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Revue de l’histoire des religions (2014) L’objet rituel. Concepts et méthodes croisés ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Ghislain Casas Les statues vivent aussi. Théorie néoplatonicienne de l’objet rituel ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Ghislain Casas, « Les statues vivent aussi. Théorie néoplatonicienne de l’objet rituel », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 04 décembre 2014. URL : http:// rhr.revues.org/8324 Éditeur : Armand Colin http://rhr.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rhr.revues.org/8324 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info). Distribution électronique Cairn pour Armand Colin et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) Tous droits réservés

L'Objet Rituel - Ghislain Casas

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Un beau texte qui pourrait injecter à l'anthropologie une dose salutaire de néoplatonisme.

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  • Revue de lhistoire desreligions4 (2014)Lobjet rituel. Concepts et mthodes croiss

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    Ghislain Casas

    Les statues vivent aussi. Thorienoplatonicienne de lobjet rituel................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueGhislain Casas, Les statues vivent aussi. Thorie noplatonicienne de lobjet rituel, Revue de lhistoire desreligions [En ligne], 4|2014, mis en ligne le 01 dcembre 2017, consult le 04 dcembre 2014. URL: http://rhr.revues.org/8324

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  • Revue de lhis toire des reli gions, 231 4/2014, p. 663 679

    GHISLAIN CASAS

    Groupe dAnthropologie Scolastique (GAS), Paris Laboratoire dtude sur les Monothismes (LEM), Paris

    Les statues vivent aussi Thorie noplatonicienne de lobjet rituel

    Comment comprendre quun rituel transforme une statue de pierre en un dieu vivant, et comment envisager ce phnomne autrement que comme une croyance trompeuse ? Il faudrait tenter de saisir la logique paradoxale qui permet darticuler dans un mme objet ses dterminations matrielles et ses caractristiques divines. En prenant au srieux les analyses que les derniers philosophes noplatoniciens ont menes de leurs propres pratiques thurgiques, il nous semble possible de dgager les linaments dune thorie de lobjet rituel qui remette le problme en perspective partir de ses implications mtaphysiques.

    Statues Also Live. Neoplatonic Theory of the Ritual Object

    How can one understand that a ritual may transform a stone statue into a living god, and see in this phenomenon something other than an erroneous belief? In order to do so, one must try to grasp the paradoxical logic that makes it possible to articulate through a single object both material determinations and divine features. By taking the analysis that the last Neoplatonists gave of their own theurgical practice seriously, it seems possible to lay the ground for a theory of the ritual object that raises the question anew, from the point of view of its metaphysical implications.

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  • LOBJET ET LE RITUEL

    Le court-mtrage dAlain Resnais et de Chris Marker dat de 1953, Les statues meurent aussi, apparat comme une mditation sur ce quon pourrait appeler la vie et la mort des statues. Il interroge le destin des objets dart africains ds lors quils cessent dappartenir leur contexte religieux pour devenir des produits culturels. Le fi lm souvre sur cette assertion : Quand les statues sont mortes, elles entrent dans lart . Cest--dire : elles entrent au muse. Depuis les ready-made de Marcel Duchamp, les historiens de lart se demandent comment un objet banal et quotidien, par exemple un urinoir, peut se transformer en uvre dart, par le simple fait quil pntre lespace propre du muse. Quel est ce dispositif mystrieux capable de transformer un objet en uvre dart par une simple opration de transfert ? Cest en quelque sorte lopration inverse que Resnais et Marker mettent en vidence dans la musifi cation des objets dart africains. Si le muse offre une nouvelle vie glorieuse aux objets techniques du monde occidental, il est pour les statues africaines un vritable cimetire, le lieu de conscration de leur mort. Cest en passant du monde du culte et de la religion celui de lart que les statues passent de la vie la mort.

    Comment expliquer un tel passage ? Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu . Autrement dit, les statues meurent quand elles cessent dtre objets de culte et de fi xer ou de manifester la prsence des esprits et des dieux et quelles deviennent de purs objets de contemplation. Comme on avait pour le muse sa version esthtique, on aurait l la version ethnologique du esse est percipi. Ce serait les conditions perceptuelles, au sens large, dun objet qui en dtermineraient lessence. Ainsi le contexte du monde de lart europen transforme-t-il une statue vivante en une statue morte, une divinit en une uvre dart.

    Lide parat simple, mais comment comprendre la rciproque, qui veut que percevoir, cest faire tre ? Cest--dire quun certain usage rituel des objets les fait littralement vivre, transforme une statue de pierre en un dieu vivant ?

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    Point nest besoin pourtant dexotisme pour rencontrer le problme du caractre vivant des objets rituels. Les religions antiques ont en effet abondamment pratiqu le rituel tonnant de lanimation des statues, que les Grecs appelaient tlestique . Si la pratique de la tlestique semble appartenir des cultes orientaux, gyptiens, chaldens, voire iraniens, elle est largement atteste dans la culture grecque et sest perptue jusque dans lAntiquit tardive1. Elle consiste confrer une me une statue en faisant descendre par des incantations et des rituels le divin dans lobjet qui le reprsente.

    Le trait hermtique Asclpius prsente cependant la tlestique comme une vritable production matrielle du divin.

