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Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière 1 LUMIERE DU SOIR, LUMIERE DU MATIN L’entrecirculation des modes de la lumière. « Qu’est-ce que la lumière du Soleil, si ce n’est l’intelligence la plus instruite ? » Marsile Ficin 1 1 Ficin, « Lettre à Niccolao degli Albizzi », in Ficin, Lettres, Paris, Vrin, 2010, page 63. Michel-Ange, Dieu séparant la lumière et les ténèbres, Plafond de la chapelle Sixtine (détail), Musée du Vatican, Rome.

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Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

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LUMIERE DU SOIR, LUMIERE DU MATIN L’entre-­‐circulation  des  modes  de  la  lumière.  

« Qu’est-ce que la lumière du Soleil, si ce n’est

l’intelligence la plus instruite ? » Marsile Ficin1

1 Ficin, « Lettre à Niccolao degli Albizzi », in Ficin, Lettres, Paris, Vrin, 2010, page 63.

Michel-Ange, Dieu séparant la lumière et les ténèbres, Plafond de la chapelle Sixtine (détail), Musée du Vatican, Rome.

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IL IMPORTE DE FAIRE RENAITRE LUCIFER PAR-DELA SATAN.

Les derniers vers de La Fin de Satan de Victor Hugo annoncent un pardon divin pour

l’archange qui se rebella contre son Dieu. Le poète fait dire à Dieu lui-même : « L’archange

ressuscite et le démon finit : / Et j’efface la nuit sinistre, et rien n’en reste. Satan est mort ;

renais ; ô Lucifer céleste ! / Viens, monte hors de l’ombre avec l’aurore au front. »2 Par-delà la

majeure partie de la tradition chrétienne, Victor Hugo remonte à un âge prélapsaire, et ce au

niveau des êtres célestes eux-mêmes3. Avant d’être le prince des Ténèbres, Satan se tenait

auprès de Dieu : il se nommait Lucifer, prince de la lumière. Le poète, dans une sorte de

réécriture du Livre de l’Apocalypse du point de vue divin et non johannique, envisage que,

hors de la terre et dans l’infini, Dieu accorde son pardon à l’archange devenu mauvais. Sauvé

et racheté, Lucifer retrouve son rang initial dans l’ordre hiérarchique des êtres célestes. Le

nefas est aboli au profit du fas. Hugo présente cette résurrection de Lucifer, en tant qu’elle est

une remontée dans le monde supra-céleste et dans la lumière d’icelui, comme un arrachement

à l’ombre. Pour Satan et plus largement pour l’ensemble de l’univers, l’aurore reparaît, la

lumière triomphe de l’ombre. Dans ces vers prodigieux, Hugo retrouve une vérité

grammaticale, latine. Le retour de Lucifer contre Satan est la même chose que le dépassement

de l’ombre par l’aurore matinale. Car Lucifer n’est pas, il faut s’en souvenir, seulement et

avant tout le Satan mauvais de la chrétienté. Le judaïsme et le premier christianisme

distinguaient Lucifer des anges déchus placés sous le gouvernement d’Azazel.

2 Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre, IV, Satan pardonné, XVI. Dans l’édition de la pléiade, page 940.

3 Ceci ne manque pas d’interroger ce que peut être l’histoire divine. Car, s’il faut concevoir un péché et une chute de Satan avant ceux d’Adam et avant même la Création du monde, ceci suppose qu’il y ait une sorte d’histoire des êtres célestes – histoire dont deux moments sont l’état antécédent de Satan auprès de Dieu puis l’état conséquent de Satan banni – avant même que ne soit créé le temps du monde. La damnation, comme changement et donc comme mouvement, suppose elle-même le flux du temps, à savoir le passage d’un état non déchu à un état déchu. Avant les âges de la terre, il faudrait alors distinguer des âges divins. Et Schelling serait l’un des seuls à disposer d’une pensée assez forte pour prendre en charge cette crise intérieure à la divinité.

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Une équivocité est présente au sein de l’Ancien Testament. D’une part, le Livre

d’Énoch présente un archange déchu dès l’origine des temps. Le mobile de cette damnation

vient de ce que l’archange osa défier Dieu, entraînant les autres rebelles dans sa chute.

D’autre part, le Livre d’Isaïe mentionne un ange porteur de lumière4, que les premiers

chrétiens identifient au Christ. Le texte biblique écrit en hébreu : « HYLL » ou « HLYL, ce

qui dérive du verbe « HLL », briller. Le latin de la Vulgate traduit « HYLL » par « Lucifer ».

De plus, si l’âge chrétien réduit ou identifie le plus souvent Lucifer à Satan, il subsiste des

traces d’un Lucifer non satanique. Le Moyen Âge le comprend comme le plus grand et le plus

brillant de tous les anges. Au dix-huitième siècle, le jésuite Tournemine avance que Lucifer

apporte la clarté, les lumières de la connaissance et de la révolte. Même si l’aspect satanique

inhérent à la damnation consécutive à la révolte orgueilleuse contre Dieu est présent,

Tournemine accorde un sens lumineux et reprend la définition du savoir comme illumination.

IL IMPORTE DE RECONCILIER LES MODES AURORAUX ET CREPUSCULAIRES

DE LA LUMIERE.

La tradition vétérotestamentaire et même encore parfois l’âge néotestamentaire font

droit à un Lucifer non réductible à Satan, ce qui témoigne d’un judaïsme et d’un christianisme

échappant à la nuit pourvoyeuse de damnation, pour se placer sous le patronage de la lumière.

Bien qu’héritier d’un catholicisme marqué, depuis Saint Augustin, par le poids du péché

originel, le néoplatonisme médicéen le minore et se situe dans cette pensée d’une lumière

divine, d’une humanité non ou peu pècheresse.

4 Is 14, 12 : « Comment es-tu tombé€ du ciel, étoile du matin, fils de l’aurore ? » (Traduction de la Bible de Jérusalem). La Septante mentionne aussi « le porteur d’aurore, celui qui se lève le matin. »

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Le mot d’ordre de l’humanisme néoplatonicien et notamment ficinien, à savoir

l’élévation de l’humanité à un rang quasi-divin5, s’accomplit par le rejet de la condamnation

de l’orgueil satanique, mais non de l’illumination aurorale luciférienne. Si averti de la

grandeur d’une humanité peu encline à porter le poids du péché adamique, Marsile Ficin croit

en une destinée divine de l’humanité. L’humanisme de la Renaissance promeut une humanité

luciférienne, lumineuse, aurorale. Et ceci traverse de part en part le catholicisme romain,

florentin, italien. À l’opposé, le luthérianisme, en tant qu’il place au centre de son dispositif la

Croix du Christ et par là-même le péché originel (puisque la Croix n’est que le corollaire du

péché, ce qui en offre une possible rédemption), jette sur l’éclat de cette lumière archi-

angélique un voile d’ombre, celui du bois dressé au mont Golgotha et qui dessine son ombre

comme une tache sur le soleil. L’antique et grave querelle du catholicisme se tenant sous le

soleil italien et du luthérianisme des mers nuageuses surplombant les terres nordiques peut

être problématisée à partir de cette opposition entre le Livre d’Isaïe et celui d’Énoch, entre

Lucifer et Satan, entre une humanité appelée à se faire Dieu et une humanité accablée par le

péché originel et obligeant le Christ au Saint Sacrifice. Enfin, s’il est vrai que Hegel élève au

concept les phénomènes religieux du luthérianisme, le dialogue entre le professeur de Berlin

et le maître de l’Académie de Careggi confronte deux modes possibles de la religion et deux

conceptions de l’humanité.

