Livre de l Integrale Beethoven

  • Upload
    remus37

  • View
    303

  • Download
    6

Embed Size (px)

Citation preview

BeethovenLe livre de lintgrale-1-

Ludwig van

Ce livre, offert en France uniquement tout acheteur de lintgrale Ludwig van Beethoven dite par Brilliant Classics, ne peut tre vendu sparment. Ce livre peut tre tlcharg gratuitement ladresse : www.abeillemusique.com/integralebeethovenSERVICE CLIENTS FRANCE [email protected] Tel : 0892 259 770 (0,34 / mn) www.abeillemusique.com/integralebeethoven www.abeillemusique.com/brilliantclassics 2007 Brilliant Classics / Foreign Media Group pour les textes originaux Textes originaux en anglais rdigs par David Moncur. Traductions, adaptations : Abeille Musique Textes originaux additionnels : Abeille Musique 2007 Abeille Musique AMCD SARL, 13 rue du Mail 75002 PARIS France La reproduction de tout ou partie de ce livre sur un support quel quil soit est formellement interdite sauf autorisation expresse. Les droits de reproduction sont rservs et strictement limits. Toute copie, mme partielle, de quelque lment que ce soit de cet ouvrage, par tout moyen, pourra faire lobjet de poursuites judiciaires. -2-

LUDWIG VAN BEETHOVENLe livre de lintgrale Brilliant Classics

-5-

Avertissement

Ludwig van Beethoven fut lun des premiers compositeurs attribuer chronologiquement des numros dopus ses uvres, dbutant en 1795 par ses Trios avec piano, opus 1. On totalise 138 uvres dotes dun numro dopus. Dans la plupart des cas, Beethoven lapposa lui-mme au moment de les faire publier exception faite des trois dernires qui parurent aprs sa mort. Il est parfois arriv que deux compositions reoivent le mme numro dopus comme dans le cas de la Sonate avec piano en mi bmol majeur (Das Lebewohl) et le Sextuor en mi bmol majeur. Ces deux compositions furent publies en mme temps par diffrents diteurs sous lopus 81. Elles sont actuellement rfrences respectivement comme opus 81a et opus 81b. Il nest pourtant pas toujours possible, en se fiant uniquement au numro dopus, de resituer toutes les uvres dans lordre exact de chronologie, tout simplement parce que certaines dentre elles furent publies bien aprs avoir vu le jour. Il en existe aussi beaucoup qui ne reurent aucun numro dopus. Georg Kinky et Hans Halm leur dcernrent des nombres WoO ( Werke ohne Opuszahl uvres sans numro dopus) en ralisant le premier catalogue complet des uvres de Beethoven, catalogue qui parut en 1955. Brilliant Classics annonce son coffret comme contenant lintgrale des uvres publies, compltes et rputes authentiques de Ludwig van Beethoven . La notion dintgrale tant toujours sujette caution, et celle duvre acheve galement, il sera toujours possible de discuter perte de vue la prsence ou lomission, dans ce coffret, de telle ou telle uvre mineure...

Note sur les quivalences montaires Un ducat des annes 1800 = quatre florins = lquivalent approximatif, en pouvoir dachat, dune somme comprise entre soixante et cent euro. Par consquent, un florin = quinze vingt-cinq euro. Ces chiffres sont donns titre purement indicatif. -7-

SOMMAIRE

I LUDWIG VAN BEETHOVENUne vie Page 11

II - LES UVRESSymphonies Concertos Sonates pour piano uvres diverses pour piano uvres pour violon et piano, et pour violoncelle et piano Quatuors cordes Trios Musique pour vents Lieder uvres chorales uvres scniques Page 59 Page 69 Page 76 Page 83 Page 85 Page 91 Page 99 Page 101 Page 103 Page 105 Page 109

III - LE COFFRETDtail des enregistrements du coffret Bibliographie Sites Internet Page 117 Page 187 Page 189

-9-

-ILUDWIG VAN BEETHOVENUne vie

- 11 -

De lge du capitaine la bouteille du pre Le jour exact de la naissance de Beethoven restera jamais un mystre. Certes, son certificat de baptme porte la date du 17 dcembre 1770, et comme lusage exigeait que lon baptist les enfants dans les 24 heures suivant leur naissance, on peut supposer quil est n le 16 dcembre. Beethoven lui-mme ne fut jamais certain de son ge exact, et pensait mme tre plus jeune dune anne. Lorsque, adulte, il eut se procurer une copie de son certificat de baptme, il changea la date en 1772, convaincu que le Ludwig van Beethoven n en 1770 ntait que le nom dun frre an mort avant sa propre naissance. Par consquent, mieux vaut prendre les indications de Beethoven quant son ge avec prcaution. Son pre, Johann, tait musicien et chanteur la cour de larchevque-lecteur de Cologne Bonn o son grand-pre galement appel Ludwig avait offici comme Kapellmeister depuis 1761, aprs avoir quitt Malines (maintenant en Belgique) en 1733. Beethoven prtendit toujours se souvenir de son grand-pre avec affection ce qui invalide demble une naissance en 1772, puisque ledit grand-pre est mort en 1773 et ne manqua jamais dafficher son portrait dans toutes ses rsidences successives. Considrant cette ligne musicale, il tait invitable que le jeune Beethoven soit orient dans une voie similaire ds lors quil montra quelques talents musicaux. Les premiers enseignements lui furent prodigus par son pre, en qui la tradition voit un professeur dur et svre fermement dcid faire de son fils un nouveau Mozart, dont les dons avaient fait les dlices des cours de toute lEurope quelques annes auparavant. Johann avait vainement cherch succder son pre au titre de Kapellmeister ; on peut donc imaginer quil reporta ses ambitions sur son fils manifestement talentueux, mais cela nimplique nullement quil devait le faire avec mchancet ou mme, comme on la prtendu, avec cruaut. Les quelques tmoignages damis et de voisins, dcrivant un enfant solitaire et plor, forc travailler des heures durant, battu lorsquil faisait des fausses notes, se rfrent probablement des incidents ponctuels ; inutile den faire une gnralisation. Il est vrai que Beethoven ne porta jamais une grande affection son pre, et pourtant, il garda toute sa vie la copie manuscrite dune pice de C. P. E. Bach tablie par Johann, sur laquelle il avait lui-mme ajout crit par mon cher pre , preuve quil ne lavait pas entirement oblitr de sa mmoire. En revanche, les relations avec sa mre furent autrement ensoleilles. Peu aprs sa disparition, il crivait : Elle fut une mre si douce et si aimante pour moi, ma meilleure amie . Maria Magdalena van Beethoven tait une femme calme et pieuse des tmoignages dpoque indiquent que lon ne la vit jamais rire, ce qui nen fait quand mme pas une vrit absolue ! , et cest bien grce son enseignement que Beethoven aspira toute sa vie une- 13 -

existence de bont et de vertu. On lui attribue la maxime selon laquelle sans souffrance, point de combat ; sans combat, point de victoire et sans victoire, point de couronne , qui dut avoir une profonde influence sur son fils, si lon considre les nombreuses allusions la souffrance , la rsignation et la persvrance dans ses lettres personnelles. Un enfant gure prodige sept ans dj, Beethoven donnait des concerts privs la cour, de sorte quil fut prt faire ses dbuts en public trs jeune. En fin daprs-midi de ce 26 mars 1778, il joua divers concertos et trios lors dun concert Cologne, en compagnie de la jeune Helene Averdonck, 17 ans, qui Johann enseignait le chant. Les affiches annonant le concert ont abaiss lge de Beethoven dun an ce qui na pas manqu de contribuer lquivoque ultrieure , une possible manuvre de la part de Johann qui imitait ainsi Leopold Mozart, dont on sait quil rognait galement lge de Wolfgang lors de ses apparitions en public. Cela dit, il semble que ce concert de Cologne fut la seule reprsentation de Beethoven enfant, ce qui affaiblit srieusement la thorie selon laquelle Johann voulait en faire un enfant-prodige. lge de neuf ans, Beethoven avait dj puis les ressources pdagogiques de son pre ; aprs quelques essais avec des musiciens locaux, il entreprit de poursuivre son ducation en tant que pianiste et compositeur auprs de lorganiste de la cour, Christian Gottlib Neefe. Dautre part, il abandonna les tudes scolaires, ce qui navait dailleurs rien dinhabituel pour des garons de son ge et de son statut social : encore une fois, il ne faut surtout pas en conclure que son pre aurait cherch le priver dducation afin den faire un singe savant musical. Neefe tait un homme cultiv et clair, de sorte que Beethoven put certainement complter certaines lacunes ducatives son contact. Grand admirateur de Bach ( lpoque, personne ne se souciait plus de ce compositeur antdiluvien), il permit Beethoven de dcouvrir les quarante-huit Prludes et Fugues dont il possdait une copie manuscrite. Sans nul doute, Neefe exera une profonde influence sur le jeune musicien qui lui crivit dailleurs : Si jamais je deviens un grand homme, je partagerai ma clbrit avec vous . Cela dit, la promesse ne fut jamais tenue de quelque manire tangible, jusqu la mort de Neefe en 1798. la diffrence de Mozart qui crivait des pices de piano six ans et des symphonies huit, Beethoven ne montra jamais de signes particulirement prcoces dune irrsistible pulsion cratrice. En ralit, il prfrait largement improviser au piano, la grande fureur de son pre qui exigeait quil travaillt plutt ses gammes. En 1782, encourag par Neefe (et peut-tre mme un peu aid), il composait sa premire pice connue : un srie de variations pour piano daprs une Marche de Dressler (rfrence sous le numro WoO63), dans la tonalit dut mineur qui devait si bien lui russir par la suite. Neefe fit dailleurs en sorte que luvre ft publie. Lanne suivante, le mme Neefe- 14 -

faisait paratre un article dans un journal musical, dans lequel il vantait les talents de son jeune lve et lui prdisait un brillant avenir de second Mozart, pour peu quil bnficit des soutiens indispensables ce qui ne se matrialisa que bien plus tard. la suite des premires Variations, Beethoven fit diter une srie de trois sonates pour piano, prcdes dune ddicace larchevquelecteur : Jai maintenant atteint ma onzime anne [lon voit que le rajeunissement avait fini par prendre racine, puisquil avait en ralit douze ans] et pendant les heures dinspiration sacre, la muse ma souvent murmur loreille Nhsite pas, couche sur le papier les harmonies de ton me !. Onze ans, pensais-je, comment pourrais-je ressembler un compositeur ? Jtais presque trop timide. Mais la Muse insista, jobis, et composai. Selon toute vidence, il ne sagit pas ici des sentiments dun enfant de douze ans, mais quand bien mme ils sont manifestement traduits par la sensibilit dadulte de Neefe, ils noncent le credo artistique que Beethoven devait suivre toute sa vie : il obirait toujours aux inspirations de la Muse, crirait toujours la musique quil ressentait, plutt que de se plier ce quon attendait de lui, voire quon lui ordonnait. Beethoven en livre de laquais musical la fin de 1783, il se rendit avec sa mre en Hollande ; sans doute taitce l lunique voyage quil devait entreprendre dans son enfance. Lobjectif avou tait de rendre visite des parents, mais Beethoven donna galement bon nombre de concerts privs Rotterdam et auprs de la cour royale La Haye ; le succs fut au rendez-vous et ds son retour Bonn, il embota le pas de son pre et de son grand-pre en tant que musicien la cour. En 1784, le nouvel archevque-lecteur, Maximilian Franz (Maximilien Franois Xavier dAutriche, 1756-1801), frre de lEmpereur Joseph II, fit tablir un audit des finances de la cour, y compris des institutions musicales ; cela ne fit rien pour arranger les affaires de Johann van Beethoven. Depuis quelques temps, il buvait plus que de raison (un trait probablement hrit de sa mre Maria Josepha, morte en 1775 entre les murs dun couvent o lalcoolisme tait recouvert dun voile de misricorde), de sorte que sa voix tait devenue trs insipide . Son fils, toutefois, fut engag comme assistant de Neefe au titre dorganiste de la cour. Depuis quelques temps dj, il remplaait Neefe loccasion, sans statut rel, lors de concerts de la chapelle ou pour des rptitions au thtre, mais dornavant il officiait en tant que serviteur la cour, dment costum en livre, pour un salaire annuel de 150 florins qui, au dbut, furent dduit du salaire de Neefe ! Voil qui apporta un soulagement considrable aux finances de la famille Beethoven, durement prouve par la tombe en disgrce de Johann. Cest de cette poque que date la premire uvre orchestrale connue de Beethoven : un concerto pour piano, qui ne fut probablement pas jou la cour puisque les attributions du nouveau laquais nincluaient pas la composition : elles se limitaient la routine des concerts- 15 -

