31
HÉLÈNE FLAUTRE BERTRAND VERFAILLIE

Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

Hélène FlAUTReBeRTRAnd VeRFAIllIe

Page 2: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

PRéFACe 4

1. Une gUeRRe d’exCePTIon 8

2. Une enTRePRIse TRAnsnATIonAle 10

3. le ConseIl de l’eURoPe oUVRe lA VoIe 13

4. le PRemIeR RAPPoRT dU PARlemenT eURoPéen 15

5. le noUVeAU RAPPoRT…

dAns lA sTePPe des PRélImInAIRes 19

6. RoUTes CommUnes, dIReCTIon lA VéRITé ? 22

7. le ToURnAnT de l’AUdITIon 25

8. des PRIsons dAns TRoIs éTATs memBRes 27

9. IndIsPensABles enqUêTes 29

10. les VICTImes soRTenT de l’omBRe 33

11. TexTe mARTyR, AmendemenTs ToUs AzImUTs 37

12. AU FRonTon dU PARlemenT eURoPéen 40

13. de gUAnTánAmo à gUAnTánAmo :

l’URgenCe d’en soRTIR 43

le RAPPoRT 46

RemeRCIemenTs 59

Achevé d’imprimer en octobre 2012 par flyer.fr sur papier recyclé Cyclus BioLine Mise en pages : martingranger.net

Page 3: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

4 5

PRéFACe

La terreur qui frappe l’Amérique le 11 Septembre 2001 met les institutions des États démocratiques à rude épreuve. Le lendemain de l’attentat, les États-Unis déclarent ouverte « la guerre contre le terrorisme » et lancent une vaste traque planétaire et clandestine des présumés terroristes. Il s’agit du programme de « restitutions extraordinaires » élaboré par la CIA. Il est agréé par les États membres de l’OTAN et mis en œuvre par leurs services spéciaux entre 2001 et 2006.

Ses victimes — combien sont-elles ? — ont été kidnappées, torturées, enfermées ; leur intégrité et leur dignité ont été profanées de façon procédurale et systématique. Certaines croupissent toujours, sans espoir de procès, à Guantánamo.

À ce jour aucun responsable politique, aucun agent des services d’État, aucun président d’entreprise sous-traitante, ni en Europe ni aux USA, n’a été tenu de s’expliquer et de rendre des comptes. Partout l’impunité fait loi.

En Europe, les États ont eu à connaître de cette entreprise criminelle. Ils y ont participé, tacitement ou de façon active, certains jusqu’à autoriser plusieurs centaines de vols clandestins de la CIA dans leur espace aérien, d’autres jusqu’à tolérer sur leur territoire des sites de détention et de torture secrets.

Onze ans plus tard, après de nombreux rapports, enquêtes, articles et témoignages confondants, les États n’ont toujours pas lâché prise : pas de reconnaissance des faits, pas d’excuses ni de réparations aux victimes, pas de responsabilités identifiées.

Le rapport adopté le 11 septembre 2012, que j’ai eu la responsabilité de conduire pour le Parlement européen, met les États européens au pied du mur de la vérité. Il conforte et légitime les travaux des journalistes, des défenseurs des droits de l’Homme, des parlementaires, des juristes, des experts, des victimes, qui jour après jour, relèvent le défi de vérité.

Non, le Parlement européen n’accepte pas qu’au nom des citoyens et de leur sécurité, les États développent des pratiques illégales clandestines, violatrices des droits de l’Homme et se dispensent de rendre des comptes.

En 2007, mon prédécesseur, Claudio Fava, avait dû affronter les outrances assumées des atlantistes virulents, pour lesquels il n’y aura jamais de plus belle preuve de loyauté envers l’Amérique que le secret gardé sur l’exécution du programme de la CIA. Pendant les travaux de la commission d’enquête, ils avaient déployé tous leurs efforts pour saper la démarche d’enquête, discréditer les témoins auditionnés, protéger les secrets d’État et dénier le besoin de vérité.

Mais à l’heure où les télégrammes diplomatiques ont pignon sur le net, où les archives des services secrets s’étalent dans les ruines des dictatures déchues, où les victimes des tortures passent du côté du pouvoir, les négationnistes sont moins diserts.

Seuls désormais, les États tentent de protéger leurs secrets de polichinelle. Poussés à rendre des comptes, ils rechignent, tergiversent, mentent, feignent, retardent, camouflent. Ils se tiennent par la barbichette à qui parlera le dernier !

Lors de l’audition organisée au Parlement européen en mars 2012, aucune autorité invitée n’est venue défendre son enquête, pas un procureur, pas un ministre, pas un parlementaire. La conjuration nationaliste est-elle trop forte ? Les pressions américaines trop convaincantes ? « L’État profond » trop puissant ? L’enquête trop peu crédible ?

L’Europe ne doit pas abandonner les États à leurs démons. La clause européenne de solidarité et de confiance mutuelle doit être activée, elle est le levier qui peut forcer le couvercle de la vérité.

L’Europe serait la première victime du déni. Sa promesse de dignité et de démocratie anéantie, elle perdrait toute autorité !

Le lendemain de l’adoption du rapport, le 12 septembre 2012, répondant à la presse, le Président le la République de Roumanie dit : « La Roumanie suivra les recommandations du Parlement européen ». Une onde d’espoir parcourt la planète des « épris de justice ». La vérité viendra.

Hélène Flautre, octobre 2012

Page 4: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

6 7

En décembre 2011 j’ai été nommée rapporteure du dossier compliqué, passionnant et disputé des transferts illégaux et détentions secrètes opérés par la CIA dans les pays européens. Le plus grand scandale de violation des droits de l’Homme dans l’Union avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Le rapport Fava avait été adopté à l’arraché, cinq ans plus tôt, contre la mauvaise foi des atlantistes et nationalistes qui n’avaient reculé devant aucune manœuvre pour entraver son élaboration.

Edifiée par ces difficultés, persuadée de l’enjeu et de l’attrait du sujet, admirative des travaux déjà réalisés par d’inestimables personnalités telles Thomas Hammarberg et Dick Marty, je ne voulais rien négliger. J’ai proposé à Bertrand Verfaillie, journaliste indépendant, d’être le chroniqueur de mon travail. De janvier 2012 à septembre 2012, il a participé aux réunions d’équipe et de commissions, aux réflexions, doutes et engouements, à la mise en forme du rapport et aux grandes étapes de son adoption. Le résultat est un récit de l’affaire elle-même et du travail parlementaire pour rendre comptable l’Union et ses États. Bertrand a rejoint la planète des obstinés de la vérité. Voici son récit.

H.F.

BeRTRAnd VeRFAIllIe

le PRogRAmme seCReT de lA CIAeT le PARlemenT eURoPéen

HIsToIRe d’Un FoRFAIT, HIsToIRe d’Un sURsAUT

Page 5: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

8 9

Leur issue n’est pas un procès public mais un affreux trou noir.

Les restitutions extraordinaires, modèle inconnu jusqu’alors du répertoire juridique international, sont un programme secret d’arrestation ou d’enlèvement d’« ennemis combattants » en n’importe quel point du globe, de transfert de ces personnes par des vols non répertoriés vers des centres de détention non moins clandestins, en différents endroits de la planète, en vue de les interroger par des techniques relevant de la torture. Dans certains cas, la triste besogne étant terminée, les personnes détenues par les services américains ont été remises aux autorités de leurs pays d’origine, sans la moindre garantie sur leur sort. Une variante de restitution a consisté pour certains pays à livrer aux États-Unis des prisonniers, qui ont été aussitôt incarcérés à Guantánamo.

C’est un système, qui a été pensé et ordonné et non quelque réaction improvisée à des événements tragiques, encore moins un enchaînement fortuit de bavures. On retrouve les traces de cette organisation très structurée dans les procédures d’affrètement d’avions, par des sociétés-écrans, pour les vols maquillés. Et surtout, dans le mode opératoire des transports de prisonniers. Les détenus sont toujours « préparés » par des équipes de soldats habillés en noir et masqués. Ils sont déshabillés, photographiés nus, fouillés corporellement puis forcés à porter des couches et habillés dans une nouvelle tenue ; des tranquillisants, semble-t-il, leur sont administrés. Poignets attachés, yeux bandés et oreilles bouchées, ils sont ensuite embarqués dans les appareils et y voyagent enchaînés à des barres de fer, dans des positions causant douleurs et blessures.

Parmi les traitements réservés aux personnes emprisonnées dans l’isolement et le secret, le plus connu est le waterboarding, un acte de torture avéré, autorisé par la Maison Blanche comme « technique d’interrogatoire poussée ». Il consiste à immerger un individu jusqu’aux limites de la respiration humaine. Jusqu’à 180 fois, a compté un rescapé de ces séances, le Saoudien Abd al-Rahim al-Nashiri.

Les premiers coups de projecteurs sur cette entreprise parallèle et illégale ont été portés par l’ONG Human Rights Watch et par des journalistes du Washington Post et de ABC Television. Des sources proches de la CIA ont ensuite confirmé ces informations. En septembre 2006, le Président Bush a admis l’existence du programme de restitutions extraordinaires de la CIA : un « outil essentiel de la lutte contre la terreur, (…) d’une valeur inestimable pour l’Amérique et ses alliés », qui n’aurait visé directement qu’un « petit

1. Une gUeRRe d’exCePTIon

Base américaine de Guantánamo (Cuba), samedi 5 mai 2012, 9 heures du matin. Premières minutes du procès de cinq hommes, accusés « de la préparation et de l’exécution des attentats du 11 septembre 2001 à New York, Washington et Shanksville (Pennsylvanie), qui ont tué 2 976 personnes ». Avec une emphase procédurière dont les mauvaises séries télévisées raffolent, le juge du tribunal militaire énonce les faits et sollicite la parole des accusés, qui refusent l’un après l’autre de répondre. Soudain, l’un des cinq crie : « L’ère de Kadhafi est terminée mais Kadhafi est ici. Vous allez nous tuer et dire ensuite que nous nous sommes suicidés ». Propos confus, qui témoigne de l’épuisement mental d’un homme soumis depuis des années aux dures conditions de détention de Guantánamo. Mais écho et impact terribles sur le fond… Ce que disent ces deux phrases, c’est que l’action en justice des États-Unis est entachée d’illégitimité. Ce que dit ce cri, c’est que le pays victime des attentats s’est mué en agresseur. Ce qu’il manifeste, c’est que la volonté américaine de solder le cauchemar du 11 Septembre est, en l’état actuel des choses, vouée à l’échec.

Quelques jours après l’effondrement des tours du World Trade Center, les États-Unis de George Walker Bush ont engagé une guerre d’exception. The global war on terror. Une sale guerre. Un piège à démocratie dont l’Amérique de 2012 ne s’est pas encore dépêtrée. La puissance blessée par un acte terroriste inouï a décidé de prendre des libertés avec les lois et conventions internationales. Elle a inventé la catégorie de « combattants illégaux », qui désignent des cibles « à part », qui ne sont ni des personnes suspectes d’actes criminels, ni des prisonniers de guerre. Elle s’est déclarée en guerre permanente contre ces ennemis, sur l’ensemble du territoire mondial. Et dès 2002, la Central Intelligence Agency (CIA), sur ordre de la Maison Blanche, a lancé son programme de « restitutions extraordinaires ». Cette expression est une (insatisfaisante) traduction de extraordinary renditions. Avant le 11 Septembre, les restitutions, ou renditions, visaient à interpeller des suspects vivant à l’étranger et à les rapatrier aux États-Unis, par force si nécessaire, pour qu’ils y soient jugés. Tout change dans la première décennie du siècle et tout tient dans l’apparition de l’adjectif. Les renditions sont qualifiées d’extraordinaires, non pas parce qu’elles sont rares, ni qu’elles méritent le moindre ébahissement, mais bien parce qu’elles se situent en dehors de tous les principes internationaux, qui régissent le droit de la guerre et le droit international des droits de l’Homme.

Vue du camp de Guantánamo.

Page 6: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

10 11

nombre de terroristes ». On ne sait pas exactement combien de restitutions extraordinaires ont été perpétrées à ce jour. Dans un article datant de 2008, l’universitaire américaine Margaret Satterthwait avoue sa difficulté à établir le nombre des victimes, entre 70 et plusieurs milliers de personnes. En 2005, le Premier ministre égyptien indiquait que les États-Unis avaient transféré 60 à 70 détenus dans son pays. Les services américains ont seulement confirmé la capture d’une trentaine de personnes, devenues des détenus de haute valeur (high value detainees), sans qu’on sache toujours exactement où ils sont enfermés.

Des centaines d’hommes ont subi ces pratiques ; le fait est certain. Plusieurs étaient effectivement membres d’organisations engagées contre les États-Unis, certains étaient impliqués dans des attentats, comme Khaled Cheikh Mohammad, organisateur déclaré de l’attentat de New-York. D’autres ont été embarqués dans la sinistre machinerie en raison de leurs opinions, à la suite de dénonciations ou par pure erreur de personnes ou confusion de patronymes. Certains en sont sortis et leurs récits ont encore contribué à éclairer le système. Ils témoignent de calvaires physiques et psychologiques qui les ont anéantis, eux et leurs familles. D’autres sont encore captifs et croupissent à Guantánamo. Des personnes ont peut-être perdu la vie au cours d’une restitution extraordinaire, on ne le saura probablement jamais. L’hypothèse semble avoir été retenue, si l’on en croit un projet d’accord entre les autorités polonaises et la CIA, sur la conduite à tenir en cas de mort d’un détenu… Par ailleurs, un décès a bien eu lieu dans les sous-sols de la prison CIA de Salt Pit, en Afghanistan, en 2005 : un prisonnier, dénommé Gul Rahman, enchaîné nu toute une nuit, a succombé au froid. Et sa famille ne l’a appris que cinq ans plus tard…

Que dire de cette entreprise, si ce n’est qu’elle sape les fondements démocratiques dont se targuent les États-Unis d’Amérique. Une étude publiée par des experts sous l’égide de l’ONU en février 2010 (Joint study on global practices in relation to secret detention in the context of counter-terrorism) va plus loin ; elle ose la comparaison avec les pratiques de détention secrète de l’Allemagne nazie, de l’URSS du Goulag et des dictatures militaires du vingtième siècle en Amérique latine.

2. Une enTRePRIse TRAnsnATIonAle

Les États-Unis ont-ils « agi seuls », pour reprendre le langage des enquêtes policières ?

Non. Il ne faut pas aller loin dans l’étude des données pour conclure que le système des renditions s’est nourri de complicités ; qu’il les exigeait même. C’est une évidence matérielle et politique, dont on se demande comment elle a pu être esquivée si longtemps et comment elle peut encore être niée par quelques autorités nationales concernées.

Plusieurs pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique ont été impliqués, ainsi que le Canada. Mais une part importante du programme spécial de la CIA a eu pour cadre le continent européen. D’innombrables vols secrets ont sillonné son espace aérien, des avions plus que suspects y ont fait escale, des centres de détention secrète y ont été installés, des personnes y ont été embastillées et interrogées.

Les gouvernements des États européens concernés pouvaient-ils ignorer ce qui passait au-dessus de leurs têtes et ce qui se passait éventuellement sur leur sol ?

Non. Pour être surpuissante, la CIA ne peut se dispenser du consentement des autorités des pays qui accueillent ses activités. Certes, d’un État à un autre, les degrés d’information ont varié. Il se peut même que certains pays, dont la CIA n’a pas eu besoin, n’aient pas été tenus au courant des manœuvres en cours chez leurs voisins. Par ailleurs, des gouvernants ont changé de postes ou ont été remplacés entre 2002 et 2006, du fait d’alternances électorales ou d’aléas divers ; et il n’est pas sûr que les transmissions de renseignements aient été très claires et nettes sur ce sujet.

Mais les principaux protagonistes étaient au courant. Le journal italien L’Unita, dans son édition du 8 novembre 2006, a rendu compte d’un dîner houleux qui avait réuni, un an plus tôt, Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine, et ses collègues ministres des affaires étrangères européens. Certains convives dont les propos sont relatés réclament des éclaircissements, parfois avec véhémence, mais nul ne semble découvrir à cette occasion

Avion de transport militaire américain sur l’aéroport irlandais de Shannon.

Des détenus sous la surveillance de la police militaire au camp X-Ray de Guantánamo le 11 janvier 2002.

Page 7: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

12 13

le programme des vols secrets ; la discussion porte plutôt sur le sort des « terroristes » ainsi transportés et détenus, sur l’usage de la torture et sur les conséquences politiques que cela risque d’avoir… pour eux.

Sur quoi s’appuyait cette « commune entreprise criminelle », pour reprendre l’expression de Gérald Staberock, secrétaire général de l’Organisation Mondiale contre la Torture ? D’abord, sur l’existence de la menace terroriste, dont la réalité n’était pas contestable, et sur la nécessité de la combattre. Ensuite, sur le postulat que les lois internationales régissant les faits de guerre ne pouvaient être appliquées dans le combat contre Al Qaïda et autres ennemis « déloyaux » ou « illégaux ». Enfin, sur un « petit arrangement » avec la morale selon lequel les engagements pris par l’Amérique en matière de respect des droits de l’Homme ne s’appliquent que sur son territoire et pas en dehors. Un triste bouquet d’arguments, sous lequel les États-Unis ont dissimulé une externalisation des enlèvements, interrogatoires, faits de torture et détentions secrètes ; une sous-traitance, à l’échelle planétaire, des basses œuvres de la lutte contre le terrorisme.

L’Europe aurait dû se dresser face à de tels arguments et intentions. Mais la digue a cédé. Le rempart des valeurs, la muraille des droits de l’Homme, n’ont pas résisté aux pressions et coups de boutoir du grand allié. Plusieurs pays du vieux continent ont participé, à des degrés divers, à ses abus de pouvoir, manœuvres condamnables, et pratiques illégales, espérant sans doute être couverts par l’article 5 du Traité de l’OTAN et le secret absolu qui est de rigueur en temps de guerre. Et cette capitulation s’est accommodée parfois des plus piètres justifications. Ainsi, plusieurs États ont-ils feint de croire aux « assurances diplomatiques contre la torture », venant de régimes dictatoriaux vers lesquels ils ont déporté des personnes. Y compris des hommes qui cherchaient protection auprès d’eux et même certains de leurs ressortissants… « Ces assurances verbales sont une farce », a déclaré cyniquement un ancien officier de la CIA, impliqué dans les restitutions extraordinaires.

Le voile ne s’est levé qu’en 2005, quand les premières révélations journalistiques sur les complicités européennes ont émergé. Le Conseil de l’Europe, organisation internationale de défense des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’état de Droit, a aussitôt décidé d’enquêter sur le sujet. Le Parlement européen lui a emboîté le pas, et a mené sa propre investigation, en 2006, sous la conduite du député italien Giovanni Claudio Fava, membre du groupe socialiste européen. Le dossier a aussi été maintes fois évoqué au sein de la sous-commission des droits de l’Homme, présidée par la députée

française Hélène Flautre, du groupe Verts, de 2004 à 2009. En 2012 enfin, le Parlement en a fait à nouveau un objet de recherche : au début de cette année, la commission des Libertés civiles (LIBE) a mis en chantier un « rapport d’initiative », sous la direction d’Hélène Flautre, désignée rapporteure.

3. le ConseIl de l’eURoPe oUVRe lA VoIe

Mercredi 18 janvier 2012, à Strasbourg : Hélène Flautre rencontre Dick Marty. Elle a tenu à voir et entendre le sénateur suisse, qui a rédigé un rapport précurseur du Conseil de l’Europe sur les extraordinary renditions en 2006. Le premier du genre diligenté par une organisation internationale. Hélène Flautre, elle, est sur le point de lancer une démarche similaire, sous l’égide du Parlement européen.

