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353 L’objet symbolique sacré du bouddhisme et son double mode de communication dimensionnelle : la pagode et le mandala Jung-Hae KIM 1 Comment montrer d’emblée l’ensemble d’un système de connaissances à travers un objet symbolique ? Comment réunir des unités de signes dans leur cohérence théo- rique et empirique en un seul objet ? La pagode et le mandala remplissent ces ob- jectifs : l’une en trois dimensions et l’autre en deux dimensions forment un ensemble dévoilant les connaissances que les initiés découvrent par trois modes de lecture, externe, interne et alternatif. En tant que modèles réduits du cosmos, de l’être hu- main, du Bouddha, ce sont des objets médiateurs pour le développement de notre esprit d’Éveil, au moyen d’une visualisation et d’une concentration mentales. Ce sont des objets qui témoignent de l’efficacité des instruments symboliques qui agissent directement sur notre conscience. MOTS-CLéS : PAGODE, MANDALA, PLURIDIMENSION, MICROCOSME, MACROCOSME, éVEIL How can one immediately show the entirety of a knowledge system through a sym- bolic object? How can one bring together sign units in their theoretical and empirical consistency in a single object? The pagoda and the mandala meet these objectives: one in three dimensions and the other in two dimensions form a whole that reveals the knowledge that the initiated discover through three methods of reading: external, internal and alternative. As scale models of the cosmos, of the human being and of Buddha, these objects act as mediators for the development of our spirit of enlighten- ment, through mental visualization and concentration. These objects demonstrate the effectiveness of symbolic instruments that directly affect our consciousness. KEYWORDS : PAGODA, MANDALA, MULTIDIMENSION, MICROCOSM, MACROCOSM, ENLIGHTEN- MENT 1 Jung-Hae KIM enseigne à l’Université Yonsei à Séoul en Corée du Sud. Diplomées de la Littérature française et comparée de l’Université Paris IV-Sorbonne et de l’Anthropologie et Histoire des religions à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris. Elle était chercheuse du groupe E.I.D.O.S. (Etudes de l’Image Dans une Orientation Sémiotique) et secrétaire adjoint de A.I.S.V. (Association Internationale de Sémiotique Visuelle).

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L’objet symbolique sacré du bouddhisme et son double mode de communication dimensionnelle : la pagode et le mandala

Jung-hae kIm1

Comment montrer d’emblée l’ensemble d’un système de connaissances à travers un objet symbolique ? Comment réunir des unités de signes dans leur cohérence théo-rique et empirique en un seul objet ? La pagode et le mandala remplissent ces ob-jectifs : l’une en trois dimensions et l’autre en deux dimensions forment un ensemble dévoilant les connaissances que les initiés découvrent par trois modes de lecture, externe, interne et alternatif. En tant que modèles réduits du cosmos, de l’être hu-main, du Bouddha, ce sont des objets médiateurs pour le développement de notre esprit d’Éveil, au moyen d’une visualisation et d’une concentration mentales. Ce sont des objets qui témoignent de l’efficacité des instruments symboliques qui agissent directement sur notre conscience.

Mots-clés : pagode, mandala, pluridimension, microcosme, macrocosme, éveil

How can one immediately show the entirety of a knowledge system through a sym-bolic object? How can one bring together sign units in their theoretical and empirical consistency in a single object? The pagoda and the mandala meet these objectives: one in three dimensions and the other in two dimensions form a whole that reveals the knowledge that the initiated discover through three methods of reading: external, internal and alternative. As scale models of the cosmos, of the human being and of Buddha, these objects act as mediators for the development of our spirit of enlighten-ment, through mental visualization and concentration. These objects demonstrate the effectiveness of symbolic instruments that directly affect our consciousness.

Keywords : pagoda, mandala, multidimension, microcosm, macrocosm, enlighten-ment

1 Jung­Hae KIM enseigne à l’Université Yonsei à Séoul en Corée du Sud. Diplomées de la Littérature française et comparée de l’Université Paris IV­Sorbonne et de l’Anthropologie et Histoire des religions à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris. Elle était chercheuse du groupe E.I.D.O.S. (Etudes de l’Image Dans une Orientation Sémiotique) et secrétaire adjoint de A.I.S.V. (Association Internationale de Sémiotique Visuelle).