de la chapelle et du thtre. une occasion, toutefois, Beethoven gaya une reprsentation lorgue de la chapelle en improvisant des harmonies dune telle complexit que le chanteur dont il tait sens assurer laccompagnement fut incapable de sy retrouver dans ce labyrinthe. Il parat que larchevquelecteur fut trs amus, mais conseilla vivement Beethoven de ne jamais rditer lexploit sinon... la porte. Beethoven rate Mozart mais gagne Helene En 1787, Beethoven put enfin largir considrablement ses horizons musicaux. Lon ne connat pas le but exact de son premier voyage Vienne au mme titre que lon ignore bien des choses sur sa jeunesse , ni qui formula lide, combien de temps dura le sjour ni avec qui le jeune homme sy rendit. Selon toute vidence, Maximilian Franz lui avait accord le cong ncessaire et mme fourni les finances. Il est possible aussi que larchevque-lecteur ait essay darranger une rencontre avec Mozart quil admirait profondment une certaine poque, Mozart caressait lambition dtre nomm Kapellmeister Bonn, ce qui aurait assurment chang la face du monde musical sil y tait arriv. Hlas, il nexiste aucun document irrfutable sur lventuelle rencontre entre les deux musiciens Vienne en avril 1787. Selon la tradition, Mozart aurait t impressionn par le talent dimprovisateur de Beethoven et aurait remarqu par la suite : Gardez un il sur lui ; un jour, il fera parler de lui . Toutefois, avant mme quune quelconque relation ait pu stablir entre les deux musiciens, le pre de Beethoven rappela son fils au chevet de sa mre, gravement malade. En effet, Magdalena souffrait de tuberculose ce qui ne pouvait avoir chapp personne avant mme le dpart pour Vienne ; elle devait pourtant survivre plusieurs mois aprs son retour, de sorte que ni les raisons relles du voyage, ni les raisons du rappel prcipit, ne semblent lies cette maladie. Les annes suivantes ne furent pas des plus faciles pour Beethoven : sa sur mourut dans lenfance peu aprs sa mre, en novembre 1787, la famille tirait le diable par la queue et lalcoolisme chronique de Johann narrangeait vraiment rien. Finalement, sur la requte de Beethoven, Johann fut mis la retraite force, et la moiti de sa paye verse son fils afin de subvenir aux besoins de ses deux jeunes frres. Sans doute son attitude paternaliste et parfois mme franchement possessive vient-elle de cette poque o il tait de facto le chef et soutien de famille. En dehors de ses obligations musicales, il accepta un poste daltiste dans lorchestre du thtre de la cour, de sorte quil eut loccasion de dcouvrir de lintrieur Lenlvement au srail, Figaro et Don Giovanni de Mozart ainsi que des opras de Gluck, Salieri, Paisiello et Cimarosa. Par contre, sa propre production devait souffrir durant quelques annes de cette activit instrumentale frntique.

- 16 -

Cela dit, sa vie prive changea radicalemement lorsquil fit la connaissance de Helene van Breuning, veuve de lune des sommits auprs de la cour ; engag comme professeur de musique de ses jeunes enfants, il fut bientt accueilli au titre dami de la famille : le domicile des Breuning devint son second foyer tandis que Helene le traitait comme son propre fils. Il devait passer dintenses moments de bonheur dans cette atmosphre calme, cultive et heureuse ; les amis quil se fit cette poque Stephan van Breuning, Franz Wegeler, Nikolas Simrock devaient lui rester fidles toute sa vie, quand bien mme il ne manquait pas de leur chercher noise tout bout de champ. Premires commandes, premiers retards, premiers actes manqus Avec le dcs de lempereur Joseph II en fvrier 1790, Beethoven eut enfin la premire relle occasion de dmontrer ses talents de compositeur dans une uvre de grande ampleur. La Lesegesellschaft de Bonn (une sorte de Cercle littraire) lui commanda une cantate, sur des vers crits par le jeune pote Severin Anton Averdonck, le frre par le plus grand des hasards de la jeune fille avec laquelle Beethoven avait donn son premier concert public douze ans auparavant. Un tel honneur fait un jeune compositeur, plutt qu dautres musiciens plus expriments de la ville commencer par Neefe , montre combien on plaait desprances dans cet artiste dont les uvres antrieures trahissaient dj limmense potentiel. On avait retenu la date du 19 mars 1790 pour la crmonie, moins dun mois aprs que la commande fut passe, mais pour une raison inconnue, le concert fut annul au dernier moment. Peut-tre luvre connue sous le nom de Cantate pour la mort de lempereur Joseph II WoO87 tait-elle trop complexe pour les forces musicales disponibles, ou peut-tre Beethoven ne lavait-il pas termine temps. Ce ne serait alors pas la dernire fois que Beethoven se montrerait incapable de respecter des dates limites ou des effectifs pralablement spcifis. Mais quelle que soit la raison de cette annulation, il ne semble pas que sa rputation dut en souffrir, puisque la Lesegesellschaft lui passa commande quelques mois plus tard en loccurrence une cantate en lhonneur du couronnement de Leopold II. Encore une fois, luvre ne fut pas reprsente ; en ralit, aucune de ces deux cantates ne fut jamais joue du vivant du compositeur. Si lon en juge par la suite des vnements, Beethoven ne fut pas tenu pour responsable de ces deux annulations ; et quand bien mme il ltait, cela ne lui causa aucun prjudice. Lanne suivante, en effet, le Comte Waldstein lui passa commande pour la musique dun ballet quil avait organis pour le carnaval. Waldstein, un riche aristocrate, homme de grande culture, tait arriv Bonn en 1788 et ce fut le premier dune illustre ligne de mcnes qui devaient soutenir le compositeur tout au long de sa vie. Par ailleurs, il appartenait au directoire de la Lesegesellschaft, ce qui permet de supposer quil usa de son influence pour les deux commandes de cantates, et peut-tre- 17 -

mme pour prendre sur lui les ventuelles retombes ngatives des ratages. Cette fois, la musique fut livre temps et elle ne posait aucun problme dexcution : cest ainsi quest n le Ritterballet ( Ballet des chevaliers ) de Waldstein. Longtemps, on a cru que le commanditaire lui-mme en tait le compositeur, puisque la partition omet compltement le nom de Beethoven. Il ntait pas rare que certains commanditaires se fissent passer pour les auteurs de certaines uvres dart on pense naturellement au comte Walsegg et au Requiem que Mozart tait alors en train de composer , et Beethoven semble navoir pas eu se plaindre de larrangement. Cela dit, on imagine mal le compositeur accepter un tel compromis quelques annes plus tard, mais il nest pas impossible quil tmoignait ainsi sa gratitude vis--vis du comte Waldstein pour son aimable coup de pouce dans laffaire des cantates. Doigts de fe et caractre de cochon En 1791, Beethoven et tout lorchestre de la cour accompagnrent Maximilian Franz au cours dun voyage en amont sur le Rhin jusqu Bad Mergentheim, pour un rassemblement de lOrdre Teutonique dont Maximilan tait le Grandmatre. cette occasion, le compositeur et quelques autres musiciens de la cour en profitrent pour rendre visite Johann Sterkel, lun des plus clbres pianistes allemands de son poque. Sterkel joua pour lassemble, puis invita Beethoven en faire autant, mais celui-ci dclina loffre. Fin stratge, Sterkel affirma que les Variations Righini que Beethoven venait de publier taient si difficiles que leur auteur lui-mme tait sans doute incapable de les jouer Piqu au vif, Beethoven ne pouvait pas laisser laffront impuni ; il joua toute luvre de mmoire, puis poursuivit avec de nouvelles variations dans le style que Sterkel lui-mme venait daborder. Cette anecdote atteste que la rputation de Beethoven compositeur commenait stendre au-del de Bonn, et quil tait parfaitement capable de tenir son rang au clavier dans les cercles les plus prestigieux. Elle atteste galement que sa rpugnance jouer ex abrupto la demande un trait de caractre qui saccentuerait danne en anne date de sa prime jeunesse. Certes, il neut aucune rticence jouer en public lors dvnements dment organiss, du moins jusqu ce que la surdit sempare de lui, dautant que ctait l lune des attributions de son mtier. Il savait galement se produire dans des cercles privs lorsque tel tait son bon vouloir, et quil pouvait garder la mainmise sur le droulement des choses. Mais il pouvait se montrer particulirement rtif lorsque selon sa perception ses interlocuteurs semblaient attendre de lui quil jout comme si ctait l leur d, comme sil tait un laquais musical. Un incident prcis souligne bien cet tat desprit : quelques annes plus tard, il sjournait dans le chteau du prince Lichnowsky, lun de ses plus fidles mcnes. Un soir, le prince lui demanda de bien vouloir jouer pour ses invits mais devant le refus obstin de Beethoven, Lichnowsky insista au-del du trs fragile seuil de tolrance du musicien. Celui-ci quitta rageusement le chteau et rentra prcipitamment - 18 -