Rencontre passionnante où se distillent et se croisent informations et conseils.

L’aplomb et la ténacité manifestés par Dick Marty et son équipe en 2006-2007, dans un contexte d’incrédulité générale et d’hostilité, sont impressionnants. Le rapporteur a mis au jour une « toile d’araignée de vols secrets » ; plus de mille comptabilisés, sur un total sans aucun doute largement supérieur. Il a décrit cet entrelacs d’intérêts impliquant des États membres du Conseil de l’Europe et exposé les différentes formes de leurs participations. Le rapport identifie quatorze pays européens comme terrains d’atterrissage et de décollage de ces vols de restitution : l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, la Grèce, Chypre, la Roumanie, la Pologne, la Turquie, l’ex-République de Macédoine, la Bosnie-Herzégovine. Les onze premiers sont aujourd’hui des États membres de l’Union européenne. À noter que la Roumanie, qui postulait à l’OTAN, y a été admise en 2004, en plein cours du programme secret…

Et l’ampleur des rotations interpelle : 91 mouvements relevés au Portugal, 147 en Irlande, 170 au Royaume-Uni, 336 en Allemagne.

Le Conseil de l’Europe rassemble 47 États, représentés par des ministres

et des parlementaires nationaux. À ne pas confondre avec le Conseil

de l’Union européenne, constitué par les chefs d’État et les gouvernements

des 27 États membres de cette Union.

Page 8: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

14 15

Accueillir ces vols douteux est une chose, prendre part activement aux restitutions extraordinaires en est une autre. Dick Marty a démontré que certains services de renseignement avaient franchi le pas. Ceux de Suède, par exemple. En décembre 2001, ils ont expulsé deux demandeurs d’asile égyptiens, Ahmed Agiza et Mohammed El Zari, vers leur pays d’origine, contre de vagues assurances de bons traitements. Dès leur arrivée au Caire, les deux hommes ont été pris en charge par des agents américains qui les ont soumis à interrogatoires dans des conditions dégradantes. Le service britannique de contre espionnage, le MI6, a participé à plusieurs reprises à ce trafic d’ «êtres suspects », en l’occurrence des ressortissants étrangers établis au Royaume-Uni, l’Irakien Bisher Al-Rawi, le Jordanien Jamil El-Banna — et même un citoyen britannique, Martin Mubanga — qui ont tous échoué à Guantánamo, où ils sont demeurés plusieurs années. De l’incidence à la collaboration franche et entière…

Extrait du rapport Marty présenté devant le Conseil de l’Europe en juin 2006 : « L’idée que certains gouvernements ont cherché à imposer au début de ce débat –selon laquelle l’Europe aurait été victime de complots secrets de la CIA- ne semble pas correspondre à la réalité. Il est maintenant clair — quoique nous soyons encore loin d’avoir établi l’entière vérité — que les autorités de plusieurs pays européens ont activement collaboré avec la CIA dans ces activités illégales. D’autres pays les ont ignorées délibérément ou n’ont pas voulu savoir ».

Autre point crucial abordé dans le document : celui des prisons secrètes localisées dans les pays européens et co-gérées par la CIA et les différents services d’espionnage et contre-espionnage nationaux. Si leur existence n’avait pu être établie de manière formelle à ce stade de l’investigation, il y avait suffisamment d’éléments sérieux « pour que les pays concernés remplissent leur obligation positive d’enquêter », concluait le rapport.

Six ans après la parution de ce texte, Dick Marty est déçu par la dilution des promesses du candidat Obama dans les arcanes de sa présidence ; il n’y a pas de virage dans la politique américaine de lutte contre le terrorisme. Les formes du combat, Outre-Atlantique ou en Europe, balancent toujours entre l’odieux et le ridicule. Comme en témoigne cette histoire d’un imam chargé de jouer les taupes pour attirer des islamistes radicaux dans une mosquée d’un Land allemand, et pris pour un vrai prédicateur extrémiste par la police du Land voisin… Les recommandations de supervision démocratique des activités des services secrets, dans chaque pays et à l’échelle européenne, sont plus que jamais d’actualité.

Dick Marty pense que les complicités aux restitutions extraordinaires ont été couvertes par le secret prévu par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Il est persuadé que les gouvernements des pays mouillés par la CIA mentent ou tiennent un double langage. Et il remarque avec amertume que les victimes, à de très rares exceptions près, sont abandonnées à leur sort. Il cite le cas de Murat Kurnaz, un Turc habitant depuis toujours en Allemagne, que son pays de résidence a laissé dépérir à Guantánamo avant de l’accepter à nouveau sur son sol.

Sur les vols secrets enfin, Dick Marty invite Hélène Flautre à la plus ferme résolution. Non seulement l’exploitation des données compilées par Eurocontrol, l’organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne, nécessite le recours à un technicien expert. Mais leur fourniture est contingentée. L’ONG britannique Reprieve s’est vu refuser l’accès à ces informations récemment. Le Parlement européen, en la personne d’Hélène Flautre, doit user de son autorité sur l’organisme pour obtenir communication de tous les éléments collectés, recommande le sénateur…

Murat Kurnaz, détenu numéro 61.Double nationalité turque et allemande. Né

en mars 1982 à Brême, élevé en Allemagne. Arrêté en janvier 2002 au Pakistan, libéré le

24 août 2006. Détenu à Kandahar et Guantá-namo. Portrait pris à Brême le 15 septembre 2010. © Mathias Braschler & Monika Fischer

Page 9: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

16 17

4. le PRemIeR RAPPoRT dU PARlemenT eURoPéen

Mercredi 14 février 2007, 8 h 50, dans l’enceinte du Parlement européen à Strasbourg : Claudio Fava présente son rapport sur « l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers ». La commission temporaire spéciale créée par le Parlement européen, placée sous la présidence du député portugais Carlos Coelho (Parti Populaire), a travaillé pendant un an ; elle a entendu deux cents acteurs et témoins et a effectué de nombreuses missions à l’étranger. Le document qui en ressort actualise les faits et interroge les responsabilités des États membres et de l’Union européenne. C’est le fruit d’une « passion civile commune », déclare le rapporteur. Quelques heures plus tard, le texte sera officiellement adopté et prendra place parmi les rapports parlementaires les plus marquants de ces dernières années.

Auparavant, le débat aura fait apparaître les clivages qui traversent l’assemblée sur ce sujet. Et les positions réactionnaires, pour ne pas dire négationnistes, de nombreux députés. Notre enquête a produit des faits circonstanciés, vérifiés, disait Claudio Fava… Le rapport n’apporte rien de neuf, ne fournit aucune preuve juridique, il ne sert à rien, martèlent plusieurs orateurs. « S’il est aussi creux et inoffensif que cela, pourquoi donc refusez-vous de l’adopter ? », ironise une parlementaire en réponse. Les opposants accusent Fava et ses soutiens de manifester un « anti-américanisme pathologique » et même d’allumer le bûcher d’une nouvelle « chasse aux sorcières ». Le rapport, crient-ils, ne se préoccupe que « de défendre les terroristes ». Et d’autres encore dénoncent le coût de ce travail, inutile à leurs yeux : « un million d’euros », « deux millions d’euros » ; les chiffres sont lâchés sans le moindre souci de vraisemblance…

In fine, après une bataille homérique autour de 210 amendements, et en dépit du vote « contre » des députés du Parti Populaire européen, une courte majorité du Parlement adoptera le rapport.

Le texte accuse en premier lieu les États-Unis. Mais les mises en cause s’étendent à tout pays qui a toléré, encouragé ou délibérément ignoré les actions incriminées. Plusieurs États-membres de l’Union européenne sont donc concernés. Ils sont responsables des souffrances endurées par des

individus sur leur sol ou dans leur espace aérien ; y compris si elles ont pour cadre des bases militaires ou des appareils étrangers ; y compris si elles sont le fait d’agents étrangers, affirme l’association Amnesty International au regard de la convention européenne pour la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. « La complicité commence quand on utilise un renseignement obtenu sous la torture, rappelle utilement Gérald Staberock, secrétaire général de l’Organisation Mondiale contre la Torture. Et la violation de l’interdiction de la torture est avérée dès lors que les autorités ne cherchent pas à faire la lumière sur les faits ».

Claudio Fava exprime la même conviction que Dick Marty : des États qui se réfèrent à un modèle démocratique ne peuvent se contenter d’écarter d’une dénégation des soupçons solides et convergents et de les qualifier obstinément d’allégations. Ils ont l’obligation d’engager des enquêtes sur leur implication dans le programme secret de la CIA. C’est encore un peu plus vrai pour les membres de l’Union européenne, depuis l’inscription dans les traités de la Charte des Droits Fondamentaux. Ces enquêtes, émanant du pouvoir politique et/ou du pouvoir judiciaire, doivent déboucher sur la vérité des faits et le cas échéant, sur la reconnaissance de responsabilité, la prise en compte des torts causés et sur des procédures de réhabilitation et de réparation pour les victimes.

La démarche la plus accomplie, à ce jour, est celle menée par le Canada à propos du cas de Maher Arar, peu de temps après la publication du rapport Fava. Ce citoyen canadien a été interpellé en septembre 2002 à l’aéroport de New-York, alors qu’il rentrait chez lui, de retour d’un séjour en Tunisie. Accusé d’être membre d’Al Qaïda, il a été expulsé vers la Syrie, son pays de naissance, où il a été retenu et torturé pendant un an. En octobre 2003, il a été relâché sans être convaincu d’aucune activité criminelle. Alertées par l’épouse de Maher Arar, les associations canadiennes des droits de l’Homme ont mis en évidence le rôle ambigu de la police de ce pays dans cet injustifiable traitement. Une commission d’enquête créée par le gouvernement a confirmé, en 2006, que la police canadienne avait fourni aux autorités américaines des informations mensongères sur Maher Arar. À la suite de quoi, le premier ministre canadien a présenté des excuses officielles à la victime, lavée de toute accusation, et l’État lui a accordé une importante indemnité financière.

En Europe, les enquêtes ouvertes ont régulièrement buté sur le refus des autorités américaines de produire des réponses aux questions de leurs alliés. Et presque toujours, les procureurs se sont vus opposer de la part de leurs propres gouvernements, les nécessités du fameux « secret d’État ». L’abus du

Campagne d’information d’Amnesty International USA sur Maher Arar.

On peut y lire : « Dommages et intérêts versés par le Canada : 11 millions de dollars.

Dommages et intérêts versés par les USA : 0 ».

Page 10: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

18 19

procédé est manifeste, en contradiction avec les principes de Johannesbourg (1995), qui interdisent à des institutions de recourir au secret d’État pour cacher des exactions ou dissimuler des informations sur leur fonctionnement. Le sénateur Dick Marty a consacré un rapport particulier à ce sujet au sein du Conseil de l’Europe en 2011.

Le député Fava, dans sa proposition de résolution au Parlement européen, en 2007, demandait déjà que soit définie de façon restrictive la notion de secret d’État, dans le cadre d’une révision globale de la politique anti-terroriste de l’Union européenne. Il réclamait aussi un contrôle judiciaire des services de renseignement et une meilleure surveillance du trafic aérien. « Des médias dignes de foi continuent de faire état de restitutions extraordinaires, de détentions illégales et de tortures systématiques, note le rapporteur au terme de son enquête. Le gouvernement des États-Unis a déclaré que les restitutions extraordinaires et les lieux de détention seront maintenus ». Le travail effectué n’est pas exhaustif, le Parlement européen doit le poursuivre, sa commission des Libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures est chargée d’examiner l’évolution de la situation. « Nous avons ouvert une porte, nous ne permettrons pas qu’elle se referme ». Bref, le rapport Fava, si conséquent qu’il soit, appelait des prolongements…

Les suites ont un peu tardé… Le rapport du Parlement européen soulignait le manque de coopération de nombreux États membres et du Conseil de l’Union européenne. Les recommandations, portant notamment sur les enquêtes à ouvrir ou à approfondir dans les pays membres, ont été réitérées en 2009 dans une autre résolution. Mais elles n’ont guère provoqué de réactions de la part des institutions visées : administration américaine, gouvernements des États membres, Commission européenne, Conseil de l’Union européenne…

Pendant quelque temps, le dossier a quitté l’agenda du Parlement européen. Les organisations non gouvernementales ont reproché à l’assembée de baisser pavillon alors même que ses revendications étaient ignorées. Il a fallu attendre l’automne 2011 pour le voir resurgir…

5. le noUVeAU RAPPoRT… dAns lA sTePPe des PRélImInAIRes

Le 19 octobre 2011, la commission des Libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) a sollicité l’autorisation d’entreprendre un rapport d’initiative sur « Les transferts et la détention illégale de prisonniers dans des États européens par la CIA ». Sous-titre : « Suivi du rapport Fava de 2007 ». Il sera complété par une opinion de la sous-commission des droits de l’Homme (DROI), dont la députée britannique Sarah Ludford, du groupe des démocrates et libéraux, sera rapporteure pour avis.

La première tâche d’Hélène Flautre a consisté à caractériser la démarche engagée, définir son champ, préciser ses objectifs, envisager ses résultats, cibler ses débouchés. À tous les défenseurs des droits de l’Homme, élus ou non, préoccupés par le dossier des renditions et saisis par un espoir nouveau, la députée explique sa ligne : le rapport se concentrera sur l’actualité des faits et sur les défauts et dénis de responsabilité de l’Union européenne et des États membres. La lutte contre le terrorisme, dans toutes ses déclinaisons nationales et internationales, n’a de sens et de valeur que si elle respecte les droits humains fondamentaux. Des pays ont pris leurs aises avec ces principes. Ils ont violé des droits, rendu possibles ou toléré des abus. Ils doivent prendre les mesures pour en réparer les effets et pour en prévenir la réédition. Un peu plus de dix ans après le 11 septembre, on est loin du compte. La reconnaissance de responsabilité reste le chaînon manquant de la lutte contre le terrorisme. À travers ce rapport d’initiative, le Parlement ne fera pas œuvre d’historien comme certains, pressés de tourner la page, voudraient le faire croire. Il s’efforcera d’éclaircir le passé, pour éclairer le présent.

La rapporteure explique que ce nouveau rapport ne peut être comparé à l’enquête menée en 2007. À l’époque, la commission temporaire avait pu mobiliser des dizaines d’experts, auditionner autant de protagonistes que nécessaire et pousser l’investigation aussi loin que souhaité. La commission LIBE, cette fois, dans le cadre d’un rapport d’initiative, ne peut organiser qu’une seule audition (hearing) et une seule visite d’enquête à l’étranger (delegation)… Enfin, le temps du rapport est strictement borné à six mois, jusqu’en juillet 2012.

Carte des pays impliqués dans les extraordinary renditions.

(Source Amnesty International / Google)

Page 11: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

20 21

Une course de haies, courue à l’allure d’un sprint. Un travail délicat et sensible à caser dans le fil d’une lourde mécanique… Le compte à rebours officiel a débuté le 1er février 2012.

La reconnaissance de responsabilité, tel est l’enjeu du rapport. Hélène Flautre le dira explicitement aux représentants de la Commission européenne, lors d’un rendez-vous provoqué par elle, dès les préliminaires du travail. Comment comprendre cette mise au point ? Pour ceux qui verraient l’Union européenne comme un ensemble monolithique, ou tout à fait harmonieux, quelques bribes d’instruction civique et de mises à jour politiques seront peut-être utiles.

L’Union est tricéphale.

D’un côté, la Commission européenne, gardienne des traités, incarnation du pouvoir exécutif, forte de 27 « commissaires », nommés par les États membres. En 2012, la Commission européenne est présidée par José Manuel Barroso (centre droit) ; le même José Manuel Barroso qui fut Premier ministre du Portugal de mars 2002 à juillet 2004.

D’un autre côté, le Conseil de l’Union européenne, réunion des gouvernements des États membres, qui détient à la fois des prérogatives exécutives et législatives.

Enfin, le Parlement européen, législateur, élu au suffrage universel. L’assemblée est certes dominée par une formation de droite, le Parti Populaire européen, mais elle est beaucoup plus diverse que les instances exécutives ; s’y expriment des opinions qui vont de l’extrême-droite à l’extrême-gauche.

Toute initiative du Parlement n’est pas forcément accueillie avec chaleur par la Commission ou le Conseil, et vice versa ; c’est un euphémisme.

Plusieurs fois par le passé, le Parlement a requis le soutien de la Commission pour le respect des droits de l’Homme dans la lutte contre le terrorisme. Dans ce dossier, le mieux qu’il ait obtenu des commissaires Viviane Reding et Cecilia Malmström, respectivement chargées de la « Justice et des droits fondamentaux » et des « Affaires intérieures », ce sont des lettres adressées aux États concernés. En particulier, à la Roumanie, à la Pologne et à la Lituanie. Des courriers plutôt formels, demandant en termes peu précis, des informations sur la possible existence de prisons de la CIA sur leur territoire. Et puis c’est tout, ou presque.

En février 2012, devant le directeur de cabinet de Viviane Reding, Hélène Flautre a tenté d’inverser cette molle tendance. Elle a obtenu la promesse qu’un chargé de mission de la direction générale travaillerait sur la question. Le fonctionnaire s’est bien manifesté, il a suivi un débat sur le sujet, il a tenu une réunion avec l’équipe de la députée. Oui, a-t-il convenu, la Commission ne peut s’en tenir à de simples admonestations aux pays suspects ou coupables de « violations des droits fondamentaux ». Elle doit faire le point sur l’efficacité de ces démarches, au minimum. Pour le reste, le représentant du cabinet Reding transmettra à ses supérieurs… Quelques semaines plus tard, la réponse parvient au bureau d’Hélène Flautre : les demandes formulées par le Parlement ne peuvent être satisfaites. Adopter une stratégie pour la reconnaissance des responsabilités et un cadre de contrôle de États concernés n’entre pas dans les compétences de la Commission européenne.

S’agissant du Conseil de l’Union européenne, un échange de vues semblait s’imposer avec l’un des fonctionnaires qui lui est rattaché : le coordinateur de la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove. Il a lieu en avril 2012, dans le bureau bruxellois de l’intéressé. Devant Hélène Flautre et ses collaborateurs, Gilles de Kerchove commence par poser les limites de sa fonction. Son poste n’est pas prévu dans les Traités et les États veillent jalousement sur leurs affaires de sécurité nationale. Pour autant, le coordinateur essaie de faire entendre la voix de l’Union dans le vieux continent et sur le théâtre international. Ainsi est-il intervenu en 2009 pour que vingt-cinq hommes libérés de Guantánamo puissent s’installer sur le sol européen.

Il salue donc la posture obstinée du Parlement. Mais pour ce qui est de faire bouger les chefs d’État et de gouvernement sur la question, le haut fonctionnaire se montre peu encourageant, et peu aidant. « Imaginez-vous que les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne vont tancer certains des leurs ? Je ne suis pas optimiste sur les suites qui seront données à votre rapport ».

Pour la coopération entre la Commission, le Conseil et le Parlement sur les renditions, on repassera !

Page 12: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

22 23

6. RoUTes CommUnes, dIReCTIon lA VéRITé ?

En parallèle à ces discussions institutionnelles, Hélène Flautre et son équipe multiplient les contacts avec des organisations non gouvernementales, des magistrats et des représentants des grandes institutions internationales.

