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293 L’ŒUVRE AU NOIR ET LA CRITIQUE : OBSCURUM PER OBSCURIUS par Catherine GOLIETH 1 (Université de Bordeaux) On a coutume de dire que la critique est aisée, seul l’art est difficile. En ce qui concerne le roman L’Œuvre au Noir, il semble que l’inverse soit vrai… Antoine Wyss a déjà présenté son résumé personnel du discours critique à propos de L’Œuvre au Noir tant la réception de ce roman a été problématique ; mais l’analyse d’Antoine Wyss date de 1990 2 , or nous possédons aujourd’hui plus de recul que lui, plus de références aussi ; notre perspective est donc différente. Avant la parution de L’Œuvre au Noir en 1968, Marguerite Yourcenar n’était encore qu’« une revenante à découvrir » 3 voire « une française d’aujourd’hui » 4 ; après 1968, elle est devenue « une classique d’aujourd’hui » 5 . La naissance d’un effet classique 6 en 1968 a conditionné la réception critique : les fonctions et les modalités de la critique n’ont plus été les mêmes avant et après L’Œuvre au Noir. Nous allons étudier, dans un premier temps, les causes et les conséquences de 1 Avec toute mon admiration et mes remerciements pour la générosité de Madame Françoise Bonali-Fiquet. 2 Antoine WYSS, « Lire Yourcenar. Dire Yourcenar. Réflexions sur le discours critique à propos de L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 4, 1989, p. 75-93 ; Antoine WYSS, « Réflexions sur le discours critique à propos de L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 6, mai 1990, p. 15-32. 3 Guy DUPRÉ, « Une revenante à découvrir », Arts, 736, 19-25 août 1959, p. 2. 4 André BILLY, « Une française d’aujourd’hui a écrit les Mémoires d’un empereur romain », Le Figaro, 2 avril 1952. 5 Léon-Gabriel GROS, « Marguerite Yourcenar. Une classique d’aujourd’hui », Le Provençal , 26 novembre 1968. 6 « L’effet classique » est le titre d’un chapitre de l’ouvrage de Pierre VERDRAGER, Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harmattan, 2001, envers lequel nous reconnaissons notre dette pour la conception de notre article.

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L’ŒUVRE AU NOIR ET LA CRITIQUE : OBSCURUM PER OBSCURIUS

par Catherine GOLIETH1 (Université de Bordeaux)

On a coutume de dire que la critique est aisée, seul l’art est difficile. En ce qui concerne le roman L’Œuvre au Noir, il semble que l’inverse soit vrai… Antoine Wyss a déjà présenté son résumé personnel du discours critique à propos de L’Œuvre au Noir tant la réception de ce roman a été problématique ; mais l’analyse d’Antoine Wyss date de 19902, or nous possédons aujourd’hui plus de recul que lui, plus de références aussi ; notre perspective est donc différente.

Avant la parution de L’Œuvre au Noir en 1968, Marguerite Yourcenar n’était encore qu’« une revenante à découvrir »3 voire « une française d’aujourd’hui »4 ; après 1968, elle est devenue « une classique d’aujourd’hui »5. La naissance d’un effet classique6 en 1968 a conditionné la réception critique : les fonctions et les modalités de la critique n’ont plus été les mêmes avant et après L’Œuvre au Noir. Nous allons étudier, dans un premier temps, les causes et les conséquences de

1 Avec toute mon admiration et mes remerciements pour la générosité de Madame Françoise Bonali-Fiquet. 2 Antoine WYSS, « Lire Yourcenar. Dire Yourcenar. Réflexions sur le discours critique à propos de L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 4, 1989, p. 75-93 ; Antoine WYSS, « Réflexions sur le discours critique à propos de L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 6, mai 1990, p. 15-32. 3 Guy DUPRÉ, « Une revenante à découvrir », Arts, 736, 19-25 août 1959, p. 2. 4 André BILLY, « Une française d’aujourd’hui a écrit les Mémoires d’un empereur romain », Le Figaro, 2 avril 1952. 5 Léon-Gabriel GROS, « Marguerite Yourcenar. Une classique d’aujourd’hui », Le Provençal , 26 novembre 1968. 6 « L’effet classique » est le titre d’un chapitre de l’ouvrage de Pierre VERDRAGER, Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harmattan, 2001, envers lequel nous reconnaissons notre dette pour la conception de notre article.

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l’émergence de l’effet classique sur la réception critique de L’Œuvre au Noir. Dans un second temps, nous verrons comment cet effet classique a été surmonté par l’ouverture de la critique littéraire à de nouveaux enjeux. Dans un troisième temps, l’observation de cette évolution vers un relativisme objectif nous mènera vers un rapprochement entre réception critique et anthropologie.

Dix-sept ans après les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar a

publié son roman L’Œuvre au Noir chez l’éditeur Gallimard, à Paris, le 8 mai 1968. Malgré l’agitation politique extrême de la France durant cette période, L’Œuvre au Noir s’est vendu extrêmement bien dès sa sortie : le tirage initial était de 25 000 exemplaires et l’on en réimprimait 15 000 dès juillet 1968. Avant même la distribution automnale des grands prix littéraires à Paris, L’Œuvre au Noir était déjà un succès dans les librairies puisque Gallimard l’avait tiré à plus de 60 000 exemplaires. Or 1968 est l’année de grands succès littéraires tels que La place de l’étoile de Patrick Modiano ou Belle du Seigneur d’Albert Cohen (écrit pendant trente ans), comme si le lectorat français avait envie cette année-là d’un genre de livre très à l’écart des événements contemporains…

Le 25 novembre 1968, L’Œuvre au Noir a reçu le prix littéraire Femina, les dames composant le jury lui décernant le Prix Femina au premier tour et à l’unanimité, ce qui arrivait pour la première fois depuis la création de ce prix littéraire en 1904. Face à cet inattendu succès7, la théorie critique de « l’horizon d’attente »8 s’est trouvée mise à mal, sauf

7 Josyane SAVIGNEAU, début du chapitre « La reconnaissance publique », Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, Gallimard (« Folio »), 1990, p. 467 : un « écrivain de soixante-cinq ans obtenant un succès considérable et une sorte de “sacre littéraire” pour un gros roman sur la Renaissance sorti en France à la veille de [la révolution culturelle] de “Mai 68”… Cela ressemble à un exercice de style sur “le comble du paradoxe” ». 8 Cf. théories de la réception et de la lecture selon l’école de Constance et, notamment, la définition donnée par Hans Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, “Préface” de Jean STAROBINSKI, Paris, Gallimard, coll. “TEL”, 1978, p. 23 : l’écart esthétique permet de mesurer l'historicité d'un texte. Cet écart est déterminé par l’horizon d’attente (concept qu’il reprend d’après Gadamer et Heidegger) qui constitue un genre de cheminement ou de prédisposition, objectivement formulable, à l’acte de lecture. Ce concept relève de trois facteurs : «[. . .] présuppose la connaissance et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne ».

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si l’on prend en compte chez Marguerite Yourcenar un certain « sentiment révolutionnaire de la vie » 9… Confrontés à l’ascension vers « la gloire »10 de cette « grande romancière populaire »11 en passe de devenir « la reine Yourcenar »12, les éventuelles prises de position de critiques (pour ou contre la lecture de L’Œuvre au Noir, ou d’avis partagé) ont été réduites car la reconnaissance publique a pris de vitesse la critique, la frustrant du pouvoir de faire connaître – ou de refuser – L’Œuvre au Noir en tant que grande œuvre.

