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18/8/2015 Lucien Goldmann : critique littéraire et sociologie chapitre 2 http://dialectiques.ironie.org/textes/gold2.htm 1/6 série théorie critique STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE Patrice Deramaix 2. DE QUELQUES CONCEPTS FONDEMENTAUX DU STRUCTURALISME GENETIQUE. 2.1. le sujet de la création littéraire. Goldmann expose, dans "pour une sociologie du roman", pp.338 et dans le chapitre "problèmes de méthode" de ses "Recherches dialectiques", (Paris: Gallimard, 1980) les principes fondamentaux du structuralisme génétique appliqué à l'analyse littéraire. Il part de l'hypothèse que "tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière" et tend par cela même à créer un équilibre entre le sujet de l'action et le milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c'est une destructuration constante, suivie d'une restructuration, de "totalités nouvelles aptes à créer des équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent." Ce qui aboutit à la genèse de structures sociales dont certaines se retrouvent, dans un rapport d'homologie, dans la structure interne des grandes oeuvres culturelles. L'existence d'une cohérence interne peut être décelée dans les phénomènes sociaux et culturels et plus particulièrement dans les oeuvres, littéraires ou autres, significatives. Un ensemble de relations nécessaires se dessine entre les éléments qui les constituent ainsi qu'entre le contenu et la forme. Cette cohérence interne manifeste un ensemble d'attitudes globales de l'homme face au monde et à la vie, de visions du monde qui résultent de la situation concrète des hommes dans les rapports sociaux qui varient au cours de l'Histoire. Il convient dès lors de replacer sans cesse les manifestations culturelles, artistiques, scientifiques et philosophiques, de ces représentations du monde dans leur contexte sociohistorique. Il ne s'agit pas d'une détermination univoque l'analyse dialectique se réduirait à un positivisme mécaniste mais d'une interaction constante entre les structures sociales (concrètement: la manière dont les hommes s'organisent entre eux pour assurer la reproduction de leur vie matérielle et sociale) et le contenu des représentations du monde que les hommes insérés et déterminés socialement produisent. Ainsi la cohérence structurale des oeuvres est une "virtualité dynamique" à l'intérieur des groupes sociaux, "une structure significative vers laquelle tendent la pensée, l'affectivité et le comportement des individus". (Goldmann, Recherches dialectiques p.108). L'oeuvre est donc la résultante d'un rapport structurel entre l'auteur,le fond historique d'où il émerge et le public auquel il s'adresse. Plus que le simple produit d'une psychologie individuelle, elle doit être considérée comme la cristallisation cohérente d'une représentation du monde propre à un groupe social. Le propre de l'acte littéraire est de synthétiser, d'une manière concrète et sensible, (non conceptuelle dira Goldmann),cette représentation du monde. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un "reflet" mécanique des structures économiques, la représentation restructure subjectivement le réel mais cette subjectivité est avant tout sociale. Un des points importants qu'il faut garder à l'esprit lorsque Goldmann aborde la question de la création littéraire sous l'angle du groupe social, c'est que pour lui, le véritable sujet de la création culturelle n'est pas l'individu. En effet, la genèse du sujet historique doit être cherchée dans les rapports qui lient l'individu à la collectivité. Le sujet collectif qui permet l'oeuvre littéraire n'est pas une totalité transcendante, c'est l'ensemble des relations intersubjectives structurées qui le constituent et le fondent. Ainsi Goldmann rejette à la fois la dissolution romantique de l'individu dans une collectivité

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18/8/2015 Lucien Goldmann : critique littéraire et sociologie ­ chapitre 2

http://dialectiques.ironie.org/textes/gold2.htm 1/6

série théorie critique

STRUCTURALISME GENETIQUE ETLITTERATURE

LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ETSOCIOLOGUE

Patrice Deramaix

2. DE QUELQUES CONCEPTS FONDEMENTAUX DUSTRUCTURALISME GENETIQUE.

2.1. le sujet de la création littéraire.

Goldmann expose, dans "pour une sociologie du roman", pp.338 et dans le chapitre "problèmes deméthode" de ses "Recherches dialectiques", (Paris: Gallimard, 1980) les principes fondamentaux dustructuralisme génétique appliqué à l'analyse littéraire. Il part de l'hypothèse que "tout comportementhumain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière" et tend par celamême à créer un équilibre entre le sujet de l'action et le milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c'estune destructuration constante, suivie d'une restructuration, de "totalités nouvelles aptes à créer deséquilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent." Cequi aboutit à la genèse de structures sociales dont certaines se retrouvent, dans un rapport d'homologie,dans la structure interne des grandes oeuvres culturelles.

