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LE MAGAZINE SUISSE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE N° 87, décembre 2010 horizons Où va la médecine? 6 Stimuler le cerveau endommagé 20 Quand les femmes se hissent au sommet 22 Technique suisse pour traquer les exoplanètes 26

Magazine de la recherche Horizons

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Horizons, le magazine suisse de la recherche, informe quatre fois par an des derniers résultats et des nouvelles connaissances acquises dans toutes les disciplines scientifiques: de la biologie et de la médecine aux sciences naturelles et aux mathématiques, en passant par les sciences humaines et sociales. Horizons transmet une image réaliste, crédible et critique de la science et de la recherche.

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  • LE MAGAZ INE SUISSEDE L A RECHERCHE SC IENT IF IQUE

    N 87, dcembre 2010

    h o r i zons

    O va la mdecine? 6 Stimuler le cerveau endommag 20

    Quand les femmes se hissent au sommet 22

    Technique suisse pour traquer les exoplantes 26

  • ffaibli par les coliques et les mdicaments, le

    patient sextrait du taxi devant les urgences

    de lhpital et sonne la porte. Une aide-infirmire

    laccueille et prend ses donnes personnelles, puis le conduit

    dans une cabine o il se couche sur un lit. Aprs environ

    dix minutes, une infirmire fixe son doigt un cble reli

    un moniteur. Aprs dix nouvelles minutes,

    elle revient, introduit les donnes calcules par

    lordinateur dans un dossier et fait un signe

    de tte au patient. Un quart dheure plus tard

    arrive la mdecin responsable du service.

    Elle sinforme auprs de linfirmire de ltat du

    patient, jette un coup dil sur le moniteur et

    demande au malade comment il va. Au moment

    o il veut rpondre, le chirurgien fait son entre.

    Le patient attendait depuis longtemps quon linterroge.

    Depuis son arrive aux urgences, il aurait trs volontiers

    dcrit comment il se sentait et reconstruit son histoire de

    malade. Il aurait souhait tre inform de son tat et pouvoir

    discuter de la suite des vnements. Au lieu de cela, il a

    t livr au diagnostic de lordinateur, soumis la logique de

    lentreprise hospitalire, laiss dans lincertitude. Et, tout

    coup, la dcision tombe : nous oprons ! Lintervention

    se droule sans anicroche, le timing de la narcose est parfait,

    la chirurgie endoscopique ne laisse aucune trace. Le mal

    est limin. Plus personne ne sintresse maintenant lanam-

    nse. Aprs deux jours presque sans douleur, le patient peut

    quitter lhpital.

    Pour chaque malade, le systme de sant est un sujet

    sensible. Celui-ci est confront un changement radical

    (ou a, selon la perspective choisie, atteint ses limites). Il doit

    faire face des dfis qui ont pour nom explosion des cots,

    mdecine high-tech, bien-tre du patient, vieillissement de la

    population. Le point fort de ce numro explore ce terrain

    controvers.

    Urs Hafner

    Rdaction de Horizons

    2 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    262

    Exprience aux urgences

    ditorial

    A

    26

    Comment les grenouilles sadaptent aux milieux acides.

    Quand les femmes investissent des mtiers dhommes.

    Comment photographier des plantes lointaines.

    18Ra

    hel N

    icole Eisenring

    Cine

    text

    Iztok Bon

    cina

    /Eso

    Simon

    Krvemo

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 3

    4 en direct du fns Stanislav Smirnov reoit la mdaille Fields.

    5 questions-rponses Les politiciens sintressent-ils la science, M. Bellucci ?

    13 en image Ertrie 1000 ans dhistoire

    14 portrait Marianne Sommer, historienne des sciences et laurate du Prix Latsis

    17 lieu de recherche Echappe sauvage en Alaska

    30 entretien Les hormones du stress inhibent les souvenirs traumatiques , souligne Dominique de Quervain.

    32 cartoon Ruedi Widmer

    33 perspective Hubert van den Bergh explique comment faciliter le dveloppement de nouveaux mdicaments.

    34 comment a marche ? La photographie ou lart de figer la lumire

    35 coup de curDes potiers prs du sol, au Muse dethnologie de lUniversit de Zurich

    point fort sant

    6 Lart de gurir, entre march et high-tech Quelle valeur accordons-nous la vie ? Lexplosion des cots de la sant nous oblige limiter les prestations mdicales. Ce qui pose des problmes thiques.

    biologie et mdecine

    18 Et pourtant, elles viventFace lacidification des sols et des tangs, les grenouilles sont condamnes sadapter.

    20 Lautre moiti du mondeDes champs magntiques peuvent aider les victimes dattaques crbrales.

    21 Lorsque les myrtilliers se multiplient Signaux contre larsenic Nphrologie dans le Caucase

    culture et socit

    22 En lutte pour le charismeGuide de montagne et metteur en scne, deux mtiers dhommes qui se fminisent.

    24 Divorce en Inde Dans le sud du pays, les femmes ont intrt sauver leur mariage, malgr les crises.

    25 La responsabilit des systmes dducation Les votes du peuple Les faiseurs de montagne

    nature et technologie

    26 Plantes lointaines porte de vue Photographier des exoplantes est difficile. Leurs toiles brillent trop fortement.

    28 Turbulences en altitude Des variations de temprature dans la stratosphre peuvent provoquer un temps capricieux.

    29 Un laser claire laction des catalyseurs LEPFL dcouvre un quasar qui fait loupe Systme immunitaire primitif

    sommaire

    6Explosion des cots, progrs

    technique, vieillissement,

    le systme de sant est confront

    dnormes dfis.

    22

    Photo de couverture en haut : un mdecin avec une patiente (Entlebuch 2006). Photo : Martin Rtschi/Keystone

    Photo de couverture en bas : vue latrale dune tte, grce la combinaison de divers procds dimagerie. Photo : Zdzislaw Krol, Computational Medicine Group, CMBE, www.uhbs.ch

  • 4 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    Magaz i N e Su i S S e d e l a r e ch erche S c i eN T i f i Qu e

    horizons

    Horizons parat quatre fois par an en franais et en allemand (Horizonte). 22 e anne, n 87, dcembre 2010.

    Editeur Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), Service de presse et dinformation, responsable : Philippe Trinchan

    RdactionUrs Hafner (uha), rdacteur respon-sable; Regine Duda (dud); Helen Jaisli (hj); Philippe Morel (pm);

    Ori Schipper (ori); Anita Vonmont (vo); Marie-Jeanne Krill (mjk)

    AdresseFNS, Service de presse et dinformationWildhainweg 3, case postale 8232CH-3001 BerneTl. 031 308 22 22, fax 031 308 22 [email protected], www.snf.ch/horizons

    Graphisme, rdaction photosStudio25, Laboratory of Design, Zurich, Isabelle Gargiulo, Hans-Christian Wepfer

    Correcteur, Jean-Yves Dumont

    Traduction Catherine Riva, Marie-Jeanne Krill

    ImpressionStmpfli SA, Berne et Zurich

    Tirage 20 650 exemplaires en allemand, 11 100 exemplaires en franaisISSN 16632729

    Labonnement est gratuit

    Les projets de recherche prsents dans Horizons sont en rgle gnrale soutenus par le FNS.

    Le choix des sujets nimplique aucun jugement de la part du FNS.

    Tous droits rservs. Reproduction avec lautorisation souhaite de lditeur.

    Le FNS en brefHorizons, le magazine suisse de la recherche scientifique, est publi par le Fonds national suisse (FNS), la princi- pale institution dencouragement de la recherche scientifique en Suisse. Grce un budget de quelque 700 millions de francs, le FNS soutient chaque anne prs de 3 000 projets auxquels participent environ 7 000 scientifiques. Sur mandat de la Confdration, il encourage la recherche fondamentale dans toutes les disciplines, de la philosophie la biologie en passant par la mdecine et les nanosciences. Il a essentiellement pour mission dvaluer la qualit scientifique des projets dposs par les chercheurs.

    Do you speak Swiss? En Suisse, le plurilinguisme fonctionne tonnam-ment bien. Le pays est de ce fait un modle de coexistence pacifique entre les communauts linguistiques. Limmigration place nanmoins lcole, la politique et lconomie devant de nouveaux dfis. Si le potentiel de ce nouveau multilinguisme est reconnu et exploit, celui-ci pourra servir lintrt gnral. Cest l la principa-le conclusion du Programme national de recher-che Diversit des langues et comptences linguistiques en Suisse (PNR 56). Au cours des cinq dernires annes, ce PNR a explor, dans le cadre de 26 projets de recherche, la question de la diversit des langues en Suisse et son appr hension par la population. Les rsultats dtaills du PNR 56 sont rsums dans un ouvra-ge en quatre langues publi sous la houlette de Walter Haas, prsident du comit de direction : Do you speak Swiss ? Diversit des langues et comptences linguistiques en Suisse (NZZ Libro, Zurich 2010, 240 p.).

    Mdaille Fields 2010Stanislav Smirnov, professeur lUniversit de Genve depuis 2003 et soutenu par le Fonds national suisse (FNS), a reu la mdaille Fields 2010 au Congrs international de mathmatiques qui sest tenu Hyderabad, en

    Inde. Plus haute distinction dans le champ des mathmatiques, attribue tous les quatre ans seulement, la Mdaille Fields est considre com-me lquivalent du Prix Nobel dans ce domaine de recherche, o il nen existe pas. Stanislav Smirnov a reu cette rcompense pour ses travaux dans le domaine de la mcanique statistique. Ses recher-ches servent notamment modliser lcoulement dun liquide travers des matriaux poreux, afin dvaluer la probabilit que le liquide coule travers ou non. La remise de la Mdaille Fields Stanislav Smirnov constitue une premire, dans la mesure o cest la premire fois quun chercheur en activit dans une universit suisse reoit ce prix.

    Horizons en version e-paper Horizons, le magazine suisse de la recherche scientifique, existe dornavant aussi sous forme lectronique sur le site Internet du FNS. Il suffit de cliquer sur le-paper et les pages dfilent com-me par enchantement. Le systme de navigation avec des pictogrammes facilement comprhen-sibles permet de trouver immdiatement la bonne page, de la rduire ou de lagrandir selon les besoins, de limprimer ou de lenvoyer par courriel. Testez ldition lectronique sur www.snf.ch/horizons et continuez avoir du plaisir feuilleter la version imprime !

