Lukacs Les fondements ontologiques de la pensée et de l'agir humains

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  • 7/30/2019 Lukacs Les fondements ontologiques de la pense et de l'agir humains

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    Georg Lukcs

    Les fondements ontologiquesde la pense et de lagir humains

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    Les fondements ontologiquesde la pense et de lagir humains1

    Georg Lukcs.

    Le texte de cette confrence a t publi dans le numro Hors-srie10eanniversaire de la revue Cits, Voyages indits dans la pensecontemporaine, dans une traduction de Denis Trierweiler.

    ILa difficult consistant clairer, ne serait-cequapproximativement, au moins les principes les plus gnraux dece complexe de questions dans une confrence est double. Dunepart, il faudrait parvenir surplomber dun regard critique lasituation actuelle du problme, et dautre part mettre en lumireldification principielle dune nouvelle ontologie, au moins dans sastructure fondamentale. Pour parvenir matriser peu prs aumoins la seconde question, celle qui est objectivement dterminante,il nous faut renoncer une exposition de la premire, aussisuccincte soit-elle. Chacun sait quau cours des dernires dcennies,par une continuation radicale de tendances anciennes de la thoriede la connaissance, le nopositivisme a t absolument dominantavec son refus de principe de tout questionnement ontologique,dclar non scientifique. Et ce, non pas seulement dans la viespcifiquement philosophique, mais aussi dans le monde de lapraxis. Une fois analyss srieusement, les leitmotive thoriques dela guidance politique, militaire et conomique du prsent, ilapparatra quils sont domins consciemment ou non par des

    mthodes de pense nopositivistes. Cest ce qui a fond leur toute-puissance presque illimite ; une fois que la confrontation avec laralit aura conduit jusqu la crise depuis la vie conomico-politique jusquau philosopher dans le sens le plus large du terme,cela entranera de profonds bouleversements. Comme nous ne noustrouvons quau dbut de ce processus, ces allusions peuvent icisuffire.

    1 4eCongrs international de Philosophie, Vienne, 1968.

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    Notre expos ne sintressera pas non plus aux aspirationsontologiques des dernires dcennies. Nous nous limiterons cettesimple dclaration que nous les considrons comme extrmement

    problmatiques, et nous nous contenterons de renvoyer aux derniersdveloppements dun initiateur aussi connu que Sartre, afindintroduire au moins la problmatique et sa direction.

    Elle apparat dans sa relation au marxisme. Nous savons fort bienquen termes dhistoire de la philosophie, celui-ci a rarement tconu comme ontologique. Cet expos en revanche se donne pourtche de dmontrer que ce qui a t philosophiquement dcisif dansle geste de Marx tait : en dpassant lidalisme ontologico-logiquede Hegel, desquisser aussi bien en thorie quen pratique lescontours dune ontologie historique matrialiste. Le rle prparateurde Hegel repose sur ceci qu sa faon, il concevait lontologiecomme une histoire qui en opposition lontologie religieuse projetait une histoire du dveloppement ncessaire den bas ,depuis ce quil y a de plus simple, vers le haut , jusquauxobjectivations les plus compliques de la culture humaine. Il estnaturel que, ce faisant, laccent ait port sur ltre social et sur ses

    produits, de mme quil est caractristique de Hegel que, chez lui,lhomme apparat comme crateur de lui-mme.

    Lontologie marxienne loigne de lontologie hglienne tous leslments logico-dductifs et qui relvent dune tlologie delhistoire du dveloppement. Avec cette remise sur pieds matrialiste, il faut aussi que la synthse du simple disparaisse de lasrie des moments moteurs du processus. Le point de dpart chezMarx nest ni, comme chez les anciens matrialistes, latome, ni,comme chez Hegel, ltre abstrait pur et simple. Ontologiquement,il nexiste pas ici de tels points de dpart. Tout ce qui existe doittoujours tre prsent, toujours partie motrice et mue dun complexeconcret. Et cela entrane deux consquences fondamentales.Premirement, lensemble de ltre est un processus historique,deuximement, les catgories ne sont pas des dclarations surquelque chose dtant ou en devenir, pas non plus des principes deformation (idaux) de la matire, mais des formes motrices et mues

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    de la matire elle-mme : Des formes du Dasein, desdterminations de lexistence . Dans la mesure o la positionradicale et dviant radicalement de lancien matrialisme de

    Marx a souvent t interprte selon lancien esprit, est ne laconception fausse que Marx sous-estimerait la signification de laconscience par rapport ltre matrialiste. Que cette conception estfausse, cest ce que nous mettrons plus tard en lumireconcrtement. La seule chose qui importe ici est de constater queMarx concevait la conscience comme un produit tardif dudveloppement matriel ontologique. Il ne fait pas de doute que silon interprte cela dans le sens du dieu crateur religieux ou dans

    celui dun idalisme platonicien, une telle apparence peut natre.Pour une philosophie matrialiste du dveloppement en revanche, leproduit tardif nest jamais ncessairement de moindre valeur ensignification ontologique. Le fait que la conscience reflte la ralit,et rend possible sur cette base son laboration modificatrice, signifie,en termes dtre, une puissance relle, et non pas une faiblesse,comme pourraient le laisser croire des aspects superficiels irralistes.