    Ce que nous avons dit de lhomme est dj merveilleux, mais toutes ces merveilles ne valent pas celle-ci : ce qui commande surtout ladmiration, cest que lhomme a t rendu capable de dcouvrir la nature des dieux, et de la produire. Nos premiers anctres donc, aprs avoir gravement err quant la vraie doctrine sur les dieux ils ne croyaient point en eux et ne se souciaient ni de culte ni de religion, inventrent lart de faire des dieux ; puis, layant trouv, ils y attachrent une vertu approprie, quils tiraient de la nature matrielle ; et, mlant cette vertu la substance des statues, comme ils ne pouvaient crer proprement des mes, aprs avoir voqu des mes de dmons ou danges, ils les introduisirent dans leurs idoles par des rites saints et divins, en sorte que ces idoles eussent le pouvoir de faire du bien et du mal. []

    Et de ces dieux quon nomme terrestres, Trismgiste, de quelle sorte est la proprit ?

    Elle rsulte, Asclpius, dune composition dherbes, de pierres et daromates qui contiennent en eux-mmes une vertu occulte deffi cacit divine. Et, si lon cherche les rjouir par de nombreux sacrifi ces, des hymnes, des chants de louange, des concerts de sons trs doux qui rappellent lharmonie du ciel, cest pour que cet lment cleste qui a t introduit dans lidole par la pratique rpte de rites clestes

    1. Sur la tlestique dans le noplatonisme, voir Joseph Bidez, Note sur les mystres noplatoniciens , Revue belge de philologie et dhistoire, VII, 1928, p. 1477-1481 ; Eric Robertson Dodds, Theurgy and its relationship to Neoplatonism , The Journal of Roman Studies, XXXVII, 1947, p.57-69 (repris dans The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1951) ; Pierre Boyanc, Thurgie et tlestique noplatoniciennes , Revue de lhistoire des religions, t.147 n2, 1955, p.189-209 ; Jean Bouffartigue, Les statues divines du paganisme : objets artifi ciels ou surnaturels ? , Objets sacrs, objets magiques de lAntiquit au Moyen-ge, d. Charles Delattre, Themam, CNRS, 2007, p.53-64 ; Sarah Iles Johnston, Animating Statues: A Case Study in Ritual , Arethusa, 41.3, 2008, p. 445-478 ; Jan N. Bremmer, The Agency of Greek and Roman Statues: from Homer to Constantine , Opuscula, Annual of the Swedish Institutes at Athens and Rome, 6, 2013, p. 7-21.

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    puisse supporter joyeusement ce long sjour parmi les hommes. Voil comment lhomme fabrique des dieux2.

    Si la pratique consiste littralement joindre une me une composition matrielle particulire, elle est interprte comme une fabrication humaine du divin : homo est fi ctor deorum3. Lhomme est un fabricant de dieux. Que signifi e faire un dieu ? Est-ce simplement fabriquer une idole matrielle, une statue qui nest que le rceptacle dune puissance suprieure ? Ou bien en va-t-il dune production dordre suprieur, pour ainsi dire ontologique, dans laquelle lhomme vritablement ferait les dieux ?

    Le problme est expos sur un mode parodique chez Minucius Felix, qui, sous couvert de tourner en ridicule la tlestique paenne et son caractre idoltre, en expose toute lambigut et toute la subtilit :

    Qui peut donc douter que, si la foule adresse des prires et rend un culte public aux effi gies consacres de ces personnages, cest parce que lopinion, lesprit des gens ignorants se laisse abuser par les grces de lart, blouir par lclat de lor, fasciner par le brillant de largent et la blancheur de livoire ? Quiconque se reprsentera les instruments de torture et les machines qui uvrent faonner toute statue, rougira de craindre une matire dont sest jou lartiste pour en faire un dieu. En effet, un dieu de bois, qui peut tre un fragment de bches ou de cruche strile, est suspendu, taill, dgrossi, rabot ; un dieu de bronze ou dargent provient bien souvent, comme cela fut le cas pour un roi dgypte, dun immonde petit rcipient, qui est fondu, battu coup de maillet et faonn sur lenclume ; un dieu de pierre est taill, sculpt et poli par un homme corrompu, et dailleurs hoffmann eros aletheia pistisil est aussi insensible aux outrages de sa naissance que plus tard aux honneurs dont lentoure votre vnration. On me dira peut-tre que la pierre, le bois ou largent nest pas encore un dieu. Quand donc celui-ci nat-il ? Voyez-le couler, forger, sculpter : il nest pas encore un dieu ; voyez-le souder, assembler, riger : il nest pas encore un dieu ; voyez-le parer, consacrer, implorer : alors enfi n il est dieu, lorsquun homme la voulu tel et dcid comme tel4.

    Le texte semble distinguer trois moments de la production de la statue divine : la fabrication, lrection et la conscration ; mais

    2. Asclpius, 37-38, Corpus Hermeticum, t. II, d. A.D. Nock, trad. Andr-Jean Festugire, Paris, Les Belles Lettres, 1946, p.347-349.

    3. Sur cette clbre formule, voir Sarah Iles Johnston, Homo fi ctor deorum est : Envisionning the Divine in Late Antique Divinatory Spells , in J. Bremmer and A. Erskine (eds.), The Gods of Ancient Greece, Edinburgh University Press, 2010, p. 406-21.

    4. Minucius Felix, Octavius, XXIV, 8, d. et trad. Jean Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p.38-39.

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    ce nest quavec le dernier que la statue devient vritablement un dieu. Une opposition claire apparat entre la production matrielle et la production rituelle. Ce quon peut appeler proprement parler fabrication du divin, ce nest pas la production de la statue comme objet matriel, mais sa production symbolique et rituelle, queffectuent la parure et la prire. Cest performativement, pour ainsi dire, que la statue devient un dieu.