Vienne ; aprs trois jours de voyage, sa fureur tait encore telle quil pulvrisa un buste du prince qui ornait sa demeure. Selon certaines sources, il se serait adress Lichnowsky en ces termes, aprs lincident : Prince, vous tes ce que vous tes par le hasard de la naissance. Je suis ce que je suis de par ma propre volont. Il existera toujours des princes par milliers, mais il ny aura jamais quun seul Beethoven . Coup de pouce de Haydn Arriv lge de 21 ans, Beethoven officiait dj depuis sept ans comme serviteur musical la cour, tout en se taillant une solide rputation auprs des meilleurs cercles musicaux de Bonn. Il avait compos et publi plusieurs pices aux dimensions assez modestes pour voix, piano et ensemble de musique de chambre, mais aucune uvre plus ambitieuse hormis ses deux cantates et le Ritterballett. Il faut avouer que ses attributions la cour ne favorisaient gure ses activits cratrices. Tel un trop gros poisson dans un trop petit bocal, il ne pouvait plus spanouir Bonn et sil tait rest dans cette ville, peut-tre aurait-il fini par sadapter cette modeste et confortable existence, rduisant ainsi nant ses chances dvolution. Mais le hasard fit que Haydn passait par Bonn en juin 1792 au retour de lun de ses voyages en Angleterre : ce fut une rvlation pour Beethoven. Il se peut dailleurs que les deux hommes se soient croiss un an auparavant, lors du voyage aller de Haydn qui stait arrt pour passer une soire en compagnie des musiciens locaux , mais si rencontre il y a eu, Haydn ne garda aucun souvenir de ce musicien en particulier. Toutefois, lors de cette seconde occasion, le vieux matre eut loccasion de parcourir quelques partitions de Beethoven dont lune des cantates et dcela immdiatement quil y avait l un talent ne pas ngliger. Sur la recommandation de Haydn, larchevque-lecteur accorda un second cong au jeune compositeur afin quil se rende Vienne o, selon les clbres mots crits par Waldstein dans lalbum de dpart de Beethoven, il recevrait lesprit de Mozart des mains de Haydn . Sans doute tait-il entendu quaprs avoir tudi la composition avec Haydn, lancien Kapellmeister du prince Esterhzy, Beethoven retournerait Bonn pour devenir Kapellmeister son tour. Il se mit en route le 2 novembre 1792, au moment prcis o les troupes franaises envahissaient la Rhnanie et provoquaient linstabilit de toute la rgion. Le compositeur lui-mme raconte comment il sest faufil dextrme justesse entre les lignes de larme de Hesse alors en formation ; serait-il parti quelques jours plus tard, il naurait jamais pu arriver bon port. Quoi quil en soit, Beethoven ne devait jamais revoir sa ville natale. Installation Vienne et premiers ennuis financiers La Vienne impriale na rien voir avec la petite capitale provinciale quest Bonn, dont latmosphre librale voulue par le trs clair Maximilian Franz- 19 -

contraste violemment avec lenvironnement oppressant de censure et de surveillance policire de la capitale autrichienne. Beethoven rapporte son ami Simrock quune parole de travers pouvait facilement valoir quelque sjour derrire les barreaux ; il y a donc fort parier quil garda soigneusement pour lui ses opinions librales. Plus tard, il devait moins se rfrner ; mais sil est vrai que la police secrte de Metternich possdait un fichier sur le compositeur, celui-ci jouissait dune trop grande renomme sans parler de ses nombreux amis trs puissants pour tre jamais inquit. La seule occasion qui lui valut dtre arrt est la fois o la police le prit pour un vagabond Son problme le plus pressant en arrivant Vienne tait dordre financier, mais il convient dajouter que cette impcuniarit chronique le rongea jusqu sa mort. Le cot de la vie viennoise tait dun tout autre ordre qu Bonn et pour vivre en gentilhomme de son ambitition, avec un certain confort mais sans aucun luxe superflu, il lui fallait disposer de 700 ou 800 florins par an, soit 200 ducats-or. Peu aprs son installation, Beethoven dressa une liste des ncessits incontournables : quelques meubles, du bois de chauffage, du caf (selon la lgende, il comptait exactement soixante fves par tasse) ; un manteau, des bottes et des chaussures, ainsi que les services dun perruquier et dun matre danser. Peut-tre sest-il longtemps senti comme un provincial, si lon en juge par la lettre quil crivit Eleonore von Breuning, aux termes de laquelle il ne pouvait pas se permettre de porter la redingote quelle lui avait donne : trop dmode, ma chre. Sa seule source de revenus tait donc son salaire pay par la cour de Bonn, 50 florins par trimestre, ainsi que 50 florins supplmentaires qui lui taient verss sur la retraite de son pre, mais cette dernire somme risquait fort dtre supprime rapidement puisque Johann devait mourir quelques semaines aprs que Beethoven arriva Vienne. On ne sait pas comment il reut la nouvelle de la disparition de son pre, mais il ne vit aucune raison de rentrer Bonn en larmes ; ce qui ne lempcha pas de solliciter la bienveillance de larchevque-lecteur pour quil continue lui allouer les fonds supplmentaires qui lui furent dailleurs accords. En fin de compte, personne ne semble avoir pleur Johann Beethoven si ce nest le marchand de vin. Selon toute vidence, les relations entre Haydn et Beethoven restrent toujours tendues pour le moins, et sans intrt ni pour lun, ni pour lautre ; Haydn ne sinvestissait gure dans les tudes de Beethoven tandis que celui-ci lui faisait des infidlits, en cachette, avec dautres matres. Selon quelques sources, Beethoven aurait affirm plus tard quil navait rien appris avec Haydn, mais on doit prendre ce genre de dclaration avec des pincettes ; il est supposer quils vcurent une relation normale de matre disciple, y compris les quelques frictions naturelles qui surviennent quand lenthousiasme dbordant de la jeunesse se heurte la prcaution rpressive de lexprience.

- 20 -

Bonn nest pas contente la fin 1793, Haydn envoya Bonn cinq nouvelles compositions de Beethoven, en tmoignage de lvolution de son lve, mais la raction fut rien moins que dcourageante. Maximilian dclara que les uvres reues lui taient familires. Ainsi, puisque le compositeur ne se dveloppait manifestement pas dans le sens escompt et que, sans doute, il accumulait les dettes Vienne, il devrait immdiatement rentrer Bonn pour y reprendre son service habituel. Certains voient dans cet incident une preuve supplmentaire du manque de respect et de gratitude de Beethoven envers Haydn, qui avait non seulement sollicit une augmentation du salaire de son lve mais qui lui avait donn de largent de sa poche pour complter sa maigre allocation. Beethoven, comme la grande majorit des compositeurs, rutilisait parfois des matriaux musicaux plus anciens ; certaines de ses premires uvres de Vienne reprennent en effet des morceaux crits Bonn. Cela dit, de nombreuses esquisses pour les pices en question nous sont parvenues, et le fait quelles soient notes sur du papier viennois atteste quelles ont d tre considrablement rvises et rcrites sur place, dfaut dy avoir t entirement conues. Il est imaginable que Maximilian naura pas examin les uvres trs soigneusement, ou quil aura dlgu la tche un subordonn mal intentionn vis--vis de Beethoven car nombreux taient les collgues de Bonn jaloux des succs de llectron libre actuellement en congs pays illimits Vienne Selon toute vidence, lune des compositions en question tait la srie de Variations en fa majeur Se vuol ballare , publies peu avant, daprs Les noces de Figaro de Mozart ; en effet, Beethoven avait not les premires esquisses Bonn et, qui sait, en avait jou quelques extraits anciens sur place. Mais par dfinition, deux diffrentes sries de variations sur un seul et mme thme dbutent lidentique par ledit thme original ; dans ces circonstances, on peut aisment imaginer quun examen trop furtif de la nouvelle pice mne une conclusion htive et errone. Quoi quil en soit, Haydn ne se sentait certainement pas flou par son lve et lorsquil entreprit son second voyage Londres, il le confia aux bons soins de Johann Georg Albrechtsberger. Bonn coupe les vivres, Beethoven pompe les Sires mais ne cire aucune pompe Larchevque-lecteur ne voyait, certes, aucun inconvnient ce que Beethoven poursuivt ses tudes avec Albrechtsberger en labsence de Haydn, mais il dcida malgr tout de suspendre son salaire jusquau retour du musicien Bonn ce qui narriva jamais puisque Maximilian Franz fut expuls par les Franais plus tard cette mme anne 1794. Ainsi Beethoven tait-il, certes, libr du rle quavaient tenu son pre et son grand-pre en tant que salaris auprs de la cour, mais il devait trouver durgence un nouveau moyen de subsistance, ou du moins dnicher un personnage qui se chargerait de le soutenir financirement pour la beaut du geste. Selon toute vidence,- 21 -

il tait arriv Vienne avec des lettres de recommandation de Waldstein et dautres membres de laristocratie de Bonn, lintention des grandes familles viennoises. De la sorte, Beethoven russit, au cours de lanne 1794, pntrer dans le cercle du prince Lichnowsky, un riche aristocrate et grand mlomane. Lichnowsky avait bien connu Mozart qui lui avait dailleurs donn des cours de piano ; les deux hommes avaient mme entrepris ensemble une tourne europenne. Vers la fin de la vie de Mozart, leur relation connut quelques heurts aprs un dsaccord lgal dont on ne connat pas rellement les tenants ni les aboutissants. Lichnowsky entretenait un quatuor cordes priv, et organisait rgulirement des manifestations musicales dans son palais, lun des grands centres de lactivit musicale viennoise. Beethoven prit ses quartiers dans le mme immeuble que les gens de maison du prince ; mais quand bien mme toutes les ressources de la maisonne taient sa disposition, il prfra garder son indpendance. En fait, il resta toute sa vie distance des aristocratiques mcnes qui le soutenaient financirement ; sil tait heureux quils admirent son talent et nourrissent son estomac, il ne cacha jamais quil ne se considrait nullement redevable de leurs largesses titre personnel. Si Beethoven voulait rellement favoriser lavancement de sa carrire, il navait dautre choix que dentretenir une troite collaboration avec Lichnowsky et les autres aristocrates mlomanes de la ville ; en effet, la grande majorit des activits musicales viennoises se droulaient dans les salons de ces nobles personnages. Vienne, en effet, noffrait gure doccasions pour des concerts publics, et les quelques salles adaptes au concert des salles troitement contrles par la cour impriale et la censure religieuse ntaient que rarement disponibles pour ce genre de manifestations. Cest donc dans les salons de laristocratie que Beethoven se tailla une solide rputation comme lun des meilleurs pianistes de son temps et, plus particulirement, comme un phnomnal improvisateur. La concurrence faisait rage entre virtuoses rivaux, et il ntait pas rare quon les oppost dans des combats musicaux, des duels pianistiques . Beethoven lui-mme participait parfois ce genre de jeux de cirque, mais une occasion laimable confrontation dgnra en froce pugilat. Un certain pianiste du nom de Daniel Steibelt dcida dimproviser, en prsence du compositeur, une srie de variations (manifestement prpares davance, parat-il) sur un thme tir dun trio avec clarinette du mme Beethoven. En ralit, le thme ntait pas, initialement, de Beethoven : en le choisissant, Steibelt impliquait quil pouvait considrablement lamliorer, mieux encore que Beethoven. Lorsque Steibelt eut termin sa prsentation, Beethoven se mit au piano, non sans avoir cueilli au passage une partie instrumentale dun quintette de Steibelt qui avait t jou plus tt dans la soire. Plaant la partition lenvers, tte-bche, il se mit tisser une brillantissime srie de variations et dimprovisations qui mettaient cruellement en vidence la vacuit de linspiration de Steibelt. Tandis que lauditoire senflammait pour le gnie manifeste de lexercice, le malheureux Steibelt bouillait de rage et dhumiliation, de sorte quil quitta la salle avant mme que Beethoven eut fini.- 22 -