    II

    Nous ne pouvons ici nous proccuper que de lontologie de ltresocial. Nous sommes cependant incapables de saisir sa spcificit sinous ne prenons pas en compte quun tre social ne peut natre et sedvelopper que sur la base dun tre organique, et ce dernieruniquement sur la base dun tre anorganique. La sciencecommence dj dcouvrir les formes prparatoires du passagedune forme dtre vers une autre. Ce qui a mis en lumire les

    catgories par principe les plus importantes des formes dtre lesplus complexes, par opposition aux plus simples : la reproduction dela vie, par opposition au simple devenir autre, une adaptation activequi transforme lenvironnement consciemment, par opposition ladaptation seulement passive. Il est galement devenu clair que laforme la plus simple, et cela en dpit de toutes les catgoriestransitoires quelle peut produire, est spare par un saut de lavritable naissance de la forme dtre plus complexe ; il sagit de

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    quelque chose qui est qualitativement nouveau, et dont la gense nepeut jamais tre simplement dduite de la forme plus simple.

    Ldification de la nouvelle forme dtre fait chaque fois suite un tel saut. Autant il est vrai que, ce faisant, nat toujours quelquechose de qualitativement nouveau, ce nouveau semble, dans biendes cas, ntre rien dautre quune dviation des modalits deraction de ltre fondateur vers de nouvelles catgoriesdeffectivit, de celles qui sont authentiquement ce quil y a denouveau dans ce nouvel tre. Que lon songe la manire dont lalumire, qui agit de faon encore purement physico-chimique sur lesplantes (en dclenchant bien sr ici dj des effets vitauxspcifiques), dveloppe sur la vision danimaux suprieurs desformes de ractions biologiques lenvironnement qui sontspcifiques. Cest ainsi que, dans la nature organique, le processusde reproduction adopte des formes correspondant de mieux enmieux son tre vritable, quil devient de faon toujours plusdcide un tresui generis, bien que ne puisse jamais tre supprimlenracinement dans ses fondements dtre originaux. Sans quil soitseulement possible de faire allusion ce complexe de problmes,

    contentons-nous de remarquer que le dveloppement suprieur duprocessus de reproduction organique, le fait quil devienne au sensspcifique toujours plus purement et explicitement biologique,dveloppe aussi une sorte de conscience avec laide de la perceptionpar les sens, un important piphnomne en tant quorganesuprieur de son fonctionnement russi.

    Un certain degr de dveloppement du processus de reproductionorganique est indispensable pour que le travail, comme fondementdynamique structurant, dune nouvelle modalit dtre puisse natre.Ici galement, nous devons laisser de ct les nombreuses bauchesde travail existantes, qui ne restent que des bauches, et aussi cesculs-de-sac qui nont pas seulement engendr un type de travailmais aussi la suite ncessaire de son dveloppement, le partage dutravail (abeilles, etc.) ; parce que ces derniers, dans la mesure o ilsse fixent en tant que diffrenciation biologique des exemplaires delespce, nont pourtant pas pu devenir un principe de continuation

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    du dveloppement vers un nouvel tre, mais sont rests une stabilitsans dveloppement, un cul-de-sac dans le dveloppement,prcisment.

    Lessence du travail consiste prcisment en ceci quil va au-del dece confinement des tres vivants dans la confrontation biologiqueavec leur environnement. Ce nest pas laccomplissement desproduits qui forme le moment essentiellement sparateur, mais lerle de la conscience qui cesse justement ici dtre un simplepiphnomne de la reproduction biologique : le produit est unrsultat, dit Marx, qui tait prsent au commencement du processus, dj dans la reprsentation du travailleur , donc dj idellement.

    Peut-tre, peut-il paratre surprenant que soit attribu un rle aussidterminant la conscience prcisment dans la dlimitationmatrialiste entre ltre de la nature organique et ltre social. Maison ne doit pas, l, oublier que les complexes problmatiques quiapparaissent (leur type le plus lev est celui de la libert et de lancessit) ne peuvent recevoir un sens vridique ontologiquejustement que par un rle actif de la conscience. L o la

    conscience nest pas devenue une puissance dtre effective, cetteopposition ne peut pas mme apparatre. En revanche, partout o ilrevient objectivement la conscience un tel rle, la solution doittre porteuse de ces oppositions.

    On peut bon droit qualifier lhomme qui travaille, lanimal devenuhomme par le travail, comme un tre qui rpond. Car, il ne faitaucun doute que toute activit de travail nat comme une solutionrpondant aux besoins qui lont dclenche. On passerait cependant

    ct de lessence de la chose si lon prsupposait ici une relationdimmdiatet. Lhomme devient, au contraire, un tre qui rpondjustement par l quil gnralise ses besoins, les possibilits de leurssatisfactions de manire croissante, paralllement audveloppement social , en des questions et que, dans sa rponse aubesoin qui la dclenche, il fonde et enrichit son activit par de tellesmdiations souvent trs ramifies. Ce nest donc pas seulement larponse, mais aussi la question qui est immdiatement un produit de

    la conscience qui guide lactivit. Mais pour autant, la rponse ne

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    cesse pas dtre complexe, primaire en termes dtre dans cemouvement. Cest seulement le besoin matriel, en tant que moteurdu processus de reproduction aussi bien individuel que social, qui

    met rellement en mouvement le complexe du travail, et toutes lesmdiations ne sont l, conformment ltre, que pour le satisfaire.Bien entendu avec laide de chanes de mdiations qui transformentconstamment aussi bien la nature qui environne la socit que leshommes qui y agissent, leurs relations, etc., en permettant desforces, des relations, des spcificits, etc., qui auraient sans celat incapables de dclencher de tels effets, de devenir activespratiquement dans la nature, en ce que lhomme, par la libration et

    par la domination de ces forces, ralise lui-mme un dveloppementsuprieur de ses capacits.