    Est-il possible de lire rebrousse-poil le texte de Minucius Felix et de tenter de prendre au srieux la distinction quil propose ? En sen tenant une lecture faible, on opposera la production matrielle de lobjet, la fabrication de la statue concrte, la projection symbolique et performative sur elle de qualits divines, qui relve dun phnomne de croyance. Si lon accepte en revanche de donner un sens fort la distinction, ce qui vient complter la fabrication matrielle de lobjet nest pas un supplment dme fi ctif mais un autre type de production qui, sil ne fabrique rien proprement parler, fait du divin. Il ne sagira plus alors dopposer, comme le fait Minucius Felix, une ralit objective et sa dformation par une perception subjective, la statue et ce quon croit quelle est, mais plutt darticuler deux niveaux dobjectivit, si lon veut, matrielle et spirituelle, qui font exister la statue non seulement comme objet mais aussi comme dieu.

    Nous voudrions tenter de comprendre en quel sens lactivit rituelle qui entoure lobjet peut tre considre comme une activit productive. Dans le rite de conscration de la statue sopre un basculement de point de vue : la statue qui ntait quun tas de pierre devient une divinit vivante. Nous faisons lhypothse que ce basculement entre les deux perspectives ne doit pas tre envisag comme une simple diffrence subjective de point de vue, comme telle externe lobjet, mais au contraire comme un court-circuit interne lobjet lui-mme, qui le scinde objectivement. Lide que la distinction dpendrait du point de vue de celui qui peroit lobjet nest pas satisfaisante : si lon saccorde aisment dire que prter une me ou une qualit divine une chose est une vue de lesprit, accepte-t-on de dire que considrer une chose comme un pur agrgat de matire en est une aussi ? Il nous parat plus clairant de comprendre comment un objet peut se prsenter aussi bien comme matire que comme esprit.

    Ce qui est diffi cile saisir, cest quun mme objet soit la fois un tas de pierre et un dieu vivant, que se superposent en lui ces deux

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    dimensions qui en font lunit profonde en mme temps quelles le sparent de lui-mme, le partagent entre ce quil est matriellement et substantiellement et ce quil est en tant que puissance divine. Il nous semble pourtant que seule une telle objectivit paradoxale permet de comprendre la tlestique. En mme temps, ce nest que dans la pratique rituelle quune telle objectivit existe et se vrifi e. Ce nest en effet que par le moyen du rite que la statue devient un dieu. Il importe alors de comprendre en quel sens le rituel permet darticuler les diffrentes dimensions de lobjet afi n, selon la formule hermtique, de faire des dieux.

    Nous appellerons objet rituel lobjet qui est au centre du rituel, la fois en tant que ce qui fait lobjet du culte (la statue que lon vnre) et ce que le culte produit (la statue transforme en dieu). Nous voudrions mettre en vidence dans le syntagme objet rituel la relation circulaire qui existe entre lobjet et le rituel, au sens o si cest une dtermination de lobjet lui-mme qui rend possible le rituel, ce nest que dans le rituel que cette dtermination se dploie.

    MTAPHYSIQUE DE LOBJET RITUEL

    Nous nous attacherons au cas des pratiques thurgiques et des dveloppements thoriques quelles ont suscit dans le dernier noplatonisme partir du ive sicle5. Le contraste entre le dveloppement dune philosophie extrmement abstraite et subtile et lattrait pour des formes archasantes et superstitieuses de paganisme, qui a longtemps tonn les historiens de la pense, rvle ici toute sa force. Comment les raffi nements mtaphysiques du noplatonisme ont-ils pu saccommoder dune pratique religieuse aussi grossire que celle de lanimation des statues ? Loin quil y ait une contradiction chez les noplatoniciens entre

    5. Pour une prsentation gnrale de la thurgie, la rfrence reste louvrage classique de Hans Lewy, Chaldean Oracles and Theurgy, Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire, nouvelle d. Michel Tardieu, Paris, Brepols, tudes Augustiniennes, 77 , 1978 ; au sujet de la thurgie dans les milieux noplatoniciens, voir ltude de Carine Van Liefferinge, La Thurgie, des Oracles Chaldaques Proclus, Lige, Centre International dtude de la Religion Grecque Antique, Kernos, Suppl.9 ,1999. Pour une tentative de relativisation des sources noplatoniciennes, voir Ilinca Tanaseanu, Theurgy in Late Antiquity: The Invention of a Ritual Tradition, Gttingen: Vandenhoech & Ruprecht, 2013.

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    la mtaphysique et les usages religieux, il existe plutt entre elles une affi nit profonde, si bien que le noplatonisme offre lune des explications thoriques les plus labores et les plus pntrantes des rituels tlestiques.

    Plotin dj semble avoir reconnu les pratiques tlestiques comme une donne culturelle irrfutable, sans toutefois leur accorder une place trop importante dans sa pense.

    Les anciens sages qui ont voulu se rendre les dieux prsents en construisant des temples et des statues, me paraissent avoir bien vu la nature de lunivers ; ils ont compris quil est toujours facile dattirer lme universelle, mais quil est particulirement ais de la retenir, en construisant un objet dispos subir son infl uence et en recevoir la participation. Or la reprsentation image dune chose est toujours dispose subir linfl uence de son modle, elle est comme un miroir capable den saisir lapparence. La nature, avec un art admirable, fait les choses limage des tres dont elle possde les raisons ; ainsi est ne chaque chose, raison intrieure la matire, recevant une forme correspondante une raison suprieure la matire ; car la nature la met en contact avec la divinit daprs laquelle elle est engendre, que lme universelle contemple, et daprs laquelle elle se dispose en crant la chose. Il est donc impossible quil ny ait rien qui ne participe cette divinit ; mais il est aussi impossible quelle descende ici-bas6.