L'existence d'une cohérence interne peut être décelée dans les phénomènes sociaux et culturels et plusparticulièrement dans les oeuvres, littéraires ou autres, significatives. Un ensemble de relationsnécessaires se dessine entre les éléments qui les constituent ainsi qu'entre le contenu et la forme.Cette cohérence interne manifeste un ensemble d'attitudes globales de l'homme face au monde et à lavie, de visions du monde qui résultent de la situation concrète des hommes dans les rapports sociauxqui varient au cours de l'Histoire. Il convient dès lors de replacer sans cesse les manifestationsculturelles, artistiques, scientifiques et philosophiques, de ces représentations du monde dans leurcontexte socio­historique. Il ne s'agit pas d'une détermination univoque ­ l'analyse dialectique seréduirait à un positivisme mécaniste ­ mais d'une interaction constante entre les structures sociales(concrètement: la manière dont les hommes s'organisent entre eux pour assurer la reproduction de leurvie matérielle et sociale) et le contenu des représentations du monde que les hommes ­ insérés etdéterminés socialement produisent. Ainsi la cohérence structurale des oeuvres est une "virtualitédynamique" à l'intérieur des groupes sociaux, "une structure significative vers laquelle tendent lapensée, l'affectivité et le comportement des individus". (Goldmann, Recherches dialectiques p.108).

L'oeuvre est donc la résultante d'un rapport structurel entre l'auteur,le fond historique d'où il émerge et lepublic auquel il s'adresse. Plus que le simple produit d'une psychologie individuelle, elle doit êtreconsidérée comme la cristallisation cohérente d'une représentation du monde propre à un groupe social.Le propre de l'acte littéraire est de synthétiser, d'une manière concrète et sensible, (non conceptuelledira Goldmann),cette représentation du monde. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un "reflet"mécanique des structures économiques, la représentation restructure subjectivement le réel mais cettesubjectivité est avant tout sociale.

Un des points importants qu'il faut garder à l'esprit lorsque Goldmann aborde la question de la créationlittéraire sous l'angle du groupe social, c'est que pour lui, le véritable sujet de la création culturelle n'estpas l'individu. En effet, la genèse du sujet historique doit être cherchée dans les rapports qui lientl'individu à la collectivité. Le sujet collectif qui permet l'oeuvre littéraire n'est pas une totalitétranscendante, c'est l'ensemble des relations intersubjectives structurées qui le constituent et lefondent. Ainsi Goldmann rejette à la fois la dissolution romantique de l'individu dans une collectivité

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considérée comme seul sujet de l'histoire que l'individualisme propre, selon lui, au positivismerationaliste.

Le matériau littéraire doit être considéré comme un élément dont la compréhension n'est effective qu'àtravers son intégration dans un ensemble plus vaste, structurel, d'ordre social et psychologique. Cesstructures ne sont pas invariables, leur état présent ne peut être compris que comme l'aboutissementd'une genèse au cours duquel le sujet "déjà structuré par son devenir antérieur"(1), tente de modifier lesstructures anciennes en réponse à des problèmes nouveaux. Si la psychogenèse individuelle peut êtreconsidérée comme une suite d'adaptations à des pulsions libidinales contradictoires avec lescontingences matérielles de la vie (le principe de réalité), la structuration sociale répond à des besoinscollectifs d'appropriation et de maîtrise des ressources naturelles. Elle est rendue possible par ledéveloppement des fonctions symboliques et plus particulièrement, du langage.

C'est ce développement de l'intersubjectivité, dont l'espace conceptuel devient en quelque sorteindépendante de toute individu isolé, qui est à l'origine de la constitution du sujet social. Ce dernier estproducteur de représentations du monde qui deviennent, au cours des innombrables échangesinterindividuels, communes à un groupe social particulier où les individus partagent des expériencesexistentielles semblables. A la place du je et il (relation sujet­objet), du je et tu (relation sujet­sujet)survient le nous, émergence d'un sujet collectif à la faveur d'une relation commune avec un réel partagé.