Dès lors, nous avons à esquisser un tel dialogue, autour de l’alternance de la lumière

du matin et de celle du soir. La première est luciférienne et ficinienne. La seconde est

vespérale, davantage que satanique, car Vesper échappe à la totalité de la nuit que Satan

incarne. La résolution du dualisme entre Satan et Lucifer marque une renaissance du second

contre le premier, puis il se dresse un second dualisme, celui de Lucifer et de Vesper. Vesper

5 Dans sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, Marsile Ficin emploie une expression étonnante, en dépit des énigmes qu’elle soulève. Il appelle l’homme à devenir Dieu : « nicitur deus fieri » - tout le problème, qui n’est pas le nôtre ici, étant de savoir ce que signifie exactement cette tournure passive. Retenons seulement que la destination de l’homme est de s’élever à la divinité, ce qui suppose de minorer le poids du péché originel. Car l’homme est moins cet être souffrant terriblement de la finitude imputable à la chute consécutive à la faute adamique qu’un être si digne que, appelé à se faire lui-même (Pic de la Mirandole, Discours de la dignité de l’homme), son site propre et qu’il doit rejoindre est le même que celui de Dieu.

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n’est pas, contrairement à Satan, la totalité de la nuit, mais le déclin annoncé d’une lumière

qui pourtant perdure encore. La confrontation féconde entre Lucifer et Vesper renvoie à une

complémentarité dialectique réelle sous la forme d’une réconciliation par la reconnaissance

d’une circularité des entités, alors que l’opposition brutale entre Satan et Lucifer n’offre pas la

possibilité ou l’espérance intellectuelle d’une telle réconciliation. La stricte opposition de

Lucifer et de Satan ne conduit qu’à un dualisme frontal irréductible. Mais l’alternance de

Lucifer et de Vesper, de deux modes de la substance « lumière » (et non pas de deux

substances) maintient la possibilité d’une circulation vivante.

L’ACCES AU SAVOIR EST LUI-MEME UNE ILLUMINATION.

Avant de réconcilier les modes de la lumière, il faut rappeler que le savoir est imagé

par la lumière ; et que l’accès à ce savoir se présente comme une illumination intellectuelle.

De prime abord, si la lumière divine symbolise le savoir en tant qu’il s’accomplit dans le

savoir divin, la voie par laquelle les hommes accèdent à ce savoir est une réception dans

l’âme et dans l’intellectuel de ce rayon lumineux, noétique et sapiential. La fontanelle des

jeunes enfants donne une image de cet endroit par lequel ce rayon pénètre l’humanité en son

cerveau comme en son cœur ou son âme. De nombreuses traditions conçoivent l’activité

noétique et intellectuelle comme une illumination intérieure, comme le saisissement des

forces intellectives par la lumière émanée de Dieu et contenant tout savoir possible. Elle-

même de nature divine, la lumière parvient aux hommes pour leur révéler les vérités divines

et ultimes.

Le néoplatonisme reprend cette idée d’une illumination intérieure, mais elle appartient

avant tout à la tradition chrétienne. Soit qu’il faille considérer la lumière créée, visible et

physique comme métaphore de la lumière incréée, invisible et divine, soit que la première

devienne le symbole ou le miroir de la seconde, nombreux sont, depuis les textes bibliques

eux-mêmes, les auteurs chrétiens qui se livrent à une pensée de l’illumination.

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Le psaume 35 (verset 15) offre un tel symbole : « in lumine tuo videmus lumen ».

Conformément à l’orthodoxie chrétienne, les choses de la terre doivent leur existence à Dieu

(il en est la cause) et se maintiennent grâce à lui. Inversement et par effet de miroir, le

sensible devient un signe, une icone, de l’intelligible. Jean-Robert Armogathe note que, pour

Saint Augustin, la clarté divine provoque une illumination intérieure, par une correspondance

entre la lumière physique et la lumière intérieure de la connaissance6. François de Sales

maintient cette interface entre la lumière temporelle du monde physique et la lumière éternelle

de la divinité. Le savoir désigne le passage de la première à la seconde : « voyant le jour,

passez de la considération de la lumière corporelle à la spirituelle. » Toute démarche de savoir

suppose, pour le psaume comme pour les deux théologiens, le passage de l’émerveillement

face à la lumière terrestre à une pénétration intellectuelle, noétique, de la lumière divine. Cette

pensée iconique repose sur une métaphore entre ces deux ordres lumineux. La tâche de

l’intellect consiste à en saisir le sens profond.

Nonobstant, Kristeller affirme que Ficin, à la différence de Platon et de Proclus, ne

s’enferme dans la simple métaphore, mais se hisse à la noblesse du symbole. Là où la

métaphore n’est qu’une figure de style propre au langage humain qui unit par jeu rhétorique

deux entités séparées et sans lien positif dans l’ordre de l’être, le symbole affirme l’existence

d’un tel lien ontologique réel entre elles. Il ne se contente plus de la valeur iconique de la

métaphore, mais est opératoire ou efficace. Le miroir est ce site spécifique ce symbolisme où

apparaît dans sa vérité. Ficin écrit dans la Comparaison orphique du soleil et de Dieu : « en

regardant ainsi le Soleil céleste nous découvrons en lui, comme en un miroir, le Soleil supra-

céleste qui a établi le soleil en son tabernacle. » Marsile retrouve une formule biblique, issue

de l’Épître aux Romains : « le soleil est ce qui peut le mieux te signifier Dieu lui-même. »

6 Armogathe revient sur cette question de la lumière dans la préface qu’il écrit pour l’ouvrage suivant : Ficin, Métaphysique de la lumière, L’Act Mem, Chambéry, 2008. Armogathe interroge le sens de ce qu’il présente comme une métaphore de la lumière, et lui-même parle de « correspondance » entre la lumière créée et celle incréée.

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Bref, qu’il s’agisse d’une métaphore ou d’un symbole, la lumière créée se pense dans

son rapport imagé ou son lien réel avec la lumière incréée. L’activité intellectuelle consiste

soit à comprendre pleinement la métaphore, soit à rendre totalement efficace le symbole.

Dans les deux cas, la lumière est un mode d’accès au savoir. Partant, ce dernier est une

illumination intérieure.

LUCIFER ET VESPER NE SONT QUE DEUX NOMS DE VENUS ; LA LUMIERE

DU MATIN ET CELLE DU SOIR NE SONT QUE DEUX MODES DE LA LUMIERE.

Dans la tradition du paganisme, Lucifer désigne à Rome l’étoile du matin, Éosphoros

en grec. Il s’agit du nom de la planète Vénus lorsqu’elle brille matinalement. Lucifer, au point

de vue étymologique, est en outre le porteur de lumière (lux fero) ; celle qui dès l’aurore

hugolienne illumine la Terre. Lucifer est le dieu de la lumière ; or, la connaissance se

définissant comme une illumination de l’intellect ; Lucifer devient, en concluant le

syllogisme, le Dieu de la lumière et de la connaissance, donc l’un des dieux tutélaires de la

philosophie.