Il dclara quil ne souhaitait plus jamais voir son concurrent ni mme sjourner sous le mme toit que lui. Premier concert public Vienne Cest le 29 mars 1795 que Beethoven fit ses dbuts en public Vienne, lors dun concert o il prsenta lun de ses propres concertos pour piano. On ignore sil sagissait du rcent Premier concerto pour piano en ut majeur, Op. 15, ou du Second concerto en si bmol majeur, Op. 19, certes compos plus tt mais constamment rvis, de sorte que lorsquil fut publi, il devint le Second concerto alors quil prcde effectivement le premier. Mais, tant donn que laffiche annonait un concerto entirement nouveau , on peut conclure quil sagissait de luvre en ut majeur. Le compositeur navait termin le travail de copie des parties dorchestre que deux jours auparavant, une propension au retard et lurgence qui devait le hanter toute sa vie. Il redonna ce concert deux fois au cours des jours suivants, ajoutant mme un concerto de Mozart loccasion dun gala de bienfaisance organis par la veuve de Mozart, Constanze. Les concerts publics Vienne se concentraient surtout lpoque de Nol et de Pques, lorsque lopra tait interdit et les salles, par consquent, disponibles pour des concerts instrumentaux. On se battait frocement pour dcrocher quelques dates disponibles et, mme au sommet de sa gloire, Beethoven dut batailler ferme pour en obtenir la jouissance. Pendant les deux premires annes Vienne, Beethoven avait dlibrment vit de trop publier ses uvres, prfrant dabord installer sa rputation. En 1795, quelques mois aprs son apparition publique en concert, il mit sur le march sa premire uvre dote dun numro dopus, signifiant ainsi quil sagissait l duvres majeures. Les Variations Figaro quil avait trop htivement fait paratre lors de son arrive Vienne sous le numro dOpus 1, furent donc dclasses. Ce sont les trois Trios avec piano, connus de nos jours comme le vritable Op. 1, qui furent offertes la souscription : le compositeur payait la gravure et achetait lditeur tous les exemplaires au prix de 1 florin, et les revendait aux souscripteurs au prix de 4 ducats (sachant que 1 ducat = 4 florins). Le compositeur savait quil prenait l un considrable risque financier, car si par malheur les ventes savraient mdiocres, il devait couvrir les frais de gravure qui se montaient la rondelette somme de 212 florins on se souvient que son salaire trimestriel Bonn ntait que de 50 florins . Mais Beethoven sinquitait inutilement : Lichnowsky lui seul commanda vingt exemplaires, et la liste dfinitive des souscripteurs comprenait la crme de la socit viennoise, dont le prince Esterhzy, le prince Lobkowitz, le comte Razoumovski et le baron von Swieten. Deux cent quarante-cinq exemplaires furent ainsi vendus ; dduction faite de ses frais, le compositeur empochait la coquette somme de 700 florins, de quoi couvrir ses dpenses pour une anne entire.- 23 -

Dautres uvres apparurent sur le march : les trois Sonates Op. 2 ddies Haydn, le Trio cordes Op. 3 et le Quatuor Op. 4 (une refonte de lOctuor vents quil avait envoy Bonn quelques annes auparavant), ainsi que bon nombre de Lieder de nature romantique et des variations pour piano. Selon la lgende, lune de ces sries de variations sur un thme de La molinara de Paisiello, WoO70 fut crite en une nuit pour une dame qui avait gar son exemplaire dune autre srie de variations sur le mme thme, mais crites par un autre compositeur. Lanne sacheva en beaut avec une prestigieuse commande pour la musique du bal de la Gesellschaft der bildenden Knstler (le bal de la Socit des artistes) ; au cours des annes prcdentes, cette mme socit avait pass commande Haydn, Kozeluch ou Dittersdorf, un signe vident que Beethoven faisait dornavant partie de la socit musicale viennoise la plus renomme. Droits dauteur et ddicaces mesure quarrivaient les commandes, la situation financire de Beethoven devenait de plus en plus confortable. Gnralement, le commanditaire spcifiait le genre de pice exige ainsi que linstrumentation requise, mais le contenu musical lui-mme restait le privilge du compositeur. Le client gardait lusage exclusif de luvre pendant un temps donn six mois, le plus souvent aprs quoi le compositeur pouvait la rcuprer et la faire diter. Lune des conditions les plus strictes tait que la musique ne serait donne ou prte personne pendant la priode dexclusivit car, en labsence de toute protection des droits dauteur, quiconque possdait un exemplaire ou une copie pouvait la jouer ou mme la publier sans se soucier le moins du monde de verser un centime lauteur. Ainsi Beethoven, par la suite, devait-il sescrimer faire en sorte que ses nouvelles uvres soient publies simultanment par plusieurs diteurs et dans plusieurs lieux diffrents, afin de couper lherbe sous les pieds des pirates. Un tel arrangement entre commanditaire et artiste ne pouvait que satisfaire les deux parties : lun possdait lautographe et recevait les hommages du monde musical, tandis que lautre bnficiait dun double revenu, dabord celui de la commande puis celui de la publication. Il arrivait galement quune ddicace fasse lobjet dun payement supplmentaire, mais la plupart du temps, elle tait signe de gratitude pour des faveurs accordes dans le pass. Cela dit, certaines ddicaces taient formules dans lespoir dune faveur future Les Trios de lOpus 1 furent ddis Lichnowsky qui avait gnreusement soutenu Beethoven lors de son installation Vienne, et qui avait de facto garanti leur parution en commandant vingt exemplaires davance. Quelques annes plus tard, Lichnovsky lui accorda mme une bourse annuelle de 600 florins.- 24 -

Dautres ddicaces mettaient bien plus de temps porter leurs fruits : les Sonates Op. 30 de 1802, ddies au Tsar Alexandre, ne donnrent de rsultat sonnant et trbuchant quen 1814 lorsque le monarque rencontra Beethoven en marge du Congrs de Vienne qui rassemblait les forces allies, victorieuses de Napolon : la Grande-Bretagne, lAutriche, la Russie et la Prusse, et peu aprs la France nouvellement royaliste. Dautres ddicaces tombrent sur un os, dont celle de ldition anglaise de La victoire de Wellington Op. 91, destine au prince rgent, qui ne lui valut pas un penny de gratitude princire quand bien mme le compositeur lcha de lourdes allusions quant ses espoirs de rcompense. Plus inhabituelle, la ddicace des Sonates Op. 2 Haydn ; en effet, Beethoven ne devait ainsi honorer ses matres qu deux occasions, lautre chant Salieri, probablement en remerciement de ses conseils sur lcriture vocale. Le geste vis--vis de Haydn peut avoir eu pour origine une relle affection pour le vieux matre, mme si Beethoven a dlibrment omis de jamais le remercier ainsi en public. moins que les sentiments naient pas eu leur mot dire, et que Beethoven comprenait quen rendant hommage au clbre Haydn, cela ne nuirait pas sa carrire et ne lui coterait pas grand-chose. Son ancien matre Neefe, avec lequel il avait solennellement promis de partager sa gloire mais qui, de la petite bourgade de Bonn bien lointaine, ne pouvait strictement rien pour lui, ne reut jamais le moindre tmoignage de reconnaissance. 1796 : musique, on tourne En 1796, Beethoven entreprit une tourne de concerts qui devait le conduire Prague, Dresde, Leipzig et Berlin, en compagnie de Lichnowsky pour une partie du voyage. Ctait trs exactement le mme chemin quavait suivi Mozart sept ans auparavant, galement avec Lichnowsky ; Beethoven ne pouvait pas ignorer quil suivait ainsi les traces de son illustre prdcesseur. Cest surtout Prague la ville qui avait vnr Mozart que lui fut rserv le meilleur accueil, ainsi qu la cour de Frdric Guillaume II Berlin o il composa et joua deux Sonates pour violoncelle et piano. Les deux uvres sont ddies au roi, violoncelliste de talent, quand bien mme elles furent cres par le violoncelliste de la cour, Jean-Louis Duport. Frdric rcompensa Beethoven dune tabatire en or remplie de louis dor, un jeu de mots particulirement lucratif pour Beethoven qui signait souvent Louis van Beethoven, assurment plus styl que le simple Ludwig. Plus tard au cours de cette mme anne, il se rendit Presbourg, lactuelle Bratislava et Pest (Budapest de nos jours) o il assura la promotion dun piano construit par son ami Johann Streicher, transport sur place pour loccasion. cette poque, le forte-piano vinait dfinitivement le clavecin pour toute la musique de clavier ; de nombreux facteurs se faisaient concurrence pour dvelopper un instrument toujours plus tendu et sonore, et tout au long de sa carrire, ils prsentrent leurs nouveaux- 25 -

instruments Beethoven dans lespoir quil en vanterait publiquement les qualits. Dans lensemble, cette anne 1796 semble avoir t trs porteuse, mme si une phrase dans son journal laisse entendre que Beethoven entretenait dj certains doutes : Courage. Malgr toutes les faiblesses de mon corps, mon esprit prendra le dessus. Vingt-cinq ans ont pass : cette anne doit dcider de lhomme mr. Rien ne doit rester. La date prcise de ces quelques lignes reste incertaine, mais considrant lhabitude de Beethoven de soustraire un an son ge, la date de dcembre 1796 parat la plus plausible. Quant aux faiblesses dordre physique, peut-tre faisait-il allusion un grave problme dont il commenait peine prendre conscience. Lanne suivante, Beethoven tomba gravement malade, peut-tre du typhus ; sil y avait succomb, ses contemporains lauraient honor comme un virtuose du clavier et compositeur trs prometteur, tandis que les encyclopdies de la postrit lui auraient consacr quelques lignes au titre de crateur dune poigne de pices fort russies, gales celles de Haydn ou Mozart, de deux concertos pour piano dans le mme style, ainsi que quelques sonates assez originales. Presque pas de musique symphonique, aucune symphonie un domaine dans lequel Mozart et Haydn tenaient encore le haut du pav. Certes, il avait largement bauch trois mouvements dune symphonie en ut majeur, mais se sentait incapable de trouver une conclusion satisfaisante. Il ne semble pas que cet ouvrage ait t le fruit dune commande : selon toute vidence, il sagit donc dune exploration purement spculative, sans la moindre garantie que luvre soit jamais joue et encore moins dite. Dans ces conditions, on comprend quil ait pu ne pas trop investir de temps dans cette exploration puisque pour un musicien dont la seule source de revenus provenait des commandes et de la publication de ses uvres, le temps reprsentait trs prosaquement de largent. Premire symphonie, premiers grands succs En 1799 toutefois, il trouva le moyen dachever luvre selon ses dsirs, puis de trouver un organisateur pour la faire jouer au cours de la courte saison de printemps 1800. On ne saura jamais lequel de ces deux vnements prcda ou prcipita lautre la solution au finale de la symphonie ou lassurance dun concert public. Cela dit, Beethoven avait ddi ses Sonates Op. 14 lanne prcdente lpouse du baron Peter von Braun qui, en tant que directeur des thtres de la cour impriale, pouvait disposer de toutes les grandes salles de concert. Ainsi, peut-tre le compositeur a-t-il eu vent ds 1799 que sa demande de salle pour la saison venir serait accueillie favorablement ; il y avait l de quoi srieusement alimenter sa crativit ! Cest le 2 avril 1800, au Burgtheater, queut lieu la cration de sa Premire symphonie, flanque de lun de ses concertos pour piano, du septuor pour vents Op. 20, dune symphonie- 26 -