En ce qui concerne la création littéraire, Goldmann considère que l'essentiel de l'oeuvre réside danscette représentation collective d'un groupe social : l'oeuvre veut dire, ne fut­ce que implicitement "nouspensons, nous ressentons, nous saisissons le monde de telle manière". Et cette vision du mondes'exprime de manière cohérente et aboutie comme "maximum de conscience possible d'un groupesocial" dans les oeuvres littéraires (et philosophiques) significatives. Ce qui permet à Goldmann demettre en évidence les homologies structurales, similitude de vision du monde, entre des oeuvresdiverses et parfois apparemment opposées. C'est qu'elles sont représentatives des préoccupations d'unmême groupe social. Reste cependant à définir la spécificité de telle oeuvre, de tel écrivain. PourGoldmann, elle est accidentelle. La psychanalyse n'a aucune valeur explicative en ce qui concernel'oeuvre. Du texte, nulle herméneutique ne permet de dévoiler un non­dit et en ce qui concerne lesrapports de l'auteur à l'oeuvre, la psychologie permet seulement d'élucider la genèse de l'écrivain ;d'expliquer au biographe pourquoi tel individu ressent le besoin d'écrire, sans pour autant permettre uneélucidation de l'oeuvre elle­même, en raison même de la complexité du psychisme humain qui reste, endépit des herméneutiques d'inspiration freudienne, impénétrable par le biais de la critique littéraire.

Le rejet de la psychologie n'est pourtant pas absolu: Goldmann affirme que c'est en raison del'insuffisance des connaissances psychologiques qu'il est nécessaire de situer la critique littéraire "surles deux plans de l'analyse immanente de l'oeuvre et de l'insertion de celle­ci dans les structureshistoriques et sociologiques dont elle fait partie". (Recherches dialectiques, p.116) La biographie et lapsychologie font partie d'une "structure intermédiaire" qu'on ne "saurait en aucun cas éliminer d'avance",mais "ne peut constituer pour l'instant qu'un instrument secondaire de recherche à employer avecbeaucoup de méfiance et de maximum d'esprit critique".(op. cit.)

Il rejette toutefois toute tentative d'établir une typologie des visions du monde sur des basespsychologiques. On peut prendre un exemple d'un tel rejet dans l'interprétation du théâtre de Genêt.Pour Goldmann la thématique homosexuelle dans "Haute Surveillance" ne s'explique pas parl'homosexualité de Genet, elle résulte d'une nécessité interne à l'oeuvre qui doit mettre en scène despersonnages en révolte. Elle joue, dans l'oeuvre littéraire, un rôle précis, déterminé en fonction desobjectifs idéologiques de l'auteur, qui est d'empêcher toute identification entre les valeurs expriméesdans l'oeuvre et les valeurs dominantes de la société bourgeoise. L'homosexualité marginalise lesacteurs sociaux représentés : les valeurs qui sont exprimées restent subverties et deviennent par làsubversives.

Néanmoins, on peut se demander comment Goldmann conçoit la constitution de cet individu qu'estl'écrivain aux prises avec les contradictions sociales. La problématique si présente chez un Poulet, ouun P. de Man, de la genèse de l'être dans l'acte d'écriture lui est étrangère. Il s'écarte aussi de laméthode régressive­progressive chère à Sartre. Ce qui importe, pour Goldmann, c'est de déceler leshomologies entre l'oeuvre et les structures relationnelles qui cristallisent les rapports sociaux. Elles nepeuvent être recherchées dans la biographie de l'auteur car les rapports entre l'ouvrage et l'auteur sontaccidentels. Il est vrai que l'individu peut être considéré comme la totalisation d'un ensemble structuréde rapports sociaux, tout un moment historique s'y retrouve ainsi, la tâche du biographe sera moins dedéceler ce qui est particulier dans la genèse de la personne que d'y révéler l'universel. C'est à dire cequi est ­ en lui ­ le produit de l'histoire. Mais c'est une entreprise démesurée, qui fut tentée par J.P.Sartre (2), à laquelle Goldmann s'est refusé, préférant centrer son attention sur les rapports structurelsinternes au texte mis en rapport, non pas avec la constitution du sujet inséré dans l'Histoire, mais avecun contexte socioculturel défini par les oeuvres significatives à structures homologues et l'horizon

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historique d'où elles émergent.