Le renouvellement régulier des éditions prouve la prise d’autonomie de L’Œuvre au Noir pour sa diffusion :

• en 1968 dans la collection blanche NRF, 384 pages, format 140 x 205mm, avec une jaquette amovible en couleurs présentant, sur fond uni marron, un montage des dessins géométriques choisis par Yourcenar qui les gardait pour elle sous la forme de cartes de vœux : polyèdres tirés de gravures de Perspectiva Corporum Regularium de Wenzel JAMMITZER, Nuremberg, 1568, conservés par le Metropolitan Museum de New-York + dessin d’étoile, Perspective de LAUTENSACK, Francfort, 1564, Boston Museum ; • fin 1968, Gallimard produit quelques exemplaires numérotés dans sa collection « soleil », 344 pages, 140 x 205mm, avec une reliure en toile bleue + l’édition conservée dans la chambre de Marguerite Yourcenar13. • en 1976 dans la collection « Folio », 480 pages, 108 x 178 mm, avec une illustration14 en couleur sur la couverture : gravure sur bois de Heinrich Lautensack (Francfort-sur-le-Main, 1564) Museum of Fine Arts, Boston, illustrant la carte envoyée par Marguerite Yourcenar à Marc Lanstroffer datée du 16/07/1981 ;

9 Jean-Michel ROYER, « Marguerite Yourcenar. Un sentiment révolutionnaire de la vie », L’Actualité n° 88, mars 1972, p. 64-72. 10 Charles LE QUINTREC, « La gloire de Yourcenar », Ouest-France, 3 décembre 1982. 11 Patrick BESSON, « Yourcenar, une grande romancière populaire », Arts, 25 juin 1982. 12 François NOURISSIER, « La reine Yourcenar règne toujours », Figaro-Magazine n° 452, 19 nov. 1988, p. 36. 13 Cf. sur Internet la notice « 6081. YOURCENAR Marguerite, L’Œuvre au Noir, Paris, Gallimard, 1968, 343p., édition sur vélin de Hollande van Gelder, exemplaire 37 », http://www.cdmyourcenar.it/download/biblio10.pdf 14 Cf. sa reproduction en noir et blanc sur la couverture du Bulletin de la SIEY n° 23, 2002.

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• le 17 novembre 1982, Gallimard intègre le roman L’Œuvre au Noir au sein du tome n°1 sur 2, consacré aux Œuvres romanesques de Marguerite Yourcenar dans la collection « La Pléiade » 15 ; mais Marguerite Yourcenar ne permet pas à Gallimard de rajouter des notes infra-paginales dans ses textes ; le seul appareil critique qu’elle autorise est constitué d’un Carnet de notes rédigées par elle-même. L’orientation de la réception de ces textes est placée sous le contrôle exclusif de l’auteur tandis que la critique est rejetée en dehors de son œuvre. • en 1991 dans la collection « Folio » n° 798, texte suivi des Carnets de notes, 480 pages, 108 x 178 mm, avec une illustration en couleur sur la couverture : détail du Retour des chasseurs peint par Bruegel le Vieux. • 15 septembre 1999 dans la collection blanche NRF, 344 pages, format 140 x 210 mm.

Au fil des rééditions, l’incertitude qui aurait pu persister au sujet de la

valeur littéraire de L’Œuvre au Noir s’est dissipée unanimement, au fur et à mesure que le temps passait et que le succès durait ; car, rares sont les critiques qui remettent en cause la pertinence de l’épreuve du temps16. De plus, en 1988, L’Œuvre au Noir a été adaptée au cinéma par le réalisateur belge André Delvaux. Ainsi, l’accès du public à cette œuvre a continué de s’élargir de manière quasi autonome…

L’exigence de diffuser cette œuvre de Yourcenar n’a plus guère concerné que les critiques en dehors de France, lors de ses traductions. L’Œuvre au Noir a été traduite en un grand nombre de langues17 dont l’italien18 (même si l’amie de lauteur, Lidia Storoni Mazzolani19 n’a pas 15 Dominique BONA, « L’événement », Jacinte n° 85, octobre 1982 + Jean-Claude DUSSAULT, « Marguerite Yourcenar dans La Pléiade », La Presse (Canada), 8 janvier 1983. 16 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 212. 17 Cf. Françoise BONALI-FIQUET, Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Essai de bibliographie chronologique (1922-1994), Tours, SIEY, 1994, dossier de presse de L’Œuvre au Noir, p. 101-107 : où l’on voit que, la plupart du temps, la parution d’une nouvelle traduction est signalée immédiatement dans un article de presse. 18 Cf. « Milano. Uscirà a novembre edito da Giacomo Feltrinelli, la versione italiana di Marguerite Yourcenar, L’Opera al Nero », L’Espresso (Rome), 26 octobre 1969 [au sujet de la traduction en italien de L’Œuvre au Noir en L’Opera al Nero par Marcello MONGARDO, Milan, Feltrinelli, volume 161 de la collection « I Narratori di Feltrinelli », 357 p.] cité par Françoise BONALI-FIQUET, Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Essai de bibliographie chronologique (1922-1994), op. cit. , p. 64. 19 L, p. 319 : « J’ai un service à vous demander, et ce ne serait pas un petit service.

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pu en faire la traduction comme pour les Mémoires d’Hadrien) et le suédois dès 1969 ; puis l’allemand, le danois et le finnois en 1970 ; l’espagnol et le roumain en 1971 ; l’anglais d’abord pour le marché européen puis pour celui des États-Unis en 1976. En 1981 la traduction en espagnol est révisée puis, en 1982 celle en italien puis en 1985 celle en allemand, celle en lituanien en 2000, etc. En règle générale, l’intérêt porté aux traductions fonctionne comme une preuve d’universalité, or la portée de L’Œuvre au Noir dépasse les frontières : il ne profite pas de circonstances géographiques ou temporelles particulières, ni d’une mode locale, mais se lit partout et toujours.

L’importance des nombreuses rééditions et traductions prouve aux critiques que l’effet classique s’est imposé, c’est-à-dire que ce livre a démontré qu’il avait le pouvoir de transformer une pluralité de goûts20 subjectifs en un idéal stabilisé et tellement incontestable qu’il paraît objectif : c’est de la grande littérature.

Une fois l’effet classique advenu, le sens des propositions descriptives ne pouvait plus être interprété comme une construction, puisque l’œuvre littéraire était désormais figée dans une hiérarchie reconnue par tous21. En 1968, Jean Mistler22 a parlé de « chef-d’œuvre »… Jacqueline Barde23 a annoncé que « Marguerite Yourcenar a écrit le roman le plus important de l’année »… Selon Josyane Savigneau :

L’agent et moi avons finalement choisi Feltrinelli pour L’Œuvre au Noir (choix difficile à faire, l’édition étant ce qu’elle est en ce moment en Italie comme en France), mais bien que le contrat ne soit pas encore signé, j’apprends que Feltrinelli a confié la traduction à un Monsieur Marcello Mongardo, et qu’elle est à peu près terminée. Il va falloir fermer les yeux sur cet évident abus, mais j’ai demandé que le texte soit soumis pour une pré-lecture à un ami italien, et j’ai bien entendu pensé à vous. Si pourtant, ce que je comprendrais très bien, vous ne pouviez faire vous-même cette longue lecture, et accepter ce rôle toujours épineux de critique, connaissez-vous quelqu’un qui pourrait le faire, je ne dis pas aussi bien que vous, mais à votre place ? » 20 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 206. 21 Cf. ID., ibid., p. 207. 22 Jean MISTLER, « Un chef-d’œuvre », L’Aurore, 15 mai 1968. 23 Jacqueline BARDE, « Marguerite Yourcenar a écrit le roman le plus important de l’année », Elle, 30 septembre 1968.