    Deux nouveaux PNR

    en direct du fns

    La science comme fabrique de munitions Lettre de lecteur sur larticle Ne pas mener de croisades (Horizons n 86, septembre 2010)

    Heinz Gutscher, prsident de ProClim, appelle la science rester en dehors du politique . Mais est-ce bien raliste ? Ou pour prendre une mtaphore radicale, une fabrique de munitions peut-elle se tenir lcart dune guerre ? A laide de leurs modles et de leurs scnarios, les chercheurs sur le climat ne font pas autre chose que de prsenter des options daction . Ce que les dcideurs politiques choisissent ensuite est ncessairement influenc par les intrts de leur clientle. Des jugements de valeur sinvitent dans le dbat. Lorsque les chercheurs disent : partir dune hausse de la temprature de deux degrs, une raction incontrlable va probablement se produire, cela conduit les politiques formuler une injonction : nous ne pouvons pas dpasser deux degrs. Et ce sont malgr tout les scientifiques qui sont attaqus par les mdias, parce que ce sont eux qui ont fourni aux politiciens les munitions, cest--dire les options daction. Werner Sieber, Riehen

    FNS

    Les travaux de deux nouveaux programmes de recherche ont dbut. Le Programme national de recherche Nouvelle qualit urbaine (PNR 65) labore les bases du mode de vie et du paysage urbains de lavenir. Un habitat dense tel quil existe dans les villes europennes sert de modle aux projets de recherche. Dans ce type de ville linverse des grandes mtropoles dAmrique et dAsie les gens habitent, travaillent et se diver-tissent dans un espace restreint, souligne Jrg Sulzer, prsident du comit de direction du PNR. Cette densit constitue par ailleurs une condition pralable unique en son genre pour raliser des conomies dnergie, galement dans le contexte du rchauffement climatique. Le Programme national de recherche Egalit entre hommes et femmes (PNR 60) qui vient galement de dmarrer a pour objectif dacqurir de nouvelles connaissances sur les conditions dlaboration de la politique de lgalit et sur la manire dont elle est mise en uvre. Il tudie aussi lefficacit des stratgies et mesures actuelles. Le programme analyse par ailleurs les causes de la persistance des ingalits sociales et conomiques entre les sexes. Les projets se penchent par exemple sur lgalit dans le monde du travail, les choix professionnels et de formation des jeunes femmes, les reprsenta-tions de la fminit et de la masculinit. Le PNR 60 doit donner de nouvelles impulsions la poli-tique de lgalit en Suisse.

  • Anne

    tte Bou

    tellier

    F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 5

    Des domaines de recherche comme le gnie gntique ou la nano-technologie sont sujets controverses. Sergio Bellucci de TA-Swiss conseille les politiques et prend le pouls de la population.

    Comment entrez-vous en contact avec les politiciens ? Nous rencontrons rgulirement les membres des commissions parlementaires qui se penchent sur des questions scienti-fiques et technologiques. Le climat politique en Suisse est devenu plus rude. Les politiciens instrumentalisent de plus en plus la science au profit de leurs propres objectifs, en tayant leurs positions au moyen dtudes scientifiques. Cela a-t-il un impact sur votre travail ?La polarisation de la politique et son caractre plus polmique ne simplifient pas notre travail. Je comprends toutefois la logique des politiciens. Ils doivent se dis-tinguer les uns des autres et gagner des lecteurs. Nous leur donnons des options et des recommandations et ils prennent ce dont ils ont besoin. Cest humain et nous devons vivre avec cela. Nous devons nous contenter de faire notre travail aussi bien que possible et de manire aussi objective que possible. Vous ne conseillez pas seulement les politi-ciens, vous dialoguez galement avec la population sur des thmes scientifiques controverss. Comment procdez-vous ?

    M. Bellucci, vous encouragez, sur mandat du Parlement, le dialogue entre science et politique Je formulerais la chose autrement. TA-Swiss, qui est charg dvaluer les choix technologiques, conseille les instances politiques dans des domaines qui ont de gros potentiels, mais qui impliquent aussi dventuels risques, par exemple la nanotechnologie.Quentendez-vous par conseiller ? Nous cherchons donner aux politiciens des informations objectives sur les dve-loppements de la recherche et des nou-velles technologies, afin quils puissent se former leur propre opinion. Notre indpen-dance est importante. Notre travail nest pas prdfini par les instances politiques mais par le comit directeur de TA-Swiss.Quels sont vos principaux secteurs dactivit ? A ct de la nanotechnologie, un autre exemple est constitu par les technologies de localisation qui peuvent poser des pro-blmes de protection des donnes ou le human enhancement , cest--dire lamlioration des performances dune personne en bonne sant au moyen de mdicaments.

    La population nest pas technophobe

    Il nest pas facile dentrer en contact avec les gens. Une partie de la population ne sintresse pas la science. Il ne faut pas se leurrer. Afin de savoir ce que les gens pensent des nouvelles technologies, nous choisissons nos interlocuteurs au hasard et nous discutons avec eux de faon mthodique. Nous constatons alors que la plupart dentre eux ne sont pas opposs par principe aux technologies. Lorsquils voient les avantages quon peut en tirer,

    par exemple dans le domaine de la sant, ils se montrent ouverts. Mais ils veulent tre bien informs. Ils veulent comprendre ce que les chercheurs font. Ils veulent pouvoir donner leur avis et participer aux dcisions.Ce que font les chercheurs nest pas toujours comprhensible. Cest pourquoi la philosophie TA devrait dj tre prsente luniversit.Quentendez-vous par philosophie TA ?Les chercheurs devraient plus se proccu-per des consquences de ce quils font. Ils devraient prendre conscience du fait quils ne pourront pas travailler sur la dure sans bnficier dune acceptation dans la population. La science a toujours des implications juridiques et sociales. Ils devraient davantage en tenir compte. Propos recueillis par Urs Hafner

    Lingnieur Sergio Bellucci dirige TA-Swiss, le Centre dvaluation des choix technologiques. TA-Swiss est un centre de comptence des Acadmies suisses des sciences.

    questions-rponses

    La polarisation de la politique ne simplifie pas notre travail.

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    Lart de gurir, entre march et high-tech6

    point fort sant

  • e que les mdecins mnent bien tient parfois du miracle. Mdica-ments, scalpels, appareils de radio-

    graphie et entretiens mens avec tact leur permettent rgulirement de soula-ger les souffrances et darracher des malades la mort. Mais notre socit tend de plus en plus considrer ces miracles comme allant de soi. Nos attentes lgard de la mdecine vont grandissant au vu des progrs spectaculaires raliss dans la lutte contre les maux qui nous frappent.

    Au lieu daspirer la vie ternelle, nous ferions peut-tre mieux daccepter

    F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 7

    Lart de gurir, entre march et high-tech

    la mort comme la dernire tape de lexis-tence. Cette modestie nous aiderait dans les dcisions diffi ciles que nous allons devoir prendre, compte tenu de lexplo-sion des cots de la sant : combien esti-mons-nous la valeur de notre vie ?

    Dans ce point fort, nous abordons les questions thiques que pose le rationne-ment des prestations mdicales. Nous nous penchons sur limpact de la logique conomique sur la relation mdecin-patient. Et nous avons demand un mdecin dans quelle mesure les progrs technologiques modifi aient son champ dactivits. ori

    CRah

    el Nicole Eisenring

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 8

    Des poles et des hommes

    sinscrivent dans la mme logique : les caisses-maladie et les pouvoirs publics ne ddommagent plus les hpitaux pour les cots effectifs occasionns par chaque cas, mais sur la base dun forfait, en fonction de catgories de diagnostic prcises. L aussi, une incitation financire est prvue, afin de garder les patients le moins long-temps possible et de contrler les cots.

    Ces deux modles conomiques ne tiennent compte que de manire limite de la complexit de la pratique mdicale, comme la montr une reconstruction empirico-qualitative dtaille de linterac-tion entre patient et mdecin en cabinet mdical. Dun point de vue mdico-social, si lon se fonde sur la thorie de la professionnalisation dveloppe par le sociologue Ulrich Oevermann, la question dcisive qui se pose est la suivante : quels sont les problmes de faon idale-typique qui se posent dans le cabinet mdical ? Ici, le patient nest pas un consommateur : contrairement lhomo conomicus, cest la souffrance qui le conduit dans un cabinet. Lenjeu, pour lui,

    n politique de la sant, le dbat est domin par deux mots-cls : mana-ged care et DRG (Diagnosis

    Related Groups). Deux concepts censs permettre de raliser des conomies tout en maintenant la qualit des prestations, voire en amliorant ces dernires.

    Dans le modle du managed care , les patients sont obligs davoir recours un rseau dfini de praticiens, moins de sacquitter dune franchise plus leve. On

    P A R M A R I A N N E R y C h N E R

    En politique de la sant, le dbat est de plus en plus domin par des modles conomiques. Or ceux-ci menacent de saper la confiance profondment ancre dans notre culture et qui est si ncessaire au bon fonctionnement de la relation mdecin-patient.

    restreint ainsi le libre choix du mdecin, lobjectif tant dempcher les patients de rclamer des prestations inutiles ou de consulter un spcialiste sans lui avoir t adress. Gnralistes, cabinets commu-nautaires et HMO (Health Maintenance Organizations) ont ainsi une fonction de contrleur daccs avec responsabilit budgtaire . Des incitations financires sont censes les encourager ne pas effectuer de traitements inutiles.

    Quant aux DRG qui seront bientt introduits dans le secteur hospitalier, ils

    ERa

    hel N

    icole Eisenring (2)

    point fort sant

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 9

    nest pas de satisfaire une envie person-nelle et dobtenir un bien de consomma-tion, la sant . Mais de sen remettre un mdecin en qui il a confiance, pour que ce dernier intervienne de manire plus ou moins importante dans son intgrit physique et psychique, en prenant parfois des risques importants, afin de soulager sa souffrance.

    Ltre humain dans son entierLobjectif nest donc pas une sant absolue, mais de savoir sil est possible datteindre un certain niveau de sant, en fonction de lhistoire individuelle du patient avec ses lsions plus ou moins importantes et de son potentiel spcifique dautogurison. Or pour tenir compte des spcificits propres un cas particulier, il est indispensable que gnralistes et spcialistes envisagent le patient comme un tre humain entier, pris dans sa complexit, et ne se contentent pas dexcuter un traitement en fonction dun schma prdfini. Il y aura des diff-rences au niveau de la mdication, mais aussi de la manire dont le patient contri-buera son propre rtablissement.

    Ici, certains processus psychothra-peutiques implicites entrent en jeu. La confiance dans le mdecin renforce le pro-cessus de gurison et en cas dintervention lourde, elle est mme indispensable. Or cette confiance est uniquement rendue possible par la certitude, profondment ancre dans notre culture, que le mdecin agit pour le bien du patient. Ce nest quainsi que que celui-ci peut partir du principe que le praticien na pas choisi un traitement pour des motifs intresss ni pire encore dans le but de lui nuire. Cela ne signifie pas que les mdecins soient obligs de se sacrifier et de tirer le diable par la queue. Des honoraires appropris et une considration sociale leve sont cen-ss empcher les mdecins de se laisser guider, pour des motifs conomiques, par la recherche du profit.