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un objet architectural sacré

Parmi les objets architecturaux sacrés que l’on peut trouver dans tous les temples bouddhistes, il y a les pagodes et les mandalas que les bouddhistes reconnaissent comme objet cultuel. Pour les non-initiés, la pagode et le mandala apparaissent comme deux objets indépendants l’un de l’autre. Mais si la pagode est un édifice tridimensionnel, il suffirait de regarder la pagode d’en haut pour retrouver la forme du mandala qui est l’objet bidimensionnel présent dans la pagode. Ces deux objets symboliques forment finalement un tout. En les associant, la com-munication des symboles au sein de l’objet devient plus intelligible. L’enjeu de ce travail consiste à révéler la corrélation existante entre le double mode de com-munication dimensionnelle de ces objets et leur système symbolique sur le plan plastique et sur le plan iconique. En même temps, on lira chaque objet selon trois modes qui en permettront la compréhension intégrale sur le plan de la pratique symbolique. Dans la mesure où ils sont les médiateurs de l’enseignement boudd-histe, la pratique attachée à ses objets transforme leur symbolique statique en une dynamique opérationnelle pour la réalisation spirituelle de soi.

La signification confuse attachée à l’objet

Le sens profond de la pagode est très peu connu du public. Celui qui voit une pa-gode pour la première fois ne verra qu’une architecture sacrée ou un monument religieux. Celui qui pratique le bouddhisme connaît au moins la signification la plus répandue de la pagode: c’est un reliquaire du Bouddha. Le stûpa indien, l’ori-gine de la pagode, a été construit pour contenir les reliques corporelles (sarîrad­hâtu) du Bouddha. La légende veut qu’à la mort du Bouddha Sâkyamuni au Ve siècle avant J.-C., ses reliques (sarîra) furent réparties après la crémation entre les rois présents à la cérémonie. Une fois rentrés dans leur royaume, chacun d’eux fit construire un stûpa destiné à conserver les reliques qu’il avait reçues. Par la suite, on attribue au roi indien Açoka la diffusion du modèle du stûpa en Inde, puisqu’il en aurait fait construire plus de 84000 au IIIe siècle avant J.-C.

Le stûpa indien avait à l’origine une forme hémisphérique simple, puis, avec la propagation du bouddhisme en Asie, le stûpa prit différentes formes; et, en par-ticulier, à travers la doctrine du Grand-Véhicule (mahâyâna) il prend une forme symbolique plus chargée en représentant l’enseignement bouddhiste. Le mot français ‘pagode’ vient du portugais ‘paxoda’ au XVIe siècle, lequel venait de la langue tamoule ‘pagavadam’. L’origine du mot en sanskrit ‘bhagavatî’ signifie ‘la vénérable’, ’la divinité’. Cette étymologie laisse déjà se dessiner le sens qu’on donne à la pagode.

En Asie, si un temple ne possède pas une relique du Bouddha à conserver dans la pagode, on met à sa place les reliques des grands moines ayant résidé au temple,

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ou bien les textes bouddhistes (sûtra), en tant que symboles du corps dharmique du Bouddha (dharmakâya). Une autre usage que les bouddhistes font de la pagode est la circumbulation : il s’agit de tourner autour de l’axe de la pagode dans le sens des aiguilles d’une montre (pradaksinâ). Ceci vient de la tradition en usage à l’époque du stûpa açokéen, comme nous pouvons le voir aujourd’hui illustré avec le stûpa de Bhârhut ou de Sâñcî dont la forme de grand dôme entouré d’une balustrade permet de procéder à la circumbulation, en tournant dans le sens de la svâstika, de droite à gauche, ce qui représente l’acte de dévotion et d’offrandes.