    Avec le travail, est donc donne en mme temps, de faonontologique, la possibilit du dveloppement suprieur des hommesqui exercent le travail. travers cela dj, mais avant tout suite latransformation de ladaptation passive, qui se contente de ragir, duprocessus de reproduction lenvironnement, par leurtransformation consciente et active, le travail ne devient pas

    seulement un fait qui porte lexpression le nouveau type de ltresocial, mais ontologiquement le cas modle de lensemble de lanouvelle forme dtre.

    Plus nous en observons avec prcision le fonctionnement et plus cecaractre devient vident. Le travail consiste en compositionstlologiques qui mettent chaque fois en branle des sries causales.Ce simple constat limine des prjugs ontologiques millnaires.Par opposition la causalit, qui reprsente la loi spontane danslaquelle tous les mouvements de toutes les formes dtre reoiventleur expression gnrale, la tlologie est un mode de composition toujours ralis par une conscience qui ne peut, en les orientantvers des directions prcises, mettre en mouvement que des sriescausales. Par consquent, si la composition tlologique na pas treconnue comme une telle spcificit de ltre social par lesphilosophies antrieures, il fallait imaginer dune part un sujettranscendantal, dautre part une constitution particulire des

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    relations agissant de faon tlologique, pour que lon puisseattribuer des tendances au dveloppement tlologique, la natureet la socit. Le point de vue dcisif est ici la dualit du fait que,

    dans une socit qui est rellement devenue sociale, la plupart deces activits dont la totalit meut lensemble sont certes doriginetlologique, mais leur existence relle, peu importe quelle soitreste unique ou quelle soit rsume, nen consiste pas moins enrelations causales, qui jamais et nulle part, dans aucune relation, nepeuvent avoir de caractre tlologique.

    Toute praxis sociale, si nous considrons le travail comme en tantle modle, unit cette contradiction en elle. Dune part, elle est unedcision alternative, car tout individu doit constamment, chaque foisquil fait quelque chose, se dcider pour, ou dcider de sabstenir.Tout acte social nat par consquent dune dcision alternativeconcernant de futures compositions tlologiques. La ncessitsociale ne peut simposer que par la pression souvent anonyme qui sexerce sur les individus pour quils accomplissent leursdcisions alternatives dans une certaine direction. juste titre,Marx qualifie cette situation ainsi : les hommes sont pousss par les

    circonstances agir dune certaine manire, et ce, sous peine deruine . Mais en dernier ressort, et mme sils agissent souvent, cefaisant, lencontre de leurs convictions, les hommes doiventaccomplir leurs actes eux-mmes.

    partir de cette situation inliminable de lhomme vivant dans lasocit, il est possible de dduire tous les problmes rels bien sren prenant en compte les plus compliqus dans les situations lesplus compliques de ce complexe que nous aimons appeler tempslibre. Sans outrepasser le domaine du travail au sens spcifique,nous pouvons renvoyer aux catgories de valeur et de devoir. Lanature ne connat ni lune ni lautre. Il va sans dire que lestransformations dun tre-tel en un tre-autre nont, dans la natureanorganique, rien voir avec des valeurs. Dans la nature organique,o le processus de reproduction signifie naturellement uneadaptation lenvironnement, on peut dj parler de sa russite oude son chec, mais mme cette opposition noutrepasse jamais

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    conformment ltre justement les limites du simple tre-autre.Il en va dj tout autrement dans le travail. La connaissancedistingue en gnral trs clairement entre ltre-en-soi objectif des

    objets et le simple tre-pour- nous pens qui leur est confr dans leprocessus de connaissance. Or il se trouve que dans le travail, ltre-pour-nous du produit du travail devient sa spcificit objectalerelle, celle-l justement par laquelle elle peut, si elle est pose etralise correctement, accomplir ses fonctions sociales. Cest par-lquelle acquiert sa valeur (dans le cas de lchec : non-valeur oucontre-valeur). Cest seulement par le devenir objectal rel du pour-nous que peuvent natre vritablement des valeurs. Et le fait que

    celles-ci adoptent des formes plus spirituelles des degrs pluslevs de la socialit ne supprime pas la signification fondamentalede cette gense ontologique.

