L'univers des arts de la mémoire

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    Lunivers des arts de la mmoire. Anthropologie dun artefact mental

    par Carlo SEVERI

    | Edi t ions de l'EHESS | Annales. Histoire , SciencesSociales

    2009/2 - 64e anneISSN 0395-2649 | ISBN 9782713222009 | pages 463 497

    Pour citer cet article :

    Severi C., Lunivers des arts de la mmoire. Anthropologie dun artefact mental, Annales. Histoire, SciencesSocia les 2009/2, 64e anne, p. 463-497.

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    L u n i v e r s d e s a r t s d e l a m m o i r e

    Anthropologie dun artefact mental

    Carlo Severi

    Il faut quil existe dans la nature des hommes unelangue mentale, commune toutes les nations [...] cestl le principe des hiroglyphes, avec lesquels toutes lesnations ont parl au temps de leur premire barbarie 1.

    Giambattista Vico, La Scienza Nuova

    Dans la tradition europenne, la question de la naissance de la socit humaine,

    ainsi que celle de sa premire barbarie , a t longtemps associe au mythedune langue universelle qui aurait t commune toute lhumanit. Cette languedes origines, dont lexistence tait postule dun commun accord par tant dau-teurs, a soulev une srie infinie de questions. Quelles taient la morphologie, lagrammaire, la puissance logique de la langue parle par les premiers hommes ?Comment pouvaient-ils en prserver la mmoire sans laide dune criture ?

    Comment pouvaient-ils communiquer, entre eux et avec Dieu ? Giambattista Vicorpond ces questions en formulant ce quon pourrait appeler un mythe anthropo-logique. Nous devons supposer, crit-il, que la premire mmoire de lhumanit at confie aux emblmes et aux figures symboliques, puisque limage constitue

    la langue mentale qui fonde, pour toutes les nations, le principe de tous leshiroglyphes . Ce mythe dune langue figure compose dicnes, qui de PaoloRossi Francis Yates traverse toute lhistoire des arts de la mmoire, a profond-ment influenc les historiens de lcriture qui ont longtemps distingu entre une criture des choses , la fois iconique, incertaine et primitive, et une criturede mots plus tardive et volue. Encore aujourdhui, bien que sous forme impli-cite ou fragmentaire, on peut en percevoir les effets dans la pratique de lanthropo-logie sociale. Ltude des techniques non-occidentales de la mmorisation faiten effet merger des objets non seulement peu tudis, mais aussi difficilement

    1 - Giambattista VICO, Opere, Milan, Mondadori, [1744] 1990, t. 1, p. 503 et 517.

    Annales HSS, mars-avril 2009, n 2, p. 463-493.

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    conceptualisables. Nos catgories habituelles (dessin, symbole, idographie, picto-graphie, smasiographie 2, criture, etc.) sadaptent mal ces graphismes, gnrale-ment classs sous le label un peu vague de supports mnmoniques , et il estsouvent difficile den saisir la nature logique. Prenons lexemple du dbat que

    suscitent, dans le milieu amricaniste, les khipus andins, ces ensembles de corde-lettes marques par diffrents types de nuds qui servaient transmettre desmessages et mmoriser des donnes au sein de ladministration de lempireinca. Un certain nombre de recherches 3 permettent aujourdhui de comprendre demanire nouvelle le maniement technique et lenjeu social de ces mnmotechnies.Ces recherches sont fondes sur le fait que les khipus taient essentiellement desinstruments numriques, dont lusage tait li la matrise de diffrents ensembles(constitus dindividus, de marchandises, doffrandes rituelles, de tributs, ou mmedunits de temps et despace) dans le cadre de ladministration de ltat inca.

    Lusage des khipus est ainsi vu, selon lheureuse formule de Gary Urton, commeune illustration particulirement labore de la vie sociale des nombres . Cepoint est confirm par plusieurs sources anciennes, qui attestent par exemple quele mot quechua khipu signifie aussi bien nud que calcul et que le verbekhipuniassocie faire des nuds et calculer 4. Nous savons toutefois que cetteinterprtation ne sapplique qu une partie des khipus, celle o lon peut constater

    2-Ignace GELB, Pour une thorie de lcriture, Paris, Flammarion, [1952] 1973, p. 282,dfinit la smasiographie comme une forme avant-courrire de lcriture qui tend assurer lintercommunication au moyen de tracs exprimant des significations, mais pas

    ncessairement des lments linguistiques.3 - Marcia ASCHER et Robert ASCHER, Code of the quipu: A study in media, mathematics andculture, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1981 ; Gary URTON et Primitivo NinaLLANOS, The social life of numbers: A Quechua ontology of numbers and philosophy of arithmetic,Austin, University of Texas Press, 1997; Gary URTON, From knots to narratives:Reconstructing the art of historical record keeping in the Andes from Spanish transcrip-tions of Inka khipus, Ethnohistory, 45-3, 1998, p. 409-438; Id., Signs of the Inka khipu:

    Binary coding in the Andean knotted-string records, Austin, University of Texas Press, 2003 ;Jeffrey QUILTER et Gary URTON (dir.), Narrative threads: Accounting and recounting inAndean khipu, Austin, University of Texas Press, 2002; Frank SALOMON, How anAndean writing without words works , Current Anthropology, 42-1, 2001, p. 1-27 ; Id., Patrimonial khipus in a modern Peruvian village: An introduction to the Quipocamayosof Tupicocha, Huarochir , in J. QUILTER et G. URTON (dir.), Narrative threads..., op. cit.,p. 293-319 ; Id., Los Quipocamayos. El antiguo arte del khipu en una comunidad campesinamoderna, Lima, Instituto Francs de Estudios Andinos/Instituto de Estudios Peruanos,2006; Martti PRSSINEN et Jukka KIVIHARJU, Textos Andinos, Madrid, Universidad Complu-tense de Madrid, 2004. On se rfrera aussi aux remarques tout fait clairantes dePierre DLAGE paratre dans le Journal de la Socit des Amricanistes.4 - Diego GONZLEZ HOLGUN, Vocabulario de la lengua general de todo el Per llamadalengua qqichua, o del inca, Lima, Universidad Nacional Mayor de San Marcos, [1608]1989, p. 309; GARCILASO DE LA VEGA, Comentarios relas de los incas, d. par A. Rosenblat,Buenos Aires, Emec Editores, [1609] 1943, t. I, liv. 6, chap. 7-9 ; Tom CUMMINS, Los Quilkakamayoc y los dibujos de Guamn Poma in C. ARELLANO HOFFMANN,

    P. SCHMIDT et X. NOGUEZ (dir.), Libros y escrituras de tradicion indigena: Ensayos sobrelos cdices prehispnicos y coloniales de Mxico, Mexico, El Colegio Mexiquense, 2002,p. 185-217.4 6 4

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    des rapports rguliers dordre numrique entre des segments de cordelettes ou desensembles de cordelettes.

    Dans ce cadre, lusage de sries, voire de sries de sries de cordelettes,permet denregistrer et de mmoriser de faon rigoureuse des ensembles quantita-

    tifs importants (sur une base dcimale) et un petit nombre de catgories qualitativesmarques, par exemple, par la couleur, le mode de pliage des nuds ou la directiondes cordelettes. G. Urton a constat quil existe un nombre significatif ( peu prsun tiers sur un nombre quon value de cinq six cents) des khipus conservs dansnos muses qui ne possdent pas une telle rgularit et dont lusage ne peut treassoci au calcul. Un certain nombre de sources historiques, notamment la NouvelleChroniquede Felipe Guamn Poma 5, attestent que ces khipus servaient mmoriserdes textes comprenant des noms de personnes et de noms de lieux 6, mais il resteparticulirement difficile de comprendre comment fonctionnait cette technique

    de mmorisation. Comment concevoir une technique mnmonique qui, bien quemanifestement oriente par les mmes oprations mentales (la mise en place desries ordonnes), peut remplir des fonctions aussi diffrentes que le calcul etla mmorisation dun texte ? Le dbat sur ce point semble aujourdhui aussi vifquincertain, les positions des uns et des autres se bornant le plus souvent cher-cher savoir si les khipus sont une vraie criture ou seulement une mnmo-technie . Rappelons que, par ce terme, pratiquement tous ces auteurs dsignentun moyen arbitraire et individuel de mmoriser [qui] ne suivrait aucune rglestandard 7 . G. Urton est sans doute lauteur qui illustre de la manire la plusclaire cette opposition, universellement admise dans ce domaine dtudes, entre

    le concept d criture et celui de mnmotechnie . Pour montrer que lon nepeut pas rduire lusage des khipus une simple technique mnmonique , il apropos de distinguer entre diffrents types de khipus, les uns dusage populaireet de caractre mnmotechnique, les autres, nettement plus codifis, au servicede ladministration de ltat inca. Plus tard, il a dfendu, contre des spcialistescomme Marcia et Robert Ascher ou Martti Prssinen, lide que tous les khipusdrivent dune vritable criture pr-hispanique. En soulignant la capacit de cer-tains khipus noter des verbes ou des phrases 8, G. Urton parle du haut niveaudinformation syntaxique et smantique dont les signifiants des khipus taientporteurs, et dclare notamment que le systme de codage des khipus tait bienplus proche dune forme dcriture que ce que lon a pu croire 9. Ces remarquesconduisent lethnologue amricain une troisime hypothse : les khipus auraient

    5-Felipe GUAMN POMA DE AYALA, El primer nueva coronica y buen gobierno, d. parJ. Murra et R. Adorno, Mexico, Siglo Veintiuno, [1615] 1980, p. 199, mais voir aussi lestextes runis par M. PRSSINEN et J. KIVIHARJU, Textos Andinos, op. cit.6-John V.MURRA, Nos hazen mucha ventaja: The early European perception ofAndean achievment, in K. ANDRIEN et R. ADORNO (dir.), Transatlantic encounters: Euro-

    pean and Andean in the sixteenth century, Berkeley, University of California Press, 1991,p. 73-89.

    7 - T. CUMMINS, Los Quilkakamayoc..., art cit., p. 55.8 - G. URTON, From knots... , art. cit., p. 427.9 -Ibid. 4 6 5

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    t rduits ltat de simples mnmotechnies par les violentes transformations que lesystme aurait subies au dbut de lpoque coloniale. Ces transformations, virtuel-lement accomplies, selon lui, avant la fin des annes 1590, auraient conduit llimination de constructions pleinement grammaticales du type sujet/objet/

    verbe , qui furent remplaces par des reprsentations rduites (attenuated) et nonnarratives, composes principalement de noms et de nombres .

