50
Trois jours durant, aux premiers jours de décembre 2003, Krystian Lupa a répondu à nos questions. Avec une sincérité sans faille dont nous le remercions. JEAN-PIERRE THIBAUDAT* * Jean-Pierre Thibaudat a longtemps dirigé la rubrique théâtre du journal Libération. A ce titre, il est allé à la rencontre du théâtre polonais. Après avoir été correspondant à Moscou, il est aujourd'hui grand reporter et reste un observateur attentif des théâtres à l'est de l'Europe. JEAN-PIERRE THIBAUDAT. - Vous avez fêté vos soixante ans lors d'un mémorable festival qui vous a été consacré à Cracovie au printemps 2003 et je me souviens de vous avoir rencontré pour la première fois, il y a vingt ans exactement, dans la petite ville de Jelenia Gora où vous avez travaillé à la sortie de l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique. Vous étiez alors ce qu'on appelle un jeune metteur en scène, vous aviez pourtant déjà quarante ans, mais c'est que vous êtes arrivé à la mise en scène par des chemins buissonniers. Aussi a-t-on envie de vous demander ce qu'il en était du théâtre à Jastrzybie Zdroj, la petite ville de Silésie où vous êtes né. KRYSTIAN LUPA. - Il n'y avait pas le moindre théâtre à Jastrzybie Zdrój, une petite station thermale de Silésie. C'est devenu une cité minière, l'une des trois villes où est né Solidarnosé. Aujourd'hui, c'est une grande ville de plus de 120000 habitants, mais toujours dépourvue de théâtre. Je me souviens qu'à la fin de l'école primaire, j'ai joué un vieux brigand dans Blanche Neige. Un spectacle d'école fait par un jeune enseignant. C'était avant que ma voix ne mue 9 et j'ai dû beaucoup travailler pour parvenir à une voix basse car le vieux brigand devait, bien entendu, parler avec une voix profonde. C'est la seule anecdote qui me reste et je me la suis peut être forgée en la racontant à plusieurs reprises. Car cette première expérience théâtrale fut pour moi une déception. Auparavant, je m'étais inventé une sorte de théâtre pour un seul acteur et un seul spectateur, chez moi, dans le jardin: nous habitions dans une vieille école avec un grand jardin sauvage. Lorsque je me retrouvais seul, sans que cela soit du tout voulu ou conscient, je commençais aussitôt à créer une fantaisie, une réa lité que j'imaginais et que je jouais en même temps. C'était un pays qui n'existait pas, Juskunia. J'occupais tous mes moments

Lupa French Full

  • Upload
    gc2012

  • View
    32

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Lupa French Full

Trois jours durant, aux premiers jours de décembre 2003, Krystian Lupa a répondu à nos questions. Avec une sincérité sans faille dont nous le remercions.

JEAN-PIERRE THIBAUDAT* * Jean-Pierre Thibaudat a longtemps dirigé la rubrique théâtre du journal Libération. A ce titre, il est allé à la rencontre du théâtre polonais. Après avoir été correspondant à Moscou, il est aujourd'hui grand reporter et reste un observateur attentif des théâtres à l'est de l'Europe.

JEAN-PIERRE THIBAUDAT. - Vous avez fêté vos soixante ans lors d'un mémorable festival qui vous a été consacré à Cracovie au printemps 2003 et je me souviens de vous avoir rencontré pour la première fois, il y a vingt ans exactement, dans la petite ville de Jelenia Gora où vous avez travaillé à la sortie de l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique. Vous étiez alors ce qu'on appelle un jeune metteur en scène, vous aviez pourtant déjà quarante ans, mais c'est que vous êtes arrivé à la mise en scène par des chemins buissonniers. Aussi a-t-on envie de vous demander ce qu'il en était du théâtre à Jastrzybie Zdroj, la petite ville de Silésie où vous êtes né.

KRYSTIAN LUPA. - Il n'y avait pas le moindre théâtre à Jastrzybie Zdrój, une petite station thermale de Silésie. C'est devenu une cité minière, l'une des trois villes où est né Solidarnosé. Aujourd'hui, c'est une grande ville de plus de 120000 habitants, mais toujours dépourvue de théâtre. Je me souviens qu'à la fin de l'école primaire, j'ai joué un vieux brigand dans Blanche Neige. Un spectacle d'école fait par un jeune enseignant. C'était avant que ma voix ne mue

9et j'ai dû beaucoup travailler pour parvenir à une voix basse car le vieux brigand devait, bien entendu, parler avec une voix profonde. C'est la seule anecdote qui me reste et je me la suis peut être forgée en la racontant à plusieurs reprises. Car cette première expérience théâtrale fut pour moi une déception.

Auparavant, je m'étais inventé une sorte de théâtre pour un seul acteur et un seul spectateur, chez moi, dans le jardin: nous habitions dans une vieille école avec un grand jardin sauvage. Lorsque je me retrouvais seul, sans que cela soit du tout voulu ou conscient, je commençais aussitôt à créer une fantaisie, une réa lité que j'imaginais et que je jouais en même temps. C'était un pays qui n'existait pas, Juskunia. J'occupais tous mes moments de solitude à inventer ce pays, Juskunia avait son histoire, une langue totalement inventée. Je fabriquais d'énormes dictionnaires, je m'intéressais à sa grammaire, j'écrivais des textes secrets que je traduisais dans la langue de Juskunia. L'histoire de ce pays et de ses rois était très sanglante, si bien que, dans le jardin, je n'arrêtais pas de crier, de courir avec un bâton à la main. C'était ce que j'appelais "mon théâtre dans le jardin". ].-P. T. - Un théâtre solitaire, que vous ne partagiez avec personne? K. L. - Quand mes copains venaient me voir, tout ce que je venais de créer dans l'excitation de la solitude, je le leur montrais. Tous croyaient à l'existence de cet Etat car je leur en parlais comme de quelque chose de vrai. J'avais une sorte de pouvoir sur mes camarades. Par exemple, durant quelques semaines j'ai été fasciné par

10 les chamois, dont j'avais appris l'existence dans un livre. Je me souviens d'avoir demandé à mes copains de trouver des morceaux de brique avec lesquels ils ont dû marcher pendant des heures à quatre pattes dans la cour parce qu'ils étaient des chamois et qu'ils n'avaient pas le droit de se redresser et de marcher sur deux pattes. Ils ont fini par se révolter. ].-P. T. - C'est votre première mise en scène! K. L. - C'est pourquoi Blanche-Neige, en tant qu'événement théâtral, ne m'a pas paru assez

Page 2: Lupa French Full

fantastique. BÉATRICE PICON-VALLIN. - D'où vient le nom de ce pays, Juskunia ? K. L. - Je l'ai inventé, je ne sais pas d'où c'est venu. Des mots qui n'existaient pas me venaient à l'esprit. Je pouvais tenir des monologues très longs en créant des mots que j'aimais bien. Le langage tel qu'il existait ne me donnait pas assez de plaisir. L'enfant que j'étais aimait créer quelque chose qui n'existait pas encore car les choses existantes m'apparaissaient décevantes. ].-P. T. - Cette période de Juskunia a-t-elle duré longtemps? K. L. - A vrai dire, elle dure encore. Jusqu'à l'adolescence, j'ai eu une passion pour Juskunia, une sorte de folie. J'étais tout le temps à l'intérieur. J'ai créé la capitale de cet Etat et je l'ai appelée Jelo. Je ne connaissais pas le mot anglais yellow (jaune). Et lorsque j'ai découvert son existence, j'ai été furieux car cela contrariait

11mon projet. J'étais aussi fasciné par la confection de cartes qui devenaient de plus en plus précises. Je dessinais des places, des cathédrales. Sans aucun doute, c'était la plus belle ville au monde. Et il m'arrive, encore aujourd'hui, de rêver à cette ville. Il y a cinq ans, je me souviens d'avoir encore dessiné une carte de Jelo. ].-P. T. - Y avait il un théâtre à Jelo? K. L. - Probablement, mais je dois dire que je ne m'y intéressais pas tellement. B. P.-Y. - Comment peut-on expliquer que vous n'êtes pas allé directement de votre "théâtre dans le jardin" au théâtre même? K. L. - Le mûrissement d'un garçon d'une ville de province vers une activité artistique est toujours quelque chose de très complexe et de bizarre. Il y a d'abord eu cet embryon du "fait maison". J'ai énormément dessiné pour Juskunia. Au lycée, le professeur principal m'a demandé: "Que voulez vous faire ?" J'ai répondu: "Etudier à l'Ecole des beaux arts." Il y a eu une sorte de consternation, personne ne savait comment réagir. Ce n'était pas inclus dans le tableau de Mendeleïev de mon école. C'est pour cette rai son que j'ai commencé à étudier la physique. Finalement, au bout de trois ans, je suis tout de même entré à l'Ecole des beaux arts.

Ce fut un choc. J'ai ressenti une collision entre l'embryon du "fait maison" et l'Art avec un grand A. Il me fallait saisir les canons et les règles en vigueur dans l'art de peindre, en passer par une période de falsification générale. Tout ce qui se trouvait dans l'embryon se trouvait

12

rejeté. J'ai failli m'y perdre entièrement, rejeter tout ce côté miraculeux, tout ce qui naît d'une façon autonome dans l'imagination de l'individu. Nous fûmes assez nombreux à être capables d'apprendre à faire quelque chose, mais en même temps nous ne savions pas pourquoi nous le faisions. Dans cette phase d'imitation, on oublie sa genèse, ses origines, l'esprit est mutilé. Je pense que la majorité des artistes dans le monde sont des artistes mutilés. Toutes les écoles qui forment les artistes contribuent à cet état de choses. Je ne veux pas dire par là que c'est quelque chose de complètement négatif, ce bond est indispensable, sinon on resterait jusqu'au bout un artiste naïf. Mais il ne faut pas s'arrêter à cette étape, se déguiser pour faire semblant d'être un autre. Je pense surtout à la peinture que j'étudiais à l'époque, ces années du grand courant avantgardiste qui consistait pour chacun d'entre nous à élaborer une valeur stylistique, à essayer de trouver dans ce mouvement quelque chose, une ligne par exemple. C'était comme si chacun d'entre nous trouvait une bouée de sauvetage pour se montrer avec et, en même temps, en être fier.

Je me suis rendu compte que je devenais dépendant, que je n'arrivais plus à sortir de cette vision provisoire, comme un individu qui perd le lien avec ce qui est le plus profond en lui. "Aujourd'hui, je

Page 3: Lupa French Full

n'ai rien, mais demain je trouverai quelque chose de meilleur, je trouverai une orange", dit le peintre. Mais le lendemain, il ne trouve pas, il continue à peindre toujours cette même orange. Et il demeure pour long temps le peintre de l'orange. C'est un piège. Je comprends Picasso qui dit: "Si quelque chose devient facile pour moi, je dois l'abandonner."

13

J.-P. T. - Quand avez vous ressenti que vous étiez dans l'impasse? K. L. - Le miracle de l'enfance, cette création dont j'ai parlé, a toujours été pour moi un critère, une référence. En comparaison de cette vraie création enfantine, j'avais souvent l'impression de mentir. Toute personne qui a vécu un acte créateur ne se laissera plus jamais abuser par un goût mensonger. Car un acte créateur véritable possède un goût inimitable, incomparable, c'est une sorte de bonheur ou de joie, qui porte en lui toute l'énergie de la transgression. On se trouve ailleurs, comme emporté. Or ce sentiment d'impétuosité, je ne le ressentais pas lorsque j'étais aux Beaux Arts.

Un jour, un professeur, Mme Hanna Rudzka Cybisowa, un peintre connu qui faisait partie d'un groupe qu'on appelait le "Comité de Paris" (des peintres coloristes épigones de Bonnard), m'a dit : "Vous, vous ne peignez pas, vous racontez."

Ce fut comme une illumination. Effective~ ment, mes dessins et ma peinture n'étaient pas un but en soi. Le but, c'était le récit. ].P. T. - Et vous avez bifurqué vers le cinéma? K. L. - Aux Beaux Arts, où je suis resté six ans pour finalement obtenir mon diplôme, j'ai eu la marotte du cinéma. Un jour sans film était pour moi une journée perdue. La Nouvelle Vague française était mon idole, notamment Jean Luc Godard. Finalement, j'ai passé l'exa men d'entrée à l'Ecole de cinéma de L6di et j'ai été reçu. Mais je ne suis pas allé au bout car j'ai été exclu de l'école, pour expression

14 incompréhensible, dandysme et maniérisme. En grande partie, c'était justifié. Lorsqu'on est jeune, on connaît parfois ces moments où explose l'excentricité. Peut être en réaction au fait qu'on veut vous étouffer.

Un film réalisé pour un examen a provoqué mon exclusion. En comparaison, je pourrais dire que chez Godard le récit est très construit. Ce qui me fascinait, c'était la décomposition, la rupture dans le récit et l'idée de suivre des associations très étranges. Le film racontait l'histoire de deux animaux humains qui habitent dans une même chambre. C'était une tentative d'observer une osmose au niveau des réflexes. Ces deux personnes ne faisaient rien de sensé, elles étaient allongées sur le lit, buvaient du thé, jouaient avec leurs orteils et il y avait, entre elles, une relation inconsciente de séduction. A l'époque, on m'a reproché d'avoir fait un film homosexuel. Effectivement, on pouvait y trou ver une sensibilité de ce type, mais ce n'est pas du tout ce que je voulais montrer. Dans ce film et d'autres réalisés à l'école, je cherchais des positions de caméra qui seraient agaçantes, comme s'il y avait quelqu'un d'étranger dans la pièce, qui n'aurait pas été admis à voir ce qu'il s'y passait. A ce moment là, je commençais à ressentir qu'à travers une position donnée de la caméra et la façon de mener le récit, je réussirais à surmonter une résistance. ].-P. T. Que reste-t-il de ces films d'étude? K. L. - Je ne suis pas en mesure de les voir. Probablement, ils ne me plairaient pas du tout. Comment dire ... C'était détruire pour le plaisir de détruire, une contestation et un narcissisme

15

exacerbés non tournés vers moi même mais vers ma propre création. Je m'investissais pleinement, émerveillé de voir que c'était moi même qui faisais quelque chose. C'est une des étapes caractéristiques pour un jeune qui a besoin d'en passer par là. Un individu en train de mûrir doit

Page 4: Lupa French Full

sans cesse s'interroger, creuser la question du "qui suis je ?", essayer divers masques et les arracher. Il doit agresser les autres, les obliger à admettre qu'il est différent. Evidemment, dans tout cela, il n'y a pas de vraie humilité, il n'y a pas de vraie observation, ni de soi même ni du monde. B. P.Y. - Donc l'école est nécessaire, justement pour que tout ce processus ait lieu? K. L. - Oui, mais l'école est aussi nécessaire pour qu'on l'affronte, pour qu'on la combatte.

Je me demande ce que l'école m'a le plus apporté: de grandes fascinations ou de grandes défaites? Le plus important reste les fascinations que l'on dépasse par la suite. Les luttes contre les professeurs, contre les idées qui n'étaient pas acceptables pour moi. Si ces luttes sont rigoureuses et authentiques, donc sincères et honnêtes, alors c'est quelque chose de très créateur. Récemment, j'ai été impressionné par les relations entre Wittgenstein et Bertrand Russell. Il y a eu une illumination venant de Wittgenstein sur le rapport à un maître qui, à un degré ultérieur, devient un combat contre ce maître. Se battre contre un maître, c'est comme si on montait un escalier. Chaque marche m'éloigne un peu plus de la base, la pression devient de plus en plus forte, mais cela me permet de construire quelque chose. Dans une école artistique,

16 on n'arrivera à rien sans pratiquer la controverse passionnée, même si cette passion est provoquée. On m'accusait de commettre des erreurs, or c'est ce que, justement, je conseille à l'élève: "Cherche à te développer là où l'on te critique. Tu sentiras le reproche s'il te fait souffrir. A ce moment précis tu n'es pas en mesure de corn prendre pourquoi tu as mal fait quelque chose. Quelqu'un te frappe et les coups atteignent les endroits où tes désirs sont les plus passion nés." Si je me soumets, je deviens un bon élève obéissant. C'est un danger, en particulier pour les acteurs, car leur maladresse ou leur humilité viennent du fait qu'ils ont du mal à faire la distinction entre eux mêmes et leurs œuvres.