    Il en va de mme en ce qui concerne le devoir. Le devoir recle unmode de comportement de lhomme dtermin par des objectifssociaux (et non pas seulement des penchants humains naturels ouspontans). Seulement, il appartient lessence du travail quen lui,tous mouvements, les hommes les accomplissant, doivent tre

    dirigs par des buts pralablement dtermins. Tout mouvement estdon soumis un devoir (Sollen). L non plus rien qui soitdterminant en termes dtre ne change lorsque cette structuredynamique est transpose sur des domaines daction purementspirituels. On voit, au contraire, apparatre en toute clart leslments de jonction conformes ltre qui conduisent des modesde comportement initiaux jusqu ceux, ultrieurs, plus spirituels, etce, par opposition aux mthodes logiques de la thorie de la

    connaissance, o le chemin qui va des formes suprieures auxformes initiales devient invisible, et o, du point de vue despremires, les dernires apparaissent proprement comme descontradictions.

    Si nous portons maintenant le regard, du sujet qui pose, vers leprocessus densemble du travail, nous voyons aussitt quilaccomplit certes consciemment le positionnement (Setzung)tlologique, mais jamais de telle sorte quil pourrait tre en mesure

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    de superviser toutes les conditions de sa propre activit, sans mmeparler de toutes ses consquences. Bien entendu, cela nempchepas les hommes dagir. Car il existe dinnombrables situations dans

    lesquelles il faut agir sous peine de ruine, en dpit du savoir quelon nest en mesure de superviser quune infime partie descirconstances. Mais galement dans le travail lui-mme, lhommesait souvent quil ne peut matriser quun petit cercle descirconstances, et quil est nanmoins en mesure daccomplir letravail dune faon ou dune autre car le besoin presse et le travailen promet la satisfaction.

    Cette situation inliminable a deux consquences importantes.Premirement la dialectique interne du constant perfectionnementdu travail, au cours de laccomplissement duquel, suite lobservation des rsultats etc., le cercle des dterminationsdevenues reconnaissables augmente constamment, et parconsquent le travail, dans la mesure o il se diversifie de plus enplus, o il englobe des champs de plus en plus vastes, devient duntype toujours plus lev, aussi bien extensivement quintensivement.Mais comme ce processus du perfectionnement ne peut pas

    supprimer ce fait fondamental du caractre inconnaissable de toutesles circonstances, ce mode dtre du travail veille aussi paralllement sa croissance le vcu dune ralit transcendantedont lhomme cherche orienter en sa faveur les puissancesinconnues. Ce nest pas ici le lieu de se proccuper des diversesformes de la praxis magique, de la croyance religieuse, etc., quirsultent de cette situation. Mais il ne faut pas non plus quellessoient passes compltement sous silence, bien quelles ne forment

    que lune des sources de ces formes idologiques. Et toutparticulirement parce que le travail nest pas seulement le casobjectif ontologique modle de toute activit humaine, mais aussi,dans les cas ici voqus, le modle direct de la cration divine de laralit, de toute formation produite tlologiquement par un crateuromniscient.

    Le travail est un poser (Setzen) conscient, et il prsuppose doncaussi le savoir concret, mme sil nest jamais complet, dun but et

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    de moyens prcis. tant donn, comme il a t montr, que ledveloppement, le perfectionnement appartiennent sescaractristiques ontologiques essentielles, il se forme en faisant

    natre des formations sociales dordre suprieur. Celle de cesdiffrenciations qui est peut-tre la plus importante estlautonomisation croissante des travaux prparatoires, ledtachement, toujours relatif, de la connaissance du but et desmoyens dans le travail concret lui-mme. lorigine, lamathmatique, la gomtrie, la physique, la chimie, etc., taient desparties, des moments de ce processus prparatoire du travail.Progressivement, elles ont cr jusqu devenir des champs de

    connaissance autonomes, mais sans jamais pouvoir perdrecompltement cette fonction originelle. Plus ces sciences deviennentuniverselles et autonomes, et plus le travail devient universel etautonome, plus elles se dveloppent, sintensifient, etc., et plusgrandit linfluence des connaissances ainsi acquises sur la fixationdes buts et des moyens dans lexcution du travail.

    Une telle diffrenciation est dj une forme hautement dveloppedu partage du travail. Mais celui-ci mme est la consquence la plus

    lmentaire du dveloppement du travail lui-mme. Mais encoreavant quil ne soit parvenu son plein dveloppement intensif, parexemple dans la priode de laccumulation, cette consquenceapparat dj, par exemple dans la chasse. Ce qui estontologiquement remarquable pour nous en cela est lapparitiondune nouvelle forme de posture (Setzung) tlologique : car cenest pas l une partie de la nature qui doit tre retravailleconformment des vises humaines, mais cest un homme (ou

    plusieurs) qui doivent tre incits accomplir des positionnementstlologiques sur un mode prtabli. tant donn quun certaintravail, aussi diffrenci que puisse tre le partage du travail qui lecaractrise, ne peut avoir quune vise majeure unitaire, il faut quesoient trouvs des moyens pour garantir ce caractre unitaire de lavise dans la prparation et dans lexcution du travail. Cestpourquoi, ces nouveaux positionnements tlologiques doiventsimultanment entrer en efficacit avec le partage du travail, et ils

    demeurent par la suite un moyen indispensable dans tout travail rgi

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    par le partage du travail. Paralllement une diffrenciation socialeplus leve, allant de pair avec la naissance des classes sociales lies des intrts antagonistes, ce type de positionnement tlologique

    devient le fondement spirituel structurant de ce que le marxismeappelle idologie. Car cest dans les conflits que soulvent lescontradictions des productions plus dveloppes que lidologiefournit les formes par lesquelles les hommes prennent conscience deces conflits et les affrontent.