    Le mode dexistence de cette criture prcoloniale, toutefois au-del delhypothtique capacit de transcription de certains lments du langage queG. Urton lui attribue par hypothse : les formes et les temps de certains verbes,ainsi que certains classificateurs pistmiques 10 reste difficile imaginer. Onpourrait rappeler que toute vritable criture , par exemple dans la dfinitionquen donne John DeFrancis 11, construit travers lusage dun nombre fini designes une reprsentation complte dune langue telle quelle est parle. Par cons-

    quent, une criture digne de ce nom couvre lensemble des mots dune langue,un but qui semble difficilement atteignable par un systme de notation commecelui des khipus. Aussi remarquera-t-on avec Tom Cummins que les khipus, qui orga-nisent en ensembles ordonns les contenus les plus varis, donnent une imagede la mmoire, beaucoup plus quune reprsentation de ce qui est prserver 12 ,quil sagisse de mmoriser des images ou des mots. En dautres termes, les corde-lettes des khipus, disposes selon une srie de successions darbres logiques,donnent voir un processus de pense et presque rien de ses contenus ventuels.Comment donc imaginer, dans ces conditions, un passage cohrent de la mmorisa-tion de sries arithmtiques celle de narrations historiques ? La question de savoir

    quelle unit conceptuelle peut sous-tendre ces usages mnmoniques si diffrents(et par consquent la question de la nature logique des khipus : criture, symbolemathmatique ou simple aide-mmoire ?) reste aujourdhui sans rponse pour lesdfenseurs comme pour les adversaires de toutes ces hypothses.

    Nous ne doutons pas que lexamen des documents existants permettrabientt aux spcialistes de ces questions de sortir de cette impasse. Relevonsnanmoins un point de ce dbat, dordre thorique et gnral : lopposition, sansdoute inspire par les vieux travaux dIgnace Gelb, qui sopre ici entre techniquesmnmoniques et criture est conceptuellement trs fragile. Pour I. Gelb commepour les auteurs que nous avons cits, le choix entre lune ou lautre voie celledes supports mnmotechniques et celle de lcriture phontique sembleinvitable. Lauteur du fameux Study of writingest formel : ou bien on pratique lesimple exercice de la mmoire orale et lon obtient des traditions fragiles et incer-taines, ou bien on invente de vritables techniques de transcription du langage etlon ouvre la voie lcriture. En fait, la ralit de bien des cultures amrindienneschappe cette opposition : lexercice de la mmoire et lusage de signes graphiquesne sont pas dissocis au sein de ces traditions, qui ont invent, prcisment, des arts

    10 -Ibid., p. 428.

    11-John DEFRANCIS, Visible speech: The diverse oneness of writing systems, Honolulu, Uni-versity of Hawaii Press, 1989.12 - T. CUMMINS, Los Quilkakamayoc... , art. cit.4 6 6

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    de la mmoire qui ne concident ni avec des critures ni avec des mnmotechniesindividuelles. Nous reprendrons plus tard lensemble de ces questions. Notonspour linstant que dautres graphismes indignes amrindiens ont suscit cettesensation dhtrognit et dapparente contradiction entre les traits qui les dfi-

    nissent. On pensera avant tout aux pratiques pictographiques, o lon voit se ra-liser, du point de vue des smiotiques occidentales, une rencontre impossible du dessin et du signe. propos de ces systmes, quil sagisse du Nord, du Centreou du Sud des Amriques, les historiens de lcriture ont longtemps hsit, enmultipliant dfinitions contradictoires et dngations. la seule exception de DiegoValads qui, dj au XVe sicle, parlait dimages de mmoire (en toute connaissancede cause), toute une srie dauteurs a rduit la comprhension des pictographies une confrontation avec lcriture alphabtique. La trs longue liste de ces auteurspourrait commencer avec Michele Mercati qui, en 1598, imaginait des hiro-

    glyphes des Indes analogues ceux des gyptiens, et se conclure avec la dfini-tion des pictogrammes amrindiens en tant que rudimentary means transcribingbasic ideas que lon doit Walter Hoffman et Garrick Mallery 13, en passant partoutes sortes de palographies mystrieuses imagines pendant des sicles, maisrarement dcrites, par maints chroniqueurs et gographes, amricains et europens.

    Par certains aspects, la discussion actuelle sur les khipus fait cho ces dbatsanciens. Je vais essayer de montrer que nous ne pourrons comprendre la naturelogique de ces mnmotechnies quen passant de linterrogation, typique de lhistoiredes critures et invitablement ethnocentrique, que soulve la comparaison entrecriture et khipus, un tout autre ordre de questions qui relvent de lanthropologie

    comparative. Nous ne chercherons donc pas savoir si pictographies ou khipussont de vritables critures ou seulement des mnmotechnies. Nous nousdemanderons plutt si khipus et pictographies, en tant quensembles graphiquesorganiss usage mnmonique, possdent mme si lon choisit de partir de casapparemment loigns des traits formels en commun (et donc impliquent desoprations mentales comparables) et si lon peut tablir des diffrences pertinentesentre ces deux techniques de mmorisation. On cherchera donc dterminer sices deux systmes de codage mnmonique sont comparables indpendamment detoute rfrence lcriture. En tudiant les oprations mentales quils impliquent,nous chercherons ainsi tablir sils appartiennent un mme univers conceptuel, une langue mentale pour reprendre lide de Vico qui caractriserait les artsamrindiens de la mmoire. On verra que, si lon suit cette voie, les khipus et lespictographies cessent de nous sembler hybrides ou imprcis et que nous pourronsmieux en comprendre la nature et les fonctions en tant quartefacts mentaux. Cesanalyses, quil faudra mener sur quelques cas ethnographiques ncessairement

    13 - Walter J. HOFFMAN, The graphic art of the Eskimos: Based upon the collections in the National Museum, New York, AMS Press, [1891] 1975 ; Id., The Midewiwi, or grandmedecine society of the Ojibwa, Washington, Bureau of American Ethnology, seventh

    annual report, 1891; Id., Comparison between Eskimo and other pictographs of the AmericanIndians, Washington, Bureau of American Ethnology, 1898 ; Garrick MALLERY, Picturewritings of the American Indians, New York, Dover Publications, [1893] 1972. 4 6 7

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    dcrits grands traits, nous conduiront ensuite esquisser les lments logiquesqui dfinissent, en premier lieu dans laire amrindienne, lunivers de ces arts dela mmoire. Dans ce contexte, o il sagira desquisser un horizon de recherche(et non denfermer dans un schma rducteur limmense diversit des cultures

    amrindiennes), le mot univers ne sappliquera donc pas seulement au sens gogra-phique, mais aussi au sens logique en tant qu ensemble dlments et dopra-tions mentales impliqus par lusage de ces techniques de la mmorisation.

    Arts de la mmoire amrindiens : un exemple

    Nous avons dj remarqu que nos catgories smiotiques traditionnelles (dessin,pictographie, idographie...) sappliquent mal aux techniques non occidentales de

    la mmorisation. Ces notions ne permettent gure de dcrire de manire cohrenteles modes de fonctionnement de ces graphismes. Au lieu de chercher catgorisera priorides ensembles graphiques mal connus, il vaut donc mieux commencer parltude empirique de traditions iconographiques utilises des fins mnmoniques,pour analyser ensuite les oprations mentales quelles mobilisent. Considrons uncas qui peut paratre relativement simple au premier abord : les vanneries des Yekwana,un groupe de langue carib habitant aujourdhui la rgion du Haut-Ornoque, entreVenezuela et Brsil (bien que probablement originaire de lAmazonie mridionale).Les travaux dun certain nombre dethnologues, et notamment ceux de Marc deCivrieux 14, nous ont permis dacqurir une connaissance relativement dtaille

    de la mythologie de ces chasseurs et agriculteurs amazoniens. Il sagit dun longcycle dhistoires, relatant les pisodes sanglants dun conflit qui, aux yeux desIndiens, rgit tout lunivers. Ce conflit oppose Wanadi, personnage positif associau soleil et qui prside notamment la culture des humains (techniques dagri-culture, de pche, de chasse, de fabrication dartefacts, etc.), son frre jumeauOdosha qui incarne le mal, les malheurs, les maladies et la mort. Ce conflit cos-mique ne reprsente pas, pour les Yekwana, un simple schma dexplication delorigine de lunivers. Bien quentame lorigine des temps, la lutte entre cesdeux frres ennemis na jamais cess : elle marque la vie quotidienne des hommes,en entranant souvent des consquences tragiques. Cette rupture dquilibre tient une dissymtrie originaire entre le bien et le mal, et entre lexistence des humainset celle de leurs ennemis potentiels, animaux ou vgtaux. Pour les Yekwana, lemal prvaut toujours sur le bien. Cest pour cela que Wanadi, leur alli, habite dansune rgion loigne du ciel et entretient peu de relations avec le monde dici-bas.Son jumeau Odosha, entour de ses dmons (souvent reprsents par des matres invisibles des animaux et des plantes), est, lui, constamment prsent, proche etmenaant. Ceci explique aussi quOdosha puisse tre reprsent par une longuesrie dtres malfiques : singes hurleurs, serpents, jaguars ou trangers cannibales,

    14-Marc DE CIVRIEUX, Watunna. Mtologia Makiritare, Caracas, Monte vila Editores,1970.4 6 8