de Mozart, ainsi que dun air et un duo de La Cration de Haydn rcemment acheve. Selon toute vidence, Beethoven navait pas encore crit suffisamment de musique orchestrale pour tablir un programme exclusivement consacr ses propres uvres. Il semble que lorchestre ait quelque peu savonn certains passages, mais la critique salua le concert comme lun des plus intressants depuis bien longtemps . En mme temps quil se dbattait avec sa symphonie, Beethoven sattaquait une autre forme musicale qui le tentait depuis longtemps : le quatuor cordes. On peut dire que la forme fut plus ou moins invente par Haydn, qui avait su la dvelopper pour en faire un moyen dexpression raffin pour les ides musicales les plus complexes, mais pour un effectif instrumental aussi rduit que possible. Les occasions ne manquaient dailleurs pas pour quil puisse simmerger dans le quatuor : Lichnowsky entretenait son propre ensemble priv, et Beethoven assistait toutes les semaines aux rencontres musicales organises chez le compositeur Emmanuel Forster. En 1795, le comte Apponyi lui avait demand un nouveau quatuor, vaine dmarche. Toutefois ds 1798 il se sentait la hauteur pour relever le dfi, et se mit crire une srie de six quatuors qui furent crs au palais de Lichnowsky en 1800. Lanne suivante, il les faisait diter sous le numro dOpus 18, avec une ddicace au prince Lobkowitz qui le remercia dun cadeau de 400 florins. Arriv dans sa trentime anne, en 1801, Beethoven avait tout lieu dtre fier de sa russite. Il stait solidement tabli dans la grande socit viennoise, et lon se larrachait comme pianiste, compositeur et professeur. Il avait dj abord tous les genres hormis la musique sacre et lopra. Il recevait plus de commandes quil ne pouvait en satisfaire, et tait en mesure de vendre les droits ddition de ses uvres au prix quil estimait juste : Jexige, ils payent , disait-il de ses diteurs dalors. En plus de ces revenus, le prince Lichnowsky lui avait allou une annuit de 600 florins ds 1800, une solide garantie de confort financier. Cela dit, deux gros nuages assombrissaient ce tableau idyllique. Premirement, il ntait toujours pas mari, mais on peut aisment remdier cette situation. Bien plus grave et tous ses efforts ny feraient rien il commenait perdre loue. Louis sans loue ni moiti Beethoven, ternellement en qute dpanouissement motionnel, tait-il par l mme incapable de choisir une compagne potentielle dont il savait pertinemment quelle ne pourrait pas satisfaire toutes ses aspirations ? Pendant son adolescence, il avait sans doute vcu toutes les petites liaisons qui sont le privilge de son ge. Mais lors de son voyage sur le Rhin avec lorchestre de Bonn, ses collgues avaient persuad une servante de lui faire des avances quil avait assez brutalement repousses ; tait-ce la timidit, ou son refus daccepter des situations dont il navait pas le contrle absolu ? Autre- 27 -

exemple : peu avant son dpart pour Vienne, un srieux conflit tait survenu entre Eleonore von Breuning et lui, apparemment par la faute du compositeur qui devait dailleurs dcrire son attitude vis--vis de la jeune femme comme mprisable et oppose sa nature profonde. La cause exacte nest pas connue, mais il est possible quil ait maladroitement tent de transformer leur intimit amicale et lgre en une liaison plus charnelle. Quoi quil en soit, il garda pour Eleonore une indfectible affection toute sa vie durant ; la jeune femme pousa finalement un ami commun, Franz Wegeler, auquel le compositeur crivit peu avant de mourir quil avait toujours en sa possession un portrait en silhouette dEleonore. Wegeler tudia la mdecine Vienne de 1794 1796 et put observer Beethoven au cours de ses premires annes dadulte ; il rapporte que le musicien sembrouillait continuellement dans des affaires de cur qui auraient t difficiles vivre, voire impossibles, pour maint Adonis . On ne peut pas dire que Beethoven possdait une beaut classique, mais il devait sans aucun doute exercer une sorte dattirance diabolique sur llment fminin de son public. Certes, il crivit bon nombre de ses plus beaux Lieder damour cette poque, mais il est impossible de savoir sils sadressaient une personne en particulier. Rien natteste dailleurs que ces affaires de cur dpassaient le stade du flirt et, en vrit, on ne sait pas grand-chose de la vie charnelle de Beethoven. en juger par ses dclarations ultrieures au sujet de ladultre, il parat peu probable quil se soit facilement laiss entraner dans des liaisons extra-maritales. Sil devait atteindre une plnitude motionnelle et charnelle, ce serait dans le cadre sacr du mariage. Dans une lettre crite en 1794 son vieil ami Nikolaus Simrock Bonn, il demande : Tes filles sontelles dj grandes ? Elves-en donc une pour en faire mon pouse , sur le ton de la badinerie certes, mais la formulation dmontre que lide du mariage le travaillait dj. Peut-tre a-t-il propos le mariage en 1795 la chanteuse Magdalena Willman, quil avait connue Bonn ; mais les documents restent vagues et sil a vraiment franchi le pas, elle semble avoir refus toujours sur la foi de ces documents peu fiables sous prtexte quil tait laid et moiti fou . Le jugement de la beaut est affaire personnelle, cest un fait ; mais bien que Beethoven fut dj assez excentrique, il navait pas encore commenc adopter ces attitudes antisociales, voir franchement hostiles, qui le caractriseraient dans les annes venir. De bien jolies lves Par contre, on sait de source sure quil envisagea dpouser la comtesse Giulietta Guicciardi en 1801, une de ses lves de piano, une charmante et fascinante fille qui maime et que jaime . Cest elle quil ddia la Sonate Op. 27 n2, la clbre Clair de Lune . Elle tait de quatorze ans sa cadette, mais lobstacle majeur une union rsidait dans son rang inaccessible ; elle finit dailleurs par pouser un homme de son ge et de sa classe sociale. Bien plus tard, Beethoven laissa entendre quaprs son mariage, Giulietta lui aurait- 28 -

fait des avances (non-spcifies) vertueusement repousses, signifiant ainsi que ladultre restait pour lui une barrire infranchissable, quelle que soit lattirance quil pouvait prouver pour une femme. Sa prochaine liaison srieuse devait avoir pour objet une autre de ses lves : Josephine Brunsvik, la cousine de Giulietta, quil avait rencontre en 1799. Il semble que les cours de piano duraient infiniment plus longtemps que de raison Il ddia Josephine et sa sur Therese la srie de variations pour piano sur le pome damour de Goethe Ich denke dein ( Je pense toi ), mais selon toute vidence, la ddicace sadressait bien plus lune qu lautre des surs. Cela dit, avant mme quune relation srieuse puisse se dvelopper, Josephine se fiana au comte Deym et quitta Vienne peu aprs son mariage. En 1804, devenue jeune veuve, elle rapparut dans la vie du compositeur et pendant un certain temps, il semble avoir trouv en elle une femme avec laquelle il pouvait entretenir une relation damour rciproque. Les lettres de Beethoven Josephine font preuve dune intense passion et la jeune femme, certes intrigue ou mme dconcerte par une telle ardeur, restait profondment attache au compositeur. Il est fort probable quil la demanda en mariage mais aprs de cruelles hsitations elle refusa, peut-tre en considration de la loi autrichienne selon laquelle elle ne pouvait pas pouser un roturier sans perdre automatiquement la tutelle de ses enfants elle en avait eu quatre au cours de sa courte vie conjugale avec Deym. Beethoven et Josephine restrent amis pendant plusieurs annes jusqu ce que la vie les spare ; Josephine finit par pouser un autre aristocrate, pour son grand malheur, puisque celui-ci labandonna et lui retira la tutelle des enfants quil avait eus avec elle. Au plus fort de sa liaison avec la jeune femme, Beethoven travaillait sur Fidelio dont le sujet traite prcisment de lamour et de la loyaut indfectible dune femme pour son mari. Sil est gnralement vain de rechercher le moindre dtail biographique dans la musique de Beethoven, lvidence saute aux yeux : cette uvre sert de vhicule ses espoirs et ses dsirs. En 1810, il semblait enfin avoir trouv chaussure son pied : lheureuse lue sappelait Therese Malfatti, que lui avait prsent son ami le baron Ignaz von Gleichstein. Beethoven lui avait crit pour lui demander, sur le ton de la plaisanterie (mais tait-ce rellement une plaisanterie ?), de laider trouver une pouse. Il semble que le malheureux compositeur ait toujours manqu dassurance pour entreprendre lui-mme les approches, ce qui explique probablement la raison pour laquelle il tombait sans cesse amoureux de ses lves, des personnes sur lesquelles il avait un ascendant immdiat sans avoir passer par le stade de la sduction. Hlas pour lui, elles taient prcisment le genre de femmes qui, de par leur trop jeune ge et leur tat social aristocrates, nobles , restaient hors de sa porte. Bien que Therese fut considrablement plus jeune que lui (dix-neuf ans, lui qui en avait dj trente-neuf), il ne slevait aucun obstacle social. Sans doute Beethoven a-t-il srieusement cru- 29 -

en sa bonne toile, puisquil fit tablir un certificat de naissance, indispensable pour les formalits de mariage. Cest dailleurs cette occasion quil avait rduit son ge de deux ans, peut-tre dans lespoir de sembler moins vieux aux yeux de sa jeune conqute. Il prit mme de srieuses mesures pour amliorer son apparence, lgendairement nglige voire miteuse. Bien quil crivt alors son ami Zmeskall que la jeune femme tait entirement sous son charme, lunique lettre qui nous est parvenue de Beethoven Therese ne semble pas trahir une passion dbordante : il sadresse elle par Admirable Therese , ne la flicite pour son jeu de piano que dans des termes bien tides, et lui conseille sagement quelques bons livres. Pourtant, il fut dsespr lorsquil apprit par Gleichstein que la jeune femme ou ses parents, selon toute vidence avait rejet sa demande. Le refus tait dautant plus cuisant que, pendant ce mme temps, lintermdiaire Gleichstein stait fianc la sur de Therese. On peut se consoler en sachant que cette triste romance fut lorigine de lune des plus clbres uvres de Beethoven : Fr Elise (en franais, la Lettre Elise), que Therese garda par-devers elle jusqu sa mort en 1851, et qui ne fut publie quen 1867. LImmortelle bien-aime La plus clbre affaire de cur de Beethoven reste sans doute la femme connue sous le nom de Immortelle bien-aime , destinataire dune longue lettre passionne dont le brouillon nous est parvenu. Le document nest pas dat, mais il semble acquis quil fut crit en juillet 1812. Parmi les candidates, citons Josephine, sa sur Therese, Amelie Sebald une cantatrice laquelle il a crit plusieurs lettres , et la comtesse Marie Erddy avec laquelle il avait vcu en 1809 mais sans doute dans des circonstances purement platoniques. Cela dit, la femme en question fut trs probablement Antonie Brentano, que Beethoven avait rencontre lorsquelle sjournait Vienne avec son mari et son enfant. Le compositeur et Antonie furent trs proches au cours de ces annes, de sorte quelle est le destinataire le plus plausible de la missive si lon veut bien admettre que la lettre dont on ne connat que le brouillon ait jamais t envoye, et quil ne lait pas srieusement remanie en cours de rdaction dfinitive. Dans le cas prsent, il tutoie son interlocutrice, ce quil na jamais fait dans aucune autre lettre adresse des femmes, pas mme Josephine ; et il y exprime un ardent dsir de vie commune. Apparemment, il slve un srieux obstacle : Tu nes pas entirement mienne et je ne suis pas entirement tien, peux-tu faire ce quil faut pour changer cela ? quelle seule peut carter : Fais en sorte que je puisse vivre avec toi , ce qui peut laisser supposer quelle tait marie. Comme toutes les autres femmes dans la vie de Beethoven, l Immortelle bien-aime , quelle que fut son identit, restait inaccessible ; la tendance du compositeur ne tomber amoureux que de femmes avec lesquelles toute liaison permanente tait impossible, reprsenterait-elle un dsir inconscient dviter mordicus la ralit trop domestique dune vie de tous les jours avec son idal fminin ?- 30 -