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les critiques, à quelques exceptions près, parlent de chef-d’œuvre. “La critique ne dispose pas d’un hommage assez beau pour Marguerite Yourcenar”, ira même jusqu’à écrire André Billy. Patrick de Rosbo a évoqué une “rigueur prophétique” à propos de l’“image hors du temps et, paradoxalement, proche de nous” incarnée par Zénon.24

À partir de la publication de L’Œuvre au Noir, la critique a basculé de

l’évaluatif à l’impératif, c’est-à-dire de la prescription à l’ordre public d’achat25 (L’Œuvre au Noir est présentée comme « le livre qu’il faut lire cette semaine »26). Les critiques ont ainsi exprimé un « sens du devoir » visant, salutairement, à éviter de (re)tomber dans la faute du rejet27 (au sujet des origines de Yourcenar, de ses amours ou de son lieu de vie) voire de pratiquer la critique à la manière de Sainte-Beuve 28. Jean Blot a résumé avec élégance les obstacles – ou les causes du rejet tellement obsolète qu’il n’est plus compréhensible – qui se dressaient entre Marguerite Yourcenar et ses lecteurs avant « l’accord » 29 produit entre les lecteurs et l’auteur grâce à L’Œuvre au Noir.

Grâce à la réitération du succès et la reconnaissance publique de plus en plus honorifique, l’« ascension de Marguerite Yourcenar »30 vers les « honneurs et la gloire »31 du « classicisme »32 est devenue inexorable. Puisque Yourcenar s’est imposée comme un grand écrivain dans l’esprit des lecteurs qui n’auraient plus compris qu’on la combatte, puisque l’effet classique fige le jugement de tous sur le seul critère de la perfection,

24 Josyane SAVIGNEAU, op. cit. , p. 476. 25 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 228. 26 « Le livre qu’il faut lire cette semaine : L’Œuvre au Noir par Marguerite Yourcenar », Elle, 14 octobre 1968. 27 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 228. 28 Benjamin CERVETERI, « Marguerite Yourcenar et les revues littéraires », Cahiers Marguerite Yourcenar, n° 7, 1997-98, p. 16-18. 29 Jean BLOT, « Le mythe de culture », Dossier Magazine littéraire, n° 283, décembre 1990, p. 37-39. 30 Pierre de BOISDEFFRE, « L’ascension de Marguerite Yourcenar », Histoire de la littérature de langue française des années 1930 aux années 1980, Paris, Librairie Académique Perrin, 1958 [rééd. 1985, p. 432-436]. 31 Philippe FAENDRICH, « Les honneurs et la gloire », Le Matin (Lausanne), 19 décembre 1987. 32 Pierre LAMYS, « Yourcenar : le classicisme », La Charente Libre (Angoulême), 19 décembre 1987.

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quelle autre perspective que la louange restait-il à la critique ? Quels autres enjeux allait se donner la critique à propos de L’Œuvre au Noir ? Obscurum per obscurius… Reprenant la formule des alchimistes et de Zénon, la critique semble n’avoir pas eu d’autre choix que d’avancer en allant de l’obscur vers plus obscur encore.

On aurait pu craindre que l’effet classique ait trop pesé sur la réception de L’Œuvre au Noir car l’« activité critique, dans un tel contexte, ne va plus de soi : elle s’effectue sous pression et, donc, sous tension. À partir de là une préoccupation récurrente émerge : comment, en effet, parler de textes si objectivement bons, au sens spécifié du terme, sans trahison ? »33. En effet, les critiques ont tous plus ou moins éprouvé « un sentiment d'insécurité »34 car, à l’élévation de Yourcenar au titre de classique, s’ajoutent les caractéristiques de L’Œuvre au Noir : « l’œuvre joue constamment avec l’incertitude et l’ouverture de la signification, rien ne vient jamais garantir au critique qu’il atteigne à cette ampleur de vue. Tout ce qu’il peut faire, c’est donc se méfier de ses propres découvertes »35.

Se sentant peut-être menacés, certains critiques ont choisi de se défendre par l’attaque. Ainsi Kléber Haedens a fait part de ses regrets dans son article de presse intitulé « Pourquoi oublier que la vie est aussi un bal ? » 36. Ne comptons pas ici parmi les opposants ceux qui ont cherché à se démarquer de l’éloge collectif par conviction politique ou religieuse plutôt que par réaction littéraire contre l’œuvre de Yourcenar : ce fut le cas du Père Piard37 dans son article intitulé « De soufre et de feu », ou de Martine Monod38 écrivant dans le journal français communiste L’Humanité que L’Œuvre au Noir est « une tapisserie de l’inquiétude ». Ces cas d’opposition idéologique ont été rares. En règle générale, les critiques n’ont pas orienté leur réception en fonction de leurs convictions personnelles, politiques ou autres, soit parce que Yourcenar a

33 Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 219. 34 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 200. 35 Antoine WYSS, op. cit., Bulletin de la SIEY, n° 6, p. 30. 36 Kléber HAEDENS, « Pourquoi oublier que la vie est aussi un bal ? », France-Soir, 2 septembre 1968, p. 2. 37 Père PIARD, « De soufre et de feu », La Libre Belgique, 7 juin 1968, p. 8. 38 Martine MONOD, « L’Œuvre au Noir : une tapisserie de l’inquiétude », L’Humanité- Dimanche, n° 197, 7 décembre 1968, p. 10.

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bénéficié contre toute attente de l’adhésion d’un public appartenant à tous les genres, soit parce que la personnalité de Marguerite Yourcenar ne s’y prêtait pas39.

Certaines réductions ont quand même été tentées. Parmi celles qui ont paradoxalement catalysé une ouverture, prenons comme seul exemple ici la réduction par féminisation. Son procédé consiste le plus souvent à des comparaisons avec d’autres femmes qui sont auteurs40. Le but d’une telle mise en gynécée n’est pas toujours de dévaloriser l’écrivain, elle est parfois porteuse d’honneurs41…

Mais en 1968, la libération de la femme n’était pas celle d’aujourd’hui, il était encore possible de réduire l’écriture d’auteure par la féminité. Malgré l’admiration que Robert Kanters a sans doute éprouvée pour L’Œuvre au Noir, ce genre de réduction affleure dans son article intitulé « Livres de femme ou littérature féminine » 42 (catégorisation discutable dès son principe, à mon avis). Il a beau y écrire que, dans L’Œuvre au Noir, « cette admirable densité de réflexion pendant plus de trois cents grandes pages semble d’abord excessive… au point de nous faire manquer un peu d’air, mais nous nous rendons vite compte que nous sommes conduits d’une main ferme, sans rien laisser au hasard »43, il conclut par : « Il y aura sans doute de moins en moins une littérature féminine, il n’y en a peut-être déjà plus, mais il y aura peut-être toujours des livres où l’on entendra un peu mieux que dans d’autres la sourde ballade que chante le flot même de la vie en s’écoulant, et peut- 39 Cf. Jean MONTALBETTI, entretien avec « Marguerite Yourcenar dans son île de Mont-Désert : “Je me suis éloignée de la politique, l’essentiel est ailleurs” », Le Figaro Dimanche, 26-27 novembre 1977, p. 19 ; Matthieu GALEY, entretien avec Marguerite Yourcenar : « La poésie et la religion doivent rester obscures », Magazine littéraire, n° 153, octobre 1979, p. 12-15. 40 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 102. « Réduction par féminisation » est le titre d’un paragraphe de cet ouvrage. 41 La comparaison avec d’autres auteures est de plus en plus valorisante : cf. Mario BONFANTINI, « La narrativa in Francia. Tre donne, tre romanzi. Le ultime prove della Sagan, della Yourcenar e di Marguerite Duras », Corriere della sera (Corriere Letterario), 4 janvier 1970, p. 13 ; conférences « Marguerite Yourcenar, Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute », Bibliothèque Nationale de France, Paris, octobre 2002, 60 p. 42 Robert KANTERS, « Livres de femme ou littérature féminine », La Revue de Paris, août-septembre 1968, p. 119-127. 43 Ibid., p. 121.