Si le peintre dit: C'est ma toile, c'est moi, l'acteur, lui, ne connaît jamais cette situation. Au moment où quelqu'un lui dit: "Ce que tu viens de faire est mauvais", quelque chose dans son corps se rétracte et l'acteur perd le contact avec son désir. Dans le travail avec les acteurs, j'essaie de les inciter à ce qu'ils défendent leur désir. C'est une autre approche. S'entêter à défendre quelque chose que l'on vient de faire et s'entêter à défendre quelque chose que l'on désire sont deux choses tout à fait différentes. Il est vrai que l'école suscite souvent cette passion pour la polémique chez les jeunes. Je pense que les enseignants et les étudiants devraient tenir compte de cette nécessité de "se disputer", d'être en désaccord. L'expérience d'un jeune est extraordinaire lorsque son enseignant admet la contestation. ].-P. T. - Après avoir été exclu de l'Ecole de cinéma de L6di, vous avez bifurqué vers le théâtre. Dans quelles circonstances?

17

K. L. - Une première fois je me suis présenté aux examens d'entrée à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique* de Varsovie mais je n'ai pas été admis. Ensuite j'ai été candidat au département de mise en scène, qui venait d'être créé à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie, où j'ai été reçu. Et là, comme encouragé par une voix, j'ai senti que je pouvais prendre le taureau par les cornes. Au bout de quelques mois de séjour à l'école, j'ai réalisé que j'étais vraiment à l'aise face à cette matière là. Bien sûr, je ressentais des difficultés, des impossibilités ou des mystères, mais au moment où je parvenais à les dépasser, j'accédais aux mêmes impressions, aux états auxquels j'avais eu accès dans mon enfance. C'était quelque chose de charnel, comme si cela mettait en branle l'ensemble de mon corps. Lorsque je me posais la question de savoir où j'allais placer la caméra ou comment je devais monter telle séquence, il n'y avait que ma tête qui travaillait. Je n'avais pas l'impression qu'il se passait quel que chose de magique comme au temps de mon enfance où, en courant autour de la table, j'avais la sensation de créer la réalité. La création

Page 5: Lupa French Full

de l'esprit faisait corps alors avec tout l'organisme. C'est quelque chose qu'il est difficile de formuler. Chaque acteur ou chaque metteur en scène sait que lorsqu'il emprunte le bon chemin, lorsqu'il entre dans le bon torrent et subit les assauts de l'inspiration, il lui arrive physiquement quelque chose de très particulier.

C'est très différent de ce qu'on pourrait appeler la création stérile. Là, adossé à un mur, on • Paii.stwowa Wyisza Szkola Teatralna ou PWST. Il en existe notamment une à Cracovie et une à Varsovie.

18 attend quelque chose. On tape du poing dans le mur, tout en sachant qu'un autre coup de poing sera tout aussi vain. Il nous faut attendre que le mur se lézarde pour que le proces sus devienne possible. Ce n'est que dans ces moments là que nous arrivons à comprendre notre relation à la matière qui nous résiste, si bien que la période stérile et celle de l'inspiration sont très étroitement liées. Comme s'il s'agissait des périodes de la croissance d'une même plante. ].P. T. - Vous disiez aller tous les jours au cinéma quand vous étiez aux Beaux Arts, on a l'impression que le théâtre, en tant que spectateur, n'existait pas dans votre vie? K. L. - Le théâtre est apparu en tant que tel lorsque j'ai commencé mes études à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie. Bien sûr, au lycée, nous étions allés dans le chef lieu de la voïvodie voir les pièces du répertoire classique polonais, mais ce théâtre gentiment illustratif ne m'avait fait aucune impression.

C'est au cinéma que se passaient les choses nouvelles. Je me souviens de ces séances où, à la sortie, nous discutions pendant des heures non pas sur le côté "bon ou mauvais" de l'œuvre, mais sur les héros de ces films. Nous nous identifiions aux sentiments de bonheur ou de malheur, nous étions subjugués par des personnalités fortes. Un personnage fascinant au cinéma nous contaminait. Il ne s'agissait pas seulement du culte de l'acteur, mais de ce mélange fascinant entre l'acteur et son personnage. Par exemple, nous parlions beaucoup de la solitude à

19

travers Jeanne Moreau (je me souviens de ce grand film qu'est Moderato cantabile). C'est elle qui nous guidait à travers cette solitude.

Au théâtre, si l'on s'en tient au fait de raconter une histoire, on est toujours perdant face au cinéma. Il faut pouvoir aller au delà de l'histoire, que cela devienne un événement initiatique. A Cracovie, les pièces de Witkiewicz, mises en scène par Jerzy Jarocki*, ont été pour moi une véritable initiation. Pour la première fois, j'ai ressenti à nouveau mon "jardin". Comme si une osmose charnelle s'installait entre l'acteur sur la scène et moi même. L'acteur, à travers son rythme, sa musicalité, son étrange façon d'être, rayonnait.

Ensuite, j'ai lu une phrase de Kantor qui m'a fasciné et a été pour moi comme une pierre de touche (je cite de mémoire) : "L'acteur sur scène est quelqu'un d'effroyablement éloigné de tout ce que nous connaissons d'humain, il nous paraît aussi effrayant qu'un cadavre dans son cercueil. C'est avec une sorte de tremblement effrayé que nous le percevons, il nous est tout de même proche car on ne peut contester son humanité. Cette étendue entre l'effroyablement lointain et le proche est un levain de la vie méta physique, de ce qui se passe au théâtre. La participation au théâtre est comme une participation à la messe, c'est à dire la participation à une présence, une incarnation qui accomplit dans ton corps et ton âme une sorte de transfiguration

• Né en 1929, Jerzy Jarocki est diplômé de la faculté des acteurs de l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie. Il a étudié la mise en scène au GlTIS à Moscou. Il réalise sa première mise en scène en 1957 à Katowice. Cinq ans plus tard, il devient metteur en scène attitré au Théâtre Stary de Cracovie.

20

Page 6: Lupa French Full

même si - et surtout si -l'on ignore ce qu'est cette transfiguration." J'ai éprouvé ce sentiment au théâtre. Et alors est venue comme une sorte de faim. Le théâtre

m'est apparu comme une fête, tandis que le cinéma devenait quelque chose d'ordinaire. J'avais été obsédé par le cinéma, c'était une drogue et le théâtre apparaissait comme une purification, quelque chose qui me ramenait à l'irrémédiablement perdu de mon enfance. ].-P. T. - Swinarski* et Jarocki ont été vos professeurs à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie. K. L. -J'ai eu cette chance. Jerzy Krasowski qui a créé à l'époque, en 1973, le département mise en scène (c'était malicieusement dirigé contre l'école de Varsovie ... ) y a réuni les meilleurs créateurs de Pologne. Kantor a donné un cours, mais au bout d'une demi heure il est parti car l'un de ses étudiants a essayé de discuter avec lui. Konrad Swinarski, je le considère comme mon maître en ce qui concerne ma méthode du travail intérieur. Cela vient d'une de ses caractéristiques, l'alcoolisme. Le matin, très souvent, il arrivait à l'école avec la gueule de bois et il détruisait tout ce que nous avions * Né en 1929, Konrad Swinarski est décédé accidentellement à quarante-six ans, le 19 août 1975, près de Damas, après la chute de l'avion qui le ramenait du Festival de Chiraz en Iran, en laissant inachevée sa mise en scène d'Hamlet. Diplômé des Beaux-Arts de Varsovie, il était allé en Allemagne travailler auprès de Brecht dont il était devenu l'assistant. De retour en Pologne, il travailla dans différents théâtres et devint en 1965 metteur en scène attitré au Théâtre Stary de Cracovie.

21

construit la veille. Il remettait en question toutes nos trouvailles. D'habitude, nous nous attachons à nos premières trouvailles, ce qui nous rend immobiles, à l'instar de ce peintre à l'orange évoqué précédemment. 'Tai peur de casser cette pierre précieuse que je viens de trouver ou de m'en débarrasser, car j'ai peur de ne jamais trouver la même chose." Pendant une répétition, quand les acteurs trouvent par hasard quelque chose d'intéressant pour le jeu, ils s'y accrochent le lendemain, comme s'ils avaient trouvé une perle rare. Un artiste qui a peur de remettre en question la synthèse de ses trouvailles successives n'est pas un créateur. La découverte n'intervient que si l'artiste arrive à casser la synthèse qu'il vient de créer.

En cela, j'ai été très influencé par Swinarski. Néanmoins, comme à chaque fois que j'ai été influencé par quelqu'un, j'ai eu envie de me confronter à lui. Mon émerveillement a toujours été à la mesure de mon désir de confrontation. Au fond de moi même, je l'admirais beaucoup, ce qui ne m'empêchait pas de m'opposer à lui pendant les ateliers de mise en scène. Il m'en a imposé car il savait se battre avec moi comme un chien. Il devenait alors comme un enfant, il n'était plus dans son rôle de professeur. Comme si j'étais plus âgé que lui. C'est lui qui m'attaquait. Cela ne veut pas dire que je tirais un plaisir de ma victoire, car au moment où il descendait de son piédestal de professeur, je l'estimais encore plus.

Jarocki était quelqu'un de différent. Un professeur terrible, sadique. Je me suis présenté à lui en tant que fan de ses mises en scène.

Ces années à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie furent pour moi 22

une période particulièrement heureuse. Quelque chose s'était calmé en moi, comme si cela devenait plus vrai. J'ai été reçu premier au concours d'entrée et admis à l'école au moment où, intérieurement, j'avais besoin de me sentir le meilleur. Un artiste ne devrait pas avoir honte de vouloir être le meilleur. Il faut qu'il ait la foi, qu'il admette porter en lui un élément divin. Vu de l'extérieur, cela peut paraître ridicule, et même dégoûtant, de voir se manifester ainsi l'orgueil de l'artiste. Mais, au bout de quelques années, l'orgueil se consume. Je compare la création au creuset des alchimistes. Elle y subit une transmutation faite de travail, de vérité et d'humilité.

Page 7: Lupa French Full

].-P. T. - Vous étiez peu nombreux à inaugurer ce cursus de formation à la mise en scène à Cracovie? K. L. - Nous formions un groupe de cinq élèves metteurs en scène. Chaque groupe a sa spécificité propre. Si, dans un groupe, il y a deux leaders charismatiques qui s'affrontent, apparaît alors un ferment fantastique qui stimule les autres membres du groupe. Comme une spi raie qui tire les individus vers le haut. A l'époque, dans notre groupe, il y avait trois personnes qui rivalisaient entre elles, mais sans aucune haine. Mikolaj Grabowski, Izabela Polawiiiska et moi. La vie dans ce groupe était traversée par une extraordinaire intensité de perception et un dépassement des problèmes individuels.

Aucune configuration, aussi bonne soit elle, avec les enseignants n'est capable d'engendrer ce que produit la relation à l'intérieur du groupe qui, systématiquement, remet tout en question.

23

Bien souvent, à l'école, nos "trouvailles" se résument à nos devoirs à la maison. Il arrive souvent que nos spectacles soient très scolaires. Nous ne sommes pas nous mêmes en mesure de nous obliger à rendre caduque notre première trouvaille et de continuer à creuser. Il arrive que, dans un groupe, ma trouvaille soit contestée, mais sans haine, et que cette critique émane de l'individu qui me fait part de son désir en me soumettant le résultat de ses propres recherches. Tous les grands mouvements littéraires et philosophiques ont pris leur source dans ce genre de groupes.

Je dois énormément à mes camarades, car un processus s'est mis en marche. Aujourd'hui, devenu professeur, j'aime à observer les groupes, leur évolution, leur façon de mûrir. Parfois, on voit apparaître un groupe apparemment très intéressant, et dans lequel on met beaucoup d'espoir, mais cela en reste là. Le groupe ne bouge pas, comme s'il n'y avait pas de processus interne. Quelquefois, il existe des groupes très studieux qui donnent un sentiment de sécurité à l'enseignant, mais, après un certain temps, l'enseignant se rend compte que c'est là un sentiment très ennuyeux. Au bout de quelques rencontres, il ne sait plus quoi faire. Mais il y a aussi des groupes qui nous remplissent presque d'effroi après la première rencontre, on a l'impression qu'on ne pourra pas les intéresser à ce qui se trouve au fond de nous. On sent en eux une méfiance, une résistance. C'est souvent le leader du groupe qui manifeste cette méfiance. Il se crée une sorte de combat entre l'enseignant et le leader. Cela peut devenir une inspiration extraordinaire pour les autres. Mais cela ne se passe pas

24 toujours comme ça, je ne réussis pas toujours à dominer le leader du groupe. Il m'est arrivé d'être dominé. C'est ainsi que j'ai trouvé quel que chose que je ne connaissais pas au para vant et que je n'avais pas en moi.

C'est à l'école que j'apprends le plus, dans ces moments où je ne suis pas engagé dans la création d'un spectacle. Car l'approche n'est pas pragmatique. C'est comme si nous nous autorisions à aller au delà et que nous découvrions des choses qui nous font rajeunir. Ce n'est qu'après qu'on arrive à faire quelque chose de nouveau au théâtre. Très souvent, je me sens comme un vampire qui suce le sang des jeunes, mais visiblement ils ont besoin de cette sangsue.

J.-P. T. - Votre groupe d'élèves metteurs en scène travaillait beaucoup avec les élèves acteurs?

K. L. - En ce qui me concerne, oui. La situation était bénie: j'ai été reçu premier à l'examen et, en plus, Swinarski avait dit de moi que j'étais génial. De ce fait, les acteurs venaient me voir pour que je les aide à préparer des scènes pour les montrer devant leurs professeurs. La nuit, en secret, je préparais des scènes, ensuite pendant des cours auxquels je n'assistais pas, elles étaient

Page 8: Lupa French Full

présentées et notées. Je n'étais pas directement confronté à celui qui notait, c'est quel que chose que j'apprenais par la suite, tout se passait comme "par procuration". Lorsque nous apprenons quelque chose entre quatre yeux, il existe quelque chose que j'appelle l'humilité paresseuse qui fait que nous prenons en compte la raison d'autrui. Mais, dans le cas où cette raison nous est donnée par procuration, cela devient

25

une ombre ou un fantôme contre lesquels on peut se battre. Pour moi, c'était une situation très inspirante. J'entendais des rumeurs, des opinions sur la scène que j'avais préparée la veille et qui avait été pour moi un moment d'illumination. A chaque instant, lorsqu'on se bat contre la résistance de la matière, c'est le combat lui même qui est très important, car c'est un combat contre toute tentation de fatalisme. Ce qu'il y a de plus monstrueux au théâtre, c'est cette sorte d'apathie collective face au rêve. Au début de notre travail, nous avons devant nous une intuition primitive, celle d'un paysage, et on essaie de l'atteindre. Puis advient une sorte de crise, alors nous voulons atteindre la rive le plus rapidement possible. Cette rive où se poser s'appelle le "c'est bien", "avant ce n'était pas bien, maintenant, c'est bien". Bien sûr, on peut dire que cet état du "c'est bien" signifie que l'on renonce au rêve. Souvent au théâtre survient une crise où, tout d'un coup, on a l'impression que ce dont on avait rêvé, c'est vraiment le sommet de l'imbécillité. On a l'impression de s'enfoncer dans un marécage. Dans ce cas là, nous nous devons de rejoindre la rive le plus rapidement possible, d'atteindre le "c'est bien". C'est ainsi qu'aboutissent quatre vingt dix pour cent des premières. J.-P. T. - Quelles étaient alors les méthodes qui présidaient à l'enseignement à l'Ecole d'art dramatique de Cracovie, la méthode russe? K. L. - La méthode russe est un abécédaire. Il est difficile d'enseigner la mise en scène, l'art de l'acteur sans se référer à Stanislavski, à Mikhaïl Tchekhov, etc. A Cracovie, chaque professeur

26 le faisait à sa mesure, mais personne n'était envoûté. La méthode de Stanislavski est une tentative d'atteindre la géologie de l'acteur, ce qu'on appelle les couches intérieures. Cela nous permet de trouver un point de départ d'où partent l'inspiration et l'énergie. C'est aussi une façon d'atteindre les régions spirituelles et charnelles de l'imagination et de l'incarnation. Jarocki avait étudié à Moscou. Donc, probablement, tout ce qu'il avait appris là bas demeurait en lui. Par la suite, il a réussi à créer sa propre méthode organique, de plus, c'était un homme qui aimait à dire : "Ce que je vous apprends est à moi, cela m'appartient." Nous n'étions pas capables de décortiquer la part de Stanislavski dans ce qu'il nous apprenait.