    On objecte souvent quil sagit l dune idalisation nave, dune argumentation idologique, dun prtexte brandi par les mdecins pour justifier limportance de leur revenu et leur exercice tyrannique du pouvoir. Pour tayer cette critique, on cite des incidents scandaleux qui sont le fait darrogants dieux en blouse blanche senrichissant sur le dos de leur patient.

    Il reste esprer qu ct et peut-tre en dpit des modles conomiques, un certain quotidien mdical continuera sub-sister et, avec lui, limage du mdecin uvrant pour le bien du patient. Car lavenir aussi ce ne sont pas des consom-mateurs, mais des patients dsempars, en souffrance, parfois aussi hypocondriaques, pdants, crdules et mfiants, qui consulte-ront des mdecins qui, esprons-le, utilise-ront leur formation scientifique pour apprhender ces tres concrets dans toute leur complexit.

    Sinon, il se produira ce que lcrivain Jeremias Gotthelf mettait en 1844 dj dans la bouche du mdecin de campagne frustr dAnne-Bbi Jowger : Je suis de toute faon habitu ce quon tourne en mal tout ce que je fais ici. Ce sont jus-tement ces interprtations malveillantes qui nous font perdre tout intrt vritable pour nos semblables, et il ne faut plus stonner que nous en venions ne pas considrer les hommes autrement que les chaudronniers considrent les vieilles poles quon leur donne rparer.

    Marianne Rychner est sociologue et enseigne la Haute cole dconomie de Lucerne. Sa thse de doctorat est consacre aux limites de la logique de march dans le domaine mdical.

    De tels cas existent, cest vrai. Mais ceux-ci ne remettent pas en question ladqua-tion du modle de la thorie de la profes-sionnalisation : si lon dnonce labus de confiance, cest prcisment par rfrence aux exigences thiques associes limage du mdecin. Or cette reprsentation est ancre dans notre culture et, apparem-ment, nous estimons quelle a sa validit. Elle a aussi pour fonction de rendre possible le lien de confiance entre patient et mdecin, une relation ncessaire au traitement. A linverse, dans le modle conomique, la maximalisation des gains nest pas considre comme un abus, mais comme la normalit.

    Les risques du modle conomiqueSi le modle conomique supplante les exi-gences thiques lies la position du mdecin, il pourrait favoriser lmergence de ce quil dnonce. Les patients se met-tront considrer le mdecin comme un vendeur qui cherche avant tout maximi-ser son propre bnfice, et quil sagit de tester et de comparer avec dautres, ven-tuellement meilleurs et moins chers. Or ceci entrane des cots, en termes de temps et dargent. Ce que le managed care sefforce dendiguer coups dincitations a prcisment sa source dans cette pense conomique.

  • 10

    es indicateurs sont au rouge. Lenjeu : rien moins que lavenir de notre systme de sant. Si lon en croit

    les estimations proccupantes dHlne Jaccard Ruedin de lObservatoire suisse de la sant, par exemple, deux millions de retraits vivront en Suisse dans vingt ans, cest--dire presque le double dau-jourdhui. Des rsultats que la chercheuse a prsents dans le cadre dun congrs organis par lAcadmie suisse des sciences mdicales (ASSM), intitul La mdecine pour qui ? . Pour ses travaux, elle sest base sur lvolution dmographique et lesprance de vie moyenne.

    Plus ils vieillissent, plus les gens vont chez le mdecin. Dans le mme temps, les jeunes praticiens en formation sont de moins en moins nombreux vouloir ouvrir un cabinet de gnraliste. Entre la demande croissante et la baisse de loffre, estime la chercheuse, cest un norme foss qui est en train de se creuser, au point quen 2030, dix millions de consulta-tions risquent de faire dfaut. Dans le domaine des soins, les besoins vont aussi connatre une augmentation allant de 25 40 pour cent.

    Mais Hlne Jaccard Ruedin reste optimiste. Pour rpondre aux exigences croissantes de la population, elle juge quil faudra renforcer la capacit de cette dernire se grer et adapter la prise en charge des malades. On pourrait, par exemple, sinspirer du modle des pays scandinaves o un personnel infirmier spcialement form dcharge les cabinets mdicaux. Nous avons tout juste com-menc chercher de nouvelles voies pour la prise en charge des malades chro-

    P A R O R I S C h I P P E R

    Pression des cots et sens de lquit

    niques, rappelle-t-elle. Nous en trouve-rons certainement.

    Lconomie de la sant qui se proc-cupe notamment de la hausse des cots est elle aussi en qute de nouvelles voies. Laugmentation des besoins et des exi-gences vis--vis de la mdecine ont fait que le secteur de la sant sest hiss au rang de deuxime secteur conomique lchelle mondiale. En Suisse, le systme de sant cote 55 milliards de francs par an. Ce sont les mnages qui couvrent la majeure partie de ces dpenses sous forme dimpts, de paiements directs ainsi que de primes dassurance-maladie qui augmentent chaque automne.

    Reconnatre les limitesMais les moyens fondent vue dil. Le politique est dj contraint denvisager de restreindre les prestations et de rflchir des questions de rpartition. Comme le montre le rapport Rationnement au sein du systme de sant suisse rdig par un groupe de travail de lASSM, la question nest plus de savoir comment nous pouvons viter ou contourner le rationnement cest--dire la limitation de laccs des prestations mdicales utiles mais de reconnatre les limites du systme et de les fixer aussi quitablement que possible.

    Pour Georg Marckmann, professeur lInstitut dthique et dhistoire de la mdecine lUniversit de Mannheim (Allemagne), il nest pas question de laisser le libre march rgler le problme. Car comme il la montr lors du congrs de lASSM, dans le secteur de la sant, celui-ci ne fonctionne pas : un patient en urgence qui a besoin daide na ni loccasion ni le loisir de comparer les pres-tations pour faire son choix. Selon le cher-

    Avec le vieillissement de la population et les exigences croissantes auxquelles la mdecine doit rpondre, le systme de sant voit ses moyens fondre vue dil. A quelles prestations peut-on renoncer ?

    L

    F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    point fort sant

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 11

    de traitement en interdisant la discrimi-nation du fait de lorigine, de lge, du sexe, de la religion ou de convictions. La marge dapprciation des mdecins est toutefois considrable lorsquils doivent, par exemple, dcider de poursuivre ou non le traitement dun patient gravement malade. Il nexiste pas dunanimit sur la notion dinutilit mdicale , relve Stella Reiter-Theil, professeure dthique mdicale et de la sant la Facult de mdecine de lUniversit de Ble.

    Eviter les ingalitsAvec son quipe et ses collgues des soins intensifs, des urgences griatriques et de chirurgie viscrale, cette chercheuse a mis au point un instrument thico- clinique , la directive METAP (modular ethical treatment allocation process). Celle-ci entend aider mdecins et soignants clarifier certaines questions thiques de faon systmatique et fiable, afin dviter des ingalits de traitement injustifies. Cela permet de prendre des dcisions thiques difficiles de faon moins subjec-tive , explique lthicienne.

    Comme aide au quotidien, on y trouve par exemple des check-lists servant de base une dcision dinterruption de traitement. Des schmas sur la faon dont les mdecins peuvent changer leurs impressions lorsquils discutent dun cas ont galement t rsums dans un dpliant qui tient dans la poche dune blouse de soignant. Par ailleurs, dans toutes les cliniques qui ont introduit METAP, un groupe de pilotage est charg de compulser lpais manuel avec les fon-dements empiriques et juridiques des dcisions thrapeutiques.

    Au-del des dcisions sur les cas indi-viduels, METAP pourrait permettre de mettre en vidence certaines lacunes structurelles et certains problmes fonda-mentaux. Mais limpact de lintroduction grande chelle de cet instrument sur lvolution des cots de la sant doit encore tre tudi. Nous ignorons si des patients sont trop ou trop peu traits en Suisse et, le cas chant, de qui il sagit , admet Stella Reiter-Theil.

    cheur, certains motifs thiques plaident cependant pour un rationnement aussi quitable que possible. Il propose de com-mencer par l o cela fait le moins mal. Avec ses partenaires de recherche, il a ainsi mis au point des lignes directrices sensibles aux cots . Ces dernires fixent explicitement qui sont les patients qui profiteraient seule-ment de faon minime des traitements coteux et les raisons pour lesquelles ces derniers devraient se reporter sur des options moins coteuses. En tant que prescriptions contraignantes, ces lignes directrices peuvent aider le mdecin prendre des dcisions difficiles.

    Lorsque le praticien tente de concilier la pression des cots et son sens de la jus-tice, il se retrouve sur une sorte dlot

    moral. Alors que nous sommes prts accepter des diffrences de salaires de facteur cinquante et plus, les diffrences en matire de qualit des traitements et

    des soins nous inqui-tent beaucoup plus. Elles ne seraient tout simple-ment pas acceptes dans de telles proportions , argue Samia Hurst, pro-

    fesseure boursire du FNS lInstitut dthique biomdicale de lUniversit de Genve. Raison pour laquelle, la discus-sion sur la mdecine deux vitesses devient motionnelle ds que se profile le moindre signe dingalit.

    Car en fin de compte, le rationnement des prestations mdicales touche aux droits fondamentaux dun tre humain. La Constitution fdrale garantit non seule-ment le droit la vie, mais aussi lgalit

    Le rationnement touche aux droits fondamentaux.