    De tels conflits parcourent de plus en plus fortement lensemble dela vie sociale. Ils vont des contradictions prives et immdiatementrsolues de faon prive dans le travail solitaire et dans la vie detous les jours jusqu ces importants complexes de problmes quelhumanit a, jusqu aujourdhui, t tente de rsoudre par sesgrands bouleversements sociaux. Mais le type de structure le plusfondamental montre partout essentiellement des traits communs : demme que pour le travail lui-mme le savoir rel des processusnaturels entrant en ligne de compte tait ncessaire, afin que sedploie avec succs le changement de matire entre la socit et lanature, de mme ici un certain savoir sur la constitution des hommes

    est incontournable, sur leurs relations personnelles et sociales lesuns avec les autres, pour les inciter accomplir les positionnements(Setzungen) tlologiques souhaits. Comment, partir de tellesconnaissances ncessaires la vie, et qui adoptent aucommencement la forme de murs, de traditions, dhabitudes, demythes aussi, ont pu natre par la suite des procdures rationalises,et mme des sciences, cest l, selon les termes de Fontane, un vastechamp. Cest pourquoi il est impossible de le traiter dans une

    confrence. Nous ne pouvons quindiquer que les connaissances quiinfluencent lchange de matire avec la nature doivent tre plusfacilement sparables des positionnements tlologiques quellessont l pour fonder, que celles qui influencent des hommes et desgroupes dhommes. La relation entre finalit et fondationpistmologique est ici bien plus intime. Mais ce constat ne doit enaucune faon conduire une surtension de lunivocit, en termes dethorie de la connaissance, ou une diffrence absolue. Des

    communauts et des diffrences ontologiques sont disponibles

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    simultanment, et elles ne peuvent tre rsolues que dans unedialectique historique sociale concrte.

    Nous navons pu indiquer ici que le fondement ontologique social.Tout vnement social nat de positionnements tlologiquesuniques, mais est lui-mme dun caractre purement causal.Conformment la nature, la gense tlologique entrane desconsquences importantes pour tout processus social. Dune part,peuvent natre des objets, avec toutes leurs consquences, que lanature elle-mme naurait jamais pu produire ; que lon songe parexemple, pour illustrer cet tat de fait galement un niveauprimitif, la roue. Dautre part, toute socit se dveloppe en cesens que la ncessit cesse dagir de manire spontane mcanique ;son mode dapparition typique en vient de plus en plus fortement,selon les cas, inciter, pousser, presser les hommes decertaines dcisions tlologiques, ou sen abstenir.

    Le processus densemble de la socit est un processus causal, quipossde ses propres lgalits, mais jamais une orientation objectivevers des buts. Mme l o des hommes ou des groupes dhommes

    parviennent raliser leurs objectifs, en rgle gnrale les rsultatssont foncirement diffrents de ce qui avait t voulu. (Que lonsonge que dans lAntiquit, le dveloppement des forcesproductives a dcompos les fondements de la socit, qu uncertain stade du capitalisme, elles ont priodiquement provoqu descrises conomiques rcurrentes, etc.) Cette discrpance interne entreles positionnements tlologiques et leurs consquences causalessaccentue avec la croissance des socits, avec lintensification dela part quy prennent les hommes et la socit. Bien entendu, celaaussi doit tre compris dans son caractre contradictoire concret.Certains grands vnements conomiques (que lon songe parexemple la crise de 1929) peuvent surgir sous lapparence duneirrsistible catastrophe naturelle. Mais lhistoire montre que dans lesplus grands bouleversements justement, que lon songe aux grandesrvolutions, le rle de ce que Lnine appelait le facteur subjectiftait prcisment trs important. Certes, la diversit des vises et deleurs consquences sextriorise comme une surcharge factuelle des

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    lments et des tendances naturelles dans le processus dereproduction de la socit. Mais cela ne signifie pourtant jamais quece dernier pourrait toujours simposer ncessairement, sans admettre

    de rsistances. Le facteur subjectif, n de la raction humaine detelles tendances au mouvement, reste dans de nombreux domainesun facteur tantt modificateur, tantt dclencheur.

    III

    Nous avons tent de montrer comment les catgories dcisives etleurs corrlations dans ltre social sont dj donnes dans le travail.Les limites de cette confrence ne permettent pas de retracer

    lascension graduelle qui va du travail jusqu la totalit de lasocit, ne serait-ce quallusivement. Nous ne pouvons par exemplepas mme prendre en compte des passages aussi importants quecelui de la valeur dusage la valeur dchange, de celui-ci largent, etc.) Pour mettre en lumire au moins allusivement lasignification des ontologies esquisses jusque-l dj pourlensemble de la socit, pour leur dveloppement, leursperspectives, il faut donc que mes auditeurs mautorisent passer

    simplement outre de trs importants domaines objectifs demdiation, afin de pouvoir au moins mettre en lumire le contexte leplus gnral de ce commencement gntique de la socit et delhistoire avec son dveloppement lui-mme.

