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Mahomet martial : un portrait partiel et partial

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Mahomet martial : un portraitpartiel et partial

À propos de Tilman Nagel,Mahomet. Histoire d’un Arabe.

 Invention d’un prophète.Traduit de l’allemand

par Jean-Marc Tétaz, Labor et Fidès,Genève, 384 pages, 2012.

Tout observateur intéressé par ce quifavoriserait une sécularisation dessociétés du monde arabo-musulman nepeut être par principe que favorable auchantier intellectuel et scientifiqueconsistant à déconstruire les discoursthéologico-politiques dominants, àintroduire une rationalité ouverte etcritique, à ancrer le fait religieuxislamique dans son contexte historique,

géographique. C’est donc de manièrebienveillante que le lecteur, confronté àune réalité pour le moins désenchantéede l’islam contemporain (trop captif d’une géopolitique/géologie du sous-sol

arabique), accueillera le projet d’unebiographie historico-critique etdémythifiée du prophète de l’islam.

PRISMES ET TROPISMES

Mais il faut constater d’emblée que la

déception est au rendez-vous de cetouvrage qui est loin de répondre auxattentes suscitées par l’annoncepublicitaire de la 4e de couverture : nousserions en présence, nous dit-on, de latoute « première biographie critique deMahomet parue depuis plus de centans ». Encore faut-il s’entendre sur ceque « critique » veut dire. L’analysehistorico-critique du Coran, desHadiths (paroles prophétiques) et de la

biographie du prophète arabe est unetradition académique bien établiedepuis de nombreuses décennies. Unpeu de prudence et aussi de modesties’imposent car l’islamologie occidentaleet la pensée islamique contemporaine« éclairée » ont déjà largement défrichécette voie. Dans la même veine, nousrecommandons l’excellent ouvrage deMichel Orcel,  L’invention de l’islam.

 Enquête historique sur les origines parurécemment (éditions Perrin) qui dresseune synthèse de ce que l’on sait et l’onne sait pas, au regard de la sciencehistorique occidentale, sur la vie duprophète et la constitution de la parolecoranique ainsi qu’une évaluationintelligente et pondérée des sourceshistoriques de la tradition islamique.

© Editions ESKA Maghreb-Machrek, N° 216, Automne-Hiver 2013

LECTURE

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Pour en revenir à ce livre sur Maho-met, il reste trop marqué par ses« tristes tropismes », trop tenaillé par sa

crampe idéologique, trop carré dans lesfaits qu’il débite en les interprétant aulieu de les contextualiser historique-ment et non politiquement, sansnuances sociologiques (le regard inqui-sitorial du XXIe siècle sur une sociétédu VIIe siècle), sans relief anthropolo-gique, sans comparatisme inter-reli-gieux (à propos qu’en est-il del’historicité d’autres prophètes de l’hu-manité ?), sans profondeur de champthéologique (aucune appréhension his-torique du phénomène de la sainteté).Dès la première page de l’introduction,l’orientation quasi géopolitique de l’ou-

 vrage est donnée sur cet islam nécomme « un mouvement religieux ha-bité d’un esprit guerrier » – comme si,par ailleurs, les textes bibliques étaientexempts de contenus violents et decharges guerrières, comme si Moïse

n’alla pas les armes à la main prendre laTerre Promise. L’historicité radicale re-

 vendiquée par l’auteur semble ici avoirmanqué sa cible, celle de sa propre his-toire. Et il s’agit de s’en expliquer immé-diatement. Évidemment le temps faitdéfaut pour consacrer une revue détail-lée de l’ouvrage, mais la coupe que nousproposons ici sera édifiante pour com-prendre ce qui est défectueux, et disons-

le raté, dans la démarche entreprisedans ce livre. L’auteur s’est attaché à dé-crire la dimension politique de Maho-met (historiquement bien établie) ;l’auteur s’y est collé mais sans jamaisrendre compte de ce qui a pu constituersa dimension prophétique aux yeux deses contemporains. Et ne parlons pas desa dimension humaine et de sa person-nalité si l’on met de côté (mais est-cepossible dans ce livre aux arguments

monotones et récurrents ?) la mentionde traits de caractère d’un Bédouin ha-bile stratège et tacticien, enclin à la vio-lence et/ou l’appelant de ses vœux. Danscette perspective, Michel Orcel dans soninvention de l’islam s’en prend aux cli-chés de l’islamophobie savante, et décritbien comment elle correspond à la

transposition académique de l’hypo-thèse de polémistes chrétiens, à savoirle rejet catégorique de toute dimension

prophétique dans le monothéisme mu-sulman. Cette idée de l’islam commeschisme chrétien ne relève pas d’un im-pensé de la théologie islamique quis’inscrit volontiers dans la continuité dumonothéisme abrahamique (et aprèstout le christianisme est apparu commeune hérésie juive). En ce sens, l’ouvragede l’islamologue allemand n’aura pasréussi à nous donner une version dé-théologisée de la vie de Mahomet,

puisqu’il remet au goût du jour acadé-mique un prisme chrétien qui date d’aumoins Jean le Damascène.