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être les femmes ont-elles pour cela une meilleure oreille… »44. Suggérait-il que les femmes écrivent différemment de l’homme parce qu’elles ont le don naturel d’engendrer, parce qu’elles peuvent porter la vie dans leur corps, particularité que refléterait leur style ? Toute égalité (ou neutralité d’écriture) serait-elle donc impossible par nature ?

Peu après, en janvier 1969, Pierre Watté a posé la question suivante « L’Œuvre au Noir : un prix peu féminin ? »45. L'opposition homme/femme a perduré jusqu’au 22 janvier 1981, puisque le Discours de réception à l’Académie française de Marguerite Yourcenar en a porté les séquelles transformées en morceau d’« éloquence française »46. De fait, la controverse ainsi lancée n’a cessé de rebondir jusqu’en 2002, lorsque le colloque international d’universitaires spécialistes de Yourcenar a posé autrement la question : « Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme ? ». Toute l’œuvre de Yourcenar a alors été envisagée du point de vue de la féminité et L’Œuvre au Noir a bénéficié de quatre communications intéressantes47, d’autant plus qu’elles

44 Ibid., p. 127. 45 Pierre WATTÉ, « L’Œuvre au Noir : un prix peu féminin ? », La Revue Nouvelle n° 49, 1, janvier 1969, p. 101-104. 46 Pierre DAUZIER & Paul LOMBARD, Anthologie de l’éloquence française (de Jean Calvin à Marguerite Yourcenar), Paris, éd. « La Table Ronde », 1995, p. 399 : « Seule, trois siècles plus tôt, Mme de Maintenon avait eu le droit d’être éloquente. Marguerite Yourcenar mesure parfaitement la rareté de ce moment : dans une séance, exceptionnellement retransmise en direct à la télévision, une femme se fait entendre devant l’immortalité. Son premier mot valait le long discours qui suivait : “Messieurs”… Nous avons choisi de donner ce début où elle rend hommage à trois écrivains des plus illustres, Mme de Staël, George Sand, Colette, qui n’avaient pas eu sa chance, allusions directes aux trois motifs qui avaient été invoqués pour refuser son élection : la nationalité, la réputation scandaleuse, le refus de rendre visite [aux hommes, déjà élus à l’Académie française, pour solliciter leur vote] ». 47 Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme ?, actes du colloque international de Baeza (Jaén, 19-23 novembre 2002), textes réunis par Manuela LEDESMA PEDRAZ et Rémy POIGNAULT, Clermont-Ferrand, SIEY, 2005 : Andrea HYNYNEN, « La femme parfaite dans Alexis ou le Traité du vain combat, Anna, soror…, Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir », p. 285-299, Manuela LEDESMA PEDRAZ, « Marginalité et transgression : quelques femmes dans L’Œuvre au Noir », p. 335-343, May CHEBAB, « De l’androgyne originel à la voix incestueuse : L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar », p. 345-355, Catherine GOLIETH, « Catherine ou la négation de la féminité dans L’Œuvre au Noir », p. 357-375.

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ont profité de l’évolution des mœurs, et aussi des connaissances acquises48.

Ce gain a été possible grâce à la variabilité culturelle d'un point de vue synchronique (contemporain) et diachronique (à travers le temps) du sens critique : comme le sens littéraire, le sens critique reste toujours à « actualiser »49 à cause du caractère éphémère de toute lecture, de sa contingence et de l’instabilité de ses actualisations. Comme toute lecture, la réception critique varie en fonction de l’époque et du lieu de son énonciation, même si elle ne se réfère qu’à un seul objet fixe et déterminé, le texte définitif. Cette actualisation de la réception critique est conditionnée par la forme d’écriture particulière à L’Œuvre au Noir : c’est seulement en combinant toutes les réalités de l’œuvre avec les savoirs nouveaux que le critique littéraire peut comprendre comment L’Œuvre au Noir peut proposer une image et une empathie des hommes du passé – censés vivre à une époque où « triomphaient à la fois le spiritualisme de type thomiste et le rationalisme aristotélicien avec leur opposition âme-corps, matière-esprit, bien-mal, plein-vide, l’alchimie rejoint d’une part le monde pré-socratique et celui de certaines études philosophiques orientales, et de l’autre certains aspects les plus radicaux

48 Cf. Georges DUBY, De l'Europe féodale à la Renaissance (Tome 2), Histoire de la vie privée, en co-direction avec Philippe ARIÈS (5 vol.), Le Seuil, Paris, 1985 ; Georges DUBY, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre. Le Mariage dans la France féodale, Hachette, Paris, 1981 ; Georges DUBY, Michelle PERROT, et Christiane KLAPISH-ZUBER, « Le Moyen Âge (Tome 2) », Histoire des femmes en Occident (5 vol.), Paris, Plon, 1991. 49 Cf. Yves CITTON, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 364 [Pour répondre à la question de savoir à quoi peuvent servir les études littéraires, l’auteur propose de théoriser une autre pratique de l'interprétation désignée du terme de lecture actualisante. Alors que, pour reprendre une caractérisation esquissée par Jean-Louis Dufays, les lectures généralement pratiquées par l'histoire littéraire “permettent au lecteur d'expliquer le texte en termes causalistes en inscrivant ses signes dans une Histoire”, les lectures actualisantes “permettent d'actualiser le texte dans un nouveau contexte, de lui conférer des sens a posteriori”. Les virtualités de sens du discours s’en trouvent élargies, au point de frôler les limites du conventionnel anachronisme. Chercher dans un texte ce qu'un auteur ne voulait pas (forcément) dire peut s'avérer éclairant pour la situation qui est celle de l'interprète. L’auteur s’attache à démontrer qu'un texte littéraire ne continue à exister que pour autant qu'il nous parle, et qu'il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles. L'effort de théorisation porte plus généralement sur la nature de l'acte interprétatif].

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des spéculations modernes »50 – qui échappent à l’anachronisme – Yourcenar dirait qui ne « se disqualifie[nt] » (TGS, EM, p. 300) pas par l’anachronisme –, et qui répondent aux goûts et interrogations de notre époque. Néanmoins, il s’agit avant tout d’actualiser notre compréhension des intentions de l’auteur51, en évitant d’ajouter une seconde couche de sens actualisés, sur-ajoutés et re-créés52.