    Avant tout, il importe de voir en quoi consiste cette ncessitconomique qui incite les amis et les ennemis de Marx louer ou mpriser avec si peu de comprhension limage densemble de sonuvre. Demble, il faut souligner cette vidence quil ne sagit pas

    dun processus naturellement ncessaire, bien que Marx lui-mme,polmiquant avec lidalisme, utilise parfois de telles expressions.Nous avons dj soulign avec insistance le fondement ontologiqueessentiel : la causalit mise en branle par des dcisions alternativestlologiques. Ceci a pour consquence que nos connaissancespositives ce sujet doivent revtir, concrtement, un caractreessentiellementpost festum. Naturellement, des tendances gnralesse font jour, mais, concrtement, elles simposent de faons si

    ingales que le plus souvent nous ne pouvons acqurir quune

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    connaissance aprs-coup de leur constitution concrte : dans laplupart des cas, ce ne sont que les modes de ralisation desformations sociales les plus diffrencies, les plus complexes, qui

    montrent o allait vraiment la direction de dveloppement dunepriode transitoire. De telles tendances ne peuvent donc tre saisiesavec prcision quaprs coup ; les considrations, aspirations,prvisions sociales qui se sont formes entre-temps, et qui ne sontnullement indiffrentes au dploiement des tendances elles-mmes,ne reoivent elles aussi leur confirmation, ou leur infirmation,quaprs coup.

    Dans le dveloppement conomique au stade actuel, nous pouvonspercevoir trois de ces directions de dveloppement qui se sontmanifestement imposes, bien entendu de manires trs ingales,mais tout de mme indpendamment du vouloir et du savoir quitaient la base des positionnements tlologiques.

    Premirement, le temps de travail socialement ncessaire lareproduction des hommes diminue tendanciellement de faonconstante. En tant que tendance gnrale, cest l un fait que

    personne ne contestera.Deuximement, ce processus de reproduction lui-mme est devenude plus en plus fortement social. Lorsque Marx parle duneconstante rgression des limites naturelles , il veut dire, dunepart, que lenracinement de la vie humaine (et donc sociale) dansdes processus naturels ne peut jamais cesser entirement, et dautrepart, que la part aussi bien quantitative que qualitative de ce qui estpurement naturel diminue constamment, tant dans la production que

    dans les produits, et que tous les moments dcisifs de lareproduction humaine que lon songe lalimentation ou lasexualit intgrent de plus en plus des moments sociaux qui latransforment constamment et essentiellement.

    Troisimement, le dveloppement conomique galement cre desrelations quantitatives et qualitatives toujours plus tranches entreles socits isoles, autonomes, au dbut trs petites, en lesquelleslespce humaine a consist rellement, objectivement, au

    commencement. La prdominance conomique du march mondial

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    qui saffirme aujourdhui toujours plus puissamment rvle dj unehumanit unifie tout le moins conomiquement. Certes, le faitdtre uni ne consiste quen un tre et en un devenir actif de

    principes unitaires conomiques rels. Concrtement, il se ralisedans un monde au sein duquel cette intgration pour la vie deshommes et des peuples soulve les conflits les plus difficiles et lesplus aigus. (La question des Noirs aux tats-Unis).

    Dans tous ces cas, il sagit de tendances dune importance dcisivedu remodelage aussi bien externe quinterne de ltre social quiconfre celui-ci sa vritable forme (Gestalt) ; lhomme, dtrenaturel est devenu une personnalit humaine, dune espce animaleau dveloppement relativement lev est devenu lespce humaine,lhumanit. Tout cela est le produit des sries causales qui naissentdans le complexe de la socit. Le processus lui- mme na pas debut. Cest pourquoi, la progression de son dveloppement rendvirulentes des contradictions toujours plus fondamentales, dun typede plus en plus lev. Le progrs est certes un rsum dactivitshumaines, mais jamais leur accomplissement dans le sens dunequelconque tlologie : cest pourquoi, dans ce dveloppement, des

    accomplissements primitifs, certes beaux mais conomiquementborns, ont toujours, nouveau, t dtruits ; cest pourquoi leprogrs conomique objectif apparat constamment sous la forme denouveaux conflits sociaux. Cest ainsi que naissent, partir de lacommunaut originelle des hommes, les antinomies des rivalits declasse qui semblent insolubles. Cest aussi pourquoi les pires formesde linhumanit sont des rsultats dun tel progrs. Cest ainsi que,dans les commencements, lesclavage est un progrs sur le

    cannibalisme ; cest ainsi quaujourdhui, la gnralisation delalination des hommes est un symptme du fait que ledveloppement conomique est en passe de rvolutionner la relationdes hommes au travail.

    Lunicit est dj une catgorie naturelle de ltre, et lespce lestgalement. Ces deux ples de ltre organique ne peuvent accderque simultanment dans ltre social leur auto-lvation vers lapersonnalit humaine et vers le genre humain, uniquement dans le

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    processus du devenir social sans fin de la socit. Avant Marx, lematrialisme navait pas mme accd cette problmatique. Selonle reproche critique de Marx, il y a, pour Feuerbach, seulement

    lindividu isol dun ct, et de lautre une espce muette qui ne faitque relier naturellement les nombreux individus entre eux. La tchedune ontologie matrialiste devenue historique est, par contre, demettre au jour la gense, la croissance, les contradictions au sein dudveloppement unitaire ; de montrer que lhomme, en tant queproducteur et simultanment produit de la socit, ralise quelquechose de plus lev dans le fait dtre homme que dtre simplementun exemplaire unique dune espce abstraite ; qu ce niveau dtre,

    celui de ltre social dvelopp, lespce nest plus seulement unesimple gnralisation laquelle les exemplaires seraient muettement rfrs, mais que, bien plutt, ils accdent unevoix de plus en plus clairement articule, la synthse sociale desuniques, devenus individualits, avec lespce humaine devenueainsi consciente delle-mme.