Le mythe de Faust, de Marlowe à Goethe, ne cesse de le rappeler. Le philosophe se

présente comme ce Faust illuminé qui, dévoré par le désir métaphysique de l’infini, attend de

Méphistophélès, en tant que ce dernier est l’envoyé de Lucifer (dans le drame de Marlowe

notamment), une illumination intérieure. Par ailleurs, la damnation de Lucifer devenant Satan

et celle de Faust dès la biographie datée approximativement de 1580 se font au nom d’un

même mobile : tous deux tombent sous le péché capital de l’orgueil. Lucifer, si enivré de la

lumière qu’il porte et qui en fait le soutien primordial de Dieu (s’il est vrai que celui-ci est

lumière), se prétend l’égal de celui auquel il doit, selon les hiérarchies angéliques, être asservi

et soumis. Par où il porte l’étendard des hommes insatisfaits de leur rang de créatures qui

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veulent se faire eux-mêmes divins, notamment par la connaissance (comme chez les

gnostiques) qui en vient à supplanter l’humble amour de Dieu7.

De nombreux textes de l’humanisme italien héritent de cette ambition divine – « fieri

deus » chez Ficin, ou se faire soi-même de telle sorte que l’on devient dépositaire de la raison

du monde chez Pic de la Mirandole. Même s’il est d’abord homme médiéval et non renaissant

(il le devient chez Marlowe), Faust porte l’emprunte de cette prétention de l’humanité à

acquérir un savoir proprement divin – qui ne manquera pas, s’écrivant en langue allemande,

de devenir un savoir absolu. Dans la perspective originelle d’un enseignement d’éthique

chrétienne, Faust est damné au titre d’un intellectuel qui, peu soucieux de l’humilité des

créatures à l’intellect limité en regard de l’omniscience du divin créateur, cherche à dépasser

cette finité et cette finitude structurelles pour s’élever vers un savoir interdit aux hommes et

réservé, si ce n’est à Dieu, à tout le moins aux êtres célestes – à commencer par l’archange

Lucifer qui, même en devenant Satan-Méphistophélès, garde la mémoire de la haute vérité

qu’il comprenait auprès de Dieu.

Si Faust est, dans son rapport à la gnose et au savoir absolu, la figure en dernière

instance du philosophe, alors la lumière issue de Lucifer porte la philosophie – à moins que

cette dernière, non entièrement réalisée en son matin, doive s’accomplir dans le crépuscule et

7 De même, lorsque Hegel parvient à des hautes propositions de sa philosophie de l’histoire, il rappelle que la vocation des chrétiens est de connaître Dieu et non simplement de l’aimer. « À la question plus précise qui porte sur le plan de la providence, l’humilité répond, comment on le sait, que celui-ci serait insondable, inépuisable, comme la nature de Dieu [elle-même]. À cette humilité, il nous faut opposer en particulier ce qu’est la religion chrétienne, qui révéla aux hommes la nature et l’essence de Dieu, alors qu’auparavant c’était l’inconnu. Le Dieu qui jusqu’alors était voilé a été manifesté. Ainsi, comme les chrétiens, nous savons ce qu’est Dieu. Désormais, Dieu n’est plus un inconnu. Si nous tenons Dieu pour tout aussi inconnu après sa révélation [qu’avant], nous offensons la religion. Nous faisons savoir que ce que nous avons, ce n’est pas une religion chrétienne, car cette religion ne nous assigne qu’un seul devoir, c’est de connaître Dieu. C’est ce bienfait qu’elle a accordé aux hommes. Telle est donc l’humilité que la religion chrétienne exige des hommes : se trouver exalté non pas par soi-même, mais par l’esprit de Dieu, par la connaissance, par le savoir. Dieu ne veut pas des cœurs étroits, il ne veut pas des têtes vides, mais des enfants enrichis par la connaissance de Dieu, qui tirent leur valeur uniquement de cette connaissance. Les chrétiens sont donc initiés aux mystères de Dieu, en ce que, par la religion chrétienne, l’essence de Dieu est révélée. » Hegel, La philosophie de l’histoire, Librairie générale française – le livre de poche, 2009, pages 128 et 129

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se faire vespérale8. Car la même planète Vénus, lorsqu’elle brille le soir, revêt un autre nom :

Vesper à Rome, Hespéros à Athènes. D’aurorale et luciférienne en sa nature originelle, la

philosophie doit, aujourd'hui plus que jamais, accepter le crépuscule de sa force. Telle est la

traversée de sa propre négativité.

Lucifer et Vesper, l’étoile du matin et celle du soir, ne sont que deux modes d’une

même substance, celle de la lumière. Cette même lumière brille sur la terre du levant et sur

celle du couchant. Ces deux modes n’existent que relativement l’un à l’autre et par leur

intégration réconciliatrice dans l’unité de la substance. Le crépuscule n’est qu’un autre aspect

de l’aurore, et inversement. Dans la rotondité de la Terre, dans le cercle qu’elle désigne autour

du soleil et dans la révolution des autres astres, Lucifer ne cesse de devenir Vesper ; et Vesper

de renaître en Lucifer. Ce cycle rotatif est un, à l’instar de la substance qu’il caractérise.

Compris comme deux modes distincts et chacun nécessaire d’une même unité substantielle

mais dynamique et dédoublée intérieurement, Vesper et Lucifer s’alternent sans cesse et ne se

pensent que l’un par rapport à l’autre. La lumière est une et d’une nature unique, mais elle

possède en elle-même différents modes ; chacun étant déterminé comme une différence

interne. Les deux principaux sont la lumière luciférienne du matin (aurore italienne) et celle

vespérale du soir (crépuscule nordique). Dans la rotation quotidienne de la Terre, la lumière

est tantôt Lucifer, tantôt Vesper – tout en restant une et d’une unique nature. Car c’est bien la

même planète Vénus qui pend tantôt le premier nom, et tantôt le second. La même lumière est

tantôt aurorale, tantôt crépusculaire. Il importe de comprendre davantage ce qu’est chaque

mode pour soi, puis de recomposer une unité en soi pour soi.

8 Cf. Pinchard Bruno, « La métaphysique considérée comme une ‘science vespérale’ », in Philosophie, n°6, Paris, Minuit, 1985. Bruno Pinchard rappelle cette première élaboration de son œuvre dès les premières lignes de la Métaphysique de la destruction, Peeters, Louvain, 2012 (page 5). De plus, Bruno Pinchard travaille cette importance du soir à propos de l’Italie-Hespérie, terre du soir et terre d’exil conformément à l’avance l’Énnéide de Virgile. Cf. Pinchard Bruno, « Hespérie ou la Terre du Soir » Contribution virgilienne à une politique « occidentale », ��� Etudes, 2002/3 Tome 396, p. 335-348.

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LE NEOPLATONISME DE LA RENAISSANCE SE PLACE SOUS LA

GOUVERNANCE DE LA LUMIERE DU MATIN.

Le néoplatonisme médicéen est traversé par le symbolisme de la lumière, dont il

hérite, malgré le passage de la métaphore au symbole, du néoplatonisme de langue grecque.

Le mode propre de la lumière qui, de Proclus à Pic, le caractérise, est le premier d’entre eux :

Lucifer, la lumière du matin. Cette dernière, en tant qu’elle est l’éveil du jour, symbolise

l’illumination intérieure conduisant à la conversion puis à l’élévation de l’âme et de

l’intellect.

