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planète Reportage Zhengzhou (Chine) Envoyé spécial A pple City », la zone des usi- nes Foxconn, le fabriquant taïwanais d’Apple, est une drôle de ville nouvelle, un pat- chwork de campagnes défigurées et d’ensembles urbains surpeu- plés en périphérie sud de Zheng- zhou, la capitale de la province du Henan. L’implantation des usines et de leurs 300 000 ouvriers, il y a deux ans, a bouleversé la géogra- phie locale, comme soufflée par une explosion urbaine aussi anar- chique que bon marché. Les villa- ges ont éclaté, les bourgs ont été transpercés par des avenues à qua- tre voies, les champs de maïs sont engloutis par les chantiers. A Dazhai, l’un des villages en bordure des immenses bâtiments rectangulaires des usines, on zigza- gue entre les tranchées et les tas de sable : des paysans viennent de fai- re bâtir à la va-vite des cubes en bri- que de trois étages proposant des « chambres standard, avec eau chaude et Internet ». Les ruelles en mauvais béton ou en terre battue grouillent de jeunes gens. Les petits rentiers du village semblent heureux comme des coqs en pâte : « les affaires tournent », glisse une femme un peu forte dont la famille loue, dit-elle, 62 chambres à 600 yuans (73 euros) par mois. Outre les quelques ouvriers réfractaires au dortoir ou vivant en couple, ces marchands de som- meil logent les milliers de commer- çants ou d’employés de service atti- rés par cette économie de la sueur aux marges minuscules et à la concurrence féroce : même sous- payé, l’ouvrier de Foxconn consomme. C’est dans les bourgs qu’ont été construits les dortoirs de Foxconn. Des sociétés de gestion locale tou- chent les loyers prélevés sur les salaires par l’employeur. Dans ces rangées d’immeubles bordées de commerces, les chambrées de huit sont éclairées au néon et déjà en piteux état. « Apple City » représente le sta- de primitif de l’urbanisation, une ville sauvage où rien n’est fait pour durer : les infrastructures sont sous-dimensionnées et les matériaux de piètre qualité. « Cela a l’air joyeux après le travail, il y a plein de jeunes, tout le monde s’amuse, mais il ne faut pas se fier aux apparences », dit Liu Yang, 27 ans, originaire de Sanmenxia, la région des rives du fleuve Jaune à l’ouest de Zhengzhou, désemparé face à cette concentration inouïe de jeunes prolétaires livrés à eux- mêmes. Devenu contremaître chez Foxconn, Yang avait accumu- lé un petit pécule. Mais il s’est lan- cé dans une affaire commerciale et a tout perdu. Le revoilà à la case départ, simple ouvrier. La discipline règne dans les usi- nes, mais à l’extérieur, c’est la loi de la jungle : autant dire qu’en cas d’ennui, il est illusoire de compter sur la police ou les gardes de sécuri- té. Toute une petite mafia vampiri- se les plus vulnérables. Foxconn peine d’ailleurs à recru- ter. Xiao Bing, un ancien employé qui tient une petite officine de recrutement, se plaint de la diffi- culté de trouver des « clients ». Un, deux par jour au maximum. Le pré- entretien est sommaire, il suffit d’une carte d’identité. L’âge maxi- mum a dû être relevé de 35 à 40 ans, car les gens, dit-il, sont « en transit permanent ». « Je pensais faire venir ma fem- me et mon fils, mais c’est impensa- ble ! », lance Wang, un solide gaillard de 36 ans aux cheveux courts grisonnants qui ronge son frein à la sortie de l’usine. Il vient d’un comté rural d’Anyang, au nord de la province, où il a quitté un travail trop « pénible » et « sale » dans une aciérie pour un emploi chez Foxconn. Il a déchanté : le dor- toir est à une heure en bus et lui coûte 800 yuans (97 euros) par mois avec la nourriture. Ne lui res- tent que 1 000 yuans (121 euros) nets mensuels, hors heures supplé- mentaires. Moins qu’à l’aciérie où il gagnait 3 000 yuans par mois pour huit heures de travail. « Ce sont des voleurs », dit-il de ses nou- veaux employeurs. Cet espoir déçu est révélateur : en rapprochant les usines des réservoirs de main-d’œuvre com- me le Henan, province pauvre peu- plée de 95 millions de personnes au centre