La complexité des individus se réduit, lorsque nous passons de l'étude de l'individu à celui des groupessociaux, à un certain nombre de composantes communes, les variations individuelles s'annulant, on seretrouve "devant une structure beaucoup plus simple et cohérente". Dans cette perspective , le créateurdevient un intermédiaire entre le groupe social, qui devient, en dernière instance, le "véritable sujet de lacréation" et l'oeuvre. Le structuralisme génétique diffère totalement de la sociologique du contenu qui nevoit dans l'oeuvre qu'un simple reflet de la conscience collective.

"Sur ce point [sur les relations entre les contenus des oeuvres et ceux de la consciencecollective] le structuralisme génétique a représenté un changement total d'orientation, sonhypothèse fondamentale étant précisément que le caractère collectif de la création littéraireprovient du fait que les structures de l'univers de l'oeuvre sont homologues aux structuresmentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plandes contenus, c'est­à­dire de la création d'univers imaginaires régis par ces structures,l'écrivain a une liberté totale." ("Pour une sociologie du roman"/ Goldmann, p.345 )

Il en résulte que la tâche première du sociologue de la littérature sera, plutôt que de se livrer à unesimple critique textuelle de l'oeuvre, de délimiter le groupe social susceptible de produire lareprésentation du monde qui en est la source. Goldmann est très clair sur ce point:

"la nature même des grandes oeuvres culturelles indique quelles doivent être leurscaractéristiques [des groupes sociaux]. Ces oeuvres représentent en effet ... l'expression devisions du monde, c'est­à­dire des tranches de réalité imaginaire ou conceptuelles, structuréesde telle manière que, sans qu'il soit besoin de complèter essentiellement leur structure, onpuisse les développer en univers globaux" (Goldmann, op cit. p.348 )

2.2. conscience maximale possible et choix du matériau littéraire.

C'est dire "que cette structuration ne saurait être rattachée qu'aux groupes dont la conscience tend versune vision globale de l'homme". Seules les classes sociales semblent pouvoir élaborer une telle visiondu monde, cependant, il n'est pas exclu que hors du capitalisme industriel, dans les sociétés noneuropéennes, dans l'antiquité, d'autres groupes sociaux, qui ne revêtent pas le caractère de classe,puissent élaborer une conception du monde qui leur est propre. Cependant, Goldmann montre que lesgrandes oeuvres sont reliées à des groupes "orientés vers une restructuration globale de la société ouvers sa conservation", ce qui élimine tout essai de les relier à d'autres structures sociales. Goldmannrejette radicalement ainsi l'idée d'une littérature nationale ou régionale. L'identité nationale, même si elleest un instituant social, ne peut expliquer que "certains éléments périphériques de l'oeuvre" mais non sastructure centrale. Ce n'est pas la "francité", l'appartenance à la société française du 17me siècle, quipeut expliquer l'oeuvre de Pascal, Racine, Corneille ou de Descartes et Gassendi. Ces oeuvresexpriment des visions du monde contradictoires, voire opposées, même si l'appartenance nationaleexplique néanmoins certains éléments formels.

Pour saisir cette notion, importante pour délimiter correctement le matériau littéraire et conceptuel quifait l'objet de la critique littéraire, nous pourrions nous référer au concept de "conscience maximalepossible", tel que Goldmann l'a défini (3). Pour cela nous devrons examiner comment il conçoit la notionde conscience, en général, individuelle puis sociale. Ensuite nous verrons la distinction entreconscience réelle et conscience possible.

Tout fait de conscience suppose l'existence d'un sujet connaissant, qui n'est en rien isolé du monde: lefait de conscience est toujours intentionnel: il suppose l'objet mis en rapport dialectique avec le sujet. Lesujet connaissant n'est pas une monade. Il est le produit d'un ensemble d'interactions définiessocialement. Il est un produit social que l'on ne peut cependant assimiler à une simple totalisation desindividus. Le sujet individuel établit avec le groupe des rapports complexes faits de détermination,d'influence, de causalités qui ne sont pas univoques : le sujet agit tout autant sur le fait social qu'il estle produit d'une histoire collective. Quoi qu'il en soit "lorsque l'objet de la connaissance est soit l'individului­même, soit n'importe quel fait historique et social (4), sujet et objet coincident en tout ou en partie etla conscience acquiert un caractère plus ou moins réflexif" (op. cit. p. 122) Même si l'objet appartient àla nature, la conscience ne saurait être un simple reflet, elle reste "structurellement liée aucomportement et à l'expression d'une relation dynamique entre le sujet et l'objet".