On ne sait pas prcisment quel moment Beethoven prit conscience quil perdait ce quil appelait la meilleure partie de moi-mme, mon audition , dautant quil cacha soigneusement son affliction pendant des annes, y compris ses amis les plus proches. Toutefois, pendant lt 1801, il fit part de ses craintes dans des lettres ses amis Franz Wegeler et Karl Amenda. Ni lun ni lautre ne rsidaient alors Vienne, ce qui lavait peut-tre incit spancher sans craindre que la nouvelle narrivt aux oreilles locales mme sil enjoignait ses deux amis garder jalousement le secret . Peut-tre les premiers symptmes se sont-ils manifests vers 1796 ; on nen connat pas les causes physiologiques. Selon des analyses modernes, il pourrait sagir dune otospongiose (une volution pathologique des tissus osseux, dans laquelle les osselets de loreille moyenne perdent leur mobilit), la maladie osseuse de Paget (un ostite dformante caractrise par lhypertrophie et la dformation de certaines pices osseuses, pouvant mener la surdit si elle est localise dans le crne) ou une otite interne ou labyrinthite (une affection virale pouvant attaquer loreille interne). Les mdecins de Beethoven pensaient que sa perte de loue pouvait dcouler du problme intestinal chronique dont il souffrit toute sa vie. Par consquent, le musicien suivit de nombreuses cures thermales et minrales, sans compter les innombrables mdicaments quil ingurgita, dans lespoir que la gurison du premier problme entranerait la rmission du second. Dans sa lettre Wegeler, lui-mme docteur, il dcrivait son tat par le menu : acouphnes, incapacit entendre les sons ou les notes aigus ainsi que les sons de faible intensit, ainsi quune intolrance aux bruits soudains : Je ne supporte pas que lon me crie dessus . Sa plus grande crainte ne semble pas avoir t que sa condition lempcht de jouer et de composer en fait, il affirme que ctait le moindre de ses soucis , mais plutt quelle le forcerait dans lisolement social quimpose la surdit. Il redoutait galement que ceux quil appelle ses ennemis (on se souvient du cuisant revers quil fit subir Steibelt : sans doute sen tait-il fait quelques-uns lors de son ascension artistique et sociale) ne profitent de laubaine pour briser sa rputation dinstrumentiste et de compositeur, la source de tous ses revenus. En 1801 encore, il entretenait quelque espoir de voir la situation samliorer ou du moins se stabiliser mais ds 1802, lorsquil comprit que toute attente serait vaine, il tomba dans une profonde dpression qui le mena au bord du suicide. Le Testament de Heiligenstadt, vritable auto-psychanalyse Beethoven passa lt 1802 dans le village de Heiligenstadt, quelques lieues en dehors de Vienne, o son docteur esprait que le calme et la srnit du lieu apporteraient quelque rpit son oue dfaillante. Le compositeur adorait le calme environnement campagnard et avait pour habitude de sy retirer maint t. Toutefois, rien ny fit cette fois et il neut dautre choix, aprs quelques temps despoir, que de se confronter enfin la dure ralit. Toute la frustration- 31 -

et le dsespoir accumuls au cours des dernires annes trouvrent leur dlivrance dans un extraordinaire document connu maintenant sous le nom de Testament de Heiligenstadt . Sans doute ntait-il pas conu comme un vritable testament ; la phrase douverture ( Hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me reprsentez comme tel, combien vous me faites tort ! ) dmontre que le document sadressait un auditoire plus large que les seuls lgataires, et que son vritable objectif tait de rvler au monde entier les souffrances personnelles qui taient la source de son attitude antisociale des dernires annes. On ne saura jamais sil songeait srieusement au suicide, ainsi quil y fait allusion, mais il est clair que le compositeur survcut cette crise spirituelle grce son opinitret poursuivre son uvre, et la rsignation devant son tat qui tait le fait de Dieu devant lequel il ne pouvait que seffacer. Le langage du Testament de Heiligenstadt trouve toute sa justification dans les mots attribus sa mre : sans souffrance, point de combat ; sans combat, point de victoire et sans victoire, point de couronne . Cela dit, le document contient quelques tonnantes incohrences. Par moments, Beethoven sadresse comme doutre-tombe ceux dont il estime quils lont mal jug : Hommes qui lirez un jour ces lignes, considrez que vous mavez fait du tort ; dautres, il semble implorer leur comprhension pour son attitude, comme sil tait encore bien vivant : Pardonnez-moi donc si vous me voyez me retirer dans lombre quand je voudrais me mler parmi vous . un moment il appelle la mort de ses vux, et immdiatement aprs il lui demande dattendre quil ait pleinement exploit ses dons cratifs. Il nest pas possible de dcider o Beethoven, dans son langage confus et son dsespoir, voulait en venir en crivant ce document que le musicien avait gard bien aprs que sa surdit fut connue de tous, et qui ne fut dcouvert quaprs sa mort , mais il semble avoir fait uvre thrapeutique au titre de dfouloir de ses sentiments, et lui avoir permis de contempler la situation et ses invitables consquences avec une certaine srnit. Sans doute russit-il ainsi oprer une sorte de mtamorphose, de catharsis, car peu de jours aprs son retour de Heiligenstadt, il crivait son diteur une lettre enthousiaste et confiante au sujet de ses uvres venir. Colres et seconde priode Il est vident que la surdit de Beethoven exera une influence directe sur sa vie sociale, et contribua exacerber le ct irascible de sa nature. Lisolement entran par la perte de loue mit un terme sa carrire de soliste itinrant, et ne facilita en rien le contact avec des interlocuteurs inconnus et des vnements imprvus ; il nentreprit plus de grandes tournes de concerts aprs 1798. mesure quavanait la maladie, il dut cesser entirement de se produire au piano en public, du moins dans les uvres densemble o il tait indispensable de pouvoir entendre les partenaires. Par contre, il continua diriger des orchestres de longues annes, quand bien mme sa direction devenait de plus- 32 -

en plus imprvisible et dsordonne. Louis Spohr dcrit Beethoven en train de diriger sa Septime symphonie en 1813 : le compositeur se pliait de plus en plus bas pour indiquer un pianissimo, sautillait larrive dun forte subito, et criait parfois pour soutenir les moments les plus intenses . Quoi quil en soit, si la surdit eut un effet vident sur sa vie dexcutant, elle semble ne lavoir jamais gn dans la composition ; ds lapparition de la maladie, il sen tait dailleurs dfendu : ctait pour lui un phnomne entirement ngligeable. Il avait toujours tabli de nombreuses esquisses prparatoires pour ses uvres, et il dveloppait les ides en improvisant au piano, mme une poque o la surdit lempchait dentendre ce quil jouait ; sans doute les mouvements des doigts transmettait-il son cerveau les informations harmoniques et mlodiques que refusaient les oreilles. partir de 1798, il commena utiliser des cahiers desquisses relis comme support son travail mticuleux dcriture et de rcriture des uvres en cours. Plus tard, il se servit galement de petits calepins quil portait toujours sur lui afin de noter les ides mesure quelles se prsentaient lui, souvent au cours des interminables promenades la campagne qui semblent avoir nourri son inspiration. En fait, une bonne partie du processus de composition se droulait dans sa tte, et plusieurs commentateurs rapportent combien Beethoven avait tendance marmonner ou chanter in petto, dune manire assurment assez cacophonique et dcousue, de sorte que les auditeurs ny entendaient que des grognements et des rles. Linternalisation du processus de composition, ainsi que sa capacit souvent remarque de comprendre les tenants et les aboutissants dune partition au premier coup dil, tout concourt affirmer que Beethoven navait pas besoin dentendre la musique pour savoir prcisment comment elle sonnait ; et rien ne permet de dire que sans la surdit, il aurait compos diffremment. Son retour de Heiligenstadt marque le dbut de ce que lon appelle communment la seconde priode , au cours de laquelle sa musique prend de nouvelles directions : des uvres de plus grande haleine, plus grandioses, plus hroques . Cette division de la vie cratrice de Beethoven en trois priodes fut dfinie peu aprs la mort du compositeur. Si elle permet effectivement davoir une vue densemble sur son dveloppement musical, on pourrait oprer une division plus fine qui tomberait en quatre ou mme cinq priodes distinctes : la jeunesse des annes de Bonn (dans laquelle la Cantate pour Joseph II se singularise par sa maturit) ; les dix premires annes Vienne, principalement consacres au piano, la musique de chambre et, juste avant le dpart pour Heiligenstadt, aux deux premires symphonies ; les dix annes jusqu 1812 qui virent la gense des grandes symphonies, des grands concertos, des quatuors Razoumovski, des Sonates Waldstein et Appassionata, et naturellement de Fidelio. Vient ensuite une priode de relative inactivit, de 1812 1818, pendant laquelle sa puissance cratrice reste plus ou moins au repos, avant daboutir sur les immenses chefs-duvre de la dernire priode : la Sonate Hammerklavier, la Neuvime symphonie, les Variations Diabelli, la- 33 -

Missa Solemnis et les ultimes quatuors. Beethoven lui-mme avait conscience que sa crativit musicale prenait un nouveau tournant aprs 1802, si lon en juge par la remarque quil avait alors faite son lve Czerny : Je ne suis pas trs satisfait du travail que jai fourni jusquici. partir daujourdhui je vais prendre une nouvelle route . Cette dcision de se lancer dans un programme plus ambitieux se reflte dans une lettre de son frre Carl, dsormais install Vienne comme lhomme daffaires de Ludwig, et dans laquelle il crit un diteur qui sollicite de nouvelles uvres , non sans une certaine grandiloquence, que son frre ne se proccupe plus de futilits telles que les sonates, mais ne compose plus que des oratorios et des opras . Un grand concert triomphal et lucratif Cest lautomne 1802 que Beethoven se lana dans la composition de son unique oratorio, Christus am lberge (Christ au Mont des Oliviers) et pour une fois, il ne sagissait pas dune commande. Beethoven lui-mme choisit le sujet les instants de doute du Christ dans le Jardin de Gethsmani avant sa trahison et son arrestation et il semble que le dsespoir du Christ et, finalement, sa rsignation devant son destin, refltaient la propre crise spirituelle du musicien. Le texte fut command au pote Franz Xaver Huber, mais les nombreuses ressemblances avec le langage du Testament de Heiligenstadt tmoignent de limplication de Beethoven dans la rdaction finale. Luvre fut acheve juste temps pour un concert prvu en avril 1803 au Theater an de Wien, lun des rares lieux de spectacle indpendants Vienne, et o Beethoven venait dtre engag comme compositeur-enrsidence par limpresario Emanuel Schikaneder, celui-l mme qui avait collabor avec Mozart pour La Flte enchante. Comme Beethoven navait pas russi obtenir une salle travers les circuits officiels, il profita du fait quil disposait de ce thtre pour organiser un concert de ses propres uvres : loratorio en question, les Premire et Seconde symphonies, et le Troisime concerto pour piano dans lequel il tenait lui-mme la partie soliste. Il demanda Ignaz Seyfried, qui faisait galement partie de lquipe musicale du thtre, de lui tourner les pages. Il semble que ce fut une rude preuve pour Seyfried car la partition tait plus ou moins vide, hormis quelques hiroglyphes gyptiens qui servaient de pense-bte Beethoven. De temps autre , se souvient Seyfried, Beethoven me jetait un furtif coup dil lorsquil arrivait au bout de lun de ses passages invisibles , afin de lui indiquer quand tourner la page. Sans doute Beethoven aurait-il pu jouer luvre de mmoire, mais il fut grandement diverti de lvidente panique de Seyfried : un exemple de lhumour parfois lourdaud du gnial sourd. Le concert fut une immense russite, du moins financirement, puisque la part de bnfice de Beethoven se monta lastronomique somme de 1800 florins.

