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Ludwig van Beethoven :
une surdit auto-immune ? *
par Peter J. DAVIES **
La tragdie de la surdit de Beethoven est presque unique dans l'histoire de la
musique.
En octobre 1802, deux mois avant son 32e anniversaire, le compositeur est rduit au
dsespoir par sa surdit et il rdige le fameux testament de Heiligenstadt : "O mes sem-
blables, vous qui m e considrez ou m e dcrivez comme antipathique et grincheux, ou
mme misanthrope, comme vous tes injustes envers moi ! Tout d'abord, vous ignorez
la raison secrte pour laquelle je vous apparais ainsi. Depuis l'enfance, mon cur et
mon me sont imprgns du sentiment de bienveillance et j'ai toujours t prt entre-
prendre de grandes actions. Imaginez vous que, depuis six ans, je suis atteint par un mal
incurable qui, de plus, a t aggrav par des mdecins incomptents. D'anne en
annes, mes espoirs de gurison ont t progressivement anantis et j'ai finalement t
conduit accepter l'ide d'une infirmit dfinitive, dont le traitement pourrait peut tre
durer des annes, voire mme s'avrer impossible (...). Cependant, je ne parviens pas
m e rsoudre dire aux gens : parlez plus fort, criez, car je suis sourd. Hlas, comment
pourrais-je m e rfrer la perte d'un sens qui devrait tre beaucoup plus dvelopp
chez moi que chez les autres, un sens que j'ai possd, il fut un temps, avec la plus
grande perfection, avec un degr de perfection qu'assurment peu de gens dans m a pro-
fession atteignent ou ont jamais atteint (...). Mais quelle humiliation lorsque quelqu'un,
prs de moi, entend au loin le son d'une flte que je ne perois pas, ou lorsque
quelqu'un coute le chant d'un berger, que je n'entends pas non plus.
De tels incidents m e conduisent au dsespoir et j'ai t sur le point de mettre fin mes
jours. Seul mon art m'en a empch, car il m e semblait rellement impossible de quitter
ce monde avant d'avoir produit toutes les uvres que j'avais besoin de composer. Et
c'est ainsi que j'ai prolong cette misrable existence".
Il surmonte heureusement cette pnible preuve pour nous offrir, au cours des 25
annes qu'il vivra encore, une remarquable srie de chefs d'uvre marqus du sceau de
sa personnalit et de son style sans prcdents.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) est n Bonn. Sa mre est dcde de tubercu-
lose l'ge de 40 ans. Son pre, musicien la cour de Prince Electeur, devenu alcoo-
* Traduit, avec l'accord de l'auteur, et prsent par le professeur agrg Y.F. Cudennec. Comit de lecture
du 30 avril 1994 de la Socit franaise d'Histoire de la Mdecine.
** 220 Springvale Road, Glen Waverley, Vie 3150. Australie.
HISTOIRE DES SCIENCES MDICALES - T O M E XXIX - 3 - 1995 271
lique, meurt 53 ans d'insuffisance cardiaque. Son jeune frre, Karl, dont le fils lui
donnera plus tard bien des soucis, meurt de tuberculose enl815,41 ans.
Beethoven subit l'installation progressive de sa surdit ds sa 27e anne. Localise
initialement l'oreille gauche, puis progressivement bilatralise, l'hypoacousie int-
resse les frquences aigus et s'accompagne d'acouphnes, d'abord intermittents, puis
permanents. Les troubles gastro-intestinaux associs (douleurs abdominales et diarrhe
rcidivante) s'amendent temporairement, mais l'hypoacousie progresse malgr diverses
tentatives thrapeutiques (stimulations galvaniques, gouttes auriculaires diverses, infu-
sions...). Beethoven dcrit trs prcisment ses symptmes son ami, le docteur Franz
Wegeler, dans une lettre date du 29 juin 1801 (il a 31 ans) : "...mais ce dmon jaloux,
ma misrable sant, m'a mis un mchant bton dans les roues, et c'est ainsi que, depuis
3 ans, mon audition s'affaiblit de plus en plus. On suppose que cela est en relation avec
mon tat digestif, qui, comme vous le savez, tait dj altr avant mon dpart de Bonn,
et s'est aggrav Vienne, o j'ai constamment souffert de diarrhe et, en consquence,
d'une extraordinaire faiblesse... Mes oreilles continuent siffler et bourdonner jour et
nuit... Pour vous donner une ide de cette trange surdit, figurez vous que, au thtre,
je dois me placer tout contre l'orchestre pour comprendre ce que disent les acteurs, et
que, quelque distance, je n'entends pas les sons aigus des instruments ou des voix. En
ce qui concerne la voix parle, il est tonnant que personne encore n'ait remarqu ma
surdit : du fait que j'ai toujours t enclin la distraction, ils attribuent m a duret
d'oreille ce trait de caractre. Parfois aussi je n'entends pas une personne qui m e parle
doucement : j'entends les sons, c'est vrai, mais je ne peux comprendre les mots. A
l'inverse, si quelqu'un crie, je ne le supporte pas". On peut rapprocher ce dernier trait
du fait que Beethoven cesse de jouer de l'orgue dans sa troisime dcennie et en donne
l'explication suivante l'organiste Karl Gootfried Freudenberg : "Moi aussi, j'ai beau-
coup pratiqu l'orgue dans ma jeunesse, mais, plus tard, mes nerfs ne pouvaient plus
supporter la puissance de cet instrument gigantesque".