Début mars, la rapporteure se rend à Genève pour participer à une table ronde organisée par Amnesty international, en marge d’une session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Elle rencontre Juan Mendez et une collaboratrice de Ben Emerson, rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur la torture et sur les droits de l’Homme, jetant ainsi les bases d’une coopération qui soutiendra la réalisation de son rapport.

Elle tient aussi une réunion de travail avec Julia Hall, experte de l’ONG en matière de droits de l’Homme dans le domaine du contre-terrorisme. Il y a beaucoup d’éléments nouveaux sur le sujet des renditions depuis la dernière investigation du Parlement européen, assure la représentante associative. Il est faux de dire que nous n’avons plus rien à découvrir ; il faut tenir la ligne d’une reconnaissance par les États de leurs torts, et garder à l’esprit qu’il s’agit d’un processus long et lent.

Il faut enquêter du côté du Danemark, poursuit la responsable d’Amnesty. Et en Lituanie ; comprendre pourquoi la volonté de clarté de la Présidente de la République balte, Dalia Grybauskaité, s’est brusquement émoussée début 2010. Au point que le chef du gouvernement s’est cru autorisé à clore le sujet en direct du Département d’État américain. « Toutes les enquêtes utiles ont été faites, nous n’avons rien à ajouter », a déclaré Andrius Kubilius, premier ministre de Lituanie, en mai 2010, au cours d’une conférence de presse commune avec Hilary Clinton… Pour la militante et spécialiste d’Amnesty International, un des moyens d’avancer serait de confronter et d’articuler à l’échelle européenne les enquêtes, qu’elles soient menées par les appareils judiciaires ou les parlements nationaux.

Hélène Flautre sort de cette rencontre avec deux idées, qui pourront faire l’objet de recommandations dans le futur rapport. D’abord, un cadre de « bonnes pratiques » sur la conduite des enquêtes touchant aux secrets

des États. Deuxièmement, la proposition d’un programme de coopération entre procureurs généraux travaillant sur ce dossier.

En mars 2012 toujours, à Paris la députée rencontre l’un des patrons de la lutte anti-terroriste française. L’entretien a lieu dans une brasserie, dans le quartier de la Gare du Nord ; les gardes du corps du magistrat patientent sur le trottoir. Le juge défend le système français de lutte contre le terrorisme, qui lui semble doté des règles nécessaires pour prévenir les entorses au respect des droits de l’Homme. Il se déclare incompétent pour tout commentaire sur les restitutions extraordinaires de la CIA, n’ayant jamais eu à se saisir du sujet. Mais il admet que des renseignements obtenus dans des conditions contestables puissent être exploités dans le traitement d’autres dossiers. Contre le droit international, qui prohibe de telles pratiques. Une raison de plus, aux yeux de la rapporteure, pour mettre les États devant leurs obligations...

Autre épisode, chargé de sens, relatif à la connaissance des mouvements aériens clandestins. L’ONG britannique Reprieve s’est concentrée sur cette question, épluchant des centaines de documents administratifs, des registres horaires aux bordereaux des taxes perçues par les autorités. Elle a établi que tous ces vols faisaient partie d’un seul et même réseau, dont le contractant était le gouvernement des États-Unis. Mais il lui manquait des données, pour aller plus loin dans la caractérisation de ce système, et le détail des forfaits commis. En sa qualité de députée, Hélène Flautre a demandé communication de ces informations à Eurocontrol, l’organisme de supervision du trafic aérien européen. Elles lui ont été transmises, avec prière de les garder confidentielles. Après mûre réflexion et discussion avec son équipe, la rapporteure a refusé de souscrire à cet arrangement, qui n’aurait pour effet que d’ajouter une couche d’opacité à un dossier miné par l’abus de secret. Elle a informé la direction d’Eurocontrol qu’elle userait de ces données, avec discernement, pour avancer dans le sens de l’intérêt général et de l’établissement de la vérité. Et elle a proposé à Reprieve de venir les consulter à Bruxelles.

Le 8 mai 2012, dans un bureau du Parlement européen, Crofton Black, l’expert de Reprieve, affiche un sourire de satisfaction. Il travaille depuis la veille sur les tableaux qui lui ont été fournis. L’œil rivé sur l’écran de l’ordinateur, saisissant des codes chiffrés à toute allure, les croisant avec ceux qui sont en mémoire, frappant le clavier pour lancer les calculs et observant les résultats quelques instants… avant de tirer une nouvelle salve. Au terme de ce tête-à-tête informatique, il a cerné de précieuses informations sur les mouvements d’appareils liés aux restitutions extraordinaires. D’abord

Reproduction d’une facture de 300 000 $ adressée par Richmor Aviation à la société

Sportsflight, un paravent de la CIA, pour le transport de six passagers entre Dubai, Shannon, Washington, Osaka, Bangkok…

Page 13: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

24 25

un vol des 17 et 18 février 2005, reliant le Maroc à la Lituanie ; il y a tout lieu de croire que le « détenu de haute valeur » Abu Zubaydah, emprisonné secrètement par la CIA en Europe de 2002 à 2006, était à bord. Ensuite, un autre déplacement aérien entre Kaboul et Guantánamo, via les Açores (c’est-à-dire le Portugal) et l’Irlande. Et enfin, de drôles de rencontres sur aéroports, visiblement destinées à brouiller les pistes. Repéré en octobre 2005 : un avion qui vient de Roumanie s’arrête en Albanie et croise sur le tarmac un second appareil venant de Lituanie, le temps suffisant pour un transfert de passagers, avant que chacun ne reparte vers son point de départ. Ce manège pourrait correspondre à la fermeture du centre de détention secrète de Roumanie, estime Crofton Black. Même genre de scénario, en mars 2006, à l’aéroport du Caire, interprété par des avions venant de Lituanie et du Maroc, ce dernier poursuivant ensuite sa route jusqu’en Afghanistan ; Reprieve pense que cette manœuvre a marqué la fin du programme secret de la CIA en Europe. Les découvertes sont importantes. Et la coopération établie sur de nouvelles bases avec Eurocontrol pourra être reproduite, autant que de besoin, dans les développements ultérieurs du dossier des renditions…

Au terme de cette première phase d’investigation et d’action, la rapporteure publie un « document de travail », sa feuille de route pour les mois qui suivront et déjà, une trame du futur rapport. Il en définit les fondements : « protéger et promouvoir les droits de l’Homme dans les politiques internes et externes de l’Union européenne ; veiller à la mise en place de politiques de sécurité légitimes, efficaces et durables, respectueuses du droit international ; préserver la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques de l’Union ».

L’organisation du Parlement européen veut que le travail d’Hélène Flautre, rapporteure en titre, soit suivi par un député de chaque groupe politique représenté dans l’assemblée. Ce sont des shadow rapporteurs, des « rapporteurs fictifs », qui pèsent néanmoins du poids de leur formation sur l’orientation de la démarche. C’est la loi du dialogue politique à la bruxelloise, ou à la strasbourgeoise, où se croisent les différentes appartenances politiques et les non moins diverses sensibilités nationales. Dans cette enceinte-là également, Hélène Flautre a pris le parti de la transparence. C’est à ses collègues homologues qu’elle a d’abord présenté son document de travail, C’est avec ces députés qu’elle a choisi la Lituanie comme lieu de visite en délégation. C’est au vu et au su de tous les shadows qu’elle a établi le programme de l’audition, moment fort à venir dans le cours de ce rapport d’initiative…

7. le ToURnAnT de l’AUdITIon

Mardi 27 mars 2012 à Bruxelles, c’est jour de hearing : une procédure de travail du Parlement au cours de laquelle les députés entendent des acteurs et interpellent les représentants des États membres ou les Commissaires européens concernés. Hélène Flautre a choisi d’axer l’audition organisée par la commission des libertés civiles (LIBE) sur les faits nouveaux mis à jour par les journalistes, avocats et ONG. Et de les confronter aux enquêtes judiciaires ou parlementaires, en cours ou récentes, menées dans les États. Mais aucun gouvernement européen ou autorité européenne invité à s’exprimer n’a voulu déléguer de représentant à la tribune. Pas de présence officielle du Danemark, qui occupe pourtant la présidence tournante de l’Union européenne pendant ce semestre… En fin de réunion, le président de la commission LIBE, l’Espagnol Juan Fernando Lopez Aguilar, égrènera le chapelet des « mots d’excuse », plutôt embarrassés ou franchement piteux, qui lui sont parvenus…

D’autres contingences, très prosaïques, ont compliqué la tâche du bureau d’Hélène Flautre, chargé, dans le concret, de monter l’audition. Pour composer un « plateau » d’intervenants sur un tel sujet, il faut solliciter des personnes qui vivent aux quatre coins du monde et leur demander de se libérer à une date précise, gravée dans le calendrier institutionnel, sans possibilité de changement. Certains devront décliner l’invitation, comme ce grand Monsieur du combat pour la dignité et la Justice, le Suédois Thomas Hammarberg, commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe de 2006 à 2012. Par ailleurs, les très faibles moyens alloués à la réalisation du rapport ne permettent pas de prendre en charge les frais de déplacement de plus de trois intervenants… Il n’est pas rare que des ONG en soient de leur poche !

La veille du jour dit cependant, les invités et invitées arrivent de toute la planète. Hélène Flautre les rejoint dans une pizzeria réservée par Amnesty international ; l’ambiance est fraternelle, comme entre compères à la veille d’un grand coup ! À 9 h, le 27 mars, le stress est palpable dans l’équipe : le lieu de réunion est mal signalé dans le dédale des locaux du Parlement et à l’ouverture, la salle est à peu près vide. À midi, le sourire sera épanoui : les intervenants ont été percutants, et l’audition, saluée pour sa qualité, a mobilisé un nombre record de députés, favorables ou non à l’initiative du rapport.L’affiche du hearing de mars 2012.

Page 14: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

26 27

Quelques-uns ont adressé des reproches voilés au panel d’invités associatifs. Un député conservateur polonais a rappelé que les États-Unis étaient les alliés de l’Union européenne. Et que les États membres avaient le droit de se défendre contre le terrorisme. D’autres députés ont évoqué le manque de preuves concrètes des forfaitures dénoncées. « Les ONG ne sont pas censées jouer les procureurs, a répondu vivement Julia Hall. On nous dit : Où sont vos preuves ? Mais c’est aux États de mener des enquêtes et de produire des informations. C’est leur responsabilité ». Encore un peu et la militante d’Amnesty International reprenait au micro le titre d’un étude de l’ONG sur la Lituanie : « Unlock the truth » (Délivrez la vérité !). Ceux qui posent la question des preuves le font par tactique politique, affirme à son tour Crofton Black, de l’association Reprieve : « Par définition, un programme secret comme celui de la CIA se prémunit contre toutes les investigations démocratiques ». Depuis la salle, Sophia in’t’Veld, députée néerlandaise, membre du groupe des démocrates et libéraux, appuie ces propos : « Si les allégations de culpabilité étaient fausses, tous les pays devraient se féliciter d’une enquête qui les innocenterait forcément ».

Une deuxième table ronde a réuni des juristes et des avocats engagés dans la défense des cibles du sale programme de la CIA. Amrit Singh, de l’association Open Society Justice Initiative (fondée par George Soros), a parlé du Saoudien Abd al-Rahim al-Nashiri. Accusé d’avoir perpétré un attentat contre un navire américain en 2000, il encourt la peine de mort devant le « tribunal de guerre » de Guantánamo. « Il y a des choses qui ne sont plus contestables : il a été gravement maltraité, lors de ses emprisonnements en Europe et à Guantánamo. Une des rares phrases de lui qui nous soient parvenues est : Avant, je courais dix kilomètres sans difficulté ; aujourd’hui, je peux à peine marcher dix minutes ».

Amrit Singh a aussi rapporté l’histoire de l’Allemand Khaled El-Masri, arrêté en Macédoine, transféré en Afghanistan par la CIA, relâché sur une route, dans la campagne d’Albanie, quelques mois plus tard et reconnu innocent par le gouvernement de son pays… Objection de Miroslaw Piotrowski, député européen polonais, conservateur, depuis la salle : « Monsieur El-Masri n’a-t-il pas été entendu par la commission d’enquête temporaire du Parlement européen en 2006 ? N’a-t-il pas confirmé à cette occasion qu’il avait pratiqué la lutte armée ? Son cas est douteux. Cela vaut-il la peine de divulguer les secrets de notre combat contre le terrorisme ? ». Juste un détail : le parlementaire confond deux personnes aux noms voisins, commettant, volontairement ou non, la même erreur que les tortionnaires de « Monsieur El Masri »…

Vient enfin Amanda Jacobsen, avocate-conseil américaine d’Abu Zubaydah, Palestinien d’origine saoudienne, détenu sans jugement à Guantánamo depuis 2006, après avoir connu les prisons secrètes européennes. Elle explique que son client ne réclame aucune réparation financière. « Il veut seulement qu’on lui rende justice, que les accusations fausses portées contre lui soient démenties et que les personnes et États impliqués dans ses tourments soient tenus pour responsables ».

8. des PRIsons dAns TRoIs éTATs memBRes

On l’a dit, les complicités européennes dans le programme de la CIA ont pris des formes diverses. Certains pays ont ouvert leurs aéroports aux opérations de transfert de personnes enlevées ou déjà détenues : l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, le Danemark, la Finlande, la Grèce, Chypre. D’autres ont participé à des expulsions vers des pays tiers ou, par l’intermédiaire de leurs agents secrets, à des interrogatoires « poussés » : la Suède, le Royaume Uni, l’Italie.

Trois pays, enfin, ont accepté que la CIA implante chez eux des black sites, c’est-à-dire des centres de détention secrets : la Pologne, la Roumanie et la Lituanie. C’est dans la République balte que les faits ont été découverts le plus récemment, à la suite d’une investigation journalistique, en 2009. La Lituanie ne figurait sous aucune forme dans les précédents rapports parlementaires. Elle n’était pas mentionnée dans le rapport Fava de 2007. C’est l’une des raisons qui a poussé la rapporteure à la proposer aux parlementaires européens comme lieu de visite officielle de la délégation. Le voyage, seul du genre autorisé dans la procédure du rapport d’initiative, s’est déroulé du 25 au 27 avril 2012.

Dire que la délégation du Parlement a été mal accueillie en Lituanie serait excessif. Mais enfin, plusieurs représentants politiques et judiciaires rencontrés à Vilnius ont laissé paraître un étonnement parfois teinté d’agacement : notre pays est celui qui a accompli le plus d’efforts pour cerner son rôle dans le programme secret de la CIA, pourquoi venez-vous donc chez nous ? La délégation a dû faire preuve de diplomatie et de modestie. Son président, Juan

Hélène Flautre lors du hearingdu 27 mars 2012 à Bruxelles.

Page 15: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

28 29

Fernando Lopez Aguilar, et Hélène Flautre, qui a endossé la fonction de porte-parole, ont dit tout le bien qu’ils pensaient de la posture lituanienne. C’est un exemple qui peut et doit inspirer d’autres pays concernés. Mais des questions demeurent, qui n’ont pas reçu de réponse. L’Union européenne soutient les autorités lituaniennes afin qu’elles portent leur enquête aussi loin que possible. Voilà les propos tenus en prélude à tous les entretiens et auprès des journalistes. Le pic de cette courte visite en Lituanie sera le déplacement à Antaviliai, une commune à une vingtaine de minutes de route de Vilnius, où la CIA, selon toute vraisemblance, avait installé une de ses prisons secrètes. Il s’agit d’un ancien centre équestre dont la configuration est compatible avec une fonction de lieu de détention. L’aménagement des locaux, les marques des appareils et matériels, tout suggère la main des opérateurs américains ; et le site est occupé désormais par les services de renseignement lituaniens. Mais sa vocation a été clairement confirmée en 2009 par d’anciens responsables de la CIA, questionnés par la chaîne de télévision américaine ABC News.

Une journaliste lituanienne a tiré sur ce premier fil. Elle a découvert que le manège équestre avait été acheté par une entreprise américaine en mars 2004. La société aurait donné procuration à un citoyen lituanien mais son nom ne correspondait à aucun numéro de sécurité sociale, ni à aucune inscription fiscale. Quand la journaliste s’est rendue à l’adresse indiquée, elle s’est trouvée face à une résidence étudiante ; le gardien lui a déclaré que personne portant ce nom ne vivait sur place et qu’elle n’était pas la première à lui poser la question… Le centre de détention aurait été opérationnel entre 2004 et 2006. On ne sait pas aujourd’hui si des personnes y ont été détenues ou non. Mais les défenseurs d’Abu Zubaydah, le prisonnier de Guantánamo, ainsi que plusieurs ONG qui ont travaillé sur le sujet, estiment qu’il a été retenu en Lituanie, pendant la période considérée…

Hélène Flautre décrit une sorte de « bâtiment dans le bâtiment », selon un principe de double coque, des salles plus basses de plafond que d’autres, des marches qui pourraient correspondre à celle que d’anciens prisonniers de la CIA se souviennent d’avoir empruntées, alors que leurs yeux étaient bandés. Le bâtiment est équipé d’un énorme appareil de conditionnement d’air et d’un système de pompage d’eau, dont on ne comprend pas bien l’utilité. La députée a soigneusement pris note des marques des matériels, afin de vérifier ensuite leur provenance…

En Pologne également, les faits sont établis. En 2008, les médias polonais ont publié le témoignage anonyme d’un ancien agent des services de renseignement polonais indiquant que la CIA avait installé une prison secrète

à Stare Keijkuty, au nord-est du pays, près de Szymany. Rapportées aux dates de capture et de transfert des high value detainees, selon la terminologie de l’administration Bush, ces informations ont conforté les hypothèses de détention en Pologne de Abu Zubaydah, Abd al-Rahim al-Nashiri, Khalid Sheikh Mohamed et Razli bin al-Shibb. Qui plus est, des organismes officiels tels que le bureau de contrôle de la navigation aérienne et la police des frontières ont confirmé que des avions affrétés par la CIA avaient circulé sous couvert de faux plans de vols, notamment en 2002 et 2003. Cinq d’entre eux ont atterri à l’aéroport de Szymany avec des passagers mais sont repartis avec leurs seuls membres d’équipage ; un autre est arrivé sans passager mais est reparti avec cinq personnes à bord.

Reste la Roumanie. Ici encore, le peu de lumière disponible est venu de journalistes, américains, allemands, suisses et roumains, relayés par les associations Human Rights Watch et Amnesty International. Une prison secrète a été identifiée au centre de Bucarest et des indices substantiels ont été rassemblés sur son fonctionnement et son utilisation, de 2003 à 2005. Mais jusqu’à ce jour, tout ce que le pays compte d’autorités repousse farouchement ces données…

9. IndIsPensABles enqUêTes

Accountability : le mot anglais est simple et clair. Mais difficile à traduire en français. Allons-y pour les périphrases : il s’agit de rendre des comptes, d’endosser la paternité des erreurs ou méfaits commis, de réparer les dommages causés. Soit un processus complet de prise de responsabilité, à l’aune du respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Le Parlement européen veut qu’il soit mis en œuvre dans tous les États membres de l’Union potentiellement impliqués dans le programme des restitutions extraordinaires.

Et ce processus ne peut être lancé sans que la réalité des faits soit connue. Depuis le rapport Fava de 2007, le Parlement, loin de chercher à clouer au pilori tel ou tel coupable, invite les pays européens concernés à conduire les enquêtes gouvernementales, parlementaires et/ou judiciaires nécessaires à la manifestation de la vérité. À ce jour, c’est en Italie que les choses sont allées le plus loin. En 2007, un procureur saisi par les avocats d’une victime de transfert

Le site d’Antaviliai, aujourd’hui occupé par les services de renseignements lituaniens. À droite, le plan du bâtiment.