    Rahe

    l Nicole Eisenring (2)

  • 12 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    La mdecine nest plus concevable sans technologie de pointe. Cette der-nire a-t-elle chang votre activit de mdecin ?Elle lui a imprim

    dnormes changements. La microchirur-gie, par exemple, nous permet de tra-vailler de faon beaucoup plus fine. Nous avons fait de gros progrs en neurochirur-gie et en chirurgie vasculaire. Nous dispo-sons aujourdhui de toute une srie de procds dimagerie, comme lIRM, le scanner et lchographie, qui nous per-mettent de visualiser la morphologie du

    P A R R E g I N E d u d A

    Une complexit quil faut savoir grer La mdecine est de plus en plus technologique et place le mdecin face de nouveaux dfis. Mais la relation au patient reste le cur de sa mission, affirme le chirurgien hans-Florian Zeilhofer.

    corps et ses fonctions. Les simulations 3D nous aident planifier des oprations et les conduire. Mais nous traitons tou-jours les mmes affections. Ce que nous devons faire ressemble donc ce que nous faisions autrefois. Cest la manire qui a fondamentalement chang.Les simulations et les procds dimagerie ne risquent-ils pas de faire croire une prcision qui nexiste pas en fait ?Autrefois, limagerie ntait pas trs prcise, parfois elle ne livrait mme que des artfacts quil fallait pouvoir interpr-ter. Aujourdhui, les procds sont tou-jours plus prcis. Nous pouvons aussi fusionner des ensembles de donnes issus de diffrents procds. Avant, je devais consulter ces informations les unes aprs les autres lcran et ensuite les as-

    sembler spatialement dans ma tte. Aujourdhui, je peux tout runir en un seul ensemble et linformation quon me fournit est plus riche, beaucoup plus pr-cise et plus parlante que ce que jaurais russi tablir moi-mme. Les oprations que nous planifions sur la base de ces donnes au centime de millimtre prs me placent face un problme, en tant que chirurgien : concrtiser de ma main cette planification de haute prcision. Nous avons dvelopp cet effet de nou-veaux instruments intelligents comme la navigation 3D en temps rel.Les nouvelles technologies remplacent-elles les mthodes traditionnelles dexamen, comme la palpation et lobservation du patient ?Le dialogue avec le patient est tout aussi important, si ce nest davantage. Le patient ne sen remet pas la technologie, mais au mdecin qui sen sert. Cette dernire ne remplace pas la relation mdecin-patient. Elle influence en revanche forte-ment ce que nous faisons avant, pendant et aprs lopration. Dans un hpital, les processus se complexifient. Le grand dfi, aujourdhui, cest de grer cette com-plexit.Les procds dimagerie sont trs coteux. Est-ce que vous tes pouss y recourir mme lorsque ce nest pas ncessaire ?Comme mdecin, jagis toujours dans un champ de tensions entre conomicit et humanit. Un patient qui vient me voir pour une chirurgie de la bouche, de la mchoire ou du visage ne veut pas seulement tre rpar, mais recouvrer sa qualit de vie. Si certaines innovations comme les procds dimagerie se sont imposes en dpit de leur prix, cest parce quelles ont amlior le diagnostic et le traitement. Il est essentiel que le patient reste au centre de nos actes.

    Hans-Florian Zeilhofer dirige le Dpartement de chirurgie maxillo-faciale de lHpital universitaire de Ble. Dans le cadre du Ple de recherche national CO-ME , il dveloppe de nouvelles techniques pour des oprations complexes de la tte.

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    l Nicole Eisenring

    point fort sant

  • Ertrie 1 000 ans dhistoire

    La superbe mosaque ornant le sol, compo-se de galets noirs et blancs avec des touches jaunes et rouges, devait merveiller toutes les personnes pntrant dans la salle. Cest tout dabord Thtis chevauchant un hippocampe qui sautait aux yeux, puis des scnes violentes avec des hommes com-battant des griffons et des lions attaquant des chevaux. Lhte rejoignait ensuite un des bancs placs le long des murs autour de la mosaque et attendait quun jeune et gra-cieux esclave vienne lui apporter une coupe de vin le banquet pouvait commencer. Cest ainsi que les choses pourraient stre droules au IVe sicle avant J.- C. dans une noble demeure dErtrie sur lle grecque dEube. Des archologues suisses explo-rent depuis prs de cinquante ans cette cit antique autrefois fl orissante et lui donnent une nouvelle vie en mettant au jour maisons, temples, thtres, places de march et tombes. Les rsultats de ces fouilles sont prsents pour la premire fois en Suisse dans le cadre dune fascinante exposition Ble. Genevive Lscher

    Muse des Antiquits de Ble : Cit sous terre. Des archologues suisses explorent la cit grecque dErtrie . Jusquau 30 janvier 2011. Catalogue richement illustr publi par les Editions Infolio, Gollion, 2010, 320 p. Photo: Andreas Voegelin/eretria.ch

    im bilden image

  • portrait

    14 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    Lhistorienne des sciences qui sattaque au prsent

    Grce aux mthodes des sciences culturelles, lhistorienne des sciences Marianne Sommer cherche savoir comment les sciences naturelles explorent lhistoire de lhumanit. Ses travaux ont t rcompenss par le Prix Latsis national 2010.

    recherche intitul Histoire du corps la mmoire phylogntique des os, des organismes et des molcules tmoigne de loriginalit de sa pense.

    Mmoire phylogntique ? Le point de dpart des recherches de Marianne Sommer est le boom de lintrt pour lhistoire depuis les annes 70, aussi bien dans le grand public que dans la commu-naut scientifique. Alors que les sciences culturelles se penchent davantage sur la mmoire culturelle, cest--dire sur les images de soi et du monde quune com-munaut se transmet de gnration en gnration, les sciences de la vie ayant un arrire-fond historique la paloanthro-pologie, lhistoire gntique et la biologie de lvolution explorent le pass de lespce humaine sur la base de la matire corporelle.

    Depuis le XIXe sicle, les sciences de la vie pntrent de plus en plus profond-ment dans le corps humain, souligne Marianne Sommer. Afin de rendre compte

    de lhistoire de lhumanit, elles ont tout dabord analys les os, puis le sang et les protines et enfin lADN. Lhistorienne des sciences cherche savoir comment les sciences de la vie procdent et quelles sont les implications culturelles des approches biologiques du pass. En quoi limage que les individus, les nations et les ethnies se font deux-mmes est-elle influence par le fait que les sciences de la vie reconstituent leur histoire en se rclamant dune objectivit quantifiable ?

    Tests ADN commerciauxCe savoir bas sur la matire corporelle gagne aussi en importance dans un large public. Il est mme utilis com-mercialement. Aux Etats-Unis et en Europe, dingnieux scientifiques vendent ainsi leurs clients des tests ADN qui leur permettent de dcouvrir de quelle rgion ou population leurs anctres taient originaires. On peut aussi connatre son pourcentage de sang indien ou savoir si lon a des racines celtes, germaniques ou juives.

    Ce savoir peut paratre trivial, voire absurde. Qui peut dire ce qui est cens le lier lune de ses arrire-grands-mres, sans parler de ses anctres morts il y a des sicles ? Les tests ADN peuvent nan-moins avoir une pertinence. Marianne Sommer cite lexemple des Afro-Amri-cains. Parce que leurs anctres taient des esclaves, ils ont de la peine remonter dans leur pass. Les analyses leur permet-tent de retrouver une mmoire culturelle. Cette preuve ADN ne donne toutefois pas elle seule du sens lhistoire dun indi-vidu ou dun groupe. Les personnes qui se soumettent ces tests doivent, laide dautres sources, reconstituer elles-mmes leur histoire. Ces analyses pourraient

    on petit bureau est log dans une ancienne villa entoure de manire idyllique par un jardin. Tout en

    haut et tout larrire , mavait dit Marianne Sommer au tlphone. Les marches de lescalier craquent, le couloir est troit. Dans cette pice lameublement austre, on se sent immdiatement isol du

    monde. Un endroit coup sr propice la lecture, lcriture et la rflexion. Mais il ne faut pas non plus se laisser tromper. Celle qui travaille ici aime galement explorer de nouveaux territoires aussi bien intellec-tuels que gographiques.

    Professeure boursire du FNS au Centre de recherche en histoire sociale et conomique de lUniversit de Zurich, Marianne Sommer a travaill auparavant au sein de la chaire dtude des sciences de lEPFZ o elle a obtenu la venia legendi. Elle a dj effectu des re-cherches et enseign dans de nombreuses institutions ltranger, notamment lUniversit de lEtat de Pennsylvanie, lInstitut Max Planck dhistoire des sciences Berlin et lUniversit de Stan-ford. Ses travaux sont maintenant honors par le Prix Latsis. Son dernier projet de

    P A R u R S h A F N E R

    P h O t O S d O M I N I q u E M E I E N B E R g

    S

    Les sciences de la vie pntrent de plus en plus profondment dans le corps humain.

    Le Prix Latsis national

    Le Prix Latsis, lune des distinctions scienti-fiques les plus prestigieuses en Suisse, est attribu chaque anne par le Fonds national suisse (FNS) sur mandat de la Fondation Latsis. Dot dun montant de 100 000 francs, il est dcern des chercheurs gs de 40 ans au maximum.

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 15

  • laborer , affirme Marianne Sommer. Elle a dailleurs elle-mme montr lexemple en entreprenant paralllement des tudes de biologie et de littrature et langue anglaises. Dans sa thse effectue au Collegium Helveticum de lEPFZ, elle a abord lhistoire de la primatologie sous langle de lanalyse du discours et a donc interprt la recherche en sciences naturelles grce aux sciences culturelles. Elle fait galement appel diverses disci-

    plines dans son dernier opus, un manuel sur lvolution publi en commun avec lhistorien Philipp Sarasin (Metzler- Verlag, 2010). Spcialistes des sciences naturelles, humaines et culturelles y mon-trent notamment comment les thories de lvolution ont influenc et influencent toujours leur discipline.

    La littrature reste le domaine de pr-dilection de Marianne Sommer et elle se plat cultiver les changes entre cultures littraires et scientifiques. Selon elle, des personnages issus de la culture populaire peuvent faciliter la communication entre les disciplines. Avec des collgues, elle a tudi la figure hybride de Tarzan, entre culture et nature, monde primitif et civi-

    16 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    toutefois, dans un climat politique sur-chauff, prendre un caractre explosif , fait remarquer la chercheuse. Le premier grand projet dans ce domaine le Human Genome Diversity Project (Projet sur la diversit du gnome humain) a dailleurs dj t dnonc par des communauts indignes comme une entreprise raciste et nocoloniale.

    La concurrence de lanthropologieTraditionnellement, ce sont les religions qui sont cratrices de sens. Elles parlent des origines de lhomme, du sens et du but de lexistence, de la vie et de la mort. Dans les socits occidentales, la religion a, depuis le XIXe sicle, de plus en plus t concurrence par la gologie historique, lanthropologie et larchologie. Une vo-lution sur laquelle se penche justement Marianne Sommer dans sa thse dhabili-tation qui retrace la carrire de la Red Lady (publie en 2007 chez Harvard Uni-versity Press), un squelette dcouvert au dbut du XIXe sicle, au sud du Pays de Galles.

    Pour reconstruire lhistoire complexe des sciences qui se penchent sur les ori-gines de lhomme, Marianne Sommer sest base sur les controverses scientifiques suscites par cette dcouverte et les diverses significations culturelles qui lui ont t donnes. On a ainsi tout dabord pens que cette Red Lady tait une sor-cire ou une prostitue qui vendait ses charmes aux soldats romains stationns au Pays de Galles. Au dbut du XXe sicle, on la considre comme une descendante de lhomme de Cro-Magnon et elle a t instrumentalise par les thoriciens des races pour prouver la noble ascendance des Britanniques. Au tournant de ce sicle et la faveur de la technologisation des sciences, un vaste projet sest nouveau attaqu au site o ont t retrouvs les ossements. La Red Lady , qui a entre temps chang de sexe, est toujours consi-dre aujourdhui comme lanctre des Gallois.