Le premier problème qui se pose est celui de l'adéquation de la conscience à l'objet. Il importe de garderà l'esprit que le monde n'est pas le produit de la conscience, il nous est donné à priori de tout processuscognitif comme une réalité en soi, dont la conscience nous donne une image.

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Si nous considérons la genèse de la conscience chez l'homme, on peut établir un lien entre la formationde cette conscience et le travail. Ce dernier est une appropriation finalisée de la nature, ce qui entraînela nécessité de désigner les êtres et les choses, de les nommer et de traduire en parole les relationsentre les choses. La langage apparaît, de plus en plus complexe et structuré, de plus en plus abstrait :un champ d'intersubjectivité surgit des consciences individuelles qui font place à une consciencecollective.

Goldmann résume ses conclusions comme suit:

"1. Tout fait social implique des faits de conscience sans la compréhension desquels il nesaurait être étudié de manière opératoire.2. Le principal trait structurel de ces faits de conscience est leur degré d'adéquation et soncorollaire leur degré d'inadéquation à la réalité. 3. La connaissance compréhensive et explicative de ces faits de conscience [...] ne sauraitêtre établie que par leur insertion dans des totalités sociales relatives plus vastes, insertion quiseule permettra de comprendre leur signification et leur nécessité." (5)

Cette question devient centrale en sociologie où précisément l'objet de l'étude est un champ spécifique de laconscience qu'il faut rapporter à la totalité du réel. La question se pose de l'adéquation du champ étudié à cecadre global: ainsi le fait littéraire ­tel oeuvre ­ ne peut être réellement comprise qu'en le rapportant dans lecadre plus global de la production culturelle, de la conscience sociale en général.

C'est ainsi que dans l'approche d'un courant de pensée : celle­ci ne doit pas être étudiée seulement ensoi, mais en élucidant le véridique et l'illusoire de cette idéologie et en expliquant la causalité sociale deson émergence: pourquoi tel groupe social produit/adopte tel courant de pensée et cette explication doitêtre recherchée dans le mode socialisé d'appropriation et de distribution des ressources naturelles etdes produits du travail humain.

On peut établir une distinction entre "conscience réelle" et "conscience possible". La distance entre lesdeux résulte du caractère structurant de la conscience du sujet. Le récepteur des informationsrestructure ces dernières en fonction de sa situation existentielle. Lorsque celle­ci est aliénée laréception de ces informations reste partielle. La conscience de classe à la portée du groupe socialdominé reste partielle, imparfaite.

Le message ne "passe pas"­ soit par manque d'information préalable.­ soit en raison de la structure psychique de l'individu, des blocages mentaux qui découlentd'expériences et de sentiments refoulés: la psychanalyse est opérante pour élucider ce point.­ soit parce que la structure de la conscience réelle d'un groupe social particulier résiste au changementapporté par les informations. Ce sont des phénomènes de conservatisme idéologique ou social qui sesituent encore à la périphérie du problème de la conscience possible: en effet la réception du messagenouveau reste possible sans provoquer une destructuration du groupe social en tant que groupe social. ­Les limites de la conscience possible se situent là où le groupe social, pour recevoir l'information etl'intégrer dans le champ de sa conscience, doit "disparaître ou se transformer", au point de perdre sescaractéristiques essentielles.