Swinarski, lui, dans sa jeunesse, avait été assistant de Brecht au Berliner Ensemble. Après la mort de Brecht, il a colmaté les trous. Il nous faisait partager cette philosophie du théâtre de la distanciation qui était quelque chose de cruel et de contradictoire, car le théâtre de Brecht contient en même temps la distance et l'absence de distance. C'est comme si la flamme avait été étouffée, c'est comme si la passion se transformait en ironie. On peut dire que chez Brecht la passion est transformée en ironie ou bien en philosophie de l'effet V*. Swinarski, qui avait été inspiré et fertilisé par le motif classique du romantisme polonais, a pu enrichir cette vision à travers l'effet V. Beaucoup de critiques lui ont reproché son cynisme, pour moi c'était tout le contraire : un théâtre construit sur une douleur implacablement dénudée et transformé par la • Veifremdungseffekt ou effet de distanciation, d'éloignement, d'étrangeté.

27

cruelle distanciation. A lui seul, il formait une autre école de théâtre. En dehors de ces deux fortes personnalités, il faut parler de Jerzy Krasowski et d'Ewa

Page 9: Lupa French Full

Skuszanka, des personnes dont on ne se souvient plus aujourd'hui, l'un et l'autre metteurs en scène étendards d'une époque révolue. Ils étaient porteurs de cette méthode russe dans sa forme courante et adoucie. Chez Skuszanka nous retrouvions ce travail par koussotchki ("petits morceaux" en russe). Nous apprenions donc ce que veut le personnage et non pas comment il est. Cela suscitait chez moi une vive protestation. Bref, je peux donc dire que mon rapport à Stanislavski a été de l'ordre de l'assimilation, mais sur un mode critique.

Nous avions aussi dans notre département deux intellectuels en pointe de Cracovie, Kazimierz Wyka et Jan Bloiiski. C'était passionnant, car nous entrions dans une perception analytique de la littérature, non plus la seule analyse pragmatique du drame mais une pénétration très perspicace de la structure littéraire, tout le mystère de la triade: auteur, narrateur, héros. Comment définir le "moi" en littérature, quelles sont les perspectives de la vision en littérature, et comment arriver par son intermédiaire à saisir la réalité de ce geste que j'appelle aujourd'hui le "geste narratif"? Qu'est ce que le geste narratif de Kafka, celui de Joyce? Si l'on par vient à voir cette transformation du monde imaginaire au monde littéraire, nous sommes, pour ainsi dire, contaminés. C'est une possibilité de retrouver le geste dans son incarnation théâtrale. Qu'est ce que cela signifie: montrer Kafka au théâtre? La plupart des metteurs en scène abordent ce sujet à l'envers. Par le côté extérieur.

28 Au lieu de suivre le "moi de Kafka", ce qui n'est pas si simple que ça. B. P.-Y. - A partir de là, comment définiriez vous le metteur en scène? K. L. - Pour moi, le metteur en scène ne fait pas partie de la machine qui produit le spectacle, comme cela arrive souvent dans le théâtre contemporain où on peut dire qu'une personne fait la mise en scène, une autre dit aux acteurs comment marcher, une troisième leur explique comment danser, une quatrième s'occupe de l'espace, etc. Bien sûr, il arrive que le résultat de cette multitude chaotique puisse être intéressant. Personnellement, je ne sais pas travailler comme ça. Même si dans mon spectacle il apparaît quelque chose de l'ordre de la danse, il faut que cette danse vienne du "mono logue intérieur" de l'acteur, de ses désirs et de son imagination. A ce moment là, je ne vois pas le metteur en scène attraper l'acteur par le pied et lui dire : "Place le pied comme ça !" Un metteur en scène est un inspirateur, quel qu'un qui apporte un premier rêve, qui vient avec un livre et fait part aux autres de l'émotion qu'il a vécue grâce à ce livre.

Mais il ne suffit pas d'apporter un livre, il faut apporter quelque chose de vécu. Ce que je dis ne constitue pas une définition, plutôt un tas de feuilles, mais en balayant ces feuilles, on construit une définition. Un exemple : comme désormais je n'ai plus peur de perdre le fil (vous savez, les metteurs en scène ont très souvent peur de perdre le fil), je n'ai plus peur d'arriver à la première répétition et de dire aux acteurs: "Ecoutez, je ne sais pas comment on va faire

29

ce spectacle." Je sais de quelle manière j'ai vécu ce texte, je sais aussi quels sont les sentiments qu'il m'a inspirés, mais ce n'est toujours que de la perception. Lorsqu'un texte demeure en moi depuis longtemps, il se transforme en associations étranges, il suscite un besoin de trouver des réponses. Si je tiens cette chose, alors je me sens le droit de préparer le spectacle. Le texte que je propose aux acteurs contient un univers à lui tout seul, à condition que mes pressentiments soient authentiques et vrais. Cette inspiration doit se mettre en place à l'intérieur d'un groupe de gens créatifs. Je ne peux pas imposer à ce groupe un plan du spectacle déjà tout prêt où les acteurs ne seraient que les exécutants. Pour moi, le metteur en scène est le chef de cette communauté créatrice, le provocateur, l'initiateur de cette utopie. ].-P. T. - On peut en déduire quelques paradoxes. Moins le metteur en scène maîtrise, plus il est metteur en scène; plus la réalité du groupe est imprévisible donc vivante, plus le groupe s'en

Page 10: Lupa French Full

fonce dans sa réalité même, et donc plus le spectacle parle de l'autre réalité qui est celle du monde. K. L. - Ce sont justement ces paradoxes que j'ai voulu exprimer, que j'ai voulu atteindre. ].p. T. - Jetons un autre nom dans la conversation, celui d'un autre de vos compatriotes, Jerzy Grotowski. K. L. - J'ai à peine croisé Grotowski. Je n'ai vu qu'une reprise de son dernier spectacle et, déjà à l'époque, on disait de ce spectacle qu'il était

30 mort. Donc il m'est difficile de dire ce qu'il en était lors de sa création. Au moment où j'abor dais le théâtre, Grotowski était au sommet de sa gloire. C'était le moment où il abandonnait le théâtre en tant que spectacle et abordait un domaine parathéâtral, une sorte d'expérience spirituelle liée à ce qu'on vit lorsqu'on est homme de théâtre. D'une part, il avait un bon nombre de fidèles qui étaient en train de former comme une secte, avec un vécu quasi religieux. D'autre part, beaucoup de personnes faisaient montre d'une réticence et gardaient une distance. En ce qui me concerne, j'ai dû voir Apocalypsis cum figuris au moment de mon entrée à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique. Tout d'abord, je me suis senti repoussé par l'ambiance pleine de célébration qui régnait avant le spectacle. J'appartenais à un groupe d'étudiants qui n'avaient pas de billets mais qui avaient été admis, à la différence de membres du gouvernement qui, munis de billets, ne l'avaient pas été. C'était une sorte de provocation. Le fait qu'on sélectionne, qu'on scrute les spectateurs, qu'on les admette ou non était quelque chose de typique chez Grotowski. On disait qu'il avait peur des personnes qui se distançaient trop par rapport à son spectacle, car ce côté négatif instaurait une mauvaise énergie. Il préférait un public homogène plus propice à vivre l'événement métaphysique qu'il proposait.

Donc, nous étions dans l'attente du spectacle, lequel commençait au moment où Grotowski estimait que la situation était mûre: pas question de commencer à l'heure prévue. Tout était prêt mais le spectacle ne commençait pas. Grotowski est arrivé dans le foyer du théâtre

31

où nous attendions. Il est apparu comme Jésus ou comme Zarathoustra, et il nous a instruits. Un groupe de gens autour de lui posait des questions, il répondait et j'ai eu l'impression que cette introduction appartenait à un rituel. Je ne sais pas pourquoi mais cela m'a déplu. J'étais un jeune homme, je le regardais de loin, je ne me suis pas approché, comme si j'avais honte, je devais être pour lui complètement anonyme. Mais nous mêmes ne nous sentons jamais anonymes à l'intérieur, j'étais déjà en moi même Krystian Lupa, qui n'avait encore rien fait. Lui, c'était maître Grotowski qui parlait d'une voix basse. Je n'arrivais pas à me concentrer sur ce qu'il disait, j'avais l'impression qu'il don nait plus d'importance à la manière de parler qu'au contenu, que cette fonction de prêtre lui apportait une grande joie. Donc, je peux dire que je suis entré dans la salle avec une sorte d'étrange agressivité, même si au départ je m'étais senti flatté d'être admis alors que tel représentant du pouvoir ne l'avait pas été.

Quand le spectacle a commencé, je me suis identifié au personnage joué par Ryszard Cieslak. L'acteur était en transe et il émanait de lui une énergie. Je ne pouvais pas dire la même chose des autres. J'avais l'impression que tout le spectacle suggérait qu'il n'était pas du théâtre mais un acte d'offrande, et que les acteurs n'étaient pas des acteurs mais des prêtres sacrificiels. Cieslak portait cette foi en lui, mais les autres faisaient semblant, c'était pour moi dé goûtant, un mensonge. Dès l'apparition de Grotowski, j'avais eu l'impression qu'il voulait renverser le spectateur, le mettre à genoux. Je n'ai rien contre cette intention: Kantor, d'une manière sincère, a eu ce désir. Mais Kantor ne

32 fait pas semblant de procéder à un sacrifice au profit de l'humanité. J'essaie d'exprimer ici d'une

Page 11: Lupa French Full

manière synthétique ce que j'ai ressenti alors de manière charnelle, très spontanée : j'avais l'impression qu'on avait abusé de moi et je n'arrivais pas à me calmer après le spectacle. Je ne peux pas dire que Grotowski me hérissait mais je sentais quelque chose d'irréversible. Il en va du jeune homme que j'étais comme de tous les jeunes : les émerveillements sont idolâtres et les aversions sans appel.

Quand j'ai commencé mon travail à Jelenia Góra, la directrice, Alina Obidniak, qui était une amie de Grotowski (elle avait étudié avec lui à Moscou), a beaucoup insisté pour que nous fassions connaissance. Je n'ai pas voulu, et elle n'arrivait pas à le comprendre. Elle a cependant invité Grotowski à voir mon premier spectacle, La Chambre transparente. Elle ne savait pas que j'avais utilisé dans la première partie des phrases de Grotowski de manière ironique. Grotowski est sorti à la fin du premier acte, il était vexé, ce qui m'a encore plus séparé de lui, car il est difficile de dire qu'il s'est séparé de moi. Il m'a semblé curieux de voir cet homme, qui jouissait d'un statut incontestable, réagir de manière aussi pusillanime à toute critique. Plus tard, quand je suis devenu connu en Pologne, dans des entretiens, j'ai prononcé quelques phrases à son sujet, mais jamais pour exprimer ma réticence envers lui. J'essayais plutôt de me référer à sa dimension spirituelle, pour rechercher la transgression, la possibilité pour l'acteur de devenir une sorte de médium entre l'élément transcendant et le corps humain. Je peux dire que j'ai toujours été fasciné par ce territoire, cependant jamais je n'oserais dire

33

que ma recherche a été couronnée de succès. Grotowski suggérait, lui, qu'il avait achevé cette recherche et cela m'a toujours irrité. Grotowski était un prêtre prétendant avoir vu Dieu. ].-P. T. - Il semble, au contraire, que la relation que vous avez entretenue avec Tadeusz Kantor a été très productive.

K. L. - Au départ, mon rapport à Kantor était idolâtre. J'ai eu la chance de commencer le théâtre à Cracovie à l'époque d'une transformation chez Kantor, liée à la création de La Classe morte. Bien sûr, il s'occupait du théâtre depuis la fin de la guerre, on avait dit beaucoup de bien de son Retour d'Ulysse, son premier spectacle. Par la suite, Kantor a été perçu, dans le milieu de Cracovie, comme le colporteur de l'art occidental en Pologne et comme un personnage artistiquement secondaire. Un épigone. Une sorte de clown qui se crée lui même un personnage, un peu à la manière de Salvador Dalî. Notamment lorsqu'il s'est mis à faire des happenings à la mode occidentale et s'est laissé aller à cette tendance de présentation narcissique de soi même. Il se montrait toujours dans le rôle du mage, comme le faisait Cocteau dans ses films. Je faisais partie de ceux qui affichaient un sourire condescendant lorsqu'on parlait de Kantor, même si on ne pouvait pas nier son côté très charismatique, même si ses cours à la galerie Krzysztofory étaient très intéressants. Quand il s'est mis à accrocher des parapluies à ses toiles, cela a suscité tout un orage de rires très agressifs dans le milieu artistique de Cracovie. Tout semblait indiquer que la ville en avait assez de Kantor. Et puis il y a eu l'éblouissement

34 de deux spectacles : La Classe morte, inspiré de Bruno Schulz, et Les Mignons et les Guenons d'après Witkiewicz. Ces spectacles ont exercé sur moi une fascination incroyable. D'abord il y avait le fait que l'acteur prenait une autre dimension, il n'était pas la reproduction modeste d'un personnage de la pièce. J'étais émerveillé par le fait que Kantor empêche les acteurs de jouer : ils étaient mis au coin, comme des enfants privés de faire quelque chose. L'explosion d'une conduite enfantine motivait le besoin de jouer. Il y avait ce que Kantor appelait le "fait dans un coin". Je me souviens de Zofia Kaliiiska, une actrice avec laquelle j'ai travaillé plus tard, elle tenait le rôle principal dans Les Mignons et les Guenons. Pendant tout le spectacle, elle était enfermée dans une cage et tentait sans cesse d'en sortir. A chaque fois qu'elle y arrivait, on la remettait dedans, et elle, elle essayait de s'attirer la sympathie des spectateurs. Mais cela se passait comme si elle

Page 12: Lupa French Full

était en dehors de la pièce, en dehors du récit, comme si la comédienne elle même à un moment ne supportait plus la rigueur de la pièce et du metteur en scène, et tentait de demander aux spectateurs de faire en sorte qu'elle se sauve pour s'échapper de la pièce. Toutes les tentatives habituelles de rapprochements avec des spectateurs - serrer la main des spectateurs, serrer son corps nu contre le spectateur, l'attirer pour qu'il entre dans la pièce -, je les percevais comme des gestes faux qui augmentaient la gêne entre les spectateurs et les acteurs et non l'inverse. Mais là, cette forme de contact dépassait tout ce que j'avais pu apprendre et tous les schémas existants.

L'acte de communion, dont on veut faire le fond du rituel théâtral, est, dans ses racines 35

mêmes, faux, mais dans le cas de Kantor, c'était différent. Justement par ce que l'on pourrait appeler la "perte de dignité" : non quelque chose qui aspire vers le haut mais une déprédation. Tout ce côté "à la sauvette", "à la dérobée" était joué. Pour le spectateur il n'y avait aucune barrière de gêne, ou plutôt cette dernière était tellement radicalisée qu'elle finissait par se briser. C'est à cette époque que je me suis mis en cachette à adorer Kantor, car officiellement, dans la bonne société de Cracovie, il restait de bon ton d'afficher un sourire ironique.