Nous ne pouvons pas citer ici toutes les tentatives de réduction ni toutes les controverses qui ont apporté une ouverture. Il s’agit surtout de mettre en exergue ici l’évolution de la réception critique et le processus d’ouverture qui s’y renouvelle régulièrement selon un même processus qui procède d’un relativisme objectif. Ce relativisme objectif se définit d’une part comme une montée en objectivité53 grâce à une attitude scientifique (les critiques se concentrent de plus en plus sur les caractéristiques du texte, notamment les analyses de stylistique à dominante linguistique, ils livrent de moins en moins leur impressions et

50 Geneviève SPENCER-NOËL, « Lettre de Marguerite Yourcenar à Geneviève Spencer-Noël », Zénon ou le thème de l’alchimie dans L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Paris, Nizet, 1981, p. 3. 51 Cf. Marguerite YOURCENAR, « Lettre à Jeanne Carayon » (14 août 1974), L, Paris, Gallimard, 1995, p. 442 : « il semble qu’en France (où on a gardé plus qu’ailleurs le sentiment du “ beau travail ” littéraire), on se demande très rarement pourquoi l’auteur a fait ce qu’il a fait. On se contente de dire que l’œuvre est en elle-même réussie ». 52 Cf. Marguerite YOURCENAR, « Lettre à Lucienne Serrano » (12 février 1977), L, p. 536. « “Que de choses ce jeune homme me fait dire !”, s’écriait Socrate en lisant Platon. Sans nous rapprocher le moins du monde de ces personnages illustres, j’ai été tentée de m’écrier : “Que de choses cette jeune femme me fait dire !” en relisant (après l’avoir lu dès son arrivée) votre essai sur Sappho ou le Suicide, sur lequel j’ai scandaleusement tardé à vous écrire. [...] Laissez-moi protester contre cette espèce de dilatation du sujet que représente votre essai. C’est le miracle de l’art et de la littérature que chacun puisse tirer d’une œuvre donnée tout un monde d’idées et de sentiments que l’auteur n’y a pas mis mais néanmoins ce genre d’exégèse tend trop souvent à ignorer ou à recouvrir ce qu’il importait précisément à l’auteur de dire ». 53 Le point de départ de cette montée en objectivité peut se lire, d’un point de vue général, chez Jean STAROBINSKI, Le Sens de la critique. L’œil vivant II. La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p.15 : « Et si, dans la soumission de l’accueil naïf, dans l’empathie de la première écoute, je coïncide très étroitement avec la loi de l’œuvre, la conscience que je gagne de cette loi, à travers son étude objective, me met en mesure de la contempler du dehors, de la comparer à d’autres œuvres et à d’autres lois, de former sur l’œuvre en question un discours qui ne sera plus la simple explicitation du discours immanent de l’œuvre ».

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visent la neutralité, même si nul ne peut exclure complètement la psychologie et la subjectivité de la lecture critique parce que ce sont deux activités toujours primordiales à l’expérience littéraire). Cette objectivité est entraînée puis renforcée par la multiplication des débats d’idées (au sujet des références extra-littéraires utilisées par Yourcenar comme celles qui font appel à l’Histoire, à la philosophie, à la religion, à l’alchimie, à la science ou à la médecine, etc. ; au sujet de thèmes comme la mort ou la féminité, etc. ; au sujet de la structure de L’Œuvre au Noir par l’intermédiaire des personnages54 ou d’épisodes dans le texte yourcenarien comme le sens de la dernière phrase55, etc. ). D’autre part, le relativisme est assuré par une ouverture au renouvellement des idées ainsi que par la diversification des supports d’analyse littéraire (images ou sources picturales, correspondance, brouillons, textes antérieurs).

Pour mieux expliquer ce relativisme objectif, nous allons entrer dans les détails d’une seule controverse au sujet de l’emploi de l’Histoire dans la fiction L’Œuvre au Noir. L’exemple de la controverse historique au sujet de « Marguerite Yourcenar, historienne et romancière »56 est remarquable parce que son évolution illustre bien l’instauration d’un relativisme objectif au sein de la réception critique.

Tout d’abord, l’étude de la description érudite de l’Histoire par Yourcenar est venue compléter l’effet classique : en effet, être hors du temps et hors des modes semble avoir été un gage supplémentaire de résistance à l’épreuve temporelle (comme si le meilleur moyen d’être de

54 Maurice DELCROIX, « “Nous étions deux compagnons” : un motif structural de L’Œuvre au Noir », « L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar », Roman 20-50 (Revue d’étude du roman du XXe siècle, Université de Lille III) n° 9, études réunies par Anne-Yvonne JULIEN, 1990, p. 65-75 ; Michèle JOLY, « Écriture et mise en question du sujet dans L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 10, 1992, p. 43-59. 55 Maurice DELCROIX, « La mort de Zénon », Les visages de la mort dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque à l’Université de Morris (Minnesota, 7-10 juillet 1992), textes réunis par C. Frederick FARRELL Jr. & Edith R. FARRELL & Joan E. HOWARD & André MAINDRON, Morris, éd. The University of Minnesota, 1994, p. 1-8 ; Catherine GOLIETH, « Écriture et alchimie dans L’Œuvre au Noir », Bulletin de la SIEY, n° 19, 1998, p. 116-117. 56 Jacques BRENNER, « Marguerite Yourcenar, historienne et romancière », Histoire de la Littérature française de 1940 à nos jours, Paris, Fayard, 1978, p. 241-249.

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son temps et, en même temps d’y résister, passait par une sortie de ce même temps57, pour Yourcenar comme pour son personnage Zénon).

Cependant, cette « voluptueuse solitude dans l’atemporalité »58 a plongé les critiques dans une relation lectorale définie par son rapport pédagogique. En 1968, ce rapport a été jugé logique par Bernard Pivot59 qui supposait, en règle générale, une inégale distribution des compétences entre écrivains et critiques : il ne s’agissait plus d’éprouver du plaisir en lisant mais aussi de s’instruire. Effectivement, la définition du roman historique60 a transformé L’Œuvre au Noir en un objet d’études savantes61 ou de vulgarisation scolaire : en 1993, deux éditions scolaires ont été publiées62. En 1995, paraissaient les actes du colloque international d’Anvers intitulé Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, où L’Œuvre au Noir faisait l’objet de cinq études63. Le 23 décembre 1998, l’enseignant Olivier Rumpf a créé un site 57 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 217. 58 François WASSERFALLEN, « L’Œuvre au Noir : une voluptueuse solitude dans l’atemporalité », Bulletin de la SIEY, n° 6, mai 1990, p. 95-107. 59 Bernard PIVOT, Le procès des juges. Les critiques littéraires, Paris, Flammarion, 1968, p. 89. Par la suite, ce journaliste littéraire a fait beaucoup pour la diffusion de l’œuvre de Marguerite Yourcenar (en particulier grâce à son émission télévisée « Apostrophes » : Entretien avec Marguerite Yourcenar, Paris, Collection « Grands entretiens » en DVD, Gallimard, 2004). Mais il est intéressant ici de noter la date de parution de son ouvrage au sujet des critiques littéraires, en 1968 : c’est l’année de la parution de L’Œuvre au Noir… 60 Frédéric COUDERC, « Au plaisir des lecteurs », mai 2005, http://www.cndp.fr/revueTDC/876-73309.htm : « Parler du roman historique impose d’entrée une remarque. Pour beaucoup, l’objet trône dans le terrain vague des “ni-ni”, ni tout à fait roman, ni tout à fait livre d’Histoire. Boudé par les pros – je n’évoque pas les éditeurs qui se frottent les mains mais les critiques, les libraires autoproclamés de création, beaucoup d’enseignants (si, si !) –, il rencontre pourtant l’adhésion des lecteurs. Ceux-ci n’ont que faire des chapelles. Depuis longtemps ils veulent apprendre en s’amusant ». 61 Jacques GOIMARD, « Yourcenar, quand le roman se fait histoire », Le Monde des Livres, 31 décembre 1971, p.13 [réédité dans les Dossiers littéraires du Monde, hors-série n°4, avril 1994, p. 2]. 62 Anne BERTHELOT, L’Œuvre au Noir, Paris, Nathan (« Balises »), 1993 ; Anne-Yvonne JULIEN, L’Œuvre au Noir commentée, Paris, Gallimard (« Folio »), 1993. 63 Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international d’Anvers (15-18 mai 1990), textes réunis par Simone & Maurice DELCROIX, Tours, SIEY, 1995 : Philippe-Jean CATINCHI, « De la vraie nature des chronomètres. L’Œuvre au Noir : un roman historique hors du temps ? », ibid., p. 111-120 ; Maria CAVAZUTTI, « Zénon et le prieur des Cordeliers face à l’histoire, l’écriture