    Afin de mieux comprendre la manire complexe dont le savoir des sciences naturelles est produit puis mis en circulation au sein de la socit, sciences naturelles et culturelles doivent mieux col-

    lis, sauvage et urbain. Tarzan franchit par ailleurs allgrement les frontires entre les nouveaux mdias film, radio, bande dessine, publicit de la floris-sante culture de masse.

    Jusqu rcemment, la jeune disci-pline de lhistoire des sciences qui ne dispose pas dune chaire fixe lUniversit de Zurich se concentrait uniquement sur lhistoire des ides, des disciplines et des institutions. Aujourdhui, il en va autrement. Lhistoire des sciences et les tudes sur les sciences ont acquis, dans le cadre dune histoire globale du savoir, une importance cruciale, argue-t-elle. Celui qui veut comprendre les socits actuelles qui sont globalises et bases sur le savoir doit dabord connatre de quelle manire ce savoir est produit et circule.

    Cest justement quoi sintresse le Centre dhistoire du savoir de lUniversit de Zurich et de lEPFZ auquel appartient Marianne Sommer. Celui-ci est un excel-lent lieu de recherche et denseignement dans le cadre du master interdiscipli-naire de lEPFZ sur les systmes modernes de savoir. LEPFZ propose par ailleurs ses tudiants en sciences natu-relles et de lingnieur des cours dhistoire des sciences et des techniques. Des connaissances de base en histoire des sciences sont aussi importantes pour les tudiants en histoire , fait-elle valoir, en voquant son travail luniversit.

    portrait

    Sciences naturelles et culturelles doivent mieux collaborer.

  • Echappe sauvage en Alaska

    F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 17

    Comment climat et tectonique modlent-ils le paysage ? Cette question est au cur des recherches que mne le gologue Jean-Daniel Champagnac avec un subside Ambizione du FNS.

    otre mission de lt 2010 dans le massif du mont Saint Elias, en Alaska, a t particulirement fructueuse. Outre de

    nombreuses observations indites, nous avons rcolt davantage dchantillons de roche que nous lesprions (prs de 400 kg, lemploy de lUS Postal a beaucoup apprci !) pour nos analyses lEcole polytechnique fdrale de Zurich. Ces derniers fourniront de prcieuses donnes que nous partagerons avec dautres groupes de recherche. Nous cherchons mieux comprendre comment le relief de la Terre se forme, comment la tectonique et le climat interagissent pour crer le paysage que nous observons.

    En gomorphologie, la science qui tudie le relief, lobservation est cruciale. Les moraines dun glacier ou le delta dune rivire peuvent nous renseigner sur lhistoire du paysage. Cette mthode de terrain requiert de lexprience et un il aiguis. Images satellites et donnes topographiques compltent lobservation. Puis viennent des mthodes quantitatives plus complexes, grce auxquelles nous mesurons les vitesses drosion en datant le trajet dun chantillon vers la surface. Par exemple, un isotope du bryllium (10Be) est cr unique-ment par le rayonnement cosmique, qui est arrt par quelques mtres de roche. Le 10Be saccumule dans la roche et nous permet de calculer le temps (quelques centaines ou milliers dannes) quil a fallu un chantillon pour traverser les deux derniers mtres vers la surface, et den dduire la vitesse drosion.

    Pour nous gologues, lAlaska est une machine remonter le temps. Nous pouvons y tudier des processus semblables ceux qui se sont drouls dans les Alpes la fin de la dernire glaciation, il y a 13 000 ans. Cest pourquoi nous tudions la fois les Alpes et le massif du mont Saint Elias. Celui-ci est particulire-ment intressant car il est possible dy observer des phnomnes trs actifs dans une nature encore intacte, sans aucune modification humaine.

    Contrairement aux Alpes, les montagnes de lAlaska sont peu tudies. Les cartes sont lacunaires et lon y trouve encore des valles et des sommets sans nom. Le travail y est explo- ratoire : se rendre dans les zones chantil- lonner ncessite de traverser des rivires, des glaciers immenses et dpais sous-bois.

    En Alaska, les ours sont une grande proccupation. Loin de toute civilisation, ce nest pas tant lattaque que le pillage dun campement et de ses rserves de nourriture que nous craignons. Heureusement, en trois semaines, seule une empreinte frache proximit du camp nous a rendus un peu nerveux.

    Dans cet environnement, de petites dcisions peuvent tout coup avoir des consquences normes. Do you know what wilderness is ? Unexpectable (Vous savez ce quest la nature sauvage ? Imprvisible), nous disait notre pilote, un vieux roublard. Cest limprvu qui dfinit laventure, et la science en territoire vierge. Je me souviens dailleurs de mon premier sjour en Alaska lorsque nous avons d partager cinq une unique bote de sardines

    Propos recueillis par Helen Jaisli

    Machine remonter le temps. Jean-Daniel Champagnac (ci-contre, tout gauche) tudie en Alaska des processus semblables ceux qui se sont drouls dans les Alpes la fin de la dernire glaciation. Photos: Jean-Daniel Champagnac

    N

    lieu de recherche

  • 18 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    Et pourtant, elles vivent Lorsque les sols et les tangs sacidifient, les grenouilles nont que deux options : sadapter ou disparatre. Certains effets maternels et leur diversit gntique les aident survivre.

    es pluies acides ont beau ne plus faire la Une, il y en a toujours et leur impact sur les sols et les eaux dcide du sort de nombreux orga-

    nismes. Lampleur de lacidification dpend du pou-voir tampon du sol contre lacidit. Sil est moindre, leau des cours deau alentour est susceptible de sacidifier fortement. Pour les amphibiens qui vivent sur terre et dans leau, ladaptation cet environne-ment reprsente un gros dfi et ils en sont souvent victimes. Lacidification pourrait expliquer, en partie du moins, le recul des populations damphibiens que lon observe depuis longtemps.

    Dans le cadre de ses travaux, Katja Rsnen, spcialiste de lcologie des cours deau lEawag, lInstitut de recherche de leau du domaine des EPF, sest penche sur les mcanismes dadaptation des grenouilles des champs lacidification de leur envi-ronnement. Le sud et louest de la Sude constituent un terrain de recherche idal : on y observe en effet une alternance entre des sols faible pouvoir tam-pon avec des tangs trs acidifis et des sols calcaires fort pouvoir tampon avec des tangs o le pH de leau reste neutre. Il est frappant de constater que

    les grenouilles des champs peuplent aussi bien les sites acides que les sites neutres, note la chercheuse. Elles semblent sadapter la donne locale.

    La scientifique a procd des croisements de diffrentes populations de grenouilles et constat que prs de 70 pour cent des descendants de femelles issues dtangs acides survivaient en eau acide. A linverse, ce taux tait de 20 pour cent seulement chez les grenouilles dont les mres vivaient en milieux neutres. Lorigine des mles navait pas dinfluence sur la capacit de survie des descendants. Certains effets maternels semblent donc condition-ner la transmission dune gnration lautre de la capacit sadapter aux lacs acides. Mais comment ce processus fonctionne-t-il ?

    Tout dpend de la mre La gele qui entoure les ufs joue un rle dcisif pour la survie des embryons en eau acide , explique Katja Rsnen. Dans le frai des femelles qui ntaient pas adaptes leau acide, les embryons ont com-menc par se dvelopper tout fait normalement, mais ils narrivaient pas sortir des ufs. Manifes-tement, lenvironnement acide a modifi la gele au point de transformer cette dernire en pige pour les

    P A R R E G I N E D U D A

    L

    biologie et mdecine

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    ttards, poursuit-elle. Cette modification tait bien visible, certaines parties de la gele taient devenues blanchtres. Alors que la gele des femelles adap-tes est reste transparente et quil en sortait nette-ment plus de ttards. Nous pensons que ladapta-tion des femelles des conditions acides a un effet sur la composition de la gele , ajoute-t-elle. Cette gele est surtout constitue de glycoprotines, cest--dire de protines lies des sucres. Il se pourrait que la gele des grenouilles femelles adaptes contienne dautres glycoprotines qui restent fonc-tionnelles en milieu acide.

    La taille des ufs est un autre effet maternel. Les femelles qui vivent en milieu acide pondent moins dufs, mais ceux-ci sont plus gros que ceux de leurs congnres vivant en eau neutre. Ces ufs plus gros pourraient prsenter deux avantages pour la survie des descendants : ils offrent davantage de nourriture lembryon et perdent moins dions de sodium dans lenvironnement en raison de leur moindre surface spcifique, cest--dire dun rapport entre surface et volume plus petit. Pour lheure, nous ne pouvons pas dterminer si cette ventuelle limitation des pertes de sodium joue un rle impor-tant dans le dveloppement embryonnaire , relve Katja Rsnen. Le fait que les embryons disposent de plus de nourriture a, en revanche, des consquences videntes sur le dveloppement : les ttards clos dufs plus gros se transforment nettement plus vite en grenouilles.

    Adaptation rapide lenvironnementCertains effets maternels en milieu acide semblent donc favoriser surtout le dveloppement embryon-naire dans la gele et acclrer celui des ttards. Mais quest-ce qui conditionne ces fameux effets maternels ? Ils peuvent tre le rsultat dun condi-tionnement gntique ou constituer une raction lenvironnement , rpond lcologue, qui part du principe que chez les femelles adaptes, les hor-mones ragissent lacidit de lenvironnement en influenant la composition de la gele.

    Ces effets maternels prsentent un avantage pour les grenouilles : ils leur donnent la possibilit de sadapter de manire flexible et rapide aux nouvelles conditions de leur environnement. Les femelles peuvent en effet transmettre directement et quita-blement leurs descendants leur adaptabilit lenvironnement acide, au moment de la naissance. Katja Rsnen suppose que du point de vue de lvolution, ladaptation des eaux trs acides sest faite relativement vite, en 60 100 ans, soit en

    lespace de 16 40 gnrations de grenouilles des champs. Lapparition des pluies acides est associe lindustrialisation.

    Selon elle, il ne faut cependant pas sous-estimer linfluence des gnes qui, pour la suite de lexistence de ces grenouilles, sera sans doute de plus en plus dterminante. Et les gnes des grenouilles des champs semblent receler encore un certain potentiel. Cest ce que laissent supposer les taux de survie observs dune ponte lautre chez diffrentes popu-lations places en eau acide. Chez les grenouilles habitues une eau neutre, moins de 50 pour cent des embryons ont survcu en moyenne. Suivant les pontes, ce taux atteignait au mieux 75 pour cent et au pire zro. Chez les grenouilles dj adaptes au milieu acide, le taux moyen de survie dpassait net-tement 50 pour cent. De ponte en ponte, il oscillait entre 100 et 5 pour cent.