J'ai eu cette chance d'être une des six premières personnes à voir La Classe morte. Avant la première, Kantor a fait une présentation pour un cercle restreint et j'ai accompagné l'un des invités. Au bout de cinq minutes, je savais qu'il se passait quelque chose d'incroyable, que j'assistais à une transgression qu'aucun autre théâtre n'avait abordée. Le motif, venant de Bruno Schulz, de la découverte de l'élément enfantin chez un homme vieux, tout ce motif de la classe, c'est l'une des idées les plus géniales qui soient. Kantor a interrompu le spectacle à plusieurs reprises en engueulant les acteurs comme s'il était possédé. Des "fils de pute", des "putain" volaient dans l'air, à un moment il a proclamé qu'il était un artiste européen, un grand artiste mais que personne ne s'en rendait compte dans la salle. Il a dit aussi qu'il n'y aurait pas de première, que les acteurs devraient oublier "cette merde" qu'ils étaient en train de faire. Bref, il imposait une telle terreur que je sentais chez les acteurs quelque chose de différent. Etre malmené lorsqu'on est entre soi et l'être en public - même si nous n'étions que six spectateurs -, ce n'est pas la même chose. J'avais

36 l'impression que les acteurs étaient sur le point de le mettre en pièces. Je ne connaissais pas encore les coutumes de cette troupe, donc je ne savais pas que ce genre de situations se produisait en permanence. Depuis, j'ai vu La Classe morte une vingtaine de fois, mais jamais l'impression ne fut aussi forte. La représentation a dû durer plus de quatre heures, Kantor interrompait souvent, il faisait reprendre depuis le début et je regrette qu'il n'ait pas eu l'idée de faire ainsi quand le spectacle s'est joué par la suite. Je n'y ai pas retrouvé ce sentiment d'énergie et de mystère qui venait de ces répétitions. Elles faisaient partie du sujet, c'était ça la classe.

Contrairement à ce qu'on dit de lui en Occident, Kantor n'a pas créé une école cohérente de l'acteur. Il avait une forte personnalité et il ordonnait à l'acteur de faire ce que lui, il ressentait. C'est vraiment par la terreur qu'il emmenait les acteurs à des situations psychologiques limites, les remplissant d'une énergie médiumnique. Comme des personnes qui arrivent vraiment au bout d'une dispute avec leur mère ou leur maîtresse. Lorsque cette détermination manquait aux acteurs de Kantor, ils jouaient mal. C'était visible dans les spectacles plus tardifs où les acteurs sont devenus plus rusés, ont appris à aller au devant des désirs de Kantor, lequel devenait trop âgé pour casser tout ça et les pousser vers une vraie détermination. Par la suite, j'ai commencé à avoir l'impression que la stylistique de Kantor devenait une manière, que les acteurs faisaient de façon cynique tout ce qu'il leur demandait. Je le sais parce que j'en ai parlé avec eux, je le sais parce qu'ils le détestaient et se moquaient de lui dès qu'il avait le dos tourné.

Page 13: Lupa French Full

37

A ce moment là, j'étais du côté de Kantor, même si moi même je n'approuvais pas cette méthode qui vise à obtenir un jeu de haut niveau par la terreur. Il n'en reste pas moins vrai qu'il faut emmener l'acteur à une certaine hauteur, comme un remorqueur qui mène un gros bateau vers le large. Si on emmène l'acteur dans le pays du merveilleux, il deviendra fou de ce qu'il fait, il atteindra un état d'excitation - je ne parle pas de l'excitation quand il joue "enceint" de son personnage. Au moment où l'acteur entre dans ce pays en dehors de la normalité, le personnage peut se développer, et il le fait de lui même. Nous sommes souvent confrontés à cela juste avant la première d'un spectacle: l'acteur n'arrive plus à dormir, il se lève la nuit, arpente sa chambre, sort sur le bal con, se met à chanter, va prendre un bain en songeant à son personnage, sort de chez lui la nuit, entre dans un café où il se comporte de manière bizarre. Tout cela, il le fait contre sa propre volonté, c'est ce que j'appelle la "grossesse avec le personnage" ou la "danse avec le personnage". Souvent l'acteur trouve que c'est anormal, il prend des calmants pour pouvoir dormir, car il estime devoir bien dormir pour être prêt à répéter le lendemain. Je pense au contraire qu'il se prépare mieux pour la répétition en ne dormant pas la nuit, en vivant cette danse avec son personnage que lui impose son corps. Depuis peu, j'essaie de faire prendre conscience aux acteurs qu'il faut développer la danse avec le personnage bien avant les dernières répétitions. C'est une sorte de folie, de contact intime avec le personnage, je dirais que c'est un mûrissement du corps pour pouvoir représenter le personnage. Lors de ce processus,

38 le corps tout entier prend ses vrais rythmes secrets, ceux qu'on n'arrive pas à inventer avant la répétition. Ce mûrissement du corps se fait hors de ce qui pourrait lui nuire - le contrôle de la conscience et les gestes imposés par la volonté -, à travers un long rêve sur le personnage, et qui aboutit à quelque chose d'inattendu aussi bien pour l'acteur que pour le metteur en scène, ces illuminations soudaines qui surviennent parfois lors des répétitions. Beaucoup de gens estiment que c'est dû au hasard, qu'on ne peut pas les provoquer, y travailler, c'est le contraire qui est vrai.

Cet aspect de mes idées est proche de ce qu'écrit Arnold Mindell sur le corps qui rêve". C'est un auteur dont les découvertes concernant le corps comme région de l'inspiration, et non seulement de l'obéissance, m'ont fait beau coup réfléchir. Pour Kantor, la terreur était une façon d'atteindre le corps qui rêve de ses acteurs. Le rythme était obtenu non pas par un ordre conscient de la volonté mais par un état qui se prolonge. Cette intuition, je l'ai ressentie pendant cette répétition de La Classe morte qui a duré près de cinq heures. La certitude absolue d'être témoin de la naissance d'un chef-d'œuvre était accompagnée d'un certain effroi car j'estimais être témoin d'une relation terrifiante entre le metteur en scène et les acteurs. Avec La Classe morte, d'un seul coup, Kantor est passé du statut de colporteur à celui de grand mage du théâtre. Je suis devenu un vrai passionné de ce spectacle, je me souviens de m'être battu un jour

• Cf. Arnold Mindell, The Dreambody in Relationships, Penguin, New York et Londres, 1987. Voir également le site de cet auteur, psychologue: www.aamindell.net

39

avec quelqu'un qui se moquait de ce spectacle, le tournait en dérision. J. P.T. - Pendant cette fameuse longue répétition, Kantor était sur la scène avec les acteurs, mais jouait il le rôle qu'il allait jouer par la suite dans ses spectacles?

K. L. - Non. Et cette présence aussi était bien meilleure que celle qu'il jouerait ensuite. Ce qu'il jouait, c'est lui même, et c'est quelque chose de très risqué. Par la suite, très souvent j'ai eu l'impression que Kantor aurait bien aimé être celui qu'il avait été lors de cette fameuse répétition, mais qu'il ne savait pas le faire avec un public nombreux. Il réfrénait

Page 14: Lupa French Full

son irritation, même si j'ai vu des spectacles où il manifestait son mécontentement et s'adressait à ses acteurs en les traitant d'''espèces de fils de pute". Il y a eu deux versions de La Classe morte. La première, avec un groupe d'acteurs provenant en majorité du Théâtre Bagatela, des acteurs qu'il a rejetés par la suite car ils n'ont pas accepté de se soumettre entièrement à son autorité. Dans une seconde version, il a misé sur des gens plus âgés, suivant la suggestion de Schulz selon laquelle la condition des héros est celle de gens qui se trouvent à la limite de la vieillesse. Je pense malgré tout que c'était une solution erronée et que la deuxième version de La Classe morte était plus secondaire, même si c'est justement celle avec laquelle Kantor a effectué la plupart de ses tournées à l'étranger. Lorsqu'on demande à l'acteur de dépasser son âge, soit vers le vieillissement, soit vers le rajeunissement, c'est une tâche qui suppose une inspiration très forte. La question n'est pas pour l'acteur d'avoir

40 l'apparence extérieure d'un vieillard, mais de vraiment se confronter avec ce qu'il pense être un vieillard, ce que sera sa propre vieillesse. Si l'acteur arrive à se confronter avec sa crainte de la vieillesse, cela donne accès à l'inconscient de l'acteur. Les acteurs qui jouaient dans la première version de La Classe morte n'étaient pas beaucoup plus jeunes que ceux qui ont joué ultérieurement, mais ils ont pu créer une image bien plus suggestive de la condition de vieillards. J.-P. T. - Une troisième figure déterminante du théâtre polonais, mais celle-ci inconnue en France, c'est Swinarski. Vous l'avez évoqué comme professeur à l'école, mais c'était un grand metteur en scène. Vous étiez d'ailleurs son assistant lorsqu'il a disparu tragiquement dans un accident d'avion au moment où il répétait Hamlet. K. L. - Swinarski commençait à être une légende à Cracovie lorsque je suis entré à l'école. Il venait de présenter Les Aïeux de Mickiewicz, spectacle considéré comme un chef d'œuvre, l'événement de la décennie. Et il achevait sa préparation de Libération (Wyzwolenie) de Wyspiaiiski. Il y avait aussi au répertoire du Théâtre Stary deux de ses spectacles célèbres d'après Shakespeare : Tout est bien qui finit bien et Le Songe d'une nuit d'été.

Avant tout, Swinarski possédait un instinct incroyable du théâtre. Il avait élaboré une analyse de l'acteur pas du tout psychologique qui passait par la création d'un espace très dense de dépendances, de potentialités, de liens inhérents à la condition humaine. Je pense qu'il fut

41

le premier homme de théâtre en Pologne à s'intéresser à la psychologie d'un homme déterminé, humilié par son propre amour, par l'es clavage des convenances et du mensonge. En quelque sorte, un homme qui se comportait comme le chien de Pavlov. C'est cela qui m'a passionné. Si je lui dois quelque chose, c'est cette fascination pour les déterminations. Ce qui résultait paradoxalement de cette analyse très attentive, c'était que les gens apparaissaient complètement différents de ce que nous nous attendions qu'ils soient.

Dans Hamlet, tout le monde considérait Claudius comme un homme mauvais, lui, il le défendait en tant qu'homme moderne, pragmatique, un homme de la Renaissance, tandis que le vieil Hamlet était quelqu'un de la vieille école, par essence médiévale. Le meurtre devenait indispensable parce que le vieil Hamlet était un despote. Dans sa version, Hamlet a le sentiment qu'il va perdre son combat, et, au fond, ce dont il a besoin instinctivement, c'est de demeurer dans la mémoire des générations, de rester en tant qu'homme qui souffre. Swinarski procédait ainsi à son propre mythe, déversait ses souffrances, ses complexes et sa solitude d'une manière assez tragique alors qu'il était en train de devenir célèbre. C'est aussi à travers Hamlet qu'il a exprimé de manière très intéressante son drame de l'homosexualité.

Comme je vous l'ai déjà dit, j'étais toujours en train de me disputer avec Swinarski. Un jour

Page 15: Lupa French Full

cette dispute porta sur la folie d'Ophélie. Swinarski avait construit une couche de significations sur la fantaisie d'Ophélie avec ses petits poèmes, ses contes, mais, à mes yeux, il ignorait la maladie d'Ophélie. J'ai dit qu'on devrait

42 accepter le diagnostic de maladie mentale, essayer de définir de quels endroits malades de son âme provenaient ces manifestations et surtout considérer que cela n'aboutissait pas à une construction homogène. Ce à quoi Swinarski m'avait répondu en citant sa mise en scène de Marat-Sade de Peter Weiss, où il avait considéré toutes les maladies psychiques comme des constructions autonomes et très logiques sans s'attacher au fait que c'étaient des constructions de gens malades. C'est lui qui avait rai son. Sa construction logique était si juste qu'elle atteignait la maladie.

En mettant en scène L'Asile d'après Les Bas Fonds de Gorki, j'ai suivi son chemin. Aujourd'hui, je trouve que considérer ces torrents intérieurs comme quelque chose qui relève de la maladie nous conduit à une perspective extérieure qui n'est pas engagée dans la compréhension de cet "autre" monde. Je me rappelle une phrase extraordinaire d'une malade mentale, Clarisse, dans L'Homme sans qualités de Robert Musil, qui dit que pour comprendre quelqu'un, il faut coagir avec lui, pour comprendre un assassin il faut agir en commun avec lui. Bien sûr, on peut dire que c'est une idée maximaliste, une idée qui nous condamne à la folie pour comprendre la folie, mais je pense qu'un artiste est justement ce fou qui veut comprendre les autres fous. ].-P. T. - C'est un peu le rapport que vous entre tenez avec les textes que vous adaptez. K. L. - Je me plonge entièrement dedans, je me prive de la distance car de toute façon je sais que je n'arriverai pas à l'abolir entièrement. Faire le

43

diagnostic de la réalité avec un certain sentiment de supériorité est un résidu du rationalisme du xxe siècle, et dans notre monde spirituel actuel, cela ne peut aboutir qu'à un échec. Si le monde contemporain est malade, c'est justement parce que les gens qui essaient de le diriger regardent la réalité de l'extérieur.

Swinarski m'a donc proposé d'être son assistant pour Hamlet, mais je n'étais pas le seul, nous étions trois. A vrai dire, il ne savait pas trop comment tirer profit de notre présence. Au début, on feuilletait des textes sur Hamlet, on comparait différentes traductions et puis, au moment où Swinarski a commencé réellement son travail, il nous a oubliés. Et j'ai cessé de discuter avec Swinarski. Je me suis rendu compte que nos discussions étaient futiles et idiotes et combien elles pouvaient perturber son travail. Swinarski était alors en train de "se plonger" dans les acteurs, de créer un dialogue intime avec eux. Il est entré dans une période d'alcoolisme, faisant des répétitions privées chez lui qui duraient jusqu'à cinq ou sept heures du matin. A dix heures, nous nous réunissions pour une nouvelle répétition au théâtre, nous attendions jusqu'à midi, quelqu'un avait alors l'idée d'aller le chercher, finalement Swinarski apparaissait tout pâle, hagard. Il nous disait qu'il avait honte et demandait aux assistants de dégager. C'est à ce moment là que je suis parti définitivement et ce fut la fin de mon assistanat. J.-P. T. - Le fait d'aller à Jelenia Góra, loin des deux capitales culturelles que sont Varsovie et Cracovie, le fait donc d'aller en province fut un geste déterminé?

44 K. L. - Pour mon diplôme, j'avais fait Les Mignons et les Guenons d'après Witkiewicz! Ce n'est pas parce que j'avais été émerveillé par le spectacle de Kantor, la pièce m'avait elle même émerveillé avant mes études. Je l'avais travaillée pour mon examen d'entrée à l'école et j'ai voulu que cela soit mon spectacle de fin d'études. On m'a proposé, à titre expérimental, de le faire à l'école avec les étudiants de quatrième année pour les quels ce serait leur présentation pour le diplôme d'acteur. Et j'ai donc travaillé avec ce groupe de fous dans le sens positif du terme, vingt quatre heures sur vingt quatre. Des professeurs venaient nous voir pour dire que ce que nous faisions était inacceptable, que nous tenions un dis cours incohérent. Pour l'avant première, nous avons invité

Page 16: Lupa French Full

les professeurs de mise en scène et, parmi eux, le professeur Golifiski, un personnage important, lui même metteur en scène. C'était un homme qui ne s'embarrassait pas de conventions, qui avait son propre monde sombre et il a apprécié notre discours incohérent disant que l'incohérence appartenait à l'âme même du cosmos, donc au théâtre. A la consternation générale, il a déclaré que c'était la meilleure représentation de Witkiewicz qu'il ait jamais vue, coupant court à toutes les tentatives du corps enseignant de boycotter notre travail. Le spectacle a été très bien accueilli, on a parlé de l'éclosion d'un jeune metteur en scène et je dois beaucoup à ce succès.

Un metteur en scène doit obtenir un succès assez tôt pour pouvoir continuer à travailler. Tout de suite après ce diplôme, on m'a proposé de travailler au Théâtre Stary et en même temps Alina Obidniak m'a offert de venir dans son théâtre à Jelenia Góra.

45

J'avais entendu dire qu'il s'y passait des choses très intéressantes, qu'il y avait là un groupe de jeunes gens passionnés. Ce groupe m'a séduit et m'a aspiré. C'était cette communauté où on ne distinguait plus vraiment la vie quotidienne de la création théâtrale, on vivait dans une sorte de magma. Dans la première pièce de Witkiewicz, MaGie Korbowa (Mathieu Korbowa), il est question d'un groupe d'artistes qui se rassemblent pour créer, en considérant que leur propre vie est une création. Tout cela est lié à une certaine contestation, une remise en question de l'éthique bourgeoise. Nous avions ainsi créé une sorte de secte hermétique, notre vie privée devenait une sorte de rituel, nous écoutions de la musique en fumant de la marijuana. Lorsque j'en donnais l'ordre, nous écrivions des textes qui pénétraient nos émotions, nos impressions, nous écrivions des textes sur nos corps. Et nous les lisions en nous considérant comme des objets d'expérimentation, dans une atmosphère de fascination réciproque, notre vie érotique étant liée à notre travail.