- 34 -

La Sonate Bridgetower ou Kreutzer ? Le mois suivant, il crivit en toute hte une sonate pour le violoniste virtuose George Bridgetower en tourne Vienne. Comme dhabitude, Beethoven termina au dernier moment et le matin mme du concert (qui devait avoir lieu 8 heures du matin), la partie de violon du second mouvement navait pas encore t copie, de sorte que le violoniste dut lire vue sur la partition complte, au-dessus de lpaule du compositeur. cette occasion, et sans prvenir, Bridgetower dvia de ce qui tait crit et rpta au violon un passage prcdemment jou au piano. Heureusement, Beethoven approuva cette manuvre et scria Noch einmal, mein lieber Bursch ( Encore une fois, mon ptit bonhomme ), retenant laccord afin de laisser la place au jeu du violoniste. Le compositeur tait tellement satisfait de lexcution quil ddia luvre Bridgetower, crivant sur la page de garde : Sonata Mulaticca Composta per il mulatto Bridschdauer [sic] gran passo e compositore mulaticco ( Sonate multre compose pour le multre Bridgetower, grand fou et compositeur multre ). En effet, le pre de Bridgetower tait dorigine carabe, probablement de la Barbade, et il avait rencontr sa future pouse polonaise alors quil tait au service du prince Esterhzy. Les sensibilits modernes, politiquement correctes, nont pas sembarrasser de la gne quaurait pu pourrait produire cette ddicace, puisque Beethoven et Bridgetower se querellrent peu aprs. On ne connat pas les raisons de la brouille, comme souvent avec Beethoven, mais il nest pas impossible que Bridgetower ait mis une remarque au sujet dune dame pour laquelle Beethoven prouvait quelque attirance. Par consquent, le compositeur retira illico le nom de Bridgetower de la page de garde, et le remplaa par celui du compositeur et violoniste franais Rodolphe Kreutzer. Celui-ci, toutefois, reu cet honneur avec mpris et, aprs avoir dclar luvre injouable, ngligea jamais ce chef-duvre qui porte pourtant son nom : la Sonate Kreutzer. Napolon pitin Au cours de lt 1803, Beethoven travaillait sur une grande symphonie en mi bmol majeur dont il avait esquiss les premires pages lanne prcdente, alors quil cherchait avancer un opra pour Schikaneder. Le livret de Vestas Feuer ( Le feu de Vesta ) ne linspirait gure et la fin de lanne le projet tait dfinitivement abandonn. Ds le dbut de 1804, par contre, il avait trouv un sujet dopra qui enflamma son imagination : Leonore ou Lamour conjugal de Jean Nicolas Bouilly. Lintrigue reposait, semble-t-il, sur une histoire vraie qui stait droule Tours pendant la Rvolution, et dans laquelle Bouilly prtendait avoir pris part. Beethoven ne pouvait qutre attir par le sort dune victime du despotisme, dont la vie tait sauve par lopinitret et la bravoure dune fidle pouse. Estimant que le genre de lopra devrait nvoluer quautour de sujets srieux ceux de Mozart lui- 35 -

semblaient bien trop futiles, voire triviaux , Beethoven apprciait la morale difiante de lhistoire, dautant quelle mettait en scne lamour conjugal idal et permettait la libert de triompher de la tyrannie. Schikaneder traduisit et adapta le texte original franais, mais comme pour loratorio, Beethoven ne manqua pas dy apporter sa touche personnelle. Toutefois, le licenciement de Schikaneder aprs que le thtre fut achet par le comte von Braun rendait la cration de louvrage bien incertaine sous la nouvelle direction. Et comme cela arrivait si souvent Beethoven, labsence de motivation lui fit perdre toute envie cratrice, de sorte quil interrompit le travail, laissant louvrage en chantier. La fin de son propre contrat ce mme thtre le forait dailleurs quitter les appartements situs dans le btiment, o il logeait avec son frre : il sinstalla donc chez son ami denfance Stephan von Breuning. Mais toujours fidle sa rputation de colreux, il se querella avec Breuning pour une broutille et quitta la maison en claquant la porte. En fait, il quitta mme Vienne pour Baden, do il crivit de longues lettres tous ses amis, justifiant son attitude et critiquant celle de Breuning. Aprs quelques temps, comme de bien entendu, il lui crivit une lettre dexcuses dans laquelle il avouait son attitude impardonnable et faisait preuve dun vritable remords pour ses actions honteuses. Ce cercle infernal de dsaccords, disputes, reproches et rconciliations tait, hlas, habituel chez Beethoven dans son rapport avec ses malheureux amis, soumis ses incessantes sautes dhumeur. Son temprament explosif, ses accs de dpression profonde, voire suicidaire par moments, ont t analyss par certains comme un trouble de la personnalit de nature bipolaire , la maniaco-dpression. En effet, tout au long de sa vie, ses crits le montrent constamment ballott entre, dune part des priodes de joie effrne et de fanfaronnade devant tout ce que la vie pouvait lui apporter ( Je saisirai le sort la gorge ) et, dautre part, une tristesse et une autodestruction abominable ( Oh Dieu, Dieu, jette un regard sur ce malheureux B, ne le laisse pas plus longtemps dans cette misre ). Sil est un incident qui dmontre clairement sa propension aux ractions soudaines et violentes lorsque les circonstances sopposaient ses dsirs et ses certitudes, cest bien celui de la Troisime symphonie et du nom de Napolon. Longtemps, Beethoven avait admir Napolon comme lexemple mme du personnage hroque, sorti du nant par la force de son gnie et de sa grandeur cette admiration nallait dailleurs pas sans quelques rserves, comme par exemple le concordat entre Napolon et le Pape en 1801 quil dsapprouvait. Son intention initiale tait dassocier la nouvelle symphonie au nom de Napolon, ou peut-tre mme entendait-il la lui ddier ; il avait dj inscrit Buonaparte en tte de la partition autographe. Toutefois selon son ami Ferdinand Ries dont les souvenirs sont gnralement trs fiables , en apprenant que Napolon stait fait couronner empereur, il arracha la page et la pitina de rage, en criant Ainsi dornavant pitinera-t-il les droits humains et ne poursuivra-t-il que sa propre ambition ; il se placera au-dessus de tous et- 36 -

deviendra un tyran . Le manuscrit pitin nexiste plus, mais la partition du copiste nous est parvenue avec les mmes traces de la fureur beethovenienne. Sur cette copie, le titre nonce Sinfonia grande intitolata Bonaparte del Sigr Louis van Beethoven mais le nom Bonaparte a t si violemment gratt que le papier en est trou cet endroit. Mais sous le trou, Beethoven a plus tard ajout Ecrit daprs Bonaparte , ce qui prouve quil avait souhait restituer lancienne association dides ; sa fureur anti-napolonienne stait donc calme, au point mme quen 1809, il fit savoir au baron de Trmont que sil devait un jour se rendre Paris, il ne serait pas hostile rencontrer Napolon. On rapporte quen 1824, il aurait affirm jadis, je ne laimais pas, mais je pense diffremment maintenant . En fin de compte, la symphonie fut ddie au prince Lobkowicz qui paya la somme colossale de 400 ducats pour son usage exclusif pendant six mois, en plus dun payement supplmentaire pour la ddicace. Lors de sa publication en 1805, luvre reut le titre ambigu de Symphonie hroque , et lnigmatique indication compose pour clbrer la mmoire dun grand homme . Jamais on navait crit une symphonie dune telle longueur, pour une telle masse orchestrale ; ctait l la naissance dune forme symphonique entirement nouvelle et rvolutionnaire. La critique ne savait que penser : certains reconnaissaient le chef-duvre, dautres semblaient drouts par un prtendu manque de cohrence dans lequel ils ne voyaient qu une qute indiscipline de la singularit . Certains encore admettaient volontiers quelle contenait de grands moments, mais ragissaient avec hostilit contre sa longueur inhabituelle qui fatigue mme les cognoscenti, tandis quelle est intolrable au simple amateur de musique. tandis que Fidelio pitine Lorsque Schikaneder fut rinstall au poste de directeur du Theater an der Wien en 1805, on put nouveau envisager de produire lopra ; ainsi une premire reprsentation fut-elle programme pour le 15 octobre. Quelques remaniements du texte permirent dcarter les invitables menus ennuis avec la censure ; non, le vritable problme provenait de la manie de Beethoven de reprendre constamment la partition au cours des rptitions. En fin de compte, la cration fut reporte au 20 novembre, un retard qui fut fatal louvrage. cette date, Vienne tait occupe pacifiquement et sans aucune forme de rsistance par larme franaise ; tout le milieu aristocratique, o se comptaient les amis de Beethoven et les mlomanes, avaient prfr prendre le large. Par consquent, les trois seules reprsentations eurent lieu devant un public clairsem, compos en grande partie dofficiers franais auxquels un ouvrage comportant de longs dialogues en allemand ne pouvait gure faire grand plaisir. Cela dit, lchec de lopra ntait pas d exclusivement des vnements extrieurs. Sa structure incohrente et le manque de progression dramatique forcrent Beethoven effectuer des coupures et des modifications, sous lil bienveillant de Stephan von Breuning avec qui Beethoven stait- 37 -