    IV

    En tant que thoricien de cet tre et de ce devenir, Marx tire toutesles consquences du dveloppement historique. Il constate quaumoyen du travail les hommes se sont eux-mmes fait hommes, maisque lhistoire jusque-l nest tout de mme quune prhistoire delhumanit. La vritable histoire ne peut commencer quavec lecommunisme en tant que stade le plus lev du socialisme. Lecommunisme nest donc pas, chez Marx, une anticipation utopique,par la pense, dun tat atteindre de laccomplissement imagin,

    mais au contraire le commencement rel du dploiement de cesforces authentiquement humaines que le dveloppement qui a eulieu jusqu prsent a produit, reproduit, port plus haut de manirecontradictoire, en tant que conqutes importantes du devenir homme.Tout cela est le fait des hommes eux-mmes, le rsultat de leurpropre activit.

    Les hommes font leur histoire eux-mmes , dit Marx, mais pasdans des circonstances quils ont choisies . Ce qui signifie la mme

    chose que ce que nous avons formul ainsi plus haut : lhomme est

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    un tre qui rpond. Ce qui sexprime ici est lunit insparable etcontradictoire de libert et de ncessit qui est intrinsque ltresocial, et qui est dj luvre dans le travail en tant quunit

    insparablement contradictoire des dcisions alternativestlologiques, avec ses prsupposs et ses consquences causalesncessaires et impossibles supprimer. Une unit qui se reproduitconstamment dans tous les domaines sociaux personnels delactivit humaine, sous des formes toujours neuves, toujours pluscomplexes, toujours plus mdiatrices.

    Cest la raison pour laquelle Marx parle de la priode ducommencement de la vritable histoire de lhumanit comme dun royaume de libert , mais qui ne peut prosprer que sur la basede ce royaume de la ncessit (celui de la reproduction socialeconomique de lhumanit, des tendances de dveloppementobjectives que nous avons indiques plus haut).

    Cest justement cette liaison du royaume de la libert sa basematrielle sociale, au royaume conomique de la ncessit, qui meten valeur la libert du genre humain comme rsultat de sa propre

    activit. La libert, sa possibilit mme, nest ni donne par lanature, ni un cadeau den haut , et pas non plus une composante dorigine mystrieuse de lessence humaine. Elle est le produitde lactivit humaine elle-mme, qui certes, concrtement, atteintdes buts toujours autres que ceux quelle visait, mais qui, dans sesconsquences relles objectivement largit sans cesse le champdaction de la possibilit de libert. Et ce, immdiatement dans leprocessus de dveloppement conomique, en ce que, dune part, elletend le nombre, la porte, etc. des dcisions alternatives humaineset, dautre part, lve galement les facults de lhomme, enaccroissant les tches qui lui incombent de par son activit. Toutcela rside encore, bien entendu, dans le royaume de la ncessit .

    Mais le dveloppement du processus du travail, du champ dactivit,a encore dautres consquences, plus indirectes : et avant tout lanaissance et le dploiement de la personnalit humaine. Celle-ci apour base incontournable laccroissement des facults, mais elle

    nen est en aucune faon la simple continuation rectiligne. On peut

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    mme dire que, dans le dveloppement jusque-l, il existe entre cesaccroissements des facults une relation qui est essentiellementdopposition. Celle-ci varie selon les diverses tapes du

    dveloppement, mais elle saccentue avec son lvation. De nosjours, la facult de dveloppement qui se diffrencie de plus en plussemble justement agir comme un empchement du devenir de lapersonnalit, comme vhicule de 1alination de la personnalithumaine.

    Ds le travail le plus primitif, la conformit de lhomme lespcecesse dtre muette. Mais en un premier temps et immdiatementelle natteint quun tre pour-soi : la conscience active du contextesocial conomiquement fond qui est chaque fois prsent. Aussigrands quaient pu devenir les progrs de la socialit, aussi loinquait pu stendre son horizon, la conscience gnrale de lespcehumaine na pas encore dpass cette particularit de ltat chaquefois donn lhomme et lespce.

    Pourtant, mme la conformit plus leve lespce na jamaiscompltement disparu de lordre du jour de lhistoire. Marx

    dtermine le royaume de la libert comme un dveloppement desforces humaines qui vaut comme une fin en soi , qui a doncsuffisamment de contenu, pour lhomme isol comme pour lasocit, pour tre fin en soi. Demble, il est clair quune telleconformit lespce prsuppose une lvation du royaume de lancessit encore jamais atteinte jusque-l, loin sen faut. Cestseulement lorsque le travail sera rellement, compltement, dominpar lhumanit, lorsque, donc, elle aura conquis la possibilit quilne soit pas seulement un moyen pour la vie , mais le premierbesoin vital , lorsque lhumanit aura dpass tout caractrecontraignant de sa propre autoreproduction, que sera dgage lavoie sociale dune activit humaine comme fin pour elle-mme.