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    alors que Wanadi, rfugi dans son ciel, est seul dfendre les Indiens. En effet,chaque acte li la pche, la chasse ou la culture des plantes saccomplit, pourles Yekwana, contre la volont dune foule de matres invisibles qui sont censspossder les animaux et les plantes. Cet univers peupl dennemis potentiels,

    toujours menaants, est celui dOdosha et de ses dmons. Chaque acte ncessaire la vie des humains suscite donc une vengeance qui, bien que constammentconjure par des chants spcifiques, est toujours attendue. ce principe de dissy-mtrie entre le bien et le mal sajoute lide dun processus de transformationconstant de lun dans lautre : toute acquisition culturelle (quil sagisse darmes,de vanneries, dornements ou de peintures corporelles) est pour les Yekwana lersultat dune transformation du mal ou des tres qui en dpendent. Do lidedune constante ambigut qui frappe tous les tres de lunivers : tout ce qui estutile et bnfique (y compris les paniers en vannerie que les hommes dcorent en

    prparation de leur mariage) inclut une part transforme dun tre malfique.Nous ne pouvons naturellement pas entrer dans les dtails de cette mytho-logie. Relevons toutefois un point, qui concerne le type diconographie qui lui estassocie. Lorsque Marc de Civrieux publia pour la premire fois une collection demythes yekwana, il demanda certains de ses interlocuteurs dillustrer les histoiresde Wanadi et dOdosha. Il obtint ainsi, de la main de plusieurs Indiens, de nom-breux dessins (fig. 1). Tracs dun trait incertain, ces figurines humaines, ces huttes,ces arbres grossirement esquisss illustraient parfaitement lide quon avait alorsdu pictogramme amrindien. Il sagissait, sans aucun doute, selon la dfinitiondonne jadis par W. Hoffman propos des Inuits, de rudimentary means to

    represent basic ideas15

    .Nous devons aux recherches dtailles et approfondies de David Guss, quia effectu de longs sjours de terrain auprs des Yekwana entre 1976 et 1984, unedouble dcouverte. Dune part, cet anthropologue amricain constatait, son grandtonnement, que nulle part la mythologie tait formellement raconte dans lasocit yekwana. Aucune de ces situations dnonciation que le recueil des mythesde M. de Civrieux laissait imaginer, o lon aurait vu des groupes de jeunesattentifs couter les vieux raconter les pisodes saisissants ou pittoresques dunedes plus riches mythologies de lAmazonie 16 , ne se prsentait lui. Bien quepartout prsente dans la conversation quotidienne, lnonciation de la mythologieassumait toujours une forme fragmentaire, allusive, pisodique. La tche quilstait fixe, de reconstruire en langue originelle, partir de ces milliers de bribes,le corpus de ces histoires aurait sans doute pris, notait encore D. Guss, plusieursannes. Seuls existaient, dans la socit yekwana, deux contextes dlaborationtraditionnelle de ces histoires : des dessins dcorant des paniers en vannerie et deschants eux-mmes, souligne D. Guss, bien souvent constitus presque exclusi-vement de listes de noms desprits 17 . La transmission de la mythologie, qui se

    15 - W. J. HOFFMAN, The graphic art of the Eskimos..., op. cit.

    16 - David M. GUSS, To weave and sing: Art, symbol, and narrative in the South Americanrainforest, Berkeley, University of California Press, 1989, p. 1.17 -Ibid., p. 36. 4 6 9

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    Figure 1. Des pictogrammes yekwana illustrant les rcits mythologiques rcolts par Marc de Civrieux

    (MarcDE CIVRIEUX, Watunna. Mtologia Makiritare, Caracas, Monte vila Editores, 1970).

    faisait essentiellement pendant le tressage des vanneries, impliquait donc bienplus que la forme narrative (que M. de Civrieux, sans doute sans le vouloir, laissaitimaginer son lecteur), dune part llaboration dune iconographie et dautre partlnonciation de listes de noms propres dans des conditions spcifiques. Lappa-rence narrative du recueil mythologique de M. de Civrieux rsultait donc de deuxoprations radicalement trangres la tradition yekwana : une reconstructiona posteriori sous forme de squences dpisodes allant de lorigine des tempsau prsent dune mythologie qui navait nullement la forme dun corpus organis,et lannexion des fins dillustration de dessins pictographiques faussement indignes . D. Guss dcouvrait que cette double opration avait donc complte-ment altr la forme dexercice de ce savoir. Tout en restituant certains contenus dela mythologie, M. de Civrieux en trahissait la mmoire en occultant les techniquesdexercice de la tradition yekwana.

    Ces constats dethnographe avaient des consquences qui concernaientnotamment liconographie. Aprs avoir longuement appris la technique indignede la vannerie, le jeune ethnologue amricain pouvait confirmer que les Yekwanapossdaient bien une tradition graphique associe certains aspects de leur mytho-

    logie. Mais il constatait aussi quelle tait radicalement diffrente des illustrationsdu recueil publi par M. de Civrieux. Les formes traditionnelles ne devaient rien limagination individuelle. Fondes sur la technique du tressage de la vannerie,4 7 0

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    elles avaient plutt une apparence rgulire, abstraite et gomtrique. Le nombrede thmes graphiques reconnus comme faisant partie de la tradition tait dailleursrelativement limit. Au terme de son enqute, D. Guss relevait une trentainede thmes distincts et bien identifis. On ne trouvait donc pas, dans la tradition

    yekwana, de figurines grossires, humaines ou animales. Pas de huttes chancelantesou dhorizons mal tracs. Mais ces diffrences ne se limitaient pas la forme.Liconographie que D. Guss dcouvrait possdait aussi un champ dapplicationtout fait spcifique. Aucune action, aucun pisode du cycle mythique ny taitreprsent : seuls les noms de certains personnages taient traduits en image.Sur les vanneries apparaissaient donc des reprsentations dapparence gom-trique, abstraites ou faiblement iconiques, figurant un nombre fini de personnagesbien identifis dans la mythologie, tels que Crapaud, Serpent, Vautour ou Chauve-souris (fig. 2).

    2A 2B

    Figure 2. Crapaud (A) et Chauve-souris (B) selon liconographie traditionnelle yekwana (David M. GUSS,To weave and to sing. Art, symbol, and narrative in the South American rainforest, Berkeley, CaliforniaUniversity Press, 1989).

    Un des aspects les plus surprenants des observations de D. Guss est doncque les pictogrammes yekwana, comme les chants adresss aux matres dugibier et des plantes cultives, nenregistrent que la mmoire des noms propres.Sappuyant sur plusieurs exemples, il montre bien que ces listes de noms (topo-nymes et anthroponymes) constituent les vritables foyers de mmoiredes narrationsmythiques yekwana. Cest en effet par les toponymes quon peut, dans cette tradi-tion, indiquer les poques successives de la mythologie, et cest par les nomsdes personnages quon peut mmoriser leurs histoires. On comprend donc que la

    mmoire visuelle de la mythologie repose sur une iconographie spcifique, quirestitue une sorte de catalogue fini et bien identifi de ces noms propres.Comment dcrire, dans ces conditions, le mode de fonctionnement de cette 4 7 1

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    mmoire visuelle ? Une analyse des schmas graphiques typiques de cette icono-graphie montre quau lieu de tenter de reprsenter tel ou tel pisode dans unespace plus ou moins raliste (comme, selon toute vraisemblance, essayaientde le faire les illustrations que M. de Civrieux avait annexes son recueil de

    textes), les pictogrammes yekwana refltent un niveau plus profond dorganisationdu savoir mythologique. Comme nous lavons vu, les deux grands motifs de cettemythologie sont lopposition constitutive entre deux grands groupes de person-nages et lide quun processus de transformation continuelle les affecte tous. Cesmtamorphoses ont deux modalits. Dune part, on peut avoir la notion dunecrature multiple qui (comme Odosha) prend la forme de toute une sriedautres tres. Dautre part, ce processus de mtamorphose incessante (o lidedu bien rsulte ncessairement dun processus de domestication du mal) peutconduire investir une mme crature dune ambigut constitutive, qui en fait

    simultanment une instance positive et ngative. Or, liconographie yekwanapermet de traduire en termes visuels, avec conomie de moyens et prcision, cesdeux principes dorganisation du monde mythique. En fait, les thmes visuels quitraduisent les noms des esprits drivent tous dun mme thme graphique, unesorte de T invers qui reprsente Odosha (fig. 3A).

    3A 3B

    Figure 3. Les thmes visuels yekwana drivent du mme thme graphique, la reprsentation dOdosha (A).La reprsentation B reprsente alternativement Odosha ou Awidi le serpent, selon que lon se concentre surla forme ou sur le fond de limage (David M. GUSS, To weave and to sing. Art, symbol, and narrative inthe South American rainforest, Berkeley, California University Press, 1989).

    Il est facile de voir quau moyen de quelques transformations gomtriquessimples, toute la srie des autres personnages de la mythologie est engendre partir de ce premier thme graphique. En fait, ces graphismes traduisent la foisla multiplicit danimaux diffrents (singe, serpent ou crapaud) et leur unit entant que formes drives dun mme tre originaire. Les diffrents personnagessont ainsi construits partir dune seule forme de base, dans un systme qui permetde reprsenter non seulement des personnages bien identifis, mais aussi leursrelations possibles. Ces relations entre figures (danalogie, dinclusion ou de trans-

    formation) indiquent une organisation interne, propre un systme de reprsenta-tions, qui se fonde videmment sur un critre unitaire. Mais il y a plus. La tech-nique visuelle que nous venons de dcrire implique aussi un jeu de forme et de4 7 2

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    fond qui permet de reprsenter la fois un tre spcifique et une de ses mtamor-phoses possibles. Cette possibilit dune double reprsentation (ou dune reprsen-tation en forme dtre potentiellement double) concerne plusieurs personnages dela mythologie : les singes, les chauves-souris ou les crapauds. Lexemple le plus

    frappant est sans doute celui de la reprsentation dite Woroto sakedi, qui reprsentealternativement, selon quon focalise lattention sur la forme ou sur le fond delimage, Odosha ou Awidi qui est une de ses transformations sous forme de serpent.En fait, comme la bien vu D. Guss, le vrai sujet des graphismes yekwana nestpas tel ou tel personnage, mais la relation dynamique en forme de transformationlatente entre les deux images de lun dans lautre 18 (fig. 3B). Nous trouvons doncdans une srie iconographique apparemment simple une organisation de lespacevisuel de lensemble des pictogrammes qui se dploie par complexit croissante, partir dune forme lmentaire, partout prsente et partout transforme. Au sein

    de cet espace, tout tre (y compris Wanadi lui-mme!) rsulte de la formedOdosha. Des ajouts, des variantes, des rapports dinclusion, de rptition etdinversion stablissent entre ces formes et en manifestent ainsi lunit profonde.Par cette technique, lunivers de la mythologie se traduit en termes visuels, enmme temps quune mmoire iconique des noms des personnages se ralise.