de la Chine, les délocalisa- tions industrielles internes étaient censées faciliter l’urbanisa- tion des migrants locaux. Mais pour ces jeunes Henanais, se retrouver en dortoir dans sa pro- vince d’origine a plus le goût d’une défaite que d’une promotion socia- le : « Je gagne moins qu’à Shanghaï dans l’électronique en 2008 ! », s’in- digne Xiaodeng, 31 ans, perché sur la couchette supérieure d’un lit à étage dans le dortoir qu’il partage avec cinq autres ouvriers. Ces conditions de vie ne poussent pas non plus ce jeune père de famille à s’imaginer un avenir dans cette vil- le-usine. Pourtant, la « zone d’économie aéroportuaire » où se trouve Fox- conn fait l’objet d’une vaste réorga- nisation administrative : érigée, en 2013, en nouveau district de Zhengzhou, elle doit voir sa popu- lation passer de 600 000 à 4 mil- lions d’habitants. C’est ainsi que s’édifient les « ruralopoles » chinoi- ses, selon l’expression imaginée en 2000 par l’urbaniste Moham- med Kadïr pour désigner les zones rurales à forte densité de popula- tion qui se forment dans l’Asie émergente. L’objectif, explique Liu Shao- jun, un professeur d’urbanisme de l’Université de Zhengzhou qui a participé aux réflexions sur la future conurbation, est « d’éviter de trop dépendre de Foxconn et de diversifier les industries ». D’ici cinq ans, certains villages seront rasés et absorbés par des bourgs. Leur population sera relogée dans des immeubles. Il y aura des loge- ments sociaux. Mais pas pour les ouvriers de Foxconn : « Il faudrait qu’ils bénéficient des droits des cita- dins. » Or, explique t-il, « ils bou- gent trop » ! Cette incompatibilité s’expli- que : les ouvriers de Foxconn conservent le permis de résidence de leur zone rurale d’origine, car aucune des nombreuses localités que chevauchent les usines n’aurait les moyens d’intégrer autant de résidents d’un coup. Par ailleurs, les villages autour de l’usi- ne Foxconn, où les terres sont col- lectives, fonctionnent, eux, en autogestion. Les habitants, respon- sables des infrastructures, se sou- cient comme d’une guigne de rationalité urbaine et d’environne- ment. Seuls importent les profits. Cet écosystème permet à Fox- conn de fabriquer ses iPhones à un coût enviable : l’urbanisation « de qualité » promue par la nouvelle équipe de dirigeants chinois n’en- tre pas dans ses calculs ni dans ceux de localités déresponsabili- sées et âpres au gain. « L’approche qui domine en Chine est très prag- matique. Les grandes villes intè- grent ceux qui les intéressent, qui ont des diplômes ou se prennent en charge. On n’est pas dans une logi- que d’Etat-providence, ni d’égalité des droits », explique la sinologue Chloé Froissart, qui a analysé ce processus dans La Chine et ses migrants. La conquête d’une citoyenneté (Presses universitai- res de Rennes, 2013). Selon M me Froissart, l’urbanisation à deux vitesses a de beaux jours devant elle. Dans les salons de karaoké amé- nagés en sous-sol des dortoirs, les jeunes ouvriers assurent qu’ils n’ont pas l’intention de moisir à « Apple City ». Certes, ils aime- raient vivre à Zhengzhou, la capita- le. L’obtention d’un hukou (passe- port intérieur) urbain, possible selon certaines conditions, n’est pas leur priorité. Ils craignent trop le chômage. Eux aussi veulent d’abord gagner de l’argent. Liu Yang, l’ancien contremaître, s’interroge. « S’il n’y a plus de tra- vail, je n’ai plus rien. Avec mon hukou, j’ai toujours une terre. » En attendant, il devra s’accommoder de sa condition de citadin en tran- sit. Comme des centaines de mil- liers d’autres. p Brice Pedroletti « Je pensais faire venir ma femme et mon fils, mais c’est impensable ! », lance Wang, un solide gaillard de 36 ans Pékin 250 km CHINE Zhengzhou Shanghaï HENAN Anyang Sanmenxia « Apple City », la face sauvage de l’urbanisation chinoise A Zhengzhou, le fabricant d’iPhone, qui emploie 300 000 ouvriers, a généré une explosion urbaine anarchique et bon marché Aux abords d’un site en construction d’« Apple City », en périphérie de Zhengzhou. GILLES SABRIÉ 5 0123 Mardi 4 février 2014