Page 16: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

30 31

illégal a condamné vingt-deux agents de la CIA et un militaire américain impliqués à des peines de prison. Ces sentences, prononcées par contumace, n’ont pas été mises en application. Cependant, à la mi-septembre 2012, la Cour de cassation italienne a confirmé ces jugements ; le gouvernement est donc plus que jamais fondé à demander aux États-Unis l’extradition de ces personnes. Qui plus est, la haute juridiction a ouvert la voie à un nouveau procès des deux agents italiens complices des faits : ils ne peuvent plus invoquer le secret d’État pour échapper à la Justice.

En Lituanie, le Parlement a ouvert une enquête, sitôt après les révélations de 2009. Il a établi que deux centres de détention secrète avaient fonctionné dans le pays entre 2002 et 2006. Une enquête criminelle a suivi, à partir de janvier 2010, visant à déterminer le degré de responsabilité des diverses autorités lituaniennes et notamment, de trois anciens responsables du département de la sécurité intérieure. Cet élan prometteur s’est interrompu en janvier 2011.

« Pourquoi ? », ont demandé les parlementaires européens en visite à Vilnius, en avril 2012, à tous leurs interlocuteurs, du ministre de la Justice au vice-ministre des affaires étrangères, des ONG aux autorités judiciaires. Réponses à peu près convergentes : certains des faits étaient prescrits et les preuves de détention sur le sol lituanien de personnes enlevées par la CIA ont fait défaut.

Les États-Unis ont rejeté systématiquement les demandes d’information qui leur ont été adressées. Au fil des entretiens, les membres de la délégation ont compris que cette démarche judiciaire avait surtout une portée de politique intérieure. Une fois que le ménage a été fait dans les services secrets, et dans les services chargés de les contrôler, l’affaire a été considérée comme close. « La coquille s’est refermée », analyse Hélène Flautre.

L’interpellation des parlementaires européens à Vilnius n’aura pas été vaine cependant. Interrogée par la presse de son pays, la Présidente de la République, Dalia Grybauskaité, s’est engagée à relancer les procédures d’investigation, « si des éléments nouveaux se faisaient jour ». Nous « espérons » que ces faits nouveaux émergent, ont même déclaré les membres de son cabinet à la délégation. Chez Hélène Flautre, ce déplacement a renforcé une conviction : les clivages qui bloquent les processus de reconnaissance dans les États ne peuvent être surmontés qu’à l’échelle de l’Union. C’est la « plus-value européenne » qu’il faut mettre en action.

Sur place, le Procureur lituanien avait indiqué qu’il répondrait aux demandes écrites que les représentants européens voudraient lui adresser. Dès son retour à Bruxelles, Hélène Flautre a saisi la perche : elle a prié le haut magistrat de lui fournir plusieurs documents relatifs à l’enquête et lui en a transmis, de son côté, sur des vols suspects ayant transité par la Lituanie ces dernières années. Et au passage, elle a réclamé une petite « clarification » : vous affirmez avoir la preuve que personne n’a été détenu par la CIA sur le sol lituanien tandis que nos autres interlocuteurs disent qu’aucune preuve de détention n’a été encore trouvée. Sacrée nuance, qui avait interloqué les membres de la délégation en visite à Vilnius… Sur quoi se fonde-t-elle ? Début juillet 2012, la députée avait en main la « réponse » du Procureur : une photocopie en langue lituanienne de la décision de clôture de l’enquête prise dix-huit mois plus tôt. Un courrier, comme une fin de non recevoir, à la limite de l’affront pour le Parlement et pour l’Union européenne.

La rapporteure de la commission LIBE s’est aussi rendue, de sa propre initiative, en Pologne, pour faire le point sur l’enquête judiciaire en cours depuis 2008 dans le pays. Rendez-vous avait été pris avec le Procureur général Andrzej Seremet. Hélène Flautre avait beaucoup de choses à lui demander. Quel est le champ exact de cette investigation, couverte par le secret d’État ? Vise-t-elle seulement des abus de pouvoir de fonctionnaires ou s’étend-t-elle aux responsabilités de membres du gouvernement, complices des actes de torture commis par la CIA ? Pourquoi y a-t-il eu trois changements de magistrats à la direction opérationnelle de l’enquête depuis 2008 ? Que faut-il

La route bordant les installations polonaises de Stare Keijkuty.

Page 17: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

32 33

penser des articles publiés par le quotidien « Gazeta Wyborcza » ce printemps 2012 ? L’ancien directeur des services secrets et son adjoint ont-ils bien été mis en examen ? Le Président de la République et le premier ministre de l’époque ont-ils été informés de l’existence de la « prison noire » de Stare Keijkuty ?

Mais en posant le pied sur la piste de l’aéroport de Varsovie, le 16 mai 2012, la députée apprend que le haut magistrat ne pourra la recevoir. Le message mail envoyé après son décollage de Bruxelles invoque un « contretemps » : une commission d’office inopinée. La pilule est difficile à avaler, la déception est rude. Déjà, en mars dernier, le Procureur avait décliné une invitation à témoigner devant le Parlement.

La députée européenne devra se contenter d’un entretien avec une adjointe de Monsieur Seremet, enfermée dans une froideur et une distance zélées. Un authentique rideau de fer, sur lequel les questions rebondissent sèchement. « La procédure suit son cours ». « Il n’y a pas d’éléments nouveaux probants ». « Il n’y a pas de preuves irréfutables ». Un seul « aveu » : les services du Procureur général, qui pouvaient demander au Premier ministre de lever le secret sur certaines informations encore classées, ne l’ont pas fait… Et cette conclusion : « En vingt ans de carrière, je n’ai jamais connu d’affaire aussi difficile ». « Vous êtes pessimiste ? », demande la visiteuse. « Je suis réaliste », conclut la magistrate.

Quant à la Roumanie, elle se retranche, face à toute critique, derrière une enquête opaque de son Sénat, dont seule la conclusion a été rendue publique en 2008. Dans le registre : « Circulez, il n’y a rien à voir et à savoir. La Roumanie ne s’est jamais impliquée de près ou de loin dans les renditions de la CIA »…

Ainsi donc, le rapport 2012 du Parlement européen devra reproduire un tableau très défaillant en termes d’accountability. Des enquêtes parlementaires, plus ou moins dignes de crédit, ont eu lieu en Allemagne, en Suède, en Lituanie, en Roumanie et au Royaume-Uni. Des juges ont été saisis de l’affaire en Italie, on l’a dit, et au Portugal, en Espagne, en Allemagne, en Pologne. Pratiquement toutes ces démarches ont été interrompues et ont « blanchi » les pouvoirs publics considérés. Deux enquêtes pénales sont par ailleurs en cours au Royaume-Uni et en Pologne.

Aucune initiative nationale ne répond complètement à l’obligation positive des États d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme commises sur leurs territoires…

10. les VICTImes soRTenT de l’omBRe

Les restitutions extraordinaires, co-opérées par l’agence américaine du renseignement et diverses autorités européennes, ont attenté à la dignité et à l’intégrité physique et mentale de centaines d’hommes. S’il faut encore le démontrer, on peut convoquer le rapport de la visite effectuée par le comité international de la Croix-Rouge, en 2006-2007, auprès de quatorze prisonniers qualifiés par les États-Unis de « détenus de haute valeur ». Le document en résultant devait rester confidentiel. Il a fait l’objet d’une fuite. Il est édifiant.

Avec une précision quasi-scientifique, la Croix-Rouge décrit les horreurs pratiquées au cours de ces parcours dans plusieurs prisons et jusqu’à Guantánamo : suffocation par l’eau, station debout prolongée, nudité prolongée, coups, usage d’un collier pour projeter la personne contre un mur, confinement dans une boîte, privation de sommeil et diffusion permanente de musique assourdissante, exposition au froid, port de fers et de menottes, rasage forcé des cheveux et de la barbe, menaces, privations de nourriture. Le tout dans une situation de complet isolement et de coupure totale avec le monde extérieur.

Ces faits de torture sont moralement inacceptables et juridiquement insoutenables. Ils sont prohibés par la « Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », adoptée par l’ONU et ratifiée par de très nombreux pays, dont les États-Unis. Ce principe est intangible ; il n’y a pas de traitement différencié possible entre des personnes qui seraient suspectes ou reconnues coupables et des personnes innocentes. « L’Europe refuse de coopérer avec des pays qui appliquent la peine de mort mais accepte de coopérer avec des pays qui torturent ». Phrase forte prononcée par Clive Stafford-Smith, directeur de l’ONG Reprieve, lors d’une rencontre avec le Parlement en avril 2012. Elle vise, d’une même flèche, les États-Unis et les pays membres de l’Union européenne qui ont pris part aux dérapages de la « guerre contre la terreur » ou les ont cautionnés.

Ce système inique a bien fait des « victimes ». Ce statut a été reconnu à quelques personnes, dans le cadre de procédures judiciaires directement intentées par elles ou portées par des ONG. On a déjà évoqué le sort de Maher Arar, réhabilité et indemnisé par la Justice et le gouvernement canadiens.

Page 18: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

34 35

Au Royaume-Uni, des indemnités financières ont été accordées à seize plaignants, ce qui a eu pour effet de mettre un terme aux actions devant les tribunaux. À noter que ces transactions sont des manières de ne pas aller au bout du problème. Les actions en justice individuelles sont des palliatifs, en l’absence de recours possible contre les États membres.

Deux victimes des renditions, un peu plus connues que les autres, se sont pourvues devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il s’agit de Abu Zubaydah et de Abd al-Rahim al-Nashiri, qui ont introduit des actions, contre la Lituanie (pour le premier), contre la Roumanie (pour le second) et contre la Pologne (pour les deux). C’est aussi le cas de l’Allemand Khaled El-Masri, détenu au secret pendant cinq mois en Afghanistan en 2004, qui a déposé une requête contre la Macédoine. Ils désignent ces pays comme coauteurs des sévices qu’ils ont endurés. Hélène Flautre a rencontré l’avocat polonais de al-Nashiri à Varsovie, en mai 2012. Tenu par le secret de l’instruction, dont la portée est très large dans le pays, il ne peut révéler ce qu’il a lu dans les dossiers de l’enquête. Mais il affirme qu’ils contiennent des preuves des violations des droits de son client…

Une autre victime s’est fait connaître après la chute du colonel Kadhafi : Abdel Hakim Belhadj, un des responsables du nouveau régime lybien. A-t-il été victime d’une restitution extraordinaire ? Il n’était pas un des suspects « de haute valeur » que la CIA avait décidé de traquer par tous les moyens après le 11 septembre. Et ce sont les services secrets britanniques qui ont été acteurs de son enlèvement en 2004. Stricto sensu donc, ses déboires ne relèvent pas du funeste programme secret. Mais à l’évidence, ils s’inscrivent dans la queue de cette comète. Là où, prenant mauvais exemple sur les États-Unis, d’autres États ont cru pouvoir s’exempter du respect des droits de l’Homme…

Le sort de l’ancien djihadiste a paru suffisamment significatif pour qu’Hélène Flautre s’en aille recueillir son témoignage en Lybie, le 5 février 2012. Tripoli se révèle triste et tendue, ce dimanche-là, quand la députée européenne y arrive. On est loin de l’atmosphère enfiévrée, qui a entouré la chute du régime Khadafi, quelques semaines plus tôt. De l’aéroport où elle est prise en charge par « une personne de confiance », la députée file vers un hôtel, dans le quartier de la corniche. C’est là qu’elle doit s’entretenir avec l’ancien prisonnier, devenu chef d’une des milices paramilitaires qui contrôlent la capitale. Hélène Flautre ne connaît son interlocuteur que par des photos, dans le registre baroudeur. À l’arrivée dans le salon de l’hôtel, elle ne le reconnaît pas dans l’homme qu’on lui présente, rasé de frais, portant un costume de facture italienne. Mais c’est bien Belhadj, qui l’accueille sans

chaleur excessive et lui narre son histoire, posément, sans omettre de détails, ni esquiver les questions.

Fondateur d’un groupe islamiste dans les années quatre-vingt, il s’est exilé en Afghanistan, où il a participé à la guerre contre les Soviétiques. Il a ensuite parcouru le monde. Début 2004, craignant pour sa sécurité, il demande l’asile en Grande-Bretagne. Le 6 mars, en Malaisie, il est autorisé à embarquer, avec sa femme, à bord d’un vol régulier pour Londres. Mais le couple est arrêté en Thaïlande. Détenu dans l’aéroport de Bangkok, Abdel Hakim Belhadj a été livré à des agents de la CIA et torturé, affirme-t-il. Un « vol noir » l’a ensuite ramené, ainsi que son épouse, en Lybie, où il a été interrogé par des agents de plusieurs pays européens, dont ceux du MI6 britannique. Des messages échangés à l’époque entre Anglais et Lybiens, et retrouvés après la chute de Kadhafi, prouvent que les services secrets britanniques étaient au courant de l’opération ; ils se félicitent de sa « réussite » et demandent à bénéficier au premier chef des éventuelles informations fournies par le prisonnier tout juste arrivé à Tripoli. En décembre 2011, Abdel Hakim Belhadj a intenté une action en justice contre le Royaume-Uni, qui met en cause Jack Straw, le ministre des affaires étrangères de l’époque. De l’Union européenne, la victime n’attend rien de plus, ni de moins, que « des excuses » pour les violences qui lui ont été infligées ; dans un message vidéo adressé au Parlement, il les qualifie d’actes « qui devraient couvrir de honte tout régime qui se prétend démocratique ».

Depuis ces faits et déboires, le souffle de l’Histoire est passé sur la Lybie : l’homme suspect de terrorisme, malmené par les tortionnaires de l’ancien régime et par des services secrets européens, est devenu un dirigeant politique avec lequel les pays occidentaux devront sans doute un jour discuter et traiter…

Ce sera peut-être aussi le cas de Sami Al-Saadi, transféré de Chine vers Tripoli en 2004 (avec femme et enfants !), sur fond de collaboration anglo-lybienne. Hélène Flautre l’a rencontré lors d’un autre voyage à Tripoli, toujours en février 2012, alors qu’il venait à peine de sortir de prison. « Je me disais bien que je l’avais vu quelque part, confiera le milicien qui escorte la députée. C’est moi qui lui ai ouvert la porte de sa cellule ! ». Des disparus ont réapparu, des informations confidentielles ont été rendues publiques depuis que la Tunisie, l’Egypte et la Lybie ont renversé leurs dictateurs. D’autres bouleversements vont intervenir. Le « printemps arabe » rend un peu plus nécessaire et urgente la quête de vérité sur les atteintes aux droits de l’Homme commises sous couvert de lutte contre le terrorisme.

Extraits d’une déclaration de juin 2009 dans laquelle le directeur de la CIA Leon Panetta justifie la destruction des enregistrements vidéo des interrogatoires d’Abu Zubaydah.

Page 19: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

36 37

Lors du même déplacement, Hélène Flautre a pu discuter avec Fatima Bouchar, l’épouse d’Abdel Hakim Belhadj, d’origine marocaine. Enlevée avec lui à Bangkok, elle a été expulsée vers la Lybie, « saucissonnée » avec du chatterton sur un brancard, un œil maintenu ouvert par le ruban adhésif, alors qu’elle était enceinte de quatre mois. Elle n’a été libérée des geôles de Khadafi que vingt jours avant l’accouchement. C’était la première fois que le témoignage de Fatima Bouchar était recueilli. Quelques jours plus tard, un journaliste du quotidien britannique The Guardian, l’attention attirée par cette initiative, interviewera Madame Bouchar-Belhadj, seule femme connue victime d’une forme de rendition et lui consacrera un article…

11. TexTe mARTyR, AmendemenTs ToUs AzImUTs

Au terme d’un sprint épique, Hélène Flautre et ses collaborateurs ont rendu leur proposition de rapport le 20 avril 2012. En langage bruxellois : un draft. C’est un document de 8 000 caractères, calibre imposé par le règlement (qui deviendront 60 000 dans la version finale !). Après rappel des faits établis préalablement et des documents antérieurs, se trouve exprimé l’avis sur le fond. Le Parlement européen estime que les États membres n’ont pas correctement respecté l’obligation qui leur incombe d’enquêter sur les graves violations des droits de l’Homme liées au programme de la CIA et d’apporter une pleine réparation aux victimes. Il considère que le manquement des États membres à leur responsabilité sape la confiance dans la protection des droits fondamentaux, ce qui implique une responsabilité de l’Union européenne dans son ensemble. La suite du texte contient les recommandations à destination des États possiblement impliqués et à destination des instances européennes.

Le calendrier institutionnel du Parlement européen est un mécanisme de précision, qui n’aime rien moins que les grains de sable. Et des grains de sable, forcément, il y en a. Deux semaines étaient réservées pour la traduction du projet dans les 23 langues officielles de l’Union. Mais il a suffi qu’une demi-journée non travaillée s’intercale dans le délai pour que la machine se grippe. Le 8 mai, lors de la séance de présentation du « draft », les membres de la commission LIBE ne disposent que de deux versions, en français et en anglais. Et un parlementaire mécontent de la chose, d’une simple objection de forme, aurait pu empêcher la tenue du débat. La séance aura lieu finalement mais elle ne sera pas exempte de quelques tensions.

Le député portugais, membre du Parti Populaire européen, Carlos Coelho, aurait souhaité que le rapport vérifie l’application des recommandations formulées précédemment par le Parlement ; une par une et pays par pays. « Savons-nous quels États ont indemnisé les victimes des enlèvements de la CIA reconnues innocentes ? Avons-nous demandé au Conseil de l’Union européenne où en était le respect des droits de l’Homme dans le domaine du renseignement ? Avons-nous mis les États en demeure d’assurer un meilleur contrôle et de garantir la transparence sur les vols qui transitent par leur espace aérien ? ». Ancien président de la commission temporaire qui a

Le 10 janvier 2012 à Paris, des militants d’Amnesty International manifestent pour la fermeture du camp de Guantánamo. © Pierre-Yves Brunaud

Page 20: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

38 39

œuvré en 2006-2007, il est exaspéré de constater que les engagements des États membres sont toujours pendants, cinq ans après…

« Oui, nous manquons d’un instrument de mesure de leur application, enchaîne la députée britannique Sarah Ludford. Certains nouveaux États membres sont allés plus loin dans leurs enquêtes que les anciens, qui disposent pourtant de ressources beaucoup plus importantes ».

Pour Sophia in’t’Veld, vice-présidente de la commission LIBE, il ne faut pas tomber dans le piège qui consisterait à demander toujours plus de précisions et de détails aux pouvoirs concernés. « Ce qui est en jeu, c’est la mise en évidence d’une responsabilité morale et politique ».

Pour Michèle Striffler, députée française, membre du Parti Populaire européen, « des zones d’ombre demeurent, que les États présumés coupables doivent éclairer. Il faut les accompagner sans les accabler ».