    Pour Plotin, la magie pratique nest quun cas des lois gnrales de sympathie qui gouvernent lUnivers. Si la magie est oprante, cest parce que le monde est anim de part en part et que toutes ses parties communiquent et conspirent. La premire magie, cest la nature elle-mme. En vertu de cette sympathie universelle, une parcelle de matire peut recevoir linfl uence des dieux.

    Le rapport entre la statue et la divinit est celui dune image son modle. Sil y a de toute vidence dans la relation de ressemblance bien plus quune simple analogie formelle, une sorte de connivence et de continuit entre les choses qui se ressemblent, on ne saurait toutefois en faire un vecteur de prsence. Les choses qui se ressemblent ne se confondent pas et Plotin prend soin de prciser que la divinit ne descend pas dans la matire.

    Le contre-exemple plotinien permet de saisir lampleur du tournant effectu par Jamblique, qui, loin de se rduire la simple adoption, sous linfl uence des Oracles chaldaques, de pratiques

    6. Plotin, nnades, IV, 3 [27], 11 : Diffi cults relatives lme I , trad. mile Brhier, Paris, Les Belles Lettres, 1927, p78.

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    magico-religieuses orientales, consiste en une vritable rvolution mtaphysique.

    En effet, comme il fallait aussi que ce qui est sur terre ne ft nullement sans part la communaut divine, la terre aussi a reu une certaine part divine de celle-ci, capable doffrir un espace pour accueillir les dieux. Cela, assurment, lart thurgique la bien vu et ainsi dcouvre, selon le principe gnral de lappropriation, les rceptacles qui conviennent chacun des dieux : aussi entrelace-t-il souvent pierres, herbes, tres vivants, aromates et autres choses de ce genre, sacres, acheves et spcifi quement divines, et ensuite ralise partir de tout cela un rceptacle compltement achev et pur.

    Car il ne faut pas rejeter toute la matire, mais seulement celle qui est trangre aux dieux, il faut plutt choisir celle qui leur est approprie, dans la pense quelle est capable de sharmoniser la construction de leurs demeures, lrection de leurs statues et laccomplissement sacr des sacrifi ces. Car, sil en tait autrement, pour les dieux terrestres ou les hommes qui habitent ici, il ne pourrait y avoir de participation la rception des tres suprieurs, si un tel fondement navait pas t pralablement tabli. Il faut suivre les paroles secrtes qui disent que, par les spectacles bienheureux, une certaine matire est galement offerte, venant des dieux. Celle-ci est dune certaine manire connaturelle ceux-l mmes qui la donnent. Aussi, le sacrifi ce dune matire veille les dieux pour quils se manifestent, les appelle aussitt descendre pour se laisser saisir, leur offre un espace de rception quand ils se prsentent, et les montre parfaitement7.

    La confection des statues et leur animation ne sont pas de simples traits culturels emprunts la religion des Chaldens, mais le corrlat pratique dune nouvelle conception de la matire8. Sous certaines conditions, la matire est connaturelle aux dieux, et la limite, elle est elle-mme divine. La thurgie est une vritable opration mtaphysique : en faisant descendre les dieux dans les statues, elle rveille dans la matire ses dispositions au divin, elle runit le cosmos entier. Si la religion professe par Jamblique consiste en une srie dactivits matrielles, cest parce que les dieux sont aussi dans la matire et que, si le thurge dsire sunir

    7. Jamblique, Les mystres dgypte, Rponse dAbamon la Lettre de Porphyre Anbon, trad. Michle Broze et Carine Van Liefferinge, Bruxelles, Ousia, 2009, p. 136-137. Nous ne pouvons que signaler la nouvelle dition et traduction du texte, parue entre-temps, aux ditions de Belles Lettres, Rponse Porphyre, d. et trad. H.-D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, avec la collaboration de A. Lecerf, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

    8. Pour une tude dtaille de la place de la thurgie dans la philosophie de Jamblique, voir Gregory Shaw, Theurgy and the Soul : the neoplatonism of Iamblichus, University Park, Pennsylvania State University Press, 1995.

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    eux, il ne peut le faire sans prendre celle-ci en considration. Sans rcuser le caractre transcendant du divin, Jamblique nen jette pas moins, en faisant lapologie de la thurgie, les bases de ce que nous nous risquerons appeler une thologie matrialiste.

    Cest dans le fragment Sur lart hiratique de Proclus que cette intuition a t pousse le plus loin. Dans un texte en apparence simple, qui sapparente un petit trait de magie pratique, Proclus livre une thorie de lobjet rituel qui prsuppose largement la mtaphysique quil dveloppe dans ses ouvrages systmatiques.

    De mme que les dialecticiens de lamour slvent partir des beauts sensibles jusqu ce quils rencontrent le principe mme unique de toute beaut et de tout intelligible, ainsi les initiateurs aux saints mystres, partant de la sympathie qui unit toutes les choses visibles entre elles et avec les puissances invisibles, et comprenant que tout est en tout, ont-ils fond cette science hiratique, non sans smerveiller de voir dans les premiers termes des chanes les termes les plus infi mes et dans ces derniers les tout premiers, au ciel les choses terrestres dans leur cause et sous un mode cleste, ici-bas les choses clestes sous un mode propre la terre. Do vient en effet que lhliotrope se meut en accord avec le Soleil, le slnotrope avec la Lune, tous deux faisant cortge, dans la mesure de leurs forces, aux luminaires du Monde ?9

    Le texte se prsente comme une rfl exion sur le thme tout fait classique en magie de la sympathie universelle . La confection de mlanges de diffrentes matires servant remplir les statues creuses pour y loger des dieux, repose tout entire sur les proprits magiques ou sympathiques des animaux, des vgtaux et des minraux. Cest parce que la matire et le divin, la terre et le ciel sont en sympathie quune activit magique est possible. Il ne sagit toutefois pas dutiliser les proprits naturelles des choses, pas plus quil nest question de tirer parti de leurs vertus surnaturelles ou occultes. Proclus entend montrer que, selon le mot de Thals, tout est plein de dieux 10 et ce qui prcisment lintresse dans les proprits divines des choses, cest quelles tmoignent du mode de prsence des dieux dans les choses, quelles en sont le signe secret.