Ce fut une époque heureuse, et jusqu'aujourd'hui je n'ai jamais ressenti de choses comme pendant ces répétitions sacrées que nous abordions comme un acte de folie, très excités par les exemples que nous trouvions dans la pièce de Witkiewicz. Ce fut une période d'initiation où j'ai cru en moi même, pas seulement dans mes possibilités de création, mais dans ma capacité d'assumer un rôle de leader. Cela m'a permis aussi de me débarrasser de la carapace des peurs, des angoisses bourgeoises qui paralysent la majorité des artistes. Certes, je me rends compte aujourd'hui que c'était une création très juvénile mais j'ai toujours été plus

46 jeune que je ne l'étais en réalité. J'ai mûri très lentement, et l'enfant que je fus, je le porte en moi jusqu'aujourd'hui, avec ses bons et ses mauvais côtés. Un artiste se doit de ne pas mûrir trop tôt, je ne parle pas d'un mûrissement intellectuel mais d'un mûrissement profond, intérieur. Le terme de puer aeternus ("l'éternel garçon"), inventé par les élèves de Jung, est quelque chose qui me caractérise. J.-P. T. - Est ce que vous auriez pu vivre ça à Cracovie? K. L. - Non, à Cracovie je devais remporter un succès. La nécessité d'un succès est terrible. Un artiste qui ne trouve pas d'espace pour se libérer de cette nécessité de remporter un succès et qui n'a aucune chance de risquer un échec total n'atteindra jamais une dimension entière, ne développera jamais son potentiel, il sera toujours un artiste fatigué. Nous enconnais sons tous, des artistes fatigués. Je me souviens d'une phrase de Swinarski, avant de monter Hamlet: "Qu'est ce que je pourrais faire encore? J'ai déjà tout fait: du théâtre total, du théâtre fou, du théâtre au delà des frontières de la vie, maintenant il ne me reste plus qu'à brûler le théâtre." C'est la névrose du succès. Swinarski a toujours créé dans des lieux de grande renommée, là où il fallait remporter un succès. C'est pour cette raison que, pendant des années, j'ai refusé les propositions qui venaient de Varsovie, j'y ressentais du vampirisme. Varsovie attire de jeunes talents pour les détruire en leur imposant trop d'attentes. J'ai vu des collègues se consumer comme des papillons de nuit attirés par les flammes d'une bougie.

Page 17: Lupa French Full

47

J.-P. T. - Au bout de sept ans, vous avez cependant quitté le cocon de Jelenia Góra pour basculer dans l'arène de Cracovie. K. L. - Nous nous sommes consumés, taris. Les acteurs ont commencé à fonder leur famille, à vivre leur propre vie et ils n'avaient plus cette même énergie, cette folie en eux. J'ai senti que la vie de cette création juvénile était plus courte que notre vie biologique. Un artiste est une créature qui vit aussi longtemps qu'un cheval: vingt ans. Si l'artiste veut vivre plus longtemps, il doit renaître. Il faut qu'un cheval meure pour qu'un autre naisse. Un "artiste juvénile" vit aussi longtemps que dure sa jeunesse, il serait erroné de devenir un vieil artiste juvénile.

J.P. T. - Au milieu des années quatre vingt, vous vous retrouvez à Cracovie au Théâtre Stary. Là, vous entamez une recherche du côté de la littérature allemande, autrichienne et russe, souvent du côté de la prose. Ajoutons que vous avez un accès direct à ces textes puis que vous parlez l'allemand et le russe. Ainsi, par exemple, vous travaillez sur des textes de Robert Musil. K. L. - La Tentation de Véronique la tranquille, une nouvelle de Musil, est un texte très difficile. Toute cette littérature essayait de perce voir l'imperceptible, l'inexprimable et la tentative de la transposer au théâtre, de la rendre vivante, est probablement le plus grand défi auquel j'ai été confronté au cours de ma vie. Au fond, ce que j'ai commencé à faire, c'était comme la danse de l'acteur avec le personnage dont j'ai parlé, mais là, c'était plutôt la danse du metteur

48 en scène avec la littérature. C'est quelque chose que j'ai commencé à faire spontanément, en enregistrant non pas ces moments où je savais ce qui se passait mais, au contraire, des moments de forte décomposition, de désintégration psychique, et le fait de l'enregistrer provoquait à son tour un semblable état. A la suite de l'enregistrement, quelque chose a commencé à se créer. Je ne m'attendais pas à ça mais parfois je commençais tout d'un coup à créer la scène, donc à élaborer le texte de la scène. Les dialogues s'enchaînaient, les monologues prenaient forme, c'était comme si je travaillais sous hypnose. Ensuite, à plusieurs reprises, la nuit, je mettais en marche le magnétophone quand je me réveillais, dans un état que Broch qualifie dans Les Somnambules de "demi rêve" ou bien de "surveille". C'est un état dont on a beau coup de mal à émerger. Quelquefois, lorsque l'on reste longtemps en état de veille la nuit, on a du mal à appréhender l'espace, on est complètement plongé dans des pensées qu'on ne maîtrise pas, qui s'accomplissent elles mêmes, tout comme les rêves. J'essayais de ne pas sortir de cet état, je m'endormais, il y avait des pauses de cinq minutes, et puis le fait que le magnétophone était en train d'enregistrer me revenait. Lorsque j'ai fait écouter la bande aux acteurs, ils ont eu l'impression que j'étais sous hypnose au moment où j'enregistrais.

Leur passer un tel enregistrement m'a per mis de trouver la meilleure plate forme pour la création d'une scène que nous ne savions pas comment aborder depuis deux semaines. Nous n'étions pas capables d'en trouver le rythme et le monologue intérieur. Après cette écoute, nous avons procédé à une improvisation et ce que

49

nous cherchions est apparu. Comme si des choses se passaient par osmose, comme si nos inconscients s'échangeaient les informations, comme si l'acteur découvrait une musique secrète. Très souvent d'ailleurs, la musique, pendant l'état de "grossesse" du personnage, devient un espace d'inspiration. L'acteur trouve une piste qu'il n'a pas suivie encore, et le fait même de se soumettre à un espace ou à un rythme est déjà plus fécond que lorsqu'il ne fait que presser sa conscience. Le fait même d'écouter cette musique lui fait aborder un autre paysage, se mettre en marche autrement. Il entre dans un paysage d'inspiration, affronte son partenaire avec quelque chose d'inattendu, et, tout d'un coup, l'un et l'autre trouvent une piste qu'ils n'avaient pas abordée jusque là, une piste qui conduit à des découvertes. Depuis longtemps, lorsque j'observe les acteurs

Page 18: Lupa French Full

en train de faire des recherches, si j'ai un instrument de musique sous la main, par exemple un tambourin, de manière discrète, comme pour moi même, j'utilise l'instrument pour entrer davantage dans les corps des acteurs, pour suivre leur rythme, pour les écouter et me soumettre à eux, c'est alors que je comprends le mieux ce qui se passe en eux. C'est comme si le chemin des acteurs devenait pour moi plus visible, plus transparent.

Très souvent, celui qui est assis dans la salle voit mieux vers où vont les acteurs, mieux qu'eux mêmes. Il s'agit seulement de leur dire : "Oui, c'est par là", ou bien de leur murmurer à l'oreille qu'il faut être encore plus audacieux que ça. Si on le leur dit après la répétition, c'est trop tard. Très souvent, j'ai ces moments de transparence mais lorsque j'essaie de les formuler pour les acteurs après la répétition, je

50 sens que je suis sorti de ce paysage, je ne sais plus. Je le savais pendant la répétition, et là je ne sais plus. Je me suis rendu compte que si j'essaie de participer à cette improvisation rythmique, je peux m'exprimer non pas de manière verbale mais par un geste musical, un geste rythmique. C'est dans ces instants là que les acteurs empruntent un chemin qu'ils n'auraient pas pris s'ils avaient travaillé seuls. Je suppose que dans le théâtre antique, la musique qui se créait entrait en état de communion avec l'acteur. Cela traduit assez bien l'idée du théâtre de Dionysos où le corps et le rituel de l'acteur éveillent la musique, où la musique est impro visée comme dans le jazz, où le musicien inspiré par le rituel de l'acteur s'engouffre dans le même paysage et, à son tour, inspire l'acteur. Ainsi se crée une sorte d'espace de "coproduction" où la participation active du spectateur voit plus loin que l'acteur. Je ne suis plus un metteur en scène. Je suis un spectateur qui inspire. A ce moment précis, je ne suis pas en train de créer la réalité que je veux obtenir mais je me donne aux acteurs comme le spectateur se donne aussi, à cette différence près que je possède un instrument à l'aide duquel je transmets mon don, mon offrande. J.-P. T. - D'où cette impression grandissante, au fil de vos spectacles, que la compréhension passe plus par le rythme que par le sens des mots. K. L. - L'espace entre le spectateur et l'acteur est dominé par le rythme. Et au moment où le rythme arrive à pénétrer les deux espaces, à ce moment là surgit un phénomène d'intersubjectivité dont rêvait Teilhard de Chardin avec sa

51

conception de l'interpénétration des esprits. C'est exactement le même phénomène que le spiritisme: il y a un cercle de personnes et un mécanisme se met en branle, ça traverse le corps, et à ce moment là le contenu du subconscient de chaque individu entre dans le domaine de la création. Je pense qu'une séance de spiritisme n'est pas du tout quelque chose de mensonger, mais ce n'est pas non plus l'évocation de l'esprit, c'est l'image de l'inconscient collectif de ce groupe. En fait, le théâtre est aussi une séance de spiritisme, ce qui n'est pas le cas au cinéma car il n'y a pas de participation charnelle, corporelle - laquelle est absolument indispensable.

J. P.-T. - On a l'impression que vous guidez les acteurs par la musique. Est ce à dire que vous vous passez d'indications verbales? Certains metteurs en scène montent sur la scène et jouent. Ce qui ne veut pas dire qu'ils veulent que l'acteur joue ce qu'ils jouent, mais qu'ils cherchent à entrer dans un dialogue corporel avec l'acteur. Est ce que vous utilisez cette forme de "démonstration de jeu"? K. L. - Oui, de manière spontanée. Mais je n'utilise pas les mots, ni même la scène que l'acteur

joue, autrement dit je ne montre pas frontalement. Je ne montrerai jamais, comme d'autres qui sont aussi comédiens, quelle est l'intonation de la phrase. Spontanément cela se passe autrement. Et, à vrai dire, je me suis rendu compte qu'en général, ce que je montre revient à une tentative de mettre en branle le monologue intérieur de l'acteur. Il ne s'agit pas de montrer à l'acteur ce qui doit apparaître à la

52

Page 19: Lupa French Full

lumière, mais ce qui se passe dans le paysage devant lequel il se trouve. Le "paysage", c'est comme une imagination active, préalable au geste de l'acteur, avant qu'il ne s'exprime. Il faut que ce paysage existe avant les mots. L'acteur apprend le texte par cœur et l'on ne peut y échapper, mais, à la base, le mécanisme est faussé. Au début il y a le verbe. La mémoire dévide le texte comme une bande, de manière automatique, et les émotions courent après les mots. Ce que j'appelle la manière récitative, c'est que l'émotion a du mal à suivre les paroles apprises, elle est à ce moment là quelque chose de secondaire, et cela se passe ainsi, que l'acteur le veuille ou non. Si un individu s'exprime réellement, c'est que son paysage (pré existant) lui permet de prendre la parole. Comme s'il y avait quelque chose en lui qui se transforme en un geste parole et cela, c'est son désir, son imagination. Le paysage doit être quelque chose de plus vaste, ni tout à fait identique, ni tout à fait homogène avec ce qui est écrit. Si l'acteur n'a dans son âme que ce qui a été déjà écrit, il n'est pas en mesure d'exprimer véritablement ce qu'il a à dire.

Comme tout homme, l'acteur devrait vouloir en dire plus, dire autre chose, alors il arrive que le fait de parler devienne une aventure extraordinaire car le torrent de paroles crée sa propre logique en devenir. Voici un exemple de quelque chose qui devient autonome et même incohérent avec ce que nous voulions dire. Je veux répondre à la question: "Pourquoi je t'aime si fort ?" Et tout d'un coup, je me mets à exprimer pourquoi je te déteste tellement à ce moment là.

Construire la tension entre le paysage et ce qui doit être dit est très important. Je monte 53

sur scène lorsque je sens que ce n'est pas vivant avant les paroles. L'acteur me dit souvent : "Mais je ne peux pas le jouer comme ça." Et je lui dis: "Bien sûr, tu dois faire quelque chose de tout à fait différent, ce que je te montre en ce moment, c'est uniquement pour que tu puisses t'y opposer, c'est cela qui te permettra de créer cette tension à l'intérieur." Très souvent, lorsque nous parlons, nous ne sommes pas contents de ce que nous disons. Nous sommes mécontents parce que nous n'arrivons toujours pas à exprimer ce que nous voulons. Cela nous met sous pression, et celle ci exerce une empreinte sur ce que nous disons. Quand nous ne sommes pas en mesure d'exprimer véritablement ce que nous ressentons, nous donnons souvent l'impression que ce que nous disons à ce moment là est particulièrement important. Tout cela constitue le paysage.

Lorsque j'explique certaines choses aux acteurs, je leur dis que je le fais pour moi, je leur demande d'être patients, j'aborde une sorte de fantaisie autour du thème sur lequel on travaille. Au fond, je n'exprime pas ce que je sais, mais j'essaie de mettre en branle un état par lequel j'espère apprendre quelque chose sur moi même, par les paroles que je prononce, par des provocations que je me fais à moi même. Je fais cela souvent lorsque j'ai le sentiment que tout ce que nous faisons sur scène est trop illustratif, trop rationnel, car dans la vie il n'y a rien de tel. Dans la vie, nous ne savons pas ce qui s'ajoute à nos gestes ou, du moins, nous ne sommes pas en mesure de l'observer. Mais, lorsque nous essayons de réaliser une scène, nous empruntons un chemin schématique. La scène se construit à partir de ce que

54 nous savons, et arrive le moment où je sens que c'est plat, dépourvu de mystère, dépourvu de cet élément imprévisible toujours présent dans la vie. Or, c'est cela qui donne de l'énergie aux vrais événements. Lorsque nous préparions Le Maître et Marguerite, les acteurs regardaient mes fantaisies avec une certaine consternation, ils avaient l'impression que je devenais fou. Puis ils ont commencé à sentir que c'était une région que j'abordais de manière consciente, que je n'essayais pas de trouver quelque chose à jouer. Lorsque je leur parlais des habitants de Moscou dans le livre de Boulgakov, il était difficile de ne pas voir cet élément d'absurde, de folie souterraine, tout ce motif irrationnel qui fait que leurs relations ne sont pas psychologiques mais, comme s'ils suivaient un tropisme, ils coupent à travers champs, ils prennent des raccourcis, tels des oiseaux qui tout d'un coup s'envolent parce que l'automne approche -les oiseaux ne sont pas conscients de

Page 20: Lupa French Full

la raison pour laquelle ils agissent ainsi. Cette tentative de recherche d'instincts, nous n'étions pas capables d'y arriver à travers ce qu'on appelle les exercices ordinaires d'acteur, la méthode de Stanislavski. On ne peut pas tout résoudre en répondant à la question: "Qu'est ce que l'acteur veut? Qu'est ce que le personnage veut?" Très souvent le personnage ne sait pas ce qu'il veut. C'est une situation très fréquente dans la réalité actuelle : celle de l'homme qui ne sait pas ce qu'il veut et à qui, pourtant, il arrive quelque chose. ].-P. T. - L'acteur doit lutter contre le carcan du "texte su par cœur" à l'aide du paysage qui en est le contrepoint, et le metteur en scène doit

55

lui aussi lutter contre le savoir faire. L'acteur comme le metteur en scène doivent sans cesse se mettre en danger, casser le su, le savoir faire.

