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L’orchidée à la fenêtre Nicoleta Ionescu Personnages X. — un homme d’environ trente ans Le mendiant (figurant) (Un arrêt désert. Nuit. Un mendiant dort sur un banc. Entre X., portant à main, soigneusement, une vieille valise. Il porte un costume modeste/humble, chemise, cravate. La valise est plus haute que large, comme une grande boîte. Il s’assoit auprès du mendiant, qui se réveille un instant, fâché. X. fume en silence, longtemps. Enfin, il décide de parler, plutôt à soi même. Il parle lentement, avec mélancolie.) X: J’ai une petite vie. Petite. De chien. Petit. Petit et ignoré. Et je rêve une grande vie. Tellement grande que mon coeur se brise dans la poitrine. Qu’ils m’amènent en salle d’urgence et que les médecins disent: il n’y a rien à faire. Son coeur s’est brisé de tant de chance. De tant de bonheur… Mais non. Ça ne serait plus ma vie. C’est mon sort, apparemment. Petit. Petit! Petit comme un mégot de cigarette jeté sur le trottoir à l’arrivé du bus; comme la monnaie qu’on ne prend plus, pour qu’il ne sonne en vain dans les poches. Longtemps j’en ai fait la paix. J’étais, en fait, le frère cadet. Quand mon aîné était né, la joie de ma mère était grande. Grande et lumineuse. Enfin, l’Enfant était venu! À la naissance de mon frère puîné, la joie était atténuée: pourquoi tant de joie, on a déjà vu des enfants, ce n’est pas grand chose. Il aussi va grandir auprès de l’autre. Qu’il soit en bonne santé. À ma naissance, je sais, je sais, tu vas me dire que sais-je de ma naissance, qui était le fou à me raconter ça?, mais je te le dis, je sais, cette chose on la sait sans qu’on te la dit, on l’ai dans l’âme, jamais raconté; la joie de ma mère était petite. Petite-petite. Elle vacillait à peine. Eh, bien le temps avait passé, maman avait vieilli…Que peut-je te donner, mon petit, d’où tant de joie? Ne vois-tu pas les temps que nous vivons? Au moins cette flammette est encore restée. Garde-la bien et en prendre soin, que sinon…Je l’ai mis quelque part, dans un coin, et depuis j’en ai un peu oublié… Je ne suis pas pauvre. Non, non…ne pense pas ça. J’ai une maison, oui, j’ai une maison. Grand chose, tu sais…il y a de gens qui n’ont ni ça. Sauf que c’est une petite maison. Petite. Ici c’est la porte, ici l’armoire, ici la table; lorsque je me réveille le matin, mes pupilles se collent aux vitres. J’ai le soleil aussi que les nouages dans les yeux. Je tourne sur une coté et je heurte le compteur de gaz, mon Dieu, quelles meurtrissures! j’éteins un pied et j’atteins le balcon du voisin, je lui ai brisé une fois le bocal de cornichons… 1

L'orchidée à la fenêtre

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Personal translation of a short play by Nicoleta Ionescu, contemporary romanian writer and teacher.

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  • Lorchide la fentre Nicoleta Ionescu

    Personnages X. un homme denviron trente ans Le mendiant (figurant)

    (Un arrt dsert. Nuit. Un mendiant dort sur un banc. Entre X., portant main, soigneusement, une vieille valise. Il porte un costume modeste/humble, chemise, cravate. La valise est plus haute que large, comme une grande bote. Il sassoit auprs du mendiant, qui se rveille un instant, fch. X. fume en silence, longtemps. Enfin, il dcide de parler, plutt soi mme. Il parle lentement, avec mlancolie.)

    X: Jai une petite vie. Petite. De chien. Petit. Petit et ignor. Et je rve une grande vie. Tellement grande que mon coeur se brise dans la poitrine. Quils mamnent en salle durgence et que les mdecins disent: il ny a rien faire. Son coeur sest bris de tant de chance. De tant de bonheur

    Mais non. a ne serait plus ma vie. Cest mon sort, apparemment. Petit. Petit! Petit comme un mgot de cigarette jet sur le trottoir larriv du bus; comme la monnaie quon ne prend plus, pour quil ne sonne en vain dans les poches. Longtemps jen ai fait la paix. Jtais, en fait, le frre cadet. Quand mon an tait n, la joie de ma mre tait grande. Grande et lumineuse. Enfin, lEnfant tait venu! la naissance de mon frre pun, la joie tait attnue: pourquoi tant de joie, on a dj vu des enfants, ce nest pas grand chose. Il aussi va grandir auprs de lautre. Quil soit en bonne sant. ma naissance, je sais, je sais, tu vas me dire que sais-je de ma naissance, qui tait le fou me raconter a?, mais je te le dis, je sais, cette chose on la sait sans quon te la dit, on lai dans lme, jamais racont; la joie de ma mre tait petite. Petite-petite. Elle vacillait peine. Eh, bien le temps avait pass, maman avait vieilliQue peut-je te donner, mon petit, do tant de joie? Ne vois-tu pas les temps que nous vivons? Au moins cette flammette est encore reste. Garde-la bien et en prendre soin, que sinonJe lai mis quelque part, dans un coin, et depuis jen ai un peu oubli