Se pose dès lors la question des "relations entre conscience possible et la conscience réelle d'ungroupe". La conscience réelle, effective, d'un groupe est un ensemble de représentations du réel dontseule une partie est étroitement liée à la nature même du groupe : la disparition de ces représentationsmarquerait la disparition du groupe lui­même comme réalité sociale. Or un groupe social, s'il veutsurvivre en tant que tel, ne peut accéder à un niveau de conscience tel qu'il serait amené à remettre enquestion son identité. Pour prendre un exemple sociologique : quelle peut être l'influence de l'exoderural, de l'urbanisation et de l'intégration dans le prolétariat industriel , sur la conscience sociale despaysans urbanisés? Subsiste­t­elle? Dans quelle mesure la conscience d'être un ancien paysan, desortir du milieu rural, avec toutes ses traditions, peut­elle être un obstacle à l'émergence , dans cettepopulation spécifique, d'une conscience ouvrière? Nous avons là une conscience réelle et uneconscience possible qui est le "maximum d'adéquation auquel pourrait parvenir le groupe sans pour celachanger de nature". La conscience réelle peut englober des aspirations au changement social, (quêted'un nouveau statut social) mais ces aspirations restent dans le cadre d'une conscience possible , dansle contexte sociologique concret ­ c'est à dire dans le cadre du vécu existentiel des individus quiconstituent le groupe. Si les conditions concrets changent effectivement : la prolétarisation des paysanspar exemple, la conscience possible peut être modifiée. Les aspirations changent.

Tout problème lié à la conscience réelle, tel celui de l'élaboration d'une stratégie politique , doit être reliéà la conscience possible du groupe social sur lequel on entend agir. Ce qui rend nécessairel'établissement d'une typologie des consciences possibles fondée sur leur contenu au moment

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historique où celui­ci atteint son maximum d'adéquation ainsi que des divers modes d'inadéquation :distorsions secondaires, fausse conscience, mauvaise foi.

Pour saisir l'importance de ce concept dans la méthode critique de Goldmann, il convient de garder àl'esprit que sa démarche vise à établir une sociologie de la création littéraire, ce qui veut dire quel'oeuvre n'est jamais abordée en soi mais en fonction de ses rapports avec la conscience possible desgroupes sociaux qui produisent la culture. C'est la connaissance de ces groupes sociaux qui est visédans l'oeuvre de Goldmann. La critique de la production culturelle reste pourtant centrale, en raison ducaractère particulier de l'activité artistique (et philosophique) : elle est expression du maximum de laconscience possible.

Si les informations relatives à la connaissance­maîtrise de la nature ne rencontrent pas, ou peu, leslimites de la conscience possible. La sociologie, si elle veut "dégager des structures socialesessentielles" doit "construire dans chaque cas le concept de maximum de conscience possible". Cetterègle découle de l'hypothèse que les actes humains tendent vers une homéostasie sociale où les faitsnous sont donnés sous la forme d'un amas de données partielles qu'il n'est pas toujours possible destructurer. L'objet étudié doit donc être redéfini, "redécoupé", c'est à dire que le chercher doit retracer denouvelles limites qui redéfinissent le champ de son investigation. L'objet social est en fait unestructuration à priori des phénomènes perçus. D'où l'importance, dans la recherche sociologique d'unquestionnement préalable de la méthode utilisée et du champ de l'investigation.

Le fait social étudié doit être saisi en compréhension et en explication. La compréhension est ladescription des structures significatives internes et de leurs liens. Mais tout objet est en relation avec unréseau de structures plus vastes : l'explication est l'élucidation de ces rapports. Ainsi l'oeuvre littérairepeut être critiquée, comprise, dans sa structure interne (l'agencement des différences parties de lanarration, la critique stylistique, purement formelle...) mais la critique ne peut être élucidante que dans lamesure où l'oeuvre est mise en relation avec le contexte de sa production. Elle est clé decompréhension du contexte social tout comme ce contexte est explication de l'oeuvre. C'est dans un telmouvement dialectique que la critique littéraire doit être accomplie.

Pour Goldmann,"les oeuvres philosophiques, littéraires et artistiques s'avèrent avoir une valeurparticulière pour la sociologie parce qu'elles s'approchent du maximum de conscience possible de cesgroupes sociaux privilégiés dont la mentalité, la pensée, le comportement sont orientés vers une visionglobale du monde". Ces oeuvres "correspondent à ce vers quoi tendent les groupes essentiels de lasociété, à ce maximum de prise de conscience qui leur est accessible, et inversément l'étude de cesoeuvres pour la même raison est un des moyens les plus efficaces...pour connaître la structure deconscience d'un groupe, la conscience d'un groupe et le maximum d'adéquation à la réalité auquel ellepeut atteindre".(6)