Le cas de deux pagodes coréennes : sukgatap et Dabotap

On commença à ériger des pagodes en Corée dès que le bouddhisme fut devenu religion d’Etat au IVe siècle. La pagode en coréen se prononce ‘tap’, ce qui té-moigne de son origine étymologique, en sanskrit ‘stupa’. Le ‘s’ de ‘stupa’ devient muet en pali. En passant par la Chine, il se prononce ‘tapa’ ; ensuite, en coréen, le ‘tapa’ devient simplement ‘tap’.Au IVe siècle, la pagode est érigée avec des matériaux en bois ou en brique. Mais les pagodes en bois de cette époque n’existent plus aujourd’hui, sauf au Japon, à Nara par exemple où l’on peut voir une pagode de cinq étages en bois, construite par des artisans coréens au VIIe siècle (restaurée depuis). En Corée, les pagodes qui subsistent sont souvent en pierre.

Sukgatap © kimyoungsun 2009(Image 1)

Dabotap.© kimyoungsun 2009(Image 2)

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Les pagodes coréennes présentes sur les images ci-dessous se trouvent actuelle-ment dans le temple Bulguk, dans la ville de GyungJou au Sud-Est de la Corée, la capitale à l’époque du royaume de Silla. Le temple a été construit en 535, et les deux pagodes ont été construites autour de l’année 751, l’année de l’élargissement du temple. Les pagodes se trouvent côte à côte dans la cour du bâtiment principal, la salle du Bouddha. La hauteur de ces pagodes atteint un peu plus de dix mètres.

L’une s’appelle Sukgatap et l’autre Dabotap. Sukga est l’appellation coréenne pour Sakya, qui désigne le bouddha historique Sâkyamuni, ‘le Sage des Sâkya’. Dabo signifie ‘maint trésor’, c’est un nom attribué au Bouddha Prabhutaratna2. Le fait que ces deux pagodes se trouvent au même endroit fait référence à une scène du Sûtra du Lotus3. Dans le chapitre XI, ayant entendu l’enseignement du Bouddha Sakya, le Bouddha Prabhutaratna est apparu sous la forme d’une tour pour faire l’éloge de l’enseignement du Bouddha.4 Dans le Sûtra, le Bouddha explique que le Bouddha dans la Tour aux trésors (Dabotap) est le corps intégral d’un Ainsi­venu (tathâgata), une des appellations du Bouddha. Ici est révélée la symbolique de la pagode : en effet, elle représente le corps du Bouddha et en même temps sa tour funéraire (stûpa), selon le Sûtra. Au début de la voie de bodhisattva5, Prabhutarat-na fait ce vœu solennel : « Si, après que je suis devenu un bouddha et entré dans l’extinction, en n’importe quel lieu des terres des dix directions se trouve prêché Le Sûtra du Lotus, afin que je puisse écouter ce Sûtra, ma tour funéraire y surgira précisément, pour attester de la véracité de ce Sûtra et en louer l’excellence. »6. Alors que ce bouddha était sur le point d’entrer dans l’extinction, au milieu de la grande assemblée, il s’adressa aux moines : « Après mon entrée dans l’extinction, si certains veulent faire des offrandes à mon corps dans son intégralité, qu’ils érigent alors une grande tour »7. Le Sûtra de Lotus affirme ainsi que le corps du Bouddha, la Tour (la pagode) et la tour funéraire (stûpa) sont identiques.

2 Le terme ‘bouddha’ signifie ‘celui qui a atteint à l’Éveil suprême’. Les autres bouddhas ont fait leur ap­parition sur terre avant le Bouddha Sâkyamuni. Un des bouddhas du passé connu s’appelait Dîpanka­ra, et le Maitreya est le bouddha à venir. Le Bouddha Prabhutaratna est un des bouddhas déjà apparus.

3 Le Sûtra de Lotus est l’un des textes fondamentaux du mahâyâna, le bouddhisme du Grand­Véhicule.

4 « A ce moment, devant le Bouddha, une tour ornée des sept trésors, […], surgit de terre et resta suspen­due dans les airs. », Servan Schiriber, S. et Albert, M. (2007). Le Sûtra du Lotus, pour la traduction française de la traduction américaine de Watson, B. ; Les Indes savantes, Paris, 171.