    Cette tradition montre bien quel peut tre le rle dune iconographie au seindune tradition dite orale . En fait, entre les deux ples opposs de lusage exclusifde loral et de lcrit, il existe un grand nombre de situations o ni lusage exclusif dela parole nonce, ni celui du signe crit ne dominent. Lorsquon se donne lapeine de reconstruire les voies de la transmission des connaissances, on dcouvre

    plutt, comme dans les vanneries que nous avons tudies ici, une articulationspcifique opre des fins mnmoniques, entre, dune part, un certain typedimages (strotypes selon un schma visuel dominant, et bien souvent ennombre rduit, ou en tout cas fini) et, dautre part, certaines catgories de motsde la langue, et notamment des ensemble organiss de noms propres. Nos habi-tudes nous portent facilement supposer que, les mots et les images tant partoutprsents dans la vie dune socit, toute reprsentation visuelle, toute propositionpeut y faire mmoire. Or, la recherche de terrain montre au contraire que la nais-sance dune tradition iconographique implique avant tout la formation dun universde discours propre la reprsentation visuelle. Dans une culture comme celle desYekwana comme dans dautres cultures dites orales , tout ne se reprsente paspar limage : il existe un domaine du reprsentable (ici, la mythologie) auquelliconographie sapplique de manire presque exclusive. lintrieur de cet univers,plusieurs niveaux de relations, de plus en plus spcifiques, stablissent entre ledomaine de la langue (et notamment des lexiques spciaux, anthroponymes outoponymes) et celui de la reprsentation iconique.

    Lanalyse de plusieurs cas ethnographiques nous a montr que la mise enplace de cet univers du reprsentable suppose trois oprations constitutives de toutart de la mmoire amrindien. Une slection des mots reprsenter, la construction

    18 -Ibid., p. 106 et 121-124. 4 7 3

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    dune saillance visuelle et ltablissement dun espace ordonn, qui prend ici laforme dune succession de transformations dune forme gomtrique de base oapparaissent, chacun dans sa spcificit, des thmes visuels. Ces oprations se lientensuite des formes de lnonciation du savoir traditionnel, ici reprsentes par

    les chants. Un pictogramme yekwana nillustre donc pas, la faon dun dessin,une histoire. Son apparence na rien de raliste et les lments graphiquesqui le constituent peuvent dsigner des relations (dinversion, de prolongement,dinclusion, danalogie, etc.) entre des tres mythiques diffrents, par la seulevoie iconographique. Bref, en tant que graphisme, le pictogramme suppose uneiconographie cohrente etun savoir dfini. Loin de se rduire un lment gra-phique tour tour invent par un individu, un pictogramme est concevoircomme la marque dune relation entre un ensemble de connaissances (les oprationsmentales que cet ensemble suppose) et une trace graphique oriente par une

    tradition iconographique.

    Pictographie et mmoire : un modle

    partir de ces premires remarques, que nous avons intentionnellement centressur un exemple apparemment simple, on peut montrer que la pictographie amrin-dienne peut se dvelopper suivant deux axes parallles. On aura dune part la miseen place dune iconographie (de ses thmes comme de son style graphique), quipeut devenir de plus en plus prcise et raffine, et dautre part lorganisation, selon

    des critres taxonomiques prcis, des connaissances susceptibles dtre reprsentespar des sries de pictogrammes. Sans revenir sur les dtails des analyses que nousavons proposes ailleurs 19, considrons ici seulement lexemple de la reprsenta-tion pictographique du nom propre. Lensemble de connaissances que nous avonsvu, dans le cas yekwana, assumer la forme lmentaire dune simple liste de nomsde personnages mythiques (Jaguar, Crapaud ou Singe) peut en effet sorganiser demanire plus prcise, suivant des axes darticulation de complexit croissante. La tra-dition pictographique kuna (une des plus dveloppes du continent amrindien) lemontre de manire trs claire. On y trouvera des listes de noms propres, reprsen-tes par des pictogrammes, associes des formules narratives, qui restent formu-les oralement. On trouvera par exemple, comme dans le chant du Dmon 20, desnoms de villages dcrits de manire graphique constante, accompagns de formulestelles que:

    L-bas, au loin, l o se lve le cano du soleil, le village... apparat.

    Ou, comme dans le chant du Cristal de roche, des noms desprits accompagnspar des formules telles que :

    19-Carlo SEVERI, Le principe de la chimre. Une anthropologie de la mmoire, Paris, d. RuedUlm/Muse du quai Branly, 2007, p. 91-198.20 -Ibid., p. 169-179.4 7 4

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    lembouchure des fleuves, esprits du..., le premier Dieu a pos votre demeure.

    Dans dautres cas, on trouvera une organisation encore plus complexe, composede groupes de noms desprits inclus dans un groupe de noms de villages. Le chemin des villages desprits , qui constitue la troisime partie du chant duDmon, est par exemple marqu par des noms de villages (tels que village desDanses, village des Transformations, ou village du Retour ) o habitent plusieurssortes desprits animaux : cervids, oiseaux, prdateurs, etc. Il sera par consquentcompos dune succession dembotements logiques de groupes de noms propres,chacun accompagn par sa formule verbale (fig. 4).

    Figure 4. Embotement logique de listes de noms propres dans le Chant Kuna du Dmon.

    Dans dautres cas, ce jeu dinclusion de sries au sein dautres sries pourra

    tre remplac par un jeu dalternance de sries ou de petits groupes de sries denoms propres. Cest ainsi que ce qui apparat sur la planche dessine commeune simple succession de pictogrammes suppose un ensemble doprations dedchiffrage relativement complexes 21.

    Ailleurs, comme dans la pictographie des Indiens des Plaines, mais aussi dansbien des exemples pictographiques nahuatl ou maya, le pictogramme du nompropre, auquel on associera comme chez les Kuna une formule verbale, sinsreaussi lintrieur dun schma figuratif stable. Un bon exemple en est fourni parles autobiographies picturales dIndiens des Plaines o, la figure du cavalierparti la chasse ou la guerre, on associe le pictogramme qui reprsente son nom.

    21 -Ibid., p. 166-176. 4 7 5

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    Dans ces cas, dont on a un exemple la figure 5, le pictogramme du nom Arcdcor de plumes va sinsrer au sein dune formule verbale prtablie. Onpourra donc ainsi transcrire la figure : Le cavalier visage dcouvert, dont le nomest Arc dcor de plumes, est parti lattaque 22.

    Bref, au-del des variations qui peuvent caractriser telle ou telle traditionlocale, un certain nombre de principes orientent toujours lexercice de la picto-graphie dans les cultures amrindiennes. Un thme narratif (voyage, dialogue entreesprits, expdition de guerre ou compte rendu de chasse...) sexprime dans un genrede la tradition orale (chant ou rcit), tout dabord travers limposition dun ordredes mots qui suit pratiquement toujours la structure parallle. Cet ordre transformeune squence narrative en une alternance de formules constantes rptes et devariations alignes les unes aprs les autres, bien souvent sous forme de listesde noms propres. lintrieur de ce bloc de mots organiss sous une forme mnmo-

    nique, limage pictographique a pour fonction dattribuer de la saillance mn-monique aux variations dun texte ainsi organis. De cette manire, suivant unprocd que nous avons appel principe de transcription de la variation en image, lepictogramme rend possible la mmorisation efficace de textes longs et labors.La mmoire sociale de bien des traditions amrindiennes nest donc fonde ni surune pratique analogue lcriture alphabtique, ni sur une tradition vaguementdfinie comme orale . Cette pratique se fonde plutt sur une mnmotechniquefigure, dont lessentiel est identifier dans la relation qui stablit entre uneiconographie relativement stable et un usage rigoureusement structur de la parolerituelle. La pictographie amrindienne nest donc pas une forme annonciatrice et

    inaccomplie de lcriture alphabtique. Elle implique, au contraire, un art de lammoire particulirement souple et sophistiqu, dou dun style graphique coh-rent et socialis. Rappelons aussi que toute iconographie pictographique est, dupoint de vue graphique,

    1. conventionnelle: chaque auteur suit un rpertoire de thmes graphiquesconventionnel et reconnaissable ;

    2. ferme: dans lunivers de discours que la pictographie est en mesure dedcrire, on dessine seulement un certain nombre de situations ou de symbolesprdfinis ;

    3. slective: celui qui dessine des pictographies utilise des conventions gra-phiques simples que les spcialistes appellent conventional shorthands, pour suggrerdes images complexes. Lusage de ces schmas graphiques fait que le dessin slec-tionne, lintrieur de limage relle, un nombre limit de traits ;

    4. redondante: liconographie pictographique ajoute toujours des dtails parrapport la description linguistique de la scne ou de lpisode dcrit dans les dessins ;

    5. squentielle: partir de cas simples dans lesquels lorganisation des gra-phismes peut ne suivre quun principe de transformation gomtrique, les picto-graphies peuvent voluer vers des situations o lordre des images suit un ordrelinaire spcifique et rigoureux (par exemple en boustrophdon comme chez les

    Kuna, ou en spirale comme chez les Ojibwa).22 -Ibid., p. 128-131.4 7 6

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    Les exemples que nous avons rappels nous permettent desquisser unpremier ensemble doprations mentales impliques par lusage des pictographies.Un premier constat simpose : aucune de ces techniques de la mmorisation nesemble tre arbitraire (G. Urton) ou fonde sur le seul usage individuel de la

    mmoire (T. Cummins). En Amrique comme ailleurs 23, tout art de la mmoireest fond sur limposition dun ordre un ensemble de connaissances partages(ensemble que nous proposons dappeler tradition) et sur un effet de saillancequi permet de distinguer toute connaissance individuelle dune autre. Ces deuxoprations rendent possibles ce que nous avons appel ailleurs des relations mnmo-niques. la diffrence des relations smiotiques, celles-ci ne stablissent nulle-ment entre un signe et son rfrent dans le monde, comme dans une criture. Ilsagit plutt dun ensemble dinfrences visuelles, fondes sur le dchiffrementdimages complexes, qui tablissent une relation entre une mmoire des images

    et une mmoire des mots. Lefficacit des pratiques lies la mmorisation destraditions iconographiques nest donc pas due la tentative plus ou moins russiedimiter la voie de la rfrence propre lcriture, mais la relation quelles ta-blissent entre diffrents niveaux dlaboration mnmonique. Nous pouvons donctirer une premire conclusion : toute technique graphique de mmorisation supposeune organisation modulairedes connaissances reprsenter. Linsertion de la repr-sentation graphique du nom propre au sein de configurations de complexit crois-sante (nom propre + squence narrative, en rapport dinclusion ou dalternance,etc.) nous en a offert un bon exemple.