K. L. - C'est ça. Ces choses qu'on arrive à faire et qu'on casse, à un moment donné, nous conduisent à un désespoir qui agit un peu à la manière de la terreur chez Kantor. Les acteurs placent en moi leur confiance, et je dois dépasser cette frontière pour les acculer à une situation où leur confiance vacille. Car lorsque nous sommes dans une situation où nous nous habituons à une relation de confiance, c'est un état de mort. Bien sûr, on peut rétorquer qu'au bout d'un certain temps, nous nous rencontrons et nous nous disons : "Bon, les deux parties ont permis quelque chose", mais au moment où cela s'est passé, nous étions pleins d'inquiétude, de souffrance, de gêne mutuelle, d'hostilité réciproque et c'est là aussi une matière où il faut puiser. Il faut des conflits, même des conflits qui vont très loin car cela exige de nous que nous découvrions en nous mêmes des choses que nous ne découvririons pas sans ce conflit. Dans un couple, une relation à long terme mène au mensonge: on voit l'autre de manière mensongère et soi même tout autant. Ma relation avec l'acteur est une relation perverse dans laquelle les deux parties s'infligent de la souffrance pour maintenir leur union en vie, mais je dirais que c'est une union pleine de passion. B. P.-Y. - Je reviens sur votre notion de paysage. Comment chaque acteur construit il son paysage et comment vous, vous l'aidez à le construire ?

56 K. L. - C'est quelque chose de très intime pour chacun des acteurs. Arriver à obtenir ce paysage devant les yeux, c'est un phénomène qui se produit dans la vraie vie, de manière automatique, mais pour un acteur sur la scène, cela reste problématique. Je connais des acteurs, notamment des acteurs âgés, qui ne parviennent pas à posséder un paysage. C'est la personnalité d'un acteur plus la présence du paysage qui rend un acteur grand, tandis que l'absence de paysage fait qu'un autre acteur manquera de mystère et de charisme. Si les grands acteurs ont toujours agi ainsi, de manière intuitive, sans savoir forcément ce qu'ils faisaient, c'est que, tout simplement, à un moment donné de l'exercice de leur profession, ils arrivaient à acquérir cette capacité à se mettre en mouvement à travers une vision, ou bien ils commençaient à jouer et la vision arrivait aussitôt. Dans le théâtre traditionnel, on procède à la mise en place d'une scène : le metteur en scène explique comment il s'imagine la scène et la met en place comme on emboîte des petits morceaux de bois, ou que l'on assemble les pièces d'un jeu de Lego. "Vous vous asseyez ici, d'abord vous remuez votre café avec une cuillère, ensuite vous vous serrez les mains et, à ce moment là, vous vous levez, etc." On s'aperçoit que les acteurs qui travaillent de cette manière font preuve sur scène d'une maladresse incroyable. Ces personnes qui savent marcher normalement ne savent plus comment marcher sur scène, elles ont du mal à remuer leur café avec la cuillère, elles doivent tout apprendre. Des gestes comme se serrer la main ou se lever de table ne peuvent être obtenus qu'au bout de nombreuses répétitions. Cette

57

Page 21: Lupa French Full

façon de procéder au théâtre, c'est ce qui se fait le plus souvent sur nos scènes. Par définition, c'est un ratage, car l'acteur est un instrument très compliqué, aucun Stradivarius n'est aussi compliqué qu'un acteur - récemment j'ai lu qu'on avait appelé Marilyn Monroe un "Stradivarius du sexe", c'est une image qui me plaît beaucoup. A l'inverse de ce ratage, lorsqu'une chose touche le paysage intérieur, à travers l'improvisation, on arrive à l'événement, à la scène, de manière plus profonde. Bien sûr, à chaque fois, le résultat est différent de ce que nous imaginions. Les metteurs en scène ont très souvent peur que quelque chose échappe à leur imagination, surtout les jeunes metteurs en scène, c'est la crispation de base de l'imagination du metteur en scène: la crainte de voir l'acteur lui échapper, ne pas faire ce que lui veut. Il semble aujourd'hui normal que le metteur en scène exige qu'on lui obéisse, mais un tel metteur en scène ne peut obtenir qu'un effet approximatif, une réalité moins profonde que la vraie réalité, car le théâtre produit de cette manière est toujours plus schématique que la réalité. Je ne parle pas seulement du théâtre psychologique ou réaliste, mais aussi du théâtre formel, chorégraphique. Pina Bausch montre ce à quoi on peut arriver avec l'effet d'improvisation qui vient du paysage, du monologue intérieur: c'est très éloigné du ballet conventionnel. C'est pourquoi l'apparition de Pina Bausch a beaucoup choqué. J.-P. T. - Pour vous, l'improvisation n'est jamais un simple exercice mais elle s'avère constitutive du processus ?

58 K. L. - C'est l'élément de passage le plus important depuis l'imagination jusqu'à l'incarnation. Ensuite, nous pouvons estimer si l'improvisation a été profitable, y puiser telle chose et rejeter telle autre. Mais l'acteur ne devrait jamais cesser d'improviser, même en jouant un spectacle soir après soir. A chaque nouvelle scène, à chaque représentation, on doit reconstruire le paysage et non pas se souvenir de ce qu'on a fait la veille car cette mémoire constitue un grand danger. Lorsqu'un acteur a eu une illumination pendant une répétition et a ainsi trouvé un nouveau chemin, une nouvelle armure personnelle pour son personnage, très souvent, à la répétition suivante, il apparaît schématique, monstrueusement automatique, on a l'impression qu'il a perdu le contact avec son désir, avec ce que le personnage désire. Après la victoire de la veille, obtenue très rapidement, l'acteur veut retrouver la gestuelle, l'intonation. Vouloir refaire la même chose devient une grande menace. C'est ce qui nous détache du vrai désir, car le personnage ne veut pas refaire, il veut faire. J.P. T. - Pouvez vous préciser les rapports entre le "monologue intérieur" et le "paysage" ? K. L. - Le monologue intérieur est une méthode que nous utilisons dans la première phase de notre confrontation avec le personnage, lorsque ce dernier est en train de se créer avec son imaginaire, à travers tout ce qui apparaît lors de notre contact avec le texte, tout ce qui est difficile à percevoir et à exprimer. Lorsqu'on a un premier contact avec le personnage décrit par un auteur, ce qui est essentiel, c'est ce qui n'est

59

pas exprimé. L'acteur ressent un personnage comme un corps, comme un songe, parfois il le ressent sous la forme d'une musique, d'un rire, parfois il éveille un événement de son passé, parfois il ressent ce personnage comme quel qu'un qu'il connaît, un ami, mais en aucun cas il ne va se mouvoir comme cet ami. Lorsque je perçois le texte de cette façon, c'est comme si je comprenais mieux cet ami de mon passé à travers le théâtre, comme si je ressentais sa présence en moi, son énergie et tout ce dont je ne me suis pas forcément rendu compte lorsque j'étais vraiment en contact avec lui. Les premières improvisations, celles à travers lesquelles nous recherchons les personnages et le sens de l'événement, peuvent concerner la scène que nous devons travailler, ou bien quelque chose à côté de la scène qui se passe simultanément dans un autre espace, ou bien qui s'est passé la veille. Quelque chose doit éveiller notre contact avec la matière scénique. Chaque acteur écrit

Page 22: Lupa French Full

un ou plusieurs monologues intérieurs, et nous pouvons considérer l'ensemble de ces monologues comme un torrent d'événements psychiques, les uns clairement perçus, les autres moins explicites. Par exemple, au moment où je vous parle, je pense en même temps à vos cheveux parce que je les vois et il se peut que ma pensée soit construite autour de vos cheveux. Je peux me concentrer sur ce gobelet en pensant à quelque chose ou bien je me concentre sur la poignée de porte tout en écoutant ce qui se passe dans la rue. Nos sens sont toujours dans une corrélation permanente et si nous n'en sommes pas conscients dans notre monologue intérieur, nous le privons de son élément essentiel. Les acteurs qui sont

60 armés de la sorte écrivent plusieurs monologues, selon différentes situations d'une même journée.

Ecrire un monologue, c'est expérimenter à la fois un chemin et une technique de l'inspiration, c'est comme entrer dans un jardin et décrire ce que nous y voyons. Il y a beaucoup de sentiers dans ce jardin. Si nous longeons la clôture, nous ne verrons pas la tonnelle mais nous nous occuperons des orties qui poussent là. Si nous traversons le jardin jusqu'à la tonnelle, nous allons nous occuper d'elle et nous ne saurons rien sur l'existence des orties. Ainsi, au fur et à mesure que l'on écrit le monologue, on explore divers chemins et l'on acquiert différentes choses dont nous ne prendrions jamais conscience par la seule analyse de la situation. Qui plus est, écrire le monologue est aussi un entraînement pour le corps du personnage. Un acteur sait qu'il ne pourra pas écrire un bon monologue et s'identifier corporellement à son personnage, s'il ne se met pas à le tâter à l'intérieur de lui même, s'il ne se met pas à arpenter la pièce avec les pas du personnage. L'écriture du monologue est une mise en branle du personnage. B. P.-Y. - Vous dites "écrire le monologue intérieur". Il s'agit vraiment d'écrire ? K. L. - Oui. Je demande que cet exercice d'écriture soit un moment d'initiation. Quand on écrit, la pensée se précise, la formulation s'intensifie et a le pouvoir de s'imposer. L'écriture est une provocation à aller plus loin. Je dis à l'acteur : "Lorsque tu ne sais pas quelque chose, essaie de préciser la question par écrit." Une fois

61

écrite, la question agit à l'intérieur de notre esprit et le matin en se réveillant, on connaît la réponse. Picasso disait: "Lorsque tu ne sais pas comment continuer, change d'outil." L'écriture est aussi un outil pour communiquer avec son âme, avec son imagination, ce n'est pas une façon de pratiquer la littérature mais d'attiser le feu de son imagination. L'acteur qui aborde une improvisation a devant lui ces feuilles de papier où il a écrit, cela lui donne des points d'appui. Très souvent, avant l'improvisation, je surprends l'acteur en train de lire ses monologues, alors je lui dis: "Lorsque tu veux avoir un point d'appui, liston monologue, mais ne l'apprends pas comme on bachote avant un examen. De toute manière, tu l'as déjà en toi, si tu l'as écrit, tu n'as pas besoin de le lire, cela viendra au moment adéquat. Alors, non seulement ce que tu as écrit va ressortir, mais aussi des territoires que tu as à peine ou pas abordés au cours de l'écriture." Un monologue écrit en contient dix autres qui n'ont pas été écrits, que je porte en moi, il suffit de croire que je les ai pour les avoir vraiment. S'il ne perd pas la foi, le monologue intérieur de l'acteur en train de jouer le spectacle sera une création tout à fait différente.

Lorsque l'acteur met en place un paysage _ par exemple : "Elle vient de m'insulter" -, il doit être frappé par ce paysage. Très souvent, en observant un acteur en train de jouer, j'ai l'impression qu'il ne sait pas ce qu'il joue car il n'a pas construit ce paysage préalablement à ce qu'il va dire. Ce paysage préalable constitue un accès à l'énergie de l'acteur. Un acteur qui ajoute les sentiments et les émotions à la parole, c'est un acteur qui ne possède pas d'énergie,

62 il est sans mystère. C'est un besogneux, l'artisan laborieux d'une forme donnée, quelqu'un qui

Page 23: Lupa French Full

imite. Et s'il imite, cela signifie qu'il n'arrive pas à accéder au mystère de sa propre énergie. B. P.-V. - Le monologue intérieur demeure-t-il entièrement personnel ou bien est ce un matériau que le metteur en scène connaît et que les partenaires connaissent aussi? K. L. - Au moment où les acteurs improvisent, ils ne connaissent pas les monologues intérieurs de leurs partenaires. On peut dire que leurs monologues intérieurs s'affrontent à travers l'improvisation. A l'école, après l'improvisation, nous les lisons en nous posant la question de savoir quelles sont les parties de ces monologues qui ont été actives, celles qui avaient du potentiel et celles qui étaient mortes. On a toujours fait ça. Au théâtre, il n'y a pas ce caractère didactique. Au moment où l'acteur écrit son monologue, c'est son secret. Je ne lui demande pas de le lire publiquement. Même à l'école, à un moment donné, je dis à l'acteur: Ecris ton propre monologue intérieur, celui que tu n'as pas à montrer et dont tu es sûr que personne ne t'obligera à le lire. Il arrive que les acteurs veuillent partager leurs monologues intimes avec les autres. C'est ce qui s'est produit pendant les répétitions des Relations de Claire, une pièce de Dea Loher, où la majorité des acteurs étaient mes anciens élèves. Ce sont des moments, des aveux extraordinaires, et nous sentons le bonheur de partager une communauté d'amour. Mais je n'ai jamais été à l'initiative de telles expériences.

63

B. P.Y. - Le monologue intérieur que l'acteur écrit reste-t-il toujours à l'intérieur de lui quand il répète, ou est ce que des morceaux de ce monologue intérieur peuvent interférer avec le texte de l'auteur ou de l'adaptation? K. L. - Le monologue intérieur éloigne l'acteur du texte écrit, mais dans ce processus d'approches successives de ce texte écrit, c'est comme s'il élargissait le paysage, en l'enrichissant d'éléments qui ne sont pas présents dans le texte, en lui permettant de découvrir des gestes qui ne se trouvent pas dans l'approche du texte. C'est au moment où il est le plus foisonnant et anarchique par rapport au texte que le monologue intérieur développe l'extension du personnage, c'est dans cette phase que je trouve beaucoup de choses dans mon propre corps, des chemins dans l'espace, c'est là qu'apparaît le mystère que je ne peux découvrir d'une autre manière dans la couleur des relations avec le partenaire, c'est là que je découvre ma musique et mon rythme. Une fois écrit, le monologue n'est qu'un réservoir, un bagage dans lequel l'acteur peut puiser à tout moment.

On peut dire qu'au moment où l'acteur se rapproche du texte, où il s'approche du stade final de développement du personnage, le monologue se transforme. Ses versions primitives demeurent dans l'ombre, mais elles restent sous forme de souvenir, de sentiment, comme quelque chose que l'on possède et en même temps que l'on ne possède plus. Très souvent, le metteur en scène dit à l'acteur : "C'est quelque chose que tu devrais savoir mais que tu devrais oublier aussitôt, tu ne dois absolument pas le jouer, tu ne peux pas y penser."