5 Le boddhisattva est un être qui, ayant atteint l’Éveil, retarde son entrée au nirvâna (auquel le bouddha est arrivé et quitte le cycle de la transmigration (samsâra)) afin d’aider les autres êtres.

6 En 1966, pendant la restauration de la pagode, les contenants des sarira et un texte bouddhiste (trésor nationale n° 126) ont été découverts à l’intérieur de la Sukgatap. Le texte bouddhiste imprimé qui fut découvert est considéré comme le plus ancien imprimé xylographique au monde, s’il date bien de 751.

7 La forme de la goutte symbolise la substance concentrée dans les centres énergiques, à l’intérieur du corps. Si la goutte est située au somment de la hampe, elle signifie plus particulièrement l’essence de l’Éveil.

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En outre, la scène de la rencontre des deux Bouddhas montre qu’ils disposent de pouvoirs d’émanation omniprésents, sans limite spatiale et temporelle.

un objet symbolique du corps cosmique et du corps humain

Le Sukgatap8 représente donc en une forme simplifiée des éléments qui forment le corps humain, en même temps que ceux du corps cosmique. La forme carrée du soubassement se décompose en plusieurs étages, représentant les éléments de l’Espace, de l’Air, du Feu, de l’Eau et de la Terre. Il y a ensuite cinq étages carrés dans les toitures : les trois plus grands, un étage plus petit au-dessus, et enfin un autre étage encore plus petit situé avant le commencement des éléments symboliques de la hampe.Ensuite, la partie hampe représente l’axe central du monde ou la colonne verté-brale de l’homme, constituée des formes des anneaux, de l’ombrelle, de la lune, du soleil, et de la goutte9 ou de la perle. La pagode conserve les éléments qui ornaient le stûpa, là où l’on mettait la hampe en porte-parasol, signe royal de la naissance d’un prince du clan Sakya. La hampe en porte-parasol est entourée d’une sorte de petite boîte (harmikâ). Ces différents éléments concrets du stûpa sont transformés dans la pagode en éléments symboliques comme le soleil, la lune, l’ombrelle, etc.Quant à Dabotap10, elle se différencie de la Sukgatap, laquelle a une forme plus simple. Le type de la Dabotap est un exemple unique dans le style de la pagode coréenne. Elle se distingue par la présence de balustrades à chaque étage. Dans le Sûtra du Lotus, il est mentionné l’apparition d’une tour ornée qui « comptait plus de cinq cents balustres, … ». Ces balustrades nous rappellent aussi la balus-trade (vedikâ) du stûpa de Bhârhût ou de Sâñcî de l’Inde. Ce qui distingue encore la Dabotap est la présence de quatre escaliers, dont les deux piliers posés à leur commencement nous rappellent les portiques (torana) du stûpa. Aux entrées des points cardinaux, les quatre lions sont présents en tant que gardiens des portes11. Le premier étage de la Dabotap est carré, le deuxième étage est de forme octogo-nale, et les symboles des éléments montés sur la hampe sont presque identiques à ceux de la Sukgatap; quelques éléments manquent cependant ici.

8 Pendant l‘occupation japonaise, à l’occasion de la restauration de la Dabotap en 1925, le contenant des reliques et les textes bouddhiques ont disparu.