    Mais poursuivons notre analyse. Les deux premires oprations mentales

    dordre et de saillance, qui se ralisent au niveau iconographique, impliquent deuxprincipes de niveau plus abstrait qui nous permettront de repenser aussi, en termesnouveaux, la relation entre pictogramme et signe crit. Il est en effet utile decontraster, dun point de vue logique, les traits qui dfinissent une criture et ceuxqui constituent, en tant que tel, un art de la mmoire quel que soit son degr decomplexit. Considrons deux proprits logiques qui permettent de caractrisernimporte quelensemble de symboles : la puissance et lexpressivit. La puissancedun systme est dfinie par sa capacit dattribuer des prdicats, ventuellementtrs simples, un nombre lev dobjets. Lexpressivit, elle, permet au systmede dcrire un nombre limit dobjets en leur attribuant un grand nombre de prdi-cats. En ce sens, on dira que la description trs dtaille dune personne fourniepar une seule image, par exemple un portrait, est trs expressive et peu puissante.Lnonc tous les hommes sont mortels est au contraire dou dune grandepuissance logique, tout en tant trs peu expressif. Une fois ces prmisses poses,on remarquera que dans toute criture transcrivant les sons dune langue, parexemple lcriture alphabtique que nous utilisons couramment, lexpressivit etla puissance de la langue concident avec celle de lcriture. Cest ces conditionsque, selon la formule de Ferdinand de Saussure, lcriture disparat dans lalangue . Or, un art de la mmoire est un systme de symboles qui, tout en tant

    23 -Ibid. Nous renvoyons ici nos analyses dun ensemble de techniques de mmorisa-tion ocaniennes. 4 7 7

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    trs loign de larbitre individuel, est caractris par le fait que son expressivit etsa puissance logique ne concident jamais avec celles de la langue. La structuredun art de la mmoire, en tant quartefact mental, est donc constitue par ltablis-sement dune relation entre les instruments de la saillance (qui confrent au

    systme son expressivit) et les modalits de ltablissement dun ordre (quiconfrent au systme sa puissance logique). On remarquera aussi que ces deuxprincipes ont avant tout une fonction mentale : lordre quorganisent les dessins(et leurs relations) en squence possde une fonction vidente pour la codificationmnmonique. La saillance confre aux images, elle, joue un rle irremplaabledans les processus lis lvocation. Tout art de la mmoire est donc dfini par troisordres de relations : de type mnmonique (codification/vocation), iconographique(ordre/saillance) et logique (puissance/expressivit).

    Pour analyser une tradition iconographique lie lexercice dun art de la

    mmoire, il faudra par consquent toujours valuer quelle relation sy tablit entrecodification et vocation, ordre et saillance, puissance et expressivit. Dans cetteperspective, le cas des vanneries yekwana pourrait donc se dcrire comme uneiconographie mnmonique o un rpertoire relativement limit de thmes gra-phiques, faiblement organiss selon le principe de drivation de tous les thmes(singes, jaguar, anaconda) dune seule forme de base (Odosha), confre au systmeune expressivit et un ordre relativement limits (fig. 6).

    Figure 6. Ordre et saillance dans la pictographie yekwana.

    Rappelons que nous parlons bien ici doprations mentales et de relations

    entre iconographie et langage. Pour comparer diffrents arts de la mmoire, il seradonc inutile dexaminer lapparence, les supports ou les matriaux utiliss pourcomposer les graphismes. Seul comptera pour nous le type de relation qui stablit4 7 8

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    entre saillance et ordre dune part, et expressivit et puissance de lautre. Ajoutons cette premire dfinition un dernier point, qui concerne lvolution des arts dela mmoire. La vision ngative de la pictographie vhicule par les historiensde lcriture se fonde essentiellement sur largumentation que les ensembles picto-

    graphiques sont des symbolismes striles, incapables de se dvelopper parce queconstitus dinnombrables tentatives individuelles et non abouties de transmettrede linformation. Dans cette perspective, lcriture napparat pas comme un dve-loppement de la pictographie mais plutt comme son dpassement partir deprincipes tout autres et, en particulier, du principe de la reprsentation des sonsdu langage. Bien des recherches indiquent, au contraire, la possibilit que le picto-gramme ait suivi, en Amrique, une volution cohrente et autonome pendantplusieurs sicles. Mais ce quil importe de souligner ici est que lvolution des artsde la mmoire nest pas seulement concevoir dans la longue dure. Elle est aussi

    modulaireet multinaire, ce qui signifie que le dveloppement ou lextension dunde ses aspects constitutifs nimplique pas lvolution parallle dun autre. Une tra-dition locale peut mettre laccent sur lorganisation des connaissances et atteindreune grande complexit dans la mise en place dun ordre des savoirs mmoriser,sans dvelopper une iconographie raffine 24. Dans dautres cas, on pourra trouverune iconographie fortement codifie et visuellement sophistique, doue dunepuissance (au sens logique du terme) relativement limite. En fait, il ny a lquune question de degr puisque le dveloppement dune forte saillance face une puissance moins dveloppe caractrise toutes les pictographies amrindiennes.Comme lon sait, les pictographies ne peuvent reprsenter que des savoirs bien

    spcifiques et identifis davance. Une brve analyse de lart de la cte du Nord-Ouest de lAmrique, du point de vue que nous venons de dfinir, nous permettrade montrer quel point cette relation ingale entre ordre et saillance peut se

    dvelopper.

    Lanimal ponyme : savoirs visuels de la cte du Nord-Ouest

    Les uvres de Franz Boas et de Claude Lvi-Strauss ont fait de la cte du Nord-Ouest de lAmrique un des lieux classiques de la recherche anthropologique. Cevritable koumne 25 amrindien, qui runit un certain nombre de culturesen un grand ensemble homogne, a t tudi pour sa mythologie, pour sa structuresociale, pour ses spectaculaires rites dchange, pour sa temporalit cyclique quispare radicalement hiver et t travers deux manires distinctes de penser lavie en socit et le rapport la nature. Inutile de souligner ici limportance de lartqui caractrise ces cultures. Dcouvert avec admiration par les surralistes, il estaujourdhui mis lhonneur dans tous nos muses : historiens de lart et anthropo-logues lui ont consacr un grand nombre dtudes, retraant ses styles, ses rfrences

    24 -Ibid. Cest le cas de bien des mnmotechnies ocaniennes que nous avons tu-dies ailleurs.25 - Claude LVI-STRAUSS, La voie des masques, Paris, Plon, 1979. 4 7 9

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    mythiques, ses artistes et ses fondementsesthtiques. On a plus rarement tudi lesfonctions que cette iconographie peut assumerdans la mise en place dune mmoire. Un

    totem de la cte, pourtant, nest pas seulementle tmoignage dune pense esthtique. Ilpossde aussi la fonction essentielle de pr-server la mmoire dun nom ou dune sriede noms. Le grand recueil de Marius Barbeau,ainsi que toute une srie dtudes consacresaux socits de la cte 26 ne laissent aucundoute l-dessus: quil soit li la mmoiredune personne, dune maison, dun clan, ou

    dune moiti, sa fonction reste la mme :donner voir une srie de personnages

    mythiques (Corbeau, Baleine, Aigle, Ours...)dont la srie spcifique constitue le nom

    propre qui dsigne lensemble dun groupe

    social.Considrons lexemple dun totem haida,

    provenant du village de Skedans 27 (fig. 7). Ilsagit dune sorte de colonne pictographique,srie verticale dimages compose de ce quil

    est convenu dappeler des emblmes hral-diques (crests), le plus souvent en formeanimale. Ces squences demblmes ne sontpas seulement utilises pour donner voir lenom du groupe social qui lui correspond, ici laMaison de la Baleine Noire qui porteraitle nom complexe, en ce cas, de bas en haut,de : Baleine noire Corbeau Arc-en-ciel Aigle , mais aussi pour exhiber la propritdune srie de territoires, de droits de chasseou de pche ou de privilges rituels associs la proprit de ces noms. Ajoutons ensuite

    Figure 7. Le totem haida de la Maison de la Baleine Noire (John et Carolyn SMYLY, The totem poles ofSkedans, Seattle, University of Washington Press, 1973).

    26-Marius BARBEAU, Totem Poles, Ottawa, National Museum of Canada, 1950 ; RobertB. INVERARITY, Art of the Northwest coast Indians, Berkeley, University of California Press,1950 ; John et Carolyn SMYLY, The totem poles of Skedans, Seattle, University of Washing-ton Press, [1973] 1975 ; Viola E. GARFIELD, The Tsimshian Indians and their arts. The

    Tsimshian and their neighbors. Tsimshian sculpture, by Paul S. Wingert, Seattle, University ofWashington Press, 1950.27 - J. et C. SMYLY, The totem poles of Skedans, op. cit.4 8 0

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    que les images correspondent toujours aussi des ensembles trs dtaills de rcits,qui se rfrent lhistoire du groupe social en question : ses mythes dorigines,comme aux lgendes ventuelles, plus rcentes, qui lui correspondent. Ainsi

    trouvera-t-on par exemple, marqu dans un totem, lemblme dun chef de

    clan particulirement chanceux ou respect ou mme, dans un cas rapport parM. Barbeau 28, le bizarre portrait dun groupe de missionnaires orthodoxes venusde Russie au XVIIIe sicle. Sur la cte du Nord-Ouest, le totem fait donc mmoireen plusieurs sens. Il peut se limiter indiquer sur le site funraire, dans lequel ilsinscrit, limage ou le symbole dune personne. Il peut rappeler des droits, marquerdes territoires, indiquer des origines collectives, signaler des vnements rcentsou passs. Partout, cet ensemble de fonctions se ralise travers la reprsentation,par emblmes, de sries de noms. Nous avons vu, partir de notre premier exempleamazonien, que la reprsentation de formes-noms tait trs rpandue dans

    lensemble des pictographies amrindiennes. Ici aussi, il sagit de mobiliser unemise en ordre des squences et une saillance visuelle : mais il est clair que lesvoies dengendrement de cette saillance sont autrement complexes. Le totem, entant que forme spcifique, offre ce problme une solution visuelle originale. Ona souvent remarqu que liconographie de la cte du Nord-Ouest se fonde sur laformulation de ce quon pourrait appeler un alphabet de formes, o chaque thmevisuel est dou de sens et correspond un lexme. On aura par exemple des sriesde formes de ce type qui correspondent une sorte de processus de rduction dunefigure (dhomme ou danimal) ses composantes lmentaires : aile, nageoire, il,patte ou queue (fig. 8). Un animal ponyme pourra donc tre reprsent par une

    ou plusieurs de ses parties. La reprsentation haida du monstre aquatique Sisiutl,dont le corps de reptile disparat, remplac par ses trois ttes, est un bon exemplede cette convention graphique (fig. 9).