LMD LMQ0402 1 005 B Q 01data.over-blog-kiwi.com/0/53/66/32/20140211/ob_35213a_apple-city-le... · 11/02/2014  · et d’ensembles urbains surpeu-plés en périphérie sud de Zheng-zhou,lacapitaledelaprovincedu

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planète

Reportage

Zhengzhou (Chine)Envoyé spécial

A pple City», la zone des usi-nes Foxconn, le fabriquanttaïwanais d’Apple, est une

drôle de ville nouvelle, un pat-chwork de campagnes défiguréeset d’ensembles urbains surpeu-plés en périphérie sud de Zheng-zhou, la capitale de la province duHenan. L’implantation des usineset de leurs 300000ouvriers, il y adeux ans, a bouleversé la géogra-phie locale, comme soufflée parune explosionurbaine aussi anar-chique que bonmarché. Les villa-ges ont éclaté, les bourgs ont ététranspercéspardesavenuesàqua-tre voies, les champs demaïs sontengloutis par les chantiers.

A Dazhai, l’un des villages enbordure des immenses bâtimentsrectangulairesdesusines,onzigza-gueentre les tranchéeset les tasdesable:despaysansviennentdefai-rebâtirà lava-vitedescubesenbri-que de trois étages proposant des« chambres standard, avec eauchaude et Internet». Les ruelles enmauvais béton ou en terre battuegrouillent de jeunes gens. Lespetits rentiersduvillage semblentheureuxcommedes coqs enpâte:«les affaires tournent», glisse unefemme un peu forte dont lafamille loue, dit-elle, 62chambresà 600yuans (73euros) parmois.

Outre les quelques ouvriersréfractaires au dortoir ou vivanten couple, cesmarchands de som-meillogentlesmilliersdecommer-çantsoud’employésdeserviceatti-rés par cette économie de la sueuraux marges minuscules et à laconcurrence féroce : même sous-payé, l’ouvrier de Foxconnconsomme.

C’est dans les bourgs qu’ont étéconstruitslesdortoirsdeFoxconn.Des sociétés de gestion locale tou-chent les loyers prélevés sur lessalaires par l’employeur. Dans cesrangées d’immeubles bordées decommerces, les chambréesdehuitsont éclairées au néon et déjà enpiteuxétat.

«Apple City» représente le sta-de primitif de l’urbanisation, uneville sauvage où rien n’est faitpour durer : les infrastructuressont sous-dimensionnées et lesmatériauxdepiètre qualité. «Celaa l’air joyeux après le travail, il y aplein de jeunes, tout le mondes’amuse, mais il ne faut pas se fieraux apparences», dit Liu Yang,27ans, originairedeSanmenxia, larégion des rives du fleuve Jaune àl’ouest de Zhengzhou, désemparéface à cette concentration inouïede jeunes prolétaires livrés à eux-mêmes. Devenu contremaîtrechezFoxconn,Yangavaitaccumu-lé un petit pécule.Mais il s’est lan-cédansuneaffairecommercialeeta tout perdu. Le revoilà à la casedépart, simpleouvrier.

La discipline règne dans les usi-nes, mais à l’extérieur, c’est la loide la jungle: autant dire qu’en casd’ennui, il est illusoire de comptersurlapoliceoulesgardesdesécuri-té.Touteunepetitemafiavampiri-se les plus vulnérables.

Foxconnpeined’ailleursàrecru-ter. Xiao Bing, un ancien employéqui tient une petite officine derecrutement, se plaint de la diffi-culté de trouver des «clients». Un,deuxparjouraumaximum.Lepré-entretien est sommaire, il suffit

d’une carte d’identité. L’âgemaxi-mum a dû être relevé de 35 à40ans, car les gens, dit-il, sont «entransit permanent».

«Je pensais faire venir ma fem-meetmon fils,mais c’est impensa-ble ! », lance Wang, un solidegaillard de 36ans aux cheveuxcourts grisonnants qui ronge sonfrein à la sortie de l’usine. Il vientd’un comté rural d’Anyang, aunord de la province, où il a quittéuntravailtrop«pénible»et«sale»dans une aciérie pour un emploichezFoxconn.Iladéchanté: ledor-toir est à une heure en bus et luicoûte 800yuans (97 euros) parmois avec lanourriture.Ne lui res-tent que 1000yuans (121euros)netsmensuels,horsheuressupplé-mentaires. Moins qu’à l’aciérie oùil gagnait 3000yuans par moispour huit heures de travail. «Cesontdes voleurs», dit-il de sesnou-veauxemployeurs.