9 Les trois statues de lion ont disparu, une seule fut retrouvée et elle est actuellement conservée au British Museum.

10 Tous les bouddhas sont les manifestations du bouddha primordial.

11 Les images sont tirées du livre de Brauen, Martin (2004). Mandala, cercle sacré du bouddhisme ti­bétain, avec des photographies de Peter Nobel et Doro Röthlisberger. Traduit de l’allemand par Jean­Daniel Pellet, Favre, Paris, Lausanne. [édition originale (1992). Der heilige Kreis im tantrischen Budd­hismus, Dumont, Cologne], p. 113 les documents sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’auteur. image 3 : Peter Nobel, Doro Röthlisberger et Martin Brauenimage 4 : objet : Pema Namdol Thaye et Ngawang Namgyal Sherpa(1990) photo : Peter Nebelimage 5 : dessin : Andreas Brodbeck et Peter Nebelimage 6 : dessin : Andreas Brodbeck et Pema Namdol Thaye

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Ainsi la pagode, monument cultuel, venant par sa forme du stûpa indien, symbolise le corps du Bouddha historique, mais aussi le Bouddha primordial (adibuddhâ)12. La pagode représente en même temps une construction réduite du cosmos et du corps humain sublimé. Elle est l’objet d’une représentation concen-trée du dharma bouddhique, et ses diverses significations possibles se voient mieux à travers le mandala, par un système de correspondances symboliques similaires bien établi.

concomitance des aspects plastiques et iconiques dans le mandala

Avant de voir la corrélation entre la pagode et le mandala, il nous est nécessaire de voir le sens général du mandala. Le mandala est un terme sanskrit qui signi-fie ‘cercle’. À l’époque védique, pendant la cérémonie rituelle, le mandala était considéré comme symbole de l’univers. Le mandala prit plus tard, un sens plus complexe dans le bouddhisme, se présentant sous la forme d’un diagramme composé de divers éléments géométriques. Parmi les mandala, le mandala de Kâlachakra, ‘la Roue du temps’, que nous voyons sur l’image 3, est le mandala le plus complet.

Le mandala de la Roue du temps est réalisé avec du sable coloré. Le mandala coloré et décoré n’est pas une œuvre d’art esthétique, il est le reflet de la sagesse bouddhiste rendu visible aux laïcs. Mais il faut savoir le déchiffrer.À l’extérieur du mandala, des cercles concentriques représentent les cinq élé-ments : l’Espace, en vert et décoré de vajra en forme de chaine ; l’Air, où sont dis-posées dix roues, et accompagné de quatre-vingt-huit syllabes sanskrites ; le Feu, en rouge ; l’Eau, en blanc et enfin la Terre en jaune où sont présents les svastikas.

12 Ibid., p.150

mandala de Kalachakra(Image 3)

mandala de Kalachakra en trois dimensions (Image 4)

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Après les cercles des cinq éléments apparaissent les figures carrées. Celles-ci représentent les enceintes à cinq niveaux du palais de Kalachakra, que nous pou-vons apercevoir plus facilement sur l’image 4, en trois dimensions. Le premier étage représente le mandala du Corps, le deuxième étage le mandala de la Parole et le troisième étage le mandala de l’Esprit. Le quatrième étage représente le mandala de la Conscience primordiale et le dernier étage représente le mandala de la Félicité. Ce mandala de la Félicité a la forme d’un lotus à huit pétales, sym-bole de l’esprit d’Éveil (bodhicitta). A chaque étage, les déités sont présentées sous différentes formes. Elles sont, en fait, la représentation anthropomorphique d’un des aspects de l’Éveil qui est en chacun de nous.

En effet, la compréhension de la concomitance de l’aspect plastique de la pagode et de l’aspect iconique du mandala nous aide à mieux comprendre l’ordre du monde, le mandala permettant une représentation plus complexe que la pagode, surtout dans le contexte d’un emploi de cet objet symbolique dans la pratique spirituelle.