    Comme la montr Bill Holm, ce procd de recomposition abstraitedensembles et de traits pourra dailleurs conduire des formes reprsentatives ou distribues des traits iconiques composant tel ou tel tre mythique repr-sent 29 (fig. 10). En fait, laspect raliste ou relativement abstrait de ces reprsen-tations est moins important, dans cette tradition, que lide dun espace plat orientpar une opposition droite-gauche par rapport un axe central. Cest partir decette organisation que les traits iconiques (ou les formes de lalphabet visuel) se

    disposeront selon un ordre prtabli. On aura reconnu l le concept de form-line(propos et illustr par B. Holm, la fois dans ses livres et ses uvres) et celui de

    split-representation30. Signalons aussi le caractre dynamique de cette esthtique.

    28-M. BARBEAU, Totem poles, op. cit.29-Bill HOLM, Northwest coast Indian art: An analysis of form, Seattle, University ofWashington Press, 1965.30-Bill HOLM, Smoky-Top, the art and times of Willie Seaweed, Seattle, University ofWashington Press, 1983 ; Bill HOLM et William REID, Form and freedom: A dialogue on

    Northwest coast Indian art, Houston, Rice University, 1975 ; Joan M. VASTOKAS, Cognitiveaspects of Northwest Coast art, in M. GREENHALGH et V. MEGAW, Art in society: Studiesin style, culture, and aesthetics, Londres, Duckworth, 1978, p. 243-259. 4 8 1

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    Figure 8. Quelques exemples de l alphabet de formes de la cte du Nord-Ouest (Bill HOLM, Northwest coastIndian art: An analysis of form, Seattle, University of Washington Press, 1965).

    Loin de constituer une manire de rduire les thmes reprsents des reprsenta-tions fragmentaires et statiques, la tradition iconographique de la cte en a fait uninstrument prcieux pour reprsenter la mtamorphose. Les traits iconiques quimarquent de manire la fois fragmentaire et emblmatique la prsence dunanimal peuvent en effet se combiner facilement et donner voir un processusde transformation qui en modifie sans cesse lapparence physique. Cest ainsi

    que de nombreux personnages mythiques seront reprsents dans lacte de semtamorphoser en un seul tre : quil sagisse dun fabuleux monstre marin, dundanseur rituel ou mme dun chamane possd par ses esprits animaux. Nousavons tudi ailleurs les caractres visuels et mnmoniques de ces reprsentationschimriques de la mtamorphose31 et nous nallons pas y revenir. Ajoutons seulement

    31 - Carlo SEVERI, Una stanza vuota Antropologia della forma onirica , in Il sogno rivelala natura delle cose, Milan, Mazzotta, 1991, p. 226-234.4 8 2

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    Figure 10. Espace reprsentatif et espace distributif (Bill HOLM, Northwest coast Indian art: An analysisof form, Seattle, University of Washington Press, 1965).

    4 8 3

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    que lanthropomorphisme typique de lart de la cte du Nord-Ouest doit probable-ment sa singulire intensit un aspect formel qui caractrise ces squences detransformations. Un bref examen des masques, peintures ou sculptures de la ctesuffit pour se convaincre que, dans ces cultures, un tre mythique (Pic, Aigle ou

    Corbeau) est toujours conu comme une conjonction spcifique entre lanimal etlhumain. Au sein de cette iconographie, par consquent, une srie de mtamor-phoses nest pas compose de termes binaires (animal 1/animal 2), mais se trouvetoujours compose de termes trois lments (animal (en forme humaine 1)/animal(en forme humaine 2), etc.). Cest ainsi que lide dune transformation dunanimal en un autre se double toujours, dans cette tradition, dune sorte danthropo-morphisme latent qui lui confre, paralllement llaboration dun espace orient,un moyen graphique de marquer la saillance. Llment humain, comme un osti-nato musical qui reprendrait rgulirement les mmes notes pour accompagner

    une ligne mlodique changeante, reste toujours prsent en toile de fond, montret dissimul la fois chaque passage dune crature une autre. Il sagit l dunemanire strictement visuelle et tout fait singulire de marquer lunit logiquedu processus des transformations. Pour en saisir la spcificit, on pourrait utilementla comparer la manire dont la tradition hopi a trouv une solution ce mmeproblme de reprsentation de la complexit. Dans la tradition des cramiques,par exemple, on trouvera des formes simples et emblmatiques, renvoyant commesur la cte des lexmes-noms (Nuage, Foudre, Serpent, etc.) qui sassocient demanire construire par exemple la figure dun oiseau mythique (fig. 11).

    Ici aussi, on engendre ce quon pourrait appeler une intensification de la

    saillance de limage appele associer des significations diffrentes, tout en stimu-lant la reconstruction mentale dtres prsents sous forme fragmentaire. On adonc un procd visuel quon pourrait comparer un puzzle ou une mosaquedlments disparates, qui, une fois runis, composent une image densemble.Mais dans ce cas, ce rsultat nest pas obtenu par anthropomorphisme latent, cest--dire en intensifiant la rfrence lhumain implicite lintrieur dune squencelinaire de thmes visuels qui renvoient lun lautre mais plutt en choisissantune forme principale, naturellement porteuse dune saillance, en tant que critredordreo diffrents thmes visuels viennent sinscrire. Ce procd aboutit ainsi ltablissement de ce quon pourrait appeler une saillance complexe.

    On aura donc pu esquisser trois manires graphiques de formuler des chi-mres et donc dintensifier la saillance dune image-nom : selon que ces imagescomplexes se dploient dans un espace orient, reprsentatif ou distributif, ou selonquelles sinscrivent dans un espace condens, linaire dans le cas de lanthropo-morphisme latent des totems de la cte ou obtenu par inclusion de formes lmen-taires htrognes au sein dune forme-paradigme (saillance complexe) dans le cashopi. Une analyse attentive de lart de la cte du Nord-Ouest nous conduirait identifier encore une autre voie de la saillance dans cette tradition. Cest ainsi quedes matires spcifiques (des coquillages, des fourrures, des poils, ou des cheveux

    humains) interviennent dans la reprsentation, en intensifiant leffet de prsencedes masques ou des totems. une saillance purement visuelle, obtenue par lusagedun rpertoire bien identifi de formes, sajoute ainsi une saillance indexicale.4 8 4

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    Soulignons nanmoins qu ces voies complexes de la saillance icono-graphique correspond lintrieur de cette tradition une puissance logique rigou-reusement limite la transmission des noms. Cela suppose, certes, une mise enordre de ces savoirs en squences : le totem est aussi une srie organise. Mais

    cet ordre ne constitue pas un principe pour engendrer dautres connaissances : ilse limite enregistrer, tour tour, les circonstances qui ont marqu dans une tempo-ralit historique ou mythique lexistence de tel ou tel groupe social, individu, clanou moiti. Bref, dans cette tradition, o linvention des images a engendr unesaillance visuelle dune rare complexit, la mmoire des noms est circonstancielleet passive. Cette mmoire ne se transforme jamais, comme ailleurs, en un critredorganisation applicable dautres domaines de la vie sociale. Raffin sur le plande la saillance, le systme reste limit et passif du point de vue de lorgani-sation des savoirs quil est cens mettre en mmoire. Suivant la mthode danalyse

    que nous avons propose, on pourra donc caractriser cette volution vers unecomplexit visuelle tout fait exceptionnelle, en termes de dveloppement pro-gressif dune saillance, partir dune relation minimale avec la mise en place dunordre (fig. 12).

    Figure 12. Dveloppement de la saillance dans liconographie de la cte du Nord-Ouest. 4 8 5

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    Lensemble de ces analyses, qui nous a fait traverser un certain nombre decas apparemment sans relations entre eux, nous permet donc de conclure quelvolution des arts de la mmoire amrindiens est bien modulaire et multilinaire.Elle se dveloppe suivant les deux critres que nous avons dfinis : lexercice dune

    pense taxonomique et linvention dune saillance visuelle. Chacun de ces niveaux,qui a sa propre fonction mnmonique, confre la tradition iconographique uncertain degr dexpressivit et de puissance logiques. Lunivers des arts de lammoire est donc constitu dun groupe bien dfini doprations mentales.

    Pictographies et khipus

    Or est-il imaginable dinsrer le systme des khipus andins, si souvent compar une

    criture et dont on a ni le caractre simplement mnmotechnique (G. Urton),dans ce schma comparatif ? Peut-on appliquer cette technique de notation,apparemment limite au calcul numrique, les trois groupes de relations (mnmo-niques, iconographiques, logiques) que nous avons identifis ? Pour raliser cetteapplication, on esquissera un tableau qui rendra compte du dveloppement logiquede lordre complexequi caractrise ce systme. Comme on sait, le dveloppementde cette technique a engendr des critres dorganisation applicables un vasteensemble de domaines. Ce dveloppement cohrent du critre taxinomique aconduit les khipus vers la mise en place dun systme dou dune forte puissancelogique. lintrieur de ce systme, la saillance visuelle reste limite au marquage

    (il est vrai, variable) dun point (le nud) dans une squence linaire (la corde-lette). Dans ce contexte, il semble bien que llaboration dun ordre impos auxconnaissances reprsenter ait volu vers la distinction entre une notion de quan-tit pure (rgle, comme on sait, par un systme dcimal et applicable un nombretrs lev de catgories : hommes, objets, units de temps, despace, etc.) et leconcept, galement numrique, de srie ordinale. Au sein de cette dernire catgo-rie, on pourrait distinguer entre srie numrique et srie linguistique. On pourraitensuite, dans la srie linguistique, distinguer entre toponymes et anthroponymes. partir de lide de srie de nombres, on pourrait dvelopper par exemple lanotion de srie de sries et lorganiser selon un critre dcimal (fig. 13).

