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Littéraire y es tu? par Joëlle Turin* L'analyse critique des livres pour la jeunesse implique que l'on s'efforce de distinguer, parmi la masse d'une production convenue - voire fabriquée - les textes qui permettent aux jeunes lecteurs de faire l'expérience d'une véritable lecture littéraire, du même ordre que celle qu'autorise toute « vraie » littérature. En analysant, à l'aide des outils que propose la critique pour la littérature « générale », plusieurs exemples de romans pour la jeunesse, Joëlle Turin montre comment la construction du récit, le choix des points de vue, les effets de temporalité ou les jeux d'intertextualité contribuent à construire, dès l'enfance, une compétence et une culture littéraires. * Joëlle Turin est chargée de la formation et des publi- cations d'A.C.C.E.S. algré sa solide implantation dans l'édition et sa grande diver- sité, la littérature de jeunesse reste boudée par les critiques, n'est que rarement considérée comme un objet d'é- tude, et bien qu'elle fasse son entrée offi- cielle dans les programmes des collèges, n'accède pas au panthéon des oeuvres littéraires. Cette édition propose pourtant chaque année nombre d'oeuvres de qualité qui peuvent se prêter à une véritable lecture littéraire : c'est dans cette perspective que nous proposons « quelques prome- nades dans les bois du roman »* pour la jeunesse afin d'y suivre quelques pistes, en explorer quelques chemins et parta- ger quelques rencontres. Si le statut d'un texte littéraire implique qu'il ait une forme, une composition, une structure qui ne soient pas seule- ment des ornements mais créent du sens en invitant le lecteur à participer à cette construction, il suppose en retour que le lecteur soit suffisamment compétent pour repérer, relier, décrypter, jouer avec le texte. Si, comme le dit Umberto Eco, toute fiction narrative « est une machine paresseuse qui prie le lecteur d'accom- plir une partie de son propre travail », si IAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°206 dossier

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Littéraire y es tu ?par Joëlle Turin*

L'analyse critique des livrespour la jeunesse impliqueque l'on s'efforce de distinguer,parmi la masse d'une productionconvenue - voire fabriquée -les textes qui permettentaux jeunes lecteurs de fairel'expérience d'une véritablelecture littéraire, du même ordreque celle qu'autorise toute« vraie » littérature.En analysant, à l'aide des outilsque propose la critiquepour la littérature « générale »,plusieurs exemples de romanspour la jeunesse, Joëlle Turinmontre comment la constructiondu récit, le choix des pointsde vue, les effets de temporalitéou les jeux d'intertextualitécontribuent à construire,dès l'enfance, une compétenceet une culture littéraires.

* Joëlle Turin est chargée de la formation et des publi-

cations d'A.C.C.E.S.

algré sa solide implantationdans l'édition et sa grande diver-sité, la littérature de jeunesse

reste boudée par les critiques, n'est querarement considérée comme un objet d'é-tude, et bien qu'elle fasse son entrée offi-cielle dans les programmes des collèges,n'accède pas au panthéon des œuvreslittéraires.Cette édition propose pourtant chaqueannée nombre d'œuvres de qualité quipeuvent se prêter à une véritable lecturelittéraire : c'est dans cette perspectiveque nous proposons « quelques prome-nades dans les bois du roman »* pour lajeunesse afin d'y suivre quelques pistes,en explorer quelques chemins et parta-ger quelques rencontres.

Si le statut d'un texte littéraire impliquequ'il ait une forme, une composition,une structure qui ne soient pas seule-ment des ornements mais créent du sensen invitant le lecteur à participer à cetteconstruction, il suppose en retour que lelecteur soit suffisamment compétentpour repérer, relier, décrypter, jouer avecle texte. Si, comme le dit Umberto Eco,toute fiction narrative « est une machineparesseuse qui prie le lecteur d'accom-plir une partie de son propre travail », si

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le lecteur doit collaborer en comblantdes espaces vides, le texte donne desinstructions et des signaux sur lesquelsse baser pour accomplir ce travail. S'ilest vrai enfin qu'un lecteur est à l'hori-zon de tout texte, il va de soi que l'au-teur ne s'adresse pas de la même façonà un expert qu'à un novice : c'est pour-quoi, pour faire d'un novice un expert,il importe, plutôt que de lui donner destextes simplistes bâtis toujours sur lemême modèle, pauvres en vocabulaire,métaphores et sens, de l'accompagner, leguider en disposant sur son chemin delecteur quelques repères qui lui ouvrentdes voies dans le labyrinthe des textes etnon de supprimer toute complexité et leplaisir d'en démêler les fils.