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sur Internet64 destiné exclusivement à élucider les références culturelles présentes dans le roman L’Œuvre au Noir. Durant l’été 2007, un débat radiophonique s’intitulait encore « Yourcenar : les arts, porte d’entrée de l’Histoire »65.

Les critiques au sujet du rôle de l’Histoire dans ce roman sont trop nombreuses pour être toutes citées ici66. En revanche, leur contestation gagne à être détaillée : en premier exemple, citons Michèle Berger67, lors du colloque d’Anvers en 1990, qui s’est interrogée sur la manière de défaire les liens entre le roman et l’Histoire. Puis dans le Magazine littéraire de décembre 1990, Jean-Marie Le Sidaner a écrit :

d’une renaissance désabusée », ibid., p. 121-131 ; C. Frederick FARRELL & Edith R. FARRELL, « Hadrien et Zénon sur la voie bouddhique », ibid., p.155-163 ; Michèle JOLY, « Écriture et temporalité dans L’Œuvre au Noir », ibid., p. 259-266 ; Manuela LEDESMA, « Spirale narrative, spirale alchimique », ibid., p. 279-292. 64 Olivier RUMPF, Lausanne, 23 décembre 1998, http://www2.unil.ch/gybn/Matieres/yourcenar/frame.htm : « En rédigeant les notes ci-dessous, je me suis attaché à clarifier toutes les allusions explicites ou implicites à un contexte historique, géographique, intellectuel, métaphysique, mythique, artistique, etc., susceptibles d'enrichir les enjeux proprement romanesques de ce chef-d'œuvre de Marguerite Yourcenar. Ces notes ont été conçues pour les impératifs pédagogiques de mon enseignement au degré secondaire supérieur appelé aussi gymnasial dans le canton de Vaud ». 65 Série d’émissions radiophoniques Théma. Documentaires : « Marguerite Yourcenar. Les détours du Temps » du lundi 30 juillet 2007 au vendredi 03 août 2007, de 11h00 à 12h30, Radio France-culture, producteur Clémence Boulouque, émission n° 5/5, vendredi 3 août 2007, publiée sur Internet via France-culture.com, http://www.radiofrance.fr/chaines/Franceculture2/emissions-ete/thema-documents/fiche.php?diffusion-id=52377 : « Yourcenar : les arts, porte d’entrée de l’Histoire : Musée imaginaire et regard sur la peinture avec Alexandre Terneuil, auteur de L’album illustré de l’Œuvre au Noir (édition Renaissance du Livre) ; les images d’Antinoüs avec Michèle Goslar, « Regarder les images jusqu’à les faire bouger » ; Rapport au cinéma, avec le regard de Michel Boujut, critique de cinéma ; lecture de la correspondance avec Schlöndorff et du jugement sévère de Marguerite Yourcenar sur L’Œuvre au Noir ; Extraits des films ; Entretien avec André Delvaux, sur l’Œuvre au Noir. » 66 Cf. Françoise BONALI-FIQUET, Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Essai de bibliographie chronologique (1922-1994), Tours, SIEY, 1994 : tome 2 : 1995-2006, Clermont-Ferrand, SIEY, 2007. 67 Michèle BERGER, « Histoire et roman : comment s’en défaire ? », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 29-37.

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On notera combien le rôle de l’artiste comme d’ailleurs du romancier, n’est pas d’élucider les énigmes de l’histoire, mais de capter l’invisible dans les traces les plus manifestes laissées par le temps. 68

En 2000, l’audace de la discussion a été poussée encore plus loin par deux critiques qui se sont intéressés à « L’alchimie de L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar ou comment “passer par l’histoire pour se dégager de l’histoire” »69, en se plaçant « Entre l’historicité et la contestation de l’Histoire »70.

Toutefois cette controverse au sujet de la fonction de l’Histoire dans la fiction L’Œuvre au Noir tend à se stabiliser pour deux raisons. La première raison est que la réception critique n’aspire plus autant à un rapport seulement pédagogique. De professeur, donnant des leçons d’Histoire ou de « sagesse »71, Yourcenar s’est transformée en médecin de l’âme (un peu comme son personnage Zénon) soignant la crise existentielle de l’Être. « Le rapport pédagogique se transforme en relation thérapeutique puisque l’auteur devient le médecin capable de nous rendre la vision perdue : l’écrivain n’enseigne plus mais soigne »72. Cette transformation est visible notamment dans le choix des sujets des thèses de doctorat soutenues en 1988 : quand d’une part, Jeanne-Valérie Hell73 68 Jean-Marie LE SIDANER, « Le musée imaginaire », « Marguerite Yourcenar », Magazine littéraire n° 283, décembre 1990, p. 48. 69 Edmond NOGACKI, « L’alchimie de L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar ou comment “passer par l’histoire pour se dégager de l’histoire” », 1e éd. : Le roman de l’Histoire dans l’histoire du roman, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Slaskiego (Prace Naukowe Uniwersytetu Slaskiego Katowicach 1892), Aleksander ABLAMOWICZ éd., 2000, p. 166-176 ; 2e éd. : Ankara, Frankofoni n° 12, 2000, p. 201-210. 70 Magdalena ZDRADA, « Entre l’historicité et la contestation de l’Histoire. L’analyse de L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar », Le roman de l’Histoire dans l’histoire du roman, op. cit., p. 184-194. 71 Pierre SPIRIOT, « Le prix Femina à Marguerite Yourcenar. L’école de la sagesse », Nouvelles littéraires, n° 2149, 28 novembre 1968, p. 3 ; Giovanni BOGLIOLO, « L’autobiografia e L’Opera al Nero. Yourcenar : rubo alla vita la sua saggezza », Tuttolibri, 24 décembre 1982 ; Henk HILENAAR, « Hut vuur van Marguerite Yourcenar : “İedere dag helderder denken dan de vorige dag” » [= le vœu de Marguerite Yourcenar : “passer chaque jour de manière plus sereine que le jour précédent”], De tijd (Amsterdam), 11 avril 1980, p. 38-42 [au sujet de la cinquième réédition de L’Œuvre au Noir]. 72 Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 226. 73 Jeanne-Valérie HELL, thèse de Doctorat intitulée : Histoire, imaginaire dans les

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continue la traditionnelle mise en question du réalisme dans « Histoire, imaginaire dans les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir », d’autre part Michèle Joly74 traite « Écriture et réintégration de l’être dans L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar ». Puis, en 1990, Sophie Pouchol-Balmelle a établi une thèse au sujet de « Marguerite Yourcenar : sens de l’homme, sens de Dieu dans Alexis ou le Traité du vain combat, Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir »75. En 2003, j’ai moi-même soutenu la thèse de « La quête de l’unité primordiale dans L’Œuvre au Noir »76.

