisième semble moins sollicitée.Qu'il y ait du liseur chez l'enfant ne faitaucun doute : le côté « liseur » de l'enfantest même plus important que chez l'a-dulte dans la mesure où l'activité de lec-ture nécessite pour lui des contraintesplus importantes (siège, dossier, etc.) etdonc un rapport au réel matériel plus dif-ficile à oublier. L'importance du « lu » estégalement indiscutable chez le jeune lec-teur : l'inconscient est d'autant plusmanifeste dans la littérature enfantinequ'elle vise un sujet qui, par son âge, estencore très proche de la période où pré-vaut l'imaginaire9. En revanche, le côté« lectant » de l'enfant est, a priori, moinspoussé que chez l'adulte : l'aptitude à ladistanciation critique est en effet fonc-tion du savoir, de la culture et de lamaturité. Contrairement au lecteur expé-rimenté, le jeune lecteur s'intéresse plusau réfèrent qu'au signifié et il faut toute

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l'habileté de certains auteurs pour qu'ilfasse parfois le choix inverse.Au terme de cette réflexion, il n'est biensûr pas question de nier l'intérêt, voirela qualité des fictions pour enfants. Onavancera seulement que - si l'on recon-naît les grands textes à leur capacité àmodifier notre vision du monde - la lit-térature de jeunesse n'a de valeur exis-tentielle que pour un public très précis.Si la plupart des textes qui la constituentrelèvent du récit d'apprentissage ou duroman de formation, il s'agit souventd'une formation et d'un apprentissagequi permettent de passer de l'enfance àl'adolescence ou de l'adolescence àl'âge d'homme. Ce type de récits est dif-ficilement susceptible de transformer leregard d'un lecteur adulte. On n'enconclura pas pour autant qu'il est sanscharme. Car comment oublier que,jadis, dans nos tendres années, ce sontces textes-là qui forgèrent, les premiers,notre approche du réel ?

« Ridicule. Autant lire des contes ! »dit Fred.

1. Cf. P. Larivaille, « L'analyse (morpho)logique du récit »,

Poétique, 19, 1974.

2. Cf. Sémantique structurale, Paris, Seuil, 1966.

3. Cf. S/Z, Paris, Seuil, Coll. • Points », 1970.

4. Il faut faire une exception pour les récits à visée péda-

gogique dont le but est d'apprendre à l'enfant un nouveau

lexique. Mais, même dans ce type de textes, les termes,

présentés avec leur définition, ne sont pas supposés

connus.

5. Voir les simplifications qu'a opérées Michel Tournier

dans sa réécriture de Vendredi.

6. Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge, cité par Milan

Kundera in L'Art du roman, Paris, Gallimard, Coll. « Folio »,

1986, p. 167.

7. Cf. • Introduction à l'étude du narrataire », Poétique,

14, avril 1973, pp.183-185.

8. Cf. La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.

9. C'est pourquoi les contes de fées se prêtent si facile-

ment, comme l'a montré Bruno Bettelheim (Psychanalyse

des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Laffont, Coll.

« Pluriel », 1976), à une approche psychanalytique.

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