    Tout est donc plein de dieux, la terre est pleine de dieux clestes, le ciel de dieux supraclestes ; chaque srie procde, saccroissant en nombre, jusqu ses termes derniers. En effet, ce qui existait dans lunit avant toutes choses est manifest dans tous les membres de

    9. Proclus, Sur lart hiratique, trad. A.-J. Festugire, in La rvlation dHerms Trismgiste, vol. 1, Paris, Les Belles Lettres, 2006 (1944), p.134.

    10. Fr. A 22 D-K, voir Aristote, De lme, I, 5, 411a 5-10.

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    la srie. Do les organisations des mes, dpendantes celles-ci dun dieu, celles-l dun autre11.

    Les puissances divines sont fragmentes et rparties dans les choses. Il y a au cur de chaque chose, confondue avec son intimit ou son individualit la plus propre, une tincelle divine. Cet indice qui ordonne la chose un dieu, les noplatoniciens lui donnent le nom technique de symbole (sumbolon) ou de signature (sunthma).

    Car, celui qui est cause de tout lunivers a ensemenc dans tous les tres des marques de son absolue supriorit ; par le moyen de ces marques, il a tabli tous les tres en rfrence lui, et il est ineffablement prsent tous, bien quil transcende tout lunivers. Donc chaque tre, en rentrant dans ce quil y a dineffable dans sa propre nature, dcouvre le symbole du Pre de tout lunivers ; tous les tres par nature le vnrent et, par le moyen de la marque mystique qui appartient chacun, sunissent lui, en dpouillant leur propre nature et en mettant tout leur cur ne plus tre que la marque de dieu et ne plus participer que de dieu, cause du dsir quils ont de cette nature inconnaissable et de la Source du Bien []12.

    La signature est lindice dune prsence divine, non pas vecteur de signifi cation mais deffi cacit13. Cest un symbole effi cace, qui agit dans lobjet, le convertit au dieu qui le constitue. Il ne sagit pas pour le thurge de linterprter mais doprer avec, de le faire agir et den librer la puissance. La thurgie reconduit les

    11. Ibid., p.135.12. Proclus, Thologie platonicienne, II, 8, d. et trad. Henri-Dominique

    Saffrey et Leendert Gerrit Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p.56.13. Traditionnellement la thorie des signatures se situe au croisement de la

    botanique, de la mdecine, de lalchimie et de la magie, et procde de lide que la ressemblance ou la similitude entre les choses permet leur action les unes sur les autres, en particulier en ce qui concerne le rapport entre la morphologie des plantes et leurs vertus curatives. Voir D. Ball-Simon et P. Daszkiewicz, Lhritage oubli des signes de la nature, La loi des signatures, Paris, Les deux ocans, 1999. La tradition mdicale qui va de Thophraste Paracelse donne lieu, chez Jacob Boehme, une thorie gnrale de la cration, cf. De la signature des choses, trad. P.Deghaye, Paris, Grasset, 1995. Concernant le mode de signifi cation particulier de la signature, en rapport avec les notions de ressemblance et deffi cacit, voir Michel Foucault, Les mots et les choses, ch. II, II Les signatures , Paris, ditions Gallimard, 1966, p. 40-45 et Giorgio Agamben, Thorie des signatures , Signatura rerum. Sur la mthode, trad. Jol Gayraud, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2008, p. 37-91. Nous traduisons sunthma par signature en raison de la proximit entre la doctrine noplatonicienne de la thurgie et la thorie mdicale et magique des signatures, dans lesquelles les signes visibles du monde renvoient aux puissances invisibles avec lesquelles ils permettent doprer, comme de vritables mots de passe institus par les dieux.

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    choses leur divinit. Cela suppose quelles se dpouillent de leurs dterminations naturelles : la signature est prcisment la marque dans lobjet de la sparation entre sa nature et sa divinit.

    Do encore, par exemple, le grand nombre des animaux hliaques, tels que le lion et le coq, qui eux aussi participent au divin selon le rang quils occupent. Ladmirable, cest comment, chez ces animaux, les moins pourvus en force et en taille se font craindre de ceux qui lemportent sur ces deux points : car le lion, dit-on, recule devant le coq. La raison nen est pas prendre dans les donnes des sens, mais dans une considration intellectuelle, cest--dire une diffrence qui remonte aux causes elles-mmes. Cest que, en vrit, la prsence dans le coq des symboles hliaques a plus deffi cace. Il le montre bien par la conscience quil a du circuit du Soleil : car il chante un hymne au lever de lastre et quand lastre se tourne vers les autres centres14

    Si le lion est naturellement plus fort que le coq, toutefois la signature solaire est plus puissante dans le coq que dans le lion. Cest pourquoi le coq peut lemporter sur le lion. Paralllement lordre naturel des choses, il existe un ordonnancement divin du monde, qui ne se superpose pas exactement celui-l15. Si les tres se distinguent les uns des autres par des caractristiques formelles gnrales, ils se rapportent aussi les uns aux autres en fonction de proprits divines plus particulires. Ils appartiennent la fois des classes ontologiques et des ordres divins. La signature est prcisment ce qui soustrait lobjet ses dterminations naturelles ou essentielles, et lordonne un mode dexistence proprement divin.