L'volution de la surdit est ensuite plus progressive, bien que lentement inexorable.
Lorsqu'il joue du piano, Beethoven obtient une certaine attnuation des acouphnes en
obturant ses oreilles avec du coton. En 1812 (il a 42 ans), il faut crier pour qu'il entende
et, pendant plusieurs annes, il utilise un cornet acoustique avec peu de bnfice, bien
qu'il le trouve utile pour la conversation avec une personne la voix douce et calme,
comme son lve l'Archiduc Rodolphe. Pendant l't 1815, il est encore possible de
converser avec lui en criant dans son oreille gauche, mais, en 1817, il n'entend plus la
musique. L'utilisation de "carnets de conversation" devient ncessaire au dbut du prin-
temps de 1818, mais son locution ne se dtriore pas. En 1822, il est oblig d'aban-
donner la direction d'orchestre pendant les rptitions de son opra ("Fidlio").
Le plus grand des "potes de la musique" a essay dsesprment de conserver et
d'amliorer son audition . Il a consult un ouvrage d'acoustique et command un piano
plus puissant : le facteur de pianos de la Cour Impriale de Vienne (Kortrad Graf) rali-
se pour lui un piano quadruples cordes ; il augmente aussi l'amplitude sonore par
l'adjonction d'un rsonateur. Pour composer, Beethoven utilise des cornets acoustiques
maintenus par un serre-tte, de faon garder les mains libres pour le piano. Selon le
docteur Rattel, un contemporain, il aurait galement utilis une baguette de bois dont il
tenait une extrmit entre ses dents tandis que l'autre tait appuye sur la caisse de
rsonance du piano, ce qui fera parler d'une surdit de transmission. Cependant, alors
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qu'il persiste encore une faible audition du ct gauche en septembre 1825, Beethoven
est "sourd comme la pierre" pendant la dernire anne de sa vie.
Il n'est pas fait mention d'otalgies au dbut de la surdit, mais Beethoven crit le 12
fvrier 1822, dans une lettre son ami violoncelliste Bernhard Romberg : "la nuit der-
nire, j'ai de nouveau souffert de cette douleur d'oreille qui a t habituelle tout au long
de cette saison. Votre jeu lui mme ne pourrait que m'tre douloureux aujourd'hui".
A partir de l't 1821 Beethoven subit une dcompensation hpatique sur le mode
ictrique, puis un dme des membres infrieurs, un amaigrissement et, finalement,
une ascite importante et dyspnisante, qui est ponctionne quatre reprises. L'volu-
tion terminale est prcipite par un abcs de paroi et une infection pulmonaire. Il signe
ses dernires volonts le 23 mars 1827, reoit les derniers sacrement le 24, sombre dans
le coma et meurt le 26, 56 ans.
L'autopsie est pratique le lendemain, dans l'appartement de Beethoven, par le doc-
teur Wagner, associ du professeur Wawruch, mdecin personnel du compositeur, et de
Cari von Rokitanski, qui se rendra clbre plus tard. Le rapport d'autopsie a t initiale-
ment rdig en latin par Wawruch, mais nous n'avons longtemps dispos que d'une
copie incomplte effectue par Ignaz von Seyfried, qui n'tait pas mdecin. L'original a
t dcouvert en 1970 au muse d'anatomie pathologique de Vienne. En voici le texte :
"Le corps du dfunt prsente un amaigrissement important et des ptchies noires et
disperses, en particulier au niveau des extrmits. L'abdomen est distendu et gonfl de
liquide. La peau est distendue. Le cartilage du pavillon de l'oreille est de grande taille
et de forme irrgulire ; la fossette naviculaire, en particulier, est agrandie ; la conque
est trs grande et moiti plus profonde que d'habitude ; les branches de l'anthlix sont
trs divergentes et les replis sont trs profonds. Le conduit auditif externe est rempli de
squames cutanes brillantes jusqu' la membrane tympanique, qui s'en trouve masque.
La trompe d'Eustache est considrablement paissie. Le protympanum est un peu
troit. L'apophyse mastode est de grande taille, mais sans particularits en ce qui
concerne les sutures osseuses. Les cellules apparaissent tapisses d'une muqueuse tein-
te de sang. L'ensemble de la partie ptreuse du temporal est parcouru par un rseau
vasculaire visible et prsente galement une grande quantit de substance voquant du
sang, en particulier dans la rgion de la cochle, dont la membrane spirale apparat un
peu rougie. Les nerfs faciaux sont trs pais. Les nerfs acoustiques, par contre, sont
plisss et dpourvus de myline. Les artres auditives y affrentes sont dilates au d