Hélène Flautre répond, ramasse, assume, relance : « Nous n’allons pas refaire le travail déjà accompli par le Conseil de l’Europe ou par l’ONU. Nous cherchons à donner les suites qui conviennent au rapport Fava de 2007. Toutes les enquêtes ouvertes dans des États membres se sont heurtées à des obstacles, C’est en réponse à ces difficultés que nous proposons au Conseil de l’Union européenne, à la Commission et au Parlement des initiatives concrètes, appropriables. Comme la mutualisation des informations pertinentes, l’adoption d’un cadre de référence pour la conduite des enquêtes. Ou la révision des modalités de prévention ou de sanction en cas de violation des valeurs de l’Union, prévues à l’article 7 du traité de Lisbonne. L’activation du niveau européen est décisive pour avancer dans cette affaire et, je l’espère, la clore un jour. Ce rapport n’est pas une conclusion, c’est une étape. Dans un an, le Parlement regardera le travail qui aura été fait et prendra, si nécessaire, de nouvelles initiatives ».

Fin de la réunion et top départ pour la rédaction des amendements. Les demandes de modification du texte doivent être transmises au secrétariat de la commission LIBE avant le 25 mai. Le jour dit, 143 amendements sont déposés. Certains ont été rédigés par la rapporteure elle-même pour ajouter des éléments collectés après la rédaction du « draft », lors de la délégation en Lituanie, du voyage en Pologne ou auprès d’Eurocontrol. Soixante amendements sont signés par des députés roumains, membres de tous les partis qui composent l’assemblée : ils font feu sur les paragraphes qui mettent en cause le pays. Dès qu’elle les examine, Hélène Flautre annonce

qu’elle ne pourra que s’opposer à la manœuvre : « Je ne tiens pas à ce que le Parlement européen se ridiculise en accréditant la thèse selon laquelle la Roumanie n’aurait rien connu du programme de la CIA et n’y aurait pris aucune part ».

Les autres amendements au projet de rapport se discutent, comme on dit… Hélène Flautre et son staff entreprennent alors de construire des compromis. Un long et patient travail, visant à préserver la substance du rapport, à trouver des formules consensuelles parce qu’irréfutables, et à les proposer aux shadow rapporteurs. Les États membres, certes, « n’ont pas correctement respecté l’obligation d’enquêter » mais, ajoute-t-on, ils « ont fait part de leur volonté de respecter le droit international ». Ailleurs, le mot « manquement » cède place aux « difficultés rencontrées », qui « mettent à mal » la confiance dans la protection des droits, plutôt qu’elles ne la « sapent ». Il arrive qu’un amendement aiguise le propos initial. Ainsi, les États coupables de violations des droits sont tenus d’apporter une pleine réparation aux victimes, « dans les meilleurs délais », s’il vous plaît, et « y compris par des excuses et une indemnisation le cas échéant ».

En chemin, l’équipe d’Hélène Flautre devra garder un regard sur le travail mené dans la sous-commission des droits de l’Homme (AFET-DROI), sous la direction de Sarah Ludford. En vertu de la répartition des tâches scellée cinq mois plus tôt, cette commission rédige son « rapport pour avis », qui sera incorporé à celui de la commission LIBE. Alerte numéro un : le texte emploie le terme « allégations », là où celui d’Hélène Flautre parle de faits. Alerte numéro deux : une phrase laisse penser que les fameuses « assurances diplomatiques contre la torture » pourraient parfois être jugées valables et justifier qu’un prisonnier soit expulsé vers le pays concerné. Inadmissible, décrète Hélène Flautre. Mais il faudra beaucoup de discussions pour que ces mentions, qui menaçaient d’affaiblir la portée de l’action du Parlement, soient reformulées…

Le 10 juillet 2012 enfin, le rapport d’initiative de la commission des libertés publiques (LIBE) est soumis à l’approbation de ses membres. Des votes sont requis sur tous les amendements proposés. L’exercice est éprouvant pour les nerfs de la rapporteure et de son équipe, soucieuses que leur texte ne soit pas dénaturé. Le président Juan Fernando Lopez Aguilar est à la manœuvre : « In favour ? Against ? Abstention ? ». Les mains se lèvent et se baissent à un rythme effréné. À peine le temps d’enregistrer les résultats : « Adopted » ou « Rejected ». Parfois, des contestations fusent de la salle : il y a plus de votants que d’inscrits dans le groupe du Parti Populaire européen ou bien le

Page 21: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

40 41

calcul des suffrages paraît erroné. Un « check » est alors demandé et un vote électronique organisé, toujours à la même folle allure.

Les amendements signés Hélène Flautre sont adoptés à la quasi-unanimité. Les compromis trouvés sur des modifications de texte ne posent pas de difficultés non plus. En revanche, les tentatives de démolition venant des députés roumains sont écartées d’extrême justesse, à 29 voix contre 28, car les partis de droite les soutiennent… Un amendement « indésirable » passe même la barrière : il postule que « les enquêtes menées par les États membres doivent être basées sur des preuves juridiques solides (…) et pas uniquement sur les suppositions des médias et l’opinion publique ». Cela ne veut rien dire, puisque ce sont précisément les enquêtes qui doivent établir des preuves… Peut-être sera-t-il possible de revenir sur ce passage lors de l’adoption du rapport en séance plénière ?

En attendant, la commission LIBE a adopté la nouvelle version du rapport, par 50 voix « pour », deux « contre » et cinq abstentions. Une victoire. Certes. Mais accueillie sans enthousiasme démesuré par la rapporteure : la droite a pris le risque de démanteler le rapport, et sans le vote du parlementaire du Parti Populaire Carlos Coelho, elle aurait réussi ! Que tentera-t-elle en plénière ?

12. AU FRonTon dU PARlemenT eURoPéen

Strasbourg, lundi 10 septembre 2012, 19 heures. Dans l’immense hémicycle du Parlement européen où se tiennent les séances plénières, trois dizaines de députés discutent du rapport Flautre, sur l’implication de l’Union européenne dans le programme des « restitutions extraordinaires » de la CIA. Un débat sur un sujet d’un tel poids, l’un des plus grands scandales que l’Europe ait connus en matière de droits de l’Homme, c’est bien le moins que puisse faire l’institution, non ? Eh bien, pas vraiment... Encore une fois, la rapporteure a dû monter au créneau pour imposer ses vues et obtenir, de haute lutte, qu’un échange d’arguments soit inscrit à l’ordre du jour de cette réunion de rentrée. Les grands groupes parlementaires se seraient bien accommodés de la routine procédurale, sans débat. Il a fallu que le groupe des Verts fasse le forcing dans

la conférence des présidents de groupe pour qu’un vote tranche finalement l’affaire.

Les prises de parole se succèdent dans l’amphithéâtre, cinq ans et demi après la première discussion sur le sujet, organisée lors de l’adoption du rapport Fava. Quelques orateurs font allusion à cet épisode passé. Mais ce qui frappe, au fil de la séance, c’est bien la différence entre les deux situations, et non les similitudes. En 2007, de nombreux députés n’avaient pas reculé devant l’outrance et affichaient ouvertement leur mépris pour les naïfs chercheurs de vérité. Cette fois, à l’exception d’une ou deux provocations, les propos restent dans le registre de la raison et laissent augurer d’une adoption finale du rapport. D’ailleurs, aucun amendement n’a été déposé, d’aucun banc de l’assemblée. Chacun semble avoir pris conscience, quoi qu’il lui en coûte, de l’évidence de la participation européenne à la sale guerre contre-terroriste américaine et de la nécessité de la regarder en face.

Sarah Ludford souligne que les refus d’enquêter sur les faits ajoutent à leur gravité. Une autre oratrice rappelle que les violations des droits de l’Homme sont des crimes imprescriptibles. Une autre conclut que l’Union a une responsabilité collective à la mesure de sa communauté de valeurs... tout en pointant l’absence en séance de représentant du Conseil de l’Union européenne. Même les intervenants roumains, très chatouilleux sur les mises en cause de leur pays, conviennent que le texte du rapport est équilibré, que leurs amendements ont été pris en compte. « Le but de ce travail est de trouver la vérité, pas de désigner des coupables », déclare Elena Basescu, députée roumaine, membre du Parti Populaire européen. On doit ce changement de climat aux progrès dans la connaissance des faits et aux efforts des victimes, des organisations de défense des droits de l’Homme, de certains médias, de certains magistrats et dirigeants politiques. Mais cette ambiance particulière est aussi le résultat de la démarche particulière d’Hélène Flautre, d’une méthode basée sur le respect d’une ligne, le refus intransigeant de toute dérive et la recherche obstinée de consensus. Un remède radical contre la mauvaise foi.

Dans l’introduction au débat, la rapporteure a rappelé son point de mire : « Tout doit être mis en œuvre pour garantir que des enquêtes rigoureuses, indépendantes et transparentes, capables de déterminer les responsabilités et de rendre justice aux victimes, seront conduites à terme dans les États membres ». Hélène Flautre en est convaincue : les torts sont partagés ; les États concernés ont pris part à des opérations dont ils ne percevaient pas forcément la dimension de système. « Seule une approche européenne coordonnée visant

Page 22: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

42 43

à soutenir les États dans leur quête de vérité peut briser la loi du silence ». La rapporteure a pris date : dans un an, le Parlement fera à nouveau le point sur le sujet. En réponse, Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la « Justice et des droits fondamentaux », a une nouvelle fois excipé de sa bonne volonté et de sa détermination à faire prévaloir les droits de l’Homme. « Des tels événements, assure-t-elle, ne pourraient se reproduire, parce que nous faisons entendre notre voix, parce que le Parlement européen veille, parce que l’Union repose sur l’équilibre entre sécurité et droits humains ».

Mais ce sont des avancées que veut Hélène Flautre ; c’est plus et mieux d’engagements qu’elle entend obtenir. Quelques jours plus tôt, dans les locaux du Parlement à Bruxelles, elle a accueilli Murat Kurnaz, ancien détenu de Guantánamo, invité à s’exprimer par l’association Amnesty International. Le citoyen turc, résident de longue date en Allemagne, a expliqué le calvaire qu’il a vécu, alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Membre d’une association musulmane d’aide aux jeunes, il a été livré aux Américains contre récompense au détour d’un séjour au Pakistan. Dans le sinistre bagne de la base cubaine, il a été reconnu innocent de toute charge au bout d’une petite année. Mais il a été retenu et maltraité pendant cinq ans, dans l’espoir qu’il signe un document d’aveu préfabriqué. L’Allemagne a attendu tout ce temps avant de requérir sa libération auprès des États-Unis.

« Madame Reding, s’exclame Hélène Flautre en séance à Strasbourg, si dans un an, Monsieur Murat Kurnaz a la force de revenir devant nous, encore une fois, pour demander justice, pourrons-nous lui dire que des faits ont été établis, que des responsabilités ont été reconnues et qu’au nom de l’Union européenne, enfin, nous lui présentons des excuses ? Pendant l’année à venir, la Commission peut et doit faire beaucoup de choses : traduire tous les documents utiles dans les langues de l’Union, compiler les informations nouvelles et les délivrer aux États membres pour les aider à mener leurs enquêtes, envoyer des courriers circonstanciés aux diverses autorités intéressées, réunir les procureurs engagés dans des enquêtes et les aider à mutualiser leurs travaux. Voilà ce que nous que nous attendons, en vue d’un rendez-vous dans un an qui, nous l’espérons de tout coeur, sera concluant ».

Fin du débat. Le lendemain, mardi 11 septembre 2012, à midi, dans un hémicyle bondé, le rapport est adopté à une très forte majorité : 568 voix pour, 34 voix contre, 77 abstentions. Le texte porté par la rapporteure et son équipe, au nom de la commission des Libertés Civiles, avec l’appui signficatif de plusieurs shadow rapporteurs, n’est pas le moins chargé de sens et d’honneur que le Parlement ait inscrit à son fronton ces dernières années.

13. de gUAnTánAmoà gUAnTánAmo :l’URgenCe d’en soRTIR

En 2011, Europol, l’agence européenne de lutte contre le crime organisé, a recensé 174 actes terroristes dans sept États membres de l’Union, et 484 arrestations. En 2007, le nombre d’actes frisait les 600. Le rapport annuel de l’agence, marqué par les épouvantables attentats de Norvège, imputables à Anders Breivik, pointe la montée d’un extrémisme violent d’extrême-droite dans plusieurs pays. Il souligne aussi le risque grandissant d’actions individuelles. Al Qaïda, affaiblie dans ses capacités collectives, est parfois « relayée » par des personnes qui se réclament de son action. Les technologies de l’information électronique favorisent le développement de stratégies transnationales ; et internet, en soi, constitue un nouveau terrain d’attaques terroristes.

Les formes du terrorisme changent. Mais la déclaration inscrite dans le tout premier paragraphe du rapport Fava reste valide : « Le terrorisme constitue l’une des menaces principales pesant sur la sécurité de l’Union européenne (…) Il doit être combattu par des efforts légaux et coordonnés de la part de tous les gouvernements européens, en étroite collaboration avec leurs partenaires internationaux et les États-Unis en particulier, conformément à la stratégie définie dans le cadre des Nations Unies ». Cinq ans plus tard, le Parlement européen pourrait écrire les mêmes phrases. Sa position n’a pas changé.

Mais la mise en œuvre de cette résolution bute sur une difficulté : derrière les accords de façade, et les définitions rapprochées, l’Europe et les États-Unis divergent dans la façon de considérer et de traiter la question. L’Europe, tant bien que mal, lie la prohibition du terrorisme au respect des droits fondamentaux. Elle le conçoit comme un impératif, censé s’imposer à tous, y compris aux États eux-mêmes, en tous lieux et en tout temps. Les États-Unis en font un objectif plus fluctuant, conditionné avant tout par la protection de leurs intérêts : si le besoin leur apparaît, le combat peut être dépourvu de transparence, détaché de toute finalité judiciaire, dispensé de l’obligation de rendre des comptes. La politique de guerre préventive enclenchée par George Bush Junior après le 11 septembre 2001, sous couvert des règles de l’OTAN, constitue la traduction la plus connue de cette attitude.

Murat Kurnaz (deuxième à partir de la gauche), invité à s’exprimer au Parlement européen, par Amnesty International, en septembre 2012. À ses côtés, les députées Sarah Ludford et Hélène Flautre, ainsi que Nicolas Beger, directeur du bureau des Insti-tutions européennes d’Amnesty International.

Page 23: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

44 45

Bush, l’instigateur, est parti. Mais le camp de Guantánamo n’a pas été fermé sous l’administration de Barack Obama, comme le candidat à la Maison-Blanche l’avait pourtant promis en 2008. Une cinquantaine de « présumés coupables » y sont encore détenus sans jugement. Une centaine d’autres hommes sont reconnus « libérables » mais les autorités militaires ne savent où les envoyer dans le monde.

Guantánamo n’est pas une prison légale. C’est un mitard. On y isole des individus pour éviter qu’ils ne parlent et mettent en cause le système, autant que pour les empêcher de nuire. Le samedi 8 septembre 2012, Adnan Latif, un Yéménite de 32 ans a mis fin à ses jours dans sa cellule du quartier disciplinaire de Guantánamo. Il était détenu depuis dix ans, sans avoir été inculpé. Selon l’armée américaine, neuf hommes sont morts dans la prison depuis 2002, dont sept se sont suicidés.

La logique des faucons prévaut toujours. La global war on terror, terme pourtant officiellement abandonné, n’est pas éteinte. Elle a même pris des formes plus expéditives que naguère : on n’arrête plus, on n’emprisonne plus, on exécute. Oussama Ben Laden a fait les frais de la méthode en mai 2011. Badar Mansoor, soupçonné d’être un dirigeant d’Al Qaïda a été tué dans le nord-ouest du Pakistan, avec plusieurs proches, le 9 février 2012, par un missile acheminé par un drone. Quelques jours plus tard, le président américain a reconnu que ces frappes par des avions sans pilote étaient d’un usage courant mais a affirmé qu’elles ne provoquaient pas de dommages collatéraux importants. Faux, a répondu l’association « Bureau du Journalisme d’Investigation », basée à Londres : des centaines de civils, incluant des enfants et des secouristes, ont péri dans ces attaques depuis 2004.

Juin 2012, au Pakistan, Abou Yahya al-Libi, présenté comme le numéro deux d’Al Qaïda, a été liquidé par un drone. Un mois plus tard, huit personnes, soupçonnées d’être des activistes, ont aussi été tuées par le même procédé, toujours au Pakistan. La réaction de la communauté internationale n’est pas à la mesure de la gravité de ces faits et de leur absence totale de justification juridique. « Les drones, personne n’en parle. Pourquoi ? Parce qu’ils sont efficaces… », confesse en privé un haut responsable européen de la lutte contre le terrorisme.

La rupture attendue n’est pas venue. Ainsi le Président Obama a-t-il signé, à la toute fin de 2011, le NDAA (National Defense Authorization Act). Cette ordonnance autorise l’armée de la première puissance mondiale à pratiquer, où que ce soit sur la planète, la détention illimitée, sans procès, de toute personne soupçonnée d’appartenir à une organisation terroriste ou d’avoir apporté

son soutien à des individus considérés comme terroristes. Elle s’applique aux étrangers comme aux personnes de nationalité américaine. Cela s’appelle se donner tous les droits, envers et contre les droits de l’Homme.

Plus que jamais, l’Union européenne doit se démarquer de cette conception des choses et se prémunir des contagions possibles. C’était le sens du rapport Fava, c’est le sens du rapport Flautre de 2012, ce sera le sens des démarches qui ne manqueront pas de suivre. C’est le sens de l’obstination du Parlement européen, s’il faut ainsi qualifier son engagement dans la quête de vérité et dans la recherche de responsabilité de l’Union et des États membres.

La politique de l’autruche est un pari perdu. La loi du silence n’est pas une stratégie d’avenir.

Le premier enjeu est la crédibilité de la lutte anti-terroriste. Toute zone grise dans les actions menées ou les méthodes appliquées jette une ombre sur les résultats obtenus. Toute atteinte aux droits de l’Homme ruine de fait les « acquis » ou les « victoires ». Sans dénier aux État-Unis le droit de se défendre contre des agressions, ni renier les accords de coopération qui la lient à la puissance américaine, l’Europe doit tenir cette ligne..

Le deuxième enjeu est la réparation des torts causés. La barre ne pourra être redressée, sur le plan de la morale et sur le plan de l’efficacité, si les erreurs ne sont pas reconnues, si les abus ne sont pas sanctionnés, si les victimes ne sont pas rétablies dans leurs droits et le cas échéant, indemnisées.

Le troisième enjeu est la prévention de nouvelles exactions criminelles commises par les institutions. Des leçons doivent être tirées, des principes de transparence doivent être adoptés, des mécanismes de suivi des politiques et de contrôle des services doivent être mis au point.

Le quatrième enjeu de l’engagement du Parlement européen est l’amélioration du fonctionnement de l’Union. Il y va de la validité de ses procédures : quel crédit accorder au processus d’adhésion de nouveaux États, par exemple, si ceux-ci ne sont pas tenus de se conformer en tous points aux droits humains fondamentaux ? Il y va aussi de la cohérence de son action, entre les différentes instances qui la composent et au regard des valeurs qu’elle défend. Valeurs qui sont déclinées dans la Charte des droits fondamentaux, annexée au traité de Lisbonne et qui se traduiront un jour par l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette cohérence, pratique et éthique, est un dû aux citoyens européens.

Manifestation pour la fermeture du camp de Guantánamo Bay, Londres, 7 janvier 2012.