    Quel est ce mode dexistence non naturel et pour ainsi dire non ontologique des choses ? On peut lappeler symbolique, au sens prcis du symbole dans la thurgie noplatonicienne, ou encore rituel. Le rituel ne consiste pas simplement en une technique ou une activit humaine mais cest une dimension des choses.

    Le lotus lui aussi manifeste son affi nit avec le Soleil : sa fl eur est close avant lapparition des rayons solaires, elle souvre doucement

    14. Proclus, Sur lart hiratique, p.135.15. Cest, nous semble-t-il, la signifi cation profonde de la thorie proclienne

    des hnades. Leur fonction ne se limite pas combler lcart entre lun et ltre, mais donne penser une causalit qui nest pas celle des formes intelligibles. Bien que Proclus ne soit jamais tout fait explicite ce propos, il y a une diffrence fondamentale entre lhnadologie et lontologie, dont les commentateurs nont pas suffi samment rendu compte. ce sujet on se reportera aux remarques de Radek Chlup, Proclus. An introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, en particulier p.112-136, ainsi qu la thse de Edward P.Butler, The Metaphysics of Polytheism in Proclus, New School University, avril 2003.

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    quand le Soleil commence se lever, et mesure que lastre monte au znith, elle se dploie, puis de nouveau se replie lorsquil sabaisse vers le couchant. Or quelle diffrence y a-t-il entre le mode humain de chanter le Soleil, en ouvrant ou fermant la bouche et les lvres, et celui du lotus, qui dplie et replie ses ptales ? Car ce sont l ses lvres lui, cest l son chant naturel.

    Mais pourquoi parler des plantes, o subsiste encore quelque trace de vie gnrative ? Ne voit-on pas les pierres elles-mmes respirer en correspondance avec les effl uves des astres ? Ainsi lhlite, par ses rayons couleur dor, imite les rayons du Soleil ; la pierre quon nomme il de Bel et dont laspect ressemble aux prunelles des yeux met du centre de sa prunelle une lumire brillante, ce qui fait dire quon devrait lappeler il du Soleil ; la slnite change de forme et de mouvement en accord avec les changements de la Lune, et lhlioslne est comme une image de la rencontre des deux luminaires, la ressemblance des rencontres et des sparations qui se font au ciel16.

    Sil est possible dinvoquer une divinit, de la faire descendre dans une statue, cest parce que la statue elle-mme uvre faire venir en elle le divin. Pour le dire autrement, lactivit rituelle des hommes ne fait que doubler lexistence rituelle des choses. Toute chose a une vie rituelle propre : les plantes et les pierres prient leur faon. En dcrivant le monde comme une grande prire cosmique, Proclus semble dcliner la trs belle thorie plotinienne de la contemplation.

    Avant daborder notre sujet srieusement, si nous nous amusions dire que tous les tres dsirent contempler et visent cette fi n, les tres raisonnables comme les btes, et mme les plantes et la terre qui les engendre ; si nous ajoutions que tous ces tres arrivent cette fi n autant quils en sont capables et conformment leur nature, mais quils contemplent chacun leur manire et atteignent tantt des ralits, pourrait-on supporter pareil paradoxe ? [] Sans doute ces vies sont des penses de diffrentes espces ; il y a une pense de la plante, une pense de lanimal dou de sens, une pense de ltre dou dune me ; comment des penses ? Oui, puisque ce sont des raisons ; toute vie est une pense, mais une pense plus ou moins obscure comme la vie elle-mme17.

    De mme que selon Plotin, la vraie vie est une contemplation et quil ny a quune diffrence de degr entre lactivit contemplative de lesprit pur et celle des plantes et des pierres, on pourrait dire avec Proclus que la vie est fondamentalement rituelle, des degrs divers.

    16. Proclus, Sur lart hiratique, p.134-135.17. Plotin, nnades,III,8[30],8 : De la nature, de la contemplation et de

    lUn , trad. .Brhier, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p.277-279.

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    Car tous les tres prient selon le rang quils occupent, ils chantent les chefs qui prsident leur srie tout entire, chacun louant sa manire, spirituelle, rationnelle, physique ou sensible : ainsi lhliotrope se meut-il autant quil lui est facile de se mouvoir, et si lon pouvait entendre comme il frappe lair durant quil tourne sur sa tige, on se rendrait compte ce bruit quil offre une sorte dhymne au Roi, tel quune plante peut le chanter18.

    Le rituel est le processus par lequel chaque chose se convertit vers le principe divin dont elle procde et fait retour vers lui, comme la fl eur hliotrope se tournant vers le soleil. Lexistence est pense dans le noplatonisme comme un processus dynamique, comme un jeu entre lorigine et le retour. Cest ce qunonce la proposition 35 des lments de thologie : Tout ce qui est caus demeure dans sa propre cause, procde delle et se convertit vers elle 19. En appliquant le modle de la manence (mon), de la procession (proodos) et de la conversion (epistroph) notre propos, on pourrait dire de faon schmatique que les dterminations naturelles dune chose sont ce par quoi elle se spare de sa cause divine, la signature quelle porte en elle la marque de limmanence du divin en elle et son activit rituelle sa faon de faire retour vers son origine divine20.