parfaitement rconcili. Au printemps de lanne suivante, on assista donc une version remanie, et pourvue dune ouverture nouvelle : lchec fut plus cuisant encore. Beethoven accusa en vrac les musiciens et les chanteurs (remarquant au passage quil prfrait encore cesser de composer tout jamais plutt que dentendre sa musique ainsi massacre), et en profita galement pour se brouiller srieusement avec la direction du thtre quil souponnait de lescroquer de sa part lgitime des recettes. Aprs deux reprsentations, Beethoven retira louvrage et lopra ferma. Grands chefs-duvre Les quelques annes suivantes devaient donner naissance une srie de grands chefs-duvre. Il remit sur le mtier son Quatrime concerto quil avait commenc ds 1804, et termina plusieurs commandes reues du comte Razoumovski, lambassadeur russe Vienne une srie de trois quatuors et du comte Oppersdorf, la Quatrime symphonie pour laquelle il devait recevoir 500 florins. Notons que ces 500 florins reprsentent une coquette somme, mais compars aux 400 ducats (1600 florins) offerts par Lobkowitz pour la Troisime Symphonie, on jugera de la grande gnrosit de ce dernier. la fin de lanne, il crivit un concerto pour violon lattention de Franz Clement, le premier violon au Theater an der Wien, ce mme thtre o avait t cre lEroica lanne passe. En tte de la partition autographe, Beethoven inscrivit Concerto par Clemenza pour Clement ( Concerto par Clmence pour Clement ), peut-tre afin dassurer le musicien quil ne le tenait en rien pour responsable de lchec de son opra, plus tt dans lanne. Naturellement, Beethoven nacheva le concerto que deux jours avant la date prvue du 23 dcembre, et Clement neut dautre choix que de dchiffrer la grande majorit de luvre en concert. Les critiques ne furent gure favorables, mais il faut avouer que les conditions taient loin dtre parfaites : le concerto tait coup en deux par lentracte, et Clement stait offert le luxe dajouter un morceau de music-hall de son cru, dans lequel il tenait le violon lenvers et ne jouait que sur une seule corde. En fin de compte, Beethoven ddia sa nouvelle uvre Stephan von Breuning, tandis que la version rduite pour piano fut ddie son pouse Julie loccasion de leur mariage en 1808. Cest au cours de cette mme anne que le compositeur semble stre attel surmonter les barrires sociales quil avait dlibrment riges pour cacher sa surdit. Sur le carnet desquisses du dernier mouvement du troisime Quatuor Razoumovski, on peut lire : Maintenant que tu es nouveau attir dans le tourbillon de la socit, et malgr tous les obstacles sociaux sems sur ton chemin, tu peux toujours crire. Ta surdit nest plus un secret, mme dans ton art . Disparues la honte et la panique engendres par son tat ; il ne redoutait plus que sa rputation de compositeur pt en souffrir. Dornavant, il pouvait clamer haut et fort qui voulait lentendre : Parlez plus fort, criez, car je suis sourd .

- 38 -

Au dbut de 1807, Beethoven vendit les droits ddition britanniques au compositeur, diteur et facteur de pianos Muzio Clementi, install Londres, pour la somme de 200 , soit 2000 florins. Une telle manne ne pouvait que soulager ses ternels problmes dargent, dautant que Lichnovsky avait cess de lui verser la bourse annuelle, probablement aprs lincident relat plus haut, au cours duquel Beethoven avait refus de jouer lors dune soire prive. Par ailleurs, le prince Esterhzy lui passa une importante commande, en loccurrence une messe pour le jour de la fte de son pouse. Ctait l sa premire messe, et Beethoven savait quon ne manquerait pas de la comparer celles crites par Haydn pour plusieurs anniversaires de la mme princesse. Hlas, Esterhzy napprcia pas du tout, mais alors pas du tout, la Messe en ut : Mais mon cher Beethoven, quavez-vous fait l ? fut son seul commentaire public, mais on rapporte quen priv il exprima sa colre et sa dception devant cette uvre ridicule, et dont il doutait que lon pt jamais la jouer correctement. Peut-tre trouvait-il lapproche de Beethoven trop radicalement diffrente de celle de Haydn, ou tout simplement ses gots le tiraient-ils vers une autre forme de musique. Cela dit, la remarque selon laquelle elle tait injouable permet de supposer que la messe avait t plus ou moins massacre ; et en effet, les rptitions avaient connu quelques problmes et tous les chanteurs navaient pas pu y assister. Cela dit, il est fort imaginable que, comme son habitude, Beethoven avait surestim le niveau des excutants. la fin de 1807, Beethoven suggra aimablement au directoire des Thtres impriaux de lui proposer un contrat aux termes duquel il composerait un opra par an, au salaire de 2400 florins plus un tiers des recettes. La requte ne manquait pas de culot, considrant quil navait son actif quun cuisant chec dans le milieu de lopra ; et bien que lun des directeurs fut le prince Lobkowitz, fort bien dispos son gard, un autre tait le prince Esterhzy avec lequel le rapport stait quelque peu assombri depuis laffaire de la Messe en ut. Quoi quil en soit, Beethoven ne reut jamais la moindre rponse officielle. Free-lance par ncessit On tend voir en Beethoven le premier vritable compositeur free-lance , dgag des chanes quimposaient les employeurs et les institutions et libre, ainsi, dcrire la musique que lui dictait son me. Et pourtant, ctait l une situation de laquelle il chercha toute sa vie schapper, lui qui souhaitait constamment sassurer des revenus stables. Ce nest pas largent pour largent qui lintressait : trs modeste dans ses besoins, il dpensa de moins en moins dargent pour son confort personnel au fur et mesure quil avanait en ge. En revanche, il fut toujours un homme trs gnreux, pour ses amis, pour ses frres et pour de nombreuses entreprises de bienfaisance auxquelles il prtait gracieusement ses uvres et son concours. Cest grce- 39 -

aux largesses de riches gourmets musicaux tels que Lichnowsky, Lobkowitz ou Oppersdorf quil put se permettre dcrire ses uvres les plus ambitieuses ou les plus rvolutionnaires ; toutefois, sa rcente dconvenue avec la Messe pour Esterhzy lui rappelait quil ne pourrait pas toujours trouver de riches mcnes. Par ailleurs, il prouvait parfois certaines difficults disposer de ses droits ddition, de sorte quil tait conscient de la prilleuse instabilit de ses revenus. Concert-fleuve catastrophique : la Cinquime passe inaperue la fin de 1808, on lui accorda enfin le droit dorganiser un concert son profit ; son plan extraordinairement ambitieux pour cet vnement souligne sa nature irraliste et dsorganise. Chacune des deux parties du programme devait souvrir avec une nouvelle symphonie : une Symphonie en fa majeur intitule Souvenir de la vie de campagne , et une Grande Symphonie en ut mineur. Lordre dexcution des deux ouvrages fait que sur le programme, la Pastorale tait considre comme la cinquime symphonie. Aprs chaque symphonie, un mouvement de la Messe en ut ; la fin de la premire partie, le Quatrime concerto, la fin de la seconde, la Fantaisie chorale. Beethoven dcida dcrire ce dernier ouvrage la dernire minute, afin de profiter de toutes les forces en prsence pour le reste du concert : chur, solistes, orchestre et piano. De toutes les uvres de ce programme gigantesque, seul laria de concert Ah perfido de 1796 avait dj t joue auparavant. Les catastrophes senchanrent ds la premire minute. Les relations entre Beethoven et lorchestre, dj peu cordiales depuis un concert prcdent, ne firent quempirer telle enseigne que les musiciens refusrent de rpter en la prsence du compositeur. Ce ntait dailleurs pas la premire fois que Beethoven se mettait ainsi lorchestre dos : lors de son concert de 1800, il avait tent de remplacer leur chef habituel par un autre de son choix, au grand dam de tout le monde. Le compositeur fut donc relgu dans une antichambre do il devait transmettre ses remarques au sujet de ces uvres nouvelles par lintermdiaire du premier violon avec lequel il ntait pas encore fch. Par ailleurs, il avait engag la soprano Anna Milder, qui avait cr le rle de Leonore dans Fidelio : elle devait chanter une aria mais quitta la scne aprs un dsaccord avec le compositeur. Le temps lui-mme semblait se liguer avec les autres lments hostiles : ce mois de dcembre tait pouvantablement froid et la temprature, dans le thtre dnu de tout chauffage, frisait dangereusement le zro. Hlas, tous les commentateurs saccordent sur le fait que le concert fut une rude preuve. La soprano remplaante faillit mourir de trac et chanta comme une casserole, tandis que la Fantaisie chorale tomba en miettes. Pour une raison indtermine, Beethoven qui tenait la partie de piano saperut- 40 -

que lui et lorchestre staient perdus ; il fit reprendre le morceau au dbut ; on imagine leffet sur le public. Aucun commentateur, par contre, na jug utile de rapporter si lvnement attira les foules, ou ce que lon pensa des deux nouvelles symphonies : on ne saura donc mme pas si le malheureux Beethoven rentra dans ses frais ou tira un bnfice sonnant et trbuchant de cette soire. Lanne suivante, il russit presque sassurer enfin cette scurit financire tant espre. Fin 1807, Jrme Bonaparte, parachut roi de Westphalie par son frre, lui avait propos le poste de Kapellmeister auprs de la cour Kassel : il aurait superviser les activits musicales mais pourrait consacrer le reste de son temps la composition. On ignore si Beethoven envisagea srieusement cette ventualit, mais il en usa comme levier Vienne pour arracher une contre-proposition linstitution musicale viennoise. Aprs des ngociations menes par son amie la comtesse Erddy, on lui offrit le 1er mars 1809 un contrat aux termes duquel il sengageait rester Vienne ou dans une autre ville impriale (avec le droit dentreprendre quelques tournes ponctuelles), pour un salaire annuel et vie de 4000 florins en plus dun concert par an son bnfice exclusif. Sa seule obligation, peu cruelle en vrit, tait dorganiser tous les ans un concert de bienfaisance. En retour, ses mcnes bnficiaient le droit de se considrer comme ayant part dans la paternit de ses nouvelles grandes uvres, tant donn quil lui tait offert de se consacrer de telles uvres et de se trouver dgag dautres obligations . Le contrat tait sign par les trois admirateurs : le prince Lobkovitz (qui contribuait hauteur de 700 florins), le prince Kinsky (1700 florins) et son altesse impriale larchiduc Rodolphe (1500 florins). Rodolphe, pianiste de grand talent, stait vu ddier le Quatrime concerto, et cest lui qui avait assur la partie de piano dans la cration du Triple concerto. Il tait lve de Beethoven, non seulement en piano, mais aussi en composition, un privilge que le compositeur naccorda aucun autre. Beethoven sut modrer ses ardeurs galitaires lorsquil traitait avec larchiduc ; et si quelques lettres tmoignent de sa profonde dfrence envers le jeune frre de Rodolphe, elles vitent toute obsquiosit ; et un jour o Rodolphe avait trop fait attendre Beethoven son got, celui-ci se vengea en lui faisant jouer une srie dexercices difficiles et douloureux ! En fin de compte, larchiduc finit par informer ses serviteurs que le protocole serait exceptionnellement suspendu lorsque Beethoven se rendait au palais royal. Occupation et inactivit Hlas, cette priode faste ne devait pas durer. Vienne risquait une nouvelle invasion franaise, de sorte que Rodolphe et les autres mcnes durent se retirer de la ville. Mais cette fois, les Autrichiens dcidrent de dfendre la ville et les 11 et 12 mai, elle fut soumise dintenses bombardements ; Beethoven dut trouver refuge dans la cave de la maison de son frre, en couvrant ses- 41 -

pauvres oreilles de coussins afin de navoir pas subir les agressions du bruit. La vie tait dure sous loccupation franaise : disette, flambe des prix, de sorte que Beethoven qui ne pouvait mme plus se rendre la campagne se trouva dans lincapacit de composer. Cest cette poque qui