© John Russell

Page 24: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

46 47

PROPOSITION DE RÉSOLUTION DU PARLEMENT EUROPÉENsur des allégations de transport et de détention illégale de prisonniers par la CIA dans des pays européens: suivi du rapport de la commission TDIP du PE (2012/2033(INI))

Le Parlement européen,

– vu le traité sur l’Union européenne (UE), et notamment ses articles 2, 3, 4, 6, 7 et 21,

– vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et notamment ses articles 1er, 2, 3, 4, 18 et 19,

– vu la Convention européenne des droits de l’homme et les protocoles qui l’accompagnent,

– vu les instruments des Nations unies en matière de droits de l’homme, et notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 dé-cembre 1966, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 et les protocoles y afférents, et la Convention internationale pour la protection de toutes les per-sonnes contre les disparitions forcées du 20 décembre 2006,

– vu l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord de 1949,

– vu le règlement (CE) n° 1236/2005 du Conseil du 27 juin 2005 concernant le commerce de certains biens susceptibles d’être utilisés en vue d’infliger la peine capitale, la torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégra-dants1,

– vu le programme de Stockholm – une Europe ouverte et sûre qui sert et protège les citoyens2 et la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions

1) JO L 200 du 30.7.2005, p. 1

2) JO C 115 du 4.5.2010, p. 1.

du 20 avril 2010 intitulée « Mettre en place un espace de liberté, de sécurité et de justice au service des citoyens européens : plan d’action mettant en œuvre le programme de Stockholm » (COM(2010)0171),

– vu les orientations pour la politique de l’Union européenne à l’égard des pays tiers en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que les orientations de l’Union concernant la peine de mort,

– vu la déclaration de Bruxelles du 1er octobre 2010, adoptée lors de la 6e conférence des commissions parle-mentaires de contrôle des services de renseignements et de sécurité des États membres de l’Union européenne,

– vu l’étude conjointe des Nations unies sur les pratiques mondiales en matière de détention secrète dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, élaborée par le rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte anti-terroriste, Martin Scheinin; le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégra-dants, Manfred Novak; le groupe de tra-vail sur la détention arbitraire, représenté par sa vice-présidente, Shaheen Sardar Ali; et le groupe de travail sur les dispari-tions forcées ou involontaires, représenté par son président, Jeremy Sarkin3,

– vu le rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, élaboré par le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, portant sur les commissions d’enquête en réaction aux méthodes ou pratiques de torture ou d’autres formes de mauvais traitements4,

– vu le rapport du rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits

3) A/HRC/13/42, 19.2.2010.

4) A/HRC/19/61, 18.1.12.

de l’homme et des libertés fondamen-tales dans la lutte antiterroriste, Martin Scheinin, intitulé « Compilation of good practices on legal and institutional frameworks and measures that ensure respect for human rights by intelligence agencies while countering terrorism, including on their oversight » (Compila-tion de bonnes pratiques concernant les cadres et mesures juridiques et institu-tionnels garantissant le respect des droits de l’homme par les agences de rensei-gnements dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, y compris le contrôle de ces agences »)5,

– vu les contributions du Conseil de l’Europe, et notamment les travaux de l’ancien commissaire aux droits de l’homme, Thomas Hammarberg, et du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), et vu les résolutions sur le sujet de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et notamment les résolutions intitulées « Allégations de détentions secrètes et de transferts in-terétatiques illégaux de détenus concer-nant des États membres du Conseil de l’Europe »6 et « Détentions secrètes et transferts illégaux de détenus impli-quant des États membres du Conseil de l’Europe: second rapport »7, ainsi que le rapport de la commission des affaires juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire intitulé « Les recours abusifs au secret d’État et à la sécurité nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l’homme »8,

– vu les affaires portées devant la Cour européenne des droits de l’homme Al-Nashiri/Pologne, Abu Zubaydah/Lituanie, Abu Zubaydah/Pologne et El-Masri/ « ancienne République yougoslave de Macédoine », entendue par la Grande

5) A/HRC/14/46, 17.5.10.

6) Résolution 1507 (2006).

7) Résolution 1562 (2007).

8) Doc. 12714 du 16.9.2011.

RAPPoRT sUR des AllégATIons de TRAnsPoRT eT de déTenTIon IllégAle de PRIsonnIeRs PAR lA CIA dAns des PAys eURoPéens : sUIVI dU RAPPoRT de lA CommIssIon TdIP dU Pe (2012/2033(InI))Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures Rapporteure : Hélène Flautre Rapporteure pour avis * : sarah ludford, commission des affaires étrangères (*) Commission associée – article 50 du règlement

Page 25: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

48 49

Chambre le 16 mai 2012,

– vu sa résolution du 25 novembre 2009 sur la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil in-titulée « Un espace de liberté, de sécurité et de justice au service des citoyens – programme de Stockholm »9,

– vu ses résolutions du 14 février 200710 et du 19 février 200911 sur l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers,

– vu ses résolutions relatives à Guantá-namo, et en particulier celles du 9 juin 2011 intitulée « Guantánamo: décision imminente en matière de peine de mort »12, du 4 février 2009 sur le retour et la réintégration des détenus du centre de détention de Guantánamo13, et du 13 juin 2006 sur la situation des prison-niers à Guantánamo14, et vu sa recom-mandation au Conseil du 10 mars 2004 sur le droit des prisonniers de Guantá-namo à un procès équitable15,

– vu sa résolution du 15 décembre 2010 sur la situation des droits fondamentaux dans l’Union européenne (2009) – mise en œuvre concrète après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne16,

– vu sa résolution du 14 décembre 2011 sur la politique antiterroriste de l’UE: prin-cipales réalisations et défis à venir17,

– vu le discours prononcé à Strasbourg le 17 septembre 2008 par Jacques Barrot, vice-président de la Commission

9) JO C 285 E du 21.10.2010, p. 12.

10) JO C 287 E du 29.11.2007, p. 309.

11) JO C 76 E du 25.3.2010, p. 51.

12) Textes adoptés de cette date, P7_TA(2011)0271.

13) JO C 67 E du 18.3.2010, p. 91.

14) JO C 300 E du 9.12.2006, p. 136.

15) JO C 102 E du 28.4.2004, p. 521.

16) JO C 169 E du 15.6.2012, p. 49.

17) Textes adoptés de cette date, P7_TA(2011)0577.

européenne18,

– vu les déclarations de la Commission concernant la nécessité, pour les États membres concernés, d’enquêter sur les allégations d’implication dans le pro-gramme de transferts interétatiques et de détention secrète de la CIA, et vu les do-cuments communiqués à la rapporteure par la Commission, parmi lesquels quatre courriers envoyés à la Pologne, quatre envoyés à la Roumanie et deux envoyés à la Lituanie entre 2007 et 2010,

– vu la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 15 octobre 2003 sur l’article 7 du traité sur l’Union européenne – Respect et pro-motion des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (COM(2003)0606),

– vu la lettre envoyée le 29 no-vembre 2005 par la présidence de l’Union européenne à la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, deman-dant « toutes les clarifications que les États-Unis peuvent apporter concernant ces rapports (détention et transports allégués de personnes soupçonnées de terrorisme dans ou via des États membres de l’Union européenne), dans l’espoir que ces clarifications permettront d’apaiser les inquiétudes des parlements et du public »,

– vu les 2 748e et 2 749e sessions du Conseil « Affaires générales et relations extérieures » du 15 septembre 2006 et leurs débats sur le sujet « Lutte contre le terrorisme – lieux de détention secrets »,

– vu la déclaration de l’Union euro-péenne effectuée le 7 mars 2011 lors de la 16e session du Conseil des droits de l’homme concernant l’étude conjointe susmentionnée de l’ONU sur les déten-tions secrètes,

– vu l’article « Counter-terrorism and human rights » de Villy Sovndal, Gilles

18) SPEECH/08/716, «Une politique visant à assurer l’effectivité des droits fondamentaux sur le terrain».

de Kerchove et Ben Emmerson, pu-blié dans le journal European Voice du 19 mars 2012,

– vu la réponse donnée le 5 dé-cembre 2005 par la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice à la lettre de la présidence européenne du 29 no-vembre 2005, réponse établissant que « [...] les transferts interétatiques sont un outil essentiel dans la lutte contre le terrorisme. Ces transferts ne sont pas une méthode utilisée uniquement par les États-Unis ni par le gouvernement actuel », niant les allégations d’impli-cation directe des États-Unis dans des pratiques de torture et soulignant que l’ «objectif » des transferts interétatiques n’était pas de faire torturer les personnes concernées, et vu ses déclarations selon lesquelles « nous [les États-Unis] respectons la souveraineté de nos parte-naires »19,

– vu l’admission par le président améri-cain George W. Bush, dans son discours prononcé depuis la salle Est de la Maison Blanche le 6 septembre 2006, de l’existence d’un programme de transferts interétatiques et de détention secrète mené par la CIA et incluant des opéra-tions à l’étranger,

– vu les mémoires de George W. Bush, publiées le 9 novembre 2010,

– vu la version non classifiée, publiée en août 2009, du rapport de 2004 rédigé par l’inspecteur général de la CIA John Helgerson concernant les opérations d’interrogatoire menées par la CIA sous le président Bush,

– vu le rapport de 2007 du Comité inter-national de la Croix-Rouge concernant le traitement de 14 détenus « de grande valeur » sous la garde de la CIA, qui est

19) «Remarks en route to Germany», conférence de presse de Condoleezza Rice à Berlin, le 5 dé-cembre 2005, et «Press Availability at the Meeting of the North Atlantic Council» (Conférence de presse lors de la réunion du Conseil de l’Atlan-tique Nord), à Bruxelles, le 8 décembre 2005.

devenu accessible au public en 2009,

– vu les différentes initiatives lancées au niveau national pour rendre compte de l’implication des États membres dans le programme de transferts interétatiques et de détention secrète de la CIA, parmi les-quelles l’enquête en cours au Danemark et les enquêtes passées en Suède, les enquêtes pénales en cours en Pologne et au Royaume-Uni, les procédures pénales passées en Italie, en Allemagne, en Lituanie, au Portugal et en Espagne, l’enquête parlementaire conjointe impli-quant tous les partis au Royaume-Uni et les enquêtes parlementaires passées en Allemagne, en Lituanie, en Pologne et en Roumanie,

– vu l’enquête judiciaire portugaise in-terrompue soudainement en 2009 après deux années,

– vu les conclusions des enquêtes na-tionales déjà menées dans certains États membres,

– vu les nombreux comptes rendus pa-rus dans les médias et les reportages de journalistes d’investigation, notamment, mais sans que cette liste soit exhaustive, les rapports d’ABC News de 200520 et 200921 et les articles parus en 200522 dans le Washington Post, sans lesquels les restitutions et les détentions seraient restées secrètes,

– vu les recherches, enquêtes et rap-ports réalisés par des chercheurs indé-pendants, des organisations de la société civile et des organisations non gouver-nementales nationales et internationales depuis 2005, et notamment par Human Rights Watch23, Amnesty International et

20) Sources Tell ABC News Top Al Qaeda Figures Held in Secret CIA Prisons’, ABC News, 5.12.2005.

21) ‘Lithuania Hosted Secret CIA Prison to Get “Our Ear”‘, ABC News, 20.8.2009.

22) CIA Holds Terror Suspects in Secret Prisons’, 2.11. 2005, et ‘Europeans Probe Secret CIA Flights’, Washington Post, 17.11.2005.

23) Voir notamment la déclaration de Human

Reprieve,

– vu les auditions organisées par sa commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) le 27 mars 2012 et par sa sous-commission des droits de l’homme le 12 avril 2012, et vu la visite de la délégation LIBE en Li-tuanie du 25 au 27 avril 2012, la visite de la rapporteure en Pologne le 16 mai 2012 et toutes les contributions écrites et orales reçues par la rapporteure,

– vu la demande commune d’accès aux données de vol introduite auprès du directeur d’Eurocontrol par le président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures et par la rapporteure le 16 avril 2012, et vu la réponse exhaustive reçue d’Eurocontrol le 26 avril 2012,

– vu la note de la DG IPOL intitulée « The results of the inquiries into the CIA’s programme of extraordinary rendition and secret prisons in European states in light of the new legal framework following the Lisbon Treaty » (Résultats des enquêtes sur le programme de restitutions extraor-dinaires et de prisons secrètes de la CIA dans les États européens à la lumière du nouveau cadre juridique établi à la suite du traité de Lisbonne),

– vu les articles 48 et 50 de son règle-ment,

– vu le rapport de la commission des li-bertés civiles, de la justice et des affaires intérieures et l’avis de la commission des affaires étrangères (A7-0266/2012),

A. considérant que le Parlement a condamné le programme de transferts interétatiques et de détention secrète de

Rights Watch concernant les infrastructures de détention secrète des États-Unis en Europe du 6.11.2005, le rapport d’Amnesty International Europe: «Open secret: Mounting evidence of Europe’s complicity in rendition and secret de-tention» du 15.11.2010 et le rapport de Reprieve «Rendition on Record: Using the Right of Access to Information to Unveil the Paths of Illegal Priso-ner Transfer Flights», 15.12.2011.

la CIA mené par les États-Unis, qui a en-traîné des violations multiples des droits de l’homme, et notamment des cas de détention illégale et arbitraire, de torture et d’autres mauvais traitements, des vio-lations du principe de non-refoulement et des disparitions forcées; considérant que sa commission temporaire sur l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers (ci-après la « commission temporaire ») a documenté l’utilisation de l’espace aérien et du territoire de l’Union européenne par la CIA, et considérant que le Parlement a, depuis lors, réitéré sa demande d’enquêtes approfondies sur la collaboration de certaines agences et de certains gouvernements nationaux avec le programme de la CIA;

B. considérant qu’il a, à plusieurs reprises, appelé à ce que la lutte contre le terrorisme soit menée dans le respect total de la dignité humaine, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment dans le cadre de la coopé-ration internationale dans ce domaine, sur la base de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union euro-péenne, des constitutions nationales et des législations nationales sur les droits fondamentaux, et qu’il a réitéré cet appel en dernier lieu dans son rapport sur la politique antiterroriste de l’Union, dans lequel il a déclaré que le respect des droits de l’homme était une condition préalable pour garantir l’efficacité de cette politique;

C. considérant qu’il a sévèrement, et à plusieurs reprises, condamné les pratiques illégales telles que la « resti-tution extraordinaire », l’enlèvement, la détention sans jugement, la disparition, les prisons secrètes et la torture, et qu’il a réclamé des enquêtes approfondies sur le degré présumé d’implication de certains États membres dans la colla-boration avec les autorités américaines,

Page 26: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

50 51

en particulier la CIA, y compris sur le territoire de l’Union;

D. considérant que la présente résolu-tion a pour objet de « donner des suites politiques aux travaux de la commission temporaire et d’examiner l’évolution de la situation, notamment – à supposer qu’aucune mesure appropriée n’ait été adoptée par le Conseil et/ou la Com-mission – en déterminant l’existence éventuelle d’un risque manifeste de vio-lation grave des principes et des valeurs sur lesquels l’Union est fondée, et de lui recommander, sur la base des articles 6 et 7 du traité UE, toute résolution qui s’avérerait nécessaire à cet égard »24;

E. considérant que l’Union européenne est fondée sur un engagement envers la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme et les libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine et le droit international, non seulement dans ses politiques internes, mais également dans ses politiques externes; considérant que l’engagement de l’Union envers les droits de l’homme, renforcé par l’en-trée en vigueur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le processus d’adhésion à la Conven-tion européenne des droits de l’homme, doit être reflété dans tous les domaines d’action afin que la politique européenne en matière de droits de l’homme soit efficace et crédible;

F. considérant qu’un processus adé-quat de responsabilité est essentiel pour préserver la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques de l’Union, pour protéger et promouvoir efficace-ment les droits de l’homme dans les politiques internes et externes de l’Union et pour garantir l’adoption de politiques de sécurité légitimes et efficaces fondées sur l’état de droit;

G. considérant que, jusqu’à présent,

24) Paragraphe 232 de sa résolution du 14 février 2007 précitée.

aucun État membre n’a pleinement rempli ses obligations de protéger, préserver et respecter les droits de l’homme interna-tionaux et d’empêcher la violation de ces droits;

H. considérant que les instruments régis-sant la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne (PESC) comprennent la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte inter-national des Nations unies relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et ses deux protocoles facultatifs, ainsi que la Convention des Nations unies contre la torture et son protocole facultatif, la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fonda-mentaux de l’Union européenne et la Convention européenne pour la pré-vention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, lesquels prévoient non seulement une interdiction absolue de la torture, mais créent également une obligation formelle d’enquêter sur les allégations de torture et de prévoir des voies de recours et des réparations; considérant que les orienta-tions de l’Union européenne sur la torture constituent le cadre des efforts déployés par l’Union « pour empêcher et éliminer la torture et les mauvais traitements dans toutes les régions du monde »;

I. considérant que, pour garantir la pro-motion du droit international et le respect des droits de l’homme, tous les accords d’association, les accords commerciaux et les accords de coopération contien-nent des clauses relatives aux droits de l’homme; considérant par ailleurs que l’Union européenne participe à un dialo-gue politique avec des pays tiers sur la base des orientations relatives aux droits de l’homme, lesquelles incluent la lutte contre la peine de mort et contre la tor-ture; considérant que, dans le cadre de l’instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH), l’Union soutient les organisations de la société

civile qui luttent contre la torture et en-couragent la réhabilitation des victimes d’actes de torture;

J. considérant que, si elles sont prati-quées de manière répandue ou systéma-tique, les détentions secrètes, qui équiva-lent à des disparitions forcées, peuvent être considérées comme un crime contre l’humanité; considérant que les états d’urgence et la lutte contre le terrorisme constituent un environnement propice à la détention secrète;

K. considérant que, bien que l’Union ait démontré qu’elle était décidée à éviter toute collusion en matière de torture dans le règlement (CE) n° 1236/2005 du Conseil25, modifié en dernier lieu en décembre 201126, qui interdit les expor-tations et les importations de biens qui n’ont aucune autre utilisation pratique que celle d’infliger la peine capitale, la torture et d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants, il reste encore beaucoup à faire pour en assurer l’application complète;

L. considérant que le fait de se fonder uniquement sur des garanties diploma-tiques pour autoriser l’extradition ou la déportation d’une personne vers un pays où des motifs sérieux permettent de penser qu’elle risquerait d’être victime de torture ou de mauvais traitements est in-compatible avec l’interdiction absolue de la torture inscrite dans le droit internatio-nal, le droit de l’Union, les constitutions nationales et les législations des États membres27;

M. considérant que le Conseil a admis,

25) JO L 200 du 30.7.2005, p. 1.

26) JO L 338 du 21.12.11, p. 31.