    Dgager signifie : crer les conditions matrielles ncessaires ; unchamp daction possible pour la libre activit de soi. Les deux sontdes produits de lactivit humaine. Mais si le premier lment est undveloppement ncessaire, le second fait appel lusage juste, digne

    de lhomme, de ce qui a t ncessairement produit. La libert elle-

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    mme ne peut pas tre seulement un produit ncessaire dundveloppement contraint, mme si ce nest que dans celui-ci quetous les prsupposs de son dveloppement trouvent les possibilits

    de leur devenir effectif.Cest pourquoi, il ne sagit pas ici dune utopie. Car tout dabord,toutes les possibilits relles de son accomplissement sontengendres par un processus ncessaire. Ce nest pas sans raisonqua pes un poids si lourd sur le moment de libert dans lesdcisions alternatives ds les tout dbuts du travail. Lhomme doitconqurir sa libert par sa propre activit. Mais il ne peut le faireque parce que chacune de ses activits contenait dj un moment dela libert comme composante ncessaire.Il sagit pourtant de bien davantage. Si ce moment napparat pas,de manire ininterrompue, tout au long de lhistoire de lhumanit,sil ne conservait pas une continuit constante en elle, alors il vasans dire quil ne pourrait pas non plus jouer le rle du facteursubjectif au moment du grand tournant. La contradictoireirrgularit du dveloppement lui-mme a cependant toujours

    entran de telles consquences. lui seul, le caractre purementcausal des consquences des positionnements tlologiquesintroduit tout progrs dans le monde comme unit dans loppositiondu progrs et de la rgression. Avec les idologies, cela naccdepas seulement la conscience (souvent une conscience fausse),nest pas seulement affront en fonction des intrts sociaux chaque fois contradictoires, mais est toujours aussi rapport auxsocits en tant que totalits vivantes, aux hommes en tant quepersonnalits cherchant leur vritable voie. Cest dire que, par desdclarations individuelles significatives, sexprime toujours nouveau limage jusque-l toujours fragmentaire dun mondedes activits humaines qui vaut la peine de passer pour une fin ensoi. Il est mme remarquable que, tandis que la plupart desragencements pratiques faisant poque dans leur tempsdisparaissent sans laisser de traces de la mmoire de lhumanit, cesamorces ncessairement vaines dans la pratique, souvent

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    condamnes un dclin tragique, se maintiennent frquemment envie dans le souvenir de lhumanit sans pouvoir tre limines.

    Cest la conscience de la meilleure partie des hommes, en tant quilssont la majorit de leurs contemporains, en mesure de faire un pasde plus dans le processus du devenir homme authentique, quiconfre une telle dure leurs dclarations en dpit de touteproblmatique pratique. En elle sexprime une intrication entrepersonnalit et socit qui aspire prcisment cette conformitentirement dveloppe de lhomme lespce. Par la disponibilitde ces hommes prendre en charge une progression interne dans lesmoments de crise des possibilits de lespce normalement atteintes,ils aident, en contribuant laccomplissement matriel despossibilits dune conformit lespce, produire rellement ledevenir homme authentique.

    La plupart des idologies taient et sont au service de laconservation et du dveloppement de la conformit lespce en soi.Cest pourquoi elles sont constamment orientes vers lactuelconcret, armes de genres dlibrment diffrents pour chaque

    combat actuel. Seuls la grande philosophie et le grand art (de mmeque les modes de comportement exemplaires de quelques individusactifs) agissent dans le sens du devenir homme authentique, sontconservs sans contrainte dans la mmoire de lhumanit,saccumulent en tant que conditions dune disponibilit : prparerintrieurement les hommes un royaume de la libert. Il sagit, cefaisant, avant tout dun rejet humain-social de ces tendances quimettent en danger ce devenir-homme de lhomme. Le jeune Marx apar exemple reconnu un tel danger central dans la domination de lacatgorie de l avoir . Ce nest pas par hasard que chez lui lecombat de libration de lhomme culmine dans la perspective queles sens humains deviennent thoriciens. Ce nest donc certainementpas un hasard si, ct des grands philosophes, Shakespeare et lesTragiques grecs ont jou un si grand rle dans la formationspirituelle et dans la conduite de la vie de Marx. (Et le jugement deLnine sur lAppassionata nest pas non plus un pisode fortuit). travers eux sexprime le fait que les classiques du marxisme,

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    contrairement leurs pigones ne visant que la manipulation exacte,nont jamais perdu de vue le type particulier de la ralisabilit duroyaume de la libert. Bien entendu, ils taient tout autant capables

    dvaluer lindispensable rle fondateur du royaume de la ncessit.Aujourdhui, dans une tentative de renouvellement de lontologiemarxienne, il faut retenir les deux : la priorit du matriel danslessence, dans la constitution de ltre social, mais, en mme temps,la conviction quune conception matrialiste de la ralit na rien decommun avec la capitulation devant des particularits aussi bienobjectives que subjectives qui est aujourdhui de mise.