    Une autre signifi cation de lactivit rituelle humaine semble se dgager de ces considrations. Ce que vise la thurgie, ce nest pas un usage magique des proprits des choses mais ce nest pas non plus une projection sur les choses dun imaginaire religieux. Pour chapper cette alternative, le coup de force de Proclus est de dire que lactivit symbolique est immanente aux choses. Les choses ne sont pas des symboles des dieux : elles sont divines par les symboles qui agissent en elles. La vie symbolique ne relve pas de lanthropologie mais de la mtaphysique. Les pratiques rituelles najoutent pas une dimension symbolique aux choses mais visent

    18. Proclus, Sur lart hiratique, p.134.19. Proclus, The Elements of Theology, d. E.R. Dodds, Oxford, Clarendon

    Press, 1963, p.38 (nous traduisons).20. Il faudrait nuancer cette interprtation, en relisant par exemple la

    proposition 39 des lments de thologie, dans laquelle il apparat clairement que la conversion peut seffectuer selon ltre, la vie ou la connaissance, cest--dire selon la nature propre des diffrentes classes dtres. La question est au fond de savoir si lhnadologie ne permettrait pas, dans une certaine mesure, de court-circuiter lontologie et de mettre en vidence un lger dcalage entre les diffrentes causalits luvre dans la procession et la conversion des tres.

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    au contraire correspondre avec lactivit rituelle des choses elles-mmes et lamplifi er. Cest en ce sens quon peut dire que les choses se ralisent pleinement dans la pratique rituelle des hommes, quelles touchent plus parfaitement leur divinit, et que donc les hommes font des dieux . Lactivit rituelle est productive dans la mesure o elle est une dmiurgie symbolique : en elle, les objets connaissent une deuxime gense, qui nest plus de lordre dune production substantielle mais dune reproduction symbolique. Le rituel thurgique, en actualisant la puissance symbolique des choses, en activant les signatures divines qui logent en leur cur, produit les objets en tant que divins en les reproduisant symboliquement. Ce qui est en jeu dans la thurgie, cest une rvocation de lordre du monde sous laspect de sa divinit.

    LEFFICACIT SANS LA CROYANCE

    Nous souhaiterions faire le point, pour conclure, sur les diffi cults que prsente ladoption dun tel modle en vue dune analyse de la fonction de lobjet rituel, en particulier dans linterprtation des pratiques tlestiques.

    La premire diffi cult tient au statut du discours noplatonicien lui-mme. Le fait que les mmes personnes qui ont pratiqu la thurgie laient aussi pense pose sans aucun doute un problme pis tmologique majeur. Comment accepter comme valide une expli cation qui est de lordre dune thologie, voire dune apologie ? Peut-on prendre au srieux les explications dun phnomne religieux donnes par ceux-l mmes qui y croient ?

    Nous avons essay de montrer avec le modle noplatonicien que la transformation rituelle de lobjet ntait prcisment pas une question de croyance. Lintuition thologique fondamentale du noplatonisme, cest que Dieu est, selon une formule bien connue, au-del de ltre (epekeina ts ousias)21. Cet axiome thologique a pour consquence de situer le rapport au divin au-del de toute apprhension subjective : la divinit est indicible, inconnaissable, incomprhensible. Cest pourquoi le rapport rituel au divin ne saurait se rduire une forme de connaissance ou de croyance.

    21. Platon, Rpublique, 509b.

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    Et ce nest pas non plus la pense qui unit les thurges aux dieux. Sinon, quest-ce qui empcherait ceux qui pratiquent la philosophie contemplative dobtenir lunion thurgique avec les dieux ? En ralit, la vrit nest pas ainsi : cest laccomplissement des actes ineffables mis en uvre au-del de toute intellection comme il convient au divin et la puissance des symboles indicibles penss seulement par les dieux, qui tablissent lunion thurgique. Cest pourquoi ce nest pas en utilisant lintellect que nous accomplissons ces uvres. Car ainsi, leur mise en uvre serait intellectuelle et dpendrait de nous. Aucune de ces deux propositions nest vraie. En effet, sans que nous nutilisions notre intellect, ce sont les symboles eux-mmes qui accomplissent partir deux-mmes leur uvre propre, et la puissance ineffable des dieux vers lesquels ils remontent reconnat par elle-mme ses propres images, sans tre veille par notre intellection22.

    Lintellect est mis hors-circuit dans leffectuation des rites thurgiques. Ceux-ci ne ncessitent aucune composante subjective pour fonctionner : ce sont les choses elles-mmes qui agissent, le divin qui se reconnat dans ses symboles. Cest sur la base de cet argument que les derniers noplatoniciens ont promu la thurgie au-del de la contemplation philosophique elle-mme, faisant une part plus belle la pratique qu la thorie. Autrement dit, il ny a pas besoin de croire pour que cela marche. Jamblique formule lune des premires thories de ce que lon appellera plus tard leffi cacit symbolique23.

    Cest prcisment l quapparat la seconde diffi cult. Pour mettre hors circuit la dimension subjective du rite, on le fait intgralement passer du ct des objets, en considrant le rituel comme une modalit de lexistence mme des choses. Nest-ce pas prsupposer ce que lon cherche dmontrer ?

    Encore une fois, lide de la transcendance absolue du divin interdit toute interprtation vulgaire des pratiques tlestiques. Il faut reformuler la question : comment une statue peut-elle tre divine ? de la faon suivante : comment ce qui est absolument transcendant peut-il se retrouver dans les choses ? Cest ce problme pineux que la thorie des signatures apporte une solution gniale. La

    22. Jamblique, Les mystres dgypte, p.71-72.23. Sur la notion deffi cacit symbolique, nous renvoyons ltude classique

    de Lvi-Strauss, Leffi cacit symbolique , in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 213-234 (initialement paru dans la Revue de lhistoire des religions, t.135, n1, 1949, p. 5-27), qui souligne la dimension inconsciente de leffi cacit rituelle et rapproche par ce biais lactivit chamanique de la pratique psychanalytique.