    Les diffrences observes au niveau des pontes dune mme population sont le signe dune diversit gntique. Celle-ci est une importante condition pralable pour que les grenouilles puissent sadap-ter. Une adaptation a en principe un prix. Lamlio-ration dune proprit se fait le plus souvent au dtriment dune autre. Ce qui empche les individus dune espce de sadapter de faon idale tous les facteurs environnementaux. Katja Rsnen se montre optimiste en ce qui concerne les grenouilles des champs en Sude : La diversit gntique que nous avons observe signifie que les grenouilles sont, en termes dvolution, capables dapprendre vivre avec lacidification des eaux provoque par lhomme.

    Cette ponte transparente montre que les grenouilles des champs se sont adaptes lacidification du milieu dans lequel elles vivent. Photos : Katja Rsnen

  • 20 F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0

    l arrive quaprs une attaque crbrale, seul le ct droit de la route existe encore. La moiti gauche du corps disparat de la conscience. On ne

    mange plus ce qui est gauche dans lassiette. Et lon ne se rase que la moiti droite du visage. Les patients atteints de ngligence spatiale unilatrale ne voient le monde que par un bout. Ce trouble de lattention touche prs de la moiti des patients dont lhmis-phre crbral droit a t endommag par une attaque crbrale. On traite aujourdhui ce syndrome grce diffrentes mthodes dentranement cogni-tif. Leur succs est toutefois limit.

    Dsquilibre entre les hmisphresLhmisphre crbral droit est principalement responsable de lattention. Mais dans un cerveau intact, les deux hmisphres cherchent accder la conscience. Et sinhibent ainsi mutuellement, explique Thomas Nyffeler, mdecin-chef de la Cli-nique universitaire de neurologie de lHpital de lIle Berne. Lorsquune attaque crbrale endommage lun des hmisphres crbraux, un dsquilibre sinstalle au niveau de lactivit des deux hmis-phres. Lhmisphre droit endommag ne peut plus tenir le gauche en respect. Ce dernier se dchane et inhibe dautant plus lhmisphre endommag. Il le met hors de combat.

    Thomas Nyffeler sefforce de rtablir lquilibre entre les deux hmisphres. Comme on ne peut plus rparer les dgts infligs par lattaque crbrale lhmisphre droit, le chercheur doit freiner lhmis-phre gauche comme chez les patients dont la ngligence spatiale unilatrale disparat lorsquils sont victimes dune nouvelle attaque crbrale dans lhmisphre gauche. Mais nous ne souhaitons vi-demment pas provoquer des dommages durables , souligne-t-il.

    Sa mthode est plus subtile. Grce une bobine magntique de la taille dune raquette de tennis

    de table, il expose plusieurs reprises, pendant quelques fractions de secondes, lhmisphre gauche de puissants champs magntiques. Ce procd dclenche des courants lectriques, cest--dire des stimulations neuronales dans le cerveau, qui sont susceptibles de rduire lactivit dune aire crbrale.

    Le scientifique a test son hypothse sur onze patients et les rsultats sont encourageants. La mthode na pas provoqu deffets secondaires. Aucun dentre eux ne sest plaint de maux de tte ou de nauses et certains nont mme pas remarqu la stimulation magntique. Les patients ont en revanche mieux russi leurs tests dattention le lendemain que la veille de la stimulation.

    Nouvelles connexions neuronalesPersonne navait encore russi montrer que les ondes crbrales continuaient de subir linfluence de la stimulation magntique aprs un aussi long laps de temps. Thomas Nyffeler suppose que cela est d des modifications physiologiques et de nouvelles connexions neuronales dans le cerveau. Il espre que la stimulation magntique compltera lavenir le traitement habituel de la ngligence spatiale unila-trale. Cest dautant plus important que ce syndrome a un impact ngatif sur le rtablissement des patients aprs une attaque. Cette nouvelle mthode leur permettrait de retrouver le contact avec une autre moiti du monde, mais aussi de quitter plus rapide-ment lhpital et dtre plus autonomes dans leur vie quotidienne.

    Aprs une attaque crbrale, de nombreux patients souffrent dune ngligence spatiale unilatrale. un trouble de latten-tion qui pourrait tre trait au moyen de champs magntiques.

    P A R O R I S C h I P P E R

    Lautre moiti du monde

    I

    biologie et mdecine

    Demi-portion. Personne na renonc ici aux calories. Cest un patient atteint de ngligence spatiale latrale qui ne peroit plus ce qui se trouve gauche dans son assiette. Photo : hpital de lIle, Berne

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    Simulation de rchauffement. Grce des corps de chauffe, la temprature du sol est augmente.

    Quelle est linfluence du changement clima-tique sur les conifres et les arbustes nains qui poussent la limite des arbres en rgion alpine ? Des chercheurs de lInstitut fdral de recherches sur la fort, la neige et le paysage tudient la flore sur un site exprimental Davos, o ils ont cr un climat qui pourrait tre celui de 2050. A laide de tuyaux, les chercheurs acheminent plus de CO2 vers les plantes et augmentent de 3 4 degrs la temprature du sol grce des corps de chauffe. La vie la limite des arbres est difficile, en raison du froid et de la basse pression atmosphrique. Llvation des tempratures et une augmentation de CO2 namliorent pas les conditions de vie de toutes les plantes, ont dcouvert les cher-

    cheurs dirigs par Christian Rixen. Certaines espces comme les mlzes et les myrtilliers sont nanmoins assez opportunistes pour en profiter. Tous deux poussent mieux lorsque le taux de CO2 augmente et les myrtilliers aus-si lorsque les tempratures grimpent. Sur les sites dtude, les myrtilliers vincent dautres arbustes nains plus faibles et moins concurrentiels. Selon Christian Rixen, la rpartition des es-pces la limite des arbres se modifiera sans doute sensiblement, dici quelques dcennies. Mais la croissance des vgtaux nest pas le seul facteur important. La germination des graines ainsi que linfluence des animaux sau-vages et de lconomie alpine sont aussi des lments dcisifs. Fabio Bergamin

    Lorsque les myrtilliers se multiplient

    Signaux contre larsenicLes tres vivants gntiquement modifis sont controverss. Il y a toutefois longtemps que des chercheurs transforment des bact-ries pour leur donner de toutes nouvelles fonctions. Pour cela, ils ont rcolt des prix et non des protestations. Le microbiologiste Jan Roelof van der Meer de lUniversit de Lausanne a ainsi rcemment reu le prix Erwin Schrdinger de la Communaut de recherche Helmholtz en Allemagne, pour avoir dvelop-p une bactrie gntiquement modifie. Celle-ci pourrait se rvler particulirement utile dans des rgions dfavorises du globe. Dans leau, elle agit en effet comme un effi-

    cace dtecteur darsenic. La pollution de leau potable par larsenic pose de plus en plus problme, notamment dans le sud-est de lAsie. Jusquici, de complexes analyses de laboratoire taient ncessaires pour dtermi-ner le degr de pollution. Grce aux bactries, les tests sont plus simples et moins coteux. Les scientifiques ont modifi les mcanismes de dfense de bactries naturellement rsistantes de ma-nire ce quelles produisent des molcules de signalisation visibles lil nu. Un exemple clairant des possibilits offertes par la bio-technologie. Roland Fischer

    Tout est parti du tremblement de terre. Car avant dy tre envoy en 1989, Ernst Leumann, spcialiste des affections nphrtiques lHpi-tal des enfants de Zurich, navait encore jamais mis les pieds en Armnie. On lui demandait dintervenir durgence : sur place, les jeunes victimes de la catastrophe taient nombreuses souffrir dune insuffisance rnale due des contusions musculaires et lhypothermie car on tait en plein hiver. Grce des appareils de dialyse helvtiques, le praticien devait soulager leurs reins jusqu ce quelles rcuprent. Nos collgues ne connaissaient pas ces engins, se souvient-il. Ils pensaient quon sen servait pour rejoindre la lune. Ernst Leumann a entretenu les amitis noues lpoque et a mis sur pied un programme dchange pour former de jeunes pdiatres armniens. Aujourdhui, prs de vingt ans plus tard, lHpital pdiatrique dArabkir en Armnie fonctionne trs bien, et pas seulement dans le domaine de la nphrologie. Grce aux fonds du programme SCOPES cofinanc par le Fonds national suisse et la Direction du dveloppe-ment et de la coopration (DDC), le mdecin suisse a tendu cette coopration des hpi-taux pdiatriques de Moldavie et dUkraine. Avec ses collgues, il a publi un manuel den-seignement en russe qui aborde les problmes spcifiques des enfants souffrant de problmes rnaux dans les pays de lespace post- sovitique. Nous voulons montrer quil est aussi possible de travailler avec un quipement simple, par exemple en utilisant un chographe au lieu dun scanner , explique-t-il. ori

    Nphrologie dans le Caucase

    Echanges entre pdiatres suisses et armniens.

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    En lutte pour le charisme

    Traditionnellement rservs aux hommes, les mtiers de metteur en scne et de guide de

    montagne sont de plus en plus investis par les femmes. Ce qui ne va pas sans frictions.

    P A R U R S H A F N E R

    priori, les mtiers de metteur en scne de thtre et de guide de montagne nont pas grand-chose en commun. Le premier volue

    dans un milieu artistique et urbain, il travaille surtout le soir et la nuit, cest un cratif. Alors que le second emmne laube des touristes pour un aller-retour sur les cimes. Sur le plan sociologique, ils sont toute-fois troitement apparents : ce sont des professions dhommes empreintes de charisme viril. Depuis quelques annes, les femmes sont cependant de plus en plus nombreuses sy aventurer. Ce qui ne va pas sans frictions.

    Grande culture et nature implacable Dans le cadre de leur thse de doctorat, les sociolo-gues Andrea Hungerbhler et Denis Hnzi se sont penchs sur ces mtiers, en sappuyant sur une tude des sources et sur des interviews qualitatives. Leurs travaux mens lUniversit de Berne sarticulent autour du concept de charisme. Andrea Hungerbhler sest consacre au mtier de guide de montagne, Denis Hnzi celui de metteur en scne. Le charisme est une qualit que quelquun se voit attribuer par son entourage. La troupe de thtre et le public, les alpi-nistes et mme la socit prtent au metteur en scne et au guide de montagne des qualits exceptionnelles : le premier cre de la grande culture et le second est capable de venir bout dune nature implacable. Sil tait maon, le mme homme ne susciterait pas pareille adhsion. Dun autre ct, metteur en scne et guide de montagne doivent tre en mesure de confirmer ces qualits, vis--vis du public et deux-mmes : je mets en scne une pice comme vous ne lavez encore jamais vue ; moi seul peut vous montrer la voie dans cette paroi abrupte.