Le confort de l'aventureLa simplicité de l'histoire permet certesau jeune lecteur de prévoir sans risqueles événements mais n'exclut pas laprofondeur des propos.Par exemple, dans Ma chère momie,Jacqueline Wilson2, choisit un titreexplicite qui induit un horizon d'attentequi va se vérifier au fil des pages et querenforcent les illustrations. Elle découpeson roman en chapitres, un chapitrepresque entier est consacré à un courssur l'Egypte, la vénération des Égyptienspour les chats et leur manière de lesembaumer. Elle sollicite et guide doncétroitement l'activité prévisionnelle dulecteur. Mais quand, au milieu de décla-rations anodines faites sur un tonenjoué, l'auteur fait dire à son héroïne lesilence qui a entouré et continue d'en-tourer la mort de sa mère, elle dépassece simple jeu autour du développementde l'histoire et introduit, l'air de rien,une amorce des grandes questions quechacun se pose dans la vie.

De même, dans son court roman intituléLaissez danser les ours blancs, Ulf Stark3

met dès le début en place l'opposition dedeux mondes et modes de vie (notablesriches et sérieux et milieu populaire)qu'illustre chacun des parents de Lars etil multiplie par la suite les allusions à cesdifférences (apparence, fonction sociale,préoccupations) : il indique ainsi au lec-teur que s'installe et se développe seloncette opposition le thème central duroman. Quand il relève, au fur et àmesure de leur apparition, les signesd'un changement radical de la mère deLars (coquetterie déplacée, absencesinexpliquées), il prépare les scènes suc-cessives de sa trahison qui éclateraensuite au grand jour. Il aide ainsi le lec-teur dans son activité prévisionnelle.Mais quand il oppose la lenteur d'espritdu père de Lars et sa naïveté à la sagaci-té de son fils, niée pourtant par le corpsenseignant, mais opératoire dans leroman (il relate et commente), l'auteuroblige le lecteur à faire lui-même la partdes choses en validant tel ou tel dis-cours. Il lui laisse le soin et le plaisir derelativiser les propos, d'en saisir l'impli-cite et d'éprouver sa supériorité sur lespersonnages.Ulf Stark complique encore la tâche dulecteur quand il malmène le principed'opposition qui structurait le romanen renvoyant son personnage, lors dudénouement, chez le père qu'il avaitquitté. Il illustre ainsi l'idée que lespersonnages ne sont pas des blocsmonolithiques, ni seulement des pionsque l'auteur déplace au gré des besoinsde l'action, mais qu'ils ont une vieintérieure et affective où se mêlent pas-sions, désirs et sentiments, d'où uneimpression de cohérence et de vraisem-blance aux yeux du lecteur.

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Dans Le Cri du loup, Melvin Burgess4