La deuxième raison est que, dès 1990, Antoine Wyss a remarqué que l’Histoire n’est peut-être pas l’enjeu primordial dans la création de L’Œuvre au Noir parce que Yourcenar s’est contentée d’ :

ancrer la fiction dans le réel, un réel qui n’est d’ailleurs pas seulement historique, mais également concret et sensuel. En ce sens, le choix d’une époque donnée est secondaire. L’important c’est que le contexte historique soit précisé, et décrites les particularités qui forgent l’univers de l’action. […] Ce qui est tenu pour vrai aujourd’hui sera dénoncé comme illusoire demain. Une telle conception de l’histoire est souvent considérée comme spécifiquement moderne dans son relativisme intégral.77

Par ce relativisme, la critique littéraire traitant L’Œuvre au Noir tend à s’affranchir de la modalité épistémique, qui pose le savoir du locuteur en termes de vrai ou de faux (savoir/croire) relativement à son expérience Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar ou le réalisme selon Marguerite Yourcenar, sous la dir. du Prof. André DASPRE, Université de Nice, 1988. 74 Michèle JOLY, thèse de Doctorat intitulée : Écriture et réintégration de l’être dans L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Université de Nice, 1988. 75 Sophie POUCHOL BALMELLE, thèse de Doctorat intitulée : Marguerite Yourcenar : sens de l’homme, sens de Dieu dans Alexis ou le Traité du vain combat, Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir, sous la dir. Du Prof. Claude MARTIN, Université de Lyon II, 1990. 76 Catherine GOLİETH (née ANGELINI-RANDÉ), thèse de Doctorat intitulée : La quête de l’unité primordiale dans le roman L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, sous la dir. des Prof. Elisabeth COSS-HUMBERT puis Eric BENOÎT, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, mai 2003, 1122 p. 77 Antoine WYSS, op. cit., Bulletin de la SIEY, n° 6, p. 21-23.

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personnelle, ou de la modalité aléthique, qui porte sur la valeur d’un énoncé sur le plan du possible ou de l’impossible, du nécessaire ou du contingent. Un glissement s’est opéré : le vrai n’est plus seulement recherché dans le rapport à l’Histoire, ni à l’histoire personnelle de l’auteur, mais aussi dans la création du texte (son inspiration et sa formation).

Les études génétiques (notamment en 1994 le chapitre IV intitulé « Du D’après Dürer à L’Œuvre au Noir : documents et imaginaire » dans Mystification et créativité dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar de Béatrice Ness78 ; puis la somme de recherches universitaires rassemblées par Francesca Melzi d’Eril Kaucisvili Dans le laboratoire de Marguerite Yourcenar79) ramènent le texte au centre des études80 : sa microstructure prime sur la macrostructure de l’Histoire. La valeur des éléments d’ancrage historique est alors mesurée par différence entre D’après Dürer et L’Œuvre au Noir (ceux qui sont ajoutés, supprimés, déformés, récusés, métamorphosés).

Après quelques articles au sujet du musée imaginaire de Yourcenar81, des études en volume au sujet de l’influence de la peinture ont été publiées82. Ainsi la réception critique prend en compte de plus en plus la

78 Béatrice NESS, Mystification et créativité dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar (cinq lectures génétiques), Department of Romance Languages and Literatures. The University of North Carolina at Chapel Hill, chapitre 4, p. 119-152. 79 Francesca MELZI D’ERIL KAUCISVILI, Dans le laboratoire de Marguerite Yourcenar, coll. « Biblioteca della ricerca », section « cultura straniera » dirigée par Pierre Brunel, Giovanni Dottoli et Robert Kopp, Schena Editore, Fasano (Italie) & Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2001, 204 p. 80 Jean-Luc WAUTHIER, « Á l’écoute de l’écriture », Revue générale (Bruxelles), CXVIII, 4, avril 1982, p. 100-102 [AS]. 81 André STIL, « D’après Bruges et Breughel. Marguerite Yourcenar. L’Œuvre au Noir. (Prix Femina 1968) », L’Humanité, 28 novembre 1968, p. 8 ; Dominique GABORET-GUISELIN, « Note sur le musée imaginaire de Marguerite Yourcenar : Rembrandt », Regards sur l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Cahiers Marguerite Yourcenar, n° 2, 1988, p. 11-14 ; Jean-Marie LE SIDANER, « Le musée imaginaire », in Marguerite Yourcenar, Magazine littéraire n° 283, décembre 1990, p. 48-50 ; Natalia FALKIEWICZ, « Le pouvoir compromis des anabaptistes de L’Œuvre au Noir à la lumière de la peinture de Bosch et de Breughel », Écriture du pouvoir, pouvoir de l’écriture, Francesca COUNIHAN, Bérengère DEPREZ éd., Bruxelles, P. I. E. Peter Lang, 2006, p. 161-168. 82 Agnès FAYET, Catherine GOLIETH, Lucia MANEA, sous la dir. d’Alexandre TERNEUIL, L’album illustré de « L’Œuvre au Noir » de Marguerite Yourcenar, éd.

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pluralité des composantes de L’Œuvre au Noir et s’intéresse au rapport qui s’établit entre eux en ne privilégiant plus un seul facteur, le texte final.

L’ouverture au bout de cette controverse sera peut-être le recours à l’anthropologie. L’idée de mettre en rapport littérature et anthropologie n’est pas neuve puisque, dès 1968, le critique Hugo Friedrich y faisait appel au sujet de « l’anthropologie descriptive de Montaigne »83 :

Des termes comme diversité, variété, dissemblance, sont les mots clefs de l’anthropologie de Montaigne. Il décrit la richesse humaine sous ses multiples aspects dans le temps et dans l’espace, avec tout ce qu’elle a d’individuel dans ses modes d’existence, ses opinions, ses humeurs, ses caprices. […] La puissance plastique, enfin, avec laquelle Montaigne sait peindre le trait unique lui assigne sa place entre philosophie et poésie, dans cette zone où tant d’autres sceptiques sont aussi chez eux.84

Chez Yourcenar, on aborderait enfin « les structures anthropologiques

de l’imaginaire »85 ou « l’anthropologie du langage »86. Depuis 1995, Pierre Campion a accumulé les références bibliographiques où sont envisagées l’interpénétration de la littérature et des sciences de l’homme en général87. Plus récemment88, un ensemble d'entretiens donnés par Bruxelles, CIDMY associé à la maison d’édition La Renaissance du Livre (« Références »), Tournai, novembre 2003, 200 p. (voir en complément : Sue LONOFF de CUEVAS, Marguerite Yourcenar. Croquis et griffonnis, Paris, Gallimard, coll. “Le Promeneur”, 2008). 83 Hugo FRIEDRICH, Montaigne, Paris, Gallimard, avril 1968, p. 156. 84 Ibid, p. 14. 85 Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l'archétypologie générale, Paris, PUF, 1963. 86 Marcel JOUSSE, « Le bilateralisme humain et l’anthropologie du langage », Revue anthropologique, n° 4-6, éd. Émile, 1940, réédité dans Le Parlant, la Parole et le Souffle, dont il constitue le troisième chapitre, Paris, Gallimard, 1978 ; Louis-Jacques DORAIS, « L'anthropologie du langage », Perspectives anthropologiques. Un collectif d'anthropologues québécois, ouvrage collectif, Montréal, Les Éditions du Renouveau pédagogique, 1979, p. 91-117 ; André JACOB, L'anthropologie du langage, Liège, éd. Pierre Mardaga, 1995, etc. 87 Cf. Pierre CAMPION, Littérature et sciences de l’homme, Bibliographie sur Internet, http://pierre.campion2.free.fr (dont Tzvetan TODOROV, La Vie commune : essai d'anthropologie générale, Seuil, 1995, etc.).