trois systèmes de lecture en processus

Le système de représentation du mandala de Kalachakra n’est pas linéaire. Il nous propose un mode de lecture complet en trois strates : externe, interne et alternatif. Le mandala externe exhibe une organisation cosmique telle qu’on peut la voir sur l’image 5. Celle-ci montre bien la conception bouddhiste de l’organisation du monde. La base de la structure est montée sur des fondations représentées par les sphères concentriques des cinq éléments. Au-dessus des groupes de cinq éléments est représenté le monde où vivent des êtres de formes grossières : les êtres humains, les animaux, ainsi que les dieux inférieurs. Il y a ensuite le monde du séjour des êtres au corps de lumière, représenté ici dans la partie basse sous une forme ronde et allongée. La partie supérieure de cette dernière représente le monde du sans forme, purement spirituel, les demeures des dieux. Le man-dala interne est le mode de lecture à l’échelle du corps humain. Sur l’image 6, nous pouvons voir que le mandala interne est mis en corrélation avec le mandala externe : le même système de division est attribué au corps humain. Ces deux images sont insérées dans l’échelle du mandala sous la forme d’un palais à étages. Le mandala externe et le mandala interne se synchronisent par le flux du souffle vital (prâna) qui anime les différents domaines du cosmos et du corps humain.

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Concordances structurelles entre le cosmos, le corps humain et le palais du mandala de Kalackakra

C’est en unifiant ces parties externe et interne que s’opère la phase du mandala alternatif. Il désigne le processus de compréhension de cette corrélation entre les deux systèmes, externe et interne. A ce stade, le rôle de mandala en tant qu’objet et support de méditation entre en pratique.

Des objets comme supports de méditation

La pagode et le mandala sont en fait des objets présentant des images symbo-liques de l’univers, et ils servent en ce sens de support à la méditation visant à transformer nos esprits, nos perceptions ordinaires, en esprits éveillés.La pratique consiste à visualiser l’image du mandala et à procéder mentalement à la purification des cinq Eléments, du Corps, de la Parole et de l’Esprit, en mon-tant étage par étage le palais, tout en exécutant les gestes rituels. Les déités sont présentes à chaque étage sous leurs différentes formes pour aider le pratiquant. Elles sont, comme on l’a déjà dit plus haut, la représentation de l’esprit d’Éveil qui est en nous. En passant par le quatrième étage, celui de la Conscience, on parvient au cinquième étage, au sommet du palais, celui de la Félicité. En visualisant la déité, le méditant s’identifie avec elle, lorsqu’elle est symbolisée par l’union de la Sagesse et de la Compassion.On peut se poser la question de savoir quelle est ici l’efficacité de l’objet symbo-lique, en tant que médiateur de la pratique de méditation. La pratique de visuali-sation du mandala n’est pas le parcours imaginaire d’une rêverie. Au moyen d’une pérégrination mentale précise,selon un mouvement progressif et concentrique, la conscience empirique est réintégrée en son centre; elle découvre l’essence de notre être et en reconnaît la pureté intrinsèque. Les sciences neurologiques et physiologiques ont pu récemment constater que la méditation développe l’attention, l’équilibre émotionnel, la paix intérieure et l’altruisme. La répétition de la pratique met le cerveau en état d’évolution conti-

(Image 5) (Image 6)

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nuelle en fonction de ses expériences, et dispose notre esprit au changement. Cette maîtrise mentale par le moyen d’un tel objet, symbolisant le dynamisme de la conscience, permet de réorganiser notre corps psychique.Le but de la pratique du mandala de Kalachakra est d’atteindre un état de conscience de Félicité, résultant de cette Sagesse qui réalise la vacuité (sûnyatâ). Cette dernière notion signifie l’absence de nature propre de tous les êtres. La pratique de mandala ouvre à une vision qui ne voit ni les personnes, ni les phé-nomènes du monde comme des entités solides et séparées, mais qui voit que tout est lié. En réalisant que tous les êtres sont profondément liés, cette prise de conscience de l’interdépendance fait naître une compassion pour tous les êtres.