raconte la traque sans merci qu'unchasseur livre aux derniers loupsd'Angleterre et installe lui aussi un rap-port de forces qui fait fonctionner leroman dans un certain ordre. D'un côtéle chasseur et sa fidèle petite chienne,de l'autre Ben et les loups. Les deuxpremiers n'ont qu'une idée en tête :tuer, les autres, survivre et résister.Pendant les 4/5 du roman, cette organi-sation se confirme et le système semblepouvoir et devoir fonctionner jusqu'aubout. L'écriture tendue, comme l'arba-lète dont le narrateur fait état sansarrêt, et le rythme rapide et haletant duroman induisent l'extermination défini-tive des loups. Le renversement total dudénouement quand la petite chienneprend le parti du dernier loup brisecette organisation manichéenne des for-ces en présence. C'est donc un élémentnouveau et inattendu qui oblige à revoirles premières données de l'histoire maisrenforce l'aspect symbolique du propos.La grande Histoire est-elle si loin de lavolonté d'extermination des derniersloups sauvages d'Angleterre traqués parun « petit homme à la moustache tailléebien droite » ? Au-delà de la fascinationqu'offre ce personnage de l'ogre pastotalement remisé au « magasin desmythes périmés pour enfants » etauquel le roman contemporain pour les« grands »5 n'est pas le seul à donner unregain d'actualité et d'intérêt, le romaninvite le lecteur à une attitude de dis-tanciation et d'analyse à la lumière del'Histoire et de l'actualité.Quand Karen Cushman,6 dans L'Appren-tie sage-femme introduit le diable dans levillage en insistant sur une naissancemonstrueuse imputée à sa présence, elleinstaure un jeu entre le texte et le lecteur

et fait appel à sa sagacité. En vertu du« pacte de lecture » qui impose à l'œuvrede respecter les conventions du genredans lequel elle s'inscrit et qui orientele mode de lecture et l'attente du lec-teur, celui-ci pressent que la mentiondes signes annonciateurs de l'arrivéedu diable ont un autre sens qu'un effetd'annonce. Le diable arrive en effetaprès une accumulation de violences,humiliations et mauvais traitementsinfligés par la population du village à lafillette qui s'y est réfugiée et que lasage-femme a prise à son service. Cediable sur lequel se cristallisent toutesles peurs n'est pas un effet de fantas-tique ou de merveilleux qui surgit dansun récit réaliste. Il sert plutôt à intro-duire entre le lecteur et l'auteur unecomplicité ironique visant à ridiculiser,en montrant leur bêtise, leur hypocrisieet leur étroitesse d'esprit, ces villageoisprétentieux et vils, car là où le destina-taire du roman a une lecture lucide del'événement et sait que le diable n'en estpas un, les personnages en ont une lec-ture abusée et insensée.

L'art du récitSur le plan du récit et en particulier dujeu avec les points de vue, les procédésd'énonciation et d'ordonnancement desévénements de l'histoire, les textes pourla jeunesse offrent aussi au lecteur denombreuses occasions d'exercer sonesprit critique.Dans Journal d'un chat assassin, AnneFine7 adopte le point de vue du chat etlaisse libre cours à la mauvaise foi de l'a-nimal pour contrer les arguments hon-nêtes d'humains qui condamnent lerésultat de ses chasses. Elle en appelleainsi à une active participation du lec-teur qui doit faire preuve de perspicacité

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M. Burgess : Le Cri du loup

Pocket Junior, NI. J.N. Rochut

pour relativiser, en fonction des pointsde vue, la « vérité » dont se réclame cha-cun des acteurs du récit. Sans cesseinterpellé par l'animal qui tente ainsid'instaurer complicité et indulgence àson égard, le lecteur va devoir question-ner son système de valeurs, peser lepour et le contre, comprendre la relativi-té des choses et l'admettre. Quand aufinal éclate l'innocence du chat, les argu-ments qu'il a déployés tout au long deson plaidoyer se trouvent d'autant justi-fiés et cette démonstration ne peut queréjouir le lecteur tout en le laissant librede ses jugements.Avec Un chat dans l'œil, SilvanaGandolfi8 prend au pied de la lettre lanotion de différence de point de vuepuisqu'elle en fait le ressort du roman.Grâce à des graines de cacao et deuxgouttes d'élixir qu'un vieux savant dis-tille dans chaque œil d'un chaton nou-veau-né, celui-ci peut capter le regard deson jeune maître et ce dernier voir toutce que voit le chaton. Voir la vie à tra-vers le regard d'un chat n'est déjà pas sibanal, mais quand le chat disparaît etqu'il s'agit de le retrouver en identifiantles lieux qu'il parcourt et les personnesqu'il rencontre à travers le regard du cha-ton, l'affaire se corse. Quand par un effetde zoom inattendu, le lecteur comprendà la fin de l'histoire que personnes, lieuxet événements vus appartiennent à unlivre qu'un auteur de bande dessinée esten train d'écrire sur le bureau où le cha-ton s'est installé, il mesure, ravi, la sub-tilité de la narration.L'œil du loup de Daniel Pennac9 va plusloin encore dans les jeux de focalisationen mettant face à face dans un jardinzoologique un loup au pelage bleu et unjeune garçon solitaire. Après un tempsd'apprivoisement mutuel, chacun va