27) Article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) et la jurisprudence correspondante, et article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

le 15 septembre 2006, que « l’existence de lieux de détention secrets où les personnes détenues sont maintenues dans un vide juridique est contraire au droit humanitaire international ainsi qu’au droit pénal international », mais que, jusqu’à présent, il n’a pas reconnu ni condamné l’implication de certains États membres dans le programme de la CIA, alors même que les autorités politiques et judiciaires de ces États membres ont reconnu l’utilisation de l’espace aérien et du territoire de pays européens par la CIA;

N. considérant que le programme de la CIA continue d’entraîner des violations des droits de l’homme, comme le montre notamment le maintien en détention administrative à la prison de Guantánamo de MM. Abu Zubaydah et Abd al-Rahim al-Nashiri, auxquels l’enquête pénale polonaise sur les prisons secrètes de la CIA a accordé le statut de victimes;

O. considérant que les recherches me-nées par les Nations unies, par le Conseil de l’Europe, par les médias nationaux et internationaux, par des journalistes d’in-vestigation et par la société civile ont ré-vélé de nouvelles informations concrètes concernant l’emplacement de sites de détention secrète de la CIA en Europe, les vols de transfert à travers l’espace aérien européen et les personnes trans-portées ou détenues;

P. considérant que la commission d’actes illégaux sur le territoire de l’Union peut s’être développée dans le cadre d’accords bilatéraux ou multilatéraux de l’OTAN;

Q. considérant que les enquêtes natio-nales et les recherches internationales prouvent que les membres de l’Organisa-tion du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) se sont engagés à prendre des mesures dans la lutte contre le terrorisme qui ont autorisé la circulation de vols secrets et l’utilisation du territoire de certains États membres de l’Union européenne

dans cadre du programme de restitu-tions mené par la CIA, ce qui montre que l’ensemble des États membres de l’Union qui sont également membres de l’OTAN avaient connaissance de ce programme;

R. considérant que l’étude conjointe sur les pratiques mondiales concernant le recours à la détention secrète dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (A/HRC/13/42), présentée par le rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhu-mains ou dégradants, le groupe de travail sur la détention arbitraire et le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, a répertorié les sites de détention secrète utilisés sur le territoire des États membres de l’Union dans le cadre du programme de la CIA, et que des lettres de suivi ont été envoyées aux États membres leur demandant des informations supplémentaires, comme indiqué dans les rapports sur les com-munications des titulaires de mandats au titre des procédures spéciales, y compris celui du 23 février 201228;

S. considérant que, selon le rapport du Conseil de l’Europe de 2011, les données communiquées par les agences polo-naises en 2009 et 2010 « apportent la preuve irréfutable » que sept avions liés à la CIA ont atterri en Pologne, et que les médias polonais ont indiqué que des chefs d’accusation avaient été retenus contre d’anciens dirigeants des services de renseignements polonais et ont révélé d’éventuels contacts entre les officiers de renseignement et le gouvernement polonais concernant l’utilisation d’un centre de détention de la CIA sur le ter-ritoire polonais; considérant qu’en 2011, des journalistes d’investigation roumains ont cherché à démontrer l’existence d’un « site noir » au sein de l’office du

28) A/HRC/19/44.

registre national roumain d’informations classifiées29, sur la base d’informations fournies par d’anciens employés de la CIA; considérant que l’existence de ce « site noir » a été niée par les autorités roumaines et qu’elle n’a pas été confir-mée par l’enquête menée par le parle-ment roumain; considérant que d’an-ciens dissidents libyens ont entamé des procédures judiciaires à l’encontre du Royaume-Uni pour l’implication directe du MI6 dans le transfert, la détention secrète et les tortures dont ils ont été victimes ainsi que des membres de leurs familles;

T. considérant que les autorités litua-niennes se sont engagées à apporter des éclaircissements sur la participation de la Lituanie au programme de la CIA en menant des enquêtes parlementaires et judiciaires; considérant que l’enquête menée par la commission de la défense et de la sécurité nationale du Seimas portant sur les allégations de transfert et d’incarcération de personnes détenues par la CIA sur le territoire lituanien a établi que cinq aéronefs liés aux activités de la CIA ont atterri en Lituanie entre 2003 et 2005 et que les deux installations destinées à héberger des détenus en Lituanie (Projet n° 1 et Projet n° 2) ont été préparées à la demande de la CIA; consi-dérant que la délégation LIBE remercie les autorités lituaniennes d’avoir accueilli les députés du Parlement européen à Vilnius en avril 2012 et d’avoir permis à la délégation LIBE d’accéder au Projet n° 2; considérant que l’agencement des bâtiments et leur aménagement intérieur semblent compatibles avec la détention de prisonniers; considérant que de nom-breuses questions liées aux opérations de la CIA en Lituanie restent en suspens en dépit de l’enquête judiciaire réalisée ultérieurement en 2010 et clôturée en jan-vier 2011; considérant que les autorités

29) «Inside Romania’s secret CIA prison», The Independent, 9.12.2011.

Page 27: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

52 53

lituaniennes se sont dites prêtes à relan-cer les enquêtes si d’autres informations devaient être révélées, et que le minis-tère public a proposé de fournir de plus amples informations relatives à l’enquête pénale en réponse à une demande écrite du Parlement;

U. considérant que les autorités por-tugaises doivent encore apporter des éclaircissements quant au nombre non négligeable d’éléments indiquant que de nombreux vols, recensé notamment par la commission temporaire du Parlement, ont servi à effectuer des transferts entre Bagram, Diego Garcia, des prisons se-crètes et Guantánamo;

V. considérant que les conclusions des tribunaux et les recherches menées sur les aspects logistiques liés au camou-flage de ces opérations illégales, notam-ment la création de plans de vol factices, les vols civils et militaires classés comme « vols d’État » et le recours à des compa-gnies aériennes privées pour les trans-ferts organisés par la CIA, ont confirmé le caractère systématique et l’ampleur de l’implication européenne dans le pro-gramme de la CIA; considérant qu’une analyse des nouvelles données fournies par Eurocontrol confirme en particulier la thèse selon laquelle, afin de masquer l’origine et la destination des transferts de prisonniers, les contractants chargés d’assurer les vols de transferts passaient d’un avion à l’autre à mi-parcours;

W. considérant que l’Union européenne a élaboré des politiques internes de sécurité et de lutte contre le terrorisme fondées sur la coopération policière et judiciaire et sur l’encouragement du partage de renseignements; considérant que ces politiques doivent être ancrées dans le respect des droits fondamentaux et de l’état de droit et dans un contrôle parlementaire efficace des services de renseignements;

X. considérant que, selon le Comité européen pour la prévention de la torture,

« les techniques d’interrogatoire utilisées dans les centres de détention gérés par la CIA dans d’autres pays ont certaine-ment entraîné des violations de l’inter-diction de la torture et des traitements inhumains et dégradants »30;

Y. considérant que les relations entre l’Union européenne et les États-Unis sont fondées sur une collaboration et une coopération étroites dans de nombreux domaines, sur la base de valeurs com-munes que sont la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux; consi-dérant que l’Union et les États-Unis ont intensifié leur engagement dans la lutte contre le terrorisme depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, notam-ment avec la déclaration conjointe sur le contre-terrorisme du 3 juin 2010; consi-dérant néanmoins qu’il est nécessaire de veiller à la conformité des pratiques engagées avec les déclarations d’in-tention et de surmonter les divergences entre la politique de l’Union et celle des États-Unis en matière de lutte contre le terrorisme;

Z. considérant qu’en décembre 2011, le gouvernement des États-Unis a adopté la loi de finances relative au budget de défense nationale (National Defense Au-thorization Act), dite loi NDAA, qui inscrit dans le droit la détention illimitée de personnes suspectées d’être engagées dans des activités terroristes aux États-Unis et compromet le droit à une procé-dure régulière et à un procès équitable; considérant que le champ d’application de la loi NDAA fait l’objet d’un recours juridictionnel;

AA. considérant que le 22 janvier 2009, le président Obama a signé trois décrets pour interdire le recours à la torture pen-dant les interrogatoires, établir un groupe de travail interinstitutionnel chargé d’exa-miner systématiquement les politiques et les procédures de détention ainsi que

30) Rapport du CPT sur sa visite en Lituanie du 14 au 18 juin 2010 (19 mai 2011).

tous les cas individuels et ordonner la fermeture du centre de détention de la baie de Guantánamo;

AB. considérant néanmoins que le centre de détention de la baie de Guantánamo n’est toujours pas fermé en raison de la vive opposition du Congrès des États-Unis; considérant qu’afin d’accélérer sa fermeture, les États-Unis ont appelé les États membres de l’Union européenne à accueillir des détenus de Guantánamo; considérant que le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme a fait part de sa profonde dé-ception face à la non-fermeture du centre de détention de la baie de Guantánamo et au maintien d’un système de détention arbitraire;

AC. considérant que des détenus de Guantánamo sont toujours jugés par des tribunaux militaires, notamment à la suite de la décision du 7 mars 2011 du président des États-Unis de signer le décret levant après deux ans le gel de nouveaux procès miliaires et de la loi du 7 janvier 2012 empêchant les transferts de détenus de Guantánamo aux États-Unis à des fins de jugement;

Généralités1. rappelle que les stratégies antiterro-ristes ne peuvent être efficaces que si elles sont conduites dans le strict respect des obligations relatives aux droits de l’homme et notamment du droit à une procédure régulière;

2. réitère que l’efficacité des mesures antiterroristes et le respect des droits de l’homme ne sont pas contradictoires mais qu’ils constituent des objectifs complémentaires qui se renforcent mu-tuellement; rappelle que le respect des droits fondamentaux est une composante essentielle de la réussite des politiques de lutte contre le terrorisme;

3. insiste sur le caractère hautement sen-sible des politiques de lutte antiterroriste; considère que seuls de véritables motifs

de sécurité nationale peuvent justifier le secret; rappelle cependant que le respect du secret d’État ne saurait en aucune cas prévaloir sur les droits fondamentaux imprescriptibles, et que, de ce fait, les arguments se fondant sur le secret d’État ne sauraient être invoqués pour limiter l’obligation légale des États d’enquêter sur les violations graves des droits de l’homme; estime que la classification de certaines informations et le secret d’État ne doivent pas être sujets à des définitions extensives et que les recours abusifs au secret d’État et à la sécurité nationale constituent des obstacles sé-rieux au contrôle démocratique;

4. souligne que les personnes suspec-tées de terrorisme ne doivent pas faire l’objet de procédures spéciales; rappelle que toute personne doit être en mesure de bénéficier de toutes les garanties pré-vues par le principe de procès équitable tel que défini à l’article 6 de la Conven-tion européenne des droits de l’homme;

5. réitère sa condamnation des pra-tiques de « restitution extraordinaire », de prisons secrètes et de torture, qui sont interdites par les législations nationales et internationales établissant le respect des droits de l’homme et qui violent, entre autres, les droits à la liberté, à la sécurité, à un traitement humain, à la protection contre la torture, au non-refoulement, à la présomption d’innocence, à un procès équitable, à un conseil juridique et à une protection égale devant la loi;

6. insiste sur la nécessité de prévoir des garanties afin d’éviter à l’avenir toute violation des droits fondamentaux dans la mise en œuvre des politiques antiter-roristes;

7. estime que les États membres ont fait part de leur volonté de respecter le droit international, mais qu’ils n’ont pas correctement respecté, jusqu’à présent, l’obligation formelle qui leur incombe d’enquêter sur les graves violations des droits de l’homme liées au programme de

la CIA et regrette à cet égard les retards pris pour faire toute la lumière dans cette affaire afin d’apporter dans les meilleurs délais une pleine réparation aux victimes, et notamment, le cas échéant, des ex-cuses et une indemnisation;

8. est convaincu que les difficultés ren-contrées par les États membres dans la conduite des enquêtes les empêchent de se conformer pleinement à leurs obliga-tions internationales, ce qui met à mal la confiance mutuelle dans la protection des droits fondamentaux et engage dès lors la responsabilité de l’Union européenne dans son ensemble;

9. rappelle que l’engagement des États membres et de l’Union européenne à en-quêter sur l’implication européenne dans le programme de la CIA est conforme au principe de coopération sincère et loyale consacré par l’article 4, paragraphe 3, du traité UE;

Processus de prise de responsabili-tés dans les États membres10. exprime sa préoccupation quant aux obstacles auxquels se sont heurtées les enquêtes parlementaires et judiciaires nationales sur l’implication de certains États membres dans le programme de la CIA, et qui sont décrits en détail dans le rapport du Conseil de l’Europe de 2011 sur les recours abusifs au secret d’État et à la sécurité nationale, parmi lesquels le manque de transparence, la classifica-tion des documents, la prévalence des intérêts nationaux et politiques, le portée trop limitée des enquêtes, la restriction du droit des victimes à une participation et à une défense efficaces, l’absence de techniques d’enquêtes rigoureuses et le manque de coopération entre les autorités chargées des enquêtes dans l’ensemble de l’Union; invite les États membres à éviter de baser leurs procé-dures pénales nationales sur des motifs juridiques autorisant et provoquant l’in-terruption des procédures pour cause de

prescription et donnant lieu à l’impunité et à respecter le principe du droit coutu-mier international selon lequel la pres-cription ne peut et ne doit être appliquée dans des cas de violations graves des droits de l’homme;

11. exhorte les États membres qui n’ont pas respecté leur obligation formelle de mener des enquêtes indépendantes et effectives à enquêter sur les violations des droits de l’homme, en tenant compte de tous les nouveaux éléments de preuve mis au jour; invite notamment les États membres à enquêter sur l’existence de prisons sécrètes sur leur territoire ou sur le déroulement d’opérations au cours desquelles des personnes ont été détenues dans des infrastructures situées sur leur territoire dans le cadre du programme de la CIA;

12. note que l’enquête parlementaire menée en Roumanie a conclu qu’au-cune preuve ne pouvait être établie pour démontrer l’existence d’un site secret de détention de la CIA sur le territoire roumain; invite les autorités judiciaires à ouvrir une enquête indépendante sur des sites présumés de détention secrète de la CIA en Roumanie, notamment à la lu-mière des nouveaux éléments de preuve concernant des vols entre la Roumanie et la Lituanie;

13. encourage la Pologne à poursuivre son enquête pénale en cours sur les détentions secrètes mais déplore le manque de communication officielle concernant la portée, le déroulement et l’état d’avancement de cette enquête; invite les autorités polonaises à mener une enquête rigoureuse avec toute la transparence requise et permettant la participation effective des victimes et de leurs avocats;

14. fait observer que les enquêtes par-lementaires et judiciaires qui eurent lieu en Lituanie entre 2009 et 2011 n’ont pas pu démontrer que des prisonniers furent détenus secrètement en Lituanie; invite

Page 28: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

54 55

les autorités lituaniennes à respecter leur engagement à rouvrir l’enquête pénale sur l’implication de la Lituanie dans le programme de la CIA si de nouveaux éléments venaient à être apportés au dossier, au vu des preuves apportées par les données d’Eurocontrol montrant que l’avion N787WH, qui aurait transporté Abu Zubaydah, a bel et bien fait une halte au Maroc le 18 février 2005 avant de poursuivre sa route vers la Roumanie et la Lituanie; relève que l’analyse des données d’Eurocontrol révèle également de nouvelles informations au niveau des plans de vol reliant la Roumanie à la Lituanie, par un changement d’avion à Tirana, en Albanie, le 5 octobre 2005, et reliant la Lituanie à l’Afghanistan via le Caire, en Égypte, le 26 mars 2006; estime qu’il est essentiel que de nouvelles enquêtes portent, au-delà des abus de pouvoir des fonctionnaires, sur une éven-tuelle détention illégale et de mauvais traitements infligés à des personnes sur le territoire lituanien; encourage le bureau du procureur général à étayer de preuves les affirmations faites pendant la visite de la délégation de la commission LIBE, se-lon lesquelles l’enquête judiciaire conclut, de manière « catégorique » que « les installations des Projets n° 1 et 2 n’ont hébergé aucun détenu en Lituanie »;

15. prend acte de l’enquête pénale ou-verte au Royaume-Uni sur les transferts à destination de la Libye et se réjouit de la décision de poursuivre l’enquête plus large sur la responsabilité du Royaume-Uni dans le cadre du programme de la CIA à l’issue de cette première enquête; invite le Royaume-Uni à mener cette en-quête avec toute la transparence requise et en permettant la participation effective des victimes et de la société civile;

16. reconnaît que les enquêtes menées par les États membres doivent être ba-sées sur des preuves juridiques solides et sur le respect des systèmes judiciaires nationaux et de la législation de l’Union,

et pas uniquement sur les suppositions des médias et de l’opinion publique;

17. invite les États membres concernés, tels que la Finlande, le Danemark, le Portugal, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Al-lemagne, l’Espagne, l’Irlande, la Grèce, Chypre, la Roumanie et la Pologne, qui sont mentionnés dans le rapport de la commission temporaire, à divulguer toutes les informations nécessaires concernant tous les avions suspects liés à la CIA et à leur territoire; invite tous les États membres à respecter le droit d’accès aux informations et à fournir une réponse adéquate aux demandes d’accès à des informations; exprime à cet égard sa préoccupation quant au fait que la plupart des États membres, à l’ex-ception du Danemark, de la Finlande, de l’Allemagne, de l’Irlande et de la Lituanie, n’ont pas répondu de manière adéquate aux demandes effectuées par Reprieve et par Access Info Europe d’accéder à des informations pour leurs enquêtes sur les cas de restitutions extraordinaires;

18. demande aux États membres de réviser les dispositions ou les interpréta-tions complaisantes vis-à-vis de la tor-ture, comme l’avis juridique de Michael Wood (visé dans la résolution précitée du Parlement du 14 février 2007) qui, en opposition avec la jurisprudence inter-nationale, jugeait légitime de recevoir et d’utiliser des informations obtenues par la torture, à condition de ne pas en être directement responsable (ce qui consti-tue un encouragement et une légitimation de la sous-traitance de la torture);

19. demande à tous les États membres de signer et de ratifier la Conventions des Nations unies pour la protection de toutes les personnes contre les dispari-tions forcées;

20. invite les États membres, à la lumière de la coopération et de l’échange d’infor-mations accrus entre leurs agences de renseignements et de sécurité, à garantir un contrôle démocratique complet de ces

agences et de leurs activités au travers d’une surveillance parlementaire interne, exécutive, judiciaire et indépendante adéquate, de préférence par les commis-sions parlementaires spécialisées, dotées de pouvoirs et d’attributions étendus, habilitées notamment à demander des informations et dotées de moyens d’en-quête et de recherche suffisants pour pouvoir examiner non seulement des questions de politique, d’administration et de financement, mais aussi le travail opérationnel de ces agences;

Réaction des institutions de l’Union 21. estime qu’il est fondamental que l’Union condamne toutes les pratiques abusives en matière de lutte contre le ter-rorisme, y compris tout acte de ce type commis sur son territoire, afin qu’elle puisse non seulement se montrer à la hauteur de ses valeurs, mais également les défendre de façon crédible dans ses partenariats extérieurs;

22. rappelle que le Conseil ne s’est ja-mais officiellement excusé d’avoir violé le principe consacré par les traités relatif à la coopération loyale entre les institutions de l’Union lorsqu’il a essayé d’induire en erreur le Parlement européen en lui fournissant des versions intentionnelle-ment tronquées des procès-verbaux des réunions du COJUR (Groupe de travail du Conseil sur le droit public international) et du COTRA (Groupe de travail « Rela-tions transatlantiques ») avec de hauts fonctionnaires américains; attend des excuses de la part du Conseil;

23. attend du Conseil qu’il fasse enfin une déclaration admettant l’implication d’États membres dans le programme de la CIA et les difficultés rencontrées par les États Membres dans le cadre des enquêtes;

24. invite le Conseil à apporter tout son soutien aux processus d’établissement de la vérité et de prise de responsabi-lité dans les États membres en abor-

dant formellement la question lors des réunions du Conseil JAI, en partageant toutes les informations, en apportant son soutien aux enquêtes et, en particulier, en acceptant les demandes d’accès à des documents;

25. invite le Conseil à organiser l’audition des agences européennes de sécurité concernées, et notamment d’Europol, d’Eurojust et du coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, afin de faire la clarté sur ce qu’elles savent de l’implication des États membres dans le programme de la CIA et des réactions de l’Union; invite égale-ment le Conseil à proposer des mesures visant à garantir le respect des droits de l’homme dans l’échange de renseigne-ments et une séparation stricte des rôles entre les services de renseignements et les services répressifs, de façon à ce que les agences de renseignements ne soient pas autorisées à exercer un pouvoir d’arrestation et de détention, et l’invite à faire rapport au Parlement dans un délai d’un an;