Une seule page de Proclus, la seconde de son Commentaire sur le Parménide de

Platon, avance un tel rapport lumineux. Proclus se place dans la lignée de Syrianus, qu’il

présente comme un « hiérophante »9, celui qui manifeste la lumière. La source de cette

lumière que Syrianus en vient à rendre visible, à phénoménaliser, vient de Platon – et il est

même possible que Proclus, par sa théorie de la chaîne d’or, anticipe la prisca théologia

ficinienne. D’une part, l’accès au savoir est une illumination, une transmission de la lumière

par des hiérophantes eux-mêmes dépositaires ou réceptacles des rayons du soleil, des vérités

divines révélées par Dieu aux premiers théologiens. D’autre part, la lumière, en tant qu’elle

est un rayon émané du soleil, de Dieu, contient un savoir éminent, divin, absolu. Elle éclaire

les hommes en le leur révélant. Par là-même, elle les élève en intelligence et en dignité au

point, si ce n’est véritablement de les rendre divins, à tout le moins de les rapprocher de la

divinité. Le passage (métaphorique chez Proclus ou symbolique chez Ficin) de la lumière

créée à la lumière incréée rend efficace la conversion de l’âme. Il est la propédeutique à son

élévation. Proclus invoque une « lumière élévatrice »10 quelques lignes après s’être placé sous

la garde du « hiérophante ». La lumière rend possible toute connaissance ; elle est le schème

9 In Parmenidem 618, 5. Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Paris, Les Belles lettres, 2007, page 2.

10 In Parmenidem, 618, 15 : « Que les êtres qui sont supérieurs nous soient propices ; puisse leur don faire briller promptement sur nous aussi la lumière élévatrice qui vient d’eux. » Ibid., page 2.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

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de la Révélation. En tant qu’elle élève l’âme et l’intellect en rendant visibles les vérités

divines, cette lumière est celle de Lucifer, d’un désir intellectuel total. Comme l’aurore ouvre

un jour nouveau, la lumière élévatrice inaugure une nouvelle humanité vénusiaque née pour

une vie divine. Cette lumière s’intensifie à mesure que le savoir se fait plus précis et plus

proche d’un accès à la Révélation.

Cette philosophie (et non cette science positive) de la lumière entrevue comme garante

et gardienne d’une œuvre majeure de Proclus apparaît la plus haute dans le néoplatonisme

médicéen, dès l’œuvre de Marsile Ficin. Le néoplatonisme est une métaphysique voire une

théologie de la lumière. Il trouve son point culminant dans la Florence des Médicis, dans cette

terre d’Italie sublimée par les hiérophanies du matin et du soir. La lumière physique, celle qui

donne sa superbe au dôme de Santa Maria del Fiore, devient symbole pour une illumination

intérieure, intellectuelle et spirituelle. Tout ceci rappelle les ciels jaunes de Rome, ou les jours

gris sur la Ville éternelle lorsque des fulgurations solaires en viennent à percer les nuages. La

lumière d’en haut éclaire ce qui est en bas ; et inversement la lumière terrestre est le symbole

de la lumière supra-céleste11. Le parcours des degrés de la lumière est une élévation de l’âme

vers Dieu12, lumière des lumières. Deux passages du traité De Lumine le montrent. Marsile

Ficin s’adresse à son ami Pierre de Médicis : « Pour nous, en effet, le Père céleste éclaira la

terre du flambeau de Phébus, certes pas afin que sous une telle lumière nous épiions, si j’ose

dire, les mouches, mais pour que nous observions nous-mêmes, ainsi que notre patrie et notre

Père céleste, en contemplant à travers une telle lumière, comme à travers un miroir et dans

l’énigme, les réalités divines que nous sommes destinés à voir un jour ailleurs, à travers une

11 Ce système de reflet entre le haut et le bas n’est pas sans rappeler la table d’émeraude, dont la présence est d’autant plus importante que l’hermétisme connaît un public inattendu à la Renaissance et notamment à Florence. Ceci est étudié par Eugénio Garin, dans Hermétisme et Renaissance.

12 Cette élévation, en sa compréhension la plus poussée, est un rapt de l’âme par Dieu. Cf. Ficin, Le Rapt de Saint Paul, in Métaphysique de la lumière, l’Act Mem, Chambéry, 2008. Saint Paul confesse à l’âme de Marsile : « Aussi n’est-ce point une ascension, Marsile, mais un ravissement qui me mena au ciel. » Cette transition – à plus haut sens – de la conversion en ravissement est du plus haut intérêt pour l’économie interne du néoplatonisme en son histoire, mais nous la mettons ici de côté.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

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lumière bien supérieure, face à face. »13 Plus loin, au chapitre XVI, Ficin condense ce rapport

des deux degrés de lumière : « Enfin la lumière qui est comme une puissance divine dans ce

temple du monde renvoie une image ressemblante de Dieu » 14 . Telle est l’assise du

symbolisme ficinien de la lumière.

Cette importance de la lumière du matin dans la philosophie de la Renaissance se

retrouve chez Pic de la Mirandole, bien qu’il ne soit pas aussi proche du néoplatonisme que

Ficin. Le Discours de la dignité de l’homme, qui à bien des égards reprend la question du fieri

deus ficinien dans le cadre d’un grand texte sur la liberté, offre une page décisive sur la

lumière. Le savoir consiste à « contempler celui qui porte à bon droit le titre de père et de

guide, le Soleil »15. Le lien symbolique entre le savoir et la lumière se maintient au point de le

traducteur Yves Hersant ajoute en note : « Plus encore que Ficin (De Sole), Pic a le culte du

soleil, qu’il assimile d’ordinaire à l’activité intellective. » Si le soleil désigne l’activité de

l’intellect, la lumière qui en émane est le moyen par lequel nous pouvons non seulement voir,

mais encore contempler (contemplationi, qui renvoie à la theoria chez Platon) les vérités

divines. La suite immédiate de ce texte utilise un autre symbole ficinien, le coq, qui fait signe

vers cette faculté de savoir les choses divines. Nous sommes appelés à « nourrir le coq,

autrement dit [à] repaître la partie divine de notre âme de la connaissance du divin, comme

d’un aliment consistant et d’une céleste ambroisie. »16 Le coq n’est pas seulement le symbole

de celui qui accède par voie intellective aux vérités divines, mais encore l’animal qui annonce

le lever du jour, lorsqu’il chante matinalement, simultanément à la renaissance de la lumière

du matin. La lumière luciférienne et élévatrice de l’étoile du matin désigne ce savoir divin qui

est pour Pic le vrai site de la destinée humaine. Cette contemplation intellectuelle et morale

des choses ou des vérités divines réalise l’élévation, la conversion, de l’âme, par une

13 Ficin, De lumine, préface ; in Ficin, Métaphysique de la lumière, édition déjà citée, page 127.

14 Ibid., page 163

15 Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, Paris – Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2008, page 39.

16 Ibid., page 39.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

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remontée au principe, ce Dieu-Soleil. Le trajet double de la lumière du matin, qui éclaire les

intellects et les âmes puis qui rend visibles les vérités divines, est l’un des axes essentiels de

ce néoplatonisme ascensionnel. Lucifer, en tant qu’il apporte cette lumière le matin, nous rend

semblables à ce coq participant au banquet des dieux, là où l’on se nourrit d’ambroisie –

laquelle est à n’en pas douter le haut sens de l’eucharistie.

Le néoplatonisme conduit à son sens maximal la lumière du matin, celle de Lucifer.