Le cri du loupMelvin Burgess

Les loups étaient allongés dans les

bruyères, immobiles comme des sta-

tues, et, bientôt, du givre se forma sur

leur pelage. Silver, dont le travail pré-

coce avait été provoqué par la formi-

dable poursuite à travers le pays, luttait

pour faire venir ses petits au monde.

Karen CushmanL'apprentie sage-femme

Neuf de Picote k% lokin

K. Cushman :

L'Apprentie sage-femme,

L'École des loisirs

III. A. Juillard

Journal d'un chatAnne Fine :

Journal d'un chat assassin,

L'École des loisirs,

III. V. Deiss

assassin

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D. Pennac : L'Œil du loup, Nathan, III. J. Ferrandez

J.C. Mourlevat : L'Enfant Océan,

Pocket Junior, III, C. Heinrich

L'enfant OcéanJean-Claude Mourlevat

Je suis une des dernières personnesqui ont vu Yann Doutreleau vivant.Enfin je crois. Il était posé à côté demoi dans la voiture. Je dis bien

dire à l'autre sa vie. Non dans unéchange de voix, mais chacun permet-tant à l'autre de lire, inscrite sur sapupille, son histoire. Comme sur unécran, les souvenirs défilent, de l'enfancedu loup en Alaska où son espèce estpourchassée par les hommes, à celle dupetit Africain qui a parcouru toutel'Afrique pour survivre.

Dans L'Enfant Océan, Jean-ClaudeMourlevat10 associe à la multiplicationdes voix et des points de vue le mélangedes genres. Il s'amuse de l'empressementde son lecteur à vérifier l'exactitude deshypothèses qu'il a formulées en l'obli-geant à chaque chapitre à reconsidérerles données de l'histoire dans la diversi-té des voix qui la racontent. La manièredont l'histoire est racontée - vingt-troisvoix qui se passent le relais et livrent,pas forcément dans l'ordre ni en touteobjectivité, leur vision des faits en fonc-tion du rôle qu'ils y ont joué - imposeau lecteur de lier les choses entre elles,de faire la part des unes et des autres etde reconstruire les événements dansl'ordre pour récapituler ce qui s'estpassé. L'accumulation des points devue, qui fait apparaître les jugements(de mépris, de compassion, de condam-nation ou de compréhension) des unssur les autres et caractérise, autant queleur langage, chaque personnage, exigeaussi du lecteur un travail d'évaluationet de tri tout en imprimant au récit unrythme vivant, une allure éclatée etquelques effets de surprise. La fin, quidonne pour la première fois la parole àYann, le héros de l'histoire, pour faireaussitôt douter de sa réalité en le ren-voyant expressément dans le mondedes contes, invite à réfléchir sur le sta-tut même de la fiction.

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C'est un procédé similaire que nous trou-vons avec Junk. Melvin Burgess11 choisitde raconter la descente aux enfers dequatre adolescents dans l'univers de ladrogue en découpant son roman en cha-pitres dont tous, à l'exception du premierqui est pris en charge par un narrateurextérieur, sont écrits à la première per-sonne et donnent le point de vue à tourde rôle de chacun des quatre personnagesprincipaux et de quelques autres per-sonnages secondaires. Il en résulte uneffet de polyphonie propre à laisser aulecteur toute latitude pour croire ounon, s'investir ou non dans tel ou telpersonnage et essayer de construireainsi son propre jugement. Car là résideune des originalités et la force de ceroman, à savoir qu'il ne s'agit pasd'abreuver le lecteur de discours redon-dants sur les méfaits ou bienfaits passa-gers de la drogue et de mises en garded'adultes qui détiendraient savoir etautorité sur la question, il s'agit plutôtde lui permettre par cette expérience deréalité fictive d'essayer et de vivre dessituations sans en éprouver concrète-ment les inconvénients.