    Ce charisme troitement associ la virilit a des racines historiques. Le mtier de metteur en scne a merg la fin du XIXe sicle, alors que la bourgeoi-sie mancipe se faonnait une culture masculine

    A

    Guide de montagne, un mtier qui se fminise (Evelyne Binsack, lors de lascension de la paroi nord de lEiger en 1999). Photo : Jrg Mller/Keystone

    culture et socit

  • F O N D S N A T I O N A L S U I S S E H O R I Z O N S D C E M B R E 2 0 1 0 23

    propre pour se dmarquer de la vie la cour perue comme effmine. On a accol au metteur en scne une image de gnie artistique charismatique, explique Denis Hnzi. Alors que les femmes qui ambitionnaient dembrasser cette carrire taient rduites dternelles comdiennes, proches des prostitues. Il leur tait interdit de travailler dans les nouveaux thtres nationaux.

    Mcanismes diffus de formationCette image dhomme charismatique existe toujours. Jusque dans les annes 90, devenait metteur en scne celui qui travaillait dans un thtre et se sentait appel, parce quil tait peru comme particulire-ment talentueux et dou sur le plan artistique. Dans lidal, il se trouvait un mentor qui lencadrait ou il fondait sa propre troupe, une famille du thtre dont il devenait le chef. Ces mcanismes diffus de la for-mation de la relve fonctionnent encore aujourdhui , affirme Denis Hnzi.

    La propension considrer le mtier de guide de montagne comme charismatique date du dbut du XXe sicle. Ds ses dbuts, cette activit tait une affaire dhommes, mais jusqu la fin du XIXe sicle, elle avait une rputation douteuse. Des rgle-ments cantonaux montrent que lalcoolisme, les prix exorbitants et le manque de fiabilit et de courtoisie des guides lgard des alpinistes devaient tre trs courants , explique Andrea Hungerbhler. Avec lmergence de la dfense spirituelle du pays, un mouvement politique et culturel n dans les annes 30 pour renforcer les valeurs nationales, cette image a cess dtre ngative pour devenir positive.

    En tant que montagnard, le guide incarnait le Suisse idal, une figure nationale qui montrait la voie. Dans les mdias, il apparat comme un homme barbu, authentique, qui rappelle les anciens Conf-drs , relve la chercheuse. Il reprsentait la viri-lit, lidentit nationale et le mythe alpin. Une sorte de condens de suissitude au service de la nation.

    Aujourdhui, dans ces deux corps de mtier, le charisme est en train de changer de nature. Depuis les annes 90, la profession de metteur en scne senseigne toujours davantage dans des coles et elle est de plus en plus investie par des femmes. Les metteuses en scne de la relve sont travailleuses et elles apprennent vite, fait valoir Denis Hnzi. Mais il ne leur viendrait pas lide de jouer la carte de la personnalit artistique charismatique. Lorsquelles veulent saffirmer sur le plan professionnel, elles mettent davantage en vidence leur diplme que leur

    gnie. Toutefois, le sociologue a rencontr des met-teuses en scne qui abordaient leur travail avec une assurance affiche. Certaines dentre elles russis-sent entrer dans les grands thtres, note-t-il. Des directeurs qui croient leur potentiel viennent les chercher. Lun des metteurs en scne interviews a mme exprim la crainte de voir la monte des femmes entraner court ou moyen terme une dvalorisation du thtre. Cette dclaration est une stratgie de dfense, une raction au vacillement que connat le monopole du charisme viril. Quune met-teuse en scne russisse ou non percer dans le mtier dpend aussi de sa capacit trouver un public prt la suivre. Peut-tre que ces femmes russiront faonner un charisme alternatif. Il est difficile dimaginer que cette profession puisse sen passer.

    Le charisme du guide de montagne a chang lui aussi. Dans lopinion publique suisse, ce mtier jouit toujours dune grande considration. Les personnes interviewes, surtout les plus jeunes, ont soulign que devenir guide de montagne tait leur rve. Aucune dentre elles ne lest devenue faute de

    mieux , remarque Andrea Hun-gerbhler. Les guides de mon-tagne nassocient pratiquement plus leur activit une dimen-sion nationale ou militaire, mais nombre dentre eux estiment

    toujours que leur mtier revt une importance exceptionnelle. Ils sont nombreux tre convaincus dtre un exemple pour la socit. Certains insistent sur le caractre cologiquement et socialement cor-rect de leurs actes, ainsi que sur leur rejet du mode de vie consumriste.

    Dmontage des mythesDans cette profession aussi, les femmes ont moins tendance se doter de charisme que les hommes. Elles ne reprsentent dailleurs que 1,5 pour cent des effectifs et ne sont autorises effectuer la formation que depuis les annes 80. Lune des guides de mon-tagne a mme procd pendant son interview un dmontage en rgle des mythes qui entourent ce mtier, en soulignant que la profession ne ncessitait pas de qualits masculines et que ceux qui la prati-quaient ntaient pas des hros , raconte Andrea Hungerbhler. Il se pourrait que les rticences de cer-tains guides de montagne lgard de leurs collgues fminines soient dues la peur de voir le mtier perdre son charisme, sil devait tre massivement exerc par des femmes. Mais cela ne devrait pas se produire de sitt.

    On a accol au metteur en scne une image de gnie.

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    gesellschaft und kultur

    n Suisse, presque un mariage sur deux se conclut par un divorce. Dans le sud de lInde, le taux des divorces se monte peine deux pour

    cent. De tels chiffres suscitent bien sr des interro-gations , souligne lanthropologue sociale Nathalie Peyer Strauss. Dans sa thse soutenue lUniversit de Zurich grce un subside Marie Heim-Vgtlin, elle a cherch savoir comment des femmes tamoules vivant Madurai, une ville de plus dun million dha-bitants situe dans de lEtat du Tamil Nadu au sud de lInde, surmontaient leurs crises matrimoniales. Elle a interrog et accompagn des femmes concernes, des avocates, des policiers, des travailleuses sociales et mme des reprsentants des autorits religieuses. En Inde, les problmes matrimoniaux sont souvent lis la violence ou lalcoolisme du mari ainsi quaux exi-gences que la famille de lpoux formule en matire de dot aprs le mariage.

    Si les divorces sont aussi rares, cest parce que leurs consquences sociales et conomiques sont trs graves, notamment pour les femmes. La femme divorce est dconsidre et risque dtre mise au ban de la socit , note la chercheuse. Parents et amis prennent leurs distances.

    Responsable du bien-tre familialIl arrive mme quune femme divorce perde son tra-vail ainsi que la garde de ses enfants, et elle aura de la peine trouver un logis. Une situation lie au rle de la femme dans la socit tamoule. Cest elle qui est en effet la principale responsable du bien-tre de la famille. Si une famille se disloque, la femme est accuse davoir fait trop peu defforts pour rtablir la paix au sein du mnage , prcise lanthropologue.

    Cest pourquoi les femmes restent gnralement avec leur mari, mme lorsque les conditions sont trs difficiles. Elles essayent tout prix de recoller les pots casss. Leurs parents et leurs frres et surs jouent un rle important dans ce contexte. Le premier endroit o la femme peut se rfugier est le foyer de ses parents , relve Nathalie Peyer Strauss. On y dcide de la suite des vnements et souvent une premire rencontre entre les familles des deux poux est organise. Comme la plupart des mariages sont arrangs, un divorce serait aussi un chec pour les deux familles , argue-t-elle. Cest ce qui explique pourquoi les parents des couples qui se dchirent nont aucun intrt ce que la police ou un juge intervienne dans le conflit. Cela nuirait leur rputation.

    Si les familles narrivent pas sentendre, dautres personnes sont sollicites, des reprsentants du village dorigine ou de la caste ainsi que de plus en plus souvent des membres dorganisations fmi-nines. Lors de la rencontre, les parties discutent des conditions de la poursuite du mariage. Le mari est par exemple somm de ne plus battre son pouse ou de renoncer lalcool. Si la situation matrimoniale ne samliore pas, de nombreuses femmes partent vivre chez leurs parents, en gnral sans tre spares for-mellement, et ne retournent que de temps en temps chez leur poux pour sauver les apparences. En rai-son de ce soutien apport par les parents en cas de crise matrimoniale, de nombreux jeunes continuent tre favorables aux mariages arrangs. Ils comptent sur leurs parents pour leur trouver un partenaire appropri avec lequel lamour pourra clore aprs le mariage.

    Divorce en Indedans le sud du sous-continent, les femmes divorces sont mprises. Cest pourquoi les pouses ont intrt sauver leur mariage malgr les crises.

    P A R S I M O N K O E C h L I N

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    Sauver son mariage malgr les crises. Des femmes indiennes runies dans un village pour discuter de leurs droits. Photo : Nathalie Peyer

    culture et socit

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    La responsabilit des systmes nationaux dducationLenseignement est-il en mesure de rpondre lacclration du changement global ? Cest cette importante question de politique de la formation que tente de rpondre un nouvel ouvrage collectif. Les auteurs, qui viennent dhorizons diffrents comme la pdagogie, la politique, la psychologie et la physique, mon-trent quel point linnovation est indispen-sable dans lenseignement. La science histo-rique interdisciplinaire remet ainsi en question linterprtation europocentriste de lhistoire. Et en gographie, les ides des annes 70 ne suffisent plus pour comprendre les enjeux globaux actuels. La pense dualiste telle quelle est encore souvent transmise dans les auditoires est dpasse. Philipp Aerni voque ce propos les antagonismes entre tech-

    nique et nature, pays en dveloppement exploits et pays industriels exploiteurs, secteur priv centr sur le profit et secteur public attach aux valeurs . Une meilleure comprhension de la socit globale fonctionnant en rseau est essentielle. Les systmes nationaux dducation assu-ment ici une grande responsabilit. Sans personnel enseignant et sans maison ddition de matriel pdagogique capables dinnova-tion, les choses ne changeront toutefois pas de sitt. La volont de changement devrait de ce fait tre davantage encourage, estiment les auteurs. Daniela Kuhn

    Philipp Aerni, Fritz Oser (d.) : Forschung verndert Schule. Neue Erkenntnisse aus den empirischen Wissenschaften fr Didaktik, Erziehung und Politik, Editions Seismo, Zurich 2010, 220 p.