L’homme est un être volontairement cosmique, celui que Pic de la Mirandole nomme l’œil du

monde (oculus mundi) ; ce Faust insatisfait des limites de la connaissance finie,

d’entendement, et qui, dans une ivresse de l’esprit, cherche le savoir divin et absolu17. Dans sa

vision intellectuelle fort peu kantienne, il prétend embrasser ce parcours astral et lumineux de

Vénus – et Vénus étant aussi la déesse de l’amour, l’homme élevé est un être nécessairement

amoureux qui va de la Vénus vulgaire à la Vénus céleste selon l’enseignement de Marsile

Ficin18. La haute philosophie peut se définir comme cette sagesse et ce savoir, qui cherchent à

pénétrer le feu ardent, centre de la lumière vénusiaque et révélatrice de l’absolu en soi et pour

soi. La lumière du matin symbolise cette destinée intellectuelle, ascensionnelle, de l’âme et de

l’intellect. Rendant visibles toutes choses, elle symbolise la réception de la Révélation. De

même que matinalement Lucifer éclaire la terre en vainquant la nuit, la Révélation est cette

illumination intérieure qui élève l’âme et l’intellect jusqu’à la contemplation des vérités

divines. Cette élévation est une conversion spirituelle et intellectuelle. Lorsqu’il cherche à les

symboliser, le néoplatonisme convoque la lumière de l’aurore.

En conclusion, le néoplatonisme, et plus généralement toute la Renaissance, se placent

sous la tutelle d’un Lucifer qui n’est pas Satan. Or cette lumière est aussi un feu. Se plaçant

dans l’état de la lumière et de l’illumination, la philosophie est elle-même l’une de ces filles

17 C’est à la fois un savoir qui se porte vers l’absolu – Dieu – et celui dont dispose l’absolu lui-même et intégralement. Son contenu est les vérités divines ultimes.

18 Voir par exemple Commentarum in convivium platonis, de amore, II, 7 (traduction : Comment sur Le Banquet de Platon, de l’amour, Les Belles Lettres, Paris, 2002 – édition 2012, pages 38 et 39).

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

14

du feu chères à Gérard de Nerval. Faut-il alors la comprendre eu égard aux mythes du feu, à

l’instar de celui du phénix – lequel nous éloigne de l’aurore et nous rapproche du crépuscule ?

Et quittant ainsi Lucifer, il s’agit de rejoindre Vesper ; c'est-à-dire une pensée moins

élévatrice et tournée vers une conversion que crépusculaire et marquée par le sentiment du

tragique ou du déclin.

LA TRADITION NORDIQUE, NOTAMMENT ALLEMANDE, ELEVE LA LUMIERE

DU SOIR A SA PLUS HAUTE CONCEPTUALITE.

S’il est vrai que Lucifer et Vesper ne sont que deux noms subordonnés et

contradictoires de Vénus, si l’aurore et le crépuscule ne sont que deux modes de la même

substance « lumière », ils sont directement mis en rapport positif, dans une sorte d’entrelacs

ou entrelacement. Un musicien comprend très certainement ce passage de Lucifer à Vesper,

puis ce retour à Lucifer – cette circularité de l’essence philosophique. Il sait que la Terre et

l’univers dans son ensemble sont régis par ce feu lumineux ou cette lumière enflammée qui se

nomment simultanément Lucifer et Vesper. Il sait qu’au commencement la lumière distingue

les états de l’être à partir d’un fondement ; et que tout s’achève sur un crépuscule ultime qui

prépare la survenue, l’Aufhebung, d’un monde nouveau, meilleur. Il sait que Lucifer, pour ne

pas rester un simple mode mais se ressaisir dans l’unité substantielle de la lumière, doit

s’accoupler à Vesper. Ce génie entre tous, c’est Wagner. Le prélude du Rheingold est cette

musique d’émergence depuis un fondement indifférencié (selon quelques idées essentielles de

Schelling) ; cette percée sous-marine d’une lumière issue de l’ombre qui officie comme

détermination et différenciation originelles. Et le Götterämmerung s’accomplit dans un

incendie total, un feu qui dévore l’ancien monde, Vesper qui achève la lumière de Lucifer. Le

feu, par la lumière du soir ou du crépuscule, met fin à cet âge du monde ou à cet état de la

Terre pour préparer l’advenue d’un âge renouvelé, meilleur. Lucifer préside au

commencement, Vesper brûle de son dernier feu les états matinaux ; ce faisant, elle prépare le

retour sous une forme améliorée de Lucifer. Ce retour n’est pas seulement un retour du même.

Le Lucifer qui reviendra au matin suivant s’illuminera d’un feu plus beau et brillant –

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

15

meilleur. Telle est la seule espérance, au point de vue cosmique des âges du monde ;

espérance qui ne va pas sans un certain pessimisme anthropologique, car il s’agit d’accepter

en pleine conscience et lucidité l’épreuve du crépuscule au sein même de la nature humaine.

Wagner lit, comprend Hegel et se place sous sa tutelle. Pourtant, Hegel ne fait pas

droit aux mythes du feu ; il les rejette comme insuffisants et les transcende par une logique

conceptuelle du saut qualitatif (Aufhebung). Dans sa philosophie de l’histoire, le philosophe

de Berlin refuse le mythe du phénix19. Certes l’animal meurt et renaît par la même puissance

du feu et de la lumière, ce qui aurait pu en faire le symbole du retour de Lucifer. Mais cette

renaissance ou cette métempsychose reste à l’identique, au même, – ce en quoi elle n’est pas

une résurrection. Or, Hegel assure que l’état qui suit, l’âge du monde advenant après

l’incendie détruisant le précédent, doit être meilleur – davantage spirituel et libre. Ainsi

l’épreuve du feu, de la même manière qu’elle vérifie l’or et gouverne l’alchimie, est en soi un

saut qualitatif – une Aufhebung – en vue d’une amélioration. Après avoir connu Vesper et

l’avoir éprouvé(e), Lucifer doit s’en sortir amélioré. Par cette succession avantageuse des

moments auroraux et crépusculaires, la lumière unique, en tant qu’elle est un feu, ne cesse de

s’accroître et de se faire plus intense. La fin du Ring annonce un nouvel âge du monde ; ce qui

procède du jugement de Hegel contre les mythologies simples car naturelles et non

spirituelles du feu. Ce ré-engendrement wagnérien ajoute cette leçon de l’Aufhebung : le saut

qualitatif.

La mythologie du Nord rejoint le christianisme, voire le luthérianisme, de Hegel, fort

loin du catholicisme italien de Ficin : de la même manière que le passage par la croix du

Christ (et avec lui de l’humanité en son entier comme par participation) suivi de sa

résurrection ouvrent la possibilité d’un Salut20 dans l’unité du geste de la Passion, le feu

19 Hegel, La Philosophie de l’histoire, Paris, Librairie générale française – le livre de poche, 2009, pages 125 et 126. Voir aussi : Hegel, La Raison dans l’histoire, Paris, Plon – 10/18, 1965 – tirage 2006, pages 54 et 55.

20 Dans La Divine comédie de Dante (Enfer, chant IV, notamment vers 33 à 42), les hommes de qualité n’ayant pas connu le Christ n’ont pas part au paradis, ainsi seul le Christ permet le salut.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

16

vespéral de Wagner en même temps détruit un âge inférieur et prépare un âge supérieur

qualitativement, gagnant en spiritualité vivante et en liberté.

A ce point, la philosophie comme site éminent du savoir, cette lumière intelligente de

Vénus, cette fille du feu, trouve possiblement sa vérité chez Wagner. Etant à la fois du matin

et du soir, elle parcourt ces âges du monde que l’alternance rythmée, les révolutions voire les

circulations de Vesper et de Lucifer ne cessent d’engendrer dans la circularité cosmique.