Le récit est un piège12

II est bien d'autres façons de piéger etamuser le lecteur et certains auteursexcellent dans l'art de l'ambiguïté et dela complexité.Par une construction extrêmement origi-nale, Valérie Dayre13 n'hésite pas, dansC'est la vie Lili, à rompre le pacte fic-tionnel que l'auteur passe normalementavec son lecteur. Prêt à suspendre sonincrédulité, pour certaines choses entous cas le temps de la lecture, le lecteursait que l'histoire qu'on lui raconte estimaginaire mais il ne pense pas pourautant que l'auteur dit des mensonges.

Sur la foi d'un journal tenu au jour lejour, celui de Lili, et en vertu du code desympathie qui veut qu'on prenne fait etcause pour le personnage qui souffre,le lecteur compatit à la situation intolé-rable que décrit et prétend vivre la narra-trice, à savoir son abandon par sesparents sur la route des vacances dansun relais d'autoroute. Mais alors que cejournal, commencé « hier » et daté du 31juillet, prend fin le 24 août, il est suividans une deuxième partie d'un récittrès bref qui montre Lili sur une plageen train d'écrire ce journal, d'un autreencore racontant sa fugue sur la routedu retour et enfin d'un dernier, qui sepose comme une alternative au précé-dent et qui raconte un retour sans pro-blème. Que croire ? En jouant ainsiavec les règles du jeu de la fiction selonlesquelles le narrateur serait crédibleparce qu'il domine l'histoire, l'auteurfait plus que jamais appel aux capaci-tés de lecture des enfants et exige leurcoopération. S'il va de soi que leurhorizon d'attente est ici complètementdérouté par l'emboîtement de récits quise contredisent, cela peut faire sens.On peut sans doute y lire la mise enœuvre de fantasmes qui président àtoute œuvre et qui peuvent réactiverchez le lecteur le souvenir de leur« roman familial », ce récit merveilleuxque chaque petit humain s'est un jourinventé pour surmonter les conflits dela période œdipienne et substituer ainsià ses parents d'origine les parents ima-ginaires qui lui conviennent.Dans Je veux voir Marcos, la mêmeValérie Dayre14 utilise sensiblement lemême procédé, mais pour un autreusage. Le roman propose de suivre endirect à l'antenne deux émissions de télé-vision diffusées à une semaine d'écart et

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qui doivent permettre de retrouver unadolescent disparu. Ces deux émissionsoccupent deux longues parties duroman, mais elles sont suivies par unedernière - quinze lignes - qui introduitpour la première fois une narration à latroisième personne et qui nie la fiction,ou du moins fait douter de sa vérité. Ceprocédé qui pourrait paraître insoliteest d'une efficacité remarquable pourdénoncer et discréditer la télé-poubelleet ses vedettes qui ne reculent devantaucune manipulation pour simplementamuser ou distraire la galerie. Le pro-cès du relativisme absolu de l'informa-tion, de sa légitimation par les médias,du nivellement par le bas et du refusde tout débat contradictoire est icimené de plume de maître par un écri-vain que n'a pas l'air d'émouvoir lasupposée naïveté du jeune lecteurbrandie par les auteurs de produits quidisqualifient l'édition pour la jeunesse.Valérie Dayre mise plutôt sur sa curio-sité, sa sensibilité aux problèmes dumonde et se propose de l'accompagnerdans une démarche critique.