    Dans cette perspective, les khipus andins nous apparaissent comme un art dela mmoire qui possde une saillance visuelle rudimentaire, tout en tmoignantdun niveau dorganisation fort complexe des connaissances. Du point de vue quenous avons choisi mnmonique, iconographique et logique , le systme andinaurait suivi un type de dveloppement inverse par rapport ceux de la cte duNord-Ouest et, plus en gnral, des pictographies. Insistons sur ce point : nousfocalisons ici notre analyse sur des groupes de relations qui mobilisent un certainnombre dlments logiques et doprations mentales. Ce qui compte pour nous,cest lunivers logique impliqu par le systme et non son apparence visuelle. Nous

    avons vu que les traditions pictographiques pouvaient impliquer des oprationsnumriques implicites, notamment de caractre ordinal (sries, srie de sries). partir de la mise en place dune tche typique, comme celle de transcrire des sries4 8 6

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    Figure 13. Dveloppement de lordre dans les khipus andins.

    de noms propres, les techniques andines de mmorisation auraient distingu lesnombres des noms et les cardinaux des ordinaux. Une distinction ultrieure seralise entre les sries de catgories qualitatives nommer et les sries de nombres engendrer, sur base dcimale.

    Dans son essai sur la vie sociale des nombres, G. Urton a montr demanire tout fait convaincante que le systme dcimal andin rsulte de larticula-tion de deux critres dorganisation lis la pense mathmatique andine 32. Onaurait dune part lorganisation par groupes structurs de successions de un cinq , selon le modle des cinq doigts de la main, et dautre part lunion systma-

    tique de sries de termes opposs (ou de moitis) qui gouverne le dualisme andinet engendre ce quil a appel une arithmtique de rectification . Ceci ne signifienullement que les khipus sont radicalement diffrents des pictographies : lnu-mration est une opration mentale constitutive de ces techniques de la mmori-sation. Sans la mise en place de sries linaires relativement rigoureuses, o chaquelment se trouve situ une place spcifique dans une srie ordinale, aucunepictographie amrindienne ne pourrait subsister : quil sagisse de chants chama-niques, de calendriers ou dautobiographies picturales. La forme narrative de cestraditions pictographiques ne doit pas faire oublier le fait quun certain nombre derelations de caractre arithmtique ou gomtrique sont partout prsentes dans

    32-G. URTON et P. N. LLANOS, The social life of numbers..., op. cit., p. 173-208. 4 8 7

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    les pictographies. On en trouve des exemples partir des relations dinclusion,dinversion ou de variation dchelle (ou commutation gomtrique) que lontrouve dans les vanneries yekwana jusqu lespace gomtrique orient qui carac-trise, avec ses symtries rgulires et savamment calcules, lart de la cte du

    Nord-Ouest. Ce qui distingue les khipus nest donc pas lexistence mme de lnu-mration ou dun quilibre de parties exprim en termes arithmtiques. Cestplutt laccent mis sur le critre logique de la puissance confre lexercice ducalcul, son application un nombre croissant dobjets possibles qui rend comptedu dveloppement complexe et lgant de la pense arithmtique lintrieur dusystme mnmotechnique des khipus.

    En ce sens, les khipus de la tradition andine (trs puissants et trs peu expres-sifs) et les pictographies amrindiennes (dotes dune grande expressivit, maisqui ne peuvent reprsenter que des traditions limites) constituent les deux ples,

    au sens logique du terme, dun vaste ensemble darts de la mmoire amrindiens.Au sein de cet ensemble, toutefois, on se gardera dtablir des oppositions statiques.Une tradition principalement centre sur lorganisation ordonne des connais-sances contient toujours une saillance latente ; une tradition qui, linverse, metlaccent sur la saillance peut dvelopper des oprations numriques ou gom-triques implicites et mme un ordre de plus en plus complexe.

    Arms de ces nouvelles hypothses, revenons maintenant aux dbats actuelsqui concernent la nature logique des khipus andins. Nous avons vu que lensembledes tmoignages existants, examins sous langle de son organisation numrique,pouvait sembler htrogne : on aurait dune part la mmorisation des nombres et

    de lautre celle des narrations. Environ un tiers des khipus existants (sur environsix cents) nexhibe aucune rgularit arithmtique. La question de savoir commentce systme, ax sur linformation numrique, a pu servir la mmorisation detextes narratifs reste sans rponse et soulve de nombreux dbats. Les travauxde lhistorien polonais Jan Szeminski, une fois replacs dans la perspective unitaireque nous venons desquisser, pourraient nous aider chercher une solution.J. Szeminski a rcemment publi lanalyse dun texte longtemps nglig 33 quipermet de remonter un certain nombre de traces de la tradition orale andine. travers lanalyse de ce texte, il a brillamment russi retrouver une srie dl-ments de base, qui permettent de repenser lensemble de la chronologie de largion, Inca et pr-Inca. Il sagit, de toute vidence, de recherches importantes. la manire dun archologue de textes (ou dun codicologue), lauteur russit valuer et dchiffrer, on dirait presque couche par couche, un ensemble trsriche dexgses indignes contenues dans le texte de Fernando de Montesinosqui le conduisent reconstruire toute une srie de faits de narration . Grce ce travail, on peut ainsi jeter un regard nouveau sur toute une partie de lhistoirede la rgion andine. Mais son essai claire aussi, sans que son auteur en sembletout fait conscient, certains aspects de la forme de la tradition oraledont le texte

    33 - Jan SZEMINSKI, La tradition orale comme source historique. Le Livre II du Ophirde Espaa de Fernando de Montesinos, Annales HSS, 61-2, 2006, p. 299-338.4 8 8

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    de Montesinos semble contenir les derniers tmoignages. travers lidentificationprogressive des gloses et des commentaires indignes qui accompagnent les faitsde narration , on voit progressivement merger une manire typique dorganiser,manifestement des fins mnmoniques, les connaissances quil sagit de consigner la

    tradition. Or, cette forme typique, telle quon la voit apparatre dans la liste desCent Rois du livre de Montesinos, consiste tablir une liste de noms propresde souverains laquelle on associera progressivement, terme terme, une listedponymes. On pourra parler ainsi du souverain Amawte (le lettr ou le sage),mais aussi de son successeur dit le Grand Laboureur 34 , etc. cette premireliste de noms associs des ponymes sera ensuite associe une liste de gloses :de brefs textes dorigine indigne figurant dans le livre de Montesinos (queJ. Szeminski appelle amplifications rudites ) peuvent en offrir un bon exemple.Bref, ce qui merge de cette lecture formelle des analyses de J. Szeminski est

    une tradition compose dlments organiss selon un typique schma paralllisteamrindien, o des sries de listes de noms sarticulent suivant un ordre spcifiqueet engendrent ainsi le squelette dune narration.

    Si nous cessons de sparer liconographique et loral au sein de la traditionandine et que nous essayons par consquent dintgrer dans sa dfinition lusagetypique des cordelettes, alors le travail de J. Szeminski peut nous aider clairerle mode de fonctionnement des khipus lorsquil sagissait de coder (et dnoncerpubliquement, selon un calendrier spcifique) des textes. Remarquons dabordquil faudrait cesser dappeler ces squences de noms, destins la mmorisation,des narrations . La narration tait sans doute seulement un des modes dorganisa-

    tion des connaissances dans la tradition andine. Lorsque le mode narratif taitprsent, il tait orient par un type dorganisation du savoir qui prenait plutt uneforme systmatique, plus lie larticulation et au regroupement de listes de nomspropres en tant que foyers de mmoire , beaucoup plus que selon une structureanalogue celle dun rcit. En fait, si le processus de codification mnmoniqueslectionne ici, comme ailleurs en Amrique, des connaissances constitues detrois classes dlments (nom propre, ventuellement dou de sens ; un titre ou po-nyme ( le sage , le grand laboureur , etc.) et une glose), on peut imaginer unereprsentation graphique correspondante (ventuellement capable dassumerune complexit croissante) qui pourrait tre constitue de trois cordelettes, decouleur diffrente : celle des noms propres, celles des titres et celle des gloses (oumme dun lment capable de les caractriser : peste, rvolte, invasion, etc.).Cette analyse du travail de J. Szeminski ferait ainsi merger la forme (un tatdorganisation de la matire selon la formule dAndr Jolles propos des formessimples 35) confre aux connaissances mmoriser dans le systme andin etnous aiderait imaginer le mode de fonctionnement de la notation de textes travers des squences de cordelettes.

    On supposerait ainsi, au sein mme du systme andin (o, rappelons-le,lusage complmentaire de reprsentations pictographiques ntait pas inconnu),

    34 -Ibid., p. 312.35-Andr JOLLES, Formes simples, Paris, d. du Seuil, [1972] 1991. 4 8 9

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    non pas lexistence de systmes radicalement diffrents (pictographiques ou num-riques) mais plutt lusage plastique dun seul systme tour tour focalis sur lapuissance ou sur lexpressivit. Dans ce systme dusages multiples, les cordelettes,qui normalement sont utilises pour noter de grands ensembles peu caractriss

    (logiquement puissants), se plient la notation dun univers limit de noms propresque les sries de gloses rendraient de plus en plus expressif. On aurait donc unusage spcifique qui pourrait exploiter certains aspects latents du systme deskhipus pour les rapprocher, du point de vue des proprits logiques du systmemnmonique, des pictographies. Sous cet angle, la cordelette marque par lesnuds apparat comme illustrant le schma logique dune notion jusque-l excluepar bien des spcialistes : celle dune mnmotechnie complexe, dun art de lammoire o la squence ordonne est dune part indissociable dune glose oralementalement organise selon des rgles bien dfinies et dautre part toujours incar-

    ne par une indication iconique. Cette indication iconique pourra par exempleprendre la forme, comme dans le cas du khipu gant tudi par Frank Salomon36,dun objet fix lintrieur dun pliage ou dun nud, ou dun symbole gomtriquelmentaire, un tocapu du type de ceux qui sont tudis par T. Cummins 37, ouencore se rduire une couleur distinctive quon aura attribue la cordelette.