LA NECESSITE DE DONNER SON DROIT A LA LUMIERE DU SOIR

PROBLEMATISE LA CONCEPTION PLATONICIENNE DE L’ELEVATION DE L’AME.

Il s’agit de ne pas en rester à une conception trop simple de la lumière. Marsile Ficin

avance une lumière directe et, en langage hégélien, trop immédiate et restant dans

l’unilatéralité. Certes, il en distingue des degrés hiérarchisés : lumière visible, lumière

rationnelle, lumière intellectuelle, lumière divine21. Néanmoins, l’élévation et la conversion,

en tant qu’elles désignent le passage obligé par chacun de ces degrés jusqu’à l’ultime unio

mystica où le visible est la même chose que ce qui est vu, ne traversent pas l’épreuve des

résistances internes, l’épreuve du négatif ; comme c’est le cas des procédures de l’esprit dans

le système hégélien. Avec Hegel, l’élévation linéaire cède place à un approfondissement et

une Aufhebung spiralés.

Après les destructions tourmentant l’Occident contemporain (ce dont les courants

divers des pensées du déclin témoignent parfaitement, Le Règne de la quantité de Guénon en

première ligne), il ne semble plus possible de penser que la lumière est Dieu, et que les

21 Ibid., chapitre V. Voir aussi le cinquième chapitre de Ficin, Quid sit lumen, Paris, Allia, 2009. Il s’agit du même texte repris en deux temps distincts de l’élaboration de l’œuvre ficinienne.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

17

différents degrés de la lumière sont, chacun dans son ordre, issus ou plus exactement émanés22

de cette première lumière parfaite et sans ombre. La dignité de l’homme en vient à faire

problème, tant la haute destinée que lui assignent Ficin et Pic semble désormais inadaptée à

des hommes brisés et traversés par l’expérience du mal physique et moral. Tel est le sens

profond de la crise de l’humanisme, qui dans l’âge moderne plus que jamais auparavant, ne

peut pas omettre que l’anti-humanisme structure plus profondément encore l’humanité

décadente. L’individuation passe moins par une reconnaissance de la singularité d’une âme

appelée pourtant à se fondre dans le centre divin (l’union mystique) que par une traversée des

crises irréductibles d’une subjectivité appelée à éprouver le vide ou la vacuité de son centre.

Cette découverte du fait que le centre de l’homme est davantage un trou qu’une âme comprise

comme axe de retournement en vue d’une auto-conversion élévatrice traverse et pour ainsi

dire hante l’âge moderne. Tel pourrait être le sens profond de la psychanalyse freudo-

lacanienne, où ce vide devient un sujet barré. Ceci confirme le propos freudien selon lequel la

découverte de la psychanalyse est le symptôme des manques et des crises qu’elle étudie. Dans

un autre ordre de langage, la position néoplatonicienne de l’Un-Bien se trouve contrebalancée

gravement par l’expérience du mal, jusqu’à celle du mal radical ou absolu (dans un sens plus

proche de Schelling que de Kant). Ce contre-balancement du Bien et du Mal se symbolise

dans la circularité de l’aurore et du crépuscule.

Dans un âge sombre, dans le kali-yuga23, il importe de faire droit à une lumière

vespérale ou à une ombre ; qui n’est pourtant pas une anti-lumière. La lumière substantielle,

totale, dans son rapport au savoir absolu, doit être maintenue ; mais elle est traversée de

manière si intense et profonde par une ombre intérieure, par ce négatif (presque au sens de la

technique photographique). Vénus ne peut plus omettre qu’elle est aussi Vesper et non

22 Cette précision porte l’un des aspects essentiels de la différence entre Wagner et Ficin dans la question de l’engendrement. Là où le prélude du Rheingold reste dans un modèle de l’émergence, Ficin propose une théorie émanatiste (relative à l’émanation). Au fond, la pensée allemande accède à une pensée plus élevée du fondement ; alors que le néoplatonisme est un savoir du principe.

23 René Guénon, La Crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946 – 1973. La théorie du kali-yuga ouvre le premier chapitre (pages 21 à 42).

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

18

seulement Lucifer. La possibilité et même la réalité du crépuscule doivent inquiéter la

philosophie et la conduire à une conscience maximale, lucide et donc dédoublée d’elle-même

entre les deux modes de la lumière, entre le Bien et le Mal, entre le fas et le nefas, entre la

dignité de l’homme et la vacuité de son centre, entre le faste du catholicisme italien et le sens

de la faute dans le luthérianisme nordique.

Dirigées par Lucifer, puis conformément à l’enseignement conjoint de Wagner et de

Hegel et en un sens contre Ficin, toute science et toute philosophie doivent se souvenir avec le

sens de leur haute intelligence de ce moment vespéral qui les habite si profondément. Elles ne

peuvent plus croire, comme jadis Ficin, qu’elles habitent un âge d’or entièrement lumineux,

ou régi par les hiérophanies glorieuses (qui s’apparentent à des théophanies, s’il est vrai que

chez Ficin Dieu est lumière, dans une fidélité au texte biblique présentant le Christ comme la

lumière des nations). Inversement, elles ne doivent pas s’abandonner à leur mort entrevue.

Mais, sachant cette ombre ou ce crépuscule, elles doivent s’en servir pour comprendre voire

préparer, par un acte de création intellectuelle, le retour de Lucifer demain matin. Souvenons-

nous de Wagner : le crépuscule des dieux annonce un âge supérieur ou meilleur. Souvenons-

nous de Hegel : l’Aufhebung après la négativité opère un saut qualitatif, l’abolition est aussi

une conservation et une élévation. Souvenons-nous de la théologie chrétienne : la mort et la

résurrection du Christ en leur efficace opèrent la possibilité du Salut et de la justification. Et

Saint Augustin24 cite le livre de l’Ecclésiastique : « quand un homme a fini, c’est alors qu’il

commence ».

Manifestement, Ficin fait droit à une part d’ombre. Chaque degré de lumière se définit

aussi comme l’ombre du degré supérieur. Sauf que le dernier degré, la lumière ultime voire

Dieu lui-même25, est une lumière sans ombre. « Mais Dieu lui-même est une lumière immense

existant en soi et par soi en toutes choses, et au dehors de toutes par suite de son

24 Saint Augustin cite ce passage dans le De Trinitate, livre IX, 1,1 : « cum enim consummaverit homo, tunc incipit. » La traduction donnée est celle de la Bible de Jérusalem : Eccli, 18, 7.

25 Quid sit lumen, XI, pages 37 à 39 dans l’édition déjà citée.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

19

immensité »26. Puisque Dieu est « lumière des lumières »27, l’ombre n’est qu’un accident

imputable à l’imperfection des degrés antérieurs. Dès lors, elle n’est pas constituante pour

Ficin, alors que le négatif – qui est son analogon conceptuel – l’est pour cette nouvelle

philosophie de la lumière issue des noces (peut-être « chymiques ») de Lucifer et Vesper. Là

où le ficinianisme vise la lumière sans ombre, l’épreuve d’une philosophie qui assume son

moment vespéral, qui reconnaît avec lucidité que les crises ne sont pas de simples accidents

mais qu’elles structurent en profondeur toute humanité et toute pensée, ne peut plus viser un

tel éclat pur.