Rythme et tempsCertains parcours sont encore plus acci-dentés et nécessitent une attention detous les instants. Le roman de PeterPohl15 Jan mon ami appartient à cettecatégorie de textes qui laissent au lec-teur le soin d'effectuer la moitié du tra-vail. La disparition d'un petit garçon,Jan, et l'interrogatoire que mène lapolice auprès d'un de ses copains KrilleNordberg, servent de prétexte à unehistoire qui dépasse de bien loin cesimple aspect anecdotique. En choisis-sant de focaliser le récit sur un enfant,Krille, dit le « Catalogue », l'auteur

désigne un expert dans l'art du registre,des déductions et des raisonnements,qui passe beaucoup de son temps àréfléchir au monde et à classer les cho-ses en mots en chiffres. Partageant sa vieentre une famille aimante, un collègeaustère et sa bande de copains de milieuplus modeste, il est habile à jongler avecces deux mondes mais il manque derepères et d'informations pour analyserou même imaginer des modes de vieradicalement différents du sien. En choi-sissant de lui confier le récit de l'annéepassée avec Jan malgré sa lecture impar-faite des événements, Peter Pohl exigedu lecteur un état de veille permanent. Ilne doit rater aucun indice et être capablede les interpréter. Des allusions répétéesaux dons d'équilibriste du disparu(exploits du cycliste, traversée du viaducsur un étroit parapet, escapade sur lestoits), au monde du cirque (absencesde Jan au moment des tournées ducirque Air à Stockholm, connaissanceprécise qu'il a des vedettes du milieu),son mode de vie hors du commun(aucun savoir scolaire, aucune culturereligieuse, littéraire ou même des hérosd'enfance, aucun horaire), les méprisesrépétées de tous ceux qui le prennentpour une fille, peuvent permettre d'al-ler dans le sens d'une interprétationjuste des choses. Mais elles sontnoyées dans des considérations extrê-mement développées qui n'ont rien àvoir avec l'intrigue, servent à en freinerle déroulement et à en complexifier lacompréhension (règlement du collègeréputé que fréquente Krille, système denotation dudit collège, statistiques surles comportements des automobilistesetc.). Ainsi la forme du roman, qui faitalterner de longues scènes très fortes, debrefs sommaires, des pauses bavardes,

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P. Pohl : Jan mon ami, Gallimard Jeunesse,

III, Y. Nascimbene

Peter Pokl

JAN,MON AMI

C. Gutman :

La Maison vide,

Gallimard Jeunesse,

II. Y. Nascimbene

des dialogues peu nourris qui suggèrentbien plus qu'ils ne disent, des interroga-tions permanentes que le narrateur s'a-dresse à lui-même et d'autres qu'iladresse à l'absent distribués dans unesavante organisation convient-elle àcette recherche douloureuse, faite d'hé-sitations et de retenue.Les subtilités de l'art du récit apparais-sent encore dans l'alternance entre unrécit au passé et une narration au présentqui vient régulièrement l'interrompre.Cette interruption qui, sous la formed'une question posée à Krille par unpolicier, l'arrache à ses souvenirs et luifait savoir que le temps presse, active lesuspense. Mais elle témoigne surtoutdu choix douloureux auquel Krille estconfronté : trahir la confiance de Janen racontant cette année passée aveclui malgré son refus et peut-être l'aider,ou se taire et peut-être l'abandonner etle condamner.Dans La Maison vide, Claude Gutman16

recourt aussi à un savant emploi destemps pour organiser le récit des évé-nements dans un ordre qui fait sens.S'ouvrant sur un moment significatif del'histoire du narrateur qui relate l'obli-gation faite par ses parents d'aller dor-mir chez les voisins, le récit s'attacheensuite à des moments plus lointainsde l'enfance, et même à l'enfance dupère du narrateur. Ce récit au passé estrégulièrement interrompu par une nar-ration au présent dont la fin du romanéclaire le sens et qui correspond auxtrois jours passés dans la maison videà écrire ces souvenirs d'un passé dou-loureux auquel il a du mal à survivre :l'arrestation de ses parents et celle desenfants juifs qui vivaient il y a troisjours encore avec lui dans la maisondésertée.