Cet espoir déçu est révélateur:en rapprochant les usines desréservoirs de main-d’œuvre com-meleHenan,provincepauvrepeu-plée de 95millions de personnesaucentredelaChine,lesdélocalisa-tions industrielles internesétaientcenséesfaciliterl’urbanisa-tion des migrants locaux. Maispour ces jeunes Henanais, seretrouver en dortoir dans sa pro-vinced’origineaplus legoûtd’unedéfaitequed’unepromotionsocia-le :«Jegagnemoinsqu’à Shanghaïdansl’électroniqueen2008!», s’in-digne Xiaodeng, 31ans, perché surla couchette supérieure d’un lit àétage dans le dortoir qu’il partageavec cinq autres ouvriers. Cesconditions de vie ne poussent pasnonplus ce jeunepèrede familleàs’imaginerunavenirdanscettevil-le-usine.

Pourtant, la «zone d’économieaéroportuaire» où se trouve Fox-connfait l’objetd’unevasteréorga-nisation administrative : érigée,en 2013, en nouveau district deZhengzhou, elle doit voir sa popu-lation passer de 600000 à 4mil-lions d’habitants. C’est ainsi ques’édifientles«ruralopoles»chinoi-ses, selon l’expression imaginéeen 2000 par l’urbaniste Moham-medKadïrpourdésigner les zonesrurales à forte densité de popula-tion qui se forment dans l’Asieémergente.

L’objectif, explique Liu Shao-jun,unprofesseurd’urbanismedel’Université de Zhengzhou qui aparticipé aux réflexions sur lafuture conurbation, est «d’éviterde trop dépendre de Foxconn et dediversifier les industries ». D’icicinq ans, certains villages serontrasés et absorbés par des bourgs.Leur population sera relogée dansdes immeubles. Il y aura des loge-ments sociaux. Mais pas pour lesouvriers de Foxconn: «Il faudraitqu’ilsbénéficientdesdroitsdescita-dins.» Or, explique t-il, « ils bou-gent trop» !

Cette incompatibilité s’expli-que : les ouvriers de Foxconnconservent le permis de résidencede leur zone rurale d’origine, caraucune des nombreuses localitésque chevauchent les usinesn’aurait les moyens d’intégrerautant de résidents d’un coup. Parailleurs, lesvillagesautourdel’usi-ne Foxconn, où les terres sont col-lectives, fonctionnent, eux, en

autogestion.Leshabitants,respon-sables des infrastructures, se sou-cient comme d’une guigne derationalitéurbaineetd’environne-ment. Seuls importent les profits.

Cet écosystème permet à Fox-conndefabriquerses iPhonesàuncoût enviable: l’urbanisation «dequalité» promue par la nouvelleéquipe de dirigeants chinois n’en-tre pas dans ses calculs ni dansceux de localités déresponsabili-sées et âpres au gain. «L’approchequi domine en Chine est très prag-matique. Les grandes villes intè-grent ceux qui les intéressent, quiontdesdiplômesouseprennentencharge. On n’est pas dans une logi-que d’Etat-providence, ni d’égalitédes droits», explique la sinologueChloé Froissart, qui a analysé ceprocessus dans La Chine et sesmigrants. La conquête d’unecitoyenneté (Presses universitai-res de Rennes, 2013). Selon

Mme Froissart, l’urbanisation àdeux vitesses a de beaux joursdevant elle.

Dans lessalonsdekaraokéamé-nagés en sous-sol des dortoirs, lesjeunes ouvriers assurent qu’ilsn’ont pas l’intention de moisir à«Apple City». Certes, ils aime-

raientvivreàZhengzhou,lacapita-le. L’obtention d’un hukou (passe-port intérieur) urbain, possibleselon certaines conditions, n’estpas leurpriorité. Ils craignent trople chômage. Eux aussi veulentd’abordgagnerde l’argent.

LiuYang, l’anciencontremaître,

s’interroge. «S’il n’y a plus de tra-vail, je n’ai plus rien. Avec monhukou, j’ai toujours une terre.» Enattendant, il devra s’accommoderde sa condition de citadin en tran-sit. Comme des centaines de mil-liers d’autres.p

BricePedroletti

«Jepensaisfairevenirmafemme

etmonfils,maisc’est impensable !»,lanceWang,unsolidegaillardde36ans

Pékin

250 km

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Zhengzhou

Shanghaï

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Anyang

Sanmenxia

«AppleCity», lafacesauvagedel’urbanisationchinoiseAZhengzhou, le fabricantd’iPhone,quiemploie300000ouvriers,agénéréuneexplosionurbaineanarchiqueetbonmarché

Aux abords d’un site en construction d’«Apple City», en périphérie de Zhengzhou. GILLES SABRIÉ

50123Mardi 4 février 2014