Ce qui nous amène à définir les oeuvres significatives. En effet la production littéraire, au sens le pluslarge du terme, est énorme. Pourtant seule une minorité d'oeuvres émergent, résistent à l'usure dutemps et méritent l'attention du critique littéraire. Goldmann paraît, en centrant son attention sur les"oeuvres valables", les "grandes oeuvres" , rester perméable à la fonction normative de la critiquelittéraire. Il n'en est rien dans la mesure où il ne s'agit pas de définir les "oeuvres valables" en fonctionde critères esthétiques (du bon goût) dont la production relève , autant que l'oeuvre , du fait social. Lavalidité de l'oeuvre réside dans sa cohérence interne, qui est atteinte lorsque l'auteur, par la spécificitéde son génie, parvient à exprimer l'aboutissement logique d'une représentation du monde partielle. Ils'agit non pas d'exprimer la conscience réelle d'un groupe social, on tomberait dans la littérature"militante", mais sa conscience maximale possible en construisant un univers autonome dont la réalitéréside dans la logique interne et qui fait de l'oeuvre une représentation des aspirations de ce groupe etsa conception du monde.

La sociologie de la littérature devra délimiter un double objet : d'une part les groupes sociauxsusceptibles de fournir une représentation cohérente et globale du monde et d'autre part les oeuvressignificatives. Cette délimitation se fondera sur une conceptualisation préalable (définition du tragique,de l'aliénation, de la réification...) et une mise en situation sociologique (délimitation des groupessociaux) qui permettront d'élaborer les hypothèses de travail. Ici se pose un problème particulier : lasignification et l'importance d'un auteur ne peut être dégagée qu'à partir des récurrences structurelles quise retrouvent d'une oeuvre à l'autre. Il peut arriver que ces structures significatives ne se retrouvent pasdans la totalité des oeuvres. Goldmann cite l'exemple des deux oeuvres essentielles de Pascal : lesProvinciales et les Pensées qui expriment des perspectives radicalement différentes. La vraisemblancede l'hypothèse de départ ­ celle de l'unité de l'oeuvre diminue ainsi considérablement. L'étude de lasuccession des oeuvres permet d'effectuer "des groupements provisoires d'écrits à partir desquels ils'agira de rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique, des groupementssociaux structurés, dans lesquels on pourra intégrer, en tant qu'éléments partiels, les oeuvres étudiéesen établissant entre elles et l'ensemble des relations intelligibles et, dans les cas les plus favorables,

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des homologies". (Goldmann, Pour une sociologie du roman, p 352).

Le structuralisme génétique insère ainsi des groupes de données empiriques (nous partons toujours detelles données, il ne s'agit pas, en critique littéraire, de fonder l'étude sur la subjectivité du critique maissur le texte, en cela Goldmann rejoint clairement la critique textuelle ) dans des structures plus vastes,mais de même nature. La mise en lumière d'une structure significative est un processus decompréhension, mais son insertion dans une structure plus vaste est, par rapport à elle, un processusd'explication.

Ainsi Goldmann donne l'exemple de la structure tragique des Pensées de Pascal dont il démontrel'homologie avec le tragique racinien. Etablir l'homologie entre Pascal et Racine relève ainsi de lacompréhension. Mais ces deux auteurs ne peuvent s'expliquer que si on intègre leur oeuvre dans lecadre plus global de la production idéologique propre au jansénisme. Le jansénisme d'ailleurs, nes'explique qu'en référence à la vision du monde de la noblesse de robe. A la compréhension, unissantdans un même champ structural deux oeuvres et deux penseurs, succède la phase explicative, insertiondu tragique dans le cadre plus large du discours idéologique de la noblesse de robe. Ce groupe socials'insère lui­même dans la société française du 17me siècle traversée de contradictions qui lui sontpropres. Ce sera la problématique de l'oeuvre principale de Goldmann, "le Dieu caché" que nousanalyserons par la suite.

notes

(1) : cfr GOLDMANN L., Marxisme et Sciences humaines, Paris, Gallimard,1970. pp.94 et sq.

(2) in "L'idiot de famille", Gallimard, collect. Tel.

(3) : in La création culturelle dans la société moderne / Lucien Goldmann. Paris : Denoël : Gonthier,1971. ­ pp.22­23. et, Marxisme et Sciences humaines / L. Goldmann. ­ pp 121 et sq.

(4) : C'est en tant que fait social que nous saisissons la littérature.

(5) : Marxisme et science humaine, p. 124.

(6) : Structure mentales et création culturelle, Paris:UGE.1974, p.167 sq. et La création culturelle...,pp...

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