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Références et révérences17

Le recours à l'intertextualité n'est pas unepratique bannie des romans pour la jeu-nesse et son utilisation suggère souventdes repères de lecture intéressants pourl'enfant. Si certaines allusions littérairessont simplement ornementales, d'autresservent à renforcer le sens du texte par laréférence à des textes qui partagent lavision du monde de l'auteur, et d'autresencore sont presque essentielles à la com-préhension de l'œuvre.L'Enfant Océan n'a de sens qu'à lalumière du conte de Perrault. En seréférant à deux mondes : l'univers descontes et un monde très réaliste degrande misère sociale, Jean-ClaudeMourlevat oblige le lecteur à effectuerun va-et-vient permanent entre lesdeux, à lire l'un à la lumière de l'autre,sans quoi le roman perdrait de son inté-rêt, le lecteur de la distance et la portéesymbolique de ce Petit Poucet destemps modernes n'apparaîtrait pas. Lescitations de Charles Perrault tirées du« Petit Poucet » situées en exergue desdeux parties du roman, les similitudesentre les sept garçons de Perrault etceux du roman, entre les situationsfamiliales et sociales des deux universet entre la maison de l'ogre et celle dufou chez lequel les petits se réfugientinduisent un mode de lecture particu-lier et permettent au lecteur de se réfé-rer à la fois à son expérience de la vieet à celle de ses autres lectures.L'allusion en fin de roman au « Radeaude la méduse » de Géricault condense etrenforce le sens de la scène : septenfants au bout de leurs forces et mou-rant de faim dans la maison où ils sontenfermés depuis plusieurs jours.Les allusions à Fifi Brindacier dans Janmon ami non seulement induisent que

l'apparence du jeune Jan ne sont pastrompeuses malgré son déni (il ne res-semble pas seulement à une fille...),non seulement renforcent le systèmede valeurs défendu par l'auteur, nonseulement participent à l'illusion de laréalité du personnage, mais encore etsurtout elles soulignent une dénoncia-tion des systèmes politiques et de l'hy-pocrisie sociale de la Suède dans lesannées cinquante. L'héroïne d'AstridLindgren, petit personnage qui« démange l'esprit » comme aimait à lerappeler Jean-Baptiste Coursaud18

dans l'hommage qu'il a dédié à l'écri-vain, est une enfant libre qui refusetoute soumission à l'ordre établi et enparticulier aux institutions dont elles'emploie à montrer le ridicule et l'hy-pocrisie. L'exploitation organisée deJan à des fins commerciales et de per-version sexuelle dans le roman dePeter Pohl non seulement rappelle etcette fois sur un mode dramatique etnon humoristique la perversité desadultes que suggérait Astrid Lindgren,mais elle l'illustre.Le Royaume de Kensuké de MichaëlMorpurgo19 revisite le mythe de l'îledéserte et de la robinsonnade. Un jeuneAnglais, Michaël, raconte dix ans plustard ce qui lui est arrivé au cours d'uneannée passée sur une île déserte aularge de la Malaisie en compagnie d'unvieil homme, Kensuké. Ce vieux sage,qui vit seul sur l'île, depuis la fin de laSeconde Guerre mondiale - un peu plusd'un quart de siècle, comme Robinsonsur son île, quand Michaël débarque -évoque la figure du premier. S'il n'estpas vêtu de peaux de chèvres, nantid'un chapeau pointu, un fusil à la main,l'autre en bandoulière et la ceinturechargée d'une hache et d'un couteau,

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Kensuké s'impose aussi comme unefigure inoubliable avec son vieux panta-lon noué autour de la taille, son grandcouteau enfilé dans sa ceinture, sa peaucuivrée, ses cheveux clairsemés et sapetite barbe. Comme dans l'histoire deRobinson, l'intérêt de l'aventure est cen-tré sur les conditions de la résistancequotidienne du naufragé pour réussir àse nourrir, se vêtir et se loger. Et c'est lesens de cette patience quotidienne, decette puissance inépuisable du travailque Michaël Morpurgo tient sans douteà transmettre au lecteur, comme leroman de Defoë l'a fait pour lui, si l'onen croit l'hommage qu'il lui rend enallant jusqu'à donner son prénom à sonpersonnage.