    Cette reconstruction (qui saccorde avec les hypothses mises par G. Urtonou M. Prssinen propos dautres documents 38) nous ferait retrouver au sein dusystme des khipus andins un lment essentiel qui caractrisait les pictographies :la mmorisation (ou plutt ltablissement de ce que nous avons propos dappelerdes relations mnmoniques) suppose toujours une organisation modulaire des

    connaissances reprsenter. Le paralllisme qui caractrise lun et lautre systmeest prcisment un bon exemple de cette organisation modulaire des connais-sances. Lunit qui associe ce systme de codage mnmonique aux pictographiesamrindiennes serait ainsi dmontre. Le systme des khipus offre une configura-tion originale et spcifique dlments logiques (la liste de noms, la variation tra-duite en image associe la glose orale, mais aussi les relations constitutives quistablissent entre ordre et saillance, expressivit et puissance, codification etvocation) qui oprent, sous dautres formes, au sein dautres arts de la mmoireamrindiens. Les khipus andins possdent donc tous les lments de base des artsde la mmoire amrindiens.

    Nous laisserons, comme il se doit, les spcialistes dcider de linterprtationquil convient de donner aux khipus non encore dchiffrs, aux textes qui syrfrent (dont on commence disposer grce aux travaux de M. Prssinen et

    36 - On se rfrera ce propos au travail de terrain et aux analyses tout fait convaincantesde F.SALOMON, Los Quipocamayos..., op. cit.37-Tom CUMMINS, Representation in the sixteenth century and the colonial image ofthe Inca, in E. H. BOONE et W. D. MIGNOLO (dir.) Writing without words: Alternativeliteracies in Mesoamerica and the Andes, Durham, Duke University Press, 1994, p. 188-219.

    38 - G. URTON, Signs of the Inka khipu, op. cit. ; J. QUILTER et G. URTON (dir.), Narrativethreads..., op. cit. ; Martti PRSSINEN et Jukka KIVIHARJU, La escritura andina, inM. PRSSINEN et J. KIVIHARJU (dir.), Textos Andinos, op. cit.4 9 0

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    J. Kiviharju 39), et aux autres thmes graphiques, pictographies, keros ou tocapu, quiy taient associs selon toute probabilit. Quant nous, nous serons satisfaitsdavoir esquiss, par rapport la fausse opposition entre une criture sociale etune mnmotechnie individuelle et arbitraire , o semblait senliser le dbat

    sur les khipus, une troisime voie oriente par une cohrence interne propre auxpictographies amrindiennes et qui tmoigne des mmes oprations mentales.Vus dans cette perspective, les khipus ne seraient donc ni des critures, ni desmnmotechnies, mais appartiendraient lgitimement en tant que variante coh-rente, aussi bien par leurs traits communs que par leurs diffrences pertinentes lunivers des arts de la mmoire amrindiens. Cet univers est constitu par ungroupe bien dfini doprations mentales, qui orientent une pense dont lexpres-sion est confie autant limage qu lespace mental o elle apparat. Ltude desprocessus de mmorisation conduit donc, en Amrique comme ailleurs, lanalyse

    dune pense luvre.

    Au terme de notre analyse, nous pouvons conclure que les pictographies (et, peut-tre les khipus) sont des traditions iconographiques etorales, o le rle des imagesdans les processus de mmorisation est tout fait identifiable : la parole ne sy faitnullement illustrer par limage. Bien au contraire, limage joue un rle constitutifdans la mise en place de relations mnmoniques entre certains thmes visuels etcertains mots qui jouent un rle-cl dans la mmorisation des rcits. On pourraaffirmer aussi que les pictographies (et peut-tre les khipus) acquirent, dans cette

    nouvelle perspective, une dimension de pratiques traditionnelles, socialises etidentifies, dont lusage se rvle tout fait comparable celui dun artefact mental.Elles appartiennent donc un univers mental auquel on peut lgitimement associerdes pratiques que lOccident a connues et dveloppes selon ses propres axes etselon sa propre histoire.

    Ces recherches ouvrent aussi sur deux perspectives nouvelles, qui concernentla relation entre iconographie, oralit et calcul. Nous avons voqu la notion dorga-nisation mathmatique de sries ordonnes, dont on a trouv trace aussi bien ausein de systmes pictographiques que dans les khipus andins. Un certain nombredoprations mentales, lies ltablissement de sries numriques, ordinales et

    cardinales, semble jouer un rle essentiel dans toutes les traditions pictographiqueso la notion dordre squentiel est prsente. Il faudra donc poser le problme desfonctions mnmoniques quon peut identifier au sein de systmes quon a classs,jusqu prsent, sous le label un peu rapide d ethno-mathmatiques . Peut-onidentifier la place des processus mnmoniques au sein de procds de calcul ?Dans quelle mesure sont-ils lis la notation graphique et quel rle y joue lareprsentation mentale ? Nous avons jusqu prsent critiqu le concept de tradi-tions orales dans ses aspects formels et pour la mconnaissance du rle essentielqui y jouent les images. Nous voyons maintenant que ce concept pose des pro-blmes aussi en ce qui concerne ses contenus. Les traditions orales ont t sans

    39 - M. PRSSINEN et J. KIVIHARJU, La escritura andina , art. cit. 4 9 1

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    doute trop htivement associes au seul mode narratif. Peut-on imaginer une oralitet une iconographie du calcul, du classement, de la catgorisation ?

    Ces recherches nous conduisent poser une dernire question. Il sagit dela relation entre pratiques associes aux arts de la mmoire, que nous avons

    jusquici rsolument ancres lexercice de la tradition orale et au rle de limagemnmonique, et pratiques associes lcriture alphabtique. Consacrons donc,pour conclure, quelques remarques encore la notion dcriture et ses relationsmultiples avec la pictographie. Une longue tradition nous a habitus tablir entreces deux systmes une relation dexclusion rciproque. Selon cette perspective, lapictographie existe l o une vritable criture na pas t invente. Un dernierexemple amrindien peut montrer que nous sommes, l encore, face une fausseopposition. Nous avons dj rappel un des grands thmes de la tradition picto-graphique des Indiens des Plaines : lautobiographie picturale. Selon cette tradition,

    un bon guerrier ou un chasseur habile avait lhabitude de peindre, souvent surun manteau de peau de bison, un compte rendu pictographique de ses exploits 40.Du point de vue technique, cette pictographie tait compose de deux lments :un schma constant reprsentant la figure dun cavalier plac dans un espaceorient, et une variation iconographique correspondant au nom propre du cavalierquon plaait toujours ct du visage du guerrier. partir des annes 1870, lorsquela domination des Blancs stablit sur tout le territoire des Plaines, cette pratiquede la pictographie volua progressivement vers des contextes o lcriture alphab-tique tait non seulement enseigne mais aussi impose aux Indiens, pour dvi-dentes raisons conomiques, commerciales et administratives. Dans ce cadre, les

    Indiens apprirent rapidement crire toutes sortes de donnes, destines notam-ment aux registres de caisses de larme amricaine. Cest cette poque quunusage spcifiquement indien de ces petits cahiers se propagea rapidement. LesIndiens commencrent transcrire leurs autobiographies picturales sur ces petitscahiers. On peut aujourdhui observer de trs prs ce processus dalphabtisation,puisquun grand nombre de ces ledgers ont t retrouvs et conservs dans les musesamricains. On y voit la pratique pictographique se scinder en deux : les picto-grammes disparaissent en tant que tels tandis que les schmas graphiques constantsvoluent vers un style graphique que les historiens de lart placent aujourdhuiaux origines de lart moderne des Amrindiens, avec ses auteurs et ses thmesspcifiques. Pendant une priode significative, au moins une cinquantaine dannes,les deux pratiques dcriture et de pictographie ont coexist : sur bien des ledgers,la transcription alphabtique des mots et les dessins se mlangent ou alternent.Or, lorsque lauteur de ces documents mixtes marque en lettres alphabtiquesson nom sur la page dessine, il le situe immanquablement ct du visage dupersonnage: la place dsigne pour le pictogramme dans la tradition picto-graphique. Dans ces documents, le signe linguistique sinscrit donc dans un espacemental qui reste orient par les oprations (ordre, saillance) impliques par lusagede la pictographie. Dans ce cas, ce nest pas (comme on la tant dit) la pictographie

    40 - John C. EWERS, Plains Indian painting: A description of an aboriginal American art,New York, AMS Press, [1939] 1979.4 9 2

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    amrindienne qui essaie d imiter sans y russir lcriture des Blancs. Cest lcri-ture qui, en se plaant la place du pictogramme, parle la langue mentale( commune bien des nations , comme lcrivait Vico) des arts amrindiens dela mmoire, dont nous avons essay desquisser ici lunivers logique.

    Sur ces changes entre iconographies mnmoniques et signes linguistiques,il reste, comme sur les traditions orales et iconographiques lies au calcul et auxsries numriques, sans doute beaucoup faire. Concluons pour linstant que laperspective de travail dune anthropologie de la mmoire, en tant qutude decertaines techniques dexercice de la pense, nexclut pas, loin sen faut, ltudede lcriture alphabtique. Par un dernier renversement de perspective, cette tudenous conduirait analyser les modes de fonctionnement de lcriture au sein detraditions dites orales et donc lintrieur dun horizon mental caractris pardes artefacts mentaux propres aux arts de la mmoire. Ce serait l peut-tre un

    moyen de nous librer enfin, par la recherche empirique, du mythe anthropo-logique de la langue des origines faite demblmes et dimages symboliques, oVico voyait encore en 1744 le principe de tous les hiroglyphes .

    Carlo SeveriEHESS-CNRS

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    Figure5.

    UnepagedelaBibleDakotaconserveaumusedEthnologiedeBerlin.

    Cepetitlivreatralisautourdesannes1870dansunvillagesiouxdelargion

    desGrandsLacs(ClichC.Severi).

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    Figure 9. La reprsentation du monstre aquatique Sisiutl sur un tambour Kwakwakawakw, ralis par WillieSeaweed (Image RBCM 12909 Royal BC Museum).

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    Figure 11. Une chimre hopi (Poterie polychrome President and Fellows of Harvard College, PeabodyMuseum of Archaeology and Ethnology, 43-39-10/25808).