    Les votes du peuple Depuis la cration de lEtat fdral, les citoyens suisses ont t appels aux urnes plus de 500 reprises pour sexprimer sur des modifications lgislatives ou constitutionnelles, soit en moyenne trois fois par anne : un record mon-dial. Dinnombrables tudes se sont penches sur limportance des votations populaires, leur volution et leur impact sur les relations de pouvoir en Suisse. Celui qui voulait sinformer de faon approfondie sur un objet soumis au vote devait jusquici consulter diverses sources ou fouiller les archives. Un nouveau manuel prsente dsormais tous les scrutins populaires de 1848 2007 au moyen de portraits conden-ss. Les antcdents, lobjet du vote, le drou-lement de la campagne et lattitude des votants sont dcrits sur une deux pages : un ouvrage de rfrence.Les liens thmatiques entre les votes sont utiles. Beaucoup de thmes politiques ont fait lobjet de scrutins rpts, par exemple la prvention de lalcoolisme, depuis le monopole fdral (1885) au rejet de linterdiction de la pu-blicit (1993) en passant par linterdiction de labsinthe (1908). Ou lhistoire sans fin de lAVS avec ses onze rvisions. Le manuel contient aussi quelques bizarreries limage du rejet en 1884, suite un rfrendum, de la sub-vention de 10 000 francs alloue la lgation suisse Washington pour son secrtariat. Nicolas Gattlen

    Wolf Linder, Christian Bolliger, Yvan Rielle : Handbuch der eidgenssischen Volksabstimmungen 1848 bis 2007, Editions Haupt, Berne 2010, 755 p. La banque de donnes en ligne swissvotes.ch complte le manuel.

    ture, les auteurs traitent par exemple le cas de la valle de Yosemite, en Californie. Alors que la conqute du continent sachve et que lexploi-tation de la cte ouest dbute, les Amricains dcouvrent cette splendide valle de la Sierra Nevada. La beaut de ses paysages fait quelle devient un parc dEtat en 1864, puis un parc na-tional en 1890. En quelques annes, le concept de prservation du site a volu : de la mise en valeur par lhomme dun site exceptionnel, on passe la prservation dune nature dont on dcouvre la beaut et limportance de la sau-vagerie. pm

    Les faiseurs de montagne, Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, CNRS Editions, Paris 2010, 373 p.

    Dans de nombreuses socits, et pas seulement en Suisse, les montagnes ont une place impor-tante dans lhistoire ou la mythologie. Ce qui fait dire Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz quau-del des forces tectoniques, ce sont les hommes qui construisent leurs montagnes. Les deux gographes montrent aussi que si tout un chacun est capable de reconnatre ce quest une montagne, il ny a pas de dfinition clairement tablie du ct des sciences naturelles. Dans leur ouvrage Les faiseurs de montagne , ils proposent un aperu des trois derniers sicles dimaginaires scientifiques et politiques de la montagne dans toutes les parties du monde.Dans un chapitre ddi aux politiques de la na-

    Les faiseurs de montagne

    La valle de Yosemite, un site exceptionnel la beaut prserve (Albert Bierstadt: Looking Down Yosemite Yalley , 1865).

    Dj une nouvelle rforme ? Un colier Davos, 2008.

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    Un consortium europen de recherche sest fix pour objectif de photographier des plantes lointaines. Cest moins simple que a nen a lair. En Suisse, on est en train de construire certains instruments ncessaires cette entreprise.

    a qute de plantes situes hors de notre systme solaire est aujourdhui lun des domaines les plus populaires de lastronomie.

    Notre plante est-elle unique en son genre ? Ou en existe-t-il de semblables, quelque part, loin dans lespace ? Abritent-elles une forme de vie ? Ces questions fascinent les scientifiques. Mais la chasse aux exoplantes nen est qu ses balbutiements. Cela fait tout juste 15 ans que des astronomes de lUniversit de Genve ont dcouvert pour la pre-mire fois une plante orbitant autour dune toile lextrieur de notre systme solaire. Aujourdhui, on en connat un peu plus de 450 et il vient presque chaque jour sen ajouter de nouvelles. Un progrs norme mais drisoire si lon songe que la moiti des milliards dtoiles semblables au soleil dans lUnivers sont entoures de plantes.

    Jusquici, on na que trs rarement russi pho-tographier directement des exoplantes. Celles-ci sont occultes par la clart de ltoile autour de laquelle elles tournent. Aujourdhui, pour reprer des plantes extrasolaires, il faut utiliser des mthodes indirectes , explique Hans Martin Schmid de lInstitut dastronomie de lEPFZ. Les chercheurs

    exploitent les consquences de lattraction rci-proque entre toile et plante : la force gravitation-nelle de la plante fait en effet lgrement osciller ltoile autour de laquelle elle est en orbite. Or ce mouvement peut tre dtect par certains ins-truments. La mthode dite du transit constitue une autre possibilit, mais ne peut tre utilise que si la plante volue sur une orbite situe entre le tlescope et ltoile observe. Elle entrane alors un affaiblissement de lintensit lumineuse de ltoile quon peut mesurer.

    Les mthodes dobservation indirectes permet-tent de dterminer la taille et la masse de la plante, mais seuls des instruments dobservation directe, qui mesurent la lumire que la plante met, per-mettent de dtecter la prsence de vapeur deau. Le consortium europen de recherche SPHERE est en train den dvelopper : ces instruments devraient tre installs en 2012 dans le tlescope gant de lObservatoire europen austral au Chili. Les groupes de recherche de Hans Martin Schmid de lEPFZ et de Stphane Udry de lUniversit de Genve sont aussi de la partie.

    Pour pouvoir photographier des plantes, les chercheurs doivent rsoudre toute une srie de problmes. Une plante de la taille de Jupiter a un

    P A R S I M O N K O E C h L I N

    Plantes lointaines porte de vue

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    nature et technologie

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    Exoplante

    Etoile masque

    rayonnement 100 millions de fois plus faible que le soleil. Pour que la plante ait plus de chance de luire en dpit du rayonnement de son toile, les instru-ments de SPHERE sont quips dune sorte de disque couvrant qui obscurcit le noyau de cette dernire. Le mouvement des particules dans latmos-phre terrestre reprsente un autre casse-tte car il fait vaciller limage dans le tlescope.

    A cause de lui, ltoile napparat plus sous forme de point, mais sous la forme dun disque 100 fois plus grand et ce dernier masque les plantes , relve Hans Martin Schmid. Les cher-cheurs contournent cette difficult avec un dispositif optique qui compense le scintillement en quelques fractions de seconde grce des miroirs mobiles. Une autre astuce consiste mesurer le rayonnement infrarouge (la chaleur) au lieu de la lumire visible du corps cleste. Quand elles sont jeunes et encore en train de se contracter, les plantes dgagent en effet beaucoup de chaleur. Avec les mesures infra-rouges, ces plantes ne sont plus 100 millions de fois, mais 10 000 fois moins lumineuse que leur toile , prcise lastronome. La mthode augmente les chances de dcouvrir de jeunes plantes de grande taille. La plupart des mesures effectues par SPHERE le sont en mode infrarouge.

    La mthode dans laquelle sest spcialis Hans Martin Schmid exploite le phnomne de la polarisa-tion. Lorsque le soleil ou une toile mettent des ondes lumineuses, ces dernires partent en suivant des directions doscillation dsordonnes : la lumire est dpolarise. En revanche, si ces rayons lumineux rencontrent une surface, par exemple de leau, de la roche, ou encore les gaz et les nuages de latmos-phre dune plante, ils sont dtourns. Avec pour effet que les ondes lumineuses rflchies tendent partir dans une seule direction : la lumire est pola-rise. Si en observant une toile, nous tombons dans son environnement sur une lumire polarise, cest un indice de la prsence dune plante , note le scientifique. Les chercheurs zurichois ont mis au point un instrument qui chassera les plantes grce cette mthode.

    Cette qute de lumire rflchie est trs difficile en raison de limportance du contraste entre la clart de ltoile et celle de la plante. Coupl au tlescope gant, notre instrument ne permettra de dcouvrir que certaines plantes : de grande taille et qui gravi-tent prs de leur toile, dans un systme proche , souligne le chercheur. Linstrument de lEPFZ a un avantage important par rapport lobservation par infrarouge car il est capable de dtecter des plantes anciennes faible dgagement de chaleur. Or cest seulement sur ces dernires que rgnent des condi-tions favorables la vie.

    Planification minutieusePour lheure, Hans Martin Schmid attend avec impa-tience les premires observations de 2012. Et avec lui, les dizaines de chercheurs de SPHERE, venus de dix instituts dans cinq pays. A eux seuls, les compo-sants informatiques des instruments ont cot quelque 9 millions deuros, auxquels sajoutent les 200 annes de travail fournies par les scientifiques et les techniciens. Un projet dune telle complexit ncessite des spcialistes de divers instituts et une planification minutieuse.

    La plate-forme dobservation, par exemple, doit rsister aux tremblements de terre et tre protge des vibrations. Jusquici, la coopration a t trs positive , juge le chercheur. Elle renforce tout parti-culirement les relations entre lUniversit de Genve et lEPFZ. Selon lui, les astronomes genevois figurent parmi les meilleurs chasseurs dexoplantes du monde. Sans oublier leur norme exprience dans le domaine de linstallation dinstruments sur des tlescopes gants.

    Mais les chercheurs ont aussi essuy des revers. Un fabricant a livr un miroir qui compensait trop lentement le scintillement de lair. Cet appareil de haute prcision doit donc tre refait et SPHERE ne pourra pas entrer en fonction comme prvu en 2011. Il y a souvent des retards dans ce genre de projet car la qualit des composants est primordiale : une minuscule inexactitude et le rve de dcouvrir de nouvelles plantes scroule.

    Le nouvel appareil sera install en 2012 dans le tlescope gant de lObservatoire europen austral au Chili (tout gauche). Certaines exoplantes (reprsenta-tion artistique en haut droite) seront ainsi mieux visibles quaujourdhui (en haut gauche). Si ltoile ntait pas masque, sa lumire occulterait lexoplante. Images : Eso ( gauche), greg Bacon/www.stsci.edu

  • n a appris tre prudent lorsquon parle du climat et des facteurs incertains qui lui sont lis. Les sceptiques se plaisent transformer

    chaque petite incertitude en un grand point dinterro-gation. Mais la science devient justement passion-nante lorsquelle avance en terrain inconnu. Et dans le domaine du climat, cest aussi le cas.

    Le chercheur bernois en physique de latmos-phre Niklaus Kmpfer sintresse un mcanisme encore mal connu, linteraction entre vapeur deau et ozone dans les couches suprieures de latmosphre. Il y a vingt ans, on pensait que la problmatique de lozone et leffet de serre taient indpendants. Dans les faits, ils sont lis , argue-t-il. Considrer lun sans tenir compte de lautre na donc gure de sens.

    Le groupe de recherche de Niklaus Kmpfer est rput pour lexpe