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L’Œuvre au Noir et la critique

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Pierre Michon a envisagé l'exploration des grands mythes autour desquels s'organise la société89, lesquels pourraient se comparer à la manière dont Yourcenar considérait que « les états de conscience sont tradui[sibles] par les métaphores du langage alchimiste, dans lequel flottent tous les mythes récurrents de l’humanité » (EM, p. 305). Néanmoins, pour un critique littéraire, aller vers l’anthropologie serait avancer en « aveugle »90, c’est-à-dire obscurum per obscurius, puisqu’il s’agirait, entre autres, de dévoiler comment la démarche de l’écrivain est proche de celle de l’anthropologue qui reconstitue la structure interne d’un groupe, invisible pour les consciences individuelles. Or L’Œuvre au Noir a déjà prouvé qu’elle est une œuvre littéraire capable de supporter tous les genres de discours grâce auxquels on comprend le monde et l’Homme (d’ailleurs, il n’y a pas de système clos qui suffise à dire L’Œuvre au Noir).

Pour conclure, rappelons que L’Œuvre au Noir a passé avec succès à

peu près toutes les épreuves dont disposent les critiques pour jauger un texte littéraire : l’épreuve du temps (son succès dure), l’épreuve aléthique (c’est vrai, c’est probable ou c’est de l’Histoire), l’épreuve esthétique (c’est beau), l’épreuve déontique (le sens moral n’est pas absent même s’il n’est pas primordial), l’épreuve du plaisir (c’est sensuel, le corps a une place importante), l’épreuve de la comparaison (avec des œuvres contemporaines ou d’autres classiques antérieurs), l’épreuve de « la mise en gynécée »91 (c’est comparable, en synchronie comme en diachronie, à d’autres œuvres écrites par des femmes), l’épreuve de la réduction par particularisation géographique (sa portée dépasse les frontières),

88 Georges BALANDIER, « Les nouveaux enjeux de l'anthropologie (autour de Georges Balandier) », colloque dirigé par Gabriel GOSSELIN, Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle du 25 juin au 5 juillet 1988 (parution : Revue de l'Institut de Sociologie, n° 3-4, 1988). 89 Pierre MICHON, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, textes réunis par Agnès CASTIGLIONE avec la participation de Pierre-Marc DE BIASI, Paris, Éd. Albin Michel, septembre 2007. 90 Jean-Louis CHISS & Christian PUECH, « L’anthropologie du langage : point aveugle de la philosophie linguistique de tradition française », Cahiers Ferdinand de Saussure n° 56, Genève, 2004. 91 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 103.

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Catherine Golieth

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l’épreuve démocratique92 (ça plaît au goût commun et pas seulement aux doctes), etc. Face à tant de réussites, ceux qui ont effectué la réception de L’Œuvre au Noir ont dû surmonter l’effet classique pour oser se lancer, sans être pétrifiés par l’admiration générale, dans des controverses qui ont réuni des critiques de qualités et d’intentions différentes, comme un dialogue entre des interlocuteurs ne s’adressant pas la parole. Un tel dialogisme critique a permis d’éviter les rivalités qui interviennent entre critiques, comme au sein de tout espace social, y compris scientifique, pour conquérir le point de vue de la vérité, gérer le capital symbolique, distribuer les dividendes liés à la domination symbolique. C’est ainsi que L’Œuvre au Noir est devenue une « œuvre collective »93 (l’expression se trouve chez Marguerite Yourcenar) : elle n’est pas définie comme une œuvre figée tel un monument gravé dans le marbre de notre histoire littéraire ; c’est un classique mais c’est aussi un texte revivifié par chaque nouvelle approche critique, un texte suffisamment riche d’humanité et de recherches formelles pour intéresser la critique littéraires de tous les horizons : la réflexion critique reste en tension (dans une attitude comparable à celle de l’auteur94 ; or, n’est-ce pas là tout l’intérêt de la 92 Ces différents concepts sont empruntés, avec une formulation parfois différente, à Pierre VERDRAGER, op. cit. 93 Marguerite YOURCENAR, « Histoire et examen d’une pièce » : Rendre à César, Th I, Paris, Gallimard, 1971, p. 14 : « contrairement à l’opinion de la plupart de mes contemporains, je considère un livre, même le plus personnel, comme une œuvre en partie collective : tout ce qui est en nous y entre, mais aussi tout ce que nous avons entrevu ou deviné, les livres lus et les voyages faits, l’observation d’autrui autant que les expériences traversées par l’écrivain lui-même, les notes marginales du correcteur d’épreuves, les lecteurs, amis ou hostiles. Nous sommes tous trop pauvres pour vivre uniquement des produits de ce lopin d’abord inculte que nous appelons moi ». 94 Marguerite YOURCENAR, « Lettre à Dominique de Ménil » (22 novembre 1967), L, p. 261 : « Les diverses recherches que j’ai faites, sur des sujets très variés, pour certains de mes ouvrages, ont été entièrement faites par moi, et dans le cas de textes romanesques d’une longueur considérable, comme les Mémoires d’Hadrien et l’ouvrage que je compte voir paraître en 1968 sur certains aspects du XVIe siècle, ces recherches ont pris une très longue partie de ma vie. Même les travaux préliminaires pour mon étude sur les Negro Spirituals choisis et traduits par moi ont demandé, avec des intermittences, plusieurs années. Je ne prétends pas que la recherche ainsi conçue évite l’erreur, mais l’obligation de passer et de repasser, même matériellement, sur les mêmes documents, les mêmes textes et les mêmes notes la rend parfois finalement décelable, et réparable, et surtout permet à l’auteur jusqu’au bout cette ré-examination [sic] des faits, cette dialectique des conclusions acceptées, puis rejetées ou acceptées à nouveau, qui me paraît seule salubre ».

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L’Œuvre au Noir et la critique

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médiation procurée par la lecture critique qui ne vaut effectivement que lorsque le dépassement qu’elle a permis renvoie superlativement à ce qui la précédait ?). En démontrant cette aptitude au renouvellement critique, à la renaissance littéraire, nous avons fait de l’admiration l’objet de notre investigation95 (par le biais de l’effet classique sur la critique) ; nous avons observé, sans exhaustivité, que le développement de plusieurs controverses a contribué à l’instauration d’un relativisme objectif. C’est ainsi que la réception critique yourcenarienne a gagné en neutralité (mais pour s’en rendre compte il faut connaître l’historique des questions essentielles débattues par les instances critiques au sujet de L’Œuvre au Noir), tout en refusant de céder au vertige de la transparence du discours critique. La critique yourcenarienne s’est ouverte à la logique interne, à la structure et à la cohérence des systèmes de représentations construits par le texte et ses sources, comme si le problème posé par Yourcenar face au pluralisme des comportements humains qu’elle décrit imposait au critique une attitude descriptive, pluraliste, relativiste et même actualisée…

95 Cf. Pierre VERDRAGER, op. cit., p. 10.

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