64 Ce sont des couches profondes qui entrent dans le corps mais cela restera présent dans l'aura émotionnelle de l'acteur. Lorsqu'il joue, tous ces éléments ne peuvent être au même niveau psychique. Je vais prendre un exemple: quelqu'un à deux heures du matin est dans un état d'inquiétude extrême car un proche devait venir à dix heures et n'est toujours pas là. Mon portable ne marche pas, je deviens fou, mon paysage me dit qu'il est passé sous un tram, il passe toujours par un endroit dangereux, déjà la semaine dernière il a failli tomber sous un tram, je ruisselle de sueur. Cette image fait que j'arpente la chambre comme un animal enfermé dans une cage, je prends un livre parce que je me dis: "Non, non, ce n'est pas vrai, il lui est arrivé quelque chose de tout à fait anodin, je vais l'apprendre dans un instant." Je prends un livre mais je ne suis pas en mesure de le lire, pire, je le lis, ce livre,

Page 24: Lupa French Full

mais je n'y trouve que des phrases macabres, je mets un disque, mon quatuor préféré de Beethoven, et mon quatuor préféré m'est insupportable, quelque chose me crie à travers le quatuor qu'il est tombé sous un tram, je retrouve dans la musique le paysage de l'accident, j'entends la sirène d'ambulance, etc. Au bout de deux heures, mon corps est rempli d'inquiétude, le paysage s'est enfoncé dans mon corps. Soudain, le téléphone sonne, je décroche: "Bonjour monsieur le directeur. Oui, oui, tout va bien. Oui, oui, je suis tout à fait optimiste pour notre affaire, on arrive tranquillement à la phase finale." L'action, à ce moment là, est optimiste parce que nous, le directeur et moi, avons une affaire en commun en bonne voie, cela n'a rien à voir avec ce que je vis au même moment. Pour jouer cela, je dois

65

cacher très profondément mon paysage ("Mon Dieu, que se passe-t-il ?") et placer devant le viseur de ma volonté une action optimiste. Si l'acteur met les deux choses au même niveau, il ne pourra jamais jouer ce coup de fil. Au moment où il parle au téléphone, il va jouer son inquiétude, mais ce n'est pas quelque chose qu'il doit jouer, il doit l'avoir déjà en lui. On peut donc dire que les monologues intérieurs se déposent au fond comme des sédiments. L'artiste qui a sculpté les personnages de Notre Dame de Paris. les a sculptés pour Dieu et non pas pour les hommes, et c'est grâce à cela que cette architecture nous donne l'impression d'être si profonde et si authentique. Si nous nous contentons de ce qui va être vu, nous obtenons un effet plat et faux. Il m'arrive ainsi de dire aux acteurs que leur mur est faux. Ils me répondent que le public n'y verra rien, mais je leur dis que cela concerne l'acteur qui va être près de ce mur. En s'en approchant, s'il n'a pas la certitude que ce mur est authentique, il ne pourra avoir une vraie relation avec l'espace. J.P. T. - La notion de monologue exclut elle celle de mise en place? K. L. - La mise en place de la scène porte ses fruits sous la forme de ce que j'appellerais "jouer conformément aux instructions". La mise en place d'une scène et la mémoire de cette mise en place créent une série d'instructions: "D'abord tu t'assieds, ensuite tu prends la cuillère, ensuite tu écoutes ce que ton partenaire a à dire, ensuite tu te recules." Bien entendu, ce genre d'instructions fonctionne toujours en

66 nous, car on ne peut jouer une scène tout à fait dépourvue d'instructions. Cela dépend si ces instructions se situent au premier plan, dans le psychisme de l'acteur, ou si elles sont reléguées à l'arrière plan, à la marge. Chez un acteur qui avance sur la voie de l'improvisation du monologue intérieur, ces instructions sont cachées. Et au fond, il lui suffit de croire qu'il connaît le chemin pour ne pas être obligé de s'y accrocher d'une manière obsessionnelle. De même, le texte de la pièce vous vient pendant que vous le prononcez, on n'a pas besoin d'être crispé et angoissé sur un point de fixation, car un texte trop appris paralyse l'acteur. Personnellement, je n'apprends jamais le texte, mais lorsque arrive la première, je le sais par cœur, je suis capable de le souffler à l'acteur. Il est extraordinaire de constater que l'acteur utilisant la méthode des instructions et de la mise en place est complètement désemparé au moment où il a un trou. C'est le résultat d'une approche entièrement fausse, aussi bien du paysage que du monologue intérieur, ces deux éléments faisant partie du "torrent" dont l'acteur se sert lorsqu'il joue. Il est évident que l'acteur et son personnage fonctionnent différemment. Une entière identification du vécu d'un acteur avec le vécu de son personnage n'est ni possible ni d'ailleurs utile, et il ne résulte jamais rien de bon des tentatives d'identification. Même si, bien sûr, le rêve d'identification existe en nous.

On en revient toujours au monologue. Prenons un exemple : si l'acteur, pendant qu'il aborde son personnage, écrit quelques monologues, il peut avoir l'impression de pénétrer dans les sphères qui correspondent à son pressentiment, à travers ses émotions et tout ce qui

Page 25: Lupa French Full

67

n'est pas perceptible dans sa vision du personnage. Là réside une énergie extraordinaire, un réservoir fantastique auquel, en général, nous n'avons pas accès. A plusieurs reprises, notamment à l'école où les improvisations peuvent revêtir un caractère plus expérimental, plus radical, nous avons pu démontrer que l'acteur, armé de ces monologues écrits, est cent fois plus proche du personnage et les fruits de son travail sont beaucoup plus justes. En outre, ses résultats dépassent nos attentes. Car, si l'acteur est bien armé, il n'a plus besoin de se concentrer exclusivement sur lui même pendant l'improvisation. L'acteur qui ne sait pas ce qui va arriver est concentré sur lui même, sur sa peur de se compromettre. Il y a là une étendue immense qui n'a jamais été entièrement pénétrée, comme si tout le monde craignait de l'aborder. Or, cette peur existe toujours au théâtre. L'acteur qui s'est armé avec son monologue perd cette peur, car il désire jouer plus qu'il ne peut jouer. Dépourvu de cette peur de se compromettre, il est en mesure de mieux se concentrer sur ce que lui donne son partenaire. A l'inverse, l'acteur paralysé par cette peur ne le peut pas, il ignore ce que joue le partenaire. Et si l'acteur ne fait que répondre au geste de son partenaire en se limitant à ce qui avait été fait la veille, le spectateur ressentira toujours la fausseté de son jeu ou bien il sera privé de l'émotion qui aurait dû justement dépasser les frontières entre les partenaires et passer dans le public. D'où l'importance du monologue intérieur qui permet d'armer l'improvisation et d'être à l'écoute du partenaire. Le monologue intérieur ne prévoit pas le déroulement de la scène, laquelle, lorsque nous construisons la

68 vraie improvisation, peut emprunter une voie que n'avait pas prévue l'auteur, par exemple un happy end au lieu d'une catastrophe. C'est que l'improvisation est la pénétration d'un territoire et non pas l'illustration d'un événement décrit.

Le monologue intérieur est un chemin tandis que les paysages sont des moments clés de ce chemin lorsque nous devons changer la trajectoire de notre personnage. Le paysage sert alors à nous frapper. Prenons un exemple de paysage: "Nom de Dieu, ce qu'elle vient de dire est vexant pour moi, c'est scandaleux, impossible, je ne peux pas l'accepter et le laisser passer !" Voilà un paysage que je dois visualiser et ressentir; alors ma trajectoire change. Le paysage est un motif actif sur le chemin du monologue. Bien sûr, le monologue intérieur d'un acteur en train de jouer peut être différent : "Pourquoi sourit elle comme ça, aujourd'hui? Pourquoi son sourire est il différent de ce qu'il était hier? Pourquoi a telle un bouton sur le nez ?" Cela concerne ma partenaire. Ce paysage a le droit d'exister à l'intérieur, en secret, il ébranle ma relation avec ma partenaire. Ainsi, dans le monologue intérieur de l'acteur se retrouvent aussi bien les motifs venant du personnage que les motifs concernant la situation de sa relation avec ses partenaires. Si l'on fait tomber quelque chose sur le plateau, cela s'intègre dans mon monologue intérieur. Un acteur qui n'en tiendrait pas compte verrait aussitôt disparaître la confiance du spectateur.

La morale de l'artiste consiste à faire un don de soi maximal pour créer la meilleure œuvre possible, la plus proche de son désir. Ensuite, il appartient au spectateur de l'accepter ou de

69

la rejeter. Si l'artiste prend le spectateur en compte, c'est de la prostitution. Il y a là un paradoxe: l'artiste qui prend le spectateur en compte lui donne quelque chose de médiocre, tandis que celui qui ne le fait pas lui offre une œuvre qui vise la plus haute valeur possible. Aussi l'artiste qui ne prend pas le spectateur en compte en tient il plus compte, car il lui offre une meilleure nourriture spirituelle.

Page 26: Lupa French Full

].P. T. - En poursuivant sur les paradoxes, on peut parler d'un paradoxe de l'espace dans vos spectacles qui s'organisent autour d'un vide. K. L. - On m'a toujours considéré au théâtre comme un artiste plasticien et l'on a toujours dit que j'accordais beaucoup d'importance à la composition et au rythme de l'espace, à l'esthétique de l'image. Je partage l'opinion de celui qui dit qu'une image est belle, qu'un objet est beau, lorsqu'ils sont utiles ou bien lorsqu'ils expriment une vérité. Je suis très proche de la constatation de Broch lorsqu'il critiquait le romantisme qui considérait le beau comme un objectif en soi. Si nous tendons vers le beau en tant qu'objectif à atteindre, nous le perdons. La beauté se révèle à nous lorsqu'elle apparaît en passant, lorsque nous sommes en train de tendre vers un tout autre but. Je me suis toujours demandé ce que signifie un espace pour celui qui y pénètre. On doit apprivoiser un espace nouveau. Lorsque nous entrons dans un café et que nous cherchons une table, nous ne pro cédons pas à un choix au hasard. Moi, je dois toujours avoir un mur derrière moi. Si je suis comme vous en ce moment, le dos dans le vide, je ne pourrai probablement pas me concentrer.

70 Au moment où nous entrons en conflit avec un autre, nous nous déplaçons dans l'espace comme

des particules déterminées. L'acteur et le metteur en scène doivent comprendre l'es pace dans lequel ils introduisent le personnage. Un homme menacé sentira différemment qu'un homme en sécurité. Si quelqu'un craint qu'il soit arrivé un accident à la personne qu'il est en train d'attendre, il ressentira sa chambre comme une cellule de prison. Nous avons créé le concept du "spectre de l'attention d'un état donné", comme on parle du spectre d'une lumière donnée qui contient plusieurs couleurs. De la même manière, lorsque l'on examine l'état psychique d'un individu, son spectre con tient différents motifs de l'espace. L'homme qui attend avec inquiétude va se mettre à épier les bruits qui lui parviennent de la rue, les grincements de l'escalier, il aura une autre perception de l'espace sonore. Il considérera aussi d'une autre manière des objets que l'on peut appeler quotidiens, par exemple la chaise où s'asseoir, le canapé où s'étendre. L'homme tranquille n'a pas de problème avec ces objets, l'homme inquiet déteste la chaise et le canapé. L'espace d'un café est routinier, ce n'est pas le cas d'une plage. Des personnes qui devaient se voir au café finalement se retrouvent au bord de la mer. Elles ne vont pas s'asseoir face à face à une table mais côte à côte sur la plage, parler de leur amour en regardant la mer, etc. Cette détermination de l'espace va conduire leur conversation sur un autre chemin. Lors qu'on décrit une scène dramatique, on détermine l'espace. Si quelqu'un parvient à lire cette description de l'espace, il découvrira la vérité de cette scène. En revanche, s'il n'arrive pas à

71

décrypter cet espace, si ce dernier est faux, cette scène ne sera jamais une révélation. On se rend compte de la détermination d'une scène par l'espace et inversement de la

détermination de ce qui se passe en nous dans un espace précis à travers la scène, ce qui signifie que nous prenons un chemin que nous devons obligatoirement emprunter. Au moment où nous arrivons à faire cette découverte, la composition de la scène est très belle, mais si nous n'arrivons pas à découvrir la vérité de la situation, nous avons l'impression que la composition de la scène est accidentelle, bancale, et donc laide. Je ne pars jamais du principe que cela doit être beau, car cela se produit tout seul, à condition que nous arrivions à découvrir le mystère de la détermination. ].-P. T. - Ce qui veut dire que l'espace se construit au fil des répétitions. K. L. - Absolument, ce sont les acteurs eux mêmes qui découvrent l'espace. Je ne dis jamais à l'acteur: "Tu dois te trouver ici", il le trouve à travers l'improvisation. Si je sens que quelque chose cloche, je n'essaie pas d'imposer une place, mais je lui parle, longtemps, de ses agressions, de ses peurs, jusqu'à ce qu'il trouve lui même ce coin où moi je le sens bien. B. P.-Y. - C'est aussi pour cela que vous êtes vous même le scénographe de vos spectacles? K. L. - Au début du travail sur un spectacle, je ne suis pas en mesure de préparer la scénographie,

Page 27: Lupa French Full

je ne peux pas faire un décor avant les répétitions. Je ne vois pas l'espace. Pendant 72

les répétitions, je commence à le voir. Ce qui est très important dans mon idée de la scénographie, c'est que nous faisons un spectacle où l'espace évolue. C'est alors que nous découvrons l'espace matriciel qui contient en lui tous les autres espaces, un espace archétypal. Si le scénographe se limite à montrer une succession d'espaces, chacun d'eux est illustratif par rapport au besoin d'une scène donnée. Mais si les espaces n'ont pas de lien, tout le spectacle devient illustratif, dépourvu du mystère de l'es pace. L'évolution de l'espace pendant le spectacle est un cheminement vers la découverte de son mystère. Arriver à comprendre ce que c'est que cet espace matriciel est pour moi toujours une sorte d'illumination. Si je n'atteins pas cette illumination, j'aboutis à un espace de compromis, ce qui fut le cas pour la première version des Somnambules. ].-P. T. - On comprend donc que lorsque vous dessinez ces espaces, vous le faites au fil des répétitions. Au départ, quand commencent les répétitions, il y a le texte, rien que le texte? K. L. - Si c'est un drame, oui. Au début, je ne veux même pas lire les à côtés, les interprétations et les critiques du texte. Si c'est une adaptation, au moins au début, j'essaie de trouver mon propre paysage. Non pas d'après le texte fraîchement lu, mais d'après le texte profond, résultat d'une lecture qui date de plusieurs années. Le souvenir du texte lu, il y a cinq ans ou plus, est comme un objet resté dans la mer. Toutes sortes de plantes y ont pris racine. Si je viens juste de lire le texte, je n'ai pas affaire à ces plantes, je suis encombré de scènes, j'ai

73

l'impression que ma chambre est remplie de mille paquets. Je n'ai relu d'un bout à l'autre Le Maître et Marguerite qu'à la fin de la première série des répétitions. Jusque là, je ne lisais que les scènes clés dont je chargeais en quelque sorte la construction que j'avais déjà mémorisée.

Si nous montons un drame, pendant un certain laps de temps, nous restons en contact avec le texte. Nous le lisons trois, quatre ou cinq fois, nous nous en imprégnons, puis arrive le moment où il faut l'abandonner et commencer à répéter avec le texte non appris. L'acteur procède aux premières improvisations à pro pos du texte mais avec ses propres paroles, tout en gardant dans son paysage ce qu'il a lu. J'en arrive à un autre paradoxe: c'est que le texte apparaît à la fin du processus comme une écume sur les tourbillons sous-marins, et la vérité s'inscrit dans ces tourbillons. Avec le texte, nous arrivons souvent à mentir. Lorsque nous parlons, nous n'arrivons pas toujours à exprimer concrètement ce que nous voulons, ou bien nous nous laissons soumettre à la pression du dialogue. Autrement dit, nous ne disons pas ce que nous voulons dire mais ce à quoi nous sommes forcés par l'enchaînement du dialogue. Nous nous trouvons souvent dans cette situation où nous allons voir le patron parce que nous voulons lui exprimer notre mécontentement. Et puis, en fait, on parle un peu de la santé, de voyages, de potins et la conversation s'arrête là. Pour l'acteur, après la première lecture où le texte se trouve au premier plan, advient tout ce que nous appelons les "tourbillons sous marins". C'est encore à l'état embryonnaire, à peine esquissé, et plus d'une fois cela en reste à ce stade là. On a très souvent

74 l'impression au théâtre d'entendre des mots très lourds comme des balles et tout ce que j'appelle les "tourbillons", toutes ces énergies, ces motifs internes ne sont que des queues de spermatozoïdes, des choses misérables et sans importance. Souvent les metteurs en scène considèrent une scène comme une illustration du texte, en disant : "Par exemple, asseyez vous lorsque vous dites cela" ou "Par exemple, vos doigts doivent se mouvoir sur la table". C'est ce "par exemple" qui est caractéristique, on ne trouve pas la nécessité mais une possibilité éventuelle qui rappelle la vie, ce n'est donc pas une découverte du mystère qui, à cet instant, est induit par le texte. A un certain stade de la création, il faut que l'acteur abandonne le texte pour y revenir par en dessous et le pousser de nouveau à la surface, en tant qu'expression de ses désirs, de ses

Page 28: Lupa French Full

mensonges, de sa stratégie, d'une bouffée d'émotions. J.-P. T. - On peut parler dans votre travail de deux familles de textes. D'un côté, les adaptations de longs textes en prose (Musil, Broch, Dostoïevski, Boulgakov, etc.) et, de l'autre, des pièces, souvent courtes. D'une part, un magma textuel où vous vous enfoncez, et d'autre part une matière où c'est moins le texte qui vous intéresse que ce qu'il y a entre les répliques. K. L. - Je mentirais en disant que c'est quelque chose de délibéré ou de prévu comme le font les agriculteurs en alternant les cultures. Effectivement, il arrive qu'au moment où je termine une adaptation, je rêve d'un drame et inversement. Ne monter que des drames serait comme une production en série, je me révolte

75

contre ça, car j'y vois le risque de devenir producteur de bouchons en plastique. Il existe donc une certaine alternance. Mais il existe aussi une différence entre les effets de ces deux che mins différents qui résultent de la nature même du chemin. Lorsque je fais l'adaptation d'un magma, cela ne vient pas seulement de la nature des textes eux mêmes, ces textes littéraires que j'adore où la littérature se mesure aux régions limites de la condition humaine, ces pages chez Broch ou chez Bernhard où l'homme ne se comprend plus.