UN PROPHÈTE CALCULATEUR, CY-NIQUE, MANIPULATEUR

Il demeure que cette biographie

dresse un portrait martial du prophètearabe : trop partielle et donc partiale,elle reproduit pour l’essentiel une vul-gate et antienne orientalistes sur Maho-met, contremaître d’un paléo-islamayant émergé de traces primitives

 judéo-chrétiennes situées dans lesconfins d’une Arabie oubliée par l’his-toire. Le livre s’attache à réassortir ladescription éculée d’un Mahomet enchef politique commué en prophète des

Arabes, qui n’a spirituellement rien dé-couvert ni même rien inventé, et qui atiré l’essentiel de sa prédication de saproximité avec des milieux judéo-naza-réens d’Arabie. Mais ce qui aurait été in-téressant de découvrir, et que l’on trouvedans d’autres biographies de Mahomet,c’est de voir ce qu’est la phénoménolo-gie prophétique au regard de l’historienmoderne. Pour dresser le portrait de cetArabe, le Coran est abondamment citécomme un véritable  journal de guerreadressé aux Mahométans. Au final,nous avons une vision réductrice deMahomet : il est une figure aux traitsabsents et dont on ne perçoit que le côtécalculateur, manipulateur, cynique,

 voire sournois, etc., ainsi que son apti-tude à cliver ou réunir les uns et les au-

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tres, à activer les mécanismes tribaux età user de la logique froide en politique.Cette biographie ne permet pas d’appro-

cher d’autres traits de caractère, de sapsychologie, de son humanité, de sa so-cialité, de sa spiritualité, de son modede vie. Pareillement nous ne savons riendu Coran abondamment cité en frag-ments réduits à illustrer un machiavé-lisme bédouin. La question centrale del’émergence de la parole coranique, deson évolution et de ses bifurcations thé-matiques durant les 23 années qu’a duréla prophétie de Mahomet, bref de son

historicité, est tout simplement ignorée.Dans cette biographie politique où Mo-hammed, l’homme autant que le pro-phète, est le grand absent, nous n’avonsaucun élément de réponse à la questionde savoir ce qu’est le Coran, de la mor-phogénèse de cette parole dont témoi-gnent jusqu’à nos jours l’aspecteschatologique, le procédé stylistique, larichesse lexicale, la précision gramma-

ticale. Pareillement, des sources y com-pris de la tradition musulmane attestentque l’indexation de la parole en codex-livre n’aura retenu qu’une partie etqu’une variante du récit coranique. Ques’est-il historiquement passé dans cepassage de l’oralité à l’écriture voyelliséede la parole coranique ? Malheureuse-ment, nous n’en saurons pas grand-chose dans le livre de l’islamologueallemand.

UNE ISLAMOLOGIE À TECHNICITÉ

DÉFAILLANTE

Pour finir, abordons deux points dela technicité défaillante de cet ouvrage.Tout au long du livre, l’auteur faitsciemment une traduction qui est ungrave contresens d’une expression cora-nique qui joue un rôle important dansla représentation du prophète. En effetl’expression coranique de nabi ummi,qu’habituellement exégètes et traduc-teurs rendent comme « prophète illet-tré » (« unlettered prophet »), ou« prophète ignorant » (et parfois « pro-phète gentil ») est systématiquement

traduit par l’islamologue allemandcomme « prophète païen » ou « pro-phète des Païens ». Il légitime de ma-

nière alambiquée cette traduction toutepersonnelle hors de tout contexte dansune petite note où il rapporte que les

 juifs de Médine désignaient les um-miyun comme « non juifs ». Alors quele mot ummi désigne en langue arabe

 jusqu’à nos jours l’illettrisme ou l’anal-phabétisme, il est de la même familleétymologique que le mot Umma (com-munauté) et que le mot Um (mère) :cette idée d’ignorance spirituelle est unenotion capitale dans la mystique musul-mane. La ummiya est l’équivalent mys-tique de l’état physique au sortir du

 ventre de la mère, c’est-à-dire l’état del’être vierge de toute connaissance, detout ressenti, de tout préjugé. Pour unmystique, être ummi, c’est être face àDieu dans l’état d’une tabula rasa. Ibn‘Arabi, un des plus importants auteursmystiques de l’histoire de l’humanité a