26. demande au Conseil d’encoura-ger les États membres à partager les bonnes pratiques en matière de contrôle parlementaire et judiciaire des services de renseignements, en associant les parlements nationaux et le Parlement européen;

27. réitère son appel au Conseil et aux États membres à ne pas se fonder sur des garanties diplomatiques inappli-cables dans les cas d’extradition ou de déportation de personnes suspectées de menacer la sécurité nationale, lorsqu’il existe un risque véritable que les per-sonnes concernées soient soumises à la torture ou à de mauvais traitements ou qu’elles soient jugées sur la base d’aveux extorqués de cette manière;

28. invite les autorités concernées à ne pas invoquer le secret d’État en matière de coopération des services de rensei-gnements internationaux pour entraver

l’obligation de rendre des comptes et les voies de recours; insiste également sur le fait que seuls de véritables motifs de sécurité nationale peuvent justifier le secret qui, dans tous les cas, ne prévaut pas sur les droits fondamentaux impres-criptibles, tels que l’interdiction absolue de la torture;

29. prie instamment les autorités concer-nées de veiller à strictement distinguer les activités des services de renseigne-ments et de sécurité, d’une part, des ac-tivités des autorités chargées du maintien de l’ordre, d’autre part, de sorte à garan-tir le respect du principe général que nul ne peut être à la fois juge et partie;

30. souligne que la commission tem-poraire chargée de l’enquête qui a servi de base aux résolutions du Parlement du 14 février 2007 et du 19 février 2009 a mis en évidence de graves lacunes dans les procédures d’autorisation et de contrôle des appareils civils survolant l’espace aérien des États membres ou atterrissant sur leur territoire, qui ont non seulement facilité le non-respect de ces procédures lors des « restitutions extraordinaires » de la CIA, mais ont éga-lement permis à la criminalité organisée, notamment les réseaux terroristes, de les contourner facilement; rappelle égale-ment la compétence de l’Union dans le domaine de la sécurité et de la sûreté des transports et la recommandation du Parlement à la Commission de réglemen-ter et de surveiller la gestion de l’espace aérien, des aéroports et de l’aviation non commerciale en Europe; invite par consé-quent l’Union et ses États membres à cesser de reporter un examen approfondi de leur mise en œuvre de la Convention relative à l’aviation civile internationale (Convention de Chicago) en ce qui concerne l’autorisation et les inspections des appareils civils survolant leur espace aérien ou atterrissant sur leur territoire afin de garantir le renforcement de la sécurité et l’exercice systématique de

contrôles, ce qui exige une identification préalable des passagers et de l’équipage, et afin de faire en sorte que tous les vols classés « vols d’État » (qui ne relèvent pas de la Convention de Chicago) obtien-nent une autorisation préalable adéquate; rappelle également sa recommandation selon laquelle la Convention de Tokyo re-lative aux infractions et à certains autres actes survenant à bord des aéronefs doit être appliquée de manière efficace par les États membres;

31. prend acte des initiatives prises par la Commission en réaction aux recom-mandations du Parlement; déplore toutefois que ces initiatives ne se soient pas inscrites dans un programme et une stratégie plus larges visant l’établisse-ment des responsabilités pour les viola-tions des droits de l’homme commises dans le cadre du programme de la CIA, ainsi que la réparation et l’indemnisation nécessaires des victimes;

32. invite la Commission à examiner la question de savoir si la collaboration au programme de la CIA a enfreint des dispositions du droit européen, notam-ment en matière d’asile et de coopération judiciaire;

33. invite la Commission à faciliter et à soutenir l’entraide et la coopération judi-ciaires entre les autorités chargées des enquêtes, dans le respect des droits de l’homme, ainsi que la coopération entre les avocats impliqués dans l’établisse-ment des responsabilités dans les États membres, et l’invite notamment à veiller à ce que les informations importantes circulent et à promouvoir l’utilisation effi-cace de tous les instruments et de toutes les ressources disponibles de l’Union;

34. invite la Commission à adopter, dans un délai d’un an, un cadre de contrôle et de soutien des processus nationaux en matière de responsabilité, incluant no-tamment des obligations de compte-ren-du imposées aux États membres et des lignes directrices relatives au respect des

Page 29: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

56 57

droits de l’homme dans les enquêtes, sur la base des normes élaborées par le Conseil de l’Europe et les Nations unies;

35. invite la Commission à adopter, à la lumière des lacunes institutionnelles révélées dans le cadre du programme de la CIA, des mesures ayant pour but de renforcer la capacité de l’Union à préve-nir et à réparer les violations des droits de l’homme au niveau de l’Union, et à consolider le rôle joué par le Parlement;

36. invite la Commission à envisager de proposer des mesures en vue d’une coo-pération et d’un échange d’informations permanents entre le Parlement européen et les commissions parlementaires de contrôle des services de renseignements et de sécurité des États membres dans les cas indiquant que des actions com-munes ont été menées sur le territoire de l’Union européenne par les services de renseignements et de sécurité des États membres;

37. invite la Commission à présenter des propositions en vue de développer des mécanismes de contrôle démocratique des activités de renseignement transfron-talières dans le contexte des politiques européennes de lutte contre le terrorisme; compte exercer pleinement ses propres pouvoirs parlementaires pour contrôler les politiques de lutte contre le terrorisme conformément aux recommandations émises par le département thématique du Parlement (PE 453.207);

38. invite le Médiateur européen à enquêter sur le non-respect des droits fondamentaux et des principes de bonne administration et de coopération loyale par la Commission, le Conseil et les agences de sécurité de l’Union, notamment Europol et Eurojust, dans leur réponse aux recommandations de la commission TDIP;

39. invite l’Union européenne à garantir que ses propres obligations internatio-nales soient pleinement respectées et

que ses politiques et instruments de politique étrangère, comme les orienta-tions contre la torture et les dialogues sur les droits de l’homme, soient pleinement mis en œuvre, de sorte qu’elle soit en meilleure position pour inviter à l’applica-tion rigoureuse des clauses des droits de l’homme dans tous les accords inter-nationaux qu’elle signe et pour exhorter ses principaux alliés, notamment les États-Unis, à respecter leur propre droit national et le droit international;

40. réaffirme que la lutte internationale contre le terrorisme et la coopération internationale bilatérale ou multilatérale dans ce domaine, y compris dans le cadre de l’OTAN ou entre les services de renseignements et de sécurité, ne peuvent être menées que dans le plein respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et doivent s’ac-compagner d’un contrôle démocratique et judiciaire approprié; invite les États membres, la Commission, le service eu-ropéen pour l’action extérieure (SEAE) et le Conseil à garantir l’application de ces principes dans leurs relations extérieures, et insiste sur le fait que ces institutions devraient effectuer un examen approfon-di des antécédents de leurs partenaires en matière de droits de l’homme avant d’adhérer à tout nouvel accord, notam-ment en matière de coopération des services de renseignements et de par-tage d’informations, réviser les accords actuellement en vigueur lorsque leurs partenaires ne respectent pas les droits de l’homme, et informer le Parlement eu-ropéen des conclusions de ces examens et de ces révisions;

41. demande qu’il soit mis un terme à l’ingérence des services spéciaux d’un État étranger dans les affaires intérieures des États membres souverains de l’Union européenne et que la lutte contre le terrorisme soit menée dans le plein res-pect des droits de l’homme, des libertés fondamentales, de la démocratie et de

l’état de droit;

42. rappelle que le Protocole facultatif à la Convention contre la torture exige la mise en place de systèmes de sur-veillance couvrant toutes les situations de privation de liberté et souligne que l’adhésion à cet instrument international constitue une protection supplémentaire; encourage vivement les pays partenaires de l’Union européenne à ratifier le Proto-cole facultatif, à établir des mécanismes préventifs indépendants au niveau natio-nal qui soient conformes aux Principes de Paris et à ratifier la Convention inter-nationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées;

43. demande de nouveau, conformé-ment au droit international, notamment l’article 12 de la Convention contre la torture, à tous les États faisant l’objet d’allégations crédibles de déployer tous les efforts possibles afin d’apporter les clarifications nécessaires, et si les indications persistent, de mener des enquêtes approfondies sur tous les actes présumés de restitution extraor-dinaire, de prisons secrètes, de torture et autres violations graves des droits de l’homme, de façon à établir la vérité et, le cas échéant, déterminer la respon-sabilité, garantir l’obligation de rendre des comptes et empêcher l’impunité, y compris en poursuivant des individus en justice lorsqu’une responsabilité pénale est constatée; demande à la HR/VP et aux États membres de prendre à cet égard toutes les mesures nécessaires pour veiller à un suivi adéquat de l’étude conjointe des Nations unies sur les pra-tiques mondiales concernant le recours à la détention secrète dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, notamment en ce qui concerne la lettre de suivi envoyée le 21 octobre 2011 par les titulaires de mandat au titre des procédures spéciales à 59 États demandant aux différents gouvernements de fournir des informa-tions actualisées sur la mise en œuvre

des recommandations contenues dans cette étude;

44. invite l’Union à garantir que ses États membres, ainsi que ses associés et ses partenaires (notamment ceux concer-nés par l’accord de Cotonou), qui ont accepté d’accueillir d’anciens détenus de Guantánamo leur proposent réellement un soutien complet en ce qui concerne leurs conditions de vie, les actions pour faciliter leur intégration à la société, la possibilité d’un traitement médical, y compris un rétablissement psycholo-gique, l’accès à des documents d’iden-tité et de voyage, ainsi que l’exercice du droit au regroupement familial et de tous les autres droits conférés aux personnes bénéficiant du statut de réfugié politique;

45. est particulièrement préoccupé par la procédure menée par une commission miliaire américaine en ce qui concerne M. Abd al-Rahim al-Nashiri qui pourrait être condamné à mort s’il est déclaré coupable; invite les autorités américaines à exclure la possibilité de condamner Abd al-Rahim al-Nashiri à la peine de mort et réitère son opposition de longue date à la peine de mort dans tous les cas et en toutes circonstances; fait observer que l’affaire de M. al-Nashiri est pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme depuis le 6 mai 2011; invite les autorités de tout pays dans lequel M. al-Nashiri a été détenu à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir que M. al-Nashiri ne soit pas condamné à la peine de mort; prie instamment la HR/VP d’évoquer avec les États-Unis en priorité le cas de M. al-Nashiri, conformément aux orientations de l’Union européenne concernant la peine de mort;

46. rappelle que l’application pleine et entière de la clause relative aux droits de l’homme dans les accords avec les pays tiers est fondamentale dans les relations qu’entretiennent l’Union européenne et ses États membres avec ces pays et estime qu’il existe une réelle volonté de

réexaminer la manière dont les gouver-nements européens ont coopéré avec les appareils de répression de dictatures au nom de la lutte contre le terrorisme; considère à cet égard que la politique européenne de voisinage révisée récem-ment doit soutenir fermement la ré-forme du secteur de la sécurité, qui doit notamment garantir une séparation claire entre les fonctions de renseignements et celles de répression; invite le SEAE, le Conseil et la Commission à renforcer leur coopération avec le Comité pour la prévention de la torture et avec d’autres instruments appropriés du Conseil de l’Europe en matière de planification et de mise en place de projets de soutien à la lutte contre le terrorisme avec des pays tiers ainsi qu’en ce qui concerne toutes les formes de dialogue avec des pays tiers dans ce domaine;

47. invite l’ancienne République you-goslave de Macédoine à identifier les responsables de l’enlèvement, apparem-ment en raison d’une erreur d’identité, de Khaled El-Masri, ayant entraîné sa détention illégale et des actes de torture présumés, et à les obliger à répondre de leurs actes; déplore l’absence d’action de la part du bureau du procureur de Skopje en vue de conduire une enquête pénale concernant la plainte de M. El-Masri; fait observer que la Cour européenne des droits de l’homme a repris cette affaire et que la Grande Chambre a tenu sa première audience le 16 mai 2012; considère que le comportement reproché au gouvernement de l’ancienne Répu-blique yougoslave de Macédoine dans cette affaire est contraire aux principes fondateurs de l’Union européenne que sont les droits fondamentaux et l’état de droit et qu’il doit être dûment évoqué par la Commission en lien avec la candida-ture de l’ancienne République yougos-lave de Macédoine en vue de l’adhésion

à l’Union européenne;

48. invite l’OTAN et les autorités améri-caines à mener leurs propres enquêtes, à coopérer étroitement avec les enquê-teurs parlementaires ou judiciaires des États membres ou de l’Union sur ces questions31, notamment en répondant rapidement, le cas échéant, aux de-mandes d’entraide judiciaire, à divulguer des informations sur les programmes de restitutions extraordinaires ou sur les autres pratiques enfreignant les droits de l’homme et les libertés fondamentales et à fournir aux représentants légaux des personnes soupçonnées toutes les informations nécessaires à la défense de leurs clients; demande une confirmation du fait que tous les accords de l’OTAN, les accords entre l’OTAN et l’Union et les autres accords transatlantiques respec-tent les droits fondamentaux;

49. rend hommage aux initiatives menées par la société civile américaine pour mettre en place en 2010 un groupe de travail bipartite indépendant chargé d’examiner la politique et les actions du gouvernement des États-Unis concernant l’arrestation, la détention et le jugement de « terroristes présumés » et la déten-tion aux États-Unis sous les administra-tions Clinton, Bush et Obama;

50. invite les États-Unis, au vu du rôle fondamental du partenariat transatlan-tique et de leur autorité en la matière, à mener des enquêtes approfondies et à veiller à ce que les responsables de toute violation commise répondent de leurs actes, à faire en sorte que le droit national et le droit international en la matière soient totalement appliqués, de manière à combler les vides juridiques, à mettre fin aux procès militaires, à appliquer pleinement le droit pénal aux individus soupçonnés de terrorisme et à rétablir le réexamen de la détention, l’habeas corpus, la procédure régulière,

31) Voir entre autres la résolution précitée du Parlement du 9 juin 2011.

Page 30: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt

58

la protection contre la torture et la non-discrimination entre les étrangers et les citoyens américains;

51. invite le président Obama à honorer l’engagement qu’il a pris en janvier 2009 de fermer le centre de détention de la baie de Guantánamo, à permettre à toute personne détenue qui ne fera pas l’objet d’une inculpation de retourner dans son pays d’origine ou dans un autre pays sûr dès que possible, ainsi qu’à juger immé-diatement les prisonniers de Guantána-mo contre lesquels il existe suffisamment de preuves recevables au cours d’une audience publique équitable assurée par un tribunal indépendant et impartial et, à veiller, en cas de condamnation, à ce qu’ils soient emprisonnés aux États-Unis conformément aux normes et aux prin-cipes internationaux en vigueur; exige de même que les cas de violation des droits de l’homme observés à Guantánamo fassent l’objet d’une enquête et que les responsabilités soient déterminées;

52. demande que tout prisonnier qui ne fera pas l’objet d’une inculpation mais qui ne peut être rapatrié en raison d’un véritable risque de torture ou de persécu-tion dans son pays d’origine bénéficie de l’opportunité de s’installer aux États-Unis sous protection humanitaire et d’obtenir réparation32; presse également les États membres de bien vouloir accueillir ces anciens prisonniers de Guantánamo;

53. invite les autorités américaines à supprimer la possibilité de détention illi-mitée sans accusation ni procès en vertu de la loi NDAA;

54. appelle la Conférence des présidents de délégation à veiller au lancement de dialogues parlementaires concernant la protection des droits fondamentaux dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sur la base des conclusions de l’étude conjointe des Nations unies sur les pra-

32) Voir le paragraphe 3 de sa résolution du 4 février 2009 précitée.

tiques mondiales concernant le recours à la détention secrète dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et de son suivi, ainsi que de la compilation par les Na-tions unies de bonnes pratiques en ma-tière de cadres et de mesures juridiques et institutionnels, notamment de contrôle, visant à garantir le respect des droits de l’homme par les services de renseigne-ment dans la lutte antiterroriste;

55. s’engage à consacrer sa prochaine rencontre parlementaire conjointe avec les parlements nationaux à réexaminer le rôle joué par les parlements pour garantir la prise de responsabilités en ce qui concerne les violations des droits de l’homme dans le cadre du programme de la CIA et à promouvoir une coopération renforcée et des échanges réguliers entre les instances nationales chargées de contrôler les services de renseignements, en présence des autorités nationales, des institutions et des agences européennes concernées;

56. est résolu à poursuivre la mission qui lui a été confiée par la commission temporaire conformément aux ar-ticles 2, 6 et 7 du traité UE; charge sa commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures ainsi que sa sous-commission des droits de l’homme de s’adresser au Parlement en séance plénière sur ce point un an après l’adoption de la présente résolution; juge essentiel dès lors d’évaluer dans quelle mesure les recommandations adoptées par le Parlement ont été suivies d’effets et, lorsque cela n’a pas été le cas, d’en analyser les raisons;

57. demande au Conseil, à la Commis-sion, au Médiateur européen, aux gou-vernements et aux parlements des États membres, des pays candidats à l’adhé-sion et des pays associés, au Conseil de l’Europe, à l’OTAN, aux Nations unies et au gouvernement ainsi qu’aux deux chambres du Congrès des États-Unis de le tenir informé de toutes les évolutions

éventuelles dans les domaines abordés par le présent rapport;

58. charge son Président de transmettre la présente résolution au Conseil, à la Commission, au Médiateur européen, aux gouvernements et aux parlements des États membres, aux gouvernements et aux parlements des pays candidats à l’adhésion et des pays associés, au Conseil de l’Europe, à l’OTAN, aux Nations unies, ainsi qu’au gouvernement et aux deux chambres du Congrès des États-Unis.

RemeRCIemenTs

Je remercie toutes les personnes remarquables qui m’ont inspirée et soutenue par leur engagement, leurs investigations et leur témoignage.

Je tiens à remercier en particulier :

Meta Adutaviciute, Abdelhakim Belhadj, Crofton Black, Adam Bodnar, Fatima Bouchar, Clive Clifford Smith, Ghada Eldemellawy, Ben Emmerson, Claudio Fava, Julia Hall, Thomas Hammarberg, Diana-Olivia Hatneanu, Amanda Jacobsen, Bartlomiej Jankowski, Murat Kurnaz, Draginja Nadazdin, Manfred Nowak, Dick Marty, Juan Mendez, Mikolaj Pietrzak, Alka Pradhan, Cori Rider, Sami al Saadi, Amrit Singh, Gérald Staberock et Tzvetan Todorov.

Je remercie également tous mes collègues députés qui se sont investis pour l’adoption de ce rapport, et spécialement : Carlos Coelho, Tanja Fajon, Ana Gomes, Sophie In’t’Veld, Sarah Ludford, Michèle Striffler et Marie-Christine Vergiat – ainsi que mon bureau, les équipes des Verts et du Parlement européen pour leur compétence et leur efficacité.

Pendant neuf mois, de l’élaboration jusqu’à l’adoption du rapport, j’ai travaillé avec Natacha Kazatchkine, collaboratrice engagée pour les droits de l’Homme, elle connaît bien le dossier et noue des relations de confiance avec l’ensemble de ses protagonistes. Son travail méticuleux, déterminé et inspiré a beaucoup contribué au résultat obtenu et au plaisir de son élaboration. Mathias Wuidar s’est joint à l’équipe, excité par le sujet. Il connaît les secrets des services secrets et est vite devenu indispensable, tant par son implication judicieuse que par sa courtoisie.

H. F.

Page 31: Livre CIA Flautre Carre Bd Opt