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    signature dune chose est prcisment ce qui la soustrait ses dterminations naturelles pour la restituer sa dimension divine. En tant que science des signatures, la thurgie manifeste la prsence des dieux sur un mode non pas substantiel mais purement rituel et opratif. Cest symboliquement quune statue est un dieu : ce qui ne signifi e pas de faon irrelle, mais de faon inessentielle. En ce sens, les pratiques thurgiques ne sont rsolument pas une excroissance pathologique du dernier noplatonisme mais tmoignent au contraire de sa cohrence profonde.

    La plus grande diffi cult tient sans doute au changement de paradigme mtaphysique quimplique ladoption dune telle thorie. Penser lobjet rituel au sens de cet objet paradoxal qui est autre chose que ce quil est suppose deux choses. Dune part de penser lobjet non pas selon ses dterminations essentielles ou matrielles mais selon ses rapports dynamiques. Dautre part de penser la corrlation entre une activit rituelle et le type de qualits quelle confre aux objets quelle englobe. Le coup de gnie de Proclus est de parvenir articuler ces deux perspectives ensemble, en envisageant le rituel comme la vie secrte des choses mmes.

    En appelant ftichisme la croyance illusoire des Africains et des primitifs dans le caractre divin, vivant ou anim de certains objets, la culture occidentale moderne a tent de contourner un problme qui na cess de la hanter et quelle est incapable de rsoudre parce quelle sest prive des moyens de le poser correctement24. Lide quun objet puisse tre anim ne nous est plus familire et nous ne pouvons que lenvisager comme une croyance superstitieuse. Cest pourquoi lanthropologie moderne ne peut que se heurter des questions insolubles concernant le rapport de la croyance et de leffi cacit des rites25. L o toutefois la religion ne relve pas dune pure exprience subjective, dun

    24. La notion de ftichisme a t introduite par Charles de Brosses en 1760 dans le clbre essai Du culte des dieux ftiches et elle a connu une immense fortune dans les sciences humaines jusqu aujourdhui. Sur lhistoire de la notion, on lira William Pietz, Le ftiche : gnalogie dun problme, trad. Aude Pivin, Paris, Kargo & lclat, 2005.

    25. Que ce soit dans lassociationnisme dides chez Tylor et Frazer, dans la mentalit primitive chez Lvy-Bruhl, dans le fait social chez Durkheim ou Mauss, dans la fonction symbolique chez Lvi-Strauss, la question de leffi cacit nous semble toujours tre rduite celle de la croyance, plus ou moins consciente, en cette effi cacit, cest--dire rapporte une dimension strictement humaine, quelle soit psychologique, sociale ou structurale.

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    rapport de lesprit lui-mme, mais se dploie dans un monde de choses, se fait commerce avec des objets, le concept de croyance na peu prs aucune valeur heuristique26.

    Si lon fait disparatre la diffi cult, ce nest pas en vitant le problme, mais en levant les obstacles sa bonne formulation : plutt que de chercher comprendre comment un rituel peut transformer un objet en une divinit, on cherche comprendre ce quest un objet pour quil puisse cristalliser une relation rituelle au divin. Cest ce quont fait les noplatoniciens au moment historique prcis o leur univers spirituel menaait de seffondrer en mme temps que lEmpire. Nous pensons quils se sont trs bien compris eux-mmes, mieux sans doute que nous ne les comprenons. Ils ne croyaient pas que les statues taient des dieux, au contraire, ils savaient trs bien que les dieux taient trs loin, mais ils savaient aussi comment les faire revenir avec un peu dherbe et un peu de pierre27.

    [email protected]

    26. Notons, pour nuancer notre affi rmation, que le concept de croyance (pistis) nest pas absent des thologies chaldaques et des thories noplatoniciennes. Il convient toutefois de prciser les choses en soulignant dune part, que la pistis ne correspond pas notre ide moderne de croyance, mais consiste en une puissance divine plus quen une disposition subjective, et dautre part, que les noplatoniciens eux-mmes opposent une ide supra-rationnelle de la foi comme union et contact avec le divin la simple croyance comme forme infrieure, voire irrationnelle, de connaissance. Quand Proclus lie explicitement la pistis la puissance thurgique, ce nest pas tant pour rapporter leffi cacit rituelle une facult subjective que pour signaler son caractre supra-rationnel et transcendant (voir Thologie platonicienne, I, 25, d. et trad. Henri-Dominique Saffrey et Leendert Gerrit Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 109-113). Sur llaboration de la notion de croyance dans le noplatonisme, voir Philippe Hoffmann, La triade chaldaque rs, altheia, pistis de Proclus Simplicius , in A.-Ph. Segonds C.Steel (d.), Proclus et la Thologie platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai 1998) en lhonneur de H.D. Saffrey et L.G. Westerink, Leuven-Paris, 2000, p. 459-489 ; Id., Ers, Altheia, Pistis et Elpis : ttrade chaldaque, triade noplatonicienne (fr. 46 des Places, p. 26 Kroll) , in H. Seng M.Tardieu (ed.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext Interpretation Rezeption, Heidelberg 2010, p. 255-324.

    27. Jadresse mes remerciements, pour ses prcieuses remarques de lecture, M. Constantin Macris (Centre national de la recherche scientifi que/Laboratoire dtudes sur les Monothismes Centre dtudes des religions du Livre).

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