On pourrait aussi parler du style et del'audace des auteurs à proposer auxjeunes lecteurs des comparaisons etmétaphores qui dépassent sans douteleurs connaissances ou leurs habi-tudes, qui rompent surtout avec desconventions archaïques et qui les in-vitent à rêver, imaginer, rire et jouird'apprendre, de deviner et de se laissersurprendre. L'emploi de ces figuresdonne souvent le ton du récit commedans La Ballade de Lucy Whipple20 oùla jeune Californie compare l'impres-sion d'étouffement qu'éprouve sa mèreà vivre dans une petite ville duMassachusetts à celle que peut faireéprouver « une chaussure deux poin-tures trop petite », et explique quecette mère « empaquette ses enfantscomme des barils de lard » pour allerfaire fortune en Californie. La douceironie de la narratrice est une desforces de résistance dont elle faitpreuve tout au long des aventures quimalmènent quelque peu son désir.

D'autres pistes pourraient êtreexplorées : les dénouements, les person-nages, les parodies, les ellipses.Pourquoi pas ? Il faut laisser du travailet du plaisir à nos lecteurs...

Dans les années 70, Marc Soriano avaitconsacré un « gros livre »21 à la littéra-ture pour la jeunesse et, à l'époque,l'entreprise lui semblait paradoxaleparce que « cette production était, d'unemanière assez générale, considéréecomme une sous-littérature et le problèmede la lecture des jeunes comme unequestion mineure ». Trente ans après,les choses n'ont guère changé. Cesquelques réflexions donneront peut-êtreenvie d'y aller voir de plus près et deconstater que, sous un mode apparem-ment simple, ces textes apprennent à« donner du sens à l'immensité des chosesqui se sont produites, se produisent etse produiront dans le monde réel »22. Ceserait alors ouvrir un bel avenir pour lacritique en matière de littérature pour lajeunesse.

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1. Umberto Eco : Six promenades dans les bois du roman

et d'ailleurs. Grasset, Paris, 1996.

2. Jacqueline Wilson : Ma chère momie. Gallimard, Folio

Cadet.

3. Ulf Stark : Laissez danser les ours blancs. Père

Castor-Flammarion, Castor poche.

4. Melvin Burgess : Le Cri du loup. Pocket Junior.

5. Cf. « L'Ogre dans la littérature », p. 1071, Dictionnaire

des mythes littéraires. Sous la direction du Professeur

Brunel. Éditions du Rocher, 1988.

6. Karen Cushman : L'Apprentie sage-femme. L'École

des loisirs, Neuf.

7. Anne Fine : Journal d'un chat assassin. L'École des

loisirs, Mouche.

8. Silvana Gandolfi : Un Chat dans l'œil. L'École des loi-

sirs, Neuf.

9. Daniel Pennac : L'Œil du loup. Pocket Junior.

10. Jean-Claude Mourlevat : L'Enfant Océan. Pocket

Junior

11 . Melvin Burgess : Junk. Gallimard, Folio Junior.

12. Le titre est emprunté à Louis Marin : Le Récit est un

piège. Les Éditions de Minuit.

13. Valérie Dayre : C'est la vie, Lili. L'École des loisirs,

Neuf.

14. Valérie Dayre : Je veux voir Marcos. L'École des loi-

sirs, Médium.

15. Peter Pohl : Jan mon ami. Gallimard, Folio Junior.

16. Claude Gutman : La Maison vide. Gallimard, Folio

Junior.

17. Sous-titre emprunté à un article de Celia Catlett

Anderson : « Images et références », in Jeux graphiques

dans l'album pour la jeunesse. CRDP. Académie de

Créteil, Collection Argos, 1991.

18. Jean-Baptiste Coursaud : « C'est une révolutionnaire

qui parle » in La Revue des livres pour enfants, n°204,

avril 2002, p.51-56.

19. Michaël Morpurgo : Le Royaume de Kensuké.

Gallimard.

20. Karen Cushman : La Ballade de Lucy Whipple.

L'École des loisirs, Médium.

21 . Marc Soriano : Guide de la littérature pour la jeu-

nesse. Flammarion

22. Umberto Eco : Six promenades dans les bois du

roman et d'ailleurs, op. cit.

F R O N T I È R E S / G A I L I M A R D

M. Burgess : Junk, Gallimard

photo A. Karskens

M. Morpurgo :

Le Royaume

de Kensuké,

Galimard jeunesse

NI. F. Place

LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°206dossier