L’ENTRE-CIRCULATION DES DEUX MODES DE LA LUMIERE RECONCILIE

LES TRADITIONS ITALIENNES ET ALLEMANDES DE LA PHILOSOPHIE.

A la lumière du matin de Ficin correspond celle du bucher de Siegfried. Dans ce

Wagner de la négativité, il n’est plus trace d’une lumière supra-céleste permettant aux

hommes de contempler les choses visibles et les choses invisibles (les vérités divines). Dans

la promotion d’une lumière vespérale, le soleil duquel émane la lumière supra-céleste cède

place à un nouveau feu terrestre qui annonce le déclin des stabilités constituées – mais aussi

l’Aufhebung d’un monde nouveau. Tout est inversé. Dans le néoplatonisme, dans la tradition

de l’Italie, la lumière et le feu viennent du soleil, de Dieu ou des dieux, pour illuminer les

êtres de la terre et les porter à leur accomplissement ou perfection par une élévation et une

conversion tout autant que par le savoir total. Ceci suppose un élan de désir, un élan

amoureux. L’activité de la lumière n’est possible que parce que l’humanité est amoureuse,

érotique, vénusiaque. Le néoplatonisme est la religion de Vénus. Or, chez Wagner, dans les

traditions celtiques, le feu vient de la terre, du bucher et de l’échec ou du drame de l’amour de

26 De Lumine, chapitre XVI, page 167 de l’édition déjà cité. Ce chapitre est un développement supplémentaire à partir du propos, plus condensé donc, du onzième chapitre du Quid sit lumen.

27 Cette expression vient du titre même du chapitre XI du traité Quid sit lumen, page 37 dans l’édition déjà citée.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

20

Siegfried et de Brunhilde. Ce feu terrestre détruit jusqu’aux dieux, par l’incendie final du

Walhalla. Bref, à la lumière du matin, aurorale, du néoplatonisme, s’oppose une lumière

terminale et crépusculaire, nordique. A l’âge d’or de l’humanité si digne et au triomphe de la

divinité s’oppose un âge en voie de destruction où les héros se consument et où la demeure

divine s’embrase. Ces deux états sont chacun nécessaires, et complémentaires – de même que

l’unité substantielle de la lumière est traversée de deux modes, et que seule leur réconciliation

donne accès à cette même unité substantielle. D’un côté, le matin passe vers le soir et Lucifer

devient Vesper. De l’autre, puisque le matin doit revenir selon un rythme cyclique, il faut

espérer que le lendemain matin, s’élève une nouvelle aurore. Tout l’enjeu d’une philosophie

fille de son temps28 consiste à chercher ce lendemain matin. Fondamentalement pessimiste

parce que traversant actuellement le moment du crépuscule, elle doit mettre au jour les

conditions d’un retour de Lucifer après l’épreuve vespérale. Elle ne peut pas rester dans le

crépuscule car elle sombrerait tout à fait ; et admettre que son sommet le plus beau, son acmé,

vient de Florence et de Careggi. Mais elle ne doit pas non plus oublier qu’elle est

structurellement habitée ou hantée par ce crépuscule. Telle est sa double postulation

simultanée : maintenir l’exigence de l’aurore ou de la haute dignité des êtres tout en restant

consciente du crépuscule ou des formes graves de destruction et de déclin. Alors elle

réconcilie l’Italie et l’Allemagne, Ficin et Hegel, la dignité de l’homme et le bucher des

héros ; mais aussi elle revient à l’unité substantielle de la lumière tout en assumant la dualité

contradictoire de ses modes.

Ceci conduit à trois remarques. Premièrement, il faut rendre hommage à Pic de la

Mirandole, qui place au centre de son Discours l’exigence de réconciliation des modes de la

lumière. Il mentionne « les connaissances matinales, méridiennes et vespérales. »29 Même

lorsque la philosophie se fait éminemment et suprêmement lumière du matin, elle maintient la

conscience, en filigrane, d’une lumière du soir. Deuxièmement, Wagner attend que le

28 Cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, édition 2003, Préface, page 106.

29 Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, Paris – Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2008, page 43.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

21

crépuscule des dieux fasse advenir un monde nouveau et meilleur. Au cœur même de sa

conscience lucide du crépuscule, la philosophie maintient l’espérance de l’aurore.

Troisièmement, ce retour de Lucifer, c'est-à-dire cette lumière du lendemain matin ou de

retour d’exil, trouvent leur accomplissement dans le second chant de l’Énéide. La chute de

Troie, l’épreuve du crépuscule, rend possible la fondation de Rome. « Déjà l’étoile du matin

se levait sur la cime élevée de l’Ida et ramenait le jour »30. Par-delà la perte de Troie, qui est

une épreuve du crépuscule et du déclin, une nouvelle lumière, celle de Rome, réapparaît.

Arrivé à ce point de reconnaissance de la nécessité de la réconciliation des deux modes

de la lumière, c'est-à-dire de la pensée du soleil divin et de celle du feu destructeur des

hommes, il faut chercher la loi qui préside à cette réconciliation – qui n’est pas une

conciliation des contraires. A cette fin, je propose le concept d’entre-circulation. Ce n'est pas

une conciliation des contraires, mais ce qui y répond ; en cherchant une réconciliation de

modes opposés dans le cadre d'une philosophie du mouvement et de l'énergie. Il s'agit d'abord

de reconnaître deux modes possiblement contradictoires d'une même substance (car s'il y

a deux substances, elles ne peuvent entretenir un tel rapport) : le mode "A" et le mode

"B". Comment les réconcilier ? D'abord, "A" et "B" ne sont pas des entités fixes subsistant par

soi. Mais ce sont des forces énergétiques. Chaque mode, "A" et "B", vient à déployer

sa propre énergie interne. Je propose d'appeler "circulation" la manière dont chaque mode

parvient au déploiement de son énergie. Dire « "A" circule » signifie : « "A" déploie ou

développe ou met en branle ou rend active sa force énergétique interne ». Mais, dans sa

propre circulation, "A" rencontre la circulation de "B" ; et "B" celle de "A". Ainsi il se

produit une rencontre de deux circulations (de deux énergies en développement) autour

d'un point, qui est aussi un axe de rotation. Ce point de rencontre ou de convergence

énergétique, bref : d'entre-circulation, devient le moment de la réconciliation (dialectique).

L'entre-circulation est donc ce moment précis où, sur un point focal et principiel, deux

flux énergétiques, en tant qu'ils sont chacun pour soi un mode d'une même substance,

30 Virgile, Énéide, Chant II, vers 800 à 802, Paris, LGF, 2004, page 119.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

22

viennent à se rencontrer et s'interpénétrer. Ils ne deviennent pas identiques (en ceci je ne

propose pas une conciliation des contraires), mais trouvent un point de dialogue. De plus, je

suppose que c'est une fois arrivé à ce point d'entre-circulation que chaque mode atteint sa

vérité propre et le lieu de son éminence. Dans sa circulation interne, pour soi, un mode

s'accomplit et se renforce ; accroît sa puissance, sa force et son ordre. Mais, venant à

ce point de rencontre avec son autre (le point d'entre-circulation), ce mode trouve encore à se

renforcer par l'absorption de la capacité énergétique de l'autre (et sans que l'autre ne perde

quant à lui de la puissance). Ainsi, lorsqu'ils se rencontrent, "A" renforce et

à proprement parler accomplit "B" ; et inversement "B" renforce et accomplit "A". Ainsi, sans

jamais renoncer à soi-même et à son ordre et à sa puissance propre (ce en quoi je reste

partisan du principe d'identité), chaque mode devient ce qu'il est par rencontre avec son autre,

rencontre qui s'accomplit au point d'entre-circulation.