    Je ne suis pas pauvre. Non, nonne pense pas a. Jai une maison, oui, jai une maison. Grand chose, tu saisil y a de gens qui nont ni a. Sauf que cest une petite maison. Petite. Ici cest la porte, ici larmoire, ici la table; lorsque je me rveille le matin, mes pupilles se collent aux vitres. Jai le soleil aussi que les nouages dans les yeux. Je tourne sur une cot et je heurte le compteur de gaz, mon Dieu, quelles meurtrissures! jteins un pied et jatteins le balcon du voisin, je lui ai bris une fois le bocal de cornichons

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  • Je ne sait pas comment, mais toutes mes relations ont des grands maisons. Quelles maisons, mon Dieu! comme dans les films! Et toutes, absolument toutes ont des orchides la fentre. Blanches, roses, mauves, doubles comme des papillons prt senvoler. On les regarde comme des merveilles dun autre mondede a mest venu lespritEt comme je disais, mes relations ont chacun leur grande vie, dans leur grandes maisons, avec leur grandes orchides aux grandes fentres comme des normes aquariums. Je ne sais pas comment ils lont fait: jai aussi un diplme, toute comme la leur, ni plus grande ni plus petite mais il tait cens treUne fois on tait tous pauvres, on se rassemblait autour de la table, aux ftes, aux mariages, aux funrailles. Maintenant on se rassemble plus rarement. Les mariages ils le font plutt ltranger. La dernier fois on devrait se rencontrer au notaire. Pour une succession. Une relation de la campagne tait morte. Elle laissait une vieille maison, avec des tableaux, meuble style, statuettes de bronze. Il semblait que jai hrit aussi une partie. Petite. Si petite, quils ne mont plus appel. O apporteras-tu une telle meuble? Elle ne passe pas par ta porte. Les statuettes? Les tableaux? Comment apparatront-elles entre lhorloge en plastic et la patre aux serviettes de cuisine! Allez, soit srieux!Peut-tre ils avaient raison

    Jai aussi une famille, oui. Une famille petite, cela va de soi. Jai une chri pouse. Et petite, bien sr, comment autre sassortirait-elle avec moi? Parfois, les soirs, on stend dans notre petit lit et on rve aux belles choses, aux vacances et voyages, alors elle pleure un peu et je ltreins fortement dans mes bras, souhaitant quon se fonde ensemble dans le mme rveQue nous sommes imbcilesEt lenfant, je ne tai pas dis de lenfant. Un enfantpetit. Il na pas grandiun jour, il est tomb malade et on lapportait chez le mdecin et le mdecin la regard, puis il ma regard et lui a crit une prescription. Une prescription trs petite. Deux jours plus tard il est mort. Jai demeur avec ma pouse et ma grand-mre. Grand-mre tait quelquun dans sa vie. Quand elle a pris sa retraite quelle jolie pension avait-elle! mon frre an la emmen chez lui. Grand-mre a tout vendu et lui a donn largent, pour quil finisse sa nouvelle maison. Ils tait si heureux! Mais mon frre a eu trois enfants, et grand-mre est arriv chez mon frre pun, qui navait quun. Mais il avait aussi des dettes la banque. Seulement que, grand-mre a fait une faute. Elle a vcu plus longtemps. Et sa pension est devenu de plus en plus petite. Comme grand-mre. Il semble quelle aussi sest rtrci. Maintenant elle demeure chez moi. Je ne lai plus vu depuis quelque temps. Elle sest rtrci compltement, sest perdu parmi les choses. a se passe quand les personnes ges perdent la mesure de la vie.

    En fait, ce nest pas vraiment comme a, jai menti. Tout tait valable jusquau ce matin. Parfaitement valable, mais aujourdhuiaujourdhui quelque chose sest pass. Quelque chose absolument inexplicable, incroyable folie!Sinon, pourquoi resterais-je maintenant dans cette gare, a cette heure propos, quelle heure est-il? mais cela nimporte plusComme a il

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  • vient un moment quand tout le chagrin, dpos lentement et port sur les paules une vie entire, se ramasse et te joue un tour quand tout est au mieuxAttends que je te dis

    Aujourdhui a t lanniversaire de mon pouse. Chaque anne son anniversaire, lorsquelle se rveille, elle trouve une oeillet sur loreiller. Je lembrasse et elle prtend me gronder parce que jai dpens de largent en fleures. Mais je la vois heureuse. Ce petit bonheur qui est le notre chaque jour, mais agrandi par le parfum de loeillet. Hier soir on a parl comme dhabitude, de toutes les merveilles, notre rves ont t, il me semble, plus colors que jamais, mais, comme jamais auparavant elle na plus pleure. Elle est reste longtemps avec les yeux vides et quand elle ma embrass avant de dormir, jai vu lpuisement derrire son petit sourire. Je nai pas russi mendormir tout la nuit. Comme si une crampe a tordu mon tre entier, coinc dans mon cerveau et coeur.