écrit des pages mémorables sur cettenotion d’illettrisme et d’ignorance spiri-tuelles, cette notion est ici détournée desa signification coranique et arabe, lit-térale et métaphorique pour désignerl’apprenti païen à la prophétie. Un autreaspect dissymétrique de cet ouvrage estqu’après avoir consacré plus des deuxtiers de son ouvrage à une revue hyperhistorico-critique de la vie du prophète,

l’auteur s’attache ensuite à déconstruirequelques ouvrages d’apologétique isla-mique destinée à la masse des croyants.Plutôt que de déconstruire,comme onaurait dû s’attendre de lui, les disci-plines majeures des sciences du Coranet du Hadith, qui obéissent à des règlesprécises de validation, d’augmentationet de commentaire, il s’attaque longue-ment et inutilement sur des ouvrages dedogmatique et de catéchèse islamiques,

où le prophète est décrit de manièreapologétique et totalement hors de toutcontexte historique. En s’attaquant àdes ouvrages mineurs dans la construc-tion théologique, l’auteur cherche àmontrer la quasi divinisation de la fi-gure du prophète. Il atteste ce faisantd’une méconnaissance manifeste de la

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psyché musulmane qui se démarque duchristianisme pour sa non divinisationde tout prophète législateur. C’est même

un des points les plus fondamentaux dudogme islamique à savoir que l’hommen’est pas à l’image de Dieu. L’auteurmanque là aussi de compréhension dela notion théosophique d’ Insan kamil,d’« homme parfait » ou d’« homme dela complétude », qui en théologie et enmystique islamiques ne désigne pas ladivinisation d’un homme mais attestedu niveau de sainteté de certainshommes dont la typologie extrême

aboutit aux prophètes. L’impeccabilitédu prophète, de l’imam, du mahdi, dusaint renvoie en islam à un état de sain-teté et non à une filiation divine consi-dérée comme une formed’associannisme.

UNE CONTRIBUTION À L’ISLAMO-PHOBIE SAVANTE

Ce livre semble donc être celui d’unsavant qui exprime une analyse, certesponctuée de faits et de données histo-riques incontestables, mais avant toutorientée par ses propres rumeurs et hu-meurs intérieures. Et étrangement,alors que la démarche générale plaidepour un vigoureux retour à l’historicité,l’auteur semble ignorer complètementles travaux, les débats entrepris en cesens par des philosophes, des historienset même quelques théologiens musul-mans contemporains qui font de la dé-construction et du travail critique del’intérieur. L’auteur, à force d’invoquer leprimat de l’histoire (et qui s’est borné àciter en avant dernière page de son livreun seul penseur musulman critique), se-rait-il pris d’une cécité empirique par

rapport aux recherches actuelles de sesconfrères ? Comment a-t-il pu ignorerles ouvrages par dizaines rédigés par

Mohammed Arkoun, Mohammed AlJabri, Muhammad Shahrour, Abdulka-rim Sohrouch, Jamal Al Banna, HassanHanafi, Nasr Hamid Abu Zeid, Moha-med Talbi, Mahmoud Taha, etc. ? Sepourrait-il que le professeur émérite del’université de Göttingen se soit laisséintoxiquer, certes à son corps défen-dant, par ses propres fermentationsthéoriques ?

En conclusion, ce livre n’est pas celuide la revue critique des sources isla-miques ni même de l’historicité de l’his-toire du prophète. Il ne sera pas utile àceux qui dans le monde arabo-musul-man œuvrent à une sécularisation et àune modernisation de l’islam, à un ag-giornamento de la pensée théologico-politique. On peut prédire en revanchequ’il constituera un ouvrage de réfé-

rence aux théoriciens du clash civilisa-tionnel, aux gens inquiets et transis despartis identitaires européens, bref à tousceux qui cherchent des légitimationsacadémiques pour exprimer ce que l’is-lam et les musulmans contemporains (ycompris leurs concitoyens européens)inspirent comme ressentiment, commeacrimonie, comme incompréhension,comme peur et nausée. Libres à des aca-démiciens de produire des ouvrages d’is-

lamophobie savante au service de cetétrange banquet néo-gothique, mais làoù il y a une forme d’imposture intellec-tuelle, c’est de prétendre à contribuer àune compréhension endo-critique et re-nouvelée sur la genèse et la phénoméno-logie de l’islam des origines.

Réda BENKIRANE