Dans Les Somnambules, Broch choisit un héros opaque à lui même, ce n'est pas un homme doué pour l'autoréflexion, c'est un homme instinctif, sombre, qui se déplace plutôt dans la sphère des impressions magiques dont la nature était, pour Broch, inconnue. Il s'enfonce dans son héros comme dans un espace qu'il ne connaîtrait pas lui même et c'est cette confrontation avec cet autre homme qui lui permet de se plonger dans cette sphère, comme s'il sautait en eau profonde. Il a appris à le connaître en écrivant. Il n'écrivait pas ce qu'il savait déjà, c'est cela ce qui me fascine, ce magma que je trouve dans ses livres, mais aussi le fait que toutes ses œuvres par leur dimension dépassent celle d'un spectacle possible. Ce sont des voyages. De plus en plus souvent, des romanciers entreprennent ce genre d'expérience. Entrer dans un roman, c'est entrer dans un univers qui dépasse les dimensions de la vie humaine, de la capacité spirituelle de l'homme. Si nous prenons L 'Homme sans qualités de Musil, nous avons affaire à une recherche du temps perdu. Un tel livre, on ne peut jamais le terminer. L'écriture d'un roman va en s'élargissant, c'est

76 comme une algue qui se développe, chaque motif suscite dix autres motifs. Dans ce cas, aborder une réalité, quelle qu'elle soit, c'est un processus indépendant de notre volonté, si nous voulons être conformes à cette vérité de la réalité découverte en l'écrivant. Musil est mort en écrivant son roman, je trouve cela très intéressant, indépendamment de la tragédie privée de cette mort. Car il s'est créé ainsi un être hybride, une œuvre qui est jusqu'à un certain moment tissée par l'auteur et puis se disperse, éclate en des milliers de notes, de variantes multiples, des choses qui s'excluent mutuellement. Mais pourquoi ces différentes descriptions de la réalité devraient elles s'exclure ? A un moment, l'auteur rejette mais ne ferait-il peut être pas mieux de ne pas rejeter? La mort de Musil a permis qu'existe un livre fascinant, justement à travers cette dispersion, cet éclatement de toute construction. Peut être n'aurait on pas cette impression de dispersion aussi grande, si métaphysique - car cet éclate ment est pour moi un phénomène métaphysique -, s'il n'y avait pas eu avant une discipline aussi vigoureuse. Or, nous voyons un pôle d'ordonnancement et un pôle de chaos, et là, nous découvrons la vérité de l'œuvre humaine où ces deux éléments sont en lutte constante. C'est cette catégorie d'œuvres qui m'attire.

Pour ce qui est du drame, je me réjouis que les jeunes auteurs dramatiques s'éloignent du côté "bien écrit" des pièces qui racontent une histoire. Il n'y a que des grands génies comme Tchekhov qui réussissent à raconter une histoire et, en même temps, à garder la vérité des dialogues, tout en préservant leur énergie interne. Lorsque les gens se mettent à parler entre eux,

77

Page 29: Lupa French Full

ils ne sont pas intéressés par un récit, lorsqu'ils dialoguent cela se disperse, ce qu'ils voulaient faire rapidement traîne, c'est cela la vérité d'une conversation humaine. Les critiques polonais ont attaqué Dea Loher, l'auteur des Relations de Claire, en disant que mon spectacle était bien, mais que Dea Loher avait écrit un mauvais texte, que le langage des héros était faux. Dea Loher a écrit un bon texte, mais il se passe que le dialogue ne colle pas tout le temps à la vérité psychologique, qu'il bifurque dans un enchaînement lyrique ou bien se transforme en une note de journal ou apparaît comme une esquisse. L'auteur arrive à nous montrer qu'elle sent très bien le dialogue et son côté humain, mais par moments elle le fuit, elle commence à penser à autre chose. Pourquoi cela ne devrait il pas apparaître ? Ces auteurs dramatiques contemporains écrivent plus pour la vérité de ce qui se passe à l'intérieur de ce que j'appelle "l'organisme écrivant", en l'occurrence celui de l'auteur, qui jusqu'ici devait dissimuler tout ce qui n'appartenait pas au sujet. Cette tendance de la nouvelle dramaturgie est quelque chose de très prometteur et de très innovant. B. P.-V. - Aujourd'hui, vous êtes professeur à l'Ecole nationale supérieure d'art dramatique de Cracovie où vous avez été élève. Comment y enseignez vous la mise en scène" ? K. L. - Il n'est pas possible d'apprendre la mise en scène en tant qu'ensemble. Ce qu'on peut • Parmi ses anciens élèves metteurs en scène, citons : Krzysztof Warlikowski, Grzegorz Jarzyna, Anna Augustynowicz, Piotr Cieplak, Zbigniew Brzoza ...

78 faire, c'est jeter un coup d'œil sur des territoires et entreprendre un chemin commun. Pendant quelques années, nous nous sommes concentrés sur l'espace. En essayant, à partir de nos observations, de voir en quoi l'espace nous agresse et d'aller le plus possible dans les conclusions, de déterminer les impératifs qui s'imposent à nous, autrement dit, d'étudier de quelle manière on peut lire les exigences d'une matière donnée. On a procédé de même pour déterminer les exigences de la littérature qui sont loin d'être des évidences. Quand on commence à apprendre la logique, les phrases que l'on con sidère comme évidentes, tout d'un coup, ces sent de l'être et nous découvrons une autre vérité qui les met en question. Autrement dit, il faut que nous mettions nos outils en place le plus tôt possible, pour comprendre les exigences de la littérature, à commencer par la genèse d'une œuvre littéraire. Car, le plus souvent, nous ne nous limitons pas au drame, et nous abordons la littérature en tant que moyen de transmission d'un message spirituel, une tentative de raconter un événement, de décrire le monde, d'être une passerelle entre la spiritualité de l'homme et le monde. La compréhension de la littérature comme univers est aussi un modèle des mécanismes de création qui se mettront à fonctionner, plus tard, au théâtre, car c'est sur une tentative d'atteindre des régions basses ou primitives de la littérature que le créateur au théâtre doit s'appuyer.

Je voudrais aborder la même question sous un autre aspect que j'estime très important: comment instaurer la meilleure relation créative possible entre moi, pédagogue, et l'étudiant ? La situation sera plus profitable si

79

l'étudiant, par rapport au matériau de base, en sait plus que moi. Que ce soit lui le lecteur "découvreur" du texte, ou bien que ce soit un texte dont j'ignore tout. Je ne fais que lui poser des questions et c'est lui qui m'enseigne. Dans une telle situation, il peut développer toute sa fascination et, en même temps, mes questions sont des questions vraies, et non pas des questions de Socrate, condescendantes. Si, devant un matériau, le pédagogue ne ressent rien de nouveau et donc n'apprend rien, alors cette relation est morte.

Autre point important: la relation entre l'imagination du metteur en scène et l'acteur. Il est très difficile pour un metteur en scène de mettre une distance entre son imagination et l'acteur. Surtout chez le jeune metteur en scène, qui possède sa propre vision et veut la faire passer à travers l'acteur, lequel est seulement considéré comme un corps (un objet) qui doit servir cette image. C'est une relation tout à fait ordinaire entre l'image et le matériau de la création. L'image est à l'intérieur, la

Page 30: Lupa French Full

pierre est à l'extérieur. L'image est à l'intérieur; les mots, la langue et le torrent d'écriture se trouvent à l'extérieur. Nous avons toujours affaire à cette figure simple de relation entre ce qui se trouve à l'intérieur et sa représentation à l'extérieur.

D'une façon difficile et fascinante, cette figure se complique au théâtre parce que l'acteur n'est pas seulement un matériau, il est aussi le porteur d'une imagination. L'image se trouve à deux niveaux: ici celui qui crée le spectacle, là celui qui porte le personnage, c'est à dire l'acteur accomplissant cette transfiguration alchimique de son propre corps en corps du personnage. C'est le seul exemple où le matériau

80 de la création est un individu qui a ses propres hontes, ses angoisses, ses passions, ses obsessions, ses soucis, et tout cela va s'engouffrer dans le torrent de la création.

Au début, le jeune metteur en scène a sou vent l'impression que tous ces éléments ne font que le gêner, et que la personnalité de l'acteur et l'imagination de ce dernier entravent sa propre création - aussi longtemps que ces éléments ne sont pas identifiés. Il craint la résistance de cet étranger qu'il ne connaît pas, qu'il n'aime pas, car très souvent il ne l'aime pas pendant la création. Cela peut aller jusqu'à la haine, parce que, pendant le travail, l'acteur lui paraît trop rigide, paresseux, il ne va pas assez au devant de son désir. Cette haine est organique, et nous n'avons pas le droit de ne pas nous en apercevoir ou de nous mentir à ce sujet. Beaucoup de mensonges dans la relation acteur metteur en scène naissent du refus de cette vérité. Elle reste en profondeur et déforme notre travail. Et le soir de la première du spectacle, entre les acteurs et le metteur en scène, il y a une haine profonde, une humiliation et une amertume.

Cette haine constitue un matériau de création précieux, à condition qu'on la laisse s'ex primer. Car il y a encore autre chose qui naît, au sein d'un spectacle, et c'est de l'amour, une amitié extraordinaire, non pas personnelle, c'est l'amitié d'une communauté de création. Cette amitié et cet amour peuvent assimiler de la haine à condition que nous comprenions cette relation hybride entre le metteur en scène et l'acteur. L'acteur doit savoir sortir de sa parcelle étroite, et le metteur en scène doit lui permettre de mettre en scène en commun avec lui.

81

Je ne crois pas à une création théâtrale dans laquelle les acteurs ne prennent pas part à la mise en scène. L'acteur qui ne comprend pas le metteur en scène le considère comme un égoïste monstrueux. Le metteur en scène qui ne comprend pas le processus très complexe de création du personnage devient vraiment un égoïste, car il voit l'acteur comme une menace pour son rêve. C'est ce que nous apprenons aussi pendant ce cours de mise en scène, mais je préfère parler de dialogues entre le metteur en scène et l'acteur, car ce que nous faisons, c'est apprendre à discuter.

B. P.-Y. - A l'école, est ce que vous travaillez simultanément avec les metteurs en scène et les acteurs ? K. L. - Je travaille pendant la même année avec une promotion d'acteurs et une promotion de metteurs en scène. Séparément pendant le premier semestre, ensuite dans un projet commun. C'est seulement ce dialogue entre le metteur en scène et les acteurs qui nous permet de nous rendre compte combien nous nous sommes trompés en pensant que les autres comprenaient ce que nous disions. Nous sommes toujours plus contents de ce que nous avons dit nous mêmes que de ce que nous avons entendu. Mais au moment de la confrontation, au début de la construction de la scène, nous voyons combien nous étions loin de nous comprendre.

Un exemple. Les acteurs nous montrent une étape d'une improvisation où ils ont avancé dans le désir de leurs personnages, ils connais sent l'image et les désirs de leurs personnages, ils sont déjà à l'étape ultérieure de l'écriture

82 des monologues intérieurs. Et le groupe des metteurs en scène regarde cette improvisation pour la première fois. Ensuite, les acteurs qui viennent d'improviser n'ont pas droit à la parole. Pendant

Page 31: Lupa French Full

deux heures, les metteurs en scène essaient d'analyser ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont peut être deviné. Là, je demande aux acteurs d'être patients et à l'écoute. Ils ne doivent pas commencer à discuter en rejetant les fausses pistes, mais se laisser fasciner par ce qu'ont pu voir ces spectateurs qui ne connaissaient pas leur point de départ. Le metteur en scène développe sa propre vision, il définit sa propre logique de la scène, il attribue donc les tâches à l'acteur, mais nous ne considérons pas cela d'une manière formelle.

Alors je suggère aux acteurs d'interpréter le cheminement de chacun de ces metteurs en scène. C'est à leur tour de parler en s'exprimant longuement. Tout est dans ce discours de longue durée. Je ne peux pas me contenter de constater quelque chose, j'essaie de l'approfondir, je pense à voix haute, je me contredis. Ainsi l'acteur s'exprime de la manière la plus exhaustive sur ce que le metteur en scène a ajouté à son personnage. "Qu'est ce qui m'inspire, qu'est ce qui me manque, qu'est ce que je veux faire seul, qu'est ce que je rejette de ce que me donne le metteur en scène, qu'est ce qui me dérange dans ce personnage qui se développe déjà en moi ?" etc.

Et, à nouveau, je demande aux metteurs en scène de se donner au maximum, de ne pas se figer, de ne pas attaquer avec fureur. Si nous en arrivons à ce stade où nous sommes intéressés par ce qu'on nous reproche, nous ne considérons pas cela comme une attaque personnelle.

83

Bien sûr, au départ, ce processus est douloureux mais, en général, nous arrivons à créer une situation où l'élément de menace disparaît. Nous avons l'impression de rester amis parce que, justement, de manière implacable, nous pouvons parler de ce que nous ressentons. C'est exactement comme dans un couple qui se dis pute et qui apprend que l'amour, c'est juste ment ça. Nous pouvons parler de manière cruelle de ce que nous avons vu dans l'autre. Et tu ne peux t'attendre à cette cruauté de la part de personne d'autre que de la personne qui t'aime. Cette cruauté réciproque est un grand enseignement qu'on peut et qu'on doit tirer dans cette relation extrêmement difficile qui se noue entre l'acteur et le metteur en scène. B. P.-Y. - Nous n'avons pas beaucoup entendu les mots "jeu", jouer" et tout le côté ludique que cela suppose. K. L. - Car nous n'en avons pas besoin. Nous avons créé le concept de "l'acteur sain". Un acteur sain, c'est quelqu'un qui s'oublie lui même, et oublie cette question: "Suis je génial ?" parce qu'il se consacre entièrement à l'individu qu'il porte en lui. Et, à ce moment là, il est entièrement offert au mystère de ce qui se passe. Nous assistons à l'immense bonheur de l'acteur, à cette joie que l'acteur transmet au spectateur. On peut dire qu'un des mystères de la catharsis, c'est l'existence de cette joie.

Propos recueillis à Paris, les 6, 7 et 8 décembre 2003.

REPÈRES BIOGRAPHIQUES 1943: Naissance à]astrzebie Zdr6j, en Silésie, Pologne. 1963-1969: Cours de peinture, puis d'arts graphiques à l'académie des Beaux-Arts de Cracovie, diplôme d'arts graphiques. 1969-1972: Reçu à l'Ecole de cinéma de L6di, il en est exclu au bout de deux ans. 1973-1977: Etudes au département de mise en scène (nouvellement créé) de l'Ecole nationale

supérieure d'art dramatique (PWST de Cracovie. Comme spectacle de fin d'études, il présente en 1977 Les Mignons et les Guenons de Stanislaw Ignacy Witkiewicz. Diplômé en 1980. Auparavant, il a monté son premier spectacle professionnel, L'Abattoir de Slawomir Mrozek, en 1976, au Teatr Slowackiego de Cracovie.

19771986: Il travaille au Teatr Norwida de Jelenia Góra, petite ville des Sudètes orientales. Il met

Page 32: Lupa French Full

d'abord en scène La Vie de l'homme, de Leonid Andreïev. Après deux spectacles dont il signe également le texte (La Chambre transparente en 1979 et Le Souper en 1980), il revient au théâtre de l'absurde métaphysique de Witkiewicz (Les Pragmatiques en 1981, Mathieu Korbowa et Bellatrix en 1986) et s'intéresse à l'œuvre de Witold Gombrowicz (Le Mariage en 1984), auteur qu'il avait déjà abordé (Yvonne, princesse de Bourgogne en 1978) durant cette période en venant signer ponctuellement

85