Dissolution d’une connaissance de la pratique

Pourtant, la symbolique de la pagode est rarement connue du public et le fonc-tionnement du mandala encore moins. Concernant la pagode, la croyance po-pulaire met en avant la seule pratique de la circumbulation, issue de la tradition hindoue qui la pratiquait autour du stûpa, perçu comme un objet de vénération et d’offrandes qui permet d’obtenir des faveurs.Dans la mesure où l’enseignement pour le grand public met l’accent sur le sens de la dévotion, la pratique spirituelle conduisant vers l’Éveil au moyen de la visualisa-tion de la pagode et du mandala est réservée aux initiés. Les seuls initiés peuvent accéder à l’ensemble de la connaissance intégrée dans ces objets symboliques. C’est au cours d’une initiation que le novice est admis à accéder au mandala : le continuum mental du disciple est purifié par cette initiation, et il est alors autorisé à pratiquer.

cinq modes de communication en synergie

En s’inspirant d’un des systèmes philosophiques indiens, le Sâmkhya, qui signifie ‘dénombrement‘, les doctrines bouddhistes aiment à établir une analyse par énu-mération, afin de prendre conscience du système intégral de la nature. Selon eux, les constituants psycho-physiques de l’homme sont divisés en cinq agrégats. En empruntant cette division, nous pouvons rétablir cinq modes de communication en rapport avec la pagode et le mandala, lesquels ont été conçus avec ces agrégats qui constituent l’homme intégral.Premièrement, nous communiquons avec l’objet par la forme (rûpa) : les formes du carré, du cercle, du triangle, de la lune, des flammes, etc. Il faut d’abord dé-chiffrer la signification des signes géométriques qui constituent le diagramme. Deuxièmement, par la sensation (vedanâ) : à travers les couleurs associées aux points cardinaux, le son des cloches rituelles, etc., on peut communiquer avec les éléments sensoriels. Troisièmement, par la perception (samjñâ) : un facteur qui analyse l’objet puis s’identifie à lui, et qui comprend l’ensemble de la signification des signes, la concordance entre l’homme et le cosmos. Quatrièmement, par la

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formation mentale (samskâra) : par le processus cognitif et la pratique de la mé-ditation, il est possible de contrôler la volition et de transformer son psychisme. Et cinquièmement, par la conscience (vijñâna) : le dynamisme que réalise la conscience profonde fait concorder la Sagesse et la Compassion.Ainsi la pagode et le mandala sont des objets à comprendre comme des véhicules déployant les modes d’une communication intégrale, laquelle va du monde visuel ordinaire à la conscience suprême, par l’effet d’une visualisation, d’une imagina-tion et d’une concentration mentale ayant vocation à atteindre l’Éveil.

Issu d’un système de pensée non dualiste, le bouddhisme a su concevoir un sys-tème symbolique global et pluridimensionnel qui fonctionne sur le fonds d’une conception holistique du monde.

conclusion

Au terme de cette analyse, il apparaît que ces objets symboliques, la pagode et le mandala, communiquent les principes de relation entre le microcosme et le macrocosme, entre le corps humain sublimé et le corps cosmique. Ces principes d’intégration en synchronie se retrouvent aussi sur le plan de la maison, des mo-nastères, etc. Nous pouvons ainsi remarquer que le monastère de Samyé, le plus ancien monastère du Tibet, construit au VIIIe siècle, est construit selon la forme du mandala; que le grand stûpa de Borobudur, sur l’île de Java, datant du VIII-IXe siècle, est structuré architecturalement comme un mandala, sur une hauteur de trente mètres, et que l’on n’atteint son sommet qu’après un long parcours sur ce mandala, sommet sur lequel se trouve une statue du Bouddha, symbole de l’Éveil.Notre civilisation s’est certainement éloignée de la pratique spirituelle appuyée sur un objet, au fur à mesure que la connaissance par voie écrite a gagné en im-portance. Ainsi, la pratique sur un objet symbolique s’est vue substituer petit à petit une exégèse spéculative très conceptualisée. Ce qui a pu faire disparaître le sens opérationnel d’une pratique par les objets symboliques sacrés. Pourtant, un tel parcours de signifiance au moyen d’une visualisation et de l’imagination a un effet réel sur le fonctionnement neuropsychique, et peut apporter une transfor-mation de la conscience, au lieu de devoir pour cela passer par la compréhension des écrits. Plus que l’icône, l’ensemble de la pagode et l’ensemble du mandala déploient leurs dimensions symboliques, spatiales et physico-psychiques.