    Jai rveill ahuri. Une douleur atroce a grandi en moi. Tout me faisait mal. Les choses de ma maison me faisaient mal. Chaque jour que jai vcu me faisait mal. Chaque parole que jai jamais dit, aussi bien que chaque parole que je nai pas dit, me faisait mal. Jai habill comme un fou et je suis all au march o jachetais des fleures, mais je nai pas russi mapprocher, quelque chose en moi se rvoltait, quelque chose trange hurlait dans mes oreilles, mon coeur battait en rage, les temples bouillaientJe me suis croul sur une bordure avec la tte en mains et je suis rest comme a longtemps, jusqu ce que, finalement, la voix a tu Alors que jai pu ouvrir mes yeux, jai senti clarifi en quelque sorte. Libr. Je savais ce que je devrais faire. Je navais plus aucun doute. Je vais acheter une orchide mon pouse. La plus belle orchide que je pourrai trouver.

    Je suis mont dans le tram, comme dhabitude, et je suis arriv au travail. Ah, oui, jai oubli de le prciser: jai un emploi. Petit. Je suis un petit fonctionnaire. Trs petit. Si petit que mon employeur ne sait pas que jexiste, encore moins mon nom. Je suis entr dans le bureau du patron, et, comme en transe, je lui ai demand une augmentation du salaire. Il ma regard comme si jtais un cafard et ma dit que jtais fou, par ce temps de crise, o tant de gens taient mis la porte partout. Jai suppli mon collgue de me prter un million ou deux jusqu la paye. Il ma ri au nez. Je bouillonnais. Jai feint un mal de tte et je me suis press la porte, en criant que jallais la pharmacie. Je me suis arrt, hypnotis, devant la vitrine du nouveau fleuriste. Jy suis entr. Beaucoup de monde. La vendeuse ne sen sortait pas. Au sommet dune pyramide de pots de fleurs exotiques trnait, magnifique, une immense et mirobolante orchide, aux fleurs blanche-roses, larges comme la main, dune beaut irrelle. Vous payez la casse, madame, jai articul involontairement, jemballe les violettes. Et vous, monsieur, vous dsirez ? Des azales? Regardez encore une fois, nous en avons tous les couleurs. Do me venait ce toupet, je ne le savais pas? Jen sais rien. Jai pris un tas de sacoches et je suis all

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  • naturellement vers mon orchide. O tes-vous, la dame lorchide? Je lemballe tout de suite. Je suis sorti trs vite avec la superbe proie cach sous le manteau. Jai couru au bureau. Jai dpos mon orchide sur le bureau et je lai regard perdu pendant des heures. Mon collgue tait stupfi. Mon patron ma demand les papiers et je lui ai dit serein que je nai rien travaill. Il a vu lorchide et il a commenc crier: pour acheter une orchide ai-je demand une augmentation du salaire? Je me prends pour qui ? Il y a de gens qui meurent de faim et je me moque de tous? Eh bien, que je reste la maison si jai de largent pour acheter des orchides et que je laisse autres gagner la pain en travaillant honntement! Dans un mot, il ma congdie. Je suis parti vers chez moi, portant lorchide avec dlicatesse, comme un trophe. L, grande agitation! Juste aujourdhui, lancien propritaire avait gagn le recours et le nouveau propritaire avait vacu limmeuble en force. Vieux immeuble, au point rougeil avait dj appel les bulldozers, qui sont dj mis au travail. Je voyais comment, parmi les morceaux de dbris, tombaient mes peu de choses, accumules pendant ma petit vie. Je pense que, un moment donn, jai vu mme grand-mre parmi eux. De toute faon, on ne la plus trouv. Jai sauv seule cette valise. Jai demand une voisine, qui pleurait sur le trottoir, si elle savait quelque chose de mon pouse, puisque je ne la voyais nul part. Elle ma dit que si, quune grande voiture est arriv, do un monsieur comme agrand, est descendu et il lui a mis une grande fourrure sur les paules et la voiture est dmarr en trombe, en laissant derrire elle un grand nuage de fume. Passant en vitesse au dessus du dbris des vies tombes de limmeuble, elle brisait notre tableau de mariage avec la petite photo encadr. Jusquau soir, tout tait dmoli, le lieu enclos, les gens parpills par ci et par la.

    (Il ouvre la valise, avec un soin infini, do il retire lorchide. Il la met, avec tendresse, sur le banc et sassied sur la terre, ses pieds et la regarde longtemps, fascin, la tte dans les mains, inond de joie et mlancolie. Le mendiant dort depuis longtemps.)

    la tombe de la nuit, jai commenc marcher comme a, sans but, et je suis all trs, trs loin. Jai tant cherch une fontaine, pour arroser lorchide. Et moi, javais une telle soifCest pour a que je suis arriv ici. Cet arrt semble dsert. On crit que tous les trains sont annuls. Mais, peut-tre demainJe ne sais pasPeut-tre il est mieux comme aJai demeur avec lorchideMaintenant jai une orchide, mais je nai plus une fentre

    LE RIDEAU

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