L’application de cette opérativité de l’entre-circulation à la lumière ne pose aucune

difficulté. Il est immédiatement évident que la lumière du matin et celle du soir sont des

modes dynamiques, mobiles, caractérisés par la circulation de leur énergie. Sans qu’il faille

mobiliser d’un point de vue scientifique le rapport au soleil producteur d’énergie, la lumière

du matin et celle du soir sont d’abord des intensités venant à se moduler selon leur

développement dans le temps – ce qui est évidemment manifeste pour un peintre averti ou un

photographe compétent. En circulant, chaque mode en vient à rencontrer son autre. A ce point

de rencontre, les deux modes de la lumière se réconcilient dans leur vérité et dans leur unité

substantielle. En passant du symbole au symbolisé, ce point d’entre-circulation s’impose

comme le site propre du savoir moderne. Il maintient à la fois une attention à son point

éminent (ici, le néoplatonisme) et une conscience aigue des destructions (ici, Wagner) que la

terre et l’humanité ne manquent pas de traverser. Ce point d’entre-circulation, qu’un hégélien

ne manque pas de comprendre comme le point de vue du Concept, est le but final de toute

recherche philosophique et plus généralement de tout savoir qui se confronte au temps

présent.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

23

CONCLUSION : LA MODERNITE ASPIRE A LA HAUTE DIGNITE MAIS VIT

DANS L’EPREUVE DE SON DECLIN.

Lucifer et Satan s’opposent au titre de deux substances séparées. Puis l’abolition de la

substance de Satan ne laisse perdurer que celle de Lucifer. Pourtant Lucifer est moins une

substance autonome qu’un mode particulier d’une substance plus haute et plus unifiée, celle

de la lumière en tant que telle, et dont le nom symbolique est Vénus. Cette substance

vénusiaque comprend deux modes. Le premier se nomme symboliquement Lucifer. C’est la

lumière du matin, l’aurore, le Bien en soi, l’idéal, l’aspiration de l’humanité à la divinité. Le

second mode se nomme symboliquement Vesper. C’est la lumière du soir, le crépuscule, la

réalité du déclin voire de la destruction, la conscience de la vacuité du centre. Enfin, tout

savoir émerge depuis le point d’entre-circulation de ces deux modes.

Le savoir véritable reste dans l’unité substantielle d’une lumière se divisant en deux

modes. Il est invité à prendre au sérieux Vesper, tout en restant sous l’égide de ce Lucifer de

Rome. Il doit viser la création intellectuelle, par un saut qualitatif, d’une nouvelle lumière

matinale ou aurorale ; mais seulement en tant que cette dernière est enrichie par la traversée

consciente d’elle-même de la lumière du soir et du crépuscule. La science de notre temps doit

rester luciférienne – mais un Lucifer du lendemain matin, d’une lumière qui vient après

l’épreuve de Vesper, qui cherche le point d’entre-circulation de tous modes. Et il est permis

de croire que cet échange, cette entre-circulation, entre le matin et le soir, entre les deux

modes de la lumière, est peut-être le sens vrai du retournement de Dante sur le corps de

Lucifer dans le dernier chant de l’Enfer. Sortant de Vesper, de la traversée des Enfers, Dante

rencontre la possibilité de la résurrection de la lumière jusqu’à l’illumination ultime dans cette

contemplation de l’éclat de l’Empyrée au terme du Paradis. Et ainsi la mythologie la plus

archaïque soutient la philosophie postmoderne en quête du point d’entre-circulation, qui est

son feu suprême et éminent.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

24

L’étude des rapports entre ces deux modes de la lumière montre que deux savoirs

assez éloignés, l’un catholique néoplatonicien italien marqué par l’éclat solaire d’une

humanité très digne, et l’autre luthérien assumant l’enfoncement des hommes dans les

Ténèbres, ou encore que cette philosophie de l’élévation et celle de l’enfoncement, celle de

l’âge d’or et celle du déclin, ne peuvent se maintenir chacun isolément et de manière

unilatérale. La résolution de leur antinomie permet à chacun d’eux à la fois de persister en sa

vérité et de se redéployer. Pour parvenir à une telle résolution, il suffit de reconnaître que

Lucifer et Vesper ne sont pas des entités fixes ou subsistantes par soi ; mais essentiellement

des tensions, des énergies (au sens où Hegel fait de l’energeia aristotélicienne le moteur de la

philosophie) se déployant. La modalité de déploiement de chacune de ces énergies est

l’imbrication ou le croisement de chacune avec son autre : voici ce qu’il convient d’appeler

leur entre-circulation, c'est-à-dire l’accroissement mutuel et réciproque de pôles ou modes

énergétiques contradictoires par la confrontation ou la conformité de leur force et de leur

constitution d’ordre. Si chacun de ces modes de la lumière est une énergie, si leur

confrontation ne peut être que leur entre-circulation, la réconciliation circulaire de ces deux

modes est réalisée. Et, par exemple, l’humanité devient scellée de cette double postulation

simultanée qui à la fois lui donne comme vocation solaire de s’élever à la divinité, et qui

reconnaît qu’elle est traversée et hantée par une ombre structurelle, par une morsure et une

brisure intimes31. Il se pourrait plus généralement que cette entre-circulation des modes

luciférien et vespéral, fas et nefas, loin de n’être que la clé de la constitution de l’humanité et

de l’esprit humain, soit celle de la culture en son ensemble, au point d’être la clé du chiffre de

la modernité.

31 Dans cette conclusion, qui découvre l’entre-circularité des modes ou des entités sans pour autant faire droit à une simple et immédiate conciliation des contraires, il faut faire droit à Baudelaire d’abord découvert, mais en la rendant trop dépendante (quoique non exclusivement) d’un sentiment esthétique, cette double postulation simultanée de l’homme ; ce qui fait aussi de Baudelaire un grand lecteur de Pascal. Enfin, il est ouvert un site propre pour la psychanalyse. La théorie freudienne de la castration ou celle lacanienne de la barre du sujet peuvent se compter parmi les élaborations les plus décisives de cette part d’ombre (ou de crépuscule) constitutive des états mentaux.

Anthony Rousset – conférence du 04/02/13 – Lumière du soir, lumière du matin. L’entre-circulation des modes de la lumière

25

Bruno Pinchard me fait remarquer que j’ai omis un texte essentiel de Dante, qui

reprend tout à fait ce passage de la lumière du matin à celle du soir dans l’unité du ciel de

Vénus. Le voici : Dante, Convivio, II, XIII, 13-14 : « Et le ciel de Vénus se peut comparer à la

Rhétorique pour deux propriétés : l’une est la clarté de son aspect, car elle est très douce à

voir par-dessus toute autre étoile ; l’autre est son apparaître tantôt le matin tantôt le soir. Et

ces deux propriétés sont en la Rhétorique ; en effet la Rhétorique est la plus douce parmi

toutes les autres sciences, car c’est à quoi elle met principalement son entente ; et elle

apparaît le matin, quand le rhéteur parle devant le visage de l’auditeur ; elle apparaît le soir,

autrement dit derrière, quand c’est par lettre, à distance de temps, que parle le rhéteur. »32

32 Dante, Œuvres complètes, Paris, Gallimard – pléiade, 1965